Analyse sémiotique du conte « Le loup » de Marcel AYMÉ extrait des « Contes bleus du chat perché »

INTRODUCTION

Le loup, animal presque magique, figure dans plusieurs récits littéraires comme le personnage du méchant. Quand nous écoutons parler du loup, nous imaginons immédiatement des histoires d’enfants et d’animaux qui ont été dévorés par cet animal. Plusieurs cauchemars enfantins entretiennent une relation avec la peur causée par la cruauté du loup.

Nous proposerons ci-dessous une analyse du conte “Le loup” de Marcel Aymé, qui fait partie du livre “Les contes bleus du chat perché”. Ces contes ont été publiés à partir de 1943 sous forme d’albums pour enfants. Il s’agit d’un conte simple qui se déroule à l’intérieur de la maison de Delphine et Marinette, protagonistes des tous les « contes du chat perché”.

L’auteur a utilisé le conte pour transmettre aux lecteurs en général et aux enfants en particulier un message très clair : le modèle de comportement “naturel” (comportement instinctif) d’une espèce (dans notre cas le loup), ne va pas changer pour des raisons culturelles. Chez l’animal, l’instinct ou les comportements naturels sont dominants.

Pour bien comprendre le message de ce conte, nous proposerons trois niveaux d’analyse : d’abord, l’analyse sémiotique, pour décrire les étapes de la création de la signification dans le récit. Ensuite, une interprétation du conte, afin de comprendre le cadre historique et culturel du texte ; enfin, une lecture psychocritique, pour analyser l’ enchaînement des idées sous-jacentes aux structures conscientes du texte.

I. BIOGRAPHIE DE MARCEL AYME

 

D’origine jurassienne, Marcel Aymé est né à Joigny en 1902.  Orphelin de mère à l’âge de deux ans, il a été confié à ses grands-parents côté maternel. Après une enfance campagnarde  pleine de conflits religieux dans le sein de sa famille, il rentre à Paris à partir de 1925.  D’une santé plutôt faible qui l’oblige à interrompre ses études, il essaie divers métiers dont celui de journaliste.

En 1928, il présente son roman  “Aller-retour” à un grand éditeur, Gallimard.  En 1929, il remporte le prix Théophraste Renaudot pour “La table aux Crevés”, ce qui lui permet de se faire connaître du grand public. Après le succès de “La Jument verte” (1933),  « où la sexualité est  source d’un comique satirique [1] »  il se consacre  entièrement à la littérature.

Pendant la guerre, il publie divers articles, des nouvelles, dont “Le passe – Muraille” , des romans (« La Belle image« , « Travelingue« , « La Voivre« )..  Il collabore à trois films de  Louis Daquin (« Nous les gosses », « Madame et le mort », « Le Voyageur de la Toussaint »). C’est au cours de cette période qu’il écrit “Les contes du chat perché

L’oeuvre d’Aymé est ample et comprend divers genres littéraires : des romans, des nouvelles, des essais, des contes. Il s’est aussi intéressé au théâtre et au cinéma pour lesquels quelques-uns de ses récits ont été adaptés.

L’œuvre d’Aymé dresse le constat pessimiste d’un monde médiocre. Elle est  caractérisée  par la clarté et la précision de la pensée et du  langage. L’auteur se distingue par « un grand classicisme qui n’exclut jamais le pittoresque, l’humour et l’ironie [2] ». Il a toujours  travaillé à préserver son indépendance d’esprit pour se maintenir éloigné des groupes politiques et littéraires.

Les compilations de nouvelles d’Aymé  sont toutes de premier ordre tels “Le Passe-muraille” et “Le vin de Paris”. Nous en trouvons des équivalents pour la littérature enfantine dans  “Les contes du chat perché” qui ont commencé à paraître en 1943 sous forme d’ albums. C’est dans ces contes qu’Aymé devient un ami de l’imagination et qu’il nous débarrasse de la lourdeur de la vie quotidienne.

Marcel Aymé est mort à Paris le 14 octobre 1967.

 

II.    LES CONTES DU CHAT PERCHE

 

Les « Contes du chat perché » sont parus pendant le période de la deuxième guerre mondiale. Ils sont destinés à un public plutôt enfantin. Les histoires qui sont racontées dans ces contes se déroulent dans des univers en même temps réels et imaginaires. Nous pouvons retrouver les endroits, les relations familières et les personnages humains dans le monde réel. Mais, les situations, les événements, les relations hors de la famille et les personnages des animaux sont issus du monde de l’imagination.

Ce sont les histoires de deux petites paysannes, Delphine et Marinette, qui grandissent à la ferme entre les conseils de leurs parents et l’amitié des animaux.  Il s’agit d’un monde presque paradisiaque car les animaux et les humains peuvent se parler et partager leurs intérêts et leurs sentiments. Ils peuvent même en arriver à l’amitié.

Les parents se trouvent à un niveau plus élevé que leurs filles et les animaux.   Ils conservent toujours leurs caractéristiques humaines et leur pensée reste toujours dans la logique des hommes.

Les fillettes sont des personnages ambigus. D’une part, elles représentent des personnages réels (ce sont les filles d’une famille d’agriculteurs, qui vont à l’école). Et, d’autre part, elles jouent le rôle de personnages de contes : elles vont changer le monde réel en celui de la fantaisie. Elles vont faire qu’une poulette devienne éléphant (L’éléphant) ou qu’un âne soit le représentant de la sagesse (Le mauvais jars). Elles-mêmes vont souffrir des conséquences de leur imagination quand elles se transformeront en âne et en cheval (L’âne et le cheval)

Les animaux conservent leurs caractéristiques “typiques” : le loup obéit à son instinct, le cheval et l’âne sont des bêtes de charge. Cependant, ils possèdent toujours, dans chaque conte, quelques signes distinctifs de l’être humain.  Ils peuvent parler, communiquer entre eux et avec les hommes. Ils réfléchissent et, dans plusieurs histoires, ils résolvent des problèmes.

Ces contes représentent un regard sur un monde dans lequel le quotidien se mêle au merveilleux et ils nous transportent au règne des rêves.

 

RESUME DU CONTE « LE LOUP »

Après la sortie des parents, les deux protagonistes du conte, Delphine et Marinette, restent toutes seules dans la maison. Le loup profite de cette situation pour aborder les enfants.

Malgré la mise en garde des parents, et après avoir réfléchi aux périls que le loup représente, les deux enfants le laissent entrer. Le loup devient un véritable camarade de jeu et un ami inconditionnel.

A l’heure de la rentrée des parents, le loup doit partir. Il s’en va, sans oublier de fixer un rendez-vous pour la semaine suivante.

De retour des champs, les parents n’imaginent pas ce qui s’est passé avec le loup. Comme ils ont le pressentiment de sa présence, ils insistent pour avertir leurs enfants de la méchanceté de l’animal. Néanmoins, Delphine et Marinette n’arrêtent pas de parler du loup ni de se rappeler leurs jeux avec leur « ami ».

A la prochaine sortie des parents, le loup se présente chez les petites. Sans aucune appréhension, les fillettes attendaient leur ami sur le pas de la porte. Tout va bien au début de cette nouvelle séance de jeu. Malheureusement, la décision de jouer “au loup” bouleverse la situation. L’animal retrouve son instinct et dévore les deux sœurs.

A leur retour, les parents trouvent le loup prisonnier dans la cuisine, la panse bien remplie. Ils lui ouvrent le ventre et laissent sortir leurs enfants. Après qu’on lui eut recousu le ventre, le loup est laissé en liberté. L’animal part en promettant qu’à l’avenir il se gardera de manger des enfants.

***

ANALYSE SEMIOTIQUE

 

L’objectif de l’analyse sémiotique est d’étudier les étapes de la création de la signification dans le récit.

1. STRUCTURE GENERALE DU RECIT

1.1. L’axe sémantique

 

La relation entre deux termes situés sur l’axe sémantique constitue la structure élémentaire de la signification.

 

                                    S____________________t____________________S’

 

Sujet d’état                                                             =             Le loup

Objet de valeur                                                 =             Les fillettes

Sujet opérateur de la transformation       =             La nature animale du loup (l’instinct)

 

                          S                                                                                            S’

               Dégradation                                                                 Dégradation

     [ (S V O) – (S V O) ]                                                           [ (S V O) – (S V O ) ]

 

La situation initiale “S” du conte est de disjonction car le sujet d’état est privé de son objet de valeur. Le loup (Sujet d’état) se trouve dans la forêt, son habitat traditionnel. L’animal est conforme à sa nature car il reste sauvage. Tant que l’animal demeurera dans sa condition primitive, il sera empêché de s’approcher de son objet de valeur.

Les fillettes (Objet de valeur) restent chez elles, à l’abri de leur maison et en compagnie de leurs parents. Tant que les fillettes seront avec leurs parents, elles resteront séparées du loup.

Tant que la situation restera telle qu’elle est dans la vie courante, il n’y aura aucun moyen pour passer à un état de conjonction. Le Sujet d’état (le loup) restera séparé de son Objet de valeur (les fillettes).

Si nous analysons le dénouement du conte, nous observons que la situation finale “S’ ” reste de disjonction. A la fin de l’histoire, le loup retrouve son état naturel (perdu pendant le déroulement du récit) et regagne la forêt. Les fillettes retournent à leur vie traditionnelle et restent à la maison avec leurs parents. Le Sujet opérateur n’a pas obtenu son Objet de valeur.

1.2. L’architecture du conte

 

A l’intérieur du conte “le loup”, nous avons trouvé cinq séquences différentes.

 

  1. a)

S1____________________t____________________S2

 

b)

S2____________________t____________________S3

 

Sujet d’état                                                            =             le loup

Objet de valeur                                                =            les fillettes

Sujet opérateur de la transformation       =             l’arrivée des parents

 

           S2                                                                                        S3

Conjonction                                                                 Disjonction             

[ (S V O) – (S ^O) ]                                                 [ (S ^ O) – (S V O) ]

 

La deuxième séquence se développe à partir d’une situation conjonctive car le loup détient son Objet de valeur. Au cours du déroulement du récit, la situation va se transformer en une situation disjonctive, parce qu’au moment où les parents arrivent le loup va sortir de la maison. Dans cette séquence, le Sujet d’état (le loup) est séparé de nouveau de son Objet de valeur (les fillettes)

 

c)

S3____________________t____________________S4

 

Sujet d’état                                                            =             le loup

Objet de valeur                                                =            les fillettes

Sujet opérateur de la transformation                        =             le retour du loup (amitié)

 

            S3                                                                                                 S4                 

Disjonction                                                                            Conjonction                       

       [ (S ^ O) – (S V O) ]                                                        [ (S V O) – (S ^ O) ]           

 

La troisième séquence se caractérise par le retour à une situation de conjonction. Grâce à l’amitié obtenue par le loup dans la première séquence, le Sujet d’état obtient de nouveau son Objet du désir.

d)

S4____________________t____________________S5

 

Sujet d’état                                                            =             le loup

Objet de valeur                                                =            les fillettes

Sujet opérateur de la transformation                        =             récupération de la nature

animale du loup

 

              S4                                                                                      S5                 

Remédiation                                                                Remédiation                        

[ (S V O) – (S ^ O) ]                                                   [ (S ^ O) – (S ^ O) ]           

 

Dans la quatrième séquence, le loup va perdre son “humanité” et va récupérer son instinct animal. Malgré ce changement, la situation de conjonction continue car l’action de dévorer les petites va faire que le Sujet d’état va obtenir son Objet de valeur. Bien que la situation soit dysphorique, elle continue à être de conjonction.

e)

S5____________________t____________________S6

 

Sujet d’état                                                            =             le loup

Objet de valeur                                                =            les fillettes

Sujet opérateur de la transformation       =             l’arrivée des parents

 

           S5                                                                                                  S6                 

Remédiation                                                                         Dégradation                      [ (S V O) – (S ^ O) ]                                                            (S ^ O) – (S V O) ]                                                            

La cinquième et dernière séquence va d’un état de conjonction vers un état de disjonction. Le loup, après avoir obtenu son Objet de valeur (les petites, car il les a dévorées), va le perdre. L’arrivée des parents va transformer de nouveau la situation, et cette fois, de façon définitive. Après avoir ouvert le ventre du loup et fait sortir les fillettes, les parents vont faire que le loup va se séparer des petites et retourner à son habitat naturel. La séparation finale du Sujet d’état de son Objet de valeur marque la fin du conte.

Si nous analysons l’architecture de l’ensemble du conte, nous trouvons que durant toutes les séquences le Sujet d’état et l’Objet de valeur ne se transforment pas. Le Sujet opérateur de la transformation est le seul élément qui connaît une évolution qui va avec le développement de l’histoire.

L’architecture de l’ensemble du conte se présente de la façon suivante :

 

S1_____t_____S2

S V O     S ^ O

 

S2_____t_____S3

S ^ O     S V

 

S3_____t_____S4

 S V O     S ^ O

 

S4_____t_____S5

 S ^ O     S ^ O

 

S5_____t_____S6                                           

S ^ O       S V O    

 

Le graphique représente l’évolution séquentielle du conte. La structure de l’histoire revêt la forme d’une échelle dans la mesure où la fin de chaque séquence marque le début de la suivante.

1.3. La segmentation du texte ( le code séquentiel)

 

Dans le récit, nous pouvons trouver une transformation générale qui apparaît si nous comparons la situation finale et la situation initiale. Néanmoins, nous pouvons distinguer d’autres transformations au cours de la lecture, cela veut dire qu’il y a des récits qui sont intégrés dans le texte global. L’intérêt de la segmentation est d’abord, qu’elle nous aide à analyser systématiquement le récit. Ensuite, elle fait apparaître une organisation du texte complémentaire, elle devient donc une première analyse. Enfin, la segmentation nous révèle le rythme du texte.

Dans le conte “le loup” nous trouvons à l’intérieur du récit une suite de transformations : « la situation résultant d’une première transformation constitue la nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante [1] »

Dans le conte d’Aymé, nous avons distingué six séquences.

Le passage de la première à la deuxième séquence est marqué par le changement d’une situation disjonctive à une situation de conjonction. Il s’agit du moment où Delphine crie par la fenêtre: « – Loup! on n’a plus peur… Venez vite vous chauffer [2] ».

Le passage d’une séquence à l’autre est également marqué par une disjonction spatiale car les enfants sont sorties de la maison et le loup va entrer dans la maison.

Le passage à la troisième séquence du conte se situe au moment de la séparation des trois amis : « Enfin, lorsque la plus blonde lui eut noué un ruban bleu autour du cou, le loup gagna la campagne et s’enfonça dans le bois… En rentrant à la maison, les parents reniflèrent sur le seuil de la cuisine [3] ».

Cette segmentation est marquée par trois disjonctions : la première est une disjonction actorielle car le loup sort de la maison et les parents y rentrent. La deuxième est une disjonction spatiale parce que le loup va retourner dans le bois. La situation qui était de conjonction va se transformer en situation de disjonction. La dernière est une disjonction logique marquée par l’opposition qui apparaît dans le texte sous la forme du connecteur “mais”.

La phrase qui marque la coupure entre la troisième et la quatrième séquence du conte est la suivante : « Le loup avait passé toute la matinée à laver son museau, à lustrer son poil et à bouffer la fourrure de son cou [4] ». Dans cette phrase, nous trouvons le loup dans son habitat naturel mais nous relevons aussi les marques de sa transformation. Ce segment se caractérise pour le retour à une situation de conjonction. Ceci nous amène à la séquence suivante.

La cinquième séquence commence au moment de la rencontre du loup avec les filles. “En arrivant à la maison, le loup n’eut pas besoin de cogner au carreau; les deux petites l’attendaient sur le pas de la porte[5].

Cette coupure est signalée par deux disjonctions. La première est une disjonction spatiale marquée par le franchissement de la porte de la maison. La deuxième est une disjonction actorielle parce que le loup rentre dans la maison. Durant cette séquence, le récit se poursuit dans une situation de conjonction.

La sixième séquence est signalée par le retour du loup à sa nature sauvage. Bien qu’il s’agisse d’une situation dysphorique, elle reste de conjonction. Il s’agit du moment où le loup obtient son Objet de valeur “naturel” (les petites comme nourriture).

Le paragraphe qui justifie la segmentation est le suivant : “Les petites n’avaient pas encore eu le temps de prendre peur, qu’elles étaient déjà dévorées… En rentrant les parents n’eurent qu’à lui ouvrir le ventre[6].

La disjonction qui marque cette coupure est uniquement actorielle : les petites, au moment où elles sont dévorées, quittent la scène, tandis que les parents reviennent.

La dernier segment est constitué par le dernier paragraphe du conte qui sert à introduire l’épilogue ou la morale de l’histoire.

 2. ANALYSE DU TEXTE

 2.1. Le niveau de surface (l’aspect textuel) : le niveau figuratif

 

Le niveau figuratif présente les personnages concrets dans un espace et un temps déterminé. “Au niveau figuratif les personnages sont mis en considération en tant qu’auteurs et l’on observe le déroulement concret de leurs actions, dans les lieux et les temps déterminés. Il représente des éléments reconnaissables dans le monde extérieur[7].

Au niveau figuratif, on aborde le contenu du texte tel qu’il est présenté dans le monde réel, cela veut dire tel qu’il serait accessible à nos sens : vue, odorat, ouïe, goût, toucher.

2.1.1. Les oppositions figuratives

 

L’analyse des oppositions figuratives se base sur l’observation et sur le principe structuraliste : “le sens provient des différences[1] L’analyse portera sur les traits figuratifs qui s’opposent.

2.1.1.1. L’espace textuel

 

Le code topographique dans le conte est marqué par deux espaces qui désignent chacun un monde différent.

D’un côté, nous avons l’espace extérieur, qui représente le monde naturel. Le loup appartient à cet espace. Tant que l’animal reste sauvage, il restera à l’extérieur. Dans l’histoire, nous trouvons un loup qui vient du dehors, qui appartient à la campagne et qui habite dans les bois.

L’espace extérieur du conte comporte une subdivision : le bois réel et un bois imaginaire.

Le bois réel, d’où vient le loup, est habité par d’autres animaux comme lui. La seule chose qui oblige le loup à sortir du bois est sa faim. Au moment de sa rencontre avec Delphine et Marinette, il était en train de chercher de la nourriture. La sortie du “bois réel” implique pour le loup, dans le conte, une transformation de sa nature.

Le bois imaginaire est le bois des comptines et des jeux d’enfants : le bois où habite le loup qui s’habille pour sortir et aller manger. Dans le conte, le loup va sortir du bois de la fantaisie (monde culturel) pour retourner à sa véritable nature. C’est le moment où il va manger les deux petites.

 

Sortir du bois réel                                     Entrer dans le monde de l’amitié

Monde naturel                                                                Monde culturel

 

 

Sortir du bois de la fantaisie                   Entrer dans le monde réel                          Monde culturel                                                Monde naturel

 

 

De l’autre côté, nous avons l’espace intérieur qui est représenté par la maison. L’endroit exact de la maison où se déroule l’histoire est, paradoxalement, la cuisine. Cet espace, qui représente la sécurité pour les enfants et qui est l’endroit où l’on prépare la nourriture des êtres humains, est le même espace où les petites seront dévorées par le loup.

Dans le jeu des espaces externes et internes, il y a deux traits d’union entre les deux mondes : la fenêtre, premier endroit où s’établit le contact entre le loup et les fillettes, est un point de communication qui reste fermé et qui, malgré sa transparence, empêche la rencontre des deux mondes. Néanmoins, c’est à travers la fenêtre que se noue le dialogue entre les petites et le loup. La fenêtre procure aux petites filles un sentiment de sécurité en même temps qu’elle permet le contact visuel et auditif.

Le deuxième point de rencontre est la porte qui, au contraire de la fenêtre, ne permet pas de voir l’autre monde, mais est le point de contact réel. Tant que la porte reste fermée, il n’y a pas de véritable conjonction entre les protagonistes. La porte s’ouvre pour accueillir le loup. Ce qui signifie qu’il est admis dans le monde culturel. A la fin de l’histoire, c’est la porte qui va empêcher le loup de sortir le ventre bien plein. La porte joue une double fonction : la porte ouverte est synonyme de contact et la porte fermée symbolise l’obstacle à la communication.

Dans le conte nous trouvons trois classes d’espaces :

 

Espace culturel                                               Espace naturel

  • La maison                                                            Les abords de la maison
  • La cuisine                                                             La campagne
  • Le carreau                                                           Les bois
  • Au coin du feu                                                   La forêt
  • Sous la table                                                       La plaine

 

Espaces neutres ou de contact

  • La porte
  • Le pas de la porte
  • Le seuil de la porte
  • La fenêtre
  • Derrière la vitre

 

La relation entre les espaces est la suivante :

 

  • Intérieur                                                  Extérieur
  • Culturel                                                   Naturel
  • Maison                                                     Bois

 

Point de contact fermé :

Fenêtre

 

  • Intérieur                                                     Extérieur
  • Culturel                                                      Naturel
  • Maison                                                        Bois

 

Point de contact ouvert :

Porte ouverte

 

  • Intérieur                                                           Extérieur
  • Culturel                                                            Naturel
  • Maison                                                               Bois

 

Point de contact fermé :

Porte fermée

 

2.1.1.2 Le code sensoriel

 

Le conte “Le loup” utilise très fréquemment des références aux cinq sens pour décrire les situations et les actions. Tout au long de l’histoire, l’évolution que connaissent les sens pour la transformation des personnages est hautement importante.

Le langage que l’auteur utilise pour décrire le loup change radicalement selon le moment du récit. Lorsque le loup est « bon », Aymé emploie le langage qui est celui que l’on utilise pour décrire les êtres humains. Par exemple, quand le loup va parler il va avoir une “voix douce de basse”. Par contre, au moment où le loup retrouve sa nature animale, le lexique employé pour le décrire est typiquement celui qui caractérise les animaux. Par exemple, il va « ricaner », il va « humer » les petites filles et, pour finir, il va cesser de parler pour pousser un grand « hurlement ».

Au fil du conte nous trouvons des références à tous les sens. Nous trouvons une opposition entre le sens de la vision et celui de l’odorat. La plupart du temps, le langage qui fait référence au sens de la vision est euphorique ; par contre, celui qui renvoie au sens de l’odorat est dysphorique. Ainsi se manifeste une opposition entre les deux perceptions.

 

La Vision :                                                                                 L’Odorat :

Euphorique                                                                                Dysphorique

 

Satisfaction de voir les parents sortir       vs     Les parents reniflèrent

sur le seuil de la cuisine

 

…se regardent avec un peu de surprise

 

Delphine regarda le loup bien en face

 

…rien vu d’aussi joli depuis long temps        vs    …avant de déjeuner

Tu vois bien qu’il n’est pas méchant

une petite fille bien fraîche

 

 

Tu guetteras leur départ et tu viendras      vs           Nous sentons ici

comme une odeur a loup

 

Je vais voir mes amis

Il ne voyait plus les jambes                     vs                           il les humait

 

  • L’ Ouïe :                                   

Euphorique                                                                                  Dysphorique

 …n’ouvrir la porte à personne qu’on nous prie         vs          ou qu’on nous menace

 …demanda pardon et essaya la prière       vs             il ne gagnerait rien par des paroles

d’intimidation

 Loup faire entendre qu’il était là            vs                        On n’a pas entendu dire qu’il ait

mangé de petite fille

Le loup sut avoir une voix aussi douce     vs                On ne veut entendre la voix de la

réalité

La voix de loup devenait suppliante           

                       

Il chantait avec une belle voix de basse   vs      …dit-il d’une voix rauque

La voix étranglée par le rire         vs                          …poussant un grand hurlement           

 

Il ne fait pas croire tout ce qu’on dit

 

Je vous raconterai des histoires          vs                    parlons-nous un peu du petit

Chaperon Rouge

 

In commença de raconter des histoires       vs             …profiter pour conter une fois de plus

l’histoire du petit Chaperon Rouge

 

C’était un vacarme de rires               vs                                 des grands cris

 

Nos parents ne diront rien                   vs                             …fut indigne qu’on osât parler du loup

avec autant de perfidie.

…éclatèrent d’un grand rire         vs                             Elles riaient de la naïveté de leurs

parents

…éclata d’un rire bref

 

La maison demeure silencieuse             vs                        Le bruit leur cassait les oreilles

 Les corneilles bayaient maintenant    vs        Une veille pie jacasserie, d’admiration                                                                        ne peut s’empêcher de ricaner

 

  • Le Toucher :

Euphorique                                                                        Dysphorique

 

Venez-vous vite te chauffer           vs                                   Ne fait pas chaud

 

Comme il est bon d’être assis au coin du feu    vs         J’ai froid

 

Exposé son ventre et son dos à la chaleur    vs            Transi par le froid

 

Main chaude                        

 

Réchaufferez                          vs                                              Avait froid

 

S’embrassant longuement

 

Caresser                              vs                                                       Gifles                                               

 

Léché la patte endolorie

 

Une patte qui me fait mal

*

  • Le Goût :

Euphorique                                                                                       Dysphorique

 

J’avais une petite fille bien fraîche     vs                         Souvenir d’une gamine potelée et

fondant sous la dent

 

Au souvenir de repas de chair fraîche    vs                     On en me prendra plus à être aussi gourmand

 

Tu auras su les choisir bien dodues et bien tendres     vs    si jamais je

             remange de l’enfant ce sera par votre faute

 

2.1.1.3. La temporalité textuelle

 

Nous pouvons analyser la temporalité textuelle de deux façons différentes :

Premièrement, en fonction de l’ancrage temporel et de la façon dont le texte nous renseigne sur le déroulement supposé du temps. Ce sont des lignes de base de la construction du texte, à savoir : comment le texte est organisé par rapport au temps.

Le conte “Le loup” se déroule pendant une durée d’une semaine. La première séquence temporelle est marquée par le “jeudi, après-midi”. C’est le moment où le loup et les fillettes font connaissance. Cette séquence est divisée en divers moments :

  1. la sortie des parents
  2. l’arrivée du loup
  3. la conversation du loup avec les fillettes
  4. la rencontre physique des protagonistes
  5. la séparation
  6. Le retour des parents.

Toutes les sous-séquences se déroulent dans un ordre chronologique dans l’ensemble du conte. Il s’agit d’une séquence fermée car à la fin de la séquence on retrouve les mêmes situations et personnages qu’au début.

La séquence intermédiaire se passe pendant la semaine. Cette partie du texte est destinée a réunir les deux séquences principales. Cette séquence est plutôt courte et comporte deux sous-séquences :

  1. Le jeu au loup.
  2. L’interdiction de jouer au loup.

La séquence finale se déroule le jeudi après midi suivant et c’est le moment où culmine le conte. Les sous-séquences de cette partie sont les suivantes :

  1. la préparation du loup à sa rencontre avec les fillettes
  2. la rencontre des fillettes avec le loup
  3. le jeu au loup
  4. le loup mange les enfants
  5. le retour des parents
  6. la sortie des enfants du ventre du loup
  7. la sortie du loup de la maison.

 

Le code chronologique peut être représenté de la façon suivante :

1er temps        //          2eme temps    //        3eme temps

a b     c         d     e       f    //      a     b //         a b     c       d    e       f       g

 

Deuxièmement, la conception du temps dans le conte. L’histoire du loup se passe dans le temps de l’imaginaire. Il n’est question ni d’une année définie ni d’une saison déterminée. Néanmoins, nous savons qu’il faisait froid dehors et que le printemps était proche.

Le temps verbal utilisé dans ce conte est un temps du passé, sauf dans l’avant-dernier paragraphe qui est au futur et qui expose la morale que le loup tire des événements : « à l’avenir on me prendra à être aussi gourmand. Et d’abord, quand je verrai des enfants je commencerai par me sauver [1] ».

Le temps, dans ce conte, est suggéré sous la forme d’un contraste entre un temps général, indéfini et un temps concret, défini.

Le temps général est plusieurs fois utilisé pour désigner l’arrière plan du conte et pour indiquer des actions qui se passent dans la vie courante. Il s’agit plutôt de descriptions d’événements. Les expressions de temps les plus utilisées dans le récit sont : jamais, toujours, plus jamais, tous les jours, éternellement.

Le temps concret est utilisé pour décrire les différentes actions du conte. Il est employé surtout dans les moments où les filles et le loup se trouvent ensemble. Les expressions les plus utilisées sont : en un moment, vers le soir, le jeudi suivant, cette après midi, cette semaine.

 

Temps général                  vs                                      Temps concret

(indéterminé)                                                               (déterminé)

jamais                                                                                 une fois

éternellement                                                             cette après midi

toujours                                                                           le troisième jour

depuis longtemps                                                     le jour du rendez-vous

longtemps                                                                     toute la matinée

plus jamais                                                                    au début de l’après-midi

tous les jours                                                              cette semaine

En un moment

Vers le soir

le jeudi suivant

 

2.1.1.4. L’axiologie figurative

 

Mettre en évidence l’axiologie figurative consiste à analyser comment les différents écrivains utilisent le vocabulaire. La valeur que chaque écrivain donne aux mots est particulière car elle est liée à son expérience personnelle. Des expériences, associées plutôt à la première enfance, vont marquer d’une valeur positive ou négative un vocabulaire déterminé. Les expériences de chaque écrivain vont créer un univers sémantique qui va se manifester à travers son vocabulaire.

Dans le conte “Le loup”, l’univers sémantique d’Aymé établit une différence essentielle entre le monde des parents et celui des enfants et des animaux. Le monde des parents, où domine la raison, est réel et restrictif. Il s’agit d’un endroit gouverné par la raison, ordonné à la vie pratique et qui est le reflet de la société réelle.

Aymé oppose au monde des parents celui de la fantaisie, où les enfants et les animaux entrent dans une même catégorie. C’est le monde de l’utopie et de la liberté, dominé par l’imaginaire et l’inattendu. “Malheureusement”, à la fin du conte “le loup” , la raison finit par s’imposer. Cette victoire de la rationalité à la fin de l’histoire est une variable présente dans tous les « Contes du Chat Perché”.

 

La dichotomie présentée par Aymé est la suivante :

 

Parents                                                            Enfants et animaux

 Monde réel                                                   Monde de la fantaisie

Raison                                                              Imagination

Imposition de règles                                Liberté

Univers limité                                               Conduites imaginaires inattendues

Pas d’imprévu                                                Fantaisie

Travailler                                                          Jouer – poésie.

 

Les similarités de comportements et d’actions entre le loup et les fillettes que nous trouvons dans le conte « Le loup » sont les suivantes :

 

Le loup                                                            Les fillettes

(Monde naturel)                                       (Monde culturel)

 

Habite dans les bois                                    Habitent dans une maison

 

Doit survivre                                                   Doivent survivre

 

les règles du bois                                          les règles de la maison

 

nature                                                                  culture

 

A besoin de                                                      Ont besoin de

“nourriture naturelle”                               “nourriture culturelle”

 

manger                                                                jouer

 

Prend sa proie                                                Se font un ami

 

Mange                                                                Jouent

 

A cause de la culture                                  A cause de la nature

 

perd sa nourriture.                                     perdent leur ami.

 

2.2 Le niveau profond : Le niveau narratif

 

Vladimir Propp, en comparant les contes folkloriques russes entre eux, constate que les actions et les fonctions des personnages ne changent pas ; ce qui change, ce sont les noms et les attributs. Cela veut dire que, dans les différents contes, les mêmes actions sont réalisées par des personnages différents. C’est ainsi que nous pourrions étudier les contes à partir des fonctions des personnages. Par fonctions, nous entendons « l’action d’un personnage définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue [1] »

Propp propose 31 fonctions qui se groupent dans des sphères qui correspondent aux fonctions accomplies par des personnages. Ce sont des sphères d’action. A partir de ces sphères, A.J. Greimas élabore son modèle actantiel.

2.2.1. Le schéma actantiel de A.J. Greimas

Le modèle actantiel est un plan de “sphères d’action”. Ce modèle « simplifie considérablement l’inventaire proppien et substitue à la notion trop vague de fonction la formulation plus rigoureuse de l’énoncé narratif (EN)… L’énoncé narratif est une relation entre les actants [2] »

Les actants sont des “personnages” considérés du point de vue de leurs rôles narratifs (leurs fonctions, leurs sphères d’action) et des relations qu’ils entretiennent entre eux.

Les rôles sont au nombre de six et leurs relations se nouent selon trois axes : « Tout récit rapporte la quête d’un sujet qui cherche à obtenir un objet (axe du désir) ; l’objet se situe également sur l’axe de la communication : il est communiqué par le destinateur au destinataire ; l’adjuvant aide le sujet à atteindre son objet, tandis que l’opposant fait obstacle à cette quête (axe de pouvoir) [3] »

La dynamique du modèle actantiel est représentée par un schéma qui montre ces six rôles et leurs relations.

Le Schéma actantiel de Greimas

 Le schéma actantiel met en évidence les rôles et les relations des actants dans le récit.

L’axe de la Communication  :

DESTINATEUR ————>   OBJET ———->  DESTINATAIRE                       

Qui envoie le Sujet  en mission     —> But de la mission du Sujet     —> Celui à qui profite la mission

 

L’axe du Désir :

DESTINATEUR ———->   SUJET ———->         OBJET

L’axe du Pouvoir  :

ADJUVANT    ———->       SUJET      ———->     OPPOSANT

Qui aide le Sujet                 le héros du récit          Qui s’oppose au Sujet

 

L’application du schéma actantiel au conte “Le loup” pourrait être la suivante :

Schéma général du récit

 

DESTINATEUR    ———->  OBJET  ———->   DESTINATAIRE

 La faim du loup     //   Les fillettes comme nourriture //  Le loup

                                                                                            

 ADJUVANT    ———->    SUJET   ———->   OPPOSANT 

Monde naturel                        Le loup                          Monde culturel

 

Dans le même schéma nous pouvons trouver les relations suivantes :

– a)  Deux SUJETS ,  S1 et S2,  se prennent réciproquement comme OBJETS : Le SUJET S1 prend comme OBJET O1 le SUJET S2 qui, en même temps, prend le SUJET S1 comme OBJET  O2 :

 

S1 = le loup                                                O1= les fillett

 

  O2= le loup                                                S2 = Les fillettes

 

Le loup S1 a comme OBJET de valeur les fillettes O1 pour se nourrir. En même temps, les fillettes ont comme OBJET le loup pour avoir un camarade de jeu. C’est ainsi que nous trouvons la transformation suivante :

S1   =   O2

O2   =   S1


 – b) Un SUJET  S1 prend comme OBJET O1 un autre SUJET S2 qui poursuit un autre OBJET O2. Mais, en poursuivant O2, le SUJET S2 se refuse somme OBJET O1 pour le SUJET S1 et s’oppose donc à la quête du S1.

 

S1 = le loup          ———->                                       O1 = les fillettes

 

 

S2 = Les fillettes        ———->                O2 = camarade de jeu

 ——————–

DESTINATEUR       ———->  SUJET    ———->               OBJET

 

 Le loup   ————–>      les fillettes    ————>    Camarade de jeu

 

  ——————–

Le loup S1 a pour OBJET de valeur les fillettes O1. Pendant le récit, les fillettes se transforment en SUJET S2 qui poursuivent un autre OBJET O2 . Elles veulent avoir un camarade de jeu. L’obtention du camarade de jeu par les fillettes empêche le loup d’obtenir son OBJET de désir.

– c) L’anti-SUJET est le SUJET qui s’oppose aux quêtes. L’anti-SUJET S3 pour réaliser sa quête O3 est amené à s’opposer à la quête d’autres SUJETS (S1 et S2).

Les parents S3 pour réaliser leur quête O3 (sauvegarder leurs enfants) sont amenés a s’opposer aux quêtes O1 et O2 (conjonction du loup avec les fillettes) Ils s’opposent aux SUJETS  S1 et S2.

 

Evolution du schéma actantiel dans le récit :

Le conte du loup de déroule en cinq séquences qui ont chacune un axe sémantique. L’évolution des séquences est marquée par le changement du sujet opérateur de la transformation. Néanmoins, les autres éléments de l’axe sémantique restent les mêmes durant tout le récit. L’évolution des séquences est représentée par un changement d’un des éléments dans le schéma actantiel. Pour expliquer l’évolution du récit nous avons une série de schémas :

a)

DESTINATEUR   ———->         OBJET         ———->  DESTINATAIRE

La faim du loup             Les fillettes comme nourriture               Le loup

 ADJUVANT      ———->             SUJET     < ———-        OPPOSANT

La faim du loup                                   Le loup                              Monde culturel

 

b)

DESTINATEUR    ———->      OBJET    ———->         DESTINATAIRE

 La faim du loup            Les fillettes comme  nourriture           Le loup                                         

 ADJUVANT   ———->             SUJET   <———-            OPPOSANT

La faim du loup                               Le loup                      Arrivée des parents

 

c)

DESTINATEUR      ———->      OBJET   ———->    DESTINATAIRE

 La faim du loup             Les fillettes comme nourriture         Le loup

                                               

ADJUVANT    ———->             SUJET       <———-     OPPOSANT

La faim du loup                                                                                            Le loup                                                    changement de la nature du loup

 

d)

DESTINATEUR   ———->           OBJET      ———->   DESTINATAIRE

 La faim du loup         Les fillettes comme  nourriture              Le loup

                                                                                                                                                

 ADJUVANT      ———->               SUJET         < ———-  OPPOSANT

Récupération de la                       Le loup                                   Monde culturel

nature du loup (instinct)

 

e)

DESTINATEUR    ———->          OBJET     ———->     DESTINATAIRE

La faim du loup             Les fillettes comme nourriture               Le loup

                 

ADJUVANT     ———->                SUJET         <———-     OPPOSANT

Instinct                                                   Le loup                      Rentrée des parents

 

2.2.2. La séquence narrative canonique.

 

Dans le schéma actantiel, nous trouvons une relation qui comporte trois axes. D’abord, l’axe du désir, qui présente la quête d’un Sujet pour obtenir un Objet. Ensuite, l’axe de la communication, sur lequel se situe l’Objet ; celui-ci est envoyé par le Destinateur pour que le Sujet le transmette au Destinataire. Enfin, l’axe du pouvoir, où l’Adjuvant aide le Sujet à atteindre son Objet, tandis que l’Opposant fait obstacle à cette quête.

Le programme narratif (PN) est le processus par lequel un Sujet opérateur, mis en quête d’un objet, transforme un état (de disjonction ou de conjonction). Toute la relation entre le Sujet et l’Objet de valeur se situe sur l’axe du désir, c’est-à-dire que le Sujet doit transformer la situation pour arriver à une situation de conjonction ou de disjonction. Les rôles des actants se constituent progressivement au cours du récit.

La situation du SUJET doit évoluer pour qu’il obtienne l’OBJET de valeur, cette transformation du récit canonique comprend quatre étapes :

  • L’établissement d’un contrat
  • L’acquisition de la compétence
  • La réalisation de la performance
  • La sanction finale.

Pour accomplir ces étapes le sujet doit passer pour diverses épreuves :

L’épreuve principale ou performance :

Dans le récit, le SUJET agit pour être conjoint avec un OBJET. Cette action ou performance est l’épreuve principale, le “faire” du SUJET pour acquérir son OBJET. Cela veut dire que pour l’accomplissement de la performance le SUJET doit acquérir l’OBJET de valeur.

L’OBJET de valeur acquiert sa “valeur” du seul fait qu’il est l’OBJET d’une quête de la part du SUJET. Dès le moment où le SUJET acquiert son OBJET de valeur dans le conte, il obtient le statut de SUJET réalisé.

Dans le conte que nous analysons, le loup, SUJET du récit, dirige toutes ses actions vers la recherche de la conjonction avec les fillettes, soit comme nourriture soit comme des amies. Le personnage du loup va évoluer pendant le récit selon les diverses sortes des besoins qu’il peut avoir. Pour se procurer de la nourriture il va suivre son instinct. Par contre, pour obtenir l’amitié des fillettes il doit se transformer, devenir bon et perdre son instinct animal. La dernière transformation du sujet a lieu pour retourner à son état naturel et obéir à ses instincts. Les fillettes sont l’OBJET de valeur du conte parce qu’elles sont l’OBJET de la quête du loup.

L’épreuve qualifiante, l’acquisition de la compétence :

Toute performance suppose, de la part de celui qui l’accomplit de la compétence. Cette compétence peut être analysée comme la position par le sujet de qualifications nécessaires relatives au faire[1]. En effet, pour accomplir sa mission le SUJET doit non seulement vouloir s’en acquitter, mais encore savoir l’accomplir. Pour réaliser l’action, le SUJET doit donc être capable de l’accomplir. La possession de la compétence présuppose son acquisition.

L’épreuve qualifiante :

C’est l’acquisition d’une compétence de la part du SUJET. Le SUJET doit “pouvoir faire”, cela veut dire qu’il doit disposer d’une force physique et d’un “savoir-faire” qui est le résultat d’une connaissance. Lorsque le Sujet possède le pouvoir faire, il a le statut de SUJET actualisé.

Dans le cas du loup, SUJET du récit, il va accomplir sa mission en deux étapes : premièrement, le loup a le “pouvoir faire” dans son état naturel, et de par son instinct. Deuxièmement, le loup va acquérir le “savoir-faire” au moment de convaincre les fillettes de lui ouvrir la porte. Il va apprendre à “être bon” pour obtenir la compagnie des fillettes.

Le contrat :

Se situe sur le plan cognitif et met en relation le SUJET avec son DESTINATEUR. Le savoir s’acquiert et se communique par deux sortes de faire cognitifs : le persuasif et l’impératif.

Le DESTINATEUR joue le rôle de SUJET manipulateur car il doit convaincre le DESTINATAIRE de la mission à propos de l’OBJET. Le DESTINATAIRE répond au faire persuasif par l’interprétation. Le DESTINATAIRE de la mission évalue, interprète et, en fonction de l’interprétation, accepte ou refuse le contrat. S’il accepte, il acquiert la modalité du “vouloir faire” et il devient le SUJET du récit. A ce moment là, il acquiert le statut de SUJET virtuel.

            Le faire persuasif peut suivre trois modalités :

  • Contrat injonctif : Le DESTINATEUR communique un « devoir faire » ; si le DESTINATAIRE (futur SUJET) assume ce devoir faire, il obtient le « vouloir faire ».
  • Contrat permissif : Le SUJET possède un certain « vouloir faire ». Le DESTINATEUR détient l’autorité, et en même temps, il donne valeur à ce « vouloir faire » du SUJET. Cette valorisation de la quête est indispensable pour la décision du SUJET de la réaliser. Si le SUJET obtient la permission d’accomplir la quête le « vouloir faire » se confirme.
  • Contrat de séduction : Il est souvent implicite. Le “faire – savoir” et le “faire – vouloir” du DESTINATAIRE suscitent le “vouloir – faire” du SUJET.

Dans le conte “Le loup” le DESTINATAIRE (faim du loup) est partie du SUJET. Nous trouvons que le « vouloir faire » du loup se trouve sous un contrat de séduction car la faim du loup fait partie de lui-même. Son instinct de conservation le pousse à chercher de la nourriture. C’est également à cause de son instinct que le loup va sortir du monde « culturel » pour retourner à sa nature animale.

L’épreuve glorifiante ou sanction :

Après avoir accompli sa performance, le SUJET revient chez le DESTINATEUR pour que son action soit jugée. A ce moment-là, le DESTINATEUR devient judicateur. Si les actes accomplis par le SUJET sont jugés en accord avec cette axiologie, le SUJET est glorifié. Puis, le SUJET doit persuader le DESTINATEUR (SUJET judicateur) pour qu’il interprète la performance du SUJET. Le SUJET est alors sanctionné positivement ou négativement.

A la fin du conte, le loup n’obtient pas son OBJET de valeur et il est sanctionné car il reste sur sa faim. Il est séparé définitivement des fillettes et retourne dans son monde naturel.

Nous pouvons résumer les étapes du récit canonique par le tableau suivant :

                             Relation DESTINATEUR / DESTINATAIRE

                                              Relation SUJET / OBJET

 

contrat compétence performance sanction
épreuve qualifiante

 

épreuve principale épreuve glorifiante
acquisition par le sujet

des objets modaux

acquisition par le sujet

de l’objet de valeur

acquisition par le sujet

de la reconnaissance

 

faire persuasif du destinateur

faire interprétatif

du futur sujet

 

faire persuasif du sujet

faire interprétatif du destinateur

devoir faire                        pouvoir faire

vouloir

 

faire

pouvoir

(permission)

faire               savoir faire savoir (sur le faire et le sujet)
savoir sur l’objet
sujet                   sujet sujet sujet
virtuel                 actualisé réalisé glorifié

                                                   plan pragmatique

                                                       plan cognitif.

 

La performance que doit accomplir le SUJET, le loup, consiste à trouver de la nourriture pour satisfaire sa faim. La faim exerce le rôle de DESTINATEUR et d’ADJUVANT pendant un moment de l’histoire, et à ce double titre, elle communique au loup des modalités respectivement cognitives et pragmatiques.

En tant que DESTINATEUR, sa faim “donne” des modalités cognitives : elle oblige le loup à trouver une façon de s’approcher des fillettes. La faim se trouve, dès le début du récit, dans un état de conjonction avec le loup, même dans le moment où le loup acquiert des “caractéristiques humaines” : devenu bon, il continue à avoir faim. Ainsi, la faim va amener le loup à savoir acquérir son OBJET.

Le loup accepte le contrat : il acquiert le « vouloir » puis il devient le SUJET. Il faut remarquer que ce “vouloir” est d’ailleurs fortement renforcé par un « devoir » : lorsque le loup doit manger pour survivre, il ne peut pas renoncer à la performance.

Le conte se termine par l’épreuve glorifiante : le loup est sanctionné car à la fin du conte il reste sans manger : « en tout cas, l’on n’a pas entendu dire qu’il ait mangé de petite fille depuis son aventure avec Delphine et Marinette [1] ».

 

2.3. Le niveau thématique : Le « carré sémiotique »

 

Au niveau thématique, nous allons analyser les valeurs profondes véhiculées implicitement par le texte.

2.3.1. La perspective paradigmatique

 

Le « carré sémiotique » est une structure binaire qui sert à mettre l’accent sur les valeurs. « C’est un modèle qui permet de visualiser les relations logiques fondamentales à partir desquelles s’articule la signification [2] ». Celui-ci se constitue sur la base d’un axe sémantique qui s’articule en deux valeurs contraires. Dans le cas du conte “Le loup”, les oppositions sont constituées entre S = nature et S’ = culture et S1 monde réel et S2 monde de la fantaisie

« Le carré sémiotique nous permet une organisation profonde de la signification au moyen de trois types de relations logico – sémantiques [3] ». Les relations qui existent dans le « carré sémiotique » sont les suivantes :

  • La relation entre contraires
  • La relation entre contradictoires
  • La relation d’implication.

Pour utiliser le « carré sémiotique », nous devons trouver dans le texte les valeurs contraires. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les oppositions figuratives. Lorsque nous avons inscrit les valeurs contraires, le carré sémiotique se construit automatiquement. Sur cette base, pour construire le carré sémiotique il suffit de projeter en diagonale le contradictoire de chacun des termes de départ.

Dans le conte “le loup” nous trouvons deux oppositions profondes:

a) S1 = Nature                                vs                                        S2 = Culture

 

S1                                                                                                        S2       contraire

nature                                                                                           culture

Contradictoire                                                                                                                                                                                                                                                     implication

S2                                                                                                          S1

Non-culture                                                                                non-nature

 

 

b) S3 = Monde réel                      vs                     S4 = Monde de la fantaisie

 

S3                                                                                                 S4                    contraire

Monde réel                                                                 Fantaisie

 

Contradictoire                                                    implication

 

S4                                                                                                  S3

Non-fantaisie                                                        non monde réel

 

 

2.3.2. La perspective syntagmatique

 

Nous pouvons utiliser le « carré sémiotique » pour suivre le déroulement du texte que nous analysons. Dans la perspective syntagmatique il faut suivre le parcours thématique pour trouver le mouvement de circulation des valeurs dans le texte. «  Le carré sémiotique prescrit un sens de circulation des valeurs : il faut toujours passer par la diagonale, c’est-à-dire chercher, dans le texte, le moment où une valeur est niée avant de passer à la valeur contraire [1] ».

Dans le conte “Le loup” nous avons trouvé que le parcours thématique revient à son point de départ. Le récit part d’une situation de disjonction et, à la fin, il revient au même point. La relation actantielle est interprétée au niveau thématique comme l’opposition nature vs culture.

 

                        1                                                                        3

               NATURE                                                           CULTURE

         Loup sauvage                                              Il reste bon (ami)

                        5

Retourne à l’ état naturel

            (loup sauvage)

                           4                                                                        2

               NON-CULTURE                                   NON-NATURE

            Il refuse de rester bon                        Le loup devient bon

                     (non ami)                                                       (ami)

 

 

Le parcours sémantique suit la même structure que la segmentation séquentielle. Le loup dans son état « naturel » est sauvage ; pour acquérir de la nourriture il entre en contact avec les fillettes et subit une transformation. Puis il entre dans le monde « culturel » et devient bon. Il reste dans le monde culturel pendant la plus grande partie du récit. Ensuite, le jeu appelé “le loup” réveille ses instincts naturels et il sort de l’état culturel pour retourner au monde naturel.

Tant que le loup restera dans son état naturel, il sera en disjonction avec son OBJET de valeur. A la fin du conte, le monde « naturel » et le monde « culturel » restent séparés.

 

INTERPRETATION DU CONTE :

ESSAI D’HERMENEUTIQUE

 

 1.     ANALYSE DES PERSONNAGES PRINCIPAUX

 

Les personnages principaux de ce conte que nous allons analyser dans une perspective psychologique sont : le loup, les deux sœurs Delphine et Marinette, et les parents ; nous évoquerons en outre le rôle particulier du jeu.

  • Le Loup

Le loup, personnage principal de ce conte, garde les caractéristiques typiques des loups de contes des fées. Il est le symbole de la méchanceté et c’est dans ce sens qu’il devient un personnage archétype[1]. Nous trouvons, à l’origine des mythes et des contes, des loups présentant des caractéristiques constantes. Il existe une différence substantielle entre les personnages des deux genres littéraires. Dans les mythes, le loup, en tant que représentant du mal, peut triompher, alors que dans les contes, le mal ne triomphe jamais.

Si nous prenons différents mythes, nous constatons que le loup y est perçu différemment. Par exemple, dans le mythe sur l’origine de Rome, le loup est le symbole du triomphe. La louve nourrit de son lait les futurs fondateurs de la ville [2]. En revanche, dans d’autres cultures, le loup représente le danger et la méchanceté. Par exemple, dans l’iconographie chrétienne, le loup est le chasseur des agneaux, lesquels représentent le peuple de Dieu [3].

Dans la relation directe du loup avec l’être humain, l’animal va toujours représenter la méchanceté. C’est ainsi que, dans plusieurs histoires, l’homme acquiert les caractéristiques de l’animal pour perpétrer des actes mauvais. L’homme revêt les caractéristiques du loup, il se transforme en « loup-garou ou lycanthrope » pour commettre de mauvaises actions qu’il ne commettrait pas s’il gardait son essence purement humaine.

Le loup apparaît habituellement dans les contes comme un personnage intrinsèquement méchant. Il se présente masqué, sous les traits d’un être bon et gentil. Mais il s’agit d’une ruse du loup pour atteindre ses objectifs. L’animal va se montrer comme quelque chose qu’il n’est pas. Le loup de notre conte va garder en général cette caractéristique. Il se pose un objectif et, pour l’atteindre, il va vivre une transformation fictive. Il va sembler bon et va prétendre posséder des caractéristiques humaines (comme la capacité de nouer des amitiés). Lorsqu’il atteint son but, il revient à la méchanceté typique de sa nature. La bête sert à nouveau de représentant du mal et des instincts néfastes.

Une autre approche du loup est l’utilisation de cet animal comme personnage archétype de l’homme mauvais. C’est le symbole utilisé pour montrer que la méchanceté a plusieurs manières de se manifester. Dans cette représentation, le loup va garder sa physionomie animale et il va incarner, à travers ses actes, la méchanceté. Il représente la menace que l’homme constitue pour les autres hommes. C’est à cette image que correspond le loup d’Aymé. L’animal représente le péril pour des enfants naïfs et sans protection. Le loup convainc les enfants du conte, et même le lecteur, de sa bonté. C’est seulement à la fin de l’histoire que le lecteur peut découvrir le véritable caractère de la bête. La méchanceté de l’homme qui veut faire mal aux enfants est symbolisée par l’animal. Il s’agit là d’une métaphore qui sert à transmettre un message aux enfants d’une façon indirecte.

Il y a dans le conte « Le loup » un personnage secondaire pour l’histoire, mais dont la signification est très représentative en ce qui concerne sa relation avec le loup. Ce personnage, c’est le renard, un animal rusé qui connaît la vraie nature du loup et nous le fait savoir. D’une façon très indirecte, il se moque des intentions du loup. Le renard sait intuitivement que le loup continue d’être méchant malgré ses « bonnes intentions », et malgré ses protestations de bonté.

La comparaison entre les deux animaux est conforme aux rôles respectifs qu’ils jouent traditionnellement dans différentes histoires. « Le roman de Renart  [4] » en est un excellent exemple. Cette histoire est fondamentale pour comprendre la véritable signification du renard dans le conte d’Aymé. Une des similitudes qui existent entre les deux animaux dans le roman réside dans la connotation sexuelle associée à leur création. En effet, alors que les animaux domestiques (l’agneau et le chien) sont donnés par Dieu a l’homme, le loup et le renard naissent de l’ambition de la femme. Ils ont donc la même origine, mais ils ont une manière de se comporter totalement différente. Alors que le renard est audacieux, le loup est brutal. Alors que le renard exploite son intelligence pour atteindre ses objectifs, le loup se sert de son instinct. A la différence du renard qui va souvent atteindre son but, le loup va souvent échouer. Le loup n’est ni suffisamment audacieux, ni suffisamment intelligent.

Dans l’histoire d’Aymé, le renard est l’un des personnages qui connaît la véritable nature du loup et il représente, avec les parents, la connaissance. Il ne va pas avertir les fillettes de se garder de la bête mais il se méfie des bonnes intentions de cette dernière et de sa transformation.

 

  • Les deux fillettes Delphine et Marinette

Les deux sœurs sont une sorte de personnage composé, parce qu’elles forment une unité. Elles se trouvent dans une même situation et doivent affronter les mêmes périls. En effet, il s’agit d’un personnage composé de deux sujets qui conservent un comportement commun. Les deux petites représentent l’ingénuité, car elles croient en la transformation du loup et toutes deux évoquent l’innocence. Il est important de souligner qu’il s’agit de deux petites filles. D’un côté, parce que l’enfance a toujours été identifiée à l’innocence. D’un autre côté, parce que le fait d’être fille renforce l’idée de pureté.

Malgré l’unité du personnage, il existe aussi des différences très importantes entre les deux sujets qui le composent. Bien que les deux enfants soient placées devant une même situation, la façon de réagir de chacune est différente.

Delphine, la plus âgée, est plus mûre et sait mieux comment faire face à la situation. C’est elle qui est la plus perspicace. Tout au début, c’est elle qui reconnaît le loup et sait qu’elles se trouvent dans une situation périlleuse. C’est elle aussi qui se méfie des intentions du loup. Elle se souvient des avertissements de ses parents concernant le comportement mauvais de la bête. Enfin, l’aînée se souvient de l’histoire de la chèvre (allusion à la fable de La Fontaine) et de l’histoire du petit Chaperon Rouge. Néanmoins, elle conserve sa caractéristique de personnage composé car elle reste innocente et cède finalement aux arguments du loup.

Marinette est la plus petite et la plus blonde. Elle a une moindre connaissance du monde. Tout au début du conte, elle ne comprend pas le danger auquel elle est exposée. La plus petite est la plus facile à convaincre et, dès le premier moment, elle est avec le loup. Elle partage avec ce dernier une caractéristique commune. En effet, l’un des arguments de sa sœur pour éviter de faire entrer le loup dans la maison, c’est que si le loup arrêtait de manger des enfants, ce serait comme si Marinette cessait de manger des desserts. Elle est la plus fragile et croit dès le premier instant l’animal. Elle se trompe sur les véritables intentions du loup.

Il est intéressant de remarquer le stéréotype utilisé par Aymé concernant le fait que les plus blondes seraient aussi les plus bêtes. A notre avis, le fait de souligner la blondeur de la petite fille sert à souligner plus encore son innocence.

Un autre exemple illustrant les caractéristiques spécifiques de chacune des fillettes est la distance qu’elles mettent entre elles et le loup. La plus petite passe toujours devant sa sœur, alors que l’aînée garde, au début, une certaine distance avec l’animal. Delphine prend plus de temps pour se familiariser avec l’animal.

A la fin de l’histoire, les deux sujets reviennent à l’unité totale. Les deux fillettes sont dévorées en même temps, et malgré cette agression, toutes deux ont de la compassion pour le loup quand il est puni.

Les deux sœurs sont les personnages centraux de ce conte et de toute la série des « Contes du chat perché » de Marcel Aymé. Dans tous les contes, les deux fillettes ont un comportement similaire à celui qu’elles ont dans le conte « Le loup ». La description des enfants est identique même si les situations sont diverses.

Les deux personnages de ce conte présentent une relation très étroite avec des personnages de contes de fées traditionnels. On peut remarquer une similarité avec le petit Chaperon Rouge, car les personnages sont des enfants séparés momentanément de leurs parents, qui doivent affronter une situation dangereuse. Ils cèdent à la tentation et entrent en contact avec le mal. A la fin du conte, ils sont sauvés par des adultes.

Les personnages de « Jeannot et Margot » ressemblent eux aussi aux deux fillettes. Il s’agit là aussi de deux enfants confrontés au mal, cette fois-ci représenté par une sorcière qui veut les dévorer. Même si l’histoire repose sur un argument différent, toutes deux reflètent un même esprit [5].

Heureusement, les personnages créés par Aymé conservent les éléments nécessaires pour que soit préservée leur richesse psychologique [6]. Il est important de signaler que plusieurs contes modernes ont perdu cette valeur à force d’essayer d’effacer des histoires les personnages méchants et l’idée du mal, ou parce qu’ils sont trop directs.

 

  • Les parents

Comme dans le cas des fillettes, les parents sont aussi un personnage composé de deux sujets mais, par opposition aux enfants, ils vont garder un comportement unique pendant tout le récit. Nous retrouvons ce comportement de couple dans tous les « Contes du chat-perché ». Les parents conservent dans ces histoires des caractéristiques régulières. Ils sont toujours protecteurs, mais sans aucune démonstration d’affection. Ils mettent oralement leurs enfants en garde contre le danger, mais ne prennent pas de mesures de précaution. Ce sont les fillettes qui décident de suivre ou non les conseils donnés par leurs parents.

Dans le conte « Le loup », les parents représentent le monde adulte. C’est l’univers parental où règne la sagesse et l’expérience. De plus, ils sont le reflet du monde réel, qui reste séparé de celui de la fantaisie. Les parents vont se baser sur leur expérience et sur le recours à la raison. Ils connaissent le mal et les diverses formes qu’il peut prendre pour se travestir. C’est pour cette raison qu’à aucun moment, ils ne vont tolérer la présence du loup. D’ailleurs, ils vont avertir leurs enfants du danger et interdire l’entrée du loup dans la maison. Ils ne lui font pas confiance car ils connaissent l’animal et le danger qu’il incarne.

Tout au long de l’histoire, les parents ont raison, même lors de la « transformation » du loup en quelqu’un de bon. Le loup connaît l’esprit des parents, c’est pour cela qu’il ne veut pas les rencontrer. Le comportement des parents suit une ligne invariable. Ils restent si fortement attachés au monde de la raison qu’ils ne donnent pas de marques d’affection à leurs filles (caractéristique qui se répète dans toutes les histoires du « Chat perché »). La relation avec les fillettes est une relation de protection par la raison. C’est une relation formelle établie pour défendre les enfants des possibles dangers qui les menacent. C’est le monde où la raison triomphe. Les preuves d’affection doivent donc rester en dehors de leur relation avec les petites.

Les parents connaissent le mal, ils sont déjà habitués à s’y confronter. La seule manière de triompher du mal est la raison, et c’est l’instrument qu’ils vont utiliser pour protéger leurs filles. Ils savent affronter le mal, et c’est pourquoi ils le vaincront à la fin de l’histoire. La raison et la sagesse triomphent sur le mal.

Quitter le monde de la raison signifie entrer dans celui de la fantaisie. Les fillettes font partie du monde des parents, mais au moment où ils sortent, elles sont immédiatement transportées dans le monde de la fantaisie. C’est dans ce monde, inconnu des parents, que les fillettes vont affronter le mal. Malheureusement, dans ce monde fantastique, le mal triomphe. Ainsi, la désobéissance aux parents est un symbole de l’acceptation du mal.

A la fin du conte, le monde de l’imagination rencontre le monde réel. C’est dans la dernière partie du conte que se produit la rencontre entre le loup (qui représente le mal) et les parents (qui représentent la sagesse). Dans cette dernière partie, le loup va être puni pour avoir transgressé l’ordre établi dans le monde réel, où les enfants ne doivent pas être mangés.

La relation familiale représentée dans ce conte, et dans tous les « Contes du chat perché », nous montre une vision traditionaliste de la famille à la fin du XIXème siècle et pendant la première moitié du XXème siècle. Les parents délimitent leur relation avec les fillettes – ils imposent un modèle de relation. Chaque génération va avoir une sorte de relation spécifique. Le monde des parents et celui des enfants restent comme des univers fermés. Il n’existe pas de véritable contact entre eux.

2.  Le jeu

 

Dans le conte « le loup », nous avons trouvé deux marques temporelles qui nous posent en face du véritable temps du récit. La première est la relation familière interne (relation verticale entre les parents et les fillettes). La deuxième est le jeu d’enfants. Il s’agit de jeux locaux qui ont disparu peu à peu. Aujourd’hui, nous ne pouvons les retrouver que dans la mémoire des dames âgées. Ce sont des jeux qui étaient très répandus autrefois mais qui possédaient des caractéristiques spécifiques selon les endroits. C’est ainsi qu’un jeu déterminé a un nom et de petites variations spécifiques selon l’endroit ou il est joué [1]. Les jeux que le conte mentionne sont :

La ronde : Les enfants forment un cercle et tournent toujours en rond –on choisit un enfant et il se met au milieu du cercle et commence à donner des ordres : lever les bras, se baisser, lever un bras, etc. et cela toujours en tournant. Celui qui se trompe rejoint l’enfant au milieu et ainsi de suite. Le dernier est le gagnant.

Le furet 1 : Les enfants sont assis en cercle – un enfant a un mouchoir et tourne autour du cercle. Il dépose le mouchoir dans le dos d’un enfant assis – celui-ci doit le prendre et essayer de rattraper le premier enfant qui doit arriver à la place libre avant de se faire toucher – s’il se fait toucher, il va au centre du cercle et ainsi de suite. (Ce jeu est aussi appelé le « mouchoir »)

Le furet 2 : Un enfant est choisi et doit fermer les yeux. Les autres enfants forment un cercle et se tiennent les mains en ayant les bras croisés. Un des enfants a une petite balle (ou autre petit objet) dans la main. Lorsque le cercle est prêt, on demande à l’enfant choisi de se mettre au centre et il doit deviner où se trouve la petite balle. S’il réussit, il prend la place de celui qui avait l’objet – il doit faire cela jusqu’à ce qu’il trouve l’objet.

La mariée : C’est un jeu de déguisement. Les enfants jouent aux comédiens. Il y a un maire, une mariée, un mari, les témoins, les parents, les demoiselles d’honneur,… Ils miment un jour de mariage.

La balle fondue : Les enfants forment un cercle. On choisit un enfant et on lui donne une balle. Il doit lancer la balle à l’enfant qui n’est pas attentif : si la balle le touche ou qu’il n’arrive pas à la rattraper, c’est lui qui prend le ballon et choisit un autre enfant dans le cercle (il peut feinter en lançant la balle), sinon c’est toujours le même enfant qui lance la balle.

La courotte malade : un enfant joue au malade : il se tient la tête, lève un pied, se tient le dos, marche en boitant…et tous les autres doivent faire la même chose. Celui qui se trompe est éliminé et ainsi de suite. Le dernier est le gagnant.

La paume placée : nous n’avons trouvé aucune information sur ce jeu.

Tous ces jeux sont collectifs, et comme le conte le note, il n’est pas possible pour les fillettes d’y jouer quand elles ne sont que deux. L’intérêt d’avoir un camarade de jeu incite donc les fillettes à accepter le loup.

Le jeu est un élément de transformation du loup. Le jeu est une activité typiquement humaine. Ainsi, c’est seulement quand le loup possède des caractéristiques culturelles qu’il va jouer (il va à apprendre les jeux puis il va profiter de cette activité).

Pourtant, vers la fin de l’histoire, le loup sort de ce monde de jeu et retourne à la réalité qui est marquée par ses instincts naturels. Sa transformation n’était pas réelle et c’est à travers le jeu qu’il retrouve ses instincts. Curieusement, c’est un jeu (représentant le monde culturel) qui réveille la véritable animalité du loup.

Il est intéressant de remarquer la non relation des parents avec le jeu. Ils ne jouent jamais. Le jeu ne fait pas partie de leur monde. De plus, la répétition insistante d’un jeu de la part des petites amène les parents à les gronder et à leur interdire de jouer. Cela peut signifier que les parents ne veulent pas avoir de contact avec le monde de la fantaisie. Ils conservent toujours une attitude sévère et distante. Le loup, qui connaît le monde des parents et leurs attitudes, préfère n’avoir aucun rapport avec eux. Dans le conte, le jeu est complètement étranger au monde adulte.

3.  L’Intertextualité

 

Une œuvre littéraire ne consiste pas seulement en ce qui est écrit dans le récit. Elle est le résultat de la création d’un écrivain immergé dans une culture déterminée et qui répond aux critères de base de cette civilisation. L’intertextualité étudie l’influence des racines culturelles dans un texte déterminé, ou la présence concrète d’un texte dans un autre [1].

Entre deux textes, nous pouvons trouver deux sortes de relations différentes. D’un côté, il y a dans ces textes des références manifestes comme la similitude des personnages ou des événements. De l’autre côté, il existe une relation moins évidente qui se crée à travers le bagage culturel de chaque auteur. La culture de l’écrivain va se présenter dans le récit d’une façon moins claire. Cette variation entre les textes est due aux différents concepts de base de chaque culture.

L’influence d’autres textes sur l’histoire du loup d’Aymé est indéniable. Nous trouvons dans ce texte des passages d’autres histoires. Il y a des références évidentes au conte du petit Chaperon Rouge ou à celui des sept chevreaux et du loup. Nous trouvons aussi des références culturelles régionales, comme la référence à la fable de La Fontaine « Le Loup et l’Agneau ».

Les références à la Culture générale, moins évidentes, sont très importantes car elles rattachent l’auteur aux fondements de la civilisation occidentale européenne. Les deux points de référence sont la culture religieuse judéo-chrétienne et la culture gréco-romaine, à travers la mythologie.

3.1. La relation du conte du loup avec les autres contes.

 

3.1.1. Le Petit Chaperon Rouge

 

La relation entre le conte d’Aymé et la version par les frères Grimm [1] du petit Chaperon Rouge est évidente. Tout d’abord, si nous comparons les personnages, nous trouvons une grande quantité de similitudes.

Le personnage principal des deux contes est le « même » loup. Il est clair qu’il s’agit du même animal – il le reconnaît lui même dans l’histoire. Il reconnaît avoir mangé le petit Chaperon Rouge, et demande pardon pour ce péché de jeunesse. Le loup présente les mêmes caractéristiques et procède de la même façon dans les deux histoires. Il recherche des enfants pour calmer sa faim et les persuade de ses bonnes intentions. A la fin du conte, il mange les enfants et il est puni pour cet acte de méchanceté.

Les deuxièmes protagonistes des contes sont les petites filles. La seule différence est que dans le Petit Chaperon Rouge, il s’agit d’une seule fillette alors que dans l’histoire d’Aymé, elles sont deux sœurs. Néanmoins, leurs caractéristiques sont similaires. Ces petites filles, après une séparation d’avec les parents, doivent affronter le mal représenté par la présence du loup. Tout d’abord, elles doutent des bonnes intentions du loup mais, à la fin, elles transgressent la loi établie par le monde adulte.

La présence des adultes dans les deux contes a une fonction similaire. Dans les deux cas, ils représentent la connaissance et la loi. Ils n’imposent pas la loi mais la suggèrent. Ils laissent les enfants choisir. Les fillettes peuvent agir selon les principes donnés ou transgresser cette loi.

Dans les deux histoires, il y a une première rencontre due à la faim du loup et à la naïveté des enfants. Dans les deux histoires, les enfants sont convaincus par l’éloquence du loup, puis dévorées par celui-ci. Les protagonistes des deux contes sortent saines et sauves du ventre du loup. La seule différence est que les petites d’Aymé ont de la compassion pour le loup, tandis que le petit Chaperon Rouge veut qu’il soit puni.

Les deux histoires finissent avec le retour à la vie normale. Le petit Chaperon Rouge reste avec sa maman et sa grand-maman, et les fillettes restent à la maison en compagnie de leurs parents.

La morale que nous pouvons tirer des deux histoires est similaire, bien que les deux histoires aient été écrites à des périodes complètement différentes. C’est évidemment l’intention d’Aymé de proposer la même histoire assortie d’éléments contemporains.

 

3.1.2. Les sept petits chevreaux et le loup

 

La relation qui existe entre les deux récits est évidente. L’histoire des « sept chevreaux et du loup [2] » sert de base à l’histoire d’Aymé. Il faut signaler qu’il n’y a pas de point commun explicite entre les deux histoires, comme dans le cas du petit Chaperon Rouge. Néanmoins, certaines caractéristiques des personnages et des situations nous placent dans le domaine de l’intertextualité.

Le loup, protagoniste de toutes ces histoires, reste fidèle à lui même. Il a toujours faim et, pour manger, il va chercher des personnages jeunes et sans défense. Dans l’histoire des sept chevreaux, le loup va rester caché et va attendre la sortie de la maman chèvre pour s’approcher des petits. Cette situation se répète dans le conte d’Aymé. Le comportement du loup est le même dans les deux histoires.

Les deux sœurs vont représenter les sept petits chevreaux. Bien qu’il y ait des différences avec le conte d’Aymé, (comme, par exemple, le caractère humain des personnages), ce que ces derniers représentent est identique. Ce sont des petits séparés momentanément des leurs parents et qui doivent affronter le mal. Dans les deux cas, il existe une loi établie que les personnages vont transgresser. Dans les deux cas ils vont permettre au mal d’entrer chez eux.

Une autre point commun est le lieu où se déroule l’histoire. Dans les deux cas, après la sortie des parents (de la maman chèvre dans le cas des sept chevreaux), les « enfants » vont rester enfermés dans la maison. Tant que la porte restera fermée, il n’y aura aucune possibilité pour le loup de commettre son méfait. Mais les personnages se laissent convaincre par les prétextes invoqués par l’animal et lui ouvrent la porte. Le loup va dévorer les petits (chevreaux/enfants) dans leurs maisons respectives.

La fin du conte présente aussi des caractéristiques communes. Les parents, dans le cas d’ Aymé, retrouvent le loup dans la maison. En revanche, la maman chèvre doit chercher le loup dans la forêt. La procédure, dans les deux cas, est néanmoins identique : ils ouvrent le ventre de l’animal, laissent sortir les petits et referment la panse du loup.

Le message, dans les deux histoires, est le même, tout comme dans l’histoire du petit Chaperon Rouge (constatation qui nous renvoie à la notion de l’archétype). Il ne faut pas transgresser la loi établie par les adultes parce que les conséquences sont terribles. Le mal peut se présenter de diverses façons – il peut modifier son apparence ou son comportement – mais en son essence il ne change pas.

 

3.2. La relation entre le conte « Le loup » et la fable de La Fontaine « Le Loup et l’Agneau ».

 

La valeur qu’ont la fable et le mythe dans la psychanalyse de la littérature est différente car ils sont passés par une manipulation rationnelle et sociale qui enlève l’essence de la signification psychologique [3].

Il n’est pas possible d’établir la relation entre cette fable et le conte d’Aymé. Mais celle-ci figure dans le conte d’Aymé comme une référence culturelle. En effet, Aymé mentionne directement l’histoire du Loup et de l’Agneau : « Delphine demeura pensive, car elle ne décidait rien à la légère. – Il a l’air doux comme ça, dit-elle, mais je ne m’y fie pas. Rappelle-toi Le loup et l’agneau… L’agneau ne lui avait pourtant rien fait [4]. »

Nous constatons, dans les deux histoires, que le loup est toujours fidèle à lui-même, et, en ce sens, il est un personnage archétype car il reste hors du temps et de l’espace. Le loup représente toujours le mal et il ne change ni devant l’innocence des petites chèvres, ni devant la beauté de Delphine et Marinette, ni devant les arguments de l’agneau.

Le loup admet avoir mangé l’agneau, c’est ce que tous les loups font pour se nourrir. Il reconnaît l’avoir mangé car il n’y voit rien de mal, c’est sa nature.

La nature de l’animal et le désir de toutes les victimes de changer cette nature sont des points communs à toutes les histoires que nous avons mentionnées. A la fin de toutes ces histoires, le loup mange sa proie conformément à son instinct. Il faut néanmoins signaler une différence très importante : dans la fable, le loup « gagne », comme presque toujours dans le monde réel. Le message est plus direct mais la morale reste la même.

 

3.3. Références à la culture religieuse judéo-chrétienne

 

Il ne faut pas oublier que « L’intertextualité proprement dite est restreinte à la présence effective d’un texte dans un autre [5]. » L’une des caractéristiques de l’intertextualité est la présence, dans un texte déterminé, de références à la culture à laquelle appartient son auteur. Les deux catégories de références qui sont à l’évidence celles de toute personne d’origine occidentale-européenne sont la religion judéo-chrétienne et la mythologie gréco-romaine.

Dans le cas de notre analyse, même s’il existe des éléments de référence à la mythologie gréco-romaine [6], il y a une relation directe avec des éléments liés à la tradition religieuse.

L’histoire sacrée occidentale comporte certains éléments qui sont repris dans l’historie du loup de manière implicite. C’est ainsi que dans le conte analysé nous trouvons, indirectement évoqués, des éléments précis de la Genèse.

Au début, nous trouvons une situation initiale dans laquelle le péché n’existe pas, sinon comme danger. Le paradis est un endroit où tout est permis sauf manger le fruit de l’arbre du bien et du mal, l’arbre de la connaissance. Le fait de « connaître » implique la perte de l’innocence. Manger le fruit de cet arbre signifie aller contre la loi établie.

Dans le conte d’Aymé, la situation initiale est une situation d’harmonie entre les parents et les enfants. A l’intérieur de la maison, il n’y a pas d’interdit sauf celui d’ouvrir la porte à qui que ce soit. Etablir un contact avec une personne extérieure à la maison suppose transgresser la loi, c’est-à-dire, en langage biblique, pécher. Sur ce point, Aymé va utiliser d’une façon métaphorique l’image biblique, car ouvrir la porte va avoir la même signification que manger le fruit de l’arbre de la connaissance. C’est faire ce qui est interdit. Au moment où les enfants ouvrent la porte au loup, ils transgressent la loi établie. Nous avons donc, dans les deux textes, un endroit situé au-delà du bien et du mal, une loi établie, une interdiction déterminée et la menace d’une punition en cas de transgression.

Adam et Eve vivent au paradis. Ils constituent un couple de personnes « innocentes ». L’innocence signifie qu’ils ne connaissent pas le péché. Néanmoins, ils connaissent la Loi et l’interdiction. Les deux personnages obéissent à la Loi jusqu’au moment où ils sont tentés par le Serpent. Le mal est représenté par la vipère, animal nuisible à l’homme et qui présente les caractéristiques typiques du mal. Elle présente un masque de bonté et utilise la séduction pour pousser Eve à la désobéissance.

La représentation de cette scène dans « Le loup » est claire, nous retrouvons le couple de personnes « innocentes », dans le même sens du mot. Elles font aussi face à une loi établie et à une interdiction. Les deux personnages respectent la loi jusqu’au moment où ils sont tentés par le loup. Dans le conte d’Aymé, la représentation du mal prend aussi la forme de l’animal. Le loup se présente masqué de bonnes intentions mais il reste intrinsèquement mauvais.

Dans les deux textes, la personne qui succombe le plus facilement à la tentation est la plus jeune et la plus innocente. Elle prend ensuite parti pour l’animal qui l’a convaincue de transgresser la loi. Eve aide à séduire Adam pour qu’il croque le fruit interdit. Dans le cas du loup, c’est la plus petite, Marinette, qui va, dès le premier moment, soutenir le loup. Elle va aider l’animal à convaincre Delphine d’enfreindre la loi établie.

La transgression de la loi, ou péché, a une même signification dans les deux histoires. Le fait de succomber à la tentation signifie s’approprier ce qui est interdit, l’objet du Désir de l’homme. Ce que l’homme désire, c’est ce qu’il ne possède pas : l’immortalité. Le seul être immortel est Dieu. Le Serpent dit à l’homme que s’il mange le fruit de l’arbre du Bien et du Mal, il deviendra comme Dieu. L’homme est tenté et accepte de transgresser la Loi établie. Cette même idée, nous la retrouvons dans le conte « Le loup ». Dans ce conte, une loi établie est transgressée. La tentation est représentée par l’obtention d’un camarade de jeu. L’objet du désir des enfant est ce qui est interdit. Les fillettes connaissent la loi et l’enfreignent de façon consciente.

L’acte sexuel est implicite dans la désobéissance d’Eve. Seul le péché originel permet aux hommes de se reproduire, et la reproduction est la seule manière d’assurer l’immortalité. Dans l’histoire du loup, la transgression de la loi implique aussi l’acte sexuel. La connaissance implique la perte de l’innocence. La seule manière pour les fillettes de s’introduire dans le monde adulte, qui leur est interdit jusqu’à ce moment, c’est de passer par une sorte de rite d’initiation. Après le premier contact sexuel les fillettes deviennent des femmes [1]. Dans les deux histoires, la transgression de la loi suppose la privation de l’innocence qui implique la perte de la virginité.

Le dernier point important commun aux deux histoires est qu’il est impossible de faire le mal impunément. Lorsqu’il y a violation de la loi, il y a toujours punition. Dans l’histoire sacrée, les insoumis sont chassés du paradis. Ils sont séparés de l’ objet de leur désir car ils doivent quitter le monde où ils étaient en contact avec Dieu. Dans le cas des fillettes, la punition est d’être séparées de l’objet de leur désir car, à la fin du conte, le loup est chassé de leur maison. Nous trouvons dans les deux histoires une rupture ou, si l’on préfère, une situation de disjonction entre les protagonistes et l’objet de leur désir.

 

  4.  Fonction sociale et psychopédagogique du conte.

 

L’une des richesses culturelles de l’homme réside dans sa capacité à transmettre ses expériences et ses connaissances. Au début, la seule façon de transmettre un message ou une expérience était par voie orale. La communication verbale fait partie de la vie même de toute civilisation. Les histoires locales, les mythes et les contes de fées sont les produits de cette tradition. Ils s’agit d’histoires nées en conséquence d’un fait déterminé, naturel ou surnaturel, et qui ont pris forme à travers des siècles de transmission et de transformation. Ils ont toujours un sens pédagogique et moralisateur.

Les mythes et les contes ont une même racine, néanmoins leur fonction a changé au fil de l´histoire. Nous constatons que la valeur du mythe revêt surtout une importance sociale, alors que la valeur des contes de fées revêt plutôt un aspect psychologique. Le mythe est comme un représentant d’une culture déterminée et de son destin. Il réfléchit le caractère national d’une civilisation. Le conte n’a pas de racines car il appartient aux structures universelles de l’âme humaine. « Nous parvenons ici encore, à la conclusion que les contes de fées reflètent la structure la plus élémentaire, mais aussi la plus fondamentale – le squelette nu – de la psyché. Le mythe est une production culturelle… Le mythe présente donc des adjonctions culturelles conscientes qui facilitent en un sens son interprétation, car certaines idées y sont exprimées de façon explicite [2]. »

Les contes de fées ont un valeur pédagogique fondamentale car ils travaillent directement sur l’inconscient (au début, les contes de fées étaient destinés à toute la population, c’était une façon de transmettre un message. Aujourd´hui, ils sont surtout destinés aux enfants), illustrent de façon indirecte mais efficace des principes fondamentaux de morale et d’éthique et de conduite sociale. Ils utilisent rapports psychologiques, métaphores, exemples, personnages universels, etc. pour transmettre ces principes.

Chaque culture a ses principes éthiques et moraux propres qui reflètent également les diktats de la culture locale. Dans nos pays, nous partageons l´héritage de la tradition gréco-latine et de la religion judéo-chrétienne. Les normes de notre civilisation sont transmises indirectement à travers les contes de fées. La religion impose des règles de comportement, et le conte de fées suggère des normes identiques. Par exemple, l’église réprouve la gourmandise. Le conte de « Jeannot et Margot » nous inculque la même leçon, car le fait de manger sans mesure la maison de pain d’épice aura pour conséquence la rencontre avec la sorcière. Pour l’enfant, la notion de gourmandise est d’ailleurs trop sophistiquée ; l’interdiction de manger des friandises n’a pour lui aucun sens car elle signifie qu’il doit se priver de quelque chose qu’il aime. Dans le conte, il n’y a pas d’interdiction directe, mais les conséquences de la gourmandise vont mettre l’enfant face à un dilemme. Il ne faut pas manger trop de friandises car cela peut avoir des conséquences négatives. La fonction du conte est beaucoup moins directe mais plus efficace.

Concernant les normes fondamentales de conduite sociale, les contes de fées sont des instruments très utiles pour informer et éduquer l’enfant. Comme dans le cas antérieur, il ne suffit pas de dire le message pour le faire passer. Il faut que l’enfant tire lui-même la morale du conte. Les contes de fées insistent sur les principes comme la sécurité personnelle, l’importance de la famille et de l’amitié, la surveillance, la philanthropie, l’importance de l’intelligence par rapport à la force physique, etc. Ce sont des normes très importantes et indispensables pour la sécurité de l’enfant dans la vie sociale. Pour l’enfant, les conseils et les avertissements directs des parents ou des professeurs n’ont pas une influence significative. Si l’enfant déduit lui-même une norme ou un comportement social, cette règle aura pour lui une véritable valeur. Par exemple, pour souligner l’importance du recours à l’intelligence pour vaincre la force brute, nous pouvons relater l’histoire du Petit Poucet. Il prend le dessus sur le géant en utilisant son intelligence. Le tout puissant géant, avec toute sa force, ne peut rien faire contre les astuces du petit enfant.

Les contes des fées ont un pouvoir pédagogique prodigieux car ils possèdent des qualités uniques qui vont travailler dans l’inconscient de l’enfant. Les caractéristiques distinctives de ce genre littéraire entrent dans la catégorie des archétypes, car il n’y a ni contexte individuel ni connaissances personnelles qui correspondent à cette situation : « Les contes de fées sont les créations poétiques du conteur populaire, qui puise son inspiration à la source qui est celle de tous les poètes : l’inconscient collectif [3]. »

Tous les contes de fées présentent des caractéristiques communes, et c’est pourquoi ils toujours ils travaillent au niveau de l’inconscient. Les contes des fées se déroulent dans un monde fantastique : ils débutent presque toujours par « Il étais une fois », cette phrase qui sort les contes du temps et de l’espace. Dans les contes de fées, la fin est toujours heureuse : après avoir surmonté une infinité de problèmes, le conte finit toujours par le triomphe du bien sur le mal. Une autre caractéristique est que le personnage méchant perd toujours. En effet, le mal est inlassablement puni, tandis que le bien est constamment récompensé.

Les contes des fées se concentrent habituellement sur les problèmes des enfants qui grandissent. Ils ont pour personnages principaux des enfants qui sont en train de grandir, ou des jeunes qui vont entrer dans le monde des adultes. Le conte relate une histoire particulière avec des éléments généraux ou des situations qui peuvent illustrer les angoisses de l’enfance. Le conte s’achève toujours sur la victoire du héros, après avoir décrit une situation où le danger finit par être écarté. En même temps, une leçon moralisatrice est donnée qui montre le bon chemin que l’enfant doit suivre.

La valeur du conte réside dans le fait que l’enfant peut en tirer une morale personnalisée. Un même conte peut servir à traiter une infinité des problèmes. Il faut signaler à cet égard que si l’enfant comprend le message du conte, il va intérioriser cette valeur acquise. La conte aura donc accompli son rôle.

Nous pouvons nous servir du conte comme d’un instrument pour initier la communication avec l’enfant. C’est pour cette raison que la meilleure façon de transmettre un conte est la voie orale. Un conte raconté présente l’avantage du contact personnel entre le conteur et l’enfant. La voix, les expressions et la façon de raconter le conte sont importantes. D’ailleurs, nous invitons l’enfant à entrer dans le monde des adultes en notre compagnie.

Dans le conte « Le loup », nous trouvons la même veine que dans les autres contes de fées. Bien que le conte d’Aymé soit contemporain, il entre dans la catégorie des « contes archétypes », par le biais de l’intertextualité. Il retrouve donc la force et la forme des contes traditionnels.

Nous retrouvons dans ce conte des fondements éthiques et moraux qui le placent dans la même catégorie que les histoires traditionnelles. Tout d’abord, une des leçons de morale réside dans l’importance de dire la vérité. Or le mensonge est un péché mortel aux yeux de la religion catholique, encore prédominante en France à l’époque où écrit Aymé.

Dans le conte, les fillettes mentent à leurs parents. Le mensonge n’est pas puni par les parents, mais par le destin. La punition de cette tromperie est infligée par le personnage qui est à l’origine du mensonge : les fillettes sont dévorées par le loup. La punition de la faute est très sévère car elle implique l’abus sexuel [1] ou la mort (aussi présentée dans le conte de façon symbolique).

Un autre précepte moral très important dans le conte « Le loup » est celui de l’obéissance aux parents. Dans l’histoire d’Aymé, le rôle des parents n’est pas sympathique. Tout au contraire, ils sortent en laissant les enfants tout seuls bien qu’ils connaissaient l’existence d’un péril évident. Quand ils rentrent, ils grondent les fillettes. Ils les punissent d’une façon très dure pour des fautes légères. Néanmoins, les parents symbolisent la loi établie, le monde adulte qui protège les enfants du danger. Les parents représentent la sécurité.

La désobéissance aux parents a des conséquences graves. Les enfants doivent affronter le mal sans disposer d’armes suffisantes pour le vaincre. Eloignés du monde adulte où règne la loi établie, les enfants désobéissants mettent en péril leur sécurité (psychologique ou physique).

Le conte renforce cette idée par sa fin heureuse car les parents vont rétablir l’ordre perturbé. Ils trouvent le loup et sauvent les petites. L’histoire laisse une porte ouverte pour résoudre le problème. Les conséquences de la désobéissance sont terribles, mais il existe toujours un espoir parce qu’après le péché, il y a le pardon. A la fin du conte, le pardon est implicite et il est évoqué lorsque les parents sauvent leurs fillettes sachant qu’elles les avaient trompés et qu’elles avaient désobéi.

Le principe selon lequel on ne doit pas tuer constitue un troisième élément de la morale du conte. Celui-ci relate le grand crime commis par le loup. Le péché principal est commis par la bête, et pour ce crime, il n’existe pas de pardon. Il faut punir et condamner cette faute. Le récit reflète ce précepte de façon évidente. Le loup mange les enfants, et le fait de les manger implique qu’il les tue. Le loup est capturé car il n’a pas la possibilité d’ouvrir la porte. Cela montre que ce crime ne peut échapper à la justice. Les parents ouvrent le ventre du loup, ce qui lui cause une grande douleur. Cette image évoque une punition douloureuse car le crime commis est très grave. Pour finir, le loup est recousu, renvoyé dehors, et, à l’avenir, il ne pourra avoir de contact avec les enfants. La dernière partie du conte symbolise la punition. Une sanction qui doit être proportionnelle à l’ampleur de la faute. La première punition (couper le ventre du loup) représente le châtiment physique, car elle provoque de la douleur. La seconde punition (éloigner le loup des enfants) est une sanction psychologique car le pécheur va rester exclus du groupe social. Il n’est plus admis au sein de la société en conséquence de ses actes.

Le dernier précepte que nous avons relevé en ce qui concerne l’enseignement moral est celui de ne pas blesser les autres. Les fillettes demandent aux parents de laisser aller le loup, même après qu’il leur a fait du mal. De ce point de vue, les plus belles leçons du conte sont issues de la tradition chrétienne : il s’agit du respect pour la vie et du pardon.

Concernant la conduite sociale, le conte d’Aymé nous présente toute une série de règles relatives au comportement humain. Tout d’abord, le principe de respecter les normes imposées. Cette idée porte en elle une autre norme, celle qui concerne la sécurité des enfants face aux personnes qui n’appartiennent pas au même groupe social ou familial. Le message du conte, en ce sens, est spécifique : si nous entrons en contact avec une personne étrangère (le loup), il y aura des conséquences (nous serons dévorés par l’animal). La règle est l’interdiction de communiquer avec des personnes inconnues : « N’ouvrez la porte à personne, qu’on vous prie ou qu’on vous menace [2]. »

Ensuite, une autre règle sociale donnée est que le mal, ou les mauvaises personnes, utilisent la ruse pour tromper les enfants. Le loup prétend subir une transformation. Pendant le déroulement de l’histoire, il semble être bon (même aux yeux d’autres animaux de la forêt, sauf le renard et la pie qui sont aussi rusés que lui). Il joue, il chante, il rit. Mais, à la fin du conte, il révèle sa véritable personnalité. Il mange les enfants, il tue – il montre sa véritable nature. De cette partie, nous pouvons conclure aussi que les personnes mauvaises resteront toujours mauvaises. Le loup restera toujours le loup même s’il prétend avoir changé.

L’idée que les parents garantissent la sécurité des enfants et qu’il faut toujours avoir confiance en eux est un autre précepte social que nous pouvons trouver dans le conte. A la fin de l’histoire, les parents sauvent leurs enfants ? même après avoir su qu’ils ont désobéi et menti. Il y a encore un signal de compréhension de la part des parents quand ils laissent aller le loup. Les parents sont toujours prêts à sauver leurs enfants.

Enfin, nous trouvons un autre élément qui représente un code social établi : une mauvaise conduite, après administration d’une punition, peut se corriger. C’est la valeur de la punition comme instrument de rectification. Il y a dans ce précepte l’idée de la réhabilitation sociale. Dans le conte que nous analysons, cette idée se présente au dernier moment quand le loup, après avoir été puni, s’en va en jurant qu’à l’avenir il ne sera plus aussi gourmand. La fin de l’histoire renforce cette idée avec le paragraphe final : « On croit que le loup a tenu parole. En tout cas, l’on n’a pas entendu qu’il ait mangé de petite fille depuis son aventure avec Delphine et Marinette [3]. » L’auteur donne, néanmoins, un ultime avertissement au lecteur. Il dit « on croit », que le loup a changé ; mais de toute façon, il faut être attentif car nous ne savons pas si le changement est sincère.

 

Conclusion

 

L’analyse littéraire est une pratique qui nous aide à trouver un sens profond à un récit déterminé. Il y a diverses sortes d’analyses. Cela signifie que l’on peut travailler à partir de plusieurs perspectives. Par exemple, il y a des analyses qui recherchent à situer un auteur dans un genre littéraire déterminé. D’autres critiques analysent l’œuvre d’un certain auteur à partir de son temps historique ou des influences d’une génération littéraire déterminée.

Le travail qui nous avons effectué prend comme base le texte tel quel. En effet, dans la première partie du travail nous avons analysé le texte dans la perspective sémiotique. Cette recherche nous a permis de connaître la structure du conte et les relations à l’intérieur du récit.

Dans un second moment, nous avons réalisé un essai d´herméneutique en proposant une interprétation du récit dans la perspective de la psychologie en prenant pour base les théories des archétypes et de l’intertextualité. Au terme de notre analyse nous avons trouvé que le conte écrit par Aymé conserve la structure caractéristique des contes de fées. Il est construit sur des éléments constants dans tous ces contes et facilement identifiables.

En ce qui concerne l’analyse sémiotique, nous avons trouvé que le conte présente une situation initiale et une situation finale de disjonction. A l’inverse, la partie centrale du conte se déroule dans une situation de conjonction.

L’architecture du conte n’est pas linéaire. Le conte peut être représenté par une série d’axes sémantiques composant une structure en forme d’échelle dans laquelle la situation finale de chaque axe constitue la situation initiale de l’axe suivant.

Le texte comporte plusieurs séquences qui reflètent son architecture. En conséquence, chaque séquence possède un axe sémantique propre. La segmentation séquentielle nous a servi à mettre en évidence la perspective syntagmatique.

Il est intéressant d’observer qu’en ce qui concerne l’aspect textuel chaque code du niveau figuratif est bien démarqué. Nous trouvons les oppositions des diverses codes aux niveaux sensoriel, spatial et figuratif. Par contre, la temporalité textuelle n’offre pas une relation d’opposition mais de superposition. C’est ainsi que nous trouvons un temps englobant (le temps de la fantaisie) et un temps englobé (le temps réel).

Au niveau narratif, nous avons travaillé en considérant que le loup était le Sujet opérateur du récit. Mais, il faut remarquer que le conte possède plusieurs facettes qui peuvent permettre de réaliser différentes analyses, également complexes, en prenant d’autres protagonistes comme Sujets opérateurs. Une analyse également intéressante – mais dans une autre perspective – pourrait être proposée en tenant les fillettes pour le Sujet opérateur.

Au niveau thématique, le conte possède une structure circulaire. En effet, nous pouvons remarquer que la situation finale du récit (de disjonction) est similaire à la situation initiale (également de disjonction).

Au niveau de l’interprétation du conte, la comparaison des personnages avec ceux d’ autres contes de fées s’est révélée intéressante. Nous avons trouvé des personnages archétypiques ayant les mêmes caractéristiques que ceux d’autres contes. Néanmoins, l’auteur infléchit légèrement les personnages dans le sens de la satire . En effet, il utilise l’humour en certaines descriptions ou faits qui dans les contes traditionnels sont traités d’une manière plus sérieuse. Cette utilisation de l’humour donne aux contes d’Aymé un caractère plus contemporain.

Bien que le conte « Le loup » puisse être considéré comme un récit contemporain de par les caractéristiques mentionnées dans le paragraphe antérieur et parce qu’il a été écrit dans la période de l’entre deux guerres, il conserve la force des histoires traditionnelles. Aymé utilise les contes classiques, leurs images, leurs formes canoniques et leurs valeurs pour transmettre, à travers son conte des messages qui sont partie intégrante de la psychologie sociale européenne. C’est pour cette raison que nous pouvons affirmer que cette histoire trouve sa place dans la catégorie des contes de fées.

« Le loup » est une histoire qui possède aussi une forte valeur culturelle. Le récit fait directement référence à la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau ». Cette fable fait partie de la culture traditionnelle française. Dans le conte, elle est mentionnée d’une façon directe mais elle fait partie du récit. Toutefois, si le lecteur n’avait aucunement connaissance de cette fable, l’histoire continuerait à avoir un sens par elle-même.

Il est important de remarquer que le conte revêt un caractère psychopédagogique parce qu’il enseigne les principes éthiques dictés par la religion judéo-chrétienne et même inculque des normes de conduite sociale. Aymé transmet à travers son histoire des préceptes de la religion comme : ne pas mentir, ne pas tuer, ne pas désobéir, etc. L’histoire propose aussi des règles sociales comme : l’importance de la sécurité personnelle, la valeur de l’amitié et de la famille, le rôle de l’intelligence par rapport à la force, etc.

Les méthodes d’analyse que nous avons utilisées dans ce travail peuvent été employées pour l’analyse d’autres textes littéraires. Elles peuvent servir à une meilleure compréhension des œuvres étudiées. En effet, tant l’analyses sémiotique que la méthode herméneutique sont des instruments utiles pour l’interprétation littéraire. Il faut remarquer cependant que toute recherche interprétative n’est pas toujours objective et que nous pouvons aboutir à différentes interprétations en fonction de l’objectif de l’analyse et des perspectives de la personne qui la conduit. Quoi qu’il en soit, l’analyse littéraire aide à trouver la véritable signification d’un texte et à mettre en valeur sa richesse intrinsèque.

Les contes de fées en général et le conte « Le loup » en particulier sont des éléments importants pour l’apprentissage de la vie. Par une méthode agréable et intelligente ils enseignent à l’enfant des normes sociales et morales sans les lui imposer. Les moyens que le conte utilise sont la réflexion et les conclusions auxquelles aboutit l’auditeur ; c’est la raison pour laquelle ces conclusions peuvent êtres diverses, chaque personne ayant ses besoins particuliers. Ce processus indirect a été utilisé par les hommes à travers toute l’Histoire – le plus souvent de façon inconsciente – et constitue toujours un instrument pédagogique d’une valeur incalculable.

***

 

ANNEXES

« Le loup et les sept cabris » Contes de Grimm (Classiques Hachette)

« Le loup s’en alla alors chez un marchand, et acheta un gros morceau de craie qu’il mangea pour s’adoucir la voix. Puis il revint, frappa à la porte et cria :

-Ouvrez-moi, chers Il était une fois une vieille chèvre qui avait sept cabris, et elle les aimait comme une mère aime ses enfants. Un jour, elle voulut aller au bois pour y chercher de la nourriture. Elle les appela tous les sept autour d’elle et leur dit :

-Chers enfants, je vais au bois. Prenez garde au loup. S’il entrait, il vous mangerait tous, cuir et poil. Le méchant se contrefait souvent, mais vous le reconnaîtrez facilement à sa voix rauque et à ses pieds noirs.

Les cabris répondirent :

-Chère mère, nous ferions bien attention. Vous pouvez partir sans souci.

Là-dessus, la chèvre bêla un coup et se mit en route. Un instant après, quelqu’un vint frapper à la porte en criant :

-Ouvrez-moi, chers enfants. C’est votre mère, et elle vous rapporte à tous quelque chose.

Mais les cabris avaient reconnu à la voix rauque que c’était le loup.

-Nous ne voulons pas ouvrir, répondirent-ils, tu n’es pas notre mère qui a une voix douce et caressante, tandis que la tienne est rauque. Tu es le loup.

enfants. C’est votre mère, et elle vous rapporte à tous quelque chose.

Mais le loup avait posé sa patte noire contre la fenêtre. Les cabris la virent et répondirent :

Nous ne voulons pas ouvrir ; notre mère n’a pas de pied noir, comme toi ; tu es le loup.

Le loup courut alors chez un boulanger, et lui dit :

-Je me suis fait mal au pied ; étendez de la pâte dessus.

Et quand le boulanger eut enveloppé sa patte, il courut chez le meunier et lui dit :

-Poudre-moi ma patte de farine blanche.

Le meunier soupçonna que le loup voulait tromper quelqu’un et s’y refusa, mais le loup lui dit :

-Si tu ne le fais pas, je te mange.

Alors le meunier eut peur et lui blanchit sa patte. Qui, voila comme sont les hommes !

Le fripon alla alors, pour la troisième fois, à la porte, frappa et dit :

-Chers enfants, ouvrez-moi. Votre chère petite mère est revenue, et elle vous rapporte de la forêt à tous quelque chose.

-Montre-nous d’abord ta patte, dirent les cabris, afin que nous sachions si tu es notre petite mère.

Alors, le loup posa sa patte contre la fenêtre, et quand ils virent qu’elle était blanche, ils crurent que tout était vrai et ouvrirent la porte. Mais, qui est-ce qui entra ? Ce fut le loup. Ils eurent grand-peur et voulurent se cacher. L’un sauta sous la table, le second dans le lit, le troisième dans le fourneau, le quatrième dans la cuisine le cinquième dans le buffet, le sixième sous la terrine à relaver, le septième dans la caisse de l’horloge. Mais le loup les trouva tous, et ne fit pas de longs compliments. Il les avala l’un après l’autre dans sa gueule, à l’exception du plus jeune, qu’il ne put trouver dans la caisse de l’horloge.

Quand le loup eut satisfait son envie, il s’en alla se coucher dehors, dans la verte prairie, sous un arbre, et commença à s’endormir.

Bientôt après, la vieille chèvre rentra de la forêt. Ah ! Dieu ! quel spectacle l’attendait ! La porte de la maison était toute grande ouverte. La table, la chaise et les bancs étaient renversés, la terrine à relaver était en morceaux. Les couvertures et coussins avaient été arrachés du lit. Elle cherchait ses enfants, mais ne parvenait pas à les retrouver. Elle les appelait par leur nom les uns après les autres, mais personne ne répondait. Enfin, quand elle appela le nom de plus jeune, une petite voix s’écria :

Chère mère ! je suis caché dans la caisse d’horloge !

Elle le tira dehors et il lui raconta que le loup était venu et qu’il avait mangé tous les autres. Vous pouvez penser comme elle pleura ses pauvres enfants.

Enfin, elle ressortit toute désolée, et le plus jeune des cabris lui courut après. Quand elle arriva dans la prairie, le loup était couché sous l’arbre, et ronflait si fort que les branches tremblaient. Elle le regarda de tous côtés, et s’aperçut que quelque chose remuait dans son ventre si rempli.

-Ah ! Dieu ! pensa-t-elle, est-ce que mes pauvres enfants qu’il a avalés pour son souper seraient encore en vie ?

Il fallut que le cabri coure à la maison chercher les ciseaux, une aiguille et du fil. Alors elle ouvrit la panse du monstre, et, dès qu’elle eut commencé à couper, un des cabris sortit se tête, et, à mesure qu’elle coupait, tous les autres s’échappèrent de même l’un après l’autre, sans avoir éprouvé le moindre dommage ; car dans sa gloutonnerie, le monstre les avait avalés tout ronds.

C’est ça qui fut une joie ! Ils embrassaient leur chère petite mère et cabriolaient comme un tailleur qui fait la noce.

-Maintenant, leur dit la vieille, allez chercher des pierres pour remplir le centre de la maudite bête pendant qu’elle dort. Alors, les petits cabris allèrent vite chercher des pierres et les fourrèrent dans le ventre du loup, tant qu’ils ne purent fourrer. Puis la vieille le recousit en toute hâte, afin qu’il ne s’aperçoive de rien, et il ne bougea pas même.

Quand le loup eut fini de dormir, il se leva sur ses jambes, et, se sentant pris d’une grande soif, il voulut aller boire à une fontaine. Mais, quand il commença à se mouvoir, les pierres se heurtèrent dans son ventre les unes contre les autres, en faisant du bruit. Alors il s’écria :

« Qu’est-ce qui fait ce vacarme-la

Au fin fond de mon estomac ?

J’avais avalé des cabris,

Et je suis plein de cailloux gris ? »

Et quand, arrivé à la fontaine, il voulut se pencher sur l’eau pour boire, les lourdes pierres l’entraînèrent dedans, et il se noya misérablement. Quand les sept cabris virent cela, ils accoururent au galop, en criant tout haut :

-Le loup est mort ! le loup est mort !

Et ils se mirent à danser de joie, avec leur mère, autour de la fontaine.

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NOTES

(1) http://Marcel-aymé.tripod.com/id17-p.1.

(2) http://www.marcelayme.org/biograp,p.4.

(3) Marcel AYME, Les contes bleus du chat perché, Paris, Gallimard, 2002, p. 17.

(4) Id., Ibid., p. 20.

(5) Id., Ibid., p. 23.

(6) Id., Ibid., p. 24.

(7) Id., Ibid., p. 27.

(8) Nicole EVERAERT-DESMEDT, Sémiotique du récit, Bruxelles, DeBoeck Université, 2000, p. 29.

(9) Id., Ibid., p. 30.

(10) Marcel AYME, op. cit., p. 28.

(11) Nicole EVERAERT-DESMEDT, op. cit., p. 37.

(12) Id., Ibid., p. 38.

(13) loc. cit.

(14) http://www.cicvfr/ingenierie.culturelle/laby/DISP/2c.html, Maîtrise du langage, Le rôle des personnages, p. 1.

(15) Nicole EVERAERT-DESMEDT, op. cit., p. 59.

(16) Id., Ibid., p. 63.

(17) Marcel AYME, op. cit., p. 28.

(18) Nicole EVERAERT-DESMEDT, op. cit., p. 80.

(19) Id., Ibid., p. 74.

(20) Id., Ibid., p. 75.

[21] Marie-Louise Von FRANZ, L’interprétation des contes de fées, Paris, Sedes, 1968 :  “Les archétypes sont les virtualités créatrices, les dynamismes structurants du psychisme humain, dont l’ensemble forme ce que Jung a nommé l’Inconscient collectif . Ils n’ont pas de contenu déterminé. On pourrait les comparer au système axial d’un cristal qui préforme en quelque sorte la structure cristalline dans l’eau mère, bien que n’ayant par lui-même aucune existence matérielle (C.G. Jung, Les racines de la conscience). Ce sont des symboles communs à toute l’humanité qui sont à la base des religions, des mythes et des contes de fées. Ils apparaissent dans les rêves et les phantasmes et sont le fondement de la plupart des attitudes humaines face à la vie. p. 11.

[22] Voir Encyclopédie des symboles, Torino, L& pochothèque, 1996., p. 34.

[23] Ibid., p. 35.

(24) Jean de La Fontaine, Fables, Le roman de Renart, Champigny-sur-Marne, Lito, 2000, P. 34.

(25) Bruno BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Bussière, 2001, P. 254.

(26) Id., Ibid., « Débarrassés de ces éléments apparemment insignifiants, les contes de fées perdent leur signification profonde et cessent d’intéresser les enfants…. Ces histoires ne soulagent pas l’imagination de la contrainte que fait peser la domination du pouvoir adulte. »  p. 53.

(27) Nous n’avons pas trouvé de références bibliographiques sur les jeux mentionnés dans le conte. Après une enquête réalisée à Genève, nous avons constaté qu’il n’y avait plus personne qui connaisse ces jeux. C‘est dans la région du Jura qui nous avons trouvé des références à leur propos. Ce sont des jeux de filles, habituellement joués à l’école et qui montrent un peu la vie sociale et psychologique des fillettes à ce moment là. Les informations que nous présentons sur les jeux appartiennent à la tradition orale.

(28) Ce qui suit est une excellente analyse de la signification de l’intertextualité : « En 1966-1967, Julia Kristeva forge le terme d’intertextualité pour désigner l’une des deux activités de redistribution opérées par le texte, il est une permutation des textes, une intertextualité : dans l’espace d’un texte, plusieurs énoncés, pris à d’autres, se croisent et se neutralisent (Sèméiôtiké). S’inscrivant dans la mouvance des recherches du groupe Tel Quel, les travaux de Julia Kristeva envisagent le texte comme un idéologème, c’est-à-dire une structure intégrée dans le texte de la société, de la culture, de l’histoire, et capable également de l’intégrer à elle. La mise en évidence de cette interaction rompt aussi bien avec les conceptions traditionnelles de la création comme geste original, et de la transcendance de l’auteur ou de l’œuvre par rapport à leur contexte historique qu’avec une certaine tendance de l’analyse structuraliste à refuser toute extériorité au texte et à le clore sur lui même. Dès son apparition, la notion d’intertextualité connaît un grand succès et donne lieu à de multiples recherches. On peut en distinguer une définition large et une définition restreinte, selon qu’elle est considérée comme la relation d’un texte avec l’ensemble social considéré comme un ensemble textuel (J.Kristeva) ou, de manière plus opératoire, réduite à la présence effective d’un texte dans un autre (G.Genette, Palimpsestes). » in Daniel SANGSUE, Le grand atlas des littératures, l’intertextualité, Encyclopaedia Universalis, 1990,  p. 28.

(29) Les contes de fées, comme « Le Petit Chaperon Rouge », qui entrent dans les schémas de l’intertextualité sont similaires dans différents endroits du monde et se présentent sous différentes versions. Il faut signaler que, dans le cas de ce conte, parmi les diverses versions, deux sont plus connues : celle écrite par Perrault, et celle écrite par les frères Grimm. Après une analyses du conte (voir référence Bettelheim, Bruno, Psychanalyses des contes de fées, p. 254 – 276), nous sommes arrivée à la conclusion que l’interprétation la plus la répandue est celle des frères Grimm, et l’analyse de l’intertextualité sera faite par rapport à cette version du conte.

(30) Le conte « Les sept chevreaux et le loup » n’est pas très connu dans la culture française. En revanche cette histoire est assez commune chez les hispanophones. Curieusement, après une recherche, nous avons découvert que cette histoire fait partie des contes de fées français réunis par les frères Grimm. Pour aider à comprendre l’analyse du conte, nous allons inclure une version du conte dans les annexes du présent mémoire.

(31) Pour une explication approfondie de ce point, voir B. Bettelheim, op. cit., Chap. « Le conte de fées comparé à la fable» pp. 47 – 56 ainsi que M. Von Franz, op. cit., Chap. II « Contes de fées, mythes et légendes » pp. 37 – 52.

(32) Marcel AYME, op. cit., p. 12.

(33) SANGSUE, op. cit., p. 29.

(34) Les similitudes que nous avons trouvées, en ce qui concerne les mythes, ont plutôt à voir avec les contes de fées analysés dans le point précèdent. Quoi qu’il en soit, il est possible de trouver des références plus concrètes sur ce point dans « L’encyclopédie des symboles », pp. 374-376.

(35) Pour renforcer cette idée, nous notons que, dans la langue française, une façon de dire qu’une fille a eu sa première expérience sexuelle est : «elle a vu le loup ».

((36) Von FRANZ, op. cit., p. 40.

(37) Id., Ibid., p. 35.

(38) Cette notion a été déjà étudiée dans le chapitre consacré à l’intertextualité.

(39) Marcel AYME, op. cit., p. 9.

(40) Ibid., p. 28

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BIBLIOGRAPHIE

 

Texte de référence :

 

AYME, Marcel, Les contes bleus du chat perché, Paris, Gallimard, 2002.

Ouvrages critiques :

ADAM, Jean Michel, Le récit, (Chap. La sémiotique narrative), Paris, PUF, 1984.

 

BETTELHEIM, Bruno, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Bussière, 2001.

EVERAERT-DESMEDT, Nicole, Sémiotique du récit, Bruxelles, DeBoeck Université, 2000.

JONES, Robert Emmet, Panorama de la nouvelle critique en France, Paris, Sedes, 1968. (Chap. III )

FRAANZ (von), Marie-Louise, L’interprétation des contes de fées, Paris, Albin Michel, 1995.

 

Sites internet :

 

http:// marcel-ayme.tripod/id18. Biographie de Marcel Aymé.

 

Http://web.univ-perp.fr/see/rch/lts/marty/s090.htm, L’interprétation sémiotique du schéma actantiel

Http://www.cicv.fr/ingenierie-culturelle/laby/DISP/2d.html, Maîtrise du langage: C. Brémond et la structure narrative.

Http://www.cicv.fr/ingenierie-culturelle/laby/DISP/2d.html, Maîtrise du langage: Vladimir Propp et les contes

http://www.marcelayme.org/biographie. Biographie de Marcel Aymé

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Fatima PONCE pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Le chat comme représentation de la femme

 (Comparaison entre trois œuvres de la littérature française)

Introduction

Les animaux et leurs comportements ont toujours été objet de l’attention de l’homme. Pour pouvoir se nourrir, assurer sa subsistance, pour une bonne convivialité avec eux, l’homme a dû les observer. Il a fait alors des associations, et autour de chaque animal un imaginaire a été créé dans chaque culture, à des époques déterminées. Des symboles ont surgi : quelques-uns très caractéristiques d’un peuple, et d’autres plutôt universels et résistant au temps.

L’art a toujours représenté les animaux. Avec le temps, ces représentations ont acquis des nuances : Esope, fabuliste grec, parlant par paraboles, a utilisé l’image des animaux pour dénoncer les faiblesses humaines.

Depuis Esope, les animaux doivent se prêter, sur le mode de la parabole, à la dénonciation des faiblesse humaines. Non seulement dans les fables et les contes : dans l’art aussi, la tradition des animaux anthropomorphes (=à la ressemblance de l’homme) est longue. Ainsi, Grandville a-t-il fait la caricature de qualités humaines sous le masque d’animaux. [1]

Les animaux de compagnie, comme le chien et le chat, ont une particularité par rapport aux autres : ils font partie de l’intimité de la maison et deviennent des êtres auxquels les humains peuvent très facilement s’attacher, voire s’identifier.

Compagnons les plus assidus des humains, les chats et les chiens ont accédé à notre mémoire culturelle : dessinés, ou décrits, chantés ou devenus eux-mêmes

narrateurs ; représentants symboliques, substituts humains, amis animaux, ils sont notre visage au miroir, la fourrure en plus. [2]

Objectif du travail

C’est justement l’un de ces animaux qui sera le sujet de ce travail : le chat.

L’objectif est de faire une brève analyse sur le chat (ou la chatte) représentant la femme dans quelques œuvres de la littérature française.

Trois œuvres ont été choisies : la fable « La chatte métamorphosée en femme », de Jean de La Fontaine, le poème « Le chat », de Baudelaire et le roman « La chatte », de Colette. Dans les trois textes, il existe un rapport entre chat et femme.

La première partie de ce travail considère l’histoire du chat et son symbole, la deuxième présente les œuvres citées ci-dessus et la dernière propose une analyse comparative de ces trois textes concernant l’association chat et femme.

I) Le chat, un symbole qui remonte à l’antiquité

1.1- Histoire du chat
Dans l’Ancienne Egypte

Le chat domestique est issu du  » Chat Ganté  » (Félis Lybica), ou chat sauvage d’Afrique. Ce dernier serait venu au contact des hommes pour rechercher de la nourriture et de la chaleur. Entre le 30ème et le 20ème siècle avant Jésus-Christ, les Egyptiens apprivoisent cet animal qui devient membre intégrant des familles. Le chat devient le protecteur des récoltes du blé. Il servait a éliminer les souris et les rats (responsables de la propagation de la peste).

Cet animal se fait aimer, fait partie du foyer et est bientôt considéré comme sacré. Les Egyptiens lui donnent le nom de Miw. Quand un chat de la maison mourait, ses maîtres prenaient le deuil ; on l’embaumait, puis on le momifiait et on l’emmenait à la Nécropole des chats. Le chat est désormais protégé par des lois sévères: tuer un chat était un crime puni par la mort, l’injurier était un fait grave. Il était aussi illégal de sortir un chat d’Egypte.

Les Egyptiens voyaient en lui une incarnation de la déesse Bastet. Cette déesse, à la fois solaire et lunaire, régnait sur la fertilité, la guérison et les plaisirs de la vie : la tranquillité, la musique, la danse, la solidarité, la maternité et l’amour.

Propagation du chat

Les marins Egyptiens (1600 avant J.-C.) emportaient des chats sur leurs bateaux pou porter chance et aussi pour tuer les souris et les rats qui étaient à bord, protégeant ainsi les réserves de marchandises. Ils donnaient quelques chatons lors des étapes commerciales en Orient et en Asie.

Le chat a été introduit en Europe par des marins phéniciens (1600 avant J.-C.), par les Romains (30 ans avant J.-C. l’Egypte est devenue une province de l’empire Romain) et les migrants.

Le chat au Moyen-Age

Au Moyen-Age (de 476 à 1453), l’église catholique étant contre le paganisme associé à l’image du chat, elle le considère comme un animal maléfique. Pendant près de cinq siècles, des chats seront exterminés. Lors des exterminations massives de chats, la peste s’est facilement répandue à cause de la prolifération des rats.

Si une femme avait un chat, elle pouvait être accusée de sorcellerie, ensuite brûlée vive avec son animal. Des centaines de femmes ont été accusées, des milliers de chats ont été brûlés.

Au XIIe siècle, on le rencontre dans les farces et les fables ; par exemple dans le « Roman de Renart » où figure le chat Tibert, incarnant la fourberie, la cruauté et la ruse à l’égal de Renart. Les histoires de sorcellerie foisonnent également de chats.

Actuellement

Durant les années 1790, la chasse aux sorcières a été abolie. On a pu prendre à nouveau conscience des profits liés au chat et l’aimer comme compagnon domestique. Sa popularité grandit alors avec le passage du temps.

Le chat et les arts 

Le chat a inspiré des artistes dans tous les domaines, à toutes les époques : peintres – Edouard Manet, Félix Valloton , George Stubbs, Pierre Auguste Renoir , Amédée Daille ; écrivains – Perrault, Colette, Champfleury, Mérimée, Rostand, Vian, Jean Cocteau, Steinlem, Victor Hugo, Gautier, Balthus, Leonor Fini et Baudelaire ; sculpteurs ; musiciens.

1.2- Le chat, sa valeur symbolique et le féminin

Voici des extraits du « Dictionnaire de symboles »[1] :

« Le symbolisme du chat est très hétérogène, oscillant entre les tendances bénéfiques et maléfiques ; ce qui peut s’expliquer simplement par l’attitude à la fois douce et sournoise de l’animal. C’est, au Japon, un animal (…) capable de tuer les femmes et d’en revêtir la forme.

L’Egypte ancienne vénérait, sous les traits du Chat divin, la déesse Bastet, comme une bienfaitrice et une protectrice de l’homme. »

L’image du chat est associée à la fois à des éléments positifs et à des éléments négatifs. Il peut représenter les maléfices, la sorcellerie, un être peu fiable, ainsi que la sensualité ou l’affectivité.

Le chat est aussi associé à l’image de la femme. Dès l’ancienne Egypte, on peut vérifier ce fait.

Dans la mythologie scandinave, le chat est associé à la déesse de l’Amour, Freyja, souvent représentée conduisant un char tiré par des chats.

Je transcris un fragment d’un travail trouvé sur Internet, sur le site http://nath.sortilege.org/chat3.html (je n’ai pas trouvé le nom de l’auteur), c’est moi qui souligne :

« Ce qu’il y a de remarquable, avec les super-héros félins, c’est que ce sont presque toujours des super-héroïnes. De la même façon, ce sont des femmes-chats que l’on trouve sur l’Île du docteur Moreau, de Wells. Cette association symbolique entre la femme et le chat n’est pas un simple hasard. Les premières déités félines, Bastet et Freyja, n’étaient-elles pas des déesses ? Et des déesses typiquement féminines, symbolisant l’une la fécondité et la fertilité, et l’autre la volupté et la luxure ? L’ argot ne nomme-t-il pas « chatte » ou « minou » le sexe féminin ?

Le chat, substitut affectif et équivalent sensuel de la femme, compagnon privilégié des solitaires…

Mais le lien symbolique entre la femme et le chat ne se limite pas à la sensualité ou au rapport affectif. Pour le comprendre, il faut se rappeler que les chats ont pénétré les foyers humains après la grande révolution du néolithique et le passage aux civilisations agraires. Qui dit grains, dit rongeurs, et qui dit rongeurs, dit chats. Ce rôle « social » du chat est confirmé par la plupart des mythes d’origine le concernant. Pour les musulmans, par exemple, le chat est né de l’éternuement des lions, alors que l’arche de Noé commençait à être infestée par les souris et les rats, qui se reproduisaient beaucoup trop vite. Au Viêt-nam, on dit que le premier chat fut un cadeau du Ciel, pour combattre les rongeurs qui détruisaient les grains. Dès lors, le chat endosse le rôle d’une déité de la terre et des récoltes, de l’opulence et de la fertilité – autant de fonctions que la plupart des cultures associent à la sphère féminine, parce que c’est la femme qui donne vie et qui allaite. »

Dans « Chiens et chats littéraires »[2] (déjà cité), on vérifie que l’auteur est également d’accord sur l’association entre chat et féminité quand il compare chien et chat :

« Dès le moyen âge, en effet, le chien relève d’un registre positif et masculin qui associe entre autres, la terre. Le soleil, la pluie, le jour, la vie, l’or et l’argent, tandis que le chat règne sur le domaine plus équivoque et féminin de l’eau, de la lune, de la grêle, de la nuit, de la mort, du cuivre et du plomb. »

Dans le travail déjà cité trouvé sur Internet [3], on remarque aussi une observation très intéressante de l’auteur, quand il dit que le double sens du chat est en rapport direct avec les caractéristiques féminines, dans la mesure où la femme est aussi un être qui peut symboliser les extrêmes, des caractéristiques opposées qui peuvent être comparées à celles de la personnalité du chat :

« Nous avons constaté jusque-là que le chat était associé à la magie, au symbolisme du feu et au symbolisme féminin. Or, ces trois éléments ont en commun d’être extrêmement ambigus : la magie peut être blanche ou noire, bénéfique ou maléfique ; le feu est le fondement de l’humanité, mais reste néanmoins dangereux et destructeur ; la femme enfin, qui donne naissance, nourrit, accueille, est regardée avec une certaine méfiance (voire plus) à partir du moment où les sociétés accumulent des biens et où les hommes veulent être assurés du lignage de leurs héritiers. Cette bivalence va bien évidemment se retrouver dans le symbolisme du chat – au point que Buffon, dans son « Histoire naturelle», lors d’une crise d’anthropomorphisme particulièrement gratinée, l’accusera d’avoir « une malice innée, un caractère faux, un naturel pervers »…

Mais il est aisé de voir que le symbolisme du chat est ambigu dès l’origine, c’est-à-dire même dans les mythes les plus anciens, où il est globalement valorisé. Ainsi, en Egypte, Bastet symbolise les aspects bienveillants de la puissance de Râ – mais elle est aussi la soeur de Sekhmet, la déesse-lionne de la mort et de la destruction, dont certaines légendes rapportent qu’elle fut créée par Râ dans le but de punir l’humanité de ses péchés. »

II) Présentation des auteurs et des œuvres

 

Les trois textes analysés sont : la fable « La chatte métamorphosée en femme », de Jean de La Fontaine, le poème « Le Chat », de Baudelaire et le roman « La chatte », de Colette.

  • La Fontaine (1621-1695) – XVIIème siècle

Avec La Fontaine, les fables connaissent leur expression la plus parfaite. Ses fables réussissent à présenter plusieurs caractéristiques à la fois :

la dramatisation (les plus développées ont même exposition, nœud et dénouement)

– Il peint les caractères des bêtes et des gens : le fourbe – le renard, l’avare – la fourmi, les grandes puissances (la monarchie) – le lion, le tigre. Il peint aussi les mœurs de son époque, comme on peut le voir, par exemple, dans la fable « Les obsèques de la lionne », où il parle des habitudes des courtisans envers le roi. La comédie prend ainsi l’allure d’une comédie satirique qui n’épargne même pas le roi. [4] De plus, il y a la présence de dialogues très vivants et qui varient selon le caractère du personnage.

Caractère poétique – La Fontaine choisit le détail pour suggérer des analogies entre les caractéristiques des animaux, celles des humains et des choses, avec beaucoup d’expressivité. La versification est souple et variée, et les fables sont mélodiques.

Message moral – Dans les fables il y a la présence de la morale, à la fin. Chez La Fontaine, quelques-uns de ces messages ont même donné leur origine à certains proverbes.

La chatte métamorphosée en femme

Illustration de Gustave Doré

 

« Un homme chérissait éperdument sa Chatte ;
Il la trouvait mignonne, et belle, et délicate,
Qui miaulait d’un ton fort doux.
Il était plus fou que les fous.
Cet Homme donc, par prières, par larmes,
Par sortilèges et par charmes,
Fait tant qu’il obtient du destin
Que sa Chatte en un beau matin
Devient femme, et le matin même,
Maître sot en fait sa moitié.
Le voilà fou d’amour extrême,
De fou qu’il était d’amitié.
Jamais la Dame la plus belle
Ne charma tant son Favori
Que fait cette épouse nouvelle
Son hypocondre de mari.
Il l’amadoue, elle le flatte ;
Il n’y trouve plus rien de Chatte,
Et poussant l’erreur jusqu’au bout,
La croit femme en tout et partout,
Lorsque quelques Souris qui rongeaient de la natte
Troublèrent le plaisir des nouveaux mariés.
Aussitôt la femme est sur pieds :
Elle manqua son aventure.
Souris de revenir, femme d’être en posture.
Pour cette fois elle accourut à point :
Car ayant changé de figure,
Les souris ne la craignaient point.
Ce lui fut toujours une amorce,
Tant le naturel a de force.
Il se moque de tout, certain âge accompli :
Le vase est imbibé, l’étoffe a pris son pli.
En vain de son train ordinaire
On le veut désaccoutumer.
Quelque chose qu’on puisse faire,
On ne saurait le réformer.
Coups de fourche ni d’étrivières
Ne lui font changer de manières ;
Et, fussiez-vous embâtonnés,
Jamais vous n’en serez les maîtres.
Qu’on lui ferme la porte au nez,
Il reviendra par les fenêtres. »

La Fontaine

 

  • Baudelaire (1821-1867) – XIXème siècle

Romantique, parnassien, réaliste…Baudelaire défie les classements vu qu’il occupe une place à part dans son époque et dans la littérature de tous les temps. Il exprime sa souffrance d’une manière très originale et hardie ; il souffre d’une sorte de « mal du siècle » : le « spleen ». Il est aussi considéré comme le père de la poésie moderne.

Les poèmes de ses « Fleurs du mal » ont été jugés immoraux et le livre a été attaqué en justice, ce qui l’a beaucoup affecté, mais qui ne l’a pas empêché d’en publier une seconde édition augmentée.

Revenant aux chats… Baudelaire aimait les chats. Il a écrit quelques poèmes sur cet animal. L’un d’entre eux a marqué l’histoire de la littérature : le sonnet « Les Chats » qui, un siècle après sa parution, a déclenché une vive controverse entre critiques littéraires sur les méthodes interprétatives. [1]

Le chat – Les Fleurs du mal (XXXIII)

Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum,
Nagent autour de son corps brun.

Charles Baudelaire

 

  • Colette (1873-1954) –  première moitié du XXème siècle,

Colette était très en avance pour son époque (on pourrait même dire pour aujourd’hui). Elle a eu une vie très agitée : mariages, divorces, remariage. Elle a aussi travaillé dans le music-hall. La période entre les deux guerres a été celle du plein épanouissement de son art, celle où l’on trouve ses chefs-d’œuvre.

La romancière tire de l’observation du monde une sorte de sérénité païenne qui lui permet d’interpréter sa vie (Le Fanal bleu, 1949) et celle de ses héroïnes (Chéri, 1920) avec un lyrisme plein d’optimisme. [2] Elle aborde des thèmes comme ses souvenirs d’enfance et des méditations poétiques (La maison de Claudine, La naissance du jour, Sido) et aussi les études des problèmes d’amour, comme la jalousie (La Chatte, Duo) ou les « jeux interdits » (Le Blé en herbe).[3] Dans l’après-guerre, elle été chargée d’honneurs.

Colette aimait beaucoup les chats. Ils apparaissent dans plusieurs de ses œuvres. Au vingtième siècle Colette est l’auteur « félin» par excellence.[4]

Elle a décrit avec réalisme le monde des bêtes ; elle versera, en revanche, dans l’anthropomorphisme en ce qui concerne les chats dénommés One and Only, la Chatte Dernière, Kapok, Mini-Mini… Colette illustre le manque de pudeur du chat (« la Maison de Claudine » : « Elle se roule, chemine sur le dos et le ventre, souille sa robe, et les matous avec elle avancent, reculent comme un seul matou. »).[5]

La Chatte (1933)

Le roman décrit la relation entre Alain, fils de grand bourgeois qui vit avec sa mère, et la chatte Saha, dans une maison avec jardin, à Neuilly, et sa jeune femme Camille. L’inclination d’Alain pour Saha éveille la jalousie de son épouse, qui voit la chatte comme une rivale. Peu à peu, à travers Saha, Alain se rend compte des fautes de sa relation avec Camille. Camille pousse la chatte du balcon, mais Saha s’en sort bien. C’est la fin de leur mariage qui, d’ailleurs, n’allait pas bien et n’a duré que trois mois. Il rentre chez sa mère avec Saha.

III) Chat et femme : analyse comparative des trois textes

On a déjà parlé de ce que le chat peut représenter, de ses diverses symboles contradictoires et de son association à l’image de la femme. Maintenant, on illustrera tout ce qui a été présenté jusqu’ici par les textes que nous avons choisi de comparer.

Dans la fable de La Fontaine « La chatte métamorphosée en femme » le maître de la chatte utilise la magie pour la faire se transformer en une femme. Il y réussit et devient follement amoureux d’elle. Une nuit, elle ne résiste pas à la tentation : elle profite de ce que les souris ne la reconnaissent plus et, se mettant en posture de chasse, elle les cherche. La source de cette fable, c’est « La Chatte et Aphrodite », d’Esope. Un jeune homme, tombé amoureux d’une chatte, prie Vénus de la transformer en femme. La déesse y consent mais met la fille à l’épreuve en faisant apparaître une souris dans la chambre.

La morale de cette fable est qu’il ne sert à rien d’essayer de changer la personnalité de quelqu’un, parce que, à la première occasion, les traces de sa vraie personnalité apparaîtront.

Dans le poème de Baudelaire, « Le Chat », il pense à son aimée en caressant le chat. Il fait des comparaisons entre elle et l’animal.

Dans les deux textes, le chat éveille le sentiment amoureux et la sensualité, qui sont des caractéristiques également liées à la femme. L’homme de la fable trouvait sa chatte « mignonne », « belle » et « délicate », « qui miaulait d’un ton fort doux ». Elle était une chatte, mais éveillait en lui le sentiment d’amour, la folie : il fallait la transformer en femme pour réaliser cet amour. Dans le texte de Baudelaire, le narrateur n’arrive pas jusque là, mais pense profondément à la femme aimée en caressant avec plaisir le corps « électrique » du chat. Il compare les deux êtres, cet « air subtil » : la perspicacité, la finesse, l’ingéniosité communs aux chats et aux femmes qui sont un mystère pour les hommes, ainsi que ce regard « profond et froid, coupe et fend comme un dard » : la secrète maîtrise de soi, caractéristique de ces deux êtres.

Dans le roman de Colette, « La Chatte », c’est une femme qui écrit, contrairement aux deux textes antérieurs, écrits par des hommes. C’est la vision d’une femme par rapport à cet animal. C’est là que l’on trouve l’aspect intéressant : l’association de la chatte avec la féminité est aussi présente, fortement visible, d’ailleurs. La chatte, d’être désirée, devient la rivale de la femme – ce qui les met sur un pied d’égalité.

Alain aime sa chatte, elle fait partie de sa maison, de son « royaume », si difficile à quitter. Il est confronté à la peur de la femme et à la vie adulte. Il découvre peu à peu, à travers la chatte, que sa relation avec Camille, sa jeune épouse, était pleine de lacunes. De plus, il n’était pas préparé à cette relation. Camille s’aperçoit de sa tendresse envers la chatte, de l’attention que le mari donne à l’animal, de la relation entre les deux, et devient jalouse. Elle essaie de tuer sa rivale : c’est la goutte qui fait déborder le vase, de sorte qu’Alain la quitte.

Tout au long du roman, la chatte est décrite avec des caractéristiques féminines. Par ailleurs, la relation d’Alain avec la chatte est figurée avec des mots qui évoquent la relation entre homme et femme :

« Ah ! Saha, nos nuits… » (p.818)

« Notre chambre, lui disait Alain dans l’oreille. Notre jardin, notre maison… » (p.863)

Il regarda sur sa paume deux petites perles de sang, avec l’émoi d’un homme que sa femelle a mordu en plein plaisir. (p.822)

Et comme une femme, qui sait comment attendrir son homme après la colère, la chatte connaît aussi la façon de toucher le cœur de son maître après l’avoir mordu :

Elle baissa le front, flaire le sang, et interrogea craintivement le visage de son ami. Elle savait comment l’égayer et l’attendrir… (p.822)

Alain peut même faire le chemin inverse, car au lieu de comparer la chatte à la femme, son amour pour l’animal lui fait penser le contraire : il voit dans sa femme des traits de la chatte. Et ainsi l’image de femme et celle de la chatte sont confondues.

Elle [Camille] gisait contre lui, bras et jambes pliés, les mains à demi fermées et féline pour la première fois. (p.831)

Machinalement, il esquissa, sur Camille, une caresse « pour Saha », les ongles promenés délicatement le long du ventre… Elle cria de saisissement et raidit ses bras, dont un gifla Alain qui faillit lui rendre coup pour coup.(p.831)

Avant de quitter Camille, il avait installé Saha sur la terrasse la plus fraîche du Quart-de-Brie, vaguement inquiet chaque fois qu’il laissait ensemble, seules, ses deux femelles.(p.851)

L’infidèle [Alain] retardait son sommeil jusqu’à l’apparition de Saha. Elle venait à lui sur le rebord de la fenêtre. (p.863)

Voici quelques extraits très significatifs de la rivalité entre la femme et la chatte :

Avoue que tu vas voir ma rivale ! (p.832)

Un soir, après le dîner, Saha chevaucha le genou de son ami.                                                       « Et moi ? dit Camille.                                                                                                                       -J’ai deux genoux », repartit Alain.                                                                                        D’ailleurs, la chatte n’osa pas longtemps de son privilège. Avertie, mystérieusement elle regagna la tabla d’ébène poli… (p.841)                                                                                                                                  

Un soir de juillet qu’elles attendaient toutes deux le retour d’Alain, Camille et la chatte se reposèrent au même parapet, la chatte couchée sur ses coudes, Camille appuyée sur ses bras croisés. (p.864)

-Même une femme, continua Camille en s’échauffant, même une femme tu ne l’aimerais pas sans doute autant.                                                                                   -C’est juste, dit Alain. (p.875)

-Toi ,c’est autre chose, tu aimes Saha…                                                                          -Je ne te l’ai jamais caché, mais je ne t’ai pas menti quand je t’ai dit : Saha n’est pas ta rivale… (p.876)

 Conclusion

Femme et femelle, féminité et félinité se confondent…

La littérature avec ses jeux de mots, sa possibilité de double interprétation, ses comparaisons et métaphores, permet l’exploration de l’association symbolique entre femme et chat.

Dans les arts – et même dans le sacré de certaines cultures – chat et femme sont perçus comme ayant des traits communs. La déesse Bastet, vénérée dans l’Ancienne Égypte, symbolise la plénitude ainsi que la fécondité. Dans la mythologie scandinave, le chat est associé à la déesse de l’Amour, Freyja, souvent représentée conduisant un char tiré par des chats.

Même la notion de dualité est commune à la femme et au chat : considérés comme adorables ou redoutables, comme des anges ou comme la tentation et la magie, comme l’image de la douceur ou de l’agressivité, comme la fragilité ou la force sauvage. La femme et le chat ont toujours été un mystère lié à l’inconnu et à la sensualité dans l’imaginaire des hommes.

***

Notes

[1] Id. note 1, page 12.

[2] LECHERBONNIER, Bernard et alii. Histoire de la littérature française .Paris :Nathan, 1984.

[3] Id. note 6.

[4] Id. note 1, page 12.

[5] L’encyclopédie Aniwa, Internet, http://www.aniwa.com/renvoie.asp?type=1&lang=1&cid=8783&id=100603&animal=2&com=1

[1] CHEVALIER, Jean. Dictionnaire des symboles. Paris : Robert Lafont, 1982.

[2] Id. note 1, p.43.

[3] http://nath.sortilege.org/chat3.html

[4] BRUNEL, Pierre & HUISMAN, Denis. La littérature française des origines à nos jours. Paris : Vuibert, 2001.

[1] Archives littéraires suisses . Chiens et chats littéraires. Editions Zoé, Carouge-Genève et Office fédéral de la culture, Berne, 2001. p. 293.

[2] Id. note 1, p.7.

***

Table des matières

Introduction
I) Le chat, un symbole qui remonte à l’Antiquité
1.1- L’histoire du chat
  • Dans l’Ancienne Egypte
  • Propagation du chat
  • Le chat au Moyen-Age
  • Actuellement

Le chat et les arts

1.2- Valeur symbolique et le féminin
II) Présentation des auteurs et des œuvres
  • La Fontaine
  • Baudelaire
  • Colette
III) Chat et femme : analyse comparative des trois textes
Conclusion

Bibliographie

***

Texte présenté par Mme Giselle CASTELO

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Mars 2004

 

« Le Passe-Muraille » de Marcel AYMÉ

INTRODUCTION

La question : « Lire Proust » ou savoir commander « un chateaubriand saignant ».. Quel rôle doit jouer, selon vous, la littérature dans l’enseignement des langues ? » était posée dans le numéro spécial du Français dans le monde de février-mars 1988, consacré à la littérature en classe de Français Langue Etrangère.

Nous relèverons deux réponses. Tout d’abord celle de Jean Dutourd :

 »Je ne crois pas qu’on enseigne aujourd’hui les langues étrangères pour leur beauté, mais pour faire du commerce ou demander où sont les toilettes dans les aéroports. Proust et Chateaubriand ne sont pas de grande utilité dans ce domaine. »

Cette conception de l’enseignement des langues a non seulement envahi, mais perverti notre culture linguistique actuelle. Non que cette dimension de la L2 soit inutile ou perverse en elle-même, loin de là, puisqu’elle répond aux nécessités premières, soit du domaine purement physique, soit du domaine de l’échange, notamment au niveau du commerce, réalité aussi vieille que l’homme.

Pourtant, réduire l’apprentissage d’une langue étrangère à cette seule dimension, comme il arrive trop souvent aujourd’hui, c’est amputer cette langue de moitié, c’est­-à-dire la priver de l’expérience de la vie, de l’histoire et de la connaissance de l’homme qu’elle est capable d’apporter. C’est pour ainsi dire priver l’homme de son âme.

Pour abréger et simplifier, nous dirons que nous touchons là au mal de notre temps, où la loi du profit est en train de supplanter et faire mourir ce que les générations précédentes ont appelé « les Humanités », jugées « inutiles », « la langue courante » ayant elle acquis pignon sur rue.

(Et que dire encore de la dimension de « l’amour de la beauté », élevée par la tradition orthodoxe russe au rang de dimension « spirituelle » de l’homme, curieusement et tristement devenue quasiment sujet tabou aux yeux de la modernité ?)

Par bonheur, le courant n’est pas encore uniforme. La réponse d’Hector Bianciotti nous a beaucoup frappés :

« Une littérature, c’est une langue; il n’y a que les dialectes qui n’ont pas de littérature. Lorsqu’il suscite un écrivain de génie, un dialecte devient une langue (le toscan, grâce à Dante, devient l’italien). Par conséquent, l’enseignement d’une langue, c’est l’enseignement de la littérature qui la crédite comme telle. »

Tout n’est donc pas encore perdu, et pour des apprenants en quête personnelle, il faudra bien que subsistent des enseignants aptes à pourvoir, du mieux possible, même si ce ne peut être que de manière partielle, à leurs besoins non seulement relatifs, mais aussi profonds. N’oublions pas que telle était la relation maître-élève (discipulus) de la tradition antique.

En effet, une fois les prémisses de la langue et ses aspects utilitaires acquis, certains étudiants éprouveront beaucoup de peine à dépasser ce seuil, à trouver un enseignant propre à et désireux de les conduire plus loin, dans l’acquisition non seulement d’une langue nouvelle en tant que code, mais aussi d’une pensée, d’une perception, d’une vision et d’une conception du monde, d’une expérience différente de la leur. Leur manqueront (parfois douloureusement) l’élargissement de leurs horizons et l’enrichissement personnel que toute étude et culture nouvelle devrait apporter.

Il nous paraît par conséquent du devoir humain de l’enseignant d’aider et de guider ses étudiants (en même temps que lui-même) dans leur quête de savoir, certes, mais encore dans leur quête de sens, quête humaine par excellence (voire de la susciter). La conscience de nos limites (ou des leurs) ne devrait pas nous décourager de l’entreprise.

Rappelons enfin un autre élément en faveur de l’introduction de la littérature en classe de langue. Dans le même numéro du Français dans le monde, Jean-François Bourdet, de l’Alliance Française, dans son article Texte littéraire: l’histoire d’une désacralisation, compare le « texte authentique » si prisé dans la classe de langue, avec le texte littéraire, « un authentique document ». Sans entrer dans le débat tout entier dont ce n’est pas ici le lieu, nous retiendrons que :

 »Le texte littéraire a (…) comme caractéristique de contenir la majeure partie de son contexte (Intertextualité, Pacte de lecture notamment) et d’être manipulé dans une situation (…) proche de celle qu’expérimente un lecteur autochtone : la mise au jour du code intérieur au texte, l’élaboration d’une clé de déchiffrage. (Il s’agit de: note personnelle… ) reconnaître l’avantage d’un document qui comporte dans sa propre écriture des outils de compréhension, son mode d’emploi en quelque sorte. (… ) On le voit, ce qui est en cause ici n’est rien moins qu’une essence du texte littéraire que l’on peut définir comme sens se construisant dans et avec la participation du lecteur. Cette construction du sens qu’opère la vraie lecture rend la littérature à sa vraie dimension.  »

Quant à nous, de parti pris, nous introduirons donc très tôt et très progressivement la littérature dans notre enseignement du français langue étrangère.

L’exposé qui va suivre portera sur Le Passe-Muraille, de Marcel Aymé, qui nous paraît présenter un intérêt particulier quant à une lecture possible à plusieurs niveaux de l’interprétation

Il ne s’agira cependant pas d’un exposé technique approfondi, mais plutôt d’une modeste étude qui tentera de lancer quelques pistes.

 

SITUATIONS INITIALE ET FINALE

 

Situation initiale                                  vs                              Situation finale

Euphorique                                    vs                         Dysphorique

excellent homme                                                             incorporé à la pierre

possédait le don singulier                                          voix assourdie

(= extraordinaire, merveilleux)                               venir d’outre-tombe

passer à travers les murs                                            plainte

sans en être incommodé                                            vent sifflant

il se rendait … par l’autobus                                     lamente la fin le regret

à la belle saison                                                              des amours trop brèves

il faisait le trajet à pied                                              nuits d’hiver

son chapeau melon                               pauvre prisonnier doigts engourdis

 

Mobilité                                             vs                                Fixité

passer à travers les murs                 vs         figé à l’intérieur de la muraille

il se rendait … par l’autobus                                     incorporé à la pierre

il faisait le trajet à pied                                               pauvre prisonnier

son bureau (activité)                                                    doigts engourdis

 

Jour                                                          vs                                         Nuit

les rues animées                               vs                                 nuits d’hiver

son bureau (travail)                                                           les noctambules

                                                                                               à l’heure où la rumeur

de Paris  s’est apaisée

                                                                                    outre-tombe

lumière du soleil                                                                lumière du clair de lune

 

Compagnie                                          vs                                  Solitude

la rue animée durant le jour                      la rue désertée « à l’heure où la

(trajets en bus ou à pied)                            rumeur de la ville s’est apaisée »

le bureau (vie professionnelle)                  la solitude sonore de la rue

avec les collègues                                              Norvins, occasionnellement

(« il arrive que ») rompue par

une visite de Gen Paul

***

Vie   (ou l’homme vivant)

excellent homme

nommé Dutilleul

portait un binocle

une petite barbiche noire

employé de troisième classe

au ministère de l’Enregistrement

son bureau

son chapeau melon

= une identité humaine et sociale

vs     
Mort   (ou l’homme fantôme)

Garou-Garou-Dutilleul

incorporé à la pierre

voix assourdie qui semble venir d’outre-tombe

qui lamente … et des amours trop brèves

Garou-Garou-Dutilleul « hante » la rue Norvins

le « clair de lune », compagnie traditionnelle des fantômes

au coeur de la pierre : le coeur de G.-G.- D.

la lune -> féminité -> dernier amour, dernière compagne (glacée, puisque « nuits d’hiver »), mais aussi symbole de la mort elle-même pour compagne dernière

= une identité dissoute dans la mort (mais autre interprétation possible, ou prolongée, nous y reviendrons au niveau thématique)

***

LES SEQUENCES :

 

  1. Présentation (soit la situation initiale)

« Il y avait à Montmartre sous son chapeau melon. » (l. 1-9)

Introduite par la formule « Il y avait », équivalent moderne du « Il était une fois… »du conte populaire traditionnel.

  1. Révélation du pouvoir merveilleux de Dutilleul

 »Dutilleul venait d’entrer ne laissa pas de le contrarier un peu » (l. 10-22) Introduite par une   disjonction   temporelle : « entrer dans sa quarante-troisième année », et qui se termine par la réponse de Dutilleul à son don merveilleux : la contrariété.

  1. Une visite chez le médecin

« et, le lendemain samedi en faisant jouer la serrure. » (l. 22-46)

Introduite par une disjonction temporelle : « le lendemain samedi », une disjonction spatiale : « il alla trouver le médecin du quartier », et une disjonction actorielle : présence du médecin. La visite est un échec complet : Dutilleul oublie l’existence du remède tout comme il semble oublier son pouvoir merveilleux, objet de la visite.

  1. L’épreuve de Dutilleul

 »Peut-être eût-il vieilli avant de trouver le sommeil. » (l. 4676 )

Introduite par une disjonction temporelle : « soudain », ainsi que par une disjonction actorielle : départ de M. Mouron, arrivée de M. Lécuyer , changement qui dans sa situation fmale nous montre un Dutilleul dépouillé de sa paix routinière, « victimisé », écrasé par la tyrannie de Lécuyer, angoissé et souffrant d’insomnie.

  1. L’humiliation de Dutilleul

 »Ecoeuré par cette volonté la victime. (l. 77-87)

Introduite   par   une   disjonction   spatiale   à   la   fois   réelle   et   symbolique : bureau vs « Débarras » ! qui conduit à une situation finale tragique. En effet, dans « l’excellent homme », décrit au début du récit et toujours présent dans le « coeur résigné » de Dutilleul, se révèle un nouvel homme, inquiétant celui-là, en proie, hélas, à des rêveries « sanglantes », rêves d’inversion de « victime », rêves de vengeance.

  1. La fierté de Dutilleul le sauve

« Un jour, le sous-chef ... une maison de santé » (l. 88-145)

Introduite par le déictique temporel « un jour », va relater l’affront ultime et la vengeance de Dutilleul (en proie pour la première fois à un sentiment propre : la haine…) qui va conduire à sa fin tragi(-comi)que Lécuyer, et rendre, selon toute apparence, Dutilleul à son état initial de routine tranquille.

  1. Le « blues » de Monsieur Dutilleul

 »Dutilleul, délivré de la tyrannie des plus suggestifs. » (l. 145-171) Introduite par une disjonction actorielle : absence de Lécuyer. Rendu à sa vie routinière , Dutilleul n’est toutefois pas rendu à lui-même : nostalgie, besoin subit de gloire, désir d’aventure , et surtout, « l’appel de derrière le mur »… Pour le moins, Dutilleul est troublé…

  1. Premiers exploits

 »Le premier cambriolage le ministre de !’Enregistrement. » (l. 172-195) Introduite par une disjonction spatiale : premier lieu de   cambriolage,   puis   les suivants, et par une disjonction temporelle : de la vie diurne, on passe à la vie nocturne (« il se signalait chaque nuit… »)

  1. L’aveu de Dutilleul

« Cependant, Dutilleul la vie lui semblait moins belle. » (l. 195-217) Introduite par une disjonction logique tout à la fois d’opposition et de temps, puisque marquée par le connecteur « Cependant » employé au sens du terme d’opposition , mais aussi dans son sens littéral de « pendant ce temps », introduite également par une disjonction temporelle : le retour de la vie nocturne à la vie diurne, ainsi que par une disjonction spatiale : le retour au bureau, ainsi que par une disjonction actorielle : présence des collègues. Le besoin de reconnaissance de Dutilleul par ses semblables se solde par la dérision, le surnom de Garou-Garou et une immense désillusion : « la vie lui semblait moins belle. »

  1. Dutilleul-Garou-Garou révélé au monde

 »Quelques jours plus tard, leurs amis et connaissances. » (l. 218-236) Introduite par une disjonction temporelle : « Quelques jours plus tard » et une disjonction actorielle : absence des collègues. Dutilleul se fait « pincer » volontairement et atteint son but : faire reconnaître son identité et sa valeur (« lui rendirent hommage » et « l’admiration » de ses collègues).

  1. Commentaire moral de l’auteur

« On jugera sans doute au moins une fois de la prison. » (l. 237-247) Introduite par le pronom déictique impersonnel généralisateur « On », suivi du verbe à caractère axiologique « jugera ». Ce passage permet à l’auteur tout ensemble : de nous informer de sa philosophie: « …il glis-,ait simplement sur la pente de sa destinée. »; de nous rendre son (anti-)héros plus intime; de faire progresser son récit.

  1. Dutilleul tâte de la prison

 »Lorsque Dutilleul pénétra   des menaces et des injures. » (l. 248.309) Introduite par une disjonction spatiale : « les locaux de la Santé » et par une disjonction actorielle : présence du directeur de la prison. Dutilleul va exercer son caractère (nouvellement) facétieux à l’encontre du directeur et bien s’amuser jusqu’au moment où exaspéré au dernier degré, le directeur va se laisser aller « jusqu’à proférer des menaces et des injures. »

  1. Dutilleul rentre dans l’ombre

 »Atteint dans sa fierté sans être reconnu. »(l. 309-331)

Introduite par une disjonction spatiaie : « s’évada » et par une disjonction temporelle : « la nuit suivante », séquence qui se termine par l’acquisition d’un anonymat (presque) parfait.

  1. Dutilleul rencontre l’amour

 »Seul le peintre Gen Paul enflammer Dutilleul.« (l.331-370)

Introduite par une disjonction actorielle, soit la présence du peintre Gen Paul, et une disjonction temporelle : « un matin que » continuée dans « l’après-midi de ce même jour ». Dutilleul « devient amoureux » d’une femme mariée et jalousement gardée par un mari brutal, « de la grosse graine de truand », ce qui ne décourage Dutilleul en rien, au contraire…

  1. Dutilleul se déclare

 »Le lendemai n, croisant c’est impossible. » (l. 3703 79)

Introduite par une disjonction temporelle : « Le lendemain », une disjonction spatiale : « une crémerie », et actorielle : présence de la jeune femme. La déclaration de Dutilleul est bien accueillie, mais toute suite dite « impossible ».

  1. L’audace amoureuse de Dutilleul

 »Le soir de ce jour radieux … trois heures du matin. » (l. 380-404)

Introduite par une disjonction temporelle : « Le soir de ce jour radieux », et par une disjonction spatiale : « la chambre de la belle recluse ». Grâce à son pouvoir merveilleux et en dépit du mari ja1oux, Dutilleul parvient à s’introduire (« au pas gymnastique » !) chez sa belle et à s’en faire aimer.

  1. Fin de Dutilleul

« Lorsqu’il s’en alla, à l’intérieur de la muraille. » (l.404-424)

Introduite par une disjonction temporelle : « Lorsqu’il s’en alla », et par une disjonction actorielle : absence de la jeune femme. Sous l’effet de cachets pris au « hasard » pour soulager de violents maux de tête, Dutilleul perd son pouvoir merveilleux de passer à travers les murs et reste emm uré, « figé à l’intérieur de la muraille ».

  1. Coda (soit situation finale, déterminée dès la séquence précédente)

 »Il y est encore clair de lune. » (l.424-438)

Introduite par la disjonction temporelle « à présent » renforcée par le modélisateur de temps « encore », disjonction également marquée par le changement de temps des verbes, temps qui passe du passé au présent, un présent de valeur permanente, temps des maximes et des proverbes. A la manière du conte ou de la ballade, sur le même mode que celui adopté dans la séquence de présentation, est lamentée la triste fin de Garou-Garou-Dutilleul, à toujours prisonnier de la pierre pour avoir trop aimé.

 

Cette nouvelle de Marcel Aymé contrevient largement aux règles de sobriété du genre, sans pour autant nuire à son « fonctionnement », à son efficacité. Que de péripéties, pourtant !

 

LE  CADRE CHRONOLOGIQUE

 

La nouvelle se présente comme atemporelle en ce sens qu’elle commence par un « Il y avait… » volontairement associé au conte avec son « Il était une fois… », peu importe quand; atemporelle aussi quant à son thème magistral : « l’appel de derrière le mur » avec toutes ses implications.

Cependant, l’histoire est concrètement située dans le temps, que ce soit au niveau des détails du commencement : le binocle, la barbiche noire à la mode du temps, le rôle social de petit employé de ministère lui aussi significatif d’une époque, la panne d’électricité, la lecture du journal et la collection de timbres, ou plus tard dans la nouvelle, les détails ainsi signalés par Alain J uillard 1 :

 »Autres indications significatives : Dutilleul se « transforme » en se coiffant d’une casquette de sport, en revêtant un « costume à larges carreaux avec culotte de golf » et en remplaçant son lorgnon par « des lunettes en écaille » – tenue qui connote Hollywood et le rêve américain vers 1930- 1940 :

‘Il n’y a rien qui parle à l’imagination des jeunes femmes d’aujourd’hui comme des culotttes de golf et une paire de lunettes en écaille. Cela sent son cinéaste et fait rêver cocktails et nuits de Californie’: commente le narrateur. Mais l’indication chronologique la plus révélatrice est contenue dans l’énoncé  »profitant de la semaine anglaise » : en effet, c’est à partir du Front populaire et de ses réformes (1936) que bon nombre de salariés eurent droit à la  »semaine anglaise » (week end), c’est-à-dire au congé du samedi après-midi s’ajoutant à celui du dimanche.

Notons enfin l’introduction à la fin de la nouvelle d’un personnage réel, le peintre Gen Paul, représenté par son idiolecte ( »son rude argot »), connotant l’appartenance de son discours à une sous-langue spécifique l’argot parisien -, laquelle connote à son tour Montmartre, quartier populaire, hanté à la fois par la pègre et par les artistes peintres au début du XXe siècle. »

Remarquons une note intéressante sur Gen Paul, fournie par Alain Juillard :

« Gen Paul (Eugène Paul, dit), 1895-1975. Né et mort à Montmartre, ce peintre autodidacte, issu du milieu populaire de la Butte, produisit une oeuvre fort intéressante et proche de l’expressionnisme. Il admirait Goya. Un des grands amis de Marcel Aymé et de Céline. »

Aperçus sur LE CODE TOPOLOGIQUE

 

Le « pays lointain » du conte est ici très prosaïquement « la Butte », « au troisième étage de la rue d’Orchampt », lieu élevé et « différent » en même temps qu’englobé dans Paris (situé essentiellement au pied de la Butte et au-delà, en tout cas « en-bas »)

La Butte : « village »                      vs                       « la grande ville » : Paris

lieu élevé                                            vs                                    lieu bas

englobé                                               vs                                    englobant

lieu naturel                                         vs                                  lieu culturel

« Le village inspiré,                           vs                          « la vie de la grande ville »

c’est cette couronne de Montmartre qu’on appelle la Butte et qui fut pendant plus de vingt ans la capitale de la jeune peinture. (…) maquis (…) ce lieu retiré (…) comme un coin de province dans l’enceinte de Paris et où la vie de la grande ville ne parvenait qu’à peine. (…) lorsque nous flânons surles hauteurs de la colline (…) demeures campagnardes (…)

une mesure humaine de la vie » (2)  vs      mesure « inhumaine » de la vie

C’est sur la Butte que D.                       vs                Dans la ville, D.

rencontrera                                                  vs                          rencontrera

la mesure humaine de                            vs                  la mesure inhumaine de

l’amour                                                             vs                             la haine

lieu privé/vie cachée, « retirée »           vs           lieu public/exploits, gloire

lieu où l’on demeure                                  vs           lieu transitoire

habitation (sit. init.)                                  vs   lieu des « razzias » de Dutilleul

habitation, puis « tombe » (sit. fin.)     vs             séjour à la Santé

 

Le mur

Interface entre l’homme extérieur Dutilleul et l’homme intérieur Garou-Garou, soit entre le conscient et l’inconscient, le permis et l’interdit, l’observance et la transgression, le réel et l’imaginaire, la médiocrité et l’éternité.

 

LE NIVEAU NARRATIF

 ET LE SCHEMA ACTANTIEL DE A. J.  GREIMAS

 

Episode 1 : Séq.1-3

Le Destinateur/destinée a pourvu « naturellement » le Destinataire/Dutilleul de l’Objet/don merveilleux « de passer à travers les murs sans en être incommodé ».

Le Destinateur/destinée incite le Sujet/Dutilleul à la quête/désir de l’Objet/don merveilleux à l’aide de l’Adjuvant/panne d’électricité en vue de la communication/ réalisation/réception de l’Objet/don par le Destinataire/Dutilleul.

Le Sujet/Dutilleul refuse la mission de la quête (prise de conscience et de pouvoir du don) de concert avec l’Opposant/Dutilleul renforcé par le médecin tandis que le Destinataire/Dutilleul en arrive à même « oublier »/ignorer/refuser toute l’histoire, y compris l’Objet/don merveilleux.

Axes
  • Communication :

DESTINATEUR  ——->          OBJET  ——->        DESTINATAIRE

la destinée                             don merveilleux                      Dutilleul

  • désir :                                            (non-)désir

 

  • Pouvoir :

ADJUVANT ——->           SUJET               <——-        OPPOSANT

panne d’électricité            Dutilleul                             Dutilleul/médecin

 

Episode 2 : Séq. 4-6

Manque : paix routinière, brisée par l’Opposant/Lécuyer. Quête : délivrance/retour à cette paix.

Victoire de l’opprimé sur l’oppresseur. L’Objet/délivrance/paix routinière est acquis, et par la même occasion, la conscience et l’utilisation du don merveilleux le sont également.

Axes
Communication DESTINATEUR

la destinée

OBJET

délivrance/paix

DESTINATAIRE

Dutilleul

Désir
Pouvoir ADJUVANT SUJET OPPOSANT
don merveilleux Dutilleul Lécuyer

 

Episode 3 : Séq. 7-10

Manque : « l’appel de derrière le mur », besoin d’aventure et de gloire, révélé par « la destinée » .

Quête : la gloire, jusqu’à la reconnaissance par le monde « entier ». Victoire : la reconnaissance est (après la désillusion de la Séq. 9…) obtenue.

Axes
Communication DESTINATEUR

la destinée

OBJET

gloire

DESTINATAIRE

Dutilleul

Désir
Pouvoir ADJUVANT

don merveilleux

SUJET

Dutilleul

OPPOSANT

les collègues

 

Episode 4: Séq. 11-12

Manque : revanche sur la société établie qui a si longtemps méprisé Dutilleul.

Objet de la quête : jusqu’ici tourné en dérision par la société, Dutilleul à son tour tourne la société en dérision. Il s’agit tout de même bien d’une revanche, du moins en apparence et nonobstant le rôle majeur, si l’on en croit l’auteur, de la destinée .

La quête n’aboutit pas selon les termes posés au départ. En effet, après la période de triomphe de Dutilleul, la société établie, en la personne du directeur de la prison, lui adresse des insultes et le tourne à nouveau en dérision, en quelque sorte. Telle est la loi de compétition de cette société, où le pot de terre se brise toujours contre le pot de fer : la société a toujours raison et finit toujours par gagner, ou du moins par imposer sa loi.

Axes

Communication :

DESTINATEUR ——->    OBJET  ——->  DESTINATAIRE

la destinée                              revanche                     Dutilleul

Désir :

Pouvoir  ;

ADJUVANT ——->        SUJET    <——- OPPOSANT

don merveilleux                 Dutilleul         la société/directeur

 

Episode 5 : Séq. 13

Cependant, nous assistons à une victoire de Dutilleul sur un autre plan : Dutilleul se soustrait à cette quête de gloire et de reconnaissance, moteur de la loi de compétition. Il choisit la disparition, l’anonymat.

Cet anonymat, sous une apparence de similarité avec celui du commencement, n’est en réalité plus l’anonymat subi du petit fonctionnaire casanier du début, intégré à une société « dévoreuse d’âmes », mais celui choisi et assumé du malfrat ou de l’artiste (association avec le peintre Gen Paul), tous deux en marge de la société établie, tous deux « différents ». Il y a véritablement retournement des valeurs (« métanoïa »).

Il s’agit ici du premier choix véritable qu’opère Dutilleul pour « partir vers lui-même » (la Bible, Cantique des Cantiques, Le Chant des Chants, trad . A Chouraqui :  »Lève­ toi et pars vers toi-même.« ) Ici s’inscrit l’élément   de   transformation capital de la nouvelle.

La quête, jusqu’ici de gloire, se transforme en quête de respect, quand ce ne serait que le respect de soi-même, en réalité le plus essentiel.

Axes
Communication DESTINATEUR

la fierté

OBJET

respect

DESTINATAIRE

Dutilleul

Désir
Pouvoir ADJUVANT SUJET OPPOSANT
déguisement Dutilleul la société/directeur

 

Episode 6 : Séq. 14-16

Le Destinateur/destinée communique un « savoir » au SujetfDutilleul : la rencontre de la jeune femme qui provoque le manque-amour de Dutilleul, et la connaissance du mari jaloux, qui ne réussit qu’à l’enflammer davantage. L’amour se nourrit d’obstacles : c’est un fait notoire .

Dutilleul se met en quête de son « objet » : la belle inconnue.

Il conquiert alors l’objet de sa quête : « la belle recluse » et son amour.

Axes
Communication DESTINATEUR

la destinée

OBJET

la belle recluse

DESTINATAIRE

Dutilleul

Désir
Pouvoir ADJUVANT

pouvoir merveilleux

SUJET

Dutilleul

OPPOSANT

le mari jaloux

de traverser les murs

 

Episode 7 : Séq. 17

Le Destinateur/Adjudicateur/destinée n’accorde pas au Sujet/Dutilleul de récompense, mais au contraire le sanctionne par la privation de sa conquête/belle recluse, la privation de son don merveilleux dans l’acte précisément de son exercice (qu’au début de la narration, la destinée semblait vouloir lui attribuer et lui faire utiliser absolument), et par la privation de la vie elle-même. L’on pourrait, à ce stade, croire à une démonstration (presque) magistrale de l’absurdité de la vie, du « destin » et, en fin de compte, de Dieu, ou de son absence/inexistence, puisque c’est tout de même bien souvent lui qui est « visé », d’une manière ou d’une autre, sous l’appellation « destin ».

Axes

Communication :

DESTINATEUR   ——->      OBJET ——->       DESTINATAIRE

l’amour                                   la belle recluse                         Dutilleul

Désir :

Pouvoir  :

ADJUVANT     ——->        SUJET        <———    OPPOSANT

le don de passer                Dutilleul                     le mur + les cachets

à travers les murs                                              + le   surmenage= la destinée

                                                                                  (hasard) (= « Il n’y a pas de Dieu »,

Bible, Psaume 14:1)

 

Episode 8 : Séq. 18, ou coda

Ce dernier épisode, on ne peut plus paradoxal sous son camouflage de dérision, auquel il serait possible et même légitime de s’arrêter, sera repris plus longuement dans la partie théma tique .

Axes
Communication DESTINATEUR

la destinée

OBJET

« outre-tombe »

DESTINATAIRE

Dutilleul

ou « au-delà »…
= éternité
= réalité ultime
Désir
Pouvoir ADJUVANT SUJET OPPOSANT
Gen Paul Dutilleul la pierre

 

Paradoxe

Il semblerait qu’au-travers de cette nouvelle, l’auteur déclare : « Il n’y a pas de Dieu ! » et que pourtant il se contredise ou soit en proie à un conflit avec lui-même, puisqu’il exprime dans le même temps cette notion que, comme tout être humain, il a reçu ce que la Bible appelle « la pensée de l’éternité » (Ecclésiaste 3:11), ceci en introduisant une quête du Graal (le hanap d’or massif), de soi-même, d’une sublima tion, d’une réalité ultime, comme il sera montré dans les pages suivantes.

 

Transformation du personnage

  1. Dutilleul, refoulé, petit bourgeois craintif enlisé dans ses routines (qui consulte le médecin davantage pour un mal-être qu’il n’a pas le courage d’assumer que pour un malaise physique, phénomène des plus courants dans notre société contemporaine …), anti-héros esclave de la loi sociale
  2. Garou-Garou, retour du refoulé, associé à la figure glorieuse d’Arsène Lupin, « gentleman-cambrioleur », figure type du héros populaire: « Comme Arsène Lupin, Dutilleul/Garou-Garou se livre à des cambriolages audacieux, à des évasions incroyables, pratique l’insolence maîtrisée à l’égard des puissants, mystifie les forces de l’ordre, suscite l’admiration des foules, séduit les femmes, se transforme par le déguisement. ‘G   En   effet, même   de   manière   tout   à fait explicite, « La sympathie du public allait sans réserve à ce prestigieux cambrioleur qui narguait si joliment la police … l’enthousiasme de la foule atteignit au délire. » (le P.-M., p. 10- 11), et encore : « Connue du public le lendemain matin, la nouvelle souleva partout un enthousiasme magnifique … le comble à sa popularité. » (p. 14).
  3. Garou-Garou-Dutilleul « retourné » ou « revenu » (métanoïa) à son inconscient (à lui­ même), passé entièrement du côté du rêve et de son illimité, héros éternel scellé dans la mort (scellé dans la pierre qui ne permet plus le retour au conscient policé), sur-héros dont on se souviendra longtemps, libéré de la loi sociale.

Exister/                vs                    Etre/                    vs               Ne plus être/

Vie statique                      Vie dynamique                       Non-vie statique

 

Dutilleul                              Garou-Garou                   Garou-Garou-Dutilleul

vaquant à                                 les exploits                    privé du mouvement

ses occupations

de bureaucrate

célibataire

sans gloire                                 la gloire  et                                 de la gloire

et sans amour                         l’amour                                         et de l’amour

esclave de                                 s’opposant à                               libéré de

la loi sociale                             la loi sociale                                la loi sociale

anti-héros                                   héros                                     sur-héros (éternel)

 

LE NIVEAU THEMATIQUE

OU LE RETOURNEMENT DES APPARENCES

 

Conjonction

(Situation initiale) :

Dutilleul est conjoint à son don merveilleux et à son personnage social

 (Situation finale) :

Garou-Garou-Dutilleul s’est rencontré lui-même en l’homme de la nuit, du rêve, de l’idéal, de l’illimité (la mort n’a pas de fin, et rend toutes choses éternelles, ainsi en va-t-il de l’amour de Roméo et Juliette…) 

vs
Disjonction

(situation initiale) :

disjoint de son identité profonde, sentimentale et poétique, son vrai moi, dont il n’a aucune conscience, aucune idée

(situation finale) :

disjoint de son don ainsi que de son personnage social falot, médiocre, limité, routinier, enfermé dans ses habitudes et ses règles sans espoir, ses ambitions sans envergure

 

Vie                       vs                          Mort                    vs                        Résurrection

 

 

Dutilleul                                    Garou-Garou                                           Pierrot

ou l’homme social       = identité de « passage »      ou l’homme véritable

peut-être à comparer

avec les noms attribués

lors de certains rites de passage

les murs

de la routine                                       les murs                              la voix assourdie

les murs                                          paradoxalement                              « sort »

de la société                                 voies de passage                            du mur,

établie                                                                                                                 et « vit »,

puisqu’elle

                                                                                                                                                                                                                                                                                       « lamente »                                                                                                                             le regret des                                                                                                       amours trop brèves,                                                                                                       trait bien caractéristique                                                                                                   d’un Pierrot.

Dutilleul,

                                                             alias Garou-Garou

« meurt », « enfermé »

dans « le mur »

                                                              (« figé dans la muraille…      

incorporé à la pierre »)

 

Pierrot (suite)

 

Ce Pierrot peut être « consolé d’une chanson », accompagnée à la « guitare », son instrument de prédilection selon la tradition.

Les « gouttes de clair de lune », belle image des larmes et de la sensibilité par contraste avec « la pierre », image aussi de l’eau, qui comme l’amour (ici de Gen Paul, et peut­ être n’est-il pas inutile de remarquer que Gen Paul est un artiste) produit la vie, ces « larmes » donc « pénètrent au coeur de la pierre », le coeur de pierre de l’ancien Dutilleul, qui malgré la passion nouvelle incarnée en Garou-Garou, avait « rattrapé » ce dernier (on ne se débarrasse pas si facilement de son passé…) sous l’aspect des « cachets » prescrits au Dutilleul du début pour précisément « tuer » son « don merveilleux », coeur de pierre non « racheté » qui est parvenu effectivement à retenir Garou-Garou emmuré et pétrifié dans la mort.

Ainsi, de cette mort, c’est l’image de Pierrot qui surgit, le visage jusque-là caché, obscurci, défiguré par les normes, routines, contraintes, appétits de gloire d’une société à la fois « raisonnable » et sans merci pour les non-gagnants, société de compétition où la valeur se mesure à l’aune du succès plutôt que de l’amour, c’est le visage vrai, le visage intérieur qui apparaît, d’un homme qui un jour s’appela Dutilleul. Serait-ce aller trop loin que d’identifier ici Gen Paul à une figure de l’amour « rédempteur »? (Si l’on osait aller encore plus loin dans cette direction, il serait possible de rapprocher les larmes-gouttes de clair de lune de Gen Paul du « don des larmes » de la tradition orthodoxe russe…)

Par-delà l’apparence d’un mur final (la mort), dans lequel Dutilleul a laissé son « enveloppe charnelle », se profile le mur dépassé, « l’autre côté du mur » dont Dutilleul avait ressenti « l’appel ». Dutilleul est parvenu, enfin, à une sublimation de lui-même (plus « grande » que la gloire), il est devenu le Pierrot « sous les étoiles », sous la lune, image à ce niveau non plus de la mort en tant que fin, mais d’un « au-delà » où Dutilleul-Pierrot vit enfin dans sa vérité ultime, vit enfin selon son coeur.

Il a mené à bien sa quête du Graal, il a accompli son « passage » (de « Pasca » en hébreu : passage à travers la mort) vers lui-même.

Un autre schéma peut rendre compte de cette transformation :

ALIENATION                                                 vs                                           LIBERTE

In-conscience                                               VS                                       Conscience

Dutilleul                                                            vs                                            Pierrot

 

un homme étranger à lui-même libre de ses mouvements physiques, mais prisonnier de ses routines et de son milieu social, sans envergure, sans sentiments propres étranger à son âme enlisé dans la lourdeur du monde et de ses contraintes

VS

un homme révélé à lui-même s’appartenant à lui-même, prisonnier du mur quant à ses mouvements physiques, mais authentique dans ses sentiments, libre d’aimer au-delà  de l’éros    (Dutilleul-Pierrot-David…/Gen Paul-Jonathan…) envergure de l’éternité entré dans la réalisation de son âme, libéré de la lourdeur du monde et de ses contraintes.

En un mot, Dutilleul a « quitté l’ici pour atteindre l’ailleurs ».

QUELQUES SYMBOLES

 

Les lunettes

Après sa « transformation » , Dutilleul remplace « son lorgnon » par « des lunettes en écaille ». C’est bien le cas de dire qu’il a « changé de lunettes » ! c’est-à-dire de regard sur la vie, donc de perception et de conscience (4)

Le Centaure

 « Centaures : Etres monstrueux de la mythologie grecque, dont la tête, les bras et le buste sont d’un homme, le reste du corps et les jambes d’un cheval. »

En résumé : « la bête dans l’homme ».

« Il est sans doute peu de mythes aussi instructifs sur les conflits profonds de l’instinct et de la raison. (…) On en a fait aussi l’image de l’inconscient, d’un inconscient qui devient maître de la personne, la livre à ses impulsions et abolit la lutte intérieure. » (5)

Il est bien de l’ironie coutumière de M. Aymé que de faire prescrire à Dutilleul un « remède » qui ne servira qu’à l’accomplissement final de ce que Dutilleul souhaitait combattre, ou plutôt même « éviter » que combattre, à savoir la prise de pouvoir de son inconscient sur toute son existence !

Le loup-garou

 Appelé aussi lycanthrope, est un homme qui se transforme la nuit, sous certaines conditions, par exemple la pleine lune, en loup. Autre image donc de la bête liée à l’homme, ou « de la bête dans l’homme ».

« La croyance aux lycanthropes ou loups-garous est attestée depuis l’Antiquité en Europe. (…) En France, à peine commençait-on à en douter sous Louis XIV. (…) Ce symbolisme de dévorateur est celui de la gueule, image initiatique et archétypale, liée au phénomène de l’alternance jour/nuit, mort/vie : la gueule dévore et rejette, elle est initiatrice… » (6)

L’allusion de M . Aymé au loup-garou est certaine, avec son Garou-Garou. Mais il ne faut pas oublier l’esprit d’ironie, moyen de créer le paradoxe, et pourquoi pas ? moyen de déguisement, qui soutient la nouvelle : Garou-Garou ne possède qu’un poil » de loup !

Cependant, les symboles sont bel et bien présents, et de toute évidence choisis, réfléchis par M. Aymé. Ils portent bel et bien, même sous forme voilée ou atténuée par l’ironie, leur message. M . Aymé parvient-il vraiment à déguiser son angoisse existentielle ?

Le   Double (Dutilleul-Garou-Garou)

 

« Un dédoublement apparaît encore dans la connaissance et la conscience de soi entre le je connaissant et conscient et le moi connu et inconscient. Le moi des profondeurs, et non celui des perceptions fugitives, peut apparaître comme un archétype éternel… (…) Le romantisme allemand a donné au Double (Doppelganger) une résonance tragique et fatale… Il peut être le complémentaire, mais plus souvent l’adversaire qui nous invite à combattre… » (BRIR, III, 120). 7

« …intéressons-nous à l’un des thèmes obsédants de la fiction ayméenne : on l’appellera le mythe du Double. Rien de très original ici, objectera-t-on : toute la littérature fantastique témoigne de la prégnance du Doppelganger. Mais le Double, dans le monde de Marcel Aymé, revêt une fonction que l’on peut dire métaphysique.

Car il est le support d’une interrogation inquiète, angoissée sur la liberté de l’homme . (…) !’écrivain pose en effet le problème à partir duquel se déploiera sa méditation : peut-on changer de nature, de caractère, modifier son moi par un acte de la volonté ou en profitant de quelque heureux hasard ? Que valent les notions de réversibilité, de destin ? » commente Alain Julliard (opus cité).

Nous savons tous que la question ne se résoudra pas facilement.

 

Conclusion

 

Il est bien évident que toutes les possibilités d’observation, d’analyse et d’interprétation ne sont pas épuisées ici. Nous n’avons pas abordé par exemple la reconnaissance pertinente des isotopies sémantiques, telles celles qui se réfèrent au Moyen-Age, à la méphistophilie, au destin, à « l’oubli ». Cependant, il faut à un certain moment décider de finir là, et c’est ce que nous ferons.

 

NOTES

1.Alain Juillard commente Le Passe-muraille de Marcel Aymé, Gallimard, 1987, Foliothèque.

2. Le village Montmartre : un article publié par M. Aymé dans l’hebdomadaire Radio 50 (n° 331, 7 octobre 1950) résume parfaitement ce que fut pour lui le « village » de Montmartre, A. Juillard.

3. Alain Juillard commente Le Passe-muraille de Marcel Aymé, op. cit.
4. Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov, Ed. du Seuil, 1970, Coll. Points Essais

5. Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Ed. R. Laffont etJupiter, Paris, 1982

6. Dictionnaire des symboles, op. cit.

7. Dictionnaire des symboles, op. cit.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Aymé Marcel, Le village de Montmartre, article publié dans l’hebdomadaire Radio 50, no 311 du 7 octobre 1950, joint à la partie Dossier du commentaire d’A.Juillard

Chevalier Jean, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Ed. R. Laffont et Ed. J upiter, Paris, 1982, Coll. Bouquins

Chouraqui André, Le Chant des Chants, trad. du Cantique des Cantiques, la Bible Everaert-Desmedt Nicole, Sémiotique du récit, De Boeck -Wesmael, 1992

Juillard Alain, commente Le passe-muraille de Marcel Aymé, Gallimard, 1987, Foliothèque

Le Français dans le monde, numéro spécial, février-mars 1988,Jean Dutourd, Hector Bianciotti, ainsi que l’article de Jean-François Bourdet : Texte littéraire: l’histoire d’une désacralisation

Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Ed. du Seuil, 1970, Coll. Points Essais

 

TABLE DES MATIERES

Introduction  p.  1

Situations initiale et finale  p.  4

Les séquences  p. 6

Le cadre chronologique  p. 11

Aperçus sur le code topologique p. 12

Le niveau narratif p. 13

Le niveau thématique p. 19

Quelques symboles p. 22

Bibliographie p.  24

Annexe

Le Passe-Muraille, Marcel Aymé, Gallimard, 1943, Le Livre de Poche, copie annotée.

***

Texte présenté par Mme Maria-Savina DEGOMBERT

dans le cadre du séminaire de Méthodologie littéraire pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

« Sur l’eau » , un conte de Guy de Maupassant

INTRODUCTION

Le conte « Sur l’eau » est l’un des premiers contes de Maupassant, auteur d’œuvres fantastiques par excellence. Déjà y apparaissent son pessimisme précoce, son goût pour l’imaginaire et une étrange prédisposition à l’angoisse sous des aspects morbides et macabres. Cependant l’eau, source de vie mais aussi de mort, fascine ce jeune auteur. Et tous les aspects du monde des eaux donnent à son œuvre un caractère unique.

Ce conte est construit sur des antithèses. Toutefois, la frontière entre ces oppositions n’est jamais absolue : les signes d’ambiguïté apparaissent partout, tout au long du récit.

« La subordination logique de la ressemblance au contraste constitue un des principes méthodologiques fondamentaux du structuralisme. … Le structuralisme, autrement dit, peut être défini comme une recherche du semblable au sein même du différentiel.  » (1)

Nous allons concentrer notre travail sur la recherche de ces ambivalences, omniprésentes.

Maupassant traduit dans ce récit une impression fantastique éprouvée sous l’effet de la peur. Il s’agit ici d’un combat contre la peur qui provoque le dédoublement du héros. La mésaventure de celui-ci le mène de l’angoisse à l’émerveillement.

Au retour d’un dîner chez un camarade, un passionné de canotage rentre chez lui, seul, sur la Seine. Un peu fatigué, grisé par la beauté de la nuit et par la douceur de la rivière, il jette l’ancre. Un silence profond descend provoquant une hallucination. Il veut repartir, mais l’ancre reste accrochée au fond. Il est obligé de passer la nuit dans son bateau. Le plaisir qu’il savourait devant l’élément liquide va céder la place à l’angoisse et à l’effroi. Terrifié par le spectacle insolite de la rivière envahie par le brouillard, il se sent « tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire« . A ce moment-là, naissent les éléments du fantastique suscité par la peur. La peur l’envahit dans la solitude, le silence, puis culmine. La libération de cette peur ne peut se faire qu’à travers l’extraordinaire beauté du paysage.

La lumière pâle du matin dévoile la vraie nature de la peur : c’est la peur de la mort. Deux pêcheurs l’aident à remonter son ancre, chargée du cadavre d’une vieille femme.

Ainsi, Maupassant nous transmet, à travers ce récit d’eau, la « perfide » sensation que nous partageons avec son héros :

« La peur … c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse » (2)   (Maupassant)

1.   STRUCTURE GENERALE DU RECIT

 

Le conte Sur l’eau commence par nous présenter un cadre double qui constitue à la fois un double cadre et une double introduction. Le narrateur introduit son voisin, le deuxième narrateur, qui est en fait le narrateur principal. Celui-ci exprime sa passion : la rivière. Il raconte ensuite une anecdote : le récit de la nuit mystérieuse. Son récit contient donc un autre récit.

L’introduction précède une autre introduction : on a ainsi une sorte de longue introduction à tiroirs. Le corps du récit est structuré par une répétition de deux termes analogiques. La fonction du premier terme est d’appeler le second. Autrement dit, une anticipation précède, quelle que soit la forme, l’événement qui suit.

Ainsi le texte progresse, l’intensité dramatique augmente crescendo jusqu’à la fin.

Par ailleurs, l’emploi de la première personne nous donne l’impression que le texte est autobiographique, qu’il a une valeur de souvenir. Dans ce conte, le narrateur-auteur ressemble singulièrement au narrateur-canotier : ils construisent de la même façon leur situation narrative, comme si le récit qui suit était directement raconté au lecteur par le premier narrateur. D’une certaine manière, le premier narrateur s’identifie au second. Les deux narrateurs semblent donner leur soutien au récit, lui imprimant  – pour le lecteur – un réalisme plus fort.

1.1.  Comparaison entre la situation initiale et la situation finale

1.1.1. Les narrations

L’histoire se termine par une chute horrible et sur une révélation : mais pas un mot pour commenter la découverte du cadavre. Nous avons attendu tout au long du récit cette explication, et une seule phrase à la fois dénoue la situation et donne son véritable sens au conte.

Par opposition à cette fin brève – dont le poids pèse fortement sur la conclusion du point de vue du signifié – le texte donne plus de poids à l’introduction du point de vue du signifiant (si on considère cette double introduction : 6 paragraphes). La comparaison entre le premier énoncé et le dernier éclaire bien ce contraste :

J’avais loué, l’été dernier, une petite maison de campagne au bord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j‘allais y coucher tous les soirs.

(début)

Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord : C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou.                                                                                                                

(fin)

Dans la première phrase, le verbe à l’imparfait « J’allais » et le déictique temporel « tous les soirs » nous renvoient à la répétition cyclique de l’action. L’auteur décrit la vie quotidienne, paisible, anodine comme l’est notre quotidien marqué par la répétition. Le début montre plutôt la vie sans danger, ce qui a un effet rassurant. Alors que la phrase finale présente un événement dramatique qui est caractérisé par « le cadavre », la mort concrète, réelle. Le fait est inhabituel, exceptionnel et suscite la terreur.

Le poids porté sur la fin est renforcé par le lexème « pierre », « matière minérale qui forme l’écorce terrestre (définition du Petit Robert) ». « La pierre est encore un symbole de la Terre-mère (3) » Au niveau de la matière mère, la présence des lexèmes « la Seine », d’une part et « la pierre », de l’autre, peut former l’opposition /eau/ vs /terre/. Or, nous remarquons l’ambivalence des matières : « au bord de la Seine » contient la terre et l’eau. La pierre se trouve dans l’eau. Les deux matières apparaissent au début et à la fin.

au bord de la seine            vs              pierre

      (terre + eau)                                   (terre+ eau)

La première phrase décrit la vie par la présence de l’eau qui est source de vie. Le cours d’eau, son mouvement, désignent quelque chose de dynamique. Tandis que la pierre, par sa lourdeur et sa froideur, présente quelque chose de statique : l’immobilité de la mort. On passe donc du mouvement de la vie à l’immobilité de la mort, et également de l’animé à l’inanimé : l’être humain vivant se fige sous la forme d’une masse noire, l’objet.

La structuration de l’espace apparaît sous la forme de la circularité. Une fois que le corps est remonté (la mort), le héros recouvre sa liberté, c’est-à-dire sa vie (euphorie), mais se heurte à un réel « gris, pluvieux glacial« , porteur de tristesse et de malheurs. Il retrouve son quotidien – non plus anodin,  comme au début, mais marqué de pressentiments néfastes (dysphorie). La similitude de ces deux passages réside en ce qu’ils contiennent tous deux des connotations   opposées : euphorie et dysphorie.

Nous retrouvons, également, des éléments communs qui sont, en somme, des anticipations du récit. Le climat d’étrangeté est déjà présent dans le premier paragraphe :

qui était bien le type le plus curieux que j’eusse jamais vu. C’était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. Il devait être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans  le canotage final.      (l. 5  9)

L’adjectif « curieux » est synonyme de « étrange » et « singulier », qui évoque déjà le fantastique. Le groupe ternaire avec « l’eau », cheminement presque fatal, indique sa passion de l’eau. « Sur l’eau » exprime un simple contact avec la rivière : le personnage dans son canot. « Dans l’eau » indique l’immersion. Mais derrière le cliché de la passion, l’auteur prépare la fin du récit. En ajoutant le verbe « mourir », la mort est présente « dans l’eau » depuis le début. A ce simple canotier arriveront des choses étranges, fantastiques, lui faisant frôler la mort. D’ailleurs, en s’adonnant toujours aux plaisirs de la rivière, ne se condamne-t-il pas à son tour au repos éternel ?  Chez Maupassant, dans la plupart de ses œuvres, telle une obsession, domine la mort.

S—————————————-t—————————————-S’

 S = vie et mort ( « il mourra« )

  • mouvement
  • lieu culturel (maison)

 vs

S’ = mort et vie (quotidienne)

  • immobilité
  • lieu naturel (rivière)
1.1.2. Le récit du canotier

Dans ce récit, des éléments en deux unités apparaissent en alternance. Cette construction crée des effets de symétrie présents dans l’ensemble du texte.

L’histoire personnelle commence par un chant d’amour à la rivière. Le narrateur nous dépeint le beau paysage fluvial, une image de l’eau réveillée par la lumière :

Il faisait un temps magnifique; la lune resplendissait, le fleuve brillait, l’air était calme et doux. Cette tranquillité me tenta; …   (l. 60,-62)

Nous remarquons que les éléments de cette description évoquent la beauté et la vie. Les verbes « briller » et « resplendir » indiquent quelque chose de vibrant,  d’actif. La beauté, la douceur et la tranquillité montrent que le moment est euphorique.

Et il jette son ancre. Cette immobilité est le départ de son conflit. Mais c’est lui qui s’arrête, qui veut contempler toutes les beautés qui l’entourent : immobilité active. Il est libre de repartir. Mais bientôt cette immobilité devient pour lui obligatoire : immobilité passive. Il est privé de liberté. Son combat contre l’angoisse, contre la peur commence. Plus la nuit avance, plus la puissance terrible de la rivière grandit. Et ces beautés se transforment en cauchemar.

Tous les éléments du début sont repris dans la dernière séquence. Mais, cette fois-ci, le paysage est décrit avec des notations péjoratives. Ces deux descriptions de la rivière sont tout à fait opposées :

…Quand je rouvris les yeux, la lune était couchée, le ciel plein de nuages. L’eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.      (l. 200 203)

La lune a disparu en même temps que la douceur (le vent souffle), le temps est maussade, il fait froid, la nuit devient profondément noire. C’est un paysage sinistre, dysphorique, qui évoque la mort. Ce paysage nous rappelle la description que fait le narrateur de la rivière :

La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase.

(l. 37 38)

Et le jour arrive. C’est un jour sans éclat, glacial qui apporte « des tristesses et des malheurs« , bien qu’il recouvre sa liberté. La phrase finale donne au récit sa structure : l’expliquant rétrospectivement mais ne prenant elle-même toute sa valeur qu’en fonction de ce qui précède.

L’axe sémantique :

S————————————–t —————————————S’

S = immobilité active
  •   (liberté)
  • (+)
  • vie
  • beau
  • nuit éclatante
  • bonheur
  • euphorie
t = immobilité passive

(non-liberté)

S’ = mouvement
  •  (liberté)
  • (-)
  • mort
  • lugubre
  • nuit obscure
  • jour triste
  • malheur
  • dysphorie 

La structure générale peut être représentée par le schéma suivant :

Séquence 1 2 3 4 5 6 7 8
Paysage


Etat extérieur

 


Etat

intérieur

 


 

Axiologie

Cénesthésie


 

beau


beau

temps

silence


 

bien être


 

euphorie

 


réel

 

 

 

 

 


peur

hallucination

 


 

dysphorie

 


fantastique

 

 

 

 

 

 

 

 


 

euphorie


 

réel

épouvantable


brouillard

chaud


raison

 

 


 

dysphorie

 


fantastique

 

 

 

 


peur

hallucination

raison + peur


 

 

 


réel

 

extraordinaire


bruit


non-peur

 

 


 

euphorie

 


 

fantastique

lugubre


obscurité

froid


 

 

 


 

dysphorie

 


 

réel

 


jour

glacial


 

 

 


 

 

 


 

réel


2. LA SEGMENTATION DU TEXTE

Nous allons tout d’abord diviser ce récit en deux parties au niveau du code narratif : introduction et récit.

L’introduction peut être divisée en deux du point de vue du code actoriel puisque le premier narrateur – le narrateur-auteur – cède la parole au second narrateur, le canotier.

Introduction I :  (cadre général): Du début  jusqu’à  la rivière. (l.   15)

A l’intérieur de la première introduction, on distingue deux sous-séquences délimitées par la disjonction temporelle « un soir ». Le récit raconté par le canotier débute par le même démarcateur.

  • Sous-séquence (a): début – … il mourra bien certainement dans le canotage (1. 9)

Le narrateur du cadre fait la présentation de son voisin, le canotier.

  • Sous-séquence (b): un soir (1. 10- 15)

Portrait rapide présentant les caractéristiques du canotier qui devient le second narrateur.

Introduction II :   »Ah! me dit-il, … (l. 16)- …tantôt chez lui, tantôt chez moi. (1. 54)

Le code topographique et le code chronologique découpent cette introduction en deux parties :

  • Sous-séquence (a) : (1. 16)- …il y a une dizaine d’années. (1. 48)

Le thème de l’eau est présenté par le second narrateur: la rivière comparée à la mer. Nous distinguons ici une petite transition qui amène le récit : Mais puisque vous me demandez… (l. 46 – 48)

  • Sous-séquence (b): J’habitais, comme aujourd’hui… (1.49-54)

Ici, le canotier raconte une de ses anecdotes concernant ce qui lui est arrivé une dizaine d’années auparavant. L’espace devient paratopique.

La localisation spatiale de la première narration « au bord de la Seine » (l. 2) (lieu topique) devient ici sur l’eau : « traînant péniblement mon gros bateau… « (1. 56) (lieu paratopique).

On présente, dans cette séquence, l’introduction objective, générale des faits (simple description extérieure) : l’habitude du narrateur qui rend visite à son meilleur camarade. Nous rappellerons que l’habitude du premier narrateur : « J’allais y coucher tous les soirs » (l. 2- 3) et celle du deuxième narrateur : « Nous dînons tous les jours ensemble… » (l. 53- 54) se superposent.

Récit: Un soir… (l. 55) jusqu’à la fin.

Les critères spatio-temporels ne sont pas pertinents pour effectuer le découpage de ce récit. D’une part, le lieu utopique « sur l’eau » devient statique, malgré le mouvement de l’eau, étant donné que le héros est immobilisé. D’autre part, l’ancrage temporel du récit n’apparaît que vers la fin, ce qui n’est pas non plus pertinent pour la segmentation.

Par contre, le critère actoriel joue un rôle important, si l’on considère les bêtes nocturnes, les plantes ou les conditions atmosphériques tel que le brouillard, qui est personnifié et devient acteur. Toutefois, l’acteur collectif reste « la rivière » et l’acteur individuel reste « le canotier » auquel s’ajouteront les deux pêcheurs.

Nous allons donc découper notre texte selon le code psychologique, c’est-à-dire selon l’état psychologique du héros, puisque le récit est fondé sur l’alternance, le balancement des sentiments.

Cette segmentation se trouve renforcée par la mise en place des démarcateurs disjonctifs logiques: « soudain » et « cependant » qui marquent l’opposition et qui sont utilisés uniquement aux moments dysphoriques. Ils sont distribués de la manière suivante:

Séquence 2 : (Soudain) – Séquence 4 : (Soudain, Cependant)  —Séquence 5 : (Cependant) – Séquence 7 (b) : (Cependant, Soudain)

Séquence 1: « Un soir, comme je revenais…. » (l. 55)- jusqu’à « Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient ». (l. 76)

La séquence 1 commence par une disjonction temporelle (signalée par la présence du déictique temporel « un soir« ) tout comme l’introduction I (b). La segmentation peut être effectuée selon un critère spatial: le héros se déplace de la maison au fleuve :··

(introduction)  ————————————————> (séquence 1)

maison                                                 vs                                                fleuve

englobé                                                                                                    englobant

statique, culturel, terre                vs                          dynamique, naturel, eau

L’introduction précède le récit proprement dit (l. 55 – 60)

Le récit commence par une première description de la rivière : paysage euphorique. Ensuite, c’est le silence total marquant la transition entre ce moment euphorique et le moment dysphorique de la peur. (l. 68 – 76): le canotier commence à avoir peur parce que le silence est trop pesant, absolu, « extraordinaire« .

Séquence 2 : « Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. (l. 76)    jusqu’à  … je me dressai d’un bond. » (1. 91)

La peur, qui est déjà anticipée dans la séquence précédente, s’installe dans cette séquence. Elle se transforme en une première hallucination (hors réalité, moment fantastique). L’euphorie qui connote la séquence 1 se transforme en dysphorie.

Séquence 3 : « l’eau brillait, tout était calme. (1. 91) jusqu’à   « passer la nuit à la belle  étoile. »  (l. 112)

Le récit retombe dans le réel et le héros raisonne. Il réfléchit et analyse son état psychique. Il veut partir mais l’ancre reste accrochée au fond.

Toutes les chaleurs s’y réunissent.

Séquence 4 : « Soudain, un petit coup… (l. 113) jusqu’à  « pour me faire tomber raide, sans connaissance ». (l. 161)

  • Sous-séquence (a) : (l. 113) « Je  me rassis épuisé. » (l. 119)

La séquence 4 qui débute par un disjonctif  logique « soudain« , apparaît comme la transformation de la séquence qui la précède. L’euphorie qui connote la séquence 3 se trouve transformée en dysphorie:

… comme le temps demeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sans doute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours. Ma mésaventure m’avait calmée ; je m’assis et je pus enfin fumer ma pipe. Je possédais une bouteille de rhum, j’en bus deux ou trois verres, et ma situation me fit rire. Il faisait très chaud …  (SQ 3; l.  105-110)

Soudain, un petit coup sonna contre  mon bordage. Je  fis un soubresaut, et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. je me sentis envahi de nouveau par une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je me raidis dans un effort désespéré.  L’ancre  tint bon. Je  me rassis  épuisé(SQ  4; 1. 113-119)

séquence 3

  • euphorique
  • feu (fumer)
  • espoir (rire)
  • chaleur (boire + le temps demeurait fort beau)

vs 

séquence 4

  • dysphorique
  • eau (sueur)
  • désespoir (effort désespéré)
  • froideur

Le deuxième moment de peur commence lorsque le narrateur éprouve « une étrange agitation nerveuse » : une transition qui prépare la culmination du récit. Il se rend compte de sa situation : il va être obligé de passer la nuit dans son bateau (immobilité passive).

  • Sous-séquence (b) : la rivière s’était peu à peu…  (l. 120 – l. 161)

Deuxième description de la rivière : paysage dysphorique.

La blancheur, l’épaisseur, l’opacité du brouillard provoquent la deuxième hallucination (moment fantastique). La peur l’envahit et culmine. Cette hallucination, amalgame de fantastique et de réel, provoque chez le canotier un dédoublement de sa personnalité: le moi angoissé qui se laisse aller à la terreur et le moi raisonnable.

Séquence 5 : Cependant, par un effort violent,.. (l. 162) jusqu’à « … et je regardai par-dessus le bord. (l. 177)

La peur demeure, mais dans le réel. Il est paralysé.

Séquence 6 : Je fus ébloui par le plus merveilleux, … (1. 178) jusqu’à  … les singularités les plus fortes n’eussent pu m’étonner. (l. 198)

Troisième description de la rivière : un paysage extraordinaire, un moment euphorique. Nous sommes dans un monde fantastique mais réel.

La peur disparaît définitivement grâce à cet émerveillement.

Séquence 7 : Combien de temps cela dura-t-il,… (1. 199) jusqu’à  … et nous la tirâmes à mon bord (l. 221)

Les sous-séquences se divisent du double point de vue du code chronologique et du code actoriel.

  • Sous-séquence (a): (l. 199)-… que j’approchais de mes yeux. (l. 208) Description de la rivière: l’obscurité. Le temps atmosphérique fait contraste avec le merveilleux de la séquence précédente.
  • Sous-séquence (b): Peu à peu, cependant, Soudain(1. 209 –   221)

On revient dans la réalité et, en même temps, dans le jour. (disjonction temporelle). Tout se passe dans la nuit sauf à la fin où il se heurte à une réalité dysphorique, angoissante. Ce jour n’est marqué que de signes négatifs, qui annoncent la mort – une mort omniprésente.

D’autres êtres vivants cette fois apparaissent : deux pêcheurs. (disjonction actorielle)

Conclusion : « C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou. »  (1. 222  jusqu’à la fin)

3.   ANALYSE SEMIOTIQUE

 3.1. Le Niveau Figuratif

De nombreuses antithèses se retrouvent dans ce conte, Toutefois, ces oppositions ne sont jamais absolues. La plupart des signes possèdent une double face, d’où l’ambiguïté du texte. Les connotations euphoriques se transforment presque toutes en connotations dysphoriques. Il nous semble que c’est ce qui fait l’intérêt de ce conte. Presque tous les signes, même s’ils sont positifs, portent un signe négatif. Les signes de mort, omniprésents, règnent tout au long de ce conte.

3.1.1. Ambiguïté de l’eau (la rivière) :

L’eau est à la fois symbole de vie et symbole de mort.

  • Mer vs Rivière 

Le narrateur souligne le mystère de l’eau de la rivière, l’eau soi-disant « douce », et son attirance pour elle, en la comparant à la mer :

Elle est souvent dure et méchante, c’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l’Océan.

Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein d’immenses   pays bleuâtres, où les noyés roulent parmi les grands poissons, au milieu d’étranges forêts et dans des grottes de cristal. La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on  pourrit dans la vase.                                                        (l. 28  à l.  38)

L’eau de mer fonctionne ici comme une image positive du moi. La mer symbolise le moi libre et heureux. Par contre, la rivière fonctionne comme des images fatales qu’accompagne la noirceur due à la profondeur de l’eau.

En mer, le danger se voit et s’entend du fait de l’agitation des vagues. Bien que la mer soit porteuse de mort, elle est franche et transparente comme du « cristal« , « les noyés« , visibles, y nagent. Alors qu’ils se cachent, s’immobilisent et se décomposent dans le fond noir de la rivière. Notons ici que la vase contient aussi la terre et l’eau.

L’adjectif « perfide » signifie « dangereux, nuisible sans qu’il y paraisse ». La rivière cache en effet son danger sous une apparence de douceur.

la mer (+)

  • peur franche (vagues)
  • bruit (crier/hurler/gronder)
  • dynamique (rouler)

la rivière (-)

  • peur perfide (mouvement éternel)
  • silence (sans bruit)
  • statique (pourrir)

Ce n’est pas la large mer, avec ses tempêtes, qui répand l’angoisse mais la rivière et son univers de mystère et de silence sinistre. Cette idée est exprimée dans la description du narrateur :

« Pour lui [=un pêcheur], c’est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l’on entend des bruits que l’on ne connaît point où l’on tremble sans savoir pourquoi, comme un traversant un cimetière et c’est en effet le plus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a point de tombeau.« (l. 19-25)

On a ici une accumulation de termes qui évoquent une image obscure et néfaste, une figure de mort, voire une allégorie de la mort. On pourrait interpréter ces descriptions comme une mise en abyme du récit : la nuit, dans le silence, il est envahi par la peur, il tremble devant les images et les mirages de la rivière, ses hallucinations. L’auteur prépare déjà les germes de cette émotion frissonnante. Il s’agit donc de l’angoisse (la peur sournoise) plutôt que de la peur violente que provoque la mer, parce que le héros ne sait pas d’où vient la menace. Ce qui le retient immobile, c’est la mort, et tout est marqué de son signe.

L’atmosphère  lugubre et sombre de cette histoire est accentuée par  les minces roseaux  :

Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseaux minces avec leurs petites voix si douces doivent être encore plus sinistres que les drames lugubres racontés par les hurlements des vagues.                               (1. 42–45)

Comme la mer, les roseaux sont personnifiés : la mer « raconte » mais les roseaux « chuchotent », comme si c’était eux qui racontaient cette histoire sinistre (raconter est le propre de l’être humain, : son langage articulé). Cela montre que la nature est animée, agitée, parcourue ici de chuchotements perfides, là de grands cris assourdissants. Cette personnification de la nature fait contraste avec l’être humain inanimé à la fin de l’histoire.

Ces plantes aquatiques seront omniprésentes dans le récit, surtout aux  moments dysphoriques. Le héros s’arrête d’abord « auprès de la pointe des roseaux ». Voici, plus loin « des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes, et qui semblaient s’agiter », ce qui suscite une étrange sensation chez le  héros.

« Les pointes des roseaux » réapparaissent dans la scène du brouillard. Puis les plantes se présentent cette fois-ci, non comme décor mais comme acteurs et actants. Ils jouent un rôle d’opposant  puisqu’ils empêcheraient  le canotier de se sauver à la  nage :

Je pensai à me sauver à la nage; … Je me vis perdu, … me débattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter,…(SQ. 4; 1. 135-138)

Enfin. dans la dernière séquence, ils sont présents en tant que vision auditive : « le froissement des roseaux ».

Les adjectifs « minces » et « élevés » indiquent leur grandeur, donc leur verticalité qui fait peur au héros. La verticalité préfigure une menace.

  • Surface vs Profondeur

Il n’existe pas, en mer, d’opposition entre fond et surface. La beauté, la douceur et le calme de la rivière décrite par le narrateur en séquence 1 n’est, en effet, qu’une surface de l’eau perfide. Plus elle scintille, plus elle réfléchit la lumière, plus cette surface miroitante dissimule sa profondeur noire, assimilée à la mort. La beauté et le danger coïncident sur l’eau et dans l’eau. Le plan horizontal de la surface de l’eau, qui fascine (la passion du héros), se complète de l’axe vertical du danger, de la menace qui vient du fond.

      (+) Rivière (-)

  • surface (+)                                  vs                        profondeur (-)
  • horizontale                                                             verticale
  • vie                                                                                 mort

« Comme pour la terre, il y a lieu de distinguer dans la symbolique des eaux la surface et les profondeurs. La navigation ou l’errance des héros en surface signifie qu’ils sont exposés aux dangers de la vie, ce que le mythe symbolise par les monstres qui surgissent des profondeurs. … Le pervertissement se trouve également figuré par l’eau mélangée à la terre (désir terrestre) ou stagnante qui a perdu sa propriété purifiante : la vase, la boue, le marais (4 ) « .

Dans un sens, la rivière devient un objet fantastique. Elle captive et attache (surface), mais elle ne prend sa signification que par la profondeur. En fait, la rivière est fatale en elle-même : dans sa vase, la mort se trouve réellement. La profondeur renforce encore l’image de la rivière maléfique.

Parmi les termes récurrents, la profondeur désigne plutôt des éléments dysphoriques. Citons, à titre d’exemples : « la chose mystérieuse, profonde (la rivière) »,  »profondeurs noires, « l’obscurité était profonde ».

Quand le héros commence à avoir peur, juste avant la première hallucination (SQ. 2), et quand il est envahi par la peur (SQ. 5), il s’étend au fond du bateau. Cette position horizontale, qui peut être celle du repos, est ici une figure de la  mort : le corps au fond du canot correspond au corps qui est au fond de l’eau. Il est dans la position du cadavre. En haut (surface), le héros est couché et vivant, en bas (dans la profondeur), la femme est couchée et morte. Ils sont tous les deux immobiles. D’où l’ambiguïté de la surface horizontale : la beauté de la surface de l’eau (vie) et la position du héros (parallèle à la mort).

(+) Il est sur l’eau / Il s’étend (-)

surface (+)                 <   ——————————–  >           profondeur (-)

  • haut                                                                                                              bas
  • horizontalité                                                                                           verticalité
  • vie(+) et mort(-)                                                                                     mort

Enfin, lors de ses hallucinations, il croit qu’un être ou une force invisible « l’attire » doucement au fond de l’eau. (SQ. 2); il lui semblera qu’il se sentira tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire. (SQ 4b)

En fait, le héros ne fait que ce mouvement : « tirer » –  il se sent « tiré » depuis le bas (par la mort), mais il « tire » ou essaie de « tirer » son ancre (vers la vie).

« Je tirai sur ma chaîne;…, je tirai plus fort, …; elle avait accroché quelque chose au fond de l’eau et je ne pouvais la soulever;  je recommençai à  tirer, mais  inutilement. »                                                             (SQ 3; l. 93-97)

Et avec l’aide d’un pêcheur :

« …  et tous les deux nous tirâmes sur  la chaîne. »        (SQ 7; 1. 214)

Et encore, tous les trois:

« Enfin nous aperçumes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord »(SQ 7; 1. 221)

A la fin, il réussit à tirer sa chaîne, mais c’est la mort qu’il a tirée vers la vie. Il peut mettre le bateau en branle ; il part dans le jour (=délivrance) – mais un jour plein de malheurs où la mort semble régner.

  • Mouvement  vs Immobilité

Relevons les positions successives du canotier (du haut vers le bas, du bas vers le haut) : non seulement il se couche mais, tour à tour, il est debout, assis, se dresse, se soulève. C’est­ à-dire qu’il fait un va-et-vient entre la vie et la mort, entre la raison et la peur.

Ce mouvement vertical apparaît lors de sa première hallucination. La beauté de la rivière et de la nuit se transmue en éléments fantastiques qui provoquent un déséquilibre puis une angoisse chez notre personnage. Les mouvements augmentent crescendo avec la force invisible qui l’attire au fond:

« Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la barque m’inquiétèrent. Il me sembla qu’elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deux berges du fleuve; puis je crus qu’un être ou qu’une force invisible l’attirait doucement au fond de l’eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber. J’étais ballotté comme au milieu d’une tempête… »  (SQ 2; 1. 85-90)

Des mouvements verticaux qui attirent sa barque vers le bas vont vers le haut soulevant vers le ciel, pour retomber de nouveau vers le bas. Comme si la barque était attirée par cette femme au royaume des morts, ou comme si la rivière entière était l’incarnation de cette femme. Même si aucun événement surnaturel ne survient réellement, il plonge dans l’eau et remonte. Autrement dit, attiré par son charme, il rejoint la mort et ressuscite. Le narrateur a déjà mentionné cette mort qui « pourrit dans la vase » : « La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase (l. 37-38) ».

Le récit plonge dans le fantastique. Tout est calme, mais le narrateur vit une tempête. L’eau est ici ambivalente : l’hallucination (imagination) a lieu sur l’eau (en haut) et la mort (réalité) est dans l’eau (en bas). En outre, l’utilisation de la comparaison « comme », qui n’est pas une métaphore directe, nous donne l’impression que l’auteur veut dire « comme si ». C’est commencer à croire à la réalité de l’image impossible. Le fantastique tout entier se résume à ce « comme si ». Tout apparaît ambivalent, ambigu.

L’hallucination, signe de mort, renferme une part de vérité. Cette frontière entre la vérité (la réalité) et l’imagination (hors de la réalité) disparaît. Tout ce qui paraît fantastique, hors de la réalité réintègre en partie la réalité parce que –  comme il en avait le pressentiment –  la mort est vraiment là. Comme si la vie était vraiment faite de mort, et la raison faite de pressentiments et d’hallucinations. Celle-ci peut être une sorte de seconde vue : dans la folie, on peut percevoir des choses qui existent vraiment.

L’hallucination est ici une pré-connaissance, une prescience, une vue surnaturelle de ce qui se passe vraiment.

Après avoir raisonné, il décide de s’en aller, mais il lui est impossible de partir : je sentis une résistance. Il est pris dans l’immobilité ; de nouveau le calme s’installe. Cette alternance de calme et d’angoisse – vie et mort – se poursuit. Il est enfermé entre des murs invisibles et dans sa solitude. Bientôt, le charme de la nuit dont il se réjouit fait place à une angoisse montante. Dorénavant, il devra triompher seul des plus dures épreuves.

L’immobilité qu’il a voulue se change en immobilité forcée. Il veut y échapper parce que, pour lui, l’immobilité égale le fantastique, voire la mort. C’est un signe de la mort qui le menace.

Chez Maupassant, la rivière prend la forme de l’eau douce fatale. Il utilise cette eau de la rivière pour annoncer la mort. Et pourtant, en tant que moyen de transport, la rivière, tissu de vie, transportera en douceur le passager libéré de sa prison. Ce mouvement, porteur de vie, se change, s’il est silencieux et infini, en un effroi. « Elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant… . » Le mouvement est donc aussi un signe de la mort qui menace le canotier. D’ailleurs, notre rivière ne mène pas à la mer mais à la mère morte. Elle contient la vie et la mort.

Après avoir vécu la deuxième hallucination, cette horreur, il demeure entièrement incapable du moindre mouvement. Il est paralysé:

« Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l’oreille tendue et attendant. Quoi? Je n’en savais rien. mais ce devait être terrible. »

 (SQ. 4; l. 155-158)

Je bus encore et je m’étendis tout de mon long au fond du bateau. Je restai ainsi peut-être une heure, peut-être deux, sans dormir, les yeux ouverts, avec des cauchemars autour de moi. et j‘avais peur de faire un mouvement.          (SQ 5; l. 170-174)

(+) Rivière (–)

mouvement (+)    <—————-    vs  —————->  immobilité (-·)  vie(+) et mort(-)                                                                                     mort

Cette situation ressemble à celle d’un rêve éveillé. Envahi par la terreur, les yeux ouverts, il vit des cauchemars qui sont presque réels. Les cauchemars appartiennent ici à l’état de veille. Le sommeil aussi est ambigu.

L’eau est ici symbolique ; elle prend la forme d’une référence au fleuve de la vie : comme si sa vie s’était arrêtée. Pour remonter le fleuve de sa vie et redonner à cette eau stagnante son mouvement, il lui faut une aide.

L’eau de la rivière qui s’écoule attire et fascine le canotier. Néanmoins, cette eau est caractérisée par sa profondeur, sa noirceur et son immobilité. L’eau est donc signe de vie et de mort.

3.1.2. Ambiguïté du bruit et du silence
Le silence

 Au début, le paysage était un ravissement pour les sens : la vue (« la lune resplendissait, le fleuve brillait ») et le toucher (« l’air était calme et doux »). Notre héros se réjouissait du silence bienfaisant, d’une paix du corps et de l’âme. Ce beau paysage se transforme bientôt en un paysage presque fantastique :

« On n’entendait rien, rien: parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive, et j’apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes et semblaient par moments s’agiter.

Le fleuve était parfaitement tranquille, mais ie me sentis ému par le silence extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient.

(SQ. 1; l. 68- 72)

L’auteur insiste sur le silence profond par son usage du lexème « rien » répété deux fois, et aussi, par le manque de signes de vie : tous les habitants de la rivière se taisent. Comme si ce fleuve vivant, qui lui avait procuré jusqu’alors des moments de bonheur, était mort. Ce qui constitue déjà un signe dysphorique. L’adjectif « surprenant« , le clapotement presque insensible, la verticalité et les mouvements des roseaux sans présence de vent (« air calme ») contribuent à créer une atmosphère déjà fantastique.

Cette ambiance, créée par le biais des notations sensorielles, fait allusion à la présence du réel. Toutefois, les verbes « croire » et « sembler« , qui donnent le même effet que « comme si« , montrent comment le réel devient fantastique sans cesser d’être rationnel.

Maupassant prépare soigneusement l’événement (l’hallucination) qui surgira.

Le silence absolu provoque chez le héros une sensation étrange qui se change bientôt en angoisse :  chaque fois qu’il a peur, la réalité disparaît.

Ici intervient la transition entre la réalité et le fantastique, entre le moment euphorique et le moment dysphorique, entre l’inconscient et le conscient.

Or, le silence est ici très ambigu. Il est ému par « le silence extraordinaire ». Mais est-il ému simplement par la beauté  ou est-ce le début d’un sentiment de peur ?

Le silence semble euphorique… Pourtant, il est malgré tout dysphorique, tout comme ce qui rompt le silence, car ces deux traits pertinents font peur au canotier.

silence

euphorique (+)                                                                           dysphorique (-)

Les bruits
  • Bruits naturels

Les bruits apparaissent toujours dans les moments de transition et alternativement sous les signes négatif et positif. Il s’agit, d’une part, des bruits qui annoncent l’arrivée des moments dysphoriques (curieusement, l’auteur utilise le singulier pour tous ces bruits), mais, d’autre part, les bruits, présentés au pluriel, renvoient au réel, c’est-à-dire que le héros revient sur terre après avoir vécu des moments  fantastiques.

euphorie (+) —> le bruit —> dysphorie (-)
fantastique les bruits réel

Une série de petits bruits se manifestent :

  • « … je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive …  » (SQ 1; 68- 70)

•  « Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis: elle se tut… »  (SQ 2; l. 76-77)

  • Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis un soubresautet une sueur  froide me glaça des pieds à  la tête.                                    (SQ 4; 1. 113-115)

Remarquons que ces trois énoncés sont graphiquement presque semblables : les articles indéfinis, l’adjectif « petit » et la préposition « contre« . Le clapotement de l’eau et le coassement d’une grenouille provoquent la première « agitation nerveuse » (la sensation d’étrange et le tressaillement) chez le canotier. Puis, un petit coup qu’il entend contre son bateau plus tard, produit de nouveau cette nervosité, plus grande à chaque fois (le soubresaut et une sueur froide). Pour un petit bruit il entre dans un état de tension, d’épouvante. Et chaque agitation nerveuse le fait pénétrer dans un monde fantastique, un monde d’hallucination.

Le premier signe des bruits, au pluriel, qui ramènent à la réalité apparaît juste après la première hallucination. Avec ces bruits, le narrateur revient sur terre et retrouve sa raison :

« … j’entendis des bruits autour de moi; je me dressai d’un bond: l’eau brillait, tout était calme. »         (SQ. 2-3; l. 90-91)

Après avoir vécu dans un état d’émerveillement, le narrateur entend deux sortes de bruits : positifs et négatifs. La description fait rappel à la présence du réel :

« Toutes les bêtes de l’eau s’étaient réveillées; les grenouilles coassaient furieusement, tandis que … j’entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds.

(SQ. 6; l. 192-196)

Si, au début du récit, le coassement d’une grenouille l’effraie, dans ce passage le même bruit de plusieurs grenouilles symbolise le retour à la vie, comme si on entendait les battements du cœur: le chant soudain des grenouilles, c’est la manifestation du renouveau  accompli, le signal du réveil annuel de la nature ( 5 )  Remarquons, tout au  début du récit, que « toutes les bêtes, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient (SQ. 1) ». Les « marécages » nous rappellent l’eau dormante, (l’eau qui a perdu sa vraie fonction, celle de l’eau qui coule), et qui donc signifie la mort. Tandis que, dans cette séquence, avec cette notation : « toutes les bêtes de l’eau  s’étaient réveillées », l’eau  retrouve son  mouvement.

Contrairement à ces bruits enchantés, « la voix » métallique des crapauds semble annoncer la triste nouvelle.

« Le crapaud est le plus souvent considéré comme l’inverse de la grenouille, dont il serait la face lunaire, infernale et ténébreuse: il intercepterait la lumière des astres par un processus d’absorption. Comme tant de théophanies lunaires, le crapaud est aussi l’attribut des morts ( 6 ). »

Le retour à la réalité, à la fin, a une double valeur : d’une part, elle signifie la délivrance du narrateur qui retrouve sa raison (les bruits), et, d’autre part, elle annonce l’arrivée du jour, libérateur, la fin des sortilèges, le retour à la vie – mais à une vie monotone et triste, annonciatrice de mort, et surtout la découverte de la mort concrète (le bruit). La réalité a donc elle aussi une double face, positive et négative, de vie et de mort.

les bruits (+) la vie                    vs                         le bruit (-) la mort

L’obscurité lugubre vient ensuite. Cette ambiance sinistre est d’autant plus renforcée par la présence des éléments auditifs. Le moment dysphorique par excellence :

« L’eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.

Je bus ce qui me restait de rhum, puis j’écoutai en grelottant le froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière.

(SQ. 7; 1. 201–206)

  • Bruits culturels

Le récit se déroule sans paroles, sans ce qui est le propre de l’être humain. Soit le canotier rit, soit il crie, selon la cénesthésie euphorique ou dysphorique.

Tout au début du récit, après avoir été envahi par une agitation nerveuse, il essaie de retrouver les éléments de son quotidien qui le rattacheraient à la réalité : fumer et chantonner. Mais chaque fois il est interrompu : « le son de ma voix m’était pénible (l. 81) ». (Chantonner est du bruit articulé qui a du sens, néanmoins il est présenté ici comme du bruit qui n’a pas de sens. Ce bruit est ambivalent.) Son attitude trahit l’inquiétude qu’il veut nier ou dissiper. Autrement dit, cette ambivalence témoigne qu’il commence à être dominé par la peur.

La peur l’envahit crescendo. Le spectacle insolite de la rivière envahie par le brouillard terrifie le narrateur. Au moment de la terreur extrême, au bord de l’aliénation, il crie cette fois de « toutes ses forces » pour appeler au secours. Il crie comme un prisonnier, comme celui qui se sent menacé par la mort. C’est un cri maléfique et paralysant. Comme s’il répondait à cet appel, le chien hurle dans le silence : c’est un présage de mort :

« Cependant, par un effort violent, je finis par ressaisir à peu près ma raison qui m’échappait. … Alors une idée me vint et je me mis à crier de toutes mes forces en me tournant successivement vers les quatre points de l’horizon.  Lorsque  mon  gosier  fut absolument  paralysé,  j’écoutai.  – Un chien hurlait, très loin.   (SQ 5; l. 162-168)

Le cri a pour fonction, dans le récit, de renforcer la solitude qu’il ne peut plus supporter. Le cri est, tout comme le hurlement, un bruit ambivalent, puisque ce n’est pas seulement l’homme qui crie, mais aussi l’animal. C’est un son à la limite de l’articulé et de l’inarticulé. Il est presque déshumanisé. Le bruit devient maintenant le seul fil qui le retient  à la vie. Le narrateur est totalement dominé par la peur :

« j’avais peur de faire un mouvement. A la fin, je me soulevai avec des précautions infinies. comme si ma vie eût dépendu du moindre bruit que j’aurais fait … »               (SQ. 5; 1. 175-176)

Et, vers la fin, tout à coup, la peur a définitivement disparu, juste après qu’il a entendu la voix des crapauds:

« … j’entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds. Chose étrange, ie n’avais plus peur… »

(SQ. 6; l. 194-196)

C’est-à-dire qu’on est passé du son (le son de la voix du narrateur qui essaie de chantonner) dénué de sens à la voix, qui est porteuse de sens. C’est prendre un signifiant et projeter un signifié sur le signifiant, c’est humaniser le non-humain. Par cette activité, qui est une activité humaine (c’est l’homme qui projette du sens sur ce qui n’en a pas), le héros retrouve son statut d’homme. Il est passé du côté dominant. C’est la raison pour laquelle l’obscurité lugubre ne l’effraie plus.

 Crier

(non-articulé + articulé)

  • le son de la voix du narrateur                                    la voix des crapauds
  • inarticulé                                                                                articulé
  • non-sens                                                                                 sens

Il criera de nouveau à la fin du récit, mais, cette fois, il s’agira d’un cri positif grâce auquel il réussira à atteindre un sauveteur. Le cri possède donc également une double face, négative et positive.

3.1.3. Ambiguïté du fantastique

Paysages fantastiques : épouvante et merveilleux

Après le léger coup qui a provoqué chez le narrateur une étrange agitation nerveuse, il va être confronté maintenant à un paysage d’épouvante qui fait naître l’hallucination, la terreur. Le brouillard blanc, qui est l’émanation de la menace, engloutit tout dans son épaisseur, dans ses profondeurs mortelles, comme la rivière a engouffré cette femme noyée dans la vase. C’est un paysage qui fait penser à un tableau peint à l’encre de Chine, un paysage fantastique :

« Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouillard blanc très épais qui rampait sur l’eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, ie ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formées par des groupes de peupliers d’ItalieJ’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheur singulière… » 

  (SQ. 4; l. 120-128)

C’est ici un passage qui est construit sur de nombreuses antithèses, mais ces oppositions sont presque toutes entremêlées les unes aux autres.

La rivière n’a que des profondeurs noires, cette vérité est d’autant plus cachée par l’apparition de ce brouillard épais et opaque: « je ne voyais plus le fleuve. ni mes pieds, ni mon bateau ». Le récit repose tout entier sur la terreur du caché. Cette épaisseur rend le brouillard presque tangible (métaphore « nappe de coton »). Les sensations visuelle et tactile s’entremêlent.

Un verbe significatif, « ramper« , nous rappelle l’image d’un serpent qui rampe sur le sol par ses ondulations. On a l’impression que le royaume des morts est sous nos pieds. On dirait que le fond de l’eau, la terre noire, se déplace à la surface de l’eau qui est devenue une terre blanche. La surface de l’eau, qui était la position du haut, a donc maintenant glissé vers le bas par rapport au  ciel.

Le narrateur assiste à la disparition de lui-même:  »j’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture ». L’eau semble monter jusqu’à sa ceinture : il est inhumé dans une terre blanche, un brouillard qui est et n’est pas, la mort. La menace d’engloutir le sujet en le privant de tout appui est, par cet autre fleuve aérien qu’est le brouillard, associée à l’eau et à l’air.

noir                                                 ciel                          haut                        lumière

vue + toucher

blanc          haut                        eau+ air                    bas                           ·l-

eau

noir                                          terre (vase)                 bas                           obscurité

Le narrateur insiste sur l’antithèse blanc vs noir.

La blancheur du brouillard présente un fort contraste avec le fond de la nuit. En outre, par la vision de la plaine pâle (qui est étendue) et des taches noires que forment les peupliers (qui s’élèvent vers le ciel) l’ auteur ajoute l’opposition horizontalité vs verticalité.

« La plaine est le symbole de l’espace, de l’illimité terrestre, mais avec toutes les significations de l’horizontale, par opposition à la verticale  ( 7 ). Cet arbre (le peuplier) apparaît lié aux Enfers, à la douleur et au sacrifice, ainsi qu’aux larmes. Arbre funéraire, il symbolise les forces régressives de la nature, le souvenir plus que l’espérance, le temps passé plus que l’avenir des renaissances  ( 8 ).

Ici, la verticalité signifie, comme l’horizontalité, une annonce de la mort. L’adjectif « pâle » évoque une non-couleur, on dit « pâle comme la mort ». En traversant cette plaine toute pâle, l’âme de cette femme, qui monte, du fond de la rivière, atteint au ciel la divinité, comme si elle faisait le lien entre la terre et le ciel. Par cette extraordinaire verticalité noire, parallèle à la position du canotier, ce royaume des morts (obscurité) rejoint la divinité du ciel d’où est émise la lumière de la lune, la vie.

blanc                                                     vs                                                   noir

  • plaine                                                                                                      peupliers
  • continu                                                                                                   discontinu
  • horizontale                                                                                           verticale

Ici, le blanc est un signe de mort tout comme le noir :

« dans toute pensée symbolique, la mort précède la vie, toute naissance étant une renaissance. De ce fait le blanc est primitivement la couleur de la mort et du deuil  » ( 9 ).

En fait ces couleurs récurrentes ont la même fonction.

« Comme sa contre-couleur, le noir, le blanc peut se situer aux deux extrémités de la gamme chromatique. Il se place tantôt au départ tantôt à l’aboutissement de la vie diurne le moment de la mort »  ( 10 ).

Ainsi, les impressions sensorielles sont toutes mêlées dans ce tableau fantasmagorique : ciel et terre, eau et air, vue et toucher, haut et bas, blanc et noir. Les signes semblent opposés mais en réalité ils représentent la même chose.

L’épaisseur, l’invisibilité et la blancheur singulière de ce brouillard, l’esprit nerveux et hypersensible du narrateur les transforme en une hallucination, cette fois, visuelle. Il se sent envahi par la plus fantastique des imaginations :

« ... et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque devait être pleine d’êtres étranges qui nageaient  autour de moi. »                                                                                          (SQ 4; 1. 128-133)

Le narrateur décrit la fantasmagorie funéraire

Ce n’est pas la nuit, mais c’est l’opacité qui est effrayante.

C’est un paysage qui semble irréel.


Notes :

(1) Thérèse MARC-LIPIANSKI, Le structuralisme de Claude Lévy-Strauss, Paris, Payot,

(2)  « Le petit Robert« , dictionnaire de la langue française, Le Robert, Paris, 1986.

(3) Jean CHEVALIER et Olivier GHERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1993.

(4) Jean CHEVALIER  … op. cit.

(5) Ibid.

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) Ibid.

(9) Ibid.

(10) Ibid.

***


Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte (inachevé) présenté par Mme Junko ASHLYN

Séminaire de Méthodologie Littéraire (DESFLE)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

« Le Cerf et le Chien », analyse sémiotique de l’un des « Contes du Chat Perché » de Marcel AYMÉ

le-cerf-le-chien                  

INTRODUCTION

 

BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR :   Marcel Aymé

Ecrivain, dialoguiste, scénariste (1902 – 1967)

1902 – Naissance le 29 Mars à Joigny (France). Il est le dernier d’une famille de 6 enfants. Il fut élevé à la campagne, puis entreprit des études de mathématiques à Besançon, qu’il dût interrompre pour des raisons de santé.

1925 – Arrive sur Paris et y exerce différents métiers (il fut notamment employé de banque, agent de change et journaliste).

1926 – Publie son premier roman « Brûlebois ».

1933 – Publie le roman « La Jument verte », récit satirique fondé sur une analyse de la sexualité, qui connaît un vif succès. La même année, il commence à écrire des textes de commande pour le cinéma, activité qu’il continue sous l’occupation, sans pour autant cesser de publier des romans et des nouvelles dans les journaux de l’époque

1941 – Il publie  « Travelingue » qui est le premier volet d’une trilogie romanesque d’histoire qui se situe au début du Front populaire. Cette étude de mœurs comique, qui met en scène des personnages pittoresques, comme le jeune boxeur Milou, poids mouche protégé par un vieux pédéraste, inaugure une fresque sociale fantaisiste et réaliste qui se poursuivit avec « Le Chemin des écoliers » (1946), tableau humoristique de la France sous l’occupation, et qui s’acheva avec « Uranus » (1948), dont l’action se déroule dans les mois qui suivirent la Libération.

1967 – Décède le 14 octobre 1967 à Paris (France)

 

Adaptations cinématographiques :

  1. « La rue sans nom », 1934, réalisé par Pierre Chenal.
  2. « Le Passe-muraille », 1950, réalisé par Jean Boyer.
  3. « La table aux creves », 1951, réalisé par Henri Verneuil.
  4. « La traversée de Paris », 1956, réalisé par Claude Autant-Lara
  5. « Le chemin des écoliers », 1958, réalisé par Michel Boisrond
  6. « La jument verte », 1959, réalisé par Claude Autant-Lara
  7. « Clerembard », 1969, réalisé par Ives Robert.
  8. « La vouivre », 1989, réalisé par Georges Wilson.
  9.  « Uranus », 1990, réalisé par Claude Berri.
  10. « La montre, la croix et la manière », 1993, réalisé par Ben Lewin.

 

Marcel Aymé et les « gendelettres »

Dans le domaine de ses relations professionnelles, il a su aussi se contraindre et, quoi qu’il en ait dit, il n’a jamais été un solitaire dans le monde des lettres. Dès les années trente, non seulement il y est reconnu, mais aussi accepté. Il appartient désormais, qu’il le veuille ou non, à l’univers français des  » gendelettres « , comme il l’écrira plus tard. Il ne faut surtout pas prendre pour argent comptant ses dénégations à ce propos. Certes, il cultive sa différence et veille constamment à ne pas se laisser entraîner enfermer dans telle ou telle chapelle littéraire. Mais il les connaît bien et sait s’y faire recevoir le cas échéant, sans être gêné le moins du monde par leurs diverses étiquettes. D’ailleurs, il affiche un mépris complet pour les exclusions de toute nature.
L’un des premiers avec lequel il se soit lié est un homme réservé, discret et aussi silencieux que lui, Emmanuel Bove. De leurs premières rencontres naîtra une amitié que les divergences politiques n’altéreront pas.
Les origines enfantines

L’enfance de Marcel et de Suzanne Aymé à la tuilerie de Villers-Robert fut un bonheur pour leur imagination déjà fertile. Tout les portait à croire à l’existence d’un monde merveilleux, peuplé de fées, de bêtes faramineuses et d’animaux doués de parole… Ne disait-on pas alors que, la nuit de Noël, les bêtes se mettaient à parler. Le bestiaire de Marcel Aymé se constitua peu à peu durant ces années d’enfance. Bœufs, canards, vaches, poules, chiens, chats, firent partie de son univers quotidien. Le loup même était présent car il rôdait non loin de la forêt. On évoquait sa présence le soir venu, devant les grandes flammes du four qui réconfortaient et inquiétaient à la fois.

Ainsi Marcel vécut de sa deuxième à sa huitième année à Villers-Robert, chez ses grands-parents qui exploitaient une tuilerie. Le village était assez semblable à celui qu’il décrivit plus tard dans La Jument verte et les habitants y connaissaient des passions politiques et religieuses (et antireligieuses) fort vives. La grand-mère attendit la mort du grand-père, en 1908, pour faire baptiser son petit-fils, celui-ci avait alors sept ans.

En 1912, Marcel réussit le concours des Bourses et le regretta vite car, chaque fois qu’il obtenait de mauvaises notes, on lui reprochait de gaspiller l’argent de l’Etat. Il retournait maintenant au village chaque samedi et y passait ses grandes vacances, pendant lesquelles il gardait les vaches avec d’autres bergers.

Le bestiaire des Contes du chat perché
Depuis 1934, Marcel Aymé avait en effet publié plusieurs histoires de Delphine et Marinette qui avaient beaucoup plu. Il n’y avait guère eu qu’André Rousseaux, dans Le Figaro, pour faire la fine bouche et oser écrire :  » Ce sont moins des contes pour enfants que des fables, sans le génie de La Fontaine, étirées en prose, saupoudrées d’ironie et de gentillesse pseudo-poétiques « . C’est pourquoi on lit, dans la prière d’insérer d’un recueil de 1939 :  » […] un critique distingué a déjà fait observer, avec merveilleusement d’esprit, que si les animaux parlaient, ils ne le feraient pas du tout comme ils le font dans Les Contes du chat perché. Il aurait bien raison. Rien n’interdit de croire en effet que si les bêtes parlaient, elles parleraient de politique ou de l’avenir de la science dans les îles Aléouliennes. Peut-être même qu’elles feraient de la critique littéraire avec distinction.  »

Son œuvre 

Or son œuvre s’affirme comme une des plus neuves, des plus fortes et probablement des plus durables de notre époque. Elle est très variée, tantôt d’inspiration réaliste, tantôt d’inspiration satirique et tantôt d’inspiration fantastique. Mais il passe parfois d’un registre à l’autre dans le même ouvrage en maintenant une unité de ton. Il est bon peintre de la campagne, des petites villes et de la capitale. Parmi ses romans campagnards, on citera La Table aux crevés (1929) et La Vouivre (1943). Parmi les romans de la province, Le Moulin de la sourdine (1936). Parmi les œuvres parisiennes, Le Bœuf clandestin (1939) et Travelingue (1941). Ce dernier roman est le premier volet d’une trilogie d’histoire contemporaine, dont le deuxième volet s’appelle Le Chemin des écoliers (1946) et se situe pendant l’Occupation, et dont le troisième volet, Uranus (1948), décrit les lendemains de la Libération.

Les recueils de nouvelles d’Aymé sont tous de premier ordre, tels Le Passe-muraille (1943) et Le vin de Paris (1947). Et il faut mettre hors de pair Les Contes du chat perché qui commencèrent de paraître en 1934 sous forme d’albums pour enfants. Ils firent tout de suite les délices des parents. Bon observateur des mœurs, Marcel Aymé est un ami de la fantaisie qui nous délivre de la pesanteur du quotidien. Il ne nous donne aucune leçon, ne nous adresse aucun message et on lui a cherché une mauvaise querelle en lui attribuant les pensées d’un des personnages du Confort intellectuel (1949) où il se plaçait dans une pure tradition moliéresque. De même, dans La Tête des autres, qui déclencha un scandale, il ne cherchait pas à prouver quoi que ce soit : il mettait en lumière certains aspects du monde contemporain. Il s’est toujours voulu absent de son œuvre, mais y est toujours présent par son style inimitable.

 

                   I. ANALYSE SEMIOTIQUE

 

1.  La structure générale du récit,

L’AXE SEMANTIQUE :

 

Faire l’analyse sémiotique d’un conte, c’est pouvoir reconnaître et décrire les différences dans le texte grâce auxquelles nous pouvons faire l’interprétation des sens du conte, puisque « le sens est fondé sur la différence ».

Le récit est la représentation d’un événement. Un événement est une transformation, un passage d’un état S à un état S’.

La structure générale du récit s’inscrit sur un axe sémantique du type :

S   __________________________t________________________________ S

 

Enoncé d’état initial               Enoncé de faire                 Enoncé d’état final

en conjonction ou                     Faire opérateur                 en conjonction ou

disjonction.                              de la transformation                disjonction

S^O ou SVO                                                                                       S^O ou SVO

 

L’axe sémantique s’insère dans une suite temporelle. Les articulations S et S’ correspondent aux situation finale et initiale, et la transformation se produit à un moment donné « t ». Tout récit s’organise en fonction de sa fin : c’est la situation finale qui commande toute la chaîne des événements antérieurs.

Pour constituer l’axe sémantique de notre texte nous comparons la situation finale (contenu posé, où l’auteur veut arriver à la fin du conte) avec la situation initiale (contenu inversé).

La situation finale résulte d’une chaîne de transformations qui, à partir de la situation initiale, progressivement, détermine la situation finale. Le résultat d’une première transformation constitue une nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante et ainsi progressivement jusqu’à la fin.

 

AXES SEMANTIQUES DES TRANSFORMATIONS

Au cours de la lecture, notre conte présente plusieurs transformations intégrées dans la transformation globale.

  1. Delphine et Marinette jouent tranquillement quand tout à coup un cerf apparaît chez elles. Il demande de l’aide et elles le cachent dans la maison.

S _________________________________t________________________________ S’

 

Le cerf est en péril               Sujet opérateur :           Le cerf est caché

S V O                                                 les filles                                                S ^ O

Sujet d’état :   le cerf

Objet de valeur : la sécurité

Le Sujet opérateur (les filles) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (la sécurité) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (la sécurité).

  1. Le chien arrive à la maison et demande où est le cerf. Les filles nient sa présence dans la maison mais, à cause du poussin, il finit par découvrir qu’il est caché, .

S _________________________________t___________________________________ S’

 

Le chien cherche le cerf       Sujet opérateur :      Le chien trouve le cerf

   S V O                                                    le poussin                                  S ^ O

Sujet d’état : le chien

Objet de valeur : trouver le cerf

Le Sujet opérateur (le poussin) fait passer le Sujet d’état (le chien) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il ne trouve pas le cerf) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il le trouve dans la maison).

  1. La meute arrive et les filles parviennent à distraire les chiens de façon qu’ils perdent la trace du cerf.

S ___________________________________t___________________________________ S’

Les chiens sont                 Sujet opérateur:                      Les chiens perdent

dans la trace du cerf.         L’astuce des                                 la trace du cerf.

         S ^ O                                      filles                                                       S V O

Sujet d’état: les chiens

Objet de valeur: la trace du cerf

Le Sujet opérateur (l’astuce des filles) fait passer le Sujet d’état (les chiens) d’un état de conjonction avec leur Objet de valeur (ils sont sur la trace du cerf) à un état de disjonction d’avec leur Objet de valeur (ils perdent sa trace).

  1. Les parents de Delphine et Marinette n’ont pas réussi à trouver un bœuf à acheter à la foire. Ils rentrent à la maison de très mauvaise humeur. Le lendemain, le cerf se présente chez eux pour offrir son travail.

S __________________________________t___________________________________ S’

 

Les parents ont besoin  Sujet opérateur: Les parents prennent le cerf

d’un bœuf                              le chat, qui parle          pour travailler chez eux

S V O                                             avec le cerf                                 S ^ O

Sujet d’état : les parents

Objet de valeur : avoir un animal pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (le chat) convainct le cerf de se présenter pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (les parents), qui était en état de disjonction avec son Objet de valeur (ils n’avaient pas de bœuf), est maintenant en conjonction avec son Objet de valeur (ils ont trouvé quelqu’un pour remplacer le bœuf).

  1. Le cerf est accepté à la ferme, et travaille bien. Il se fait des amis mais ne supporte pas la vie à la ferme. Il décide de partir.

S __________________________________t_________________________________   S’

Le cerf se sent mal à l’aise     Sujet opérateur:             Le cerf retourne à

à la ferme                                          la décision de              son milieu : la forêt.

S V O                                                       partir                                         S ^ O

Sujet d’état: le cerf

Objet de valeur: sa liberté.

Le Sujet opérateur (la décision de partir) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il est mal à l’aise, privé de liberté) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il se sent bien dans la forêt, où il se sent libre).

  1. Le chien, qui travaillait comme chasseur, décide de quitter son métier et essaye d’être accepté à la ferme. Il arrive avec la mauvaise nouvelle que le cerf est mort.

S _________________________________t____________________________________ S’

Le chien chasseur    Sujet opérateur:   Le chien reste à  la ferme

la décision de quitter son maître    

               S V O                                                                S ^ O

Sujet d’état: le chien.

Objet de valeur: avoir un métier qui lui plaise.

Le Sujet opérateur (la décision de renoncer à la chasse) fait passer le Sujet d’état (le chien chasseur) d’un état de disjonction avec son Objet de valeur (il n’aime pas son métier) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il préfère rester avec les filles à la ferme).

 

AXE SEMANTIQUE GÉNÉRAL DU CONTE :

 

S ___________________________________t__________________________________   S’

 

Le cerf veut vivre                             Sujet opérateur :                Le cerf est tué

S ^ O                                                            le chasseur                                   S V O

 

Sujet d’état : le cerf

Objet de valeur : sa vie

Le Sujet opérateur (le chasseur) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de conjonction avec son objet de valeur (il est en vie) à un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il perd la vie).

 

2.  La segmentation du texte :

 

La segmentation du texte va nous permettre d’organiser celui-ci différemment de la segmentation en paragraphes proposée par l’auteur. A ce propos, nous faisons intervenir les disjonctions spatiales, temporelles, actorielles et énonciatives.

Nous proposons de segmenter le conte « Le cerf et le chien » en cinq (5) séquences. Pour simplifier, la délimitation de chaque séquence sera exprimée par le numéro de la ligne et de la page entre parenthèses (ligne/page).

  1. « L’arrivée du cerf» : (1/29 → 24/40). Cette première séquence comporte 7 sous-séquences qui se déroulent au même endroit et durant la même journée (il n’y a pas de disjonctions temporelles ni spatiales). On peut distinguer les sous-séquences à partir des disjonctions actorielles : le cerf, le chien Pataud, la meute et les parents. Les filles sont les uniques personnages qui sont présents dans toutes les sous-séquences.
  1. « Le cerf à la ferme» : (25/40 → 15/45). La deuxième séquence a lieu dans la ferme, soit dans la cour, soit dans l’écurie ou dans les champs, selon les 5 sous-séquences proposées, qui s’étalent sur plusieurs jours. Nous avons alors des disjonctions actorielles (les filles, les parents, le cerf, le bœuf et les bêtes de la ferme), spatiales (la cour, les champs, l’écurie) et temporelles (le lendemain de l’arrivée du cerf et les jours suivants).
  1. « La promenade du dimanche» : (15/45 → 31/48). Cette troisième séquence est l’unique qui ne comporte pas de disjonctions : elle se déroule le même jour, avec les mêmes acteurs (le cerf, les filles, le chien Pataud et les animaux de la forêt) et dans le même endroit. Les parents n’y participent pas.

4. « La fuite » : (32/48 → 31/50). La quatrième séquence présente une disjonction spatiale qui permet de proposer une segmentation en 3 sous-séquences : dans la cour, dans le champ et dans la forêt. La disjonction actorielle est présente sous la forme de la disparition des parents de la scène. Les filles ne participent pas à cette séquence.

5. «La mauvaise nouvelle de Pataud» : (32/50 → 13/52). Nous n’avons pas segmenté cette cinquième séquence car il s’agit d’une séquence trop courte. Il y a une disjonction temporelle : au début, les parents regrettent la perte du cerf le jour même de la fuite, ensuite l’auteur raconte les semaines suivantes (« Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas… ») et, finalement, « un matin », où Pataud arrive avec la mauvaise nouvelle.

 

  • LES DISJONCTIONS ACTORIELLES

Dans tout le conte il y a 6 acteurs principaux et 3 acteurs secondaires (les animaux de la forêt) :

  1. Les filles Delphine et Marinette : elles sont les protectrices du cerf. Elles apparaissent dans toutes les séquences, sauf la . Les activités des filles sont le jeu ou manger (elles sont à table avec leurs parents dans la séquence 1G). L’auteur ne mentionne pas l’école ni d’autres activités.
  2. Le cerf : il apparaît dans toutes les séquences, à l’exception des sous-séquences 1C et 1D (où il est caché dans la maison des filles). Il éprouve toujours l’angoisse soit d’être persécuté par la meute soit de devoir vivre à la ferme, à laquelle il ne se sent pas appartenir. Il est toujours en conflit avec sa situation.

3. Le chien Pataud : il apparaît dans les séquences 1C, 1E, 3 et 5. Il veut toujours aider le cerf. Il travaille pour le chasseur mais il n’aime pas son métier, car il n’aime pas tuer.

4. Les parents : ils sont présents dans les séquences 1F, 2, 4 et 5. Ils ne pensent qu’à travailler et faire travailler les animaux, car ils ont la responsabilité de nourrir une famille.

5. Le bœuf : il est présent dans les séquences 2 et 4. Au début, il se moque du cerf mais plus tard il devient son ami. Il voudrait s’enfuir dans la forêt avec le cerf mais il se rend compte que sa vie est à la ferme.

6. La meute : les chiens chasseurs arrivent à la ferme dans la séquence 1D. Ils cherchent le cerf mais sont trompés par les filles.

Les animaux de la forêt : une vieille carpe au bord d’un étang, un lapin qui avançait ou bord d’un trou et deux autres lapins qui sortirent derrière le premier lapin apparaissent dans la séquence 3.

 

  • Le niveau figuratif

L’analyse du niveau de surface a pour objet la forme et le contenu du discours.

Au niveau figuratif, les « personnages » sont pris en considération en tant qu’ « acteurs », et l’on observe le déroulement concret de leurs actions, dans des lieux et des temps déterminés.

  • L’ESPACE TEXTUEL

  –     Le code topographique :

Le conte se déroule dans une ferme, à la campagne.   Nous ne savons pas dans quel pays, mais pouvons supposer qu’il s’agit de la campagne française.

A l’exception de la séquence 3 (qui se déroule dans le bois), toutes les séquences se déroulent dans la ferme, généralement à l’extérieur de la maison, dans la cour.

On peut distinguer, au niveau topographique, l’opposition :

Nature     vs     Culture

(la forêt)           (les champs)

Dans la séquence 1, nous trouvons sept sous-séquences, séparées par des disjonctions spatiales ou actorielles :

  • A ((1/29 → 6/30) : dans la cour. Le cerf, en fuite, arrive dans la cour de la ferme pendant que les filles jouent.
  • B (7/30 → 19/30) : à l’intérieur de la maison. Les filles cachent le cerf dans leur chambre.

         « Delphine courut ouvrir la porte de la maison et Marinette, précédant le cerf, galopa jusqu’à la chambre qu’elle partageait avec sa sœur ». (7 – 8 – 9 – 10 / 30)

Les sous séquences C, D, E et F se déroulent dans la cour. La séparation en 4 différentes sous-séquences se fonde sur des disjonctions actorielles

  • C (20/30→ 5/35) : le chien Pataud arrive, cherchant le cerf. Il fait partie de la meute de chiens chasseurs qui poursuit le cerf.
  • D (6/35 → 24/37) : le chien Pataud reste caché dans le jardin tandis que la meute qui poursuit le cerf arrive à la ferme.
  • E (24/37 → 22/38) : le chien Pataud et le cerf sortent de leur cachette. Tous les deux partent, le chien pour rejoindre la meute et le cerf vers les buissons de la rivière.

« Quand elle eut disparu dans les bois, le chien Pataud sortit du jardin où il était resté caché et demanda qu’on fît venir le cerf » (24 – 26 / 37)

  • F (23/38 → 24/40) : les parents rentrent de la foire.
  • G (15/40 →24/40 : deux actions se déroulent au même moment dans des endroits différents : pendant que la famille mange à table à l’intérieur de la maison, le chat sort pour aller trouver le cerf près de la rivière.

Dans la séquence 2 nous avons défini 5 sous-séquences au niveau spatial :

  1. Sous-séquence A : dans la cour, le cerf se présente aux parents pour leur offrir son travail. Il est accepté.
  2. Sous-séquence B : le cerf commence à travailler avec le bœuf aux champs.
  3. Sous-séquence C : en rentrant à la ferme, le cerf joue dans la cour.
  4. Sous-séquence D : le soir, à l’écurie, le cerf et le bœuf ont de longues conversations.
  5. Sous-séquence E : cette sous-séquence ne se déroule pas dans un endroit défini parce qu’il s’agit d’un discours qui raconte ce qu’étaient la vie du cerf, son travail, ses week-ends.

Dans la séquence 3 le cerf se promène dans la forêt le dimanche.

Dans la séquence 4 nous avons 3 sous-séquences :

  1. Sous-séquence A: dans la cour, le cerf refuse de se mettre en route vers le travail.
  2. Sous-séquence B: en arrivant au champ, le cerf et le bœuf commencent à travailler.
  3. Sous-séquence C: le cerf et le bœuf prennent la fuite vers la forêt. Mais le bœuf n’arrive pas à marcher dans la forêt et il décide de retourner au travail.

Dans la séquence 5 le chien Pataud arrive à la ferme avec la mauvaise nouvelle. Les filles jouent dans la cour.

  –     L’ancrage spatial :

Le conte se déroule dans une ferme et dans une forêt.

Pour le cerf, la ferme signifie la sécurité (le chasseur n’y a pas accès) mais aussi un travail dur, auquel il n’est pas adapté. La ferme est un ancrage spatial à la fois positif et négatif. Positif à cause de la sécurité qu’elle signifie (la maison et la cour) et négatif par l’ennui et la douleur du travail (les champs). La forêt, au contraire, représente la liberté aussi bien que l’insécurité. C’est pour cela que nous la considérons comme ambiguë : elle représente la liberté mais aussi le danger.

La maison La cour Les champs La forêt
  • Sécurité
  • Protection

 

  • POSITIF
  • Sécurité
  • Plaisir du jeu

 

  • POSITIF
  • Travail
  • Ennui
  • Douleur
  • NÉGATIF

 

  • Liberté
  • Danger
  • Mort
  • AMBIGUË

 

 

      Culture            vs           Nature

(les champs)                         (la forêt)

       Travail           vs         Liberté

(protection)                     (danger)

Les champs        vs         La cour

(le travail)                         (le jeu)

 

Séquences 1 2 3 4 5
Sous-séq. A   B C D E F   G A     B   C     D   E A       B     C
Ancrage

spatial

C – M C C C C M/F C     Ch C     E     X F C       Ch     F C

C : la cour

M : la maison

Ch : les champs

F : la forêt

E : l’écurie

X : partout dans la ferme et la forêt

 

–      Ancrage spatial

la campagne française

la ferme            vs                    la forêt

(culturelle)                                (naturelle)

clos                       ouvert

(la maison)

les champs                                      vs           la cour

(espace culturel du travail,    vs   (espace des filles et des animaux :

responsabilité des parents)                                                                   le jeu)

 

  • LA TEMPORALITÉ TEXTUELLE 

 –     Le code chronologique :

La séquence 1 se déroule le même jour

Dans la séquence 2, les sous-séquences A et B le lendemain et les sous-séquences C, D et E se déroulent dans les jours suivants, sans préciser combien de jours plus tard. On pourrait supposer qu’il s’agit de trois ou quatre semaines (ces dernières sous-séquences racontent la vie du cerf dans la ferme).

La séquence 3 se déroule en une journée : un dimanche.

La séquence 4, le lendemain de ce dimanche.

La séquence 5 représente le temps suivant la fuite du cerf : « Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas ». Mais « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans le cour » pour raconter ce qui était arrivé au cerf.

Nous pensons que tout le conte se déroule en environ deux mois.

–     L’ancrage temporel:

t    : le temps actuel, celui où l’auteur raconte l’histoire.

 : le jour de l’arrivée du chien Pataud : la dernière scène du conte.

t    : le temps après la fuite du cerf.

t   : le jour de la fuite du cerf.

t   : le jour de la promenade dans la forêt.

t   : les trois ou quatre semaines où le cerf travaille à la ferme.

t    : le jour de l’arrivée du cerf à la ferme.

 

Séquences :                 1                       2A     2B           2C       2D         2E               3                  

Le premier jour         Le lendemain     Les semaines suivantes   Un dimanche

(l’arrivée du cerf)       (les parents)           (trois ou quatre)           dans la forê

4                                     5                                                                   5

Quelques jours                             Le jour de l’arrivée du chien Pataud

Le lendemain           (le cerf habite dans la forêt)                            (la fin du conte)

Voici quelques exemples relevés dans le texte :

Séquence 2, 25/40 : « Le lendemain matin, de bonne heure, le cerf entra dans le cour de la ferme… ».

Séquence 2, 13/42 : « En effet, après qu’ils eurent labouré ensemble une demi-journée, ils ne pensaient plus à s’étonner de la forme de leurs cornes ».

Séquence 2, 26/43 : « Le soir, à l’écurie, el avait de longues conversations avec le bœuf. ».

Séquence 2, 25/44 : « Le dimanche, le cerf quittait l’écurie dès le matin et s’en allait passer la journée en forêt. Le soir, il rentrait avec des yeux brillants …, mais le lendemain il était triste et… ».  Ici l’auteur utilise le récit pour raconter la monotonie de la vie du cerf.

Séquence 4, 32/48 : « Le lendemain, le cerf était attelé avec le bœuf dans la cour da la ferme… ».

Séquence 5, 9/51 : « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans la cour ».

Dans le texte, la valeur figurative du temps apparaît clairement : les temps qui représentent la joie et le plaisir sont très courts (la séquence 7 spécialement, où les filles se promènent avec le cerf dans la forêt) et les temps de souffrance plus longs (les séquences de l’arrivée du cerf, de sa fuite ou du travail).

 

LA SEMAINE                     vs                 LE DIMANCHE

   le travail                                                        le repos

(dysphorie)                                                     (euphorie)

 

  • LES CODES SENSORIELS
  • L’ouïe :

Le sens de l’ouïe a une valeur figurative positive quand la fille chante pour le chat ou quand le chat ronronne sous les caresses de Delphine. La chanson et le ronronnement sont l’expression du plaisir et de la joie.

1/29 : « …et Marinette chantait une petite chanson à un poussin jaune qu’elle tenait sur les genoux ».

3/31 : « Marinette lui chanta Su l’pont de Nantes et, … ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

Les aboiements des chiens sont un vif exemple de la peur, de l’angoisse et de l’incertitude.

26/33 : « …mais il se déroba et, l’oreille tendue à des aboiements qui semblaient venir de la lisière du bois….. ».

5/34 : « J’entends aboyer mes compagnons de meute ».

10/35 : « … elle vit poindre la meute annoncée par ses aboiements ».

 

CHANT + RONRONNEMENT         vs          ABOIEMENTS

le   plaisir                                la peur

(euphorie)                                               (dysphorie)

 

  • Le toucher :

1/29 : « Delphine caressait le chat de la maison… ».

18/29 : « Les petites le prirent par le cou, appuyant leurs têtes contre la sienne, mais le chat se mit à leur fouetter les jambes avec sa queue et à gronder : – C’est bien le moment de s’embrasser ! ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

16/33 : « A la fin, il toucha le mollet de Delphine avec son nez et dit en soupirant : ».

28/39 : « A midi, pendant qu’elles déjeunaient, je me chauffais au soleil sur le rebord de la fenêtre ».

Dans ces exemples, les caresses des filles et le chat se chauffant au soleil nous donnent une impression de plaisir et de tendresse.

31/47 : « Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans nos bois ».

Le cerf manifeste son approbation vis-à-vis du bois (il y fait frais et doux) et le contraire à l’égard de la plaine.

 

LE BOIS         vs       LA PLAINE

    la joie                       la tristesse

 la liberté                     le travail

(euphorie)                   (dysphorie)

 

  • La vision :

2/29 : « …un poussin jaune… »

14/31 : « Le chien les regarda l’une après l’autre et, les voyant rougir, se remit à flairer le sol ».

12/35 : « Ils étaient huit d’une même taille et d’une même couleur avec de grandes oreilles pendantes ».

5/36 : « Vraiment, on n’a jamais vu d’aussi beaux chiens… ».

1/37 : « Ils prenaient plaisir à s’admirer les uns les autres ».

22/43 : « Il y avait un canard bleu et vert avec lequel il s’entendait très bien… ».

Les couleurs sont très peu mentionnées dans le texte : seulement le jaune pour le poussin et le bleu et vert pour le canard. Dans les deux cas, les couleurs n’ont aucune

Pour ce qui est des chiens de la meute, l’auteur insiste sur leur beauté : ils sont beaux mais aussi méchants (ils veulent chasser le cerf). Cette « beauté » est utilisée par les filles, pour gagner leur confiance car ils acceptent les compliments.

 

  • L’odorat :

3/32 : « Je sens ici une odeur de cerf, dit-il en se tournant vers les petites ».

6/33 : « Mon flair ne me trompe jamais ».

12/37 : « Le parfum de l’œillet, du jasmin, de la rose et du lilas, qui lui venait à pleines narines lui masquait en même temps l’odeur de la bête ».

Le flair des chiens est déterminant : la meute parvient jusqu’à la ferme en traquant le cerf grâce à son flair. Mais les filles, par leur astuce, arrivent à dérouter les animaux grâce au parfum des fleurs. L’odorat joue un rôle très important pour le sort du cerf.

 

  • LES PARCOURS FIGURATIFS

Dans le conte nous voyons clairement les activités sociales des personnages : les parents doivent travailler et font travailler le bœuf et le cerf. Les filles et les animaux préfèrent jouer. Le cerf, qui préfère jouer, est obligé de travailler s’il veut la sécurité.

Adultes   vs   enfants

Travail       vs       jeu

Les adultes doivent travailler pour gagner leur pain. Les parents de Delphine et Marinette cultivent les champs avec l’aide des animaux de la ferme et le chasseur doit chasser les animaux sauvages.

Travailler les champs           vs         Chasser

vie sédentaire                                          vie nomade

 

  • Le niveau narratif

 

  • LE SCHÉMA ACTANTIEL

Pour le niveau narratif nous utilisons le modèle actantiel de Greimas. Ce modèle simplifie celui de Vladimir Propp, qui affirme que dans tous les contes ce qui change ce sont les noms et les attributs des personnages mais non leurs actions ou leurs fonctions. Il a recensé 31 fonctions dans sept sphères d’action différentes : celles de l’agresseur, du donateur, de l’auxiliaire, de la princesse et de son père, du mandateur, du héros et du faux héros.

Greimas substitue à la notion trop vague de « fonction » la formulation plus rigoureuse de l’énoncé narratif (EN) :

EN = F ( A1, A2,…)

F = une fonction, au sens logique de « relation »

A1, A2, … = les actants.

Greimas dit : « Le modèle actantiel est en premier lieu l’extrapolation d’une structure syntaxique. Un actant s’identifie donc à un élément (lexicalisé ou non, un acteur ou une abstraction) qui assume dans la phrase de base du récit une fonction syntaxique……  ; le destinateur dont le rôle grammatical est moins visible et qui appartient si l’on peut dire à une phrase antérieur (D1 veut que S…) ou, selon la grammaire traditionnelle, à un complément de cause. »

Nous représentons les six rôles et leurs relations dans notre conte par les schémas suivants :

SCHÉMA 1 :

DESTINATEUR

 

Le chasseur

 

       OBJET

 

Le cerf

DESTINATAIRE

 

Le chasseur

 

ADJUVANTS

 

Le flair des

chiens

        SUJET

 

La meute

   OPPOSANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR ______________OBJET _______________ DESTINATAIRE

Le chasseur                                      Le cerf                                     Le chasseur

Le chasseur doit chasser pour vivre. C’est son métier. Il a besoin pour proie d’un animal de la forêt, il choisit le cerf. Le chasseur est à la fois le Destinateur et le Destinataire car l’objet de la chasse est destiné à lui-même.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ______________________________________   OBJET

La meute                                                                                 Le cerf

La meute est envoyée chasser le cerf. Les chiens sont le Sujet du Destinateur : ils doivent servir au chasseur dans son métier.

  • AXE DU POUVOIR :

ADJUVANTS ___________SUJET ____________OPPOSANTS

Le flair des chiens          La meute             Les filles, Pataud,Le chat

L’axe du pouvoir concerne la réalisation du mandat. Grâce à l’intervention des Adjuvants, le Sujet peut vaincre les Opposants. La meute a besoin de son flair pour chasser le cerf. Les Opposants sont les filles, Pataud et le chat : ils essayent de dérouter les chiens pour qu’ils ne puissent pas trouver le cerf.

Au début du conte, les Opposants sont vainqueurs : le Sujet n’arrive pas à réaliser le désir du Destinateur.

 

SCHÉMA 2 :

DESTINATEUR

 

Le cerf

 

 

       OBJET

 

Sa vie

DESTINATAIRE

 

Le cerf

 

ADJUVANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

        SUJET

 

La fuite

L’instinct de

survie

 

   OPPOSANTS

 

Le chasseur

La meute

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR ____________  OBJET   ______________   DESTINATAIRE

Le cerf                                               Sa vie                                            Le cerf

Le cerf veut conserver sa vie. Il ne veut pas être tué par le chasseur.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ____________________________________________   OBJET

La fuite

L’instinct de survie                                                                         La vie

L’instinct de survie va aider le cerf à s’enfuir. Il doit conserver sa vie.

  • AXE DU POUVOIR :

 

ADJUVANTS _____________  SUJET   _____________   OPPOSANTS

Les filles                                              L’instinct                          Le chasseur

Pataud                                                   de survie                         La meute

Le chat                                                  La fuite

 

Grâce à l’intervention des Adjuvants (les filles, Pataud et le chat), l’instinct de survie peut l’emporter sur les Opposants (le chasseur et la meute).

 

  • Le niveau thématique

 

Au niveau thématique, nous analysons les valeurs profondes, véhiculées implicitement par les textes :

 

  • PERSPECTIVE  PARADIGMATIQUE : Les oppositions de valeurs.

Le carré sémiotique se constitue sur la base d’un axe sémantique, qui s’articule en deux valeurs contraires : S1 et S2.

S1 = Vie _________________________________   S2 = Mort

S1 = La ferme   (culture)   ___________________ S2 = La forêt (nature)

S1 = Le travail   _____________________________   S2 = La liberté

 

  • PERSPECTIVE SYNTAGMATIQUE : Les parcours thématiques.

Les carrés sémiotiques de notre conte :

 

S1   ___________________________     S2

(vie)                                                         (mort)

 

S1   _____________________________   S2

(non-vie)                                                    (non-mort)

Dans ce premier carré sémiotique la vie et la mort sont présentées comme des valeurs opposées : le cerf doit lutter pour sa vie, qui est son Objet de valeur. L’échec de sa lutte aura pour résultat la mort

 

S1   _______________________________     S2

(la culture)                                                         (la nature

 

S1 __________________________________   S2

(la non-culture)                                                     (la non-nature)

Dans ce deuxième carré, les valeurs opposées sont la culture et la nature. Pour le cerf, la culture représente la sécurité, l’amitié des filles et des animaux de la ferme. La nature, c’est la forêt, où il a vécu toute sa vie, où il se sent soi-même.

S1 _________________________________     S2

(le travail)                                                             (la liberté)

 

S1   ___________________________________   S2

(le non-travail)                                                      (la non-liberté)

Pour finir, dans le troisième carré sémiotique, nous avons les valeurs opposées travail et liberté. Le travail signifie pour le cerf la sécurité mais aussi le manque de liberté.

Mais, pour les parents, le travail est l’unique moyen de gagner sa vie.

 

                  II.  ESSAI D’HERMENEUTIQUE

 

           « L’herméneutique a d’abord désigné la science des règles d’interprétation des textes bibliques, puis l’art d’interpréter les textes en général puis l’art de comprendre, de déceler ce qui n’est pas manifeste. On l’emploie souvent aujourd’hui comme synonyme d’interprétation, mais comme synonyme enrichi. Ce qu’il ajoute, c’est l’idée que l’interprétation doit franchir la distance culturelle qui nous sépare des textes en même temps que l’écart qui sépare le discours de ce qu’il doit dire.»

Henri Bouillard, Exégèse, Herméneutique et Théologie.

 

SÉQUENCE 1 :

Marinette et Delphine, deux fillettes qui habitent dans une ferme de la campagne française, jouent tranquillement dans la cour de leur maison quand, tout à coup, apparaît un cerf qui est en train de fuir un chasseur.

           « Ses flancs haletaient, ses pattes frêles tremblaient et il étais si essoufflé qu’il ne put parler d’abord ».

Le cerf est désespéré. Il est en péril de mort et demande l’aide des fillettes en suppliant :

           « Cachez-moi. Les chiens sont sur ma trace. Ils veulent me manger. Défendez-moi ! ».

 

Le péril dans la forêt             vs       La sécurité dans la ferme

Les hommes qui chassent           vs         Les hommes qui protégent

Les adultes qui utilisent les animaux       vs         Les enfants qui sont leurs amis

(animal = moyen de vivre)                             (animal = ami pour jouer)

 

La réaction des fillettes est de l’apaiser, de le cajoler, mais le chat, qui est le personnage le plus raisonnable du conte, leur ordonne de cacher le cerf dans la maison le plus rapidement possible.

           « C’est bien le moment de s’embrasser ! Quand les chiens seront sur lui, il en sera bien plus gras !… »

Les sentiments       vs     La raison

(les filles)                     (le chat)

 

C’est le chien Pataud qui arrive le premier, avant la meute. Au début, les fillettes veulent lui faire croire qu’elles n’ont pas vu le cerf. Mais, à cause de son flair, on ne peut pas le tromper. Finalement, c’est le poussin qui va dire la vérité. Le poussin est un personnage innocent, il ne veut pas faire de mal mais, comme les enfants, il ne sait pas cacher la vérité.

Quelle est la valeur du mensonge ? Nous savons que la société condamne le mensonge mais nous voyons que, parfois, mentir est accepté quand il s’agit de sauver la vie de quelqu’un.

 

La vérité       vs       La non-vérité justifiée

 

A l’arrivée de la meute, les filles, le chat et Pataud ont déjà décidé de la façon de les dérouter : par la flatterie elles gagnent la confiance des chiens et, trompés par l’arome des fleurs, ils ne trouveront pas les traces du cerf. L’astuce des fillettes sauve la vie du cerf à ce moment là.

           « Vous êtes si beaux, dit Marinette, que je veux vous faire un cadeau de mes fleurs. Jamais chiens ne les auront mieux méritées ».

 

SÉQUENCE 2 :

Etant donné que les parents n’ont pas trouvé un bœuf à acheter, le chat a la bonne idée de proposer au cerf de se présenter le lendemain à la ferme.

           « Il faudrait d’abord savoir ce que tu sais faire, répondirent les parents ».


Pour les parents, avoir un cerf à la place d’un bœuf n’est pas un problème. Ils ont besoin d’un animal pour le travail, qui soit capable de jouer le même rôle que le bœuf. Le cerf a le courage de changer totalement sa façon de vivre en échange de la sécurité. Cela lui va coûter très cher car son corps n’est pas adapté au travail des champs. Il tient le plus longtemps possible mais un jour décide de s’en aller.

A la ferme, le cerf éprouve des sentiments opposés : il se sent très bien en compagnie des fillettes et des animaux, avec lesquels il se lie d’amitié. Mais il ne supporte pas le dur travail.

 

Etre               vs             Avoir

(l’amitié,                       (la sécurité,

la joie,                         la nourriture

le bonheur)                     une demeure)

 

SÉQUENCE 3 :

 « Delphine et Marinette n’eurent jamais non plus la permission d’accompagner le cerf, mais un dimanche après-midi, sous prétexte d’aller cueillir le muguet, elles le rejoignirent dans un endroit de la forêt où ils s’étaient donné rendez-vous. »

Les fillettes font une chose interdite : elles vont dans la forêt en sachant qu’elles n’ont pas l’autorisation de leurs parents. Elles mentent pour la deuxième fois, mais cette fois non pour sauver la vie de personne, mais pour le plaisir. Elles risquent les dangers de la forêt mais c’est leur choix.

Cette sortie-fugue est très intéressante pour les filles, qui apprennent beaucoup des choses et rencontrent quelques animaux très sympathiques, comme, par exemple, la carpe, qui connaît leur mère depuis qu’elle était petite.

Le chien Pataud apparaît : « il fut très content d’apprendre qu’il travaillait à la ferme ». Il conseille au cerf de rester à la ferme pour toujours :

           « Toujours ? protesta le cerf. Non, ce n’est pas possible. Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans nos bois. »

Le chien veut le bien du cerf, mais le cerf doit choisir lui-même son destin. C’est comme les parents qui donnent des conseils à leurs enfants, mais pour ceux-ci le plus important est de vivre leur vie, de faire leurs expériences et leurs choix personnels.

 

Suivre des conseils                 vs               Faire sa propre expérience

 

Pour sa part, le chien manifeste son malheur :

           « Ah ! quel métier ! depuis que je vous connais, je ne peux pas dire combien il m’est pénible. Si je pouvais, moi aussi, quitter la forêt pour aller travailler dans une ferme… »

Le chien a changé dans sa façon de considérer les animaux qu’il doit chasser : maintenant il éprouve des sentiments pour eux et il lui est difficile de les tuer. Son métier ne lui plait plus et il désire en changer, mais il ne voit pas comment il pourrait le faire : « Je ne peux pas, soupira Pataud. Quand on a un métier, il faut bien qu’on le fasse. C’est ce qui compte d’abord. ».

 

Etre                       vs                     Avoir

(en accord avec                               (un métier,

sa conscience)                      une position dans la société)

 

SÉQUENCE 4 :

Dans cette séquence, le cerf doit prendre une décision : il ne supporte plus le travail et il doit choisir entre la sécurité de la ferme et le danger de la forêt. Il sait bien qu’il sera certainement chassé dans la forêt mais il décide d’y retourner. Le bœuf tente de s’enfuir avec lui mais il ne parvient pas à marcher dans la forêt. On voit que :

Le cerf appartient à la forêt            vs          Le bœuf appartient à la ferme

Le cerf ne peut pas travailler         vs          Le bœuf ne peut pas habiter

comme un bœuf à la ferme                             dans la forêt comme le cerf

Chacun a sa place dans le monde et on ne peut pas changer de position.

 

SÉQUENCE 5 :

           « Les petits ne voulaient pas croire que leur ami le cerf fût parti pour toujours. – Il reviendra, disaient-elles, il ne pourra pas toujours se passer de nous ».

Les fillettes sont très tristes après le départ du cerf. Elles pensent qu’il va revenir. Elles pensent que l’amour qu’il a pour elles est trop grand pour qu’il les abandonne comme ça. Elles ne comprennent pas qu’il ne puisse pas vivre à la ferme.

L’espoir       vs         La réalité

Quand Pataud arrive avec la nouvelle de la mort du cerf, les fillettes pleurent, inconsolables. Mais elles ont un réconfort : elles sont sûres maintenant que le cerf avait de l’ affection pour elles : il a donné à Pataud une marguerite « Pour les petites », il m’a dit ». Le cerf va rester pour toujours dans la mémoire des fillettes.

Finalement, après la mort du cerf, le chien prend la décision d’abandonner son métier et de rejoindre les fillettes à la ferme. C’est ce qu’il voulait faire au début, quand il avait rencontré les fillettes. Mais il n’en avait pas alors le courage. Il a fallu la mort de son ami pour qu’il puisse prendre la décision de changer de vie.

 

Le courage de changer           vs         l’inertie de la vie   ( ? )

 

CONCLUSION

 

Dans « Le cerf et le chien », Marcel Aymé nous présente des problèmes que les hommes rencontrent dans leur vie quotidienne : ils doivent prendre des décisions, s’adapter à différents milieux sociaux, mentir, souffrir de la disparition d’un ami, faire un travail sans plaisir, prendre des risques pour un ami, avoir le courage de vaincre l’inertie de la vie …

Sa façon d’écrire est simple et claire. Ses contes sont destinés aux enfants mais seuls les adultes peuvent en trouver le sens profond.

Marcel Aymé a vécu son enfance à la campagne et c’est pour cette raison que ses contes se déroulent dans une ferme où les animaux sont des personnages humanisés.

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Certificat d’Etudes Françaises

Texte présenté par Mme Oriana  … dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff.

 

 

 

 

 

Quelques aspects de la civilisation chinoise et des personnages dans la nouvelle  » Comment Wang Fô fut sauvé » de Marguerite Yourcenar

Lao Tseu

Introduction

« Comment Wang Fô fut sauvé » de Marguerite Yourcenar est une nouvelle orientale qui représente l’ancienne civilisation chinoise. Cette histoire reflète la religion chinoise, surtout le taoïsme, en la personne de Wang Fô, vieux peintre (en Chine, la peinture n’a jamais été séparée du Tao vivant. Son objectif principal a toujours été – et est encore – le Tao, le chemin, l’Ordre Naturel, la manière dont oeuvre la nature). Dans cette histoire, Wang Fô se présente comme un sage taoïste, sa mission est d’aller apprendre à « être ». Nous allons voir brièvement ce qu’est le Taoïsme et le Tao avant d’analyser comment Wang Fô va accomplir sa mission.

Le Taoïsme n’est pas seulement une religion, c’est aussi une philosophie. On l’attribue à Lao Zhi.

Au sens propre, le mot Tao signifie le chemin, la voie. L’idéogramme qui le représente comprend deux éléments: le premier signifiant « tête, chef » , le second « marcher à pied, aller de l’avant » :

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L = marcher à pied, aller de l’avant, le chemin, la voie, mais, dans un sens un peu plus large, il évoque aussi l’idée de « renseigner par la parole, dire, mettre en communication ». Telle sera donc la signification la plus courante et la plus commune du mot Tao : celle de suivre une voie ou de renseigner quelqu’un sur la voie à suivre. De là vient la traduction habituelle de Tao te king : le Livre (king) de la voie (Tao) et de la vertu (te).

Depuis les temps les plus anciens, le terme Tao a été en effet appliqué à la Voie du ciel. Il représentait à la fois la Voie et l’Ordre Cosmique lui-même. Suivant la triade traditionnelle chinoise, il mettait en relation le ciel, la terre et l’homme, étant devenu ainsi un principe d’ordre régissant aussi bien le microcosme que le macrocosme. Nous verrons plus loin qu’il était considéré comme un principe générateur, sous-jacent, mais en même temps immatériel, inconnaissable. D’où son pouvoir mystérieux et universel ! Pour se manifester, on admettait qu’il se dédouble en deux forces, yin et yang, qui s’opposent, se complètent et sont à la base de tout ce qui existe dans l’univers. L’alternance de son repos et de son mouvement crée le jeu des causes et des effets, mais derrière ce mécanisme du monde visible — que les taoïstes appelleront la multiplicité des apparences — sa réalité profonde reste toujours la même. Pour l’homme, reconnaître cette réalité profonde est la Voie du Ciel. C’est le fondement de la sagesse. Pour les taoïstes, on parvient à cette connaissance de manière intuitive, spontanée, par le repos, le non-attachement et la contemplation. C’est une expérience intérieure, qui permet à l’homme de se libérer de l’espace et du temps, du quotidien, de ses désirs, des idées reçues, et enfin de lui-même. En ce sens, le Tao est une voie mystique, une méthode de libération.

Le but de la voie du Tao est de découvrir l’univers mystérieux, caché, que tout homme possède au fond de lui. Mais pour y parvenir, les taoïstes disent qu’il faut d’abord saisir le sens de la solidarité qui existe entre l’homme et le cosmos, puis réintégrer cette unité ou état de perfection qui régnait à l’origine. Sur le plan psychologique, c’est une modification radicale du sens du moi. Ils disent aussi qu’il s’agit pour l’homme de transcender son propre Tao, le Tao de l’homme, afin de lui permettre d’accéder au grand Tao.

Dans cette optique, ils ont défini deux symboles qui sont indissociables de la Voie : ce sont wou wei, le non-agir, et te.

Wou wei est la méthode taoïste pour se libérer. C’est l’art de pratiquer le naturel, le détachement, et d’accepter pleinement la vie comme elle vient.

Te est traditionnellement traduit par les mots vertu, acte ou efficace du Tao. Une fois qu’il a appris à donner libre cours à son esprit de manière qu’il fonctionne selon le mode du wou wei, l’homme accède à cette vertu. Te est le fondement invisible de l’homme de Tao. C’est aussi le principe de base de toutes les activités créatrices. (1)

Le Tao produit les êtres, le te les élève. La matière leur fournit un corps, le milieu les achève… Et le te va plus loin : car si le Tao produit les êtres, c’est le te qui les conserve, qui les fait croître, les soigne, les abrite, les entretient, les nourrit et les protège. (2)

 

1. Wang Fô est le maître de sagesse taoïste.

 

Wang Fô, vieux peintre, mène une vie libre qui consiste, écrit M, Yourcenard, à errer le long des routes, s’emparer de l’aurore et capter le crépuscule. Il aime la sérénité et la paix, il déteste la violence. Il dédaigne les pièces d’argent, « nul objet au monde ne lui semble digne d’être aquis, sauf des pinceaux, des pots de laque et d’encres de Chine, des rouleaux de soie et de papiers de riz ». Il est indifférent au monde politique et au pouvoir, il préfère les huttes des fermiers, ou dans les villes, les faubourgs des courtisanes et les tavernes le long des quais où se querellent les portefaix. Il a le génie créateur. il a le pouvoir de donner la vie à ses peintures par une dernière touche de couleur qu’il ajoute à leurs yeux, de même, il a la capacité de faire se transformer la vision du monde et d’obtenir une perception neuve.

Nous allons voir comment écrire le nom de Wang Fô en chinois et ce que les idéogrammes signifient.

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« Wang » en chinois s’affirme graphiquement comme le Fils du Ciel et de la Terre, il désigne aussi le Roi dans sa fonction suprême; c’est également le symbole du Maître. « Wang » ( 1 ) formé de trois traits horizontaux paraèlles reliés par une ligne verticale comme image de la triade suprême, le Ciel, l’Homme et la Terre unis par la voie; voie royale,  » Wang Tao », la voie de sagesse conduisant l’immortalité de l’âme. (1)

A travers toute la nouvelle « Comment Wang Fô fut sauvé » nous pouvons établir un lien de paternité entre Wang Fô, père spirituel et Ling et l’Empereur, fils spirituels. La mission de Wang Fô est d’aller ouvrir leurs yeux. Nous allons voir l’évolution de ses deux fils spirituels avant et après leur rencontre avec leur père spirituel.

2. Ling et l’Empereur

 

  • Ling

Il menait une vie diamétralement opposée à celle du vieux peintre, Wang Fô.

Il était l’unique enfant d’un père  « changeur d’or ; sa mère était l’unique enfant d’un marchand de jade qui lui avait légué ses biens en la maudissant parce qu’elle n’était pas un fils. »  (selon la tradition chinoise, la fille ne pouvait pas perpétuer la lignée familliale).

Ling a grandi  « dans une maison d’où la richesse éliminait les hasards. Cette existence soigneusement calfeutrée l’avait rendu timide: il craignait les insectes, le tonnerre et le visage des morts. » (P. 12)

Ses biens accumulés retenaient Ling sur place, prisonnier des événements banals et rassurants dans lesquels se reflétait son image plaisante, mais figée, sans âme.

Il  « resta seul en compagnie de sa jeune femme qui souriait sans cesse (… ) Ling aima cette femme au cœur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protégerait toujours. Il fréquentait les maisons de thé pour obéir à la mode et favorisait modérément les acrobates et les danseuses. » (p. 12)

Il ne connaissait pas la beauté autour de lui ni le monde extérieur réel.

« Une nuit, dans une taverne, il eut Wang Fô pour compagnon de table. » (p. 12)

Pour Ling, cette rencontre a été un nouveau tournant dans sa vie. Wang a fait se transformer sa vision du monde et l’a amené à une nouvelle conception des choses et des êtres.

Grâce à lui (Wang Fô), Ling connut la beauté … « cessa d’avoir peur de l’orage, et l’horreur de Ling pour ces bestioles s’évanouit. » (p. 12)

« Ce soir-là, Ling apprit avec surprise que les murs de sa maison n’étaient pas rouges, comme il l’avait cru, mais qu’ils avaient la conleur d’une orange prête à pourrir. » (p. 12)

Ling a pu posséder une perception neuve du monde et des choses, et a connu un nouveau monde, un monde réel (passer de l’irréel au monde réel).

« Alors, comprenant que Wang fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuve, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre où ses père et mère étaient morts. » (p. 13)

Le génie de Wang Fô a fait s’ouvrir ses yeux et accoucher l’essence de son être, et Ling, reconnaissant de cette nouvelle naissance, a pris le vieux peintre comme maître. En Chine, il y a un dicton.’ « yi ri wei shi zhong sheng wei fu n (lorsqu’un jour on l’a pris comme maître, on le traite comme père pour toute la vie) ; la relation entre maître et disciple est donc comme celle de père et fils. Ling a décidé de suivre son père (maître) en le servant jusqu’au bout.

Une fois qu’on transforme sa vision du monde, on s’ouvre aux flux de la vie et on s’offre à la création:

Depuis des années, Wang  Fô rêvait « de peindre un jeune prince (…) Aucun jeune homme du temps présent n’était assez irréel pour lui servir de modèle, mais Ling fit poser sa propre femme sous le prunier du jardin (…) Ling lui (sa femme) préférait les portraits que Wang Fô faisait d’elle (…) Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose. » (p. 14)

Si l’on apprécie réellement un bel objet, on s’identifie complètement à lui et on s’oublie soi-même.

« Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes. » (p. 14)

Ling s’est débarrassé de sa vie passée, il est devenu libre comme son maître, il a pris la route à côté de lui, en suivant le chemin, la voie du bonheur (le Tao).

« Ling vendit successivement ses esclaves, ses jades et les poissons de sa fontaine pour procurer au maître des pots d’encre pourpre qui venaient d’Occident. Quand la maison fut vide, ils la quitèrent, et Ling ferma derrière lui la porte de son passé. » (p. 14)

  • L’Empereur

Il menait une vie similiaire à celle de Ling. Il a grandi dans la solitude d’un monde fermé:

« Mon père avait rassemblé une collection de tes peintures dans la chambre la plus secrète du palais (… ) C’est dans ces salles que j’ai été élevé (…) on avait organisé autour de moi la solitude pour me permettre d’y grandir (…) on avait éloigné de moi le flot agité de mes sujets futurs. » (p 19)

Il vivait isolé, sans connaître le monde réel et sans connaître la vraie beauté. Il vivait seul dans le monde des peintures de Wang Fô.

« La nuit, quand je ne parvenais pas à dormir, je les regardais (…) Le jour, assis sur un tapis dont je savais par cœur le dessin (…) je rêvais aux joies que me procurerait l’avenir (…) Et, pour m’aider à me représenter toutes ces choses, je me servais de tes peintures. » (p. 20)

Il ne connaîssait la beauté qu’à partir des tableaux,  il lui manquait donc la connaissance du réel. Il ne connaîssait qu’un reflet du monde qu’il confondait avec la réalité.

A seize ans, il est sorti du palais [passer de l’irréel (tableau) au monde réel], il a remarqué que le monde n’était pas beau et qu’il était tout à fait différent de ce qu’il avait appris des tableaux.

« Tu m’as menti, Wang Fô, vieil imposteur : le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. » (p. 21)

Pourquoi l’Empereur a-t-il cette idée ?

Nous allons faire une comparaison entre l’Empereur et Ling.

Ling a connu la beauté et le monde réel sous l’orientation de Wang, qui était médiateur vivant entre Ling et le réel. Wang l’a enseigné par sa façon d’être et de faire. Mais l’Empereur a connu le monde par le tableau statique, à qui manque la mobilité, le monde recréé par Wang Fô. L’Empereur a donc manqué d’un contact direct avec Wang Fô et de sa présence. Ce résultat l’a amené à être fidèle aux tableaux de Wang, il ne veut pas transformer sa vision du monde réel, et il ne veut pas non plus renoncer à tout ce qu’il possède : avoir, pouvoir, savoir.

Dieu est le créateur, le créateur est dieu. L’Empereur déteste que Wang possède le pouvoir magique qu’il ne possède pas, il en est jaloux.

« Je ne suis pas l’Empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang (…) Toi seul règnes en paix sur des montagnes couvertes d’une neige qui ne peut fondre, et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir. » (p. 21)

Bien que l’Empereur ait le pouvoir tout puissant, il est impuissant devant Wang Fô, vieux peintre, pauvre. Il hait le fait que Wang Fô puisse donner une nouvelle vie et détourner de la culture (avoir) vers la nature (être). La jalousie fait naître en lui un désir de vengeance :

« J’ai décidé qu’on te brûlerait les yeux, puisque tes yeux, Wang Fô, sont les deux portes magiques qui t’ouvrent ton royaume. Et puisque tes mains sont les deux routes aux dix embranchements qui te mènent au cœur de ton empire, j’ai décidé qu’on te couperait les mains. » (p. 21-22)

L’Empereur aimerait être comme Wang Fô, l’Empereur qui peut régner « en paix sur les montagnes couverts d’une neige qui ne peut pas fondre et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir« . Mais, comme il ne le peut pas, il veut massacrer toutes les oeuvres de Wang et détruire ses espérances de postérité au lieu d’apprendre la vertu, la force, la grandeur, l’humilité de Wang Fô qui est en apparence « vieux, « pauvre » et « faible ».

« Je puis te forcer à l’accomplir. Si tu refuses, avant de t’aveugler, je ferai brûler toutes tes œuvres, et tu seras alors pareil à un père dont on a massacré les fils et détruit les espérances de postérité (…) Je sais que la toile est la seule maîtresse que tu aies jamais caressée. » (p. 23)

L’Empereur croit que l’œuvre achevée et la mort du peintre lui permettraient d’être le seul Maître du monde et d’avoir les derniers secrets accumulés du chef-d’oeuvre. Malheureusement, l’œuvre achevée signifie la fin, la mort de l’art.

« Le rouleau achevé par Wang Fô restait posé sur la table basse. Une barque en occupait tout le premier plan. Elle s’éloignait peu à peu. » (p. 26)

« L’Empereur, penché en avant, la main sur les yeux, regardait s’éloigner la barque de Wang qui n’était déjà plus qu’une tache imperceptible dans la pâleur du crépuscule. » (p. 27)

Conclusion

En définitive, les deux fils spirituels de Wang Fô se sont séparés. L’un, Ling, s’est débarrassé de la contrainte de son passé et a pris le chemin qui le mène au bonheur. Il est entré dans un autre monde en suivant son Maître. Et l’autre, L’Empereur, reste en revanche dans un monde irréel. En réalité, il est prisonnier, entouré d’eunuques, dans un palais impérial dont les murs se dressent comme un pan de crépuscule.

« Le sillage s’effaça de la surface déserte, et le peintre Wang Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang Fô venait d’inventer. »  (p. 27)

Wang Fô et son disciple Ling, eux, s’en sont allés au pays au-delà des flots, dans un monde libre.

Notes

(1) A. Kielce, Le sens de Tao.

(2 ) J. Chevalier, A. Cheerbrant, Dictionnaire des symboles.

Bibliographie

YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963.

CHEVALIER, A. GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Paris, Jupiter, 1992.

VANDIER-NICOLAS, N., Le Taoïsme, Presses Universitaires de France, Paris, 1965

KIELCE, A., Le Sens du Tao, Paris, Edit. le Mail, 1985.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mmes Zhenai ZHENG, Hong yang GUAN, Manuela CANO dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

Analyse sémiotique de l’un des « Contes du Chat perché » (‘Le Cerf et le Chien’) de Marcel AYME

Cerf et chien 

INTRODUCTION

 

BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR :   Marcel Aymé

Ecrivain, dialoguiste, scénariste (1902 – 1967)

1902 – Naissance le 29 Mars à Joigny (France). Il est le dernier d’une famille de 6 enfants. Il fut élevé à la campagne, puis entreprit des études de mathématiques à Besançon, qu’il dût interrompre pour des raisons de santé.

1925 – Arrive sur Paris et y exerce différents métiers (il fut notamment employé de banque, agent de change et journaliste).

1926 – Publie son premier roman « Brûlebois ».

1933 – Publie le roman  « La Jument verte », récit satirique fondé sur une analyse de la sexualité, qui connaît un vif succès. La même année, il commence à écrire des textes de commande pour le cinéma, activité qu’il continue sous l’occupation, sans pour autant cesser de publier des romans et des nouvelles dans les journaux de l’époque

1941 – Il publie  « Travelingue » qui est le premier volet d’une trilogie romanesque d’histoire qui se situe au début du Front populaire. Cette étude de mœurs comique, qui met en scène des personnages pittoresques, comme le jeune boxeur Milou, poids mouche protégé par un vieux pédéraste, inaugure une fresque sociale fantaisiste et réaliste qui se poursuivit avec « Le Chemin des écoliers » (1946), tableau humoristique de la France sous l’occupation, et qui s’acheva avec « Uranus » (1948), dont l’action se déroule dans les mois qui suivirent la Libération.

1967 – Décède le 14 octobre 1967 à Paris (France)

Adaptations  cinématographiques :

  1. « La rue sans nom », 1934,  réalisé par Pierre Chenal.
  2. « Le Passe-muraille », 1950,  réalisé par Jean Boyer.
  3. « La table aux creves »,  1951, réalisé par Henri Verneuil.
  4. « La traversée de Paris »,  1956, réalisé par Claude Autant-Lara
  5. « Le chemin des écoliers »,  1958, réalisé par Michel Boisrond
  6. « La jument verte », 1959, réalisé par Claude Autant-Lara
  7. « Clerembard », 1969,  réalisé par Ives Robert.
  8. « La vouivre », 1989,  réalisé par Georges Wilson.
  9.  « Uranus »,  1990, réalisé par Claude Berri.
  10. « La montre, la croix et la manière », 1993,  réalisé par Ben Lewin.

Marcel Aymé et les « gendelettres »
Dans le domaine de ses relations professionnelles, il a su aussi se contraindre et, quoi qu’il en ait dit, il n’a jamais été un solitaire dans le monde des lettres. Dès les années trente, non seulement il y est reconnu, mais aussi accepté. Il appartient désormais, qu’il le veuille ou non, à l’univers français des  » gendelettres « , comme il l’écrira plus tard. Il ne faut surtout pas prendre pour argent comptant ses dénégations à ce propos. Certes, il cultive sa différence et veille constamment à ne pas se laisser entraîner enfermer dans telle ou telle chapelle littéraire. Mais il les connaît bien et sait s’y faire recevoir le cas échéant, sans être gêné le moins du monde par leurs diverses étiquettes. D’ailleurs, il affiche un mépris complet pour les exclusions de toute nature.
L’un des premiers avec lequel il se soit lié est un homme réservé, discret et aussi silencieux que lui, Emmanuel Bove. De leurs premières rencontres naîtra une amitié que les divergences politiques n’altéreront pas.

Les origines enfantines
L’enfance de Marcel et de Suzanne Aymé à la tuilerie de Villers-Robert fut un bonheur pour leur imagination déjà fertile. Tout les portait à croire à l’existence d’un monde merveilleux, peuplé de fées, de bêtes faramineuses et d’animaux doués de parole… Ne disait-on pas alors que, la nuit de Noël, les bêtes se mettaient à parler. Le bestiaire de Marcel Aymé se constitua peu à peu durant ces années d’enfance. Bœufs, canards, vaches, poules, chiens, chats, firent partie de son univers quotidien. Le loup même était présent car il rôdait non loin de la forêt. On évoquait sa présence le soir venu, devant les grandes flammes du four qui réconfortaient et inquiétaient à la fois.

Ainsi Marcel vécut de sa deuxième à sa huitième année à Villers-Robert, chez ses grands-parents qui exploitaient une tuilerie. Le village était assez semblable à celui qu’il décrivit plus tard dans La Jument verte et les habitants y connaissaient des passions politiques et religieuses (et antireligieuses) fort vives. La grand-mère attendit la mort du grand-père, en 1908, pour faire baptiser son petit-fils, celui-ci avait alors sept ans.

En 1912, Marcel réussit le concours des Bourses et le regretta vite car, chaque fois qu’il obtenait de mauvaises notes, on lui reprochait de gaspiller l’argent de l’Etat. Il retournait maintenant au village chaque samedi et y passait ses grandes vacances, pendant lesquelles il gardait les vaches avec d’autres bergers.

Le bestiaire des Contes du chat perché
Depuis 1934, Marcel Aymé avait en effet publié plusieurs histoires de Delphine et Marinette qui avaient beaucoup plu. Il n’y avait guère eu qu’André Rousseaux, dans Le Figaro, pour faire la fine bouche et oser écrire :  » Ce sont moins des contes pour enfants que des fables, sans le génie de La Fontaine, étirées en prose, saupoudrées d’ironie et de gentillesse pseudo-poétiques « . C’est pourquoi on lit, dans la prière d’insérer d’un recueil de 1939 :  » […] un critique distingué a déjà fait observer, avec merveilleusement d’esprit, que si les animaux parlaient, ils ne le feraient pas du tout comme ils le font dans Les Contes du chat perché. Il aurait bien raison. Rien n’interdit de croire en effet que si les bêtes parlaient, elles parleraient de politique ou de l’avenir de la science dans les îles Aléouliennes. Peut-être même qu’elles feraient de la critique littéraire avec distinction.  »

Son œuvre

Or son œuvre s’affirme comme une des plus neuves, des plus fortes et probablement des plus durables de notre époque. Elle est très variée, tantôt d’inspiration réaliste, tantôt d’inspiration satirique et tantôt d’inspiration fantastique. Mais il passe parfois d’un registre à l’autre dans le même ouvrage en maintenant une unité de ton. Il est bon peintre de la campagne, des petites villes et de la capitale. Parmi ses romans campagnards, on citera La Table aux crevés (1929) et La Vouivre (1943). Parmi les romans de la province, Le Moulin de la sourdine (1936). Parmi les œuvres parisiennes, Le Bœuf clandestin (1939) et Travelingue (1941). Ce dernier roman est le premier volet d’une trilogie d’histoire contemporaine, dont le deuxième volet s’appelle Le Chemin des écoliers (1946) et se situe pendant l’Occupation, et dont le troisième volet, Uranus (1948), décrit les lendemains de la Libération.

Les recueils de nouvelles d’Aymé sont tous de premier ordre, tels Le Passe-muraille (1943) et Le vin de Paris (1947). Et il faut mettre hors de pair Les Contes du chat perché qui commencèrent de paraître en 1934 sous forme d’albums pour enfants. Ils firent tout de suite les délices des parents. Bon observateur des mœurs, Marcel Aymé est un ami de la fantaisie qui nous délivre de la pesanteur du quotidien. Il ne nous donne aucune leçon, ne nous adresse aucun message et on lui a cherché une mauvaise querelle en lui attribuant les pensées d’un des personnages du Confort intellectuel (1949) où il se plaçait dans une pure tradition moliéresque. De même, dans La Tête des autres, qui déclencha un scandale, il ne cherchait pas à prouver quoi que ce soit : il mettait en lumière certains aspects du monde contemporain. Il s’est toujours voulu absent de son œuvre, mais y est toujours présent par son style inimitable.

 

1.  ANALYSE SEMIOTIQUE

 

1. 1.  La structure générale du récit : L’AXE SEMANTIQUE

Faire l’analyse sémiotique d’un conte, c’est pouvoir reconnaître et décrire les différences dans le texte grâce auxquelles nous pouvons faire l’interprétation des sens du conte, puisque « le sens est fondé sur la différence ».

Le récit est la représentation d’un événement. Un événement est une transformation, un passage d’un état S à un état S’.

La structure générale du récit s’inscrit sur un axe sémantique du type :

 

S    __________________________    t    ________________________________   S

 

Enoncé d’état initial               Enoncé de faire                 Enoncé d’état final

en conjonction ou                    Faire opérateur                  en conjonction ou                                                                                                              ou

disjonction.                                de la transformation           disjonction

  S/\O  ou SVO                                                                                  S/\O ou SVO

L’axe sémantique s’insère dans une suite temporelle.  Les articulations S et S’ correspondent  aux situation finale et initiale, et la transformation se produit à un moment donné « t ». Tout récit s’organise en fonction de sa fin : c’est la situation finale qui commande toute la chaîne des événements antérieurs.

Pour constituer l’axe sémantique de notre texte nous comparons la situation finale (contenu posé, où l’auteur veut arriver à la fin du conte) avec la situation initiale (contenu inversé).

La situation finale résulte d’une chaîne de transformations qui, à partir de la situation initiale, progressivement, détermine la situation finale. Le résultat d’une première transformation constitue une nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante et ainsi progressivement jusqu’à la fin.

 

1.2. AXES SEMANTIQUES DES TRANSFORMATIONS :

Au cours de la lecture, notre conte présente plusieurs transformations intégrés dans la transformation globale.

  1. Delphine et Marinette jouent tranquillement quand, tout à coup, un cerf apparaît chez elles. Il demande de l’aide et elles le cachent dans la maison.

 

S  _________________________________t________________________________  S’

 

Le cerf est en péril             Sujet  opérateur :                      Le cerf est caché

S V O                                                 les filles                                           S /\O

Sujet d’état :   le cerf

Objet de valeur : la sécurité

Le Sujet opérateur (les filles) fait passer le Sujet d’état (le cerf)  d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (la sécurité) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (la sécurité).

 

  1. Le chien arrive à la maison et demande où est le cerf. Les filles nient sa présence dans la maison mais il finit par découvrir qu’il est caché, à cause du poussin.

 

S  _________________________________t_________________________________  S’

 

Le chien cherche le cerf        Sujet opérateur :     Le chien trouve le cerf

 S V O                                                    le poussin                                             S /\O

Sujet d’état : le chien

Objet de valeur : trouver le cerf

Le Sujet opérateur (le poussin) fait passer le Sujet d’état (le chien) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il ne trouve pas le cerf) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il le trouve dans la maison).

 

  1. La meute arrive et les filles parviennent à distraire les chiens de façon qu’ils perdent la trace du cerf.

 

S ___________________________________t__________________________________  S’

 

Les chiens sont               Sujet opérateur:                         Les chiens perdent

dans la trace du cerf.         L’astuce des                             la trace du cerf.

         S /\ O                                        filles                                             S V O

Sujet d’état: les chiens

Objet de valeur: la trace du cerf

Le Sujet opérateur (l’astuce des filles) fait passer le Sujet d’état (les chiens) d’un état de conjonction avec leur Objet de valeur (ils sont sur la trace du cerf) à un état de disjonction d’avec leur Objet de valeur (ils perdent sa trace).

 

  1. Les parents de Delphine et Marinette n’ont pas réussi à trouver un bœuf à acheter à la foire. Ils rentrent à la maison de très mauvaise humeur. Le lendemain, le cerf se présente chez eux pour offrir son travail.

 

S ____________________________________t__________________________________ S’

 

Les parents ont besoin          Sujet op.:         Les parents prennent le cerf

d’un bœuf                           le chat, qui parle             pour travailler chez eux

S V O                                          avec le cerf                                 S / O

Sujet d’état : les parents

Objet de valeur : avoir  un animal pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (le chat) convainc le cerf de se présenter pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (les parents), qui était en état de disjonction avec son Objet de valeur (ils n’avaient pas de bœuf), est maintenant en conjonction avec son Objet de valeur (ils ont trouvé quelqu’un pour remplacer le bœuf).

 

  1. Le cerf est accepté à la ferme, et travaille bien. Il se fait des amis mais ne supporte pas la vie à la ferme. Il décide de partir.

 

S _____________________________________t_______________________________   S’

 

Le cerf se sent mal à l’aise         Sujet op.               Le cerf retourne à

à la ferme                                      la décision de          son milieu : la forêt.

S V O                                                        partir                                         S /\O

Sujet d’état: le cerf

Objet de valeur: sa liberté.

Le Sujet opérateur (la décision de partir) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il est mal à l’aise, privé de liberté) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il se sent bien dans la forêt, où il se sent libre).

 

  1. Le chien, qui travaillait comme chasseur, décide de quitter son métier et essaye d’être accepté à la ferme. Il arrive avec la mauvaise nouvelle que le cerf est mort.

 

S  _________________________________t____________________________________  S’

 

Le chien chasseur             Sujet opérateur:         Le chien reste à  la ferme                                                        la décision de

               S V O                        quitter son maître                                  S /\O

Sujet d’état: le chien.

Objet de valeur: avoir un métier qui lui plaise.

Le Sujet opérateur (la décision de renoncer à la chasse) fait passer le Sujet d’état (le chien chasseur) d’un état de disjonction avec son Objet de valeur (il n’aime pas son métier) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il préfère rester avec les filles à la ferme).

 

AXE SEMANTIQUE GÉNÉRAL  DU CONTE :

 

S ___________________________________t__________________________________   S’

 

Le cerf veut vivre                 Sujet opérateur :                           Le cerf est tué

S /\ O                                              le chasseur                                               S  V  O

Sujet d’état : le cerf

Objet de valeur : sa vie

Le Sujet opérateur (le chasseur) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de conjonction avec son objet de valeur (il est en vie) à un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il perd la vie).

 

1.3.  La segmentation du texte

La segmentation du texte va nous permettre d’organiser celui-ci différemment de la segmentation en paragraphes proposée par l’auteur.  A ce propos, nous faisons intervenir les disjonctions spatiales, temporelles, actorielles et énonciatives.

Nous proposons de segmenter le conte « Le cerf et le chien » en 5 séquences. Pour simplifier,  la délimitation de chaque séquence sera exprimée par le numéro de la ligne et de la page entre parenthèses (ligne/page).

  1. « L’arrivée du cerf» : (1/29  → 24/40).  Cette première séquence comporte 7 sous-séquences qui se déroulent au même endroit et durant la même journée (il n’y a pas de disjonctions temporelles ni spatiales). On peut distinguer les sous-séquences à partir des disjonctions actorielles : le cerf, le chien Pataud, la meute et les parents. Les filles sont les uniques personnages qui sont présents dans toutes les sous-séquences.
  1. « Le cerf à la ferme» : (25/40 → 15/45). La deuxième séquence a lieu dans la ferme, soit dans la cour, soit dans l’écurie ou dans les champs, selon les 5 sous séquences proposées, qui s’étalent sur plusieurs jours. Nous avons alors des disjonctions actorielles (les filles, les parents, le cerf, le bœuf et les bêtes de la ferme), spatiales (la cour, les champs, l’écurie) et temporelles (le lendemain de l’arrivée du cerf et les jours suivants).
  1. « La promenade du dimanche» : (15/45 → 31/48). Cette troisième séquence est l’unique qui ne comporte pas de disjonctions : elle se déroule le même jour, avec les mêmes acteurs (le cerf, les filles, le chien Pataud et les animaux de la forêt) et dans le même endroit. Les parents n’y participent pas.
  1. « La fuite» : (32/48 → 31/50). La quatrième séquence présente une disjonction spatiale qui permet de proposer une segmentation en 3 sous-séquences : dans la cour, dans le champ et dans la forêt. La disjonction actorielle est présente sous la forme de la disparition des parents de la scène.  Les filles ne participent pas à cette séquence.
  1. «La mauvaise nouvelle de Pataud» : (32/50 → 13/52). Nous n’avons pas segmenté cette cinquième séquence car il s’agit d’une séquence trop courte. Il y a une disjonction temporelle : au début, les parents regrettent la perte du cerf le jour même de la fuite, ensuite l’auteur raconte les semaines suivantes (« Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas… ») et, finalement,  « un matin », où Pataud arrive avec la mauvaise nouvelle.

 

1.3.1. LES DISJONCTIONS ACTORIELLES

Dans tout le conte il y a 6 acteurs principaux  et  3 acteurs secondaires (les animaux de la forêt) :

  1. Les filles Delphine et Marinette : elles sont les protectrices du cerf. Elles apparaissent dans toutes les séquences, sauf la . Les activités des filles sont le jeu ou manger (elles sont à table avec leurs parents dans la séquence 1G). L’auteur ne mentionne pas l’école ni  d’autres activités.
  1. Le cerf : il apparaît dans toutes les séquences, à l’exception des sous-séquences 1C et 1D (où il est caché dans la maison des filles). Il éprouve toujours l’angoisse soit d’être persécuté par la meute soit de devoir vivre à la ferme, à laquelle il ne se sent pas appartenir. Il est toujours en conflit avec sa situation.
  1. Le chien Pataud : il apparaît dans les séquences 1C, 1E, 3 et 5. Il veut toujours aider le cerf. Il travaille pour le chasseur mais il n’aime pas son métier, car il n’aime pas tuer.
  1. Les parents : ils sont présents dans les séquences 1F, 2, 4 et 5.  Ils ne pensent qu’à travailler et faire travailler les animaux, car ils ont la responsabilité de nourrir une famille.
  1. Le bœuf : il est présent dans les séquences 2 et 4. Au début, il se moque du cerf mais plus tard il devient son ami. Il voudrait s’enfuir dans la forêt avec le cerf mais il se rend compte que sa vie est à la ferme.
  1. La meute : les chiens chasseurs arrivent à la ferme dans la séquence 1D.  Ils cherchent le cerf mais sont trompés par les filles.
  1. Les animaux de la forêt : une vieille carpe au bord d’un étang, un lapin qui avançait ou bord d’un trou et deux autres lapins qui sortirent derrière le premier lapin apparaissent dans la séquence 3.

1.4. Le niveau figuratif

 

L’analyse du niveau de surface a pour objet la forme et le contenu du discours.

Au niveau figuratif, les « personnages » sont pris en considération en tant qu’ « acteurs », et l’on observe le déroulement concret de leurs actions, dans des lieux et des temps déterminés.

1.4.1. L’ESPACE TEXTUEL

Le code topographique :

Le conte se déroule dans une ferme, à la campagne.   Nous ne savons pas dans quel pays,  mais pouvons supposer qu’il s’agit de la campagne française.

A l’exception de la séquence 3 (qui se déroule dans le bois), toutes les séquences se déroulent dans la ferme, généralement à l’extérieur de la maison, dans la cour.

On peut distinguer, au niveau topographique, l’opposition :

Nature      vs      Culture

(la forêt)           (les champs)

 

Dans la séquence 1 nous trouvons sept sous-séquences, séparées par des disjonctions spatiales ou actorielles :

  • A ((1/29 → 6/30) : dans la cour. Le cerf, en fuite, arrive dans la cour de la ferme pendant que les filles jouent.
  • B (7/30 → 19/30) : à l’intérieur de la maison.  Les filles cachent le cerf dans leur chambre.

 

         « Delphine courut ouvrir la porte de la maison et Marinette, précédant le cerf, galopa jusqu’à la chambre qu’elle partageait avec sa sœur ». (7 – 8 – 9 – 10 / 30)

 

Les sous séquences C, D, E et F se déroulent dans la cour. La séparation en 4 différentes sous-séquences se fonde sur des disjonctions actorielles :

  • C (20/30→ 5/35) : le chien Pataud arrive, cherchant le cerf. Il fait partie de la meute de chiens chasseurs qui poursuit le cerf.
  • D (6/35 → 24/37) : le chien Pataud reste caché dans le jardin tandis que la meute qui poursuit le cerf arrive à la ferme.
  • E (24/37 → 22/38) : le chien Pataud et le cerf sortent de leur cachette. Tous les deux partent, le chien pour rejoindre la meute et le cerf vers les buissons de la rivière.

« Quand elle eut disparu dans les bois, le chien Pataud sortit du jardin où il était resté caché et demanda qu’on fît venir le cerf » (24 – 26 / 37)

  • F (23/38 → 24/40) : les parents rentrent de la foire.
  • G (15/40 →24/40 : deux actions se déroulent au même moment dans des endroits différents : pendant que la famille mange à table à l’intérieur de la maison, le chat sort pour aller trouver le cerf près de la rivière.

 

Dans la séquence 2  nous avons défini  5  sous-séquences au niveau spatial :

  1. Sous-séquence A : dans la cour, le cerf se présente aux parents pour leur offrir son travail. Il est accepté.
  2. Sous-séquence B : le cerf commence à travailler avec le bœuf aux champs.
  3. Sous-séquence C : en rentrant à la ferme, le cerf joue dans la cour.
  4. Sous-séquence D : le soir,  à l’écurie le cerf et le bœuf ont de longues conversations.
  5. Sous-séquence E : cette sous-séquence ne se déroule pas dans un endroit défini parce qu’il s’agit d’un discours qui raconte ce qu’étaient la vie du cerf, son travail, ses week-ends.

 

Dans la séquence 3  le cerf se promène dans la forêt le dimanche.

Dans la séquence 4  nous avons 3 sous-séquences :

  1. Sous-séquence A: dans la cour, le cerf refuse  de se mettre en route vers le travail.
  2. Sous-séquence B: en arrivant au champ, le cerf et le bœuf commencent à travailler.
  3. Sous-séquence C: le cerf et le bœuf prennent la fuite vers la forêt. Mais le bœuf n’arrive pas à marcher dans la forêt et il décide de retourner au travail.

Dans la séquence 5  le chien Pataud arrive à la ferme avec la mauvaise nouvelle. Les filles jouent dans la cour.

 

L’ancrage spatial :

Le conte se déroule dans une ferme et dans une forêt.

Pour le cerf, la ferme signifie la sécurité (le chasseur n’y a pas accès) mais aussi un travail dur, auquel il n’est pas adapté. La ferme constitue un ancrage spatial à la fois positif et négatif.  Positif  à cause de la sécurité qu’elle signifie (la maison et la cour) et négatif par l’ennui et la douleur du travail (les champs). La forêt, au contraire, représente la liberté aussi bien que l’insécurité. C’est pour cela que nous la considérons comme ambiguë : elle représente la liberté mais aussi le danger.

La maison La cour Les champs La forêt
  • Sécurité
  • Protection

 

  • POSITIF
  • Sécurité
  • Plaisir du jeu

 

  • POSITIF
  • Travail
  • Ennui
  • Douleur
  • NÉGATIF

 

  • Liberté
  • Danger
  • Mort
  • AMBIGUË

 

  Culture               vs            Nature

(les champs)                         (la forêt)

Travail           vs          Liberté

(protection)                      (danger)

 Les champs         vs         La cour

(le travail)                         (le jeu)

 

Séquences 1 2 3 4 5
Sous-séq. A    B C D E F   G A     B    C     D    E  A       B      C
Ancrage

spatial

C –  M C C C C  M/F C     Ch  C     E     X F  C       Ch     F  C

 

C : la cour

M : la maison

Ch : les champs

F : la forêt

E : l’écurie

X : partout dans la ferme et la forêt

 

Ancrage spatial

la campagne française

la ferme                                               la forêt

(culturelle)                                          (naturelle)

clos                                                          ouvert

(la maison)

les champs                                       la cour

(espace culturel        vs             (espace des filles  et des animaux : le jeu)

du travail,

responsabilité

des parents)

 

1.4.2. LA TEMPORALITÉ TEXTUELLE

 Le code chronologique :

La séquence 1 se déroule  le même jour.

Dans la séquence 2,  les sous-séquences A et  B  le lendemain et les sous-séquences C, D et E se déroulent dans les jours suivants, sans préciser combien de jours plus tard.  On pourrait supposer qu’il s’agit de trois ou quatre semaines (ces dernières sous-séquences racontent la vie du cerf dans la ferme).

La séquence 3 se déroule en une  journée : un dimanche.

La séquence 4, le lendemain de ce dimanche.

La séquence 5 représente le temps suivant la fuite du cerf : « Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas ». Mais « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans le cour »  pour raconter ce qui était arrivé au cerf.

Nous pensons que tout le conte se déroule en environ deux mois.

  L’ancrage temporel :

t    : le temps actuel,  celui où l’auteur raconte l’histoire.

  : le jour de l’arrivée du chien Pataud : la dernière scène du conte.

t    : le temps après la fuite du cerf.

t    : le jour de la fuite du cerf.

t    : le jour de la promenade dans la forêt.

t    : les trois ou quatre semaines où le cerf travaille à la ferme.

t     : le jour  de l’arrivée du cerf à la ferme.

 

Séquences :                 1      2A      2B           2C        2D          2E            3                  

Le premier jour         Le lendemain     Les semaines suivantes    Un dimanche

(l’arrivée du cerf)        (les parents)           (trois ou quatre)           dans la forêt

 

4                                      5                                                                   5

Quelques jours                             Le jour de l’arrivée du chien Pataud

Le lendemain           (le cerf habite dans la forêt)                     (la fin du conte)

 

Voici quelques exemples relevés dans le texte :

Séquence 2, 25/40 : « Le lendemain matin, de bonne heure, le cerf entra dans le cour de la ferme… ».

Séquence 2, 13/42 : « En effet, après qu’ils eurent labouré ensemble une demi-journée, ils ne pensaient plus à s’étonner de la forme de leurs cornes ».

Séquence 2, 26/43 : « Le soir, à l’écurie, el avait de longues conversations avec le bœuf. ».

Séquence 2, 25/44 : « Le dimanche, le cerf quittait l’écurie dès le matin et s’en allait passer la journée en forêt. Le soir, il rentrait avec des yeux brillants …, mais le lendemain il était triste et… ».   Ici l’auteur utilise le récit pour raconter la monotonie de la vie du cerf.

Séquence 4, 32/48 : « Le lendemain, le cerf était attelé avec le bœuf dans la cour da la ferme… ».

Séquence 5, 9/51 : « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans la cour ».

Dans le texte, la valeur figurative du temps apparaît clairement : les temps qui représentent la joie et le plaisir  sont très courts (la séquence 7 spécialement, où les filles se promènent avec le cerf dans la forêt) et les temps de souffrance plus longs (les séquences de l’arrivée du cerf, de sa fuite ou du travail).

LA SEMAINE                     vs                  LE DIMANCHE

   le travail                                                         le repos

(dysphorie)                                                     (euphorie)

 

1.4.3. LES CODES SENSORIELS

  • L’ouïe

 Le sens de l’ouïe a une valeur figurative positive quand la fille chante pour le chat ou quand le chat ronronne sous les caresses de Delphine.  La chanson et le ronronnement sont l’expression du plaisir et de la joie.

1/29 : « …et Marinette chantait une petite chanson à un poussin jaune qu’elle tenait sur les genoux ».

3/31 : « Marinette lui chanta Su l’pont de Nantes et, … ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

vs

Les aboiements des chiens sont un vif exemple de la peur, de l’angoisse et de l’incertitude.

26/33 : « …mais il se déroba et, l’oreille tendue à des aboiements qui semblaient venir de la lisière du bois….. ».

5/34 : « J’entends aboyer mes compagnons de meute ».

10/35 : « … elle vit poindre la meute annoncée par ses aboiements ».

 

CHANT + RONRONNEMENT          vs         ABOIEMENTS

                   le   plaisir                                                             la peur

(euphorie)                                                                       (dysphorie)

 

  • Le toucher

1/29 : « Delphine caressait le chat de la maison… ».

18/29 : « Les petites le prirent par le cou, appuyant leurs têtes contre la sienne, mais le chat se mit à leur fouetter les jambes avec sa queue et à gronder : – C’est bien le moment de s’embrasser ! ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

16/33 : « A la fin, il toucha le mollet de Delphine avec son nez et dit en soupirant : ».

28/39 : « A midi, pendant qu’elles déjeunaient, je me chauffais au soleil sur le rebord de la fenêtre ».

Dans ces exemples, les caresses des filles et le chat se chauffant au soleil nous donnent une impression de plaisir et de tendresse.

31/47 : « Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans nos bois ».

Le cerf  manifeste son approbation vis-à-vis du bois (il y fait frais et doux) et le contraire à l’égard de la plaine.

LE BOIS         vs       LA PLAINE

  la joie                           la tristesse

 la liberté                      le travail

(euphorie)                   (dysphorie)

 

  • La vision

2/29 : « …un poussin jaune… »

14/31 : « Le chien les regarda l’une après l’autre et, les voyant rougir, se remit à flairer le sol ».

12/35 : « Ils étaient huit d’une même taille et d’une même couleur avec de grandes oreilles pendantes ».

5/36 : « Vraiment, on n’a jamais vu d’aussi beaux chiens… ».

1/37 : « Ils  prenaient plaisir à s’admirer les uns les autres ».

22/43 : « Il y avait un canard bleu et vert avec lequel il s’entendait très bien… ».

Les couleurs sont très peu mentionnées dans le texte : seulement le jaune pour le poussin et le bleu et vert pour le canard. Dans les deux cas, les couleurs n’ont aucune valeur positive ou négative.  Mais la couleur rouge est mentionnée pour indiquer la peur des filles devant le chien Pataud.

Pour ce qui est des chiens de la meute, l’auteur insiste sur leur beauté : ils sont beaux mais aussi méchants (ils veulent chasser le cerf). Cette « beauté » est utilisée par les filles, pour gagner leur confiance car ils acceptent les compliments.

 

  • L’odorat

3/32 : « Je sens ici une odeur de cerf, dit-il en se tournant vers les petites ».

6/33 : « Mon flair ne me trompe jamais ».

12/37 : « Le parfum de l’œillet, du jasmin, de la rose et du lilas, qui lui venait à pleines narines lui masquait en même temps l’odeur de la bête ».

Le flair des chiens est déterminant : la meute parvient jusqu’à la ferme en traquant le cerf grâce à son flair.  Mais les filles, par leur astuce, arrivent à dérouter les animaux grâce au parfum des fleurs. L’odorat joue un rôle très important pour le sort du cerf.

 

1.4.5 LES PARCOURS FIGURATIFS

Dans le conte nous voyons clairement les activités sociales des personnages : les parents doivent travailler et font travailler le bœuf et le cerf.  Les filles et les animaux préfèrent jouer.  Le cerf,  qui préfère jouer, est obligé de travailler s’il veut la sécurité.

Adultes    vs    enfants

Travail        vs        jeu

Les adultes doivent travailler pour gagner leur pain.  Les parents de Delphine et Marinette cultivent les champs avec l’aide des animaux de la ferme et le chasseur doit chasser les animaux sauvages.

Travailler les champs           vs         Chasser

vie sédentaire                                            vie nomade

 

1.5. Le niveau narratif

 

  • LE SCHÉMA ACTANTIEL

Pour le niveau narratif nous utilisons le modèle actantiel de Greimas. Ce modèle simplifie celui de Vladimir Propp, qui affirme que dans tous les contes ce qui change ce sont les noms et les attributs des personnages mais non leurs actions ou leurs fonctions. Il a recensé 31 fonctions dans sept sphères d’action différentes : celles de l’agresseur, du donateur, de l’auxiliaire, de la princesse et de son père, du mandateur, du héros et du faux héros.

Greimas substitue à la notion trop vague de « fonction » la formulation plus rigoureuse de l’énoncé narratif (EN) :

EN = F ( A1, A2,…)

F  = une fonction, au sens logique de « relation »

A1, A2, … = les actants.

Greimas dit : « Le modèle actantiel est en premier lieu l’extrapolation d’une structure syntaxique. Un actant s’identifie donc à un élément (lexicalisé ou non, un acteur ou une abstraction) qui assume dans la phrase de base du récit une fonction syntaxique……  ; le destinateur dont le rôle grammatical est moins visible et qui appartient si l’on peut dire à une phrase antérieur (D1 veut que S…) ou, selon la grammaire traditionnelle, à un complément de cause. »

Nous représentons les six rôles et leurs relations dans notre conte par les schémas suivants :

SCHÉMA 1 :

DESTINATEUR

 

Le chasseur

 

      OBJET

 

Le cerf

DESTINATAIRE

 

Le chasseur

 

 ADJUVANTS

 

Le flair des

chiens

      SUJET

 

La meute

   OPPOSANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR  ______________ OBJET _______________  DESTINATAIRE

Le chasseur                                        Le cerf                                     Le chasseur

Le chasseur  doit chasser pour vivre. C’est son métier. Il a besoin pour proie d’un animal de la forêt, il choisit le cerf. Le chasseur est à la fois le Destinateur et le Destinataire car l’objet de la chasse est destiné à lui-même.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ______________________________________    OBJET

La meute                                                                                 Le cerf

La meute est envoyée chasser le cerf. Les chiens sont le Sujet du Destinateur : ils doivent servir au chasseur dans son métier.

  • AXE DU POUVOIR :

ADJUVANTS  ___________   SUJET  _____________ OPPOSANTS

Le flair des chiens                                                  La meute                                          Les filles

Pataud

Le chat

L’axe du pouvoir concerne la réalisation du mandat. Grâce à l’intervention des Adjuvants, le Sujet peut vaincre les Opposants.  La meute a besoin de son flair pour chasser le cerf. Les Opposants sont les filles, Pataud et le chat : ils essayent de dérouter les chiens pour qu’ils ne puissent pas trouver le cerf.

Au début du conte, les Opposant sont vainqueurs : le Sujet n’arrive pas à réaliser le désir du Destinateur.

 

SCHÉMA 2 :

DESTINATEUR

 

Le cerf

 

 

      OBJET

 

Sa vie

DESTINATAIRE

 

Le cerf

 

 ADJUVANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

      SUJET

 

La fuite

L’instinct de

survie

 

   OPPOSANTS

 

Le chasseur

La meute

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR  ________________   OBJET   _____________DESTINATAIRE

Le cerf                                               Sa vie                                             Le cerf

Le cerf  veut conserver sa vie.  Il ne veut pas être tué par le chasseur.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ____________________________________________    OBJET

La fuite

L’instinct de survie                                                                           La vie

L’instinct de survie va aider le cerf à s’enfuir.  Il doit conserver sa vie.

  • AXE DU POUVOIR :

ADJUVANTS  ____________     SUJET    _________________     OPPOSANTS

Les filles                                           L’instinct                                            Le chasseur

Pataud                                               de survie                                              La meute

Le chat                                               La fuite

Grâce à l’intervention des Adjuvants (les filles, Pataud et le chat), l’instinct de survie peut l’emporter sur les Opposants (le chasseur et la meute).

 

 

1.6. Le niveau thématique

 

Au niveau thématique, nous analysons les valeurs profondes, véhiculées implicitement par les textes :

 

1.6.1. PERSPECTIVE  PARADIGMATIQUE :  Les oppositions de valeurs.

Le carré sémiotique se constitue sur la base d’un axe sémantique, qui s’articule en deux valeurs contraires : S1 et S2.

 

S1 = Vie  _________________________________    S2 =  Mort

 

S1 =  La ferme   (culture)   ___________________  S2 =  La forêt (nature)

 

S1 =  Le travail    _____________________________   S2 =  La liberté

 

 

1.6.2. PERSPECTIVE SYNTAGMATIQUE :  Les parcours thématiques.

Les carrés sémiotiques de notre conte :

S1    ___________________________     S2

(vie)                                                          (mort)

 

S1    _____________________________   S2

(non-vie)                                                 (non-mort)

 

Dans ce premier carré sémiotique la vie et la mort sont présentées comme des valeurs opposées :  le cerf doit lutter pour sa vie, qui est son Objet de valeur. L’échec de sa lutte aura pour résultat la mort.

 

S1    _______________________________      S2

(la culture)                                                          (la nature)

 

S1  __________________________________    S2

(la non-culture)                                               (la non-nature)

 

Dans ce deuxième carré, les valeurs opposées sont la culture et la nature.  Pour le cerf, la culture représente la sécurité, l’amitié des filles et des animaux de la ferme. La nature, c’est la forêt, où il a vécu toute sa vie, où il se sent soi-même.

 

S1  _________________________________      S2

(le travail)                                                           (la liberté)

 

S1   ___________________________________   S2

(le non-travail)                                                       (la non-liberté)

 

Pour finir, dans le  troisième carré sémiotique, nous avons les valeurs opposées travail et liberté.  Le travail signifie pour le cerf la sécurité mais aussi le manque de liberté.

Mais, pour les parents, le travail est l’unique moyen de gagner leur vie.

 

2. ESSAI D’HERMENEUTIQUE

 

 « L’herméneutique a d’abord désigné la science des règles d’interprétation des textes bibliques, puis l’art d’interpréter les textes en général puis l’art de comprendre, de déceler ce qui n’est pas manifeste. On l’emploie souvent aujourd’hui comme synonyme d’interprétation, mais comme synonyme enrichi. Ce qu’il ajoute, c’est l’idée que l’interprétation doit franchir la distance culturelle qui nous sépare des textes en même temps que l’écart qui sépare le discours de ce qu’il doit dire.»  (Henri BouillardExégèse, Herméneutique et Théologie).

 

  • SÉQUENCE 1 :

Marinette et Delphine, deux fillettes qui habitent dans une ferme de la campagne française, jouent tranquillement dans la cour de leur maison quand, tout à coup, apparaît un cerf qui est en train de fuir un chasseur.

           « Ses flancs haletaient, ses pattes frêles tremblaient et il étais si essoufflé qu’il ne put parler d’abord ».

Le cerf est désespéré. Il est en péril de mort et demande l’aide des fillettes en suppliant :

           « Cachez-moi. Les chiens sont sur ma trace. Ils veulent me manger. Défendez-moi ! ».

Le péril  dans la forêt                    vs           La sécurité  dans la ferme

Les hommes qui chassent           vs         Les hommes qui protégent

Les adultes qui utilisent les animaux   vs   les enfants       qui                                                                                             sont leurs amis

(animal = moyen de vivre)                              (animal = ami pour jouer)

La réaction des fillettes est de l’apaiser, de le cajoler, mais le chat, qui est le personnage le plus raisonnable du conte, leur ordonne de cacher le cerf dans la maison le plus rapidement possible.

           « C’est bien le moment de s’embrasser ! Quand les chiens seront sur lui, il en sera bien plus gras !… »

Les sentiments       vs      La raison

(les filles)                                (le chat)

C’est le chien Pataud qui arrive le premier, avant la meute. Au début, les fillettes veulent lui faire croire qu’elles n’ont pas vu le cerf. Mais, à cause de son flair, on ne peut pas le tromper. Finalement, c’est le poussin qui va dire la vérité. Le poussin est un personnage innocent, il ne veut pas faire de mal mais, comme les enfants, il ne sait pas cacher la vérité.

Quelle est la valeur du mensonge ? Nous savons que la société condamne le mensonge mais  nous voyons que, parfois, mentir est accepté quand il s’agit de sauver la vie de quelqu’un.

La vérité       vs        La non-vérité justifiée

A l’arrivée de la meute, les filles, le chat et Pataud ont déjà décidé de la façon de la dérouter : par la flatterie elles gagnent la confiance des chiens et, trompés par l’arome des fleurs, ils ne retrouveront pas les traces du cerf.  L’astuce des fillettes sauve la vie du cerf à ce moment là.

           « Vous êtes si beaux, dit Marinette, que je veux vous faire un cadeau de mes fleurs. Jamais chiens ne les auront mieux méritées ».

 

  • SÉQUENCE  2 :

 Etant donné que les parents n’ont pas trouvé un bœuf à acheter, le chat a la bonne idée de proposer au cerf de se présenter le lendemain à la ferme.

           « Il faudrait d’abord savoir ce que tu sais faire, répondirent les parents ».

Pour les parents, avoir un cerf à la place d’un bœuf n’est pas un problème. Ils ont besoin d’un animal pour le travail, qui soit capable de jouer le même rôle que le bœuf. Le cerf a le courage de changer totalement sa façon de vivre en échange de la sécurité. Cela lui va coûter très cher car son corps n’est pas adapté au travail des champs. Il tient le plus  longtemps possible, mais un jour décide de s’en aller.

A la ferme, le cerf éprouve des sentiments opposés : il se sent très bien en compagnie des fillettes et des animaux, avec lesquels il se lie d’amitié. Mais il ne supporte pas le dur travail.

Etre                vs             Avoir

(l’amitié,                       (la sécurité,

la joie,                             la nourriture

le bonheur)                  une demeure)

 

  • SÉQUENCE 3 :

           « Delphine et Marinette n’eurent jamais non plus la permission d’accompagner le cerf, mais un dimanche après-midi, sous prétexte d’aller cueillir le muguet, elles le rejoignirent dans un endroit de la forêt où ils s’étaient donné rendez-vous. »

Les fillettes font une chose interdite : elles vont dans la forêt en sachant qu’elles n’ont pas l’autorisation de leurs parents.  Elles mentent pour la deuxième fois, mais cette fois non pour sauver la vie de personne, mais pour le plaisir.  Elles risquent les dangers de la forêt, mais c’est leur choix.

Cette sortie-fugue est très intéressante pour les filles, qui apprennent beaucoup des choses et rencontrent quelques animaux très sympathiques, comme, par exemple, la carpe, qui connaît leur mère depuis qu’elle était petite.

Le chien Pataud apparaît : « il fut très content d’apprendre qu’il travaillait à la ferme ». Il conseille au cerf de rester à la ferme pour toujours :

           « Toujours ? protesta le cerf.  Non, ce n’est pas possible. Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans  nos bois. »

Le chien veut le bien du cerf, mais le cerf doit choisir lui-même son destin. C’est comme les parents qui donnent des conseils à leurs enfants, mais pour ceux-ci le plus important est de vivre leur vie, de faire leurs expériences et leurs choix personnels.

Suivre des conseils                 vs               Faire sa propre expérience

Pour sa part, le chien manifeste son malheur :

           « Ah !  quel métier ! depuis que je vous connais, je ne peux pas dire combien il m’est pénible.  Si je pouvais, moi aussi, quitter la forêt pour aller travailler dans une ferme… »

Le chien a changé dans sa façon de considérer les animaux qu’il doit chasser : maintenant il éprouve des sentiments pour eux et il lui est difficile de les tuer.  Son métier ne lui plait plus et il désire en changer, mais il ne voit pas comment il pourrait le faire : « Je ne peux pas, soupira Pataud. Quand on a un métier, il faut bien qu’on le fasse. C’est ce qui compte d’abord. ».

Etre                                  vs                     Avoir

(en accord avec                               (un métier,

sa conscience)                                  une position dans la société)

 

  • SÉQUENCE  4 :

Dans cette séquence, le cerf doit prendre une décision : il ne supporte plus le travail  et il doit choisir entre la sécurité de la ferme et le danger de la forêt.  Il sait bien qu’il sera certainement chassé dans la forêt mais il décide d’y retourner. Le bœuf tente de s’enfuir avec lui mais il ne parvient pas à marcher dans la forêt. On voit que :

 

Le cerf appartient à la forêt     vs   Le bœuf appartient à la ferme

Le cerf ne peut pas travailler   vs     Le bœuf ne peut pas habiter

comme un bœuf à la ferme                  dans la forêt comme le cerf

Chacun a sa place dans le monde et on ne peut pas changer de position.

 

  • SÉQUENCE 5 :

           « Les petits ne voulaient pas croire que leur ami le cerf fût parti pour toujours. – Il reviendra, disaient-elles, il ne pourra pas toujours se passer de nous ».

Les fillettes sont très tristes après le départ du cerf. Elles pensent qu’il va revenir. Elles pensent que l’amour qu’il a pour elles est trop grand pour qu’il les abandonne comme ça.  Elles ne comprennent pas qu’il ne puisse pas vivre à la ferme.

L’espoir           vs         La réalité

Quand Pataud arrive avec la nouvelle de la mort du cerf, les fillettes pleurent, inconsolables. Mais elles ont un réconfort : elles sont sûres maintenant que le cerf avait de l’ affection pour elles : il a donné à Pataud une marguerite « Pour les petites », il m’a dit ».  Le cerf va rester pour toujours dans la mémoire des fillettes.

Finalement, après la mort du cerf, le chien prend la décision d’abandonner son métier et de rejoindre les fillettes à la ferme. C’est ce qu’il voulait faire au début, quand il avait rencontré les fillettes. Mais il n’en avait pas alors le courage. Il a fallu la mort de son ami pour qu’il puisse prendre la décision de changer de vie.

Le courage de changer           vs         l’inertie  de la vie   ( ? )

CONCLUSION

 

Dans « Le cerf et le chien », Marcel Aymé nous présente des problèmes que les hommes rencontrent dans leur vie quotidienne : ils doivent prendre des décisions, s’adapter à différents milieux sociaux, mentir, souffrir de la disparition d’un ami, faire un travail sans plaisir, prendre des risques pour un ami, avoir le courage de vaincre l’inertie de la vie …

Sa façon d’écrire est simple et claire. Ses contes sont destinés aux enfants mais seuls les adultes peuvent en trouver le sens profond.

Marcel Aymé a vécu son enfance à la campagne et c’est pour cette raison que ses contes se déroulent dans une ferme où les animaux sont des personnages humanisés.

***

Texte présenté par Mme Oriana

Certificat d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

L’intention de l’auteur dans « Le silence de la mer » de VERCORS

Silence

Introduction

Si l’importance du « Silence de la mer  » de Vercors comme oeuvre littéraire au service de la Résistance française est incontestable, il n’y a pas unanimité en ce qui concerne son interprétation. Lorsque Vercors adapte sa nouvelle pour le théâtre, en 1949, il l’enrichit de quelques répliques qui ont une fonction non seulement dramaturgique mais aussi d’explication : le silence des deux protagonistes français n’est ni d’indifférence ni de simple résistance passive. Leur mutisme constitue le prélude à une résistance dynamique. Deux ans plus tard, à la suite d’observations faites par certains amis aux dires desquels certains lecteurs pourraient lire dans le « Silence » une incitation à la réconciliation franco-allemande, l’auteur ajoute quelques lignes dans la réédition de 1951, afin d’écarter tout risque d’ambiguïté dans l’interprétation de l’oeuvre.
Pourquoi l’oeuvre la plus connue de Vercors, est-elle caractérisée par une telle ambiguïté qu’elle nécessite une explication ? Que voulait dire l’auteur ? Le but de ce travail est de tenter d’éclairer l’intention de l’auteur lui-même au moyen d’une analyse du texte à la lumière de certains faits biographiques.

La naissance de la Résistance dans l’esprit de Vercors

En 1940, Jean Bruller (Vercors) est replié avec son bataillon à Besayes, près de Romans. Pendant l’attente dans ce petit village, atterré par la manière dont les opérations avaient été menées, par l’incompétence, par la lâcheté, par l’esprit d’intrigue de nombreux officiers généraux, il s’abandonne au désespoir. C’est dans « Désespoir est mort« , le petit texte que Vercors a placé « en guise de Préface » au « Silence« , que l’auteur décrit son état d’esprit : il vivait un « infernal silence » jusqu’au moment où ce silence fut brisé par le rire et les mots encourageants de ses amis. Alors le désespoir « pervers et stérile » glissa de ses épaules « comme un manteau trop lourd. »

La genèse du « Silence de la mer »

Longtemps un pacifiste en réaction contre les horreurs de la guerre de 1914-1918, Vercors comprend finalement que le pacifisme n’est plus d’actualité face à l’Allemagne nazifiée. D’abord il se retire à Villiers-sur-Morin et, comme acte de résistance, il se promet de ne rien publier tant que la France sera occupée. Néanmoins, quelque temps plus tard, il assume un rôle plus actif dans un réseau de Résistance qui travaille en relation avec l’Intelligence Service. Avec la dissolution du réseau, l’écriture devient son arme de combat et il fonde une maison d’éditions clandestines : Les Editions de Minuit. Une année après son séjour à Besayes, pendant l’été de 1941, il rédige « Le Silence de la mer« , mais le livre n’est publié qu’en février 1942, en raison des difficultés d’impression de l’époque.

Diverses interprétations

Cependant, bien que son oeuvre soit considérée comme un manifeste de résistance à l’envahisseur, au moment de sa publication nombre de lecteurs remarquent que la résistance par le silence, qui semble être l’esprit de ce récit, est déjà dépassée. Ils interprètent le silence des deux Français envers l’officier allemand comme une forme de résistance passive.

Parallèlement à sa publication clandestine en France, le « Silence » est publié par « La Marseillaise« , journal des Français de Londres. On reproche à Vercors de n’avoir pas fait une peinture réaliste. Pour Arthur Koestler, l’histoire n’est pas crédible psychologiquement parlant et, sur le plan politique, il l’estime stupide et néfaste. On a de la peine à comprendre pourquoi les deux protagonistes français ont puni par un silence obstiné un Allemand aussi franchement anti-nazi. De plus, cet officier fait preuve d’un aveuglement extrême : comment accepter qu’un Allemand éclairé puisse être encore, en 1940, aussi ignorant des desseins du IIIème Reich? En revanche, les communistes en Algérie sont persuadés que ce récit, qui fait la part belle à un Allemand aussi sympathique, ne peut être l’oeuvre que d’un collaborationniste !

Le but de l’auteur

Mais que dit Vercors lui-même à propos du « Silence » ? Dans « La Bataille du Silence« , il décrit avec précision les débuts des Editions de Minuit ainsi que la genèse de ses propres textes. L’idée du « Silence » était d’affirmer la dignité de la France au moment où précisément elle en avait le plus besoin et où l’honneur lui faisait cruellement défaut. Aux yeux de Vercors, La France manquait au devoir de dignité. Le « Silence » n’était pas encore une littérature de combat mais une exploration subtile des circonstances de l’époque, une apologie destinée à ceux qui se sentaient déçus par ce qui se passait en France. Vercors était bien placé pour comprendre ces sentiments.
On a déjà dit qu’après la Première Guerre mondiale il était devenu pacifiste, mais il était aussi un partisan acharné de l’entente avec l’Allemagne, mettant tous ses espoirs dans la politique d’Aristide Briand. Plus tard, en 1981, il va d’ailleurs consacrer une « autobiographie » en hommage à Briand. Cependant, ses expériences à partir de 1938 le convainquent du danger de l’Allemagne nazifiée et surtout de la politique trompeuse de la main tendue adoptée dans les premiers temps de l’Occupation. En outre, il est choqué par l’affabilité des gens de son village à l’égard des soldats allemands qui y sont cantonnés. Loin donc d’être l’oeuvre d’un collaborationniste, le « Silence » peut être considéré comme un avertissement de Vercors à ceux qui, sans être des collaborateurs, se sont néanmoins laissés endormir par les propos rassurants du Maréchal, par la courtoisie de commande de l’occupant.


Une première analyse du texte

Une lecture naïve, linéaire, de ce sobre récit nous présente l’histoire d’un officier allemand, Werner von Ebrennac, qui est hébergé chez des Français, un homme et sa nièce. Toute l’histoire a pour thème la tentative de fraternisation de cet officier sensible et cultivé avec les Français et le silence obstiné de ses hôtes. Pourtant, une lecture plus attentive dissipe cette première impression, celle d’une histoire édifiante de résistance et ceci parce qu’aucun des protagonistes ne remplit la fonction qu’une telle interprétation tendrait à lui assigner. L’officier et la nièce sont tellement irréels comme personnages qu’on ne peut que leur attribuer une signification symbolique. Quant à l’oncle, ses réactions n’ont rien de si exemplaire comme actes de résistance qu’on puisse accepter l’interprétation de l’histoire édifiante. Il faut chercher une autre interprétation. La clé du mystère se trouve sûrement dans une meilleure appréciation du rôle de chaque personnage.

Première constatation : contrairement à ce que l’on pense, le rôle du narrateur dans ce récit n’est pas simplement celui du narrateur-témoin. Il ne reste pas en dehors des événements. Bien au contraire, il en est un protagoniste et Ebrennac s’adresse à lui autant qu’à sa nièce.
Deuxième constatation : Ebrennac ainsi que la nièce n’existent pour le lecteur que par l’intermédiaire de l’observation subjective du narrateur. Ils sont des projections de sa pensée. La nièce en particulier reste pendant tout le récit un personnage immatériel. Elle s’oppose à la fois à Ebrennac et à son oncle avec une dignité, une pureté, mais aussi une austérité qui fait d’elle « une statue animée » (p. 28, chapitre III) : la personnification de la France, ce qu’aurait dû être la France en 1941.
Le narrateur, en revanche, est un personnage réel, l’homme de 1941 humilié par la défaite, un Français cultivé et habile de ses mains, comme d’ailleurs l’était Vercors lui-même, dont la vie est bouleversée par l’occupation allemande et qui se trouve au carrefour entre la résistance et la collaboration. On voit ces deux tendances dans sa relation avec sa nièce et avec von Ebrennac. La nièce symbolise l’esprit de la France, plein de dignité, qui l’encourage à résister, von Ebrennac l’occupant, dont la courtoisie l’étonne et l’entraîne vers la collaboration. Des deux personnages symboliques, Ebrennac est le plus complexe car il représente le mensonge involontaire d’un Allemand dupé, qui vit dans l’illusion, mais aussi, indirectement, le mensonge volontaire des nazis et de Vichy.

On peut donc conclure que c’est le narrateur qui est le héros de ce récit.

Début d’une analyse sémiotique

Pour mieux comprendre le déroulement et le sens du récit, nous allons faire une analyse comparative entre la situation initiale et la situation finale du récit, avec pour Sujet d’état le narrateur. Entre les deux situations, initiale et finale, il y a un développement, une transformation de l’état du narrateur. On peut la représenter par l’axe sémantique suivant :

S ——————————–> t ——————————-> S’

situation initiale ———> transformation ——–> situation finale

La nouvelle commence par un court premier chapitre, l’avant-propos du récit, où est décrit le méfait, cause de la disjonction qui va caractériser la situation initiale du récit : l’invasion allemande. Verner von Ebrennac « fut précédé par un grand déploiement d’appareil militaire« . Le narrateur se résigne à cette invasion et à l’occupation forcée de sa maison qui en résulte. Il ne peut communiquer avec ces premiers envahisseurs que par des gestes.

Les oppositions figuratives

Il y a eu une dégradation de la condition du narrateur qui est symbolisée par la réquisition de son atelier par trois cavaliers et leurs chevaux. La bâtisse revient à son premier état de grange. Cependant, le matin du troisième jour de l’invasion, un jeune homme cultivé annonce l’arrivée imminente de l’occupant, Ebrennac : il demande des draps à la nièce « dans un français correct« . Au niveau figuratif, on peut décrire la relation entre les oppositions en jeu au moyen du  » triangle culinaire  » de Claude Lévi Strauss :

                                    jeune homme souriant + des draps

grange ( » nature « )                                 vs                             atelier ( » culture « )

cavaliers/troufions (état militaire)         vs                 narrateur (état civil)

 

Dégradation

Ce jeune homme cultivé, précurseur de l’officier, est la première indication que la dégradation subie à cause de l’occupation brutale pourrait par la suite être tempérée. Cet avant-propos, fortement symbolique, témoigne de la nature complexe et travaillée de l’oeuvre. On est loin ici d’une histoire réaliste, d’une simple documentation sur des événements.

Une analyse de la situation initiale

Le chapitre II, où est décrite la situation initiale, débute avec l’arrivée de l’occupant. Le narrateur est chez lui, avec sa nièce. Ils entendent « le bruit des talons sur le carreau« , ils voient « l’immense silhouette, la casquette plate« . C’est la nièce, la France personnifiée, « silencieuse… adossée au mur, regardant droit devant elle« , qui va ouvrir la porte de la maison à l’occupant. Le narrateur, par contre, reste « assis au fond de la pièce, relativement dans l’ombre« . Il attend et il observe.

Pourtant, la tonalité apparemment détachée de son dire, masquée par la feinte objectivité du témoignage, cache une subjectivité clairement visible dans ses descriptions, surtout celle qu’il consacre à Ebrennac. On est frappé par l’animalité du corps de l’officier dont les yeux, qui dans un premier temps paraissaient « clairs » au narrateur, se révèlent n’être « pas bleus comme [il] l’avait cru, mais dorés » au chapitre III. Malgré la courtoisie d’Ebrennac, le Français ne peut que ressentir la présence du loup, de l’agresseur qui se cache.

La nièce est aussi le sujet d’une minutieuse observation tout au long du récit, et ceci parce qu’elle est le point de référence du narrateur, la Patrie symbolisée, une forte présence qui tempère l’influence qu’exerce Ebrennac. Au chapitre VIII, le narrateur confie : « Je regardai ma nièce pour pêcher dans ses yeux un encouragement ou un signe« .

Cependant, il y a une autre présence, dès la situation initiale, un complément à la triade actorielle, dont le narrateur nous indique l’existence : le silence. Il s’agit d’un silence omniprésent, parlant, tangible dont les trois protagonistes se servent. Dans la situation initiale, ce silence « épais et immobile » signale l’indifférence, la passivité du narrateur et de sa nièce. Plus tard, au chapitre III, on voit clairement son aspect « immobile« , indiquant un manque total de réaction. N’ayant pas fermé la porte à clé pour éviter que l’officier n’entre dans les pièces qu’ils utilisent, le narrateur s’explique : « D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail – comme si l’officier n’existait pas,’ comme s’il eût été un fantôme« .

Ce silence-là constitue-t-il vraiment une forme de résistance au sens propre du terme ? Ebrennac n’est désorienté que momentanément. Ce silence, ce manque de réaction, n’est pour lui qu’une invite. Le narrateur lui-même admet que « les raisons de cette abstention ne [sont] très claires ni très pures« .

A la fin du chapitre II, le narrateur exprime son soulagement : « Dieu merci, il a l’air convenable. » On en comprend que ce qu’il désire, c’est tout d’abord une cohabitation paisible avec l’occupant. La libération du joug allemand est encore très loin pour lui. La nièce, par contre, « hausse les épaules« , geste négatif mais ambigu. La France ne laisse pas entendre sa voix.

Il y a donc une disjonction, dans l’énoncé d’état, entre le Sujet d’état (le narrateur) et ce qu’il désire, son Objet de valeur (une cohabitation paisible/la libération finale). Il vit donc dans la dysphorie. On peut représenter ainsi cette disjonction :

S V O

Analyse de la situation finale

La situation finale est décrite au chapitre VIII (la quatrième sous-séquence qui débute ainsi : « Ce fut trois jours plus tard  » jusqu’à la fin du récit). Beaucoup plus longue et très détaillée, on y trouve tous les indices de la transformation de l’état du narrateur. Il semble que cette transformation soit conjonctive . On aurait donc :

S /\ O.

 » Il (Ebrennac) était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale« .

Le narrateur est libéré de la présence de l’occupant. Pourtant, cet occupant n’était qu’Ebrennac et non pas l’Allemagne nazie. La transformation, est-elle vraiment conjonctive, et si oui, dans quel sens ? Nous allons faire une analyse des indices de la transformation subie.

Trois jours après l’incident à la Kommandantur, où un Ebrennac au visage «  pâle et tiré  » changé après son séjour à Paris, a évité de parler au narrateur, les deux protagonistes français entendent approcher  » le battement irrégulier des pas familiers « . Le narrateur se souvient du soir, six mois auparavant, où l’officier est arrivé chez eux. Il pleut, comme il pleuvait ce soir-là, et l’atmosphère est « froide et moite » dans la maison. La nièce a couvert ses épaules « d’un carré de soie imprimé où dix mains inquiétantes, dessinées par Jean Cocteau, se désignaient mutuellement avec mollesse « . On ne peut que penser à la lâcheté et à la récrimination mutuelle des collaborateurs. Le narrateur éprouve du regret et de l’inquiétude devant le changement qu’il a constaté en Ebrennac, et ceci parce qu’après  » plus de cent soirées d’hiver  » en compagnie de l’officier, il l’admire : au point que  » jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage… » (chapitre VI, p.38).

Pourtant, il semble reconnaître, au moins inconsciemment, le danger qu’Ebrennac constitue pour eux car il poursuit :  » …parfois il laissait ce silence envahir la pièce et la saturer jusqu’au fond des angles comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s’y trouvait le plus à l’aise  » .

Les pas irréguliers d’Ebrennac, forts et faibles, sont un avertissement de ce danger. La personnalité d’Ebrennac manque de cohérence. Son côté fort, héritage de son père, de l’Allemagne humiliée, croit au mariage franco-allemand, mais au prix de la guerre  » Je ne regrette pas cette guerre  » (chapitre III, p. 29). Il porte en lui la douleur, la honte de la défaite de la Première Guerre mondiale, d’où la référence au  » gaz pesant et irrespirable « . Juxtaposé à cette Allemagne dure, trop masculine, il y a le côté « faible » du musicien, du romantique qui pense que de cette guerre  » il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne et pour la France. » (p. 29).

Jusqu’au moment de son voyage à Paris, il croit sincèrement qu’on peut  » vaincre le silence de la France « , exactement comme la Bête a conquis le coeur de la Belle dans le conte :  » Aussitôt la Bête se transforme, le sortilège qui la maintenait dans ce pelage barbare est dissipé : c’est maintenant un chevalier très beau et très pur, délicat et cultivé…(…) Leur union détermine un bonheur sublime. Leurs enfants…sont les plus beaux que la terre ait portés.  » (chapitre IV, pp. 33-34). Telle est la mesure de son illusion !

A Paris, les  » hommes victorieux  » ont ri de lui, disant :

 » La politique n’est pas un rêve de poète.(…) nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera.(…) Son âme surtout  » (p. 53).

Ce dernier soir chez les Français, Ebrennac va se plaindre :

«  Ils m’ont blâmé …  » (…)Vous voyez combien vous l’aimez ! Voilà le grand Péril ! Mais nous guérirons l’Europe de cette peste ! »

Ebrennac frappe à la porte :  » trois coups pleins et lents, les coups assurés et calmes d’une décision sans retour  » puis il attend. Il va partir pour le front,  » Pour l’enfer « . Il constitue un danger, autant pour les projets de l’Allemagne nazie que pour la France. Il va mourir.  » Il n’y a pas d’espoir  » , leur répète-t-il. Les nazis le condamnent à se suicider : son devoir ! Le silence qui tombe est de désespoir total, comme l’ infernal silence que Vercors a vécu dans « Désespoir est mort« .

Il n’y a plus  » la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent  » comme  » sous les silences d’antan  » , il n’y a  » qu’une affreuse oppression  » , le silence total de la mer.

 » Avec une fixité lamentable  » Ebrennac regarde encore une fois, comme au début, l’ange de bois sculpté au-dessus de la fenêtre. Il cherche une inspiration auprès de  » l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste  » mais c’est dans l’  » Adieu  » de la nièce qu’il trouvera le soulagement. La France, la mère dont il a besoin, cette France dont il a dit : la  » richesse, sa haute richesse, on ne peut la conquérir. Il faut la boire à son sein » va finalement rompre le silence et lui parler.

Le sens de la transformation conjonctive

Soulagé et en uniforme –  » Je dirais volontiers qu’il était plus que jamais en uniforme  » – Ebrennac part pour entraîner avec lui dans la mort l’Allemagne nazie, car, désabusée de l’illusion dangereuse d’une cohabitation fructueuse avec cette Allemagne-là, la France peut désormais lutter pour sa libération : tel est le sens de la transformation conjonctive.  » Le Silence de la mer  » n’est pas une injonction à la résistance passive mais une injonction à la résistance tout court. L’homme de 1941, représenté par le narrateur du récit, doit oublier toute idée d’un rapprochement franco-allemand. L’Allemagne nazie est un péril pour la France et pour l’humanité entière. Il n’y a rien dans ce récit qu’on puisse attribuer à un collaborationniste.

Vercors a le courage de parler franchement de ses espoirs d’autrefois en une entente franco-allemande et de les dissiper par le biais d’une analyse de la réalité de la France occupée, qui prend ici la forme d’un conte. C’est un avertissement contre toute forme de collaboration, d’autant plus efficace qu’il sort de la bouche d’un officier allemand qui découvre les vrais desseins de son pays, celle d’un personnage raffiné, francophile et anti-nazi, comme l’étaient d’ailleurs beaucoup d’officiers de la Wehrmacht. L’auteur nous met doublement en garde : il faut se méfier même de ces officiers.

L’Adieu de Vercors

Quand le narrateur rompt le silence en disant  » Entrez, monsieur  » , il invite l’homme, l’Allemand et non pas l’officier ennemi. A cet instant, il parle pour Vercors comme il le fait à la fin, quand il dit :  » la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante  » : une illusion souriante déjà en train de se dissiper :

 » Il n’avait pas bougé. Il était toujours immobile, raide et droit dans l’embrasure de la porte, les bras allongés comme s’ils eussent eu à porter des mains de plomb, et pâle, – non pas comme de la cire, mais comme le plâtre de certains murs délabrés : gris, avec des taches plus blanches de salpêtre. »

Et avec l' » Adieu  » de la nièce, l’auteur dit adieu à tous les espoirs qu’il avait mis dans la politique d’entente.

Une affirmation de dignité

 » Le silence de la mer  » se voulait une affirmation de la dignité de la France. Personnification de la France, la nièce influence le comportement et les décisions de l’oncle et d’Ebrennac. A plusieurs reprises, c’est elle qui décourage le narrateur :

 » Je toussai un peu et je dis :  » C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot.  » Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir.  » (chapitre III, p. 29).

Dans le dernier chapitre, son regard est devenu  » un regard transparent et inhumain de grand-duc « . A Ebrennac elle présente un  » visage impitoyablement insensible  » : c’est le signe qu’elle n’accepte aucune forme de collaboration.

Néanmoins, le narrateur – lui aussi – fait preuve de dignité. En effet, quand, au dernier chapitre, Ebrennac frappe à la porte mais attend une réponse, le narrateur se dit :

«  Pourquoi ce changement ? Pourquoi attendait-il que nous rompions ce soir [le] silence… Quels étaient ce soir, – ce soir, – les commandements de la dignité ? « 

Pendant l’occupation forcée, ils ont préservé leur dignité par le silence d’indifférence, mais à l’homme Ebrennac, à celui qui a finalement vu l’affreuse réalité, faut-il refuser une parole ? C’est de cette dignité aussi – de la dignité d’un peuple sensible et cultivé – que Vercors parle, de la dignité d’un homme qui dit :

 » je ne puis sans souffrir offenser un homme, fût-il mon ennemi.  » (chapitre III, p. 25).

Conclusion

Au dernier tableau que le récit nous présente, la nièce et le narrateur boivent leur lait matinal «  en silence « , un silence de compréhension, de complicité mais aussi de chagrin. En envoyant Ebrennac à la mort, Vercors a affirmé la nécessité, pour sauver la France, de sacrifier tout espoir d’une entente quelconque avec les Allemands. Il faut une résistance absolue. «  Dehors luisait au travers de la brume un pâle soleil : l’espérance de la Libération. Ecoutons la dernière remarque du narrateur :  » Il me sembla qu’il faisait très froid. »

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Helen HARDY dans le cadre du séminaire de littérature de M. J.-L. Beylard-Ozeroff
(Diplôme d’Etudes Françaises)

« Une aventure parisienne » : une nouvelle de Guy de Maupassant

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INTRODUCTION

Le texte

L’objet de l’analyse est un texte de Guy de Maupassant qui s’intitule Une aventure parisienne. Il s’agit d’un conte sensuel qui « a paru d’abord dans Gils Blas, le 22 décembre 1881, sous le titre « Une épreuve » et signé Maufrigneuse. Il a été recueilli dans les premières éditions de  Mademoiselle Fifi  (Bruxelles, Kistemaeckers, 1882; Paris; Havard, 1883) et repris, sous le titre « Une épreuve », par La Vie populaire, le 14 août 1884[1].

L’analyse porte sur le texte de la deuxième édition de Mademoiselle Fifi.

L’analyse

L’objectif de l’analyse est de retracer les étapes de la production du sens dans le texte. Ainsi, l’analyse se développe sur deux niveaux :

  1. le niveau de surface;
  2. le niveau profond.

L’analyse du niveau de surface a pour objet la forme et le contenu du discours. Il s’agit de :

  1. décrire et nommer les programmes narratifs qui manifestent les réalisations particulières de la séquence narrative canonique;
  2. identifier et définir les parcours figuratifs, les configurations discursives et les rôles thématiques qui sont pris en charge et ordonnés par les programmes narratifs.

(1) et (2) correspondent respectivement à l’analyse narrative et à l’analyse discursive.

L’analyse du niveau profond porte sur la forme de la signification. Il s’agit de :

  1. décomposer les figures des parcours figuratifs en valeurs minimales du sens qui sont appelées .sèmes »;
  2. dénommer les isotopies sémiologiques et l’isotopie sémantique qui sont produites respectivement par la redondance de catégories sémiques nucléaires et par la redondance de catégories sémiques classématiques.
  1. décrire et représenter le réseau de relations qui effectue un classement des valeurs du sens selon les relations qu’elles entretiennent;
  2. décrire et représenter le système d’opérations qui organise le passage d’une valeur à l’autre.

L’analyse du niveau profond est donc composée d’une analyse sémique, d’une analyse des isotopies et d’une description et d’une représentation d’un réseau de relations et d’un système d’opérations.

LE NIVEAU DE SURFACE

  1. ANALYSE NARRATIVE

Le texte est composé d’un discours englobant et d’un récit englobé. L’objet de l’analyse narrative est de décrire les programmes narratifs : opérations narratives et rôles actantiels.

L’analyse s’appuie sur la séquence narrative canonique:

  1. La manipulation est la phase du faire‑faire. Cette phase met en place un destinateur qui fait faire et un sujet opérateur qui fait être. Par ailleurs, le sujet opérateur devient sujet compétent du devoir-faire et/ou du vouloir‑faire, et accepte de réaliser la performance du programme narratif envisagé.
  1. La compétence est la phase de l’être du faire. Dans cette phase, le sujet opérateur acquiert la compétence nécessaire à la réalisation de la performance du programme narratif: Il devient sujet compétent du savoir‑faire et/ou du pouvoir‑faire.
  1. La performance est la phase du faire‑être. Dans cette phase, le sujet opérateur réalise la performance qui transforme la relation entre le sujet d’état et l’objet‑valorisé.
  1. La sanction est la phase de l’être de l’être. Dans cette phase, le destinateur interprète et évalue la performance du sujet opérateur et le sujet d’état interprète et évalue son état transformé.

1.1.     Discours englobant

De « Est‑il un sentiment plus aigu » à « platement honnête jusque‑là. »

Le discours englobant met en place un sujet opérateur qui est dans l’obligation de communiquer un savoir pour étayer un argument.

Le sujet opérateur est figuré par « je« . Il est sujet compétent du devoir‑faire et du vouloir‑faire. Le devoir‑faire est manifesté par les figures « je parle ». Elles introduisent un argument pour appuyer une assertion. Le vouloir‑faire est enregistré par les figures « je veux dire ». Elles annoncent l’étayage d’un argument et manifestent l’acceptation du contrat. Le sujet opérateur accepte de réaliser la performance du programme narratif et raconte l’aventure d’une petite provinciale. Le pouvoir‑faire est présupposé. Il correspond à l’objet de communication, « l’aventure d’une petite provinciale ».

Le destinateur des valeurs modales virtuelles, le /devoir‑faire/ et le /vouloir‑faire/, est le « narrateur » selon le paraître et l' »argumentation » selon l’être.

Le tableau ci‑dessous résume les opérations narratives qui organisent le discours dans le discours englobant.

 

Programme Narratif
Manipulation argumentation

acceptation du contrat

Compétence savoir + /devoir-faire/ + /vouloir-faire/
Performance raconter l’aventure d’une petite provinciale

 

1.2.     Récit englobé

Séquence 1 : de « Sa vie, calme en apparence » à « des mystères d’amour prodigieux. »

Cette séquence est une expansion figurative de l’état initial. Elle met en place un sujet d’état et un objet de valeur et s’étend sur la relation de disjonction entre les deux actants :

S1 V O                        où                       S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

 

De « Sa vie, calme en apparence » à « elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu » : ce passage correspond à un énoncé d’état disjoint. Le sujet d’état est figuré par « elle« , une anaphore qui renvoie à la figure « une petite provinciale » dans le discours englobant. L’objet valorisé est pris en charge par la valeur « aventure« . Cette valeur se manifeste avec les figures ci-après : « Paris« , « fêtes« , « toilettes« , « joies« . La relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé est enregistrée par des figures du comportement qui manifestent le vouloir‑être : « songer« , « Iire », « entrevoir« , « apercevoir« .

Le passage sur les longues nuits de rêve et sur les boulevards et maisons de Paris étend l’expansion figurative. Les figures ci‑après manifestent le vouloir‑être et enregistrent la relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé : « songer », « se figurer », « sembler être« . Les figures de « débauche » :  » continuelles débauches « , « orgies antiques épouvantablement voluptueuses« , « raffinements de sensualités« , convergent vers la valeur « aventure », soit l’objet de valeur.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état :            elle

Objet valorisé :            aventure

 

Séquence 2 : de « Elle se sentait vieillir cependant » à « et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule. »

Cette séquence est la phase de manipulation d’un programme narratif qui vise une aventure à Paris.

Elle met en place un destinateur et un sujet opérateur d’une performance conjonctive:

F (S2) = [ ( S1 V 0 ) ‑> ( S1 Λ 0) ]

      F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

De « Elle se demandait si » à « tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes. » : cet énoncé manifeste une opération de persuasion qui porte sur la qualification du destinataire de la manipulation comme sujet opérateur du PN envisagé « aventure ». Ce faire persuasif est pris en charge par « elle« . Il porte un jugement positif sur la compétence du sujet opérateur : « elle » peut monter à Paris, rencontrer un homme connu et avoir une aventure.

« Elle » n’est que le destinateur selon le paraître : « elle se demandait ». Le destinateur selon l’être est la « routine ». Cette valeur apparaît sous les figures qui décrivent le bonheur du foyer et sous les figures qui définissent « jolie ».

De « Avec une longue persévérance » à « et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule » : cet énoncé enregistre le vouloir‑faire et l’acceptation du contrat par le sujet opérateur.

De manière schématique, les rôles actanctiels sont :

Destinateur :           la routine selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :            elle

Objet modal :           /vouloir‑être/

 

Remarques

  1. La communication de l’objet modal est à la fois transitive et réfléchie; dans le premier cas, des acteurs différents assument les rôles du destinateur et du sujet opérateur; dans le deuxième cas, le même acteur assume les rôles du destinateur et du sujet opérateur.
  2. La réalisation du PN « aventure » implique une performance d’appropriation : le même acteur assume les rôles du sujet d’état et du sujet opérateur.

 

Séquence 3 : de « Sitôt arrivée » à « les mystères d’une religion persécutée. »

Cette séquence est la phase de compétence du PN « aventure ». Le sujet opérateur devient sujet compétent du savoir‑faire et du non‑pouvoir‑faire.

Dans les paragraphes (1) et (2), le sujet opérateur prévoit et programme les opérations nécessaires à la réalisation du PN « aventure ». Il se déplace vers les lieux où il réalisera la performance de son PN et se met à la recherche d’un homme connu qui l’aidera à réaliser la performance de son PN. Le déplacement et la recherche manifestent le savoir‑faire.

Dans le paragraphe (3), le sujet opérateur poursuit sa recherche sans succès. Les figures des lieux fermés : « temples », « caverne », « catacombes » et les figures de la négation: « jamais rien ne», « rien ne« , enregistrent le non‑pouvoir‑faire.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet opérateur :           elle

objets modaux  :          /savoir‑faire/ + /non‑pouvoir‑faire/

 

Séquence 4 : de « Ses parents » à « quand le hasard vint à son aide. »

Dans cette séquence, la sanction débouche sur la manipulation.

De « Ses parents » à « ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. » : cet énoncé manifeste une opération d’interprétation qui porte sur la non‑réalisation de la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par le « narrateur ». Il porte sur le sujet opérateur: « elle » à qui manque la compétence nécessaire pour réaliser la performance du PN « aventure ».

« Elle, désespérée, songeait à s’en retourner » : cet énoncé fait état d’une décision du sujet opérateur pour la suspension du PN « aventure » et pour la poursuite du PN « vie conjugale ».

Le sujet opérateur du PN « vie conjugale » est sujet compétent du devoir‑faire et du non‑vouloir‑faire. Le devoir‑faire est figuré par la valeur « échec ». Cette valeur apparaît sous l’énoncé suivant: : « Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. » La qualification « désespérée » enregistre le non‑vouloir‑faire.

La concomitance du devoir‑faire et du non‑vouloir‑faire traduit une résistance active du sujet opérateur au destinateur. Le destinateur est « elle » selon le paraître : « elle songeait à s’en retourner« , et, l’ « échec » selon l’être : « ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. »

La suite du récit montre que le PN  » vie conjugale » reste virtuel.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Destinateur :            échec selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur  :          elle

Objets modaux  :           /devoir‑faire/ + /non‑vouloir‑faire/

 

Séquence 5 : de « Un jour, comme elle descendait » à « s’il eût été seul dans un désert. »

Cette séquence est un énoncé d’état initial pour un PN d’usage. Elle met en place un sujet d’état

disjoint d’un objet valorisé :

S1 V O                        où                         S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

Le PN d’usage vise une relation avec un homme renommé afin que le sujet opérateur puisse réaliser la performance principale du PN « aventure ». Le PN d’usage « nouer une relation » correspond à la performance de qualification du PN « aventure » : la performance par laquelle le sujet opérateur du PN « aventure » devient sujet compétent du pouvoir‑faire.

Le sujet d’état et l’objet valorisé sont figurés respectivement par « elle » et « une rencontre« . Les figures ci‑après enregistrent le vouloir‑être et la relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé: « Le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. »

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état  :          elle

Objet valorisé  :           une rencontre

 

Séquence 6 : de « Elle était entrée tremblante » à « n’est pas la première venue. »

Cette séquence est la phase de manipulation du PN d’usage « nouer une relation ». Elle instaure un destinateur et un sujet opérateur d’une performance de conjonction :

F (S2) => [ ( S1 V 0 ) → ( S1 Λ 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

La manipulation se manifeste avec une opération de persuasion portant sur la qualification du destinataire de la manipulation comme sujet opérateur : « Elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin! « . Ce faire persuasif est pris en charge par « elle« . Il porte un jugement positif sur la compétence du sujet opérateur : « elle » peut entrer dans le magasin, aborder Jean Varin et faire sa connaissance.

« Elle » est le destinateur selon la paraître : « elle ne se demandait pas« . La « célébrité du nom de l’écrivain » est le destinateur selon l’être : « C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin! ».

Le sujet opérateur est figuré par « elle« . Il est sujet compétent du vouloir‑faire. L’énoncé ci‑après manifeste le vouloir‑faire et enregistre l’acceptation du contrat par le sujet opérateur : « Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança: « .

De manière schématique, les rôles actantiels sont:

Destinateur  :          célébrité du nom de l’écrivain selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :           elle

Objets modaux  :          /savoir-faire/ + /vouloir‑faire/

 

Remarques

  1. La communication de l’objet est à la fois transitive : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par des acteurs différents, et réfléchie : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par le même acteur.
  2. La réalisation du PN d’usage implique une performance d’appropriation : le sujet opérateur et le sujet d’état sont figurés par le même acteur.

 

Séquence 7 : de « Elle eut alors un mouvement » à « La chose lui parut si drôle qu’il accepta. »

Cette séquence est la phase de performance du PN d’usage. Le sujet opérateur réalise le faire et le sujet d’état passe d’un état disjoint à un état conjoint :

F (S2) = [ ( S1 V 0 ) ‑‑> ( S1 Λ 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

Trois activités composent la performance :

  1. se présenter;
  2. faire connaissance;
  3. donner rendez‑vous.

La communication de l’objet valorisé est une opération réfléchie : l’acteur « elle » assume le rôle de sujet opérateur et le rôle de sujet d’état disjoint dans l’état initial et conjoint dans l’état final. L’acteur s’attribue à lui‑même l’objet valorisé.

Le pouvoir‑faire est présupposé. L’audace aide le sujet opérateur à réaliser la performance du PN d’usage. Elle fait figure de l’adjuvant. Les conventions sociales s’opposent au sujet opérateur dans la réalisation du PN d’usage. Elles font figure de l’opposant.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final :           elle

Sujet opérateur :           elle

Objet valorisé :           une rencontre

Adjuvant :           l’audace

Opposant :           les conventions sociales

 

Séquence 8 : de « Elle demanda » à « Ils ne se comprirent pas, pas du tout. »

Cette séquence marque la reprise du PN « aventure ». Elle correspond à la phase de performance. Le sujet opérateur réalise la performance principale et le sujet d’état passe d’un état de disjonction à un état de conjonction avec l’objet valorisé :

F ( S2 ) => [ ( S1 V 0 ) ‑‑‑> ( S1 Λ 0 ) ]

Où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

Sl = sujet d’état

0 = objet valorisé

Six activités composent la performance principale :

  1. se promener au Bois de Boulogne;
  2. prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard;
  3. dîner au café Bignon;
  4. aller au théâtre du Vaudeville;
  5. rentrer chez l’écrivain;
  6. faire l’amour.

La communication de l’objet valorisé est une opération réfléchie : « elle » assume le rôle de sujet opérateur et le rôle de sujet d’état disjoint dans l’état initial et conjoint dans l’état final. « Elle » s’attribue à elle‑même l’objet valorisé.

Le pouvoir‑faire est présupposé. Il correspond à l’objet‑valeur du PN d’usage : « une rencontre ». Le rituel parisien aide le sujet opérateur à réaliser la performance du PN « aventure ». Il fait figure de l’adjuvant. Le code social s’oppose au sujet opérateur dans la réalisation du PN « aventure ». Il fait figure de l’opposant.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final :           elle

Sujet opérateur :           elle

Objet valorisé  :          l’aventure

Adjuvant    :         le rituel parisien

Opposant   :         le code social

 

Séquence 9 : de « Alors il s’endormit  » à « coulait d’un coin de sa bouche entrouverte. »

Dans cette séquence, la sanction débouche sur la manipulation. Le récit passe du PN « aventure » au PN « séparation » et instaure un destinateur et un sujet opérateur d’une performance disjonctive.

« Elle, immobile, songeait aux nuits conjugales  » : cet énoncé manifeste une opération d’interprétation qui porte sur la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle« . Il porte sur l’état consécutif à la performance du PN « aventure » : l’état transformé inspire au sujet d’état le non‑vouloir‑être. Ce même énoncé fait état d’une décision du sujet opérateur pour un changement de programme : il envisage le PN « séparation » suite à la fin du PN « aventure ».

La description du sommeil et du physique de l’écrivain et la qualification « navrée » manifestent aussi une opération d’interprétation qui porte sur la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle« . Il porte sur la relation entre le sujet opérateur et la performance : le sujet opérateur éprouve un sentiment de remords face à sa performance.

Dans le cadre du PN « séparation », « elle » est le destinateur selon le paraître : « elle songeait aux nuits conjugales« , et le « remords » est le destinateur selon l’être : les figures de la description du sommeil et du physique de l’écrivain et la qualification « navrée« , enregistrent cette valeur. Le vouloir‑faire est manifesté par les figures « elle songeait aux nuits conjugales« .

De manière schématique, les rôles actantiels pour le PN « séparation » sont :

 

Sujet d’état  :          elle

Objet valorisé  :          l’aventure

Destinateur  :          le remords selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :           elle

Objet modal :           /vouloir‑faire/

 

Remarques

  1. La communication de l’objet valorisé implique une performance de renonciation : le sujet opérateur se disjoint lui‑même de l’objet valorisé.
  2. La communication de l’objet modal est à la fois transitive : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par des acteurs différents, et réfléchie : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par le même acteur.

 

Séquence 10 : de « L’aurore enfin glissa » à  » se jeta dans la rue. »

Cette séquence est la phase de performance du PN « séparation ». Le sujet opérateur réalise le faire et le sujet d’état passe d’un état de conjonction à un état de disjonction avec l’objet valorisé.

F (S2) = [ ( S1 Λ 0 ) ‑‑> ( S1 V 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

 

La performance comporte trois étapes :

  1. le départ discret manqué;
  2. l’explication;
  3. le départ hâtif.

La compétence est présupposée. La « honte » fait figure de l’adjuvant. Cette valeur est enregistrée par des figures du comportement : « rester debout« , « balbutier », « ne pas répondre« , « se rapprocher doucement » et par des figures de qualification : « confuse« , « rougissante comme une vierge« . Le « code de rapports amoureux » fait figure de l’opposant. Ce code est manifesté par le comportement de l’écrivain : il retient la femme et lui demande d’expliquer son comportement de la veille.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final  :          elle

Sujet opérateur  :          elle

Objet valorisé   :         l’aventure

Adjuvant  :          la honte

Opposant   :         le code des rapports amoureux

 

Remarque

La communication de l’objet valorisé correspond à une performance de renonciation : le sujet se disjoint lui‑même de l’objet valorisé.

 

Séquence 11 : de « L’armée des balayeurs » à « dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota. »

Cette séquence est la phase de sanction du PN « séparation ». Elle comporte un procès du faire interprétatif.

« Il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout ses rêves surexcités » : cet énoncé correspond à une opération d’interprétation qui porte sur l’objet communiqué dans la réalisation du PN « séparation ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle ». Il porte sur l’objet : la valeur de l’objet (aventure) s’est anéantie.

 

Bilan du récit englobé

Le discours du récit englobé est organisé par quatre programmes narratifs :

  1. PN1 = « aventure »;
  2. PN2 = »vie conjugale »;
  3. PN3 = « nouer une relation »;
  4. PN4 = « séparation ».

Les PN (1), (2) et (4) sont des programmes complexes. Ils enregistrent les transformations de la relation entre « elle » et l »‘aventure ». Les PN (1) et (4) se focalisent respectivement sur une performance de conjonction et sur une performance de disjonction. Le PN2 est un programme virtuel. Le PN3 est le programme d’usage du programme narratif complexe PN1. Il enregistre la transformation de la relation entre « elle » et une « rencontre » et se focalise sur une performance de conjonction.

Les tableaux ci‑après rappellent les rôles actantiels qui correspondent aux transformations dans les programmes narratifs. « Elle » assume les rôles du sujet d’état et du sujet opérateur sur les quatre programmes.

 

Programme narratif 1 : aventure

Manipulation routine de la vie conjugale

acceptation du contrat

Compétence 1. savoir
2. vouloir-faire
3. savoir-faire + non-pouvoir-faire
4. pouvoir faire
Performance appropriation

 

Programme narratif 2 : vie conjugale

Manipulation échec apparent de la recherche
Compétence devoir-faire + non-vouloir-faire
Performance retourner dans sa province et rester une chaste épouse

 

Programme narratif 3 : nouer une relation

Manipulation célébrité du nom de l’écrivain
acceptation du contrat
Compétence 1. savoir
2. vouloir-faire
Performance appropriation

 

Programme narratif 4 : séparation

Manipulation remords
Compétence présupposée
Performance renonciation

 

Dans la manifestation du récit, les PN se suivent ainsi : PN1 → PN2 → PN3 → PN1 → PN4. Les PN (1), (2), et (4) ne réalisent pas un état final positif. La dysphorie apparaît sous les figures du désespoir, du remords et du vide que manifestent les performances du faire interprétatif et qui convergent vers la tristesse. Le PN3 réalise un état final positif. L’euphorie (ou la joie) se retrouve sous la relation de conjonction entre le sujet d’état et l’objet‑valeur. Les PN (1), (2) et (4) se rejoignent sur la valeur « tristesse » et le PN3 se retrouve sous la valeur « joie ».

PN (joie)             PN (tristesse)

PN 3      <———>   PN 1  —>  PN 2 —>  PN 4

(nouer une relation) <———>    (aventure)  —   (vie conjugale)  —  (séparation)

 

  1. ANALYSE DISCURSIVE

 

L’analyse discursive a pour objet de repérer

  1. les parcours figuratifs : les figures et les relations qu’elles entretiennent entre elles;
  2. les configurations discursives : les réseaux relationnels entre les parcours figuratifs;
  3. les rôles thématiques : les résumés‑condensations des parcours figuratifs.

Discours englobant

Le discours englobant met en place et déploie une configuration : « argumentation ». Trois parcours figuratifs en ordonnent les figures : « proposition », « argument », « justification ».

La « proposition » se manifeste avec la forme et non pas le contenu du discours : une phrase interrogative, une phrase exclamative et une assertion, au début du discours englobant.

L »‘argument » apparaît sous :

  1. une figure du comportement à caractère argumentatif : « parier »; cette figure introduit l’argument qui appuie la proposition;
  2. des figures de la composition linéaire: « l’un », « l’autre », « le dernier’; chaque figure introduit une preuve.

La « justification » se retrouve sous une figure du comportement à caractère argumentatif : « vouloir dire ». Cette figure annonce l’étayage de l’argument et indique le moyen d’étayage : le narrateur se sert de la description narrative pour étayer son argument.

 

Récit englobé

Séquence 1

Le récit s’ouvre avec deux configurations qui dressent le portrait de la « petite provinciale » avant I’aventure à Paris : « milieu », « états affectifs ».

La configuration « milieu » se déploie avec un parcours figuratif : « milieu familial ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures socio‑démographiques : « ménage », « mari », « enfants », « femme ». Il décrit une femme qui est « épouse » et « ménagère ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec trois parcours figuratifs : « agitation », « rêverie », « délaissement ».

  • L »‘agitation » apparaît sous des figures qui décrivent une femme en proie à des émotions violentes : « son coeur frémissait d’une curiosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu », « faisait bouillonner ses désirs« . Ce parcours figuratif se rapporte au rôle thématique « agitée ».
  • La « rêverie » est décrite avec des figures qui enregistrent une activité mentale excessive et incontrôlée : « songer a Paris« , « lire avidement les journaux mondains« , « entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes« , « apercevoir Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu« . Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « rêveuse ».
  • Le « délaissement » se manifeste avec la description du sommeil du mari de la « petite provinciale »; des figures du comportement: « songer », « se figurer »; des figures désignant les objets désirés : « hommes connus« , « débauches continuelles« , « orgies antiques« , « raffinements de sensualité« . Ce parcours figuratif décrit une « épouse délaissée » qui se laisse aller à la rêverie pour soulager sa souffrance.

Séquence 2

Le récit se poursuit avec deux configurations : « arguments pour une aventure », « aventure ».

Quatre parcours figuratifs succincts ordonnent les figures de la première configuration : « ennui », « solitude », « insatisfaction », « curiosité ».

  • Le parcours « ennui » apparaît sous des figures de « désoeuvrement » : « se sentir vieillir », «  vieillir sans rien connaître de la vie », ainsi que sous des figures de « monotonie » : « occupations régulières« , « monotones« , « banales« .
  • Le parcours « solitude » décrit une femme qui vit « enfermée » et « isolée« . Il se manifeste avec une épithète : « conservée comme un fruit d’hiver dans une armoire close« .
  • Le parcours « insatisfaction » se retrouve sous quatre figures qui convergent vers un besoin inassouvi : « rongée », « ravagée », « bouleversée« , « ardeurs secrètes« . Il correspond au rôle thématique « insatisfaite ».
  • Le parcours « curiosité » se trouve décrit avec des figures qui enregistrent une hypothèse : « elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu … sans s’être jetée« . Il se rapporte au rôle thématique « curieuse ».

Un parcours figuratif ordonne les figures de la deuxième configuration :  » départ ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures du comportement : « préparer un voyage à Paris« , « inventer un prétexte« , « se faire inviter par des parents« , « partir seule« . Il se rapporte au rôle thématique « rusée ».

Séquence 3

Dans cette séquence, la « petite provinciale » devient « une femme qui cherche désespérément « un homme connu ».

Ce rôle thématique se rapporte à la configuration « aventure » et au parcours figuratif « recherche ». Il apparaît sous des figures du comportement : « chercher« , « parcourir les boulevards« , « sonder de l’oeil les grands cafés« , « lire attentivement la petite correspondance du Figaro« , et sous des figures des lieux privés : « temples« , « caverne« , « catacombes« .

Séquence 4

Cette séquence reprend les configurations « milieu » et « états affectifs ».

La configuration « milieu » se déploie avec le parcours « milieu social ». Ce parcours figuratif se manifeste avec les figures « parents » et « petits bourgeois » et se rapporte au rôle thématique « petite bourgeoise ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « désespoir ». Ce parcours figuratif apparaît sous une figure de qualification : « désespérée« , et sous une figure du comportement: « songer à s’en retourner« . Il correspond au rôle thématique « désespérée ».

Séquence 5

Cette séquence dresse le portrait de l »‘écrivain » avec les configurations « milieu » et « traits caractéristiques », et reprend la configuration « aventure ».

La configuration « milieu » se déploie avec un parcours figuratif : « milieu social ». Ce parcours figuratif se retrouve sous la description du comportement du marchand et des autres clients dans la boutique : « montrer avec force révérences« , « contempler d’un coup d’oeil furtif et rapide, d’un coup d’oeil comme il faut et manifestement respectueux« , et sous le syntagme suivant : « le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon« . Il se rapporte au rôle thématique « grand bourgeois ».

Le parcours « repoussant » ordonne les figures de la configuration « traits caractéristiques ». Ce parcours figuratif décrit un homme qui inspire la répulsion. Il se construit avec des figures qualificatives : « gros« , « petit« , « chauve de crâne« , « gris de menton« , « laid« , et correspond étroitement au rôle thématique « repoussant ».

Le parcours « rencontre » rappelle la configuration « aventure ». Ce parcours figuratif décrit une rencontre fortuite avec des figures du comportement : « descendre la rue de la Chaussée‑d’Antin« , « s’arrêter à contempler un magasin », « considérer la vitrine« , « entendre une voix à l’intérieur de la boutique« , « voir un marchand en train de montrer un objet à un client« . Il se rapporte au rôle thématique « chanceuse ».

 

Séquence 6

Cette séquence poursuit les configurations « états affectifs » pour la « petite provinciale » et « traits caractéristiques » pour l »‘écrivain », et instaure la configuration « traits caractéristiques » pour la « petite provinciale » et « nouer une relation » pour la « petite provinciale » et l »‘écrivain ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « excitation » à deux reprises dans la séquence, au début et à la fin. Ce parcours figuratif apparaît sous la description de l’entrée de la « petite provinciale » dans le magasin et sous l’épithète « saisie d’une audace affolée« . Il décrit une femme dans un état de légère ivresse et correspond au rôle thématique « excitée ».

Pour l »‘écrivain », la configuration « traits caractéristiques » se déploie avec deux parcours figuratifs: « avarice », « connaisseur en femmes ».

L »‘avarice » apparaît sous les figures de la séquence dialogique entre le marchand et l »‘écrivain ». Ce parcours figuratif décrit un homme qui a de l’argent et refuse de le dépenser. Il se rapporte au rôle thématique « avare ».

Le parcours figuratif, ainsi que le rôle thématique, « connaisseur en femmes » se retrouve sous des figures du comportement: « la regarder de pieds à la tête« , « la détailler », et sous des figures de qualification: « en observateur », « oeil un peu fermé« , « en connaisseur ».

Pour la « petite provinciale », la configuration « traits caractéristiques » se manifeste avec le parcours « séduisant ». Ce parcours figuratif décrit une femme qui plaît au sexe masculin. Il se construit avec trois attributs : « charmante« , « animée », « éclairée« , et se rapporte au rôle thématique « séduisante ».

La configuration « nouer une relation » se déploie avec un parcours figuratif : « aborder l’homme ». Ce parcours figuratif apparaît sous des figures du comportement : « entrer dans le magasin« , « s’avancer vers le marchand et l’écrivain« , « leur adresser la parole« . Il correspond au rôle thématique « audacieuse ».

 

Séquence 7

Cette séquence étend la configuration « nouer une relation » et reprend la configuration « états affectifs ».

La configuration « nouer une relation » se déploie avec trois parcours figuratifs : « se présenter », « faire connaissance », « donner rendez‑vous ».

Le parcours « se présenter » se retrouve sous des figures du comportement : « se tourner vers l’écrivain« , « lui présenter ses excuses« , « lui faire un cadeau« . Ce parcours figuratif rappelle le rôle thématique « audacieuse ».

Le parcours « faire connaissance » se déploie successivement pour la « petite provinciale » et pour l »‘écrivain ». Pour la femme, ce parcours figuratif apparaît sous les figures du comportement suivantes : « parler de son admiration« , « citer ses oeuvres« , « être éloquente« . Il correspond au rôle thématique « ensorcelante ». Pour l’homme, ce parcours figuratif se manifeste avec les figures du comportement suivantes : « causer« , « plonger en elle ses yeux aigus« , « chercher à la deviner ». Il se rapporte au rôle thématique « ensorcelé ».

Le parcours « donner rendez‑vous » comporte trois séquences :

  1. « faire un cadeau »;
  2. « rejeter le refus »;
  3. « arriver à un compromis ».

La première séquence se manifeste avec les figures du discours direct suivantes : « Monsieur, dit‑elle, faites‑moi un grand, un très grand plaisir. Permettez‑moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes. » Cette séquence correspond au rôle thématique « généreuse ».

La deuxième séquence se déploie avec les figures d’ »obstination » et les figures de « poursuite ». L »‘obstination » apparaît sous les figures du comportement :

  1. « insister » et « se montrer intraitable » pour la femme, et « résister », « prier » et « insister » pour l’homme;
  2. une épithète : « obstinée »;
  3. les figures du discours direct suivant : « Eh bien! je vais le porter chez vous tout de suite; où demeurez‑vous? ».

La « poursuite » se retrouve sous les figures du comportement : « payer son acquisition« , « se sauver vers un fiacre« , « sauter en voiture« , pour la femme; « refuser de donner son adresse« , « courir pour la rattraper« , « la joindre« , « s’élancer », « tomber presque sur elle« , « s’asseoir à son côté« , pour l’homme. Cette séquence se rapporte aux rôles thématiques « importune » et « importuné ».

La troisième séquence se manifeste avec les figures du comportement suivantes : « poser ses conditions » pour la femme et « accepter » pour l’homme.

La configuration « états affectifs » reprend le parcours « excitation ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures du comportement : « parier avec une voix tremblante« , « frissonner de plaisir« , « avoir une audace suprême« , et avec des figures qualificatives : « émue« , « grisée« , « comme les généraux qui vont donner l’assaut« . Il se rapporte au rôle thématique « excitée ».

 

Séquence 8

Dans cette séquence, cinq configurations se déploient : « aventure » pour la « petite provinciale » et l’ « écrivain », « traits caractéristiques » et « états affectifs » pour la « petite provinciale », et « milieu » et « traits caractéristiques » pour l' »écrivain ».

La configuration « aventure » se manifeste avec un parcours figuratif : « séduction ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures du comportement et sous des figures des lieux publics et privés: « se promener au Bois de Boulogne« , « prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard« , « dîner au café Bignon« , « aller au théâtre du Vaudeville« , « rentrer chez l’écrivain« , « faire l’amour ». Il décrit une séduction dans laquelle les rôles sont inversés : la « petite provinciale » et l »‘écrivain » assument respectivement les rôles thématiques « soupirant » et « soupirante ». Le « soupirant » apparaît sous :

  1. des figures du comportement : « ordonner’, « ajouter’, « demander’, « interrompre »;
  2. des figures argumentatives: « alors« , « eh bien« ;
  3. l’impératif.

La « soupirante » se manifeste avec les figures « un peu d’hésitation » et « répondre« .

Pour la « petite provinciale », la configuration « traits caractéristiques » se déploie avec le parcours « chaste ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures du comportement : « se déshabiller bien vite« , « se glisser dans le lit sans prononcer une parole« , « attendre« , et avec des figures qualificatives : « blottie contre le mur », « simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province« .

Pour l »‘écrivain », la configuration « traits caractéristiques » reprend le parcours « connaisseur en femmes » et instaure le parcours « débauché ».

« Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices » : cet énoncé rappelle le parcours figuratif et le rôle thématique « connaisseur en femmes ».

« Il était plus exigeant qu’un pacha à trois queues » : cet énoncé manifeste le parcours figuratif et le rôle thématique « débauché ».

La configuration « états affectifs » reprend le parcours « excitation » à deux reprises. Au début de la séquence, l »‘excitation » se manifeste avec les figures suivantes : « folle de joie« , « et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : « Enfin, enfin! » ». A la fin de la séquence, l »‘excitation » se retrouve sous une figure qualificative : « secouée des pieds à la tête« , et sous des figures du comportement : « se mettre à rire d’un rire tremblant« , « frissonner par instants« , « avoir des envies de fuir et des envies de rester », « se cramponner à la rampe ».

La configuration « milieu » reprend le parcours « milieu social ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures désignant les activités qui composent le rituel parisien : « se promener au Bois de Boulogne« , « prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard« , « dîner au café Bignon« , « aller au théâtre du Vaudeville ». Il se rapporte au rôle thématique « grand bourgeois ».

 

Séquence 9

Dans cette séquence, deux configurations se déploient : « états affectifs » pour la « petite provinciale » et « traits caractéristiques » pour l’ « écrivain ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « remords ». Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « navrée ». Il apparaît sous la description du sommeil et du physique de l’ « écrivain » et les figures suivantes : « nuit« , « troublée par le tic‑tac de la pendule« , « navrée« , « songer, immobile, aux nuits conjugales« .

La configuration « traits caractéristiques » reprend le parcours figuratif et rappelle le rôle thématique « repoussant » avec les figures « petit« , « tout rond« , « ventre en boule« , « vingt cheveux fatigués » et « crâne nu ».

 

Séquence 10

Cette séquence met en place la configuration « séparation » et reprend la configuration « états affectifs ».

La configuration « séparation » se déploie avec deux parcours figuratifs : « évasion », « explication ».

L »‘évasion » se manifeste à deux reprises. Au début de la séquence, ce parcours figuratif est décrit avec une figure temporelle : « l’aurore enfin glissa un peu de jour », et avec des figures du comportement : « se lever’, « s’habiller sans bruit », « ouvrir la porte ». A la fin de la séquence, ce parcours figuratif est construit avec des figures du comportement : « se sauver », « descendre l’escalier », « se jeter dans la rue ».

L »‘explication » se manifeste avec les figures de la séquence dialogique entre la « petite provinciale » et l »‘écrivain », et les figures du comportement « demander », « balbutier », et « répondre ». A l’instar de la « séduction », il y a un renversement des rôles : la « petite provinciale » et l »‘écrivain » sont respectivement le « tombeur » et la « femme délaissée ». La « petite provinciale » rompt l’aventure et l »‘écrivain » demande une explication.

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « honte ». Ce parcours figuratif se rapporte au rôle thématique « femme qui a honte ». Il se trouve décrit avec :

  1. des figures du comportement : « rester debout« , « balbutier », « ne pas répondre« , « se rapprocher doucement« ;
  2. des figures qualificatives : « confuse« , « rougissante comme une vierge« ;
  3. des figures du discours direct : « J’ai voulu connaître … le… le vice … eh bien … eh bien, ce n’est pas drôle. »

 

Séquence 11

Le récit s’achève avec la configuration « états affectifs ». Un parcours figuratif en ordonne les figures : « repentir ».

Le parcours « repentir » apparaît sous la figure d’ « un vif regret d’une faute » : « sangloter », et sous les figures d’ « un désir de réparer la faute » : « balayer quelque chose« , « pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités« . Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « repentante ».

 

Bilan du discours englobant et du récit englobé :

Les tableaux ci‑après récapitulent les éléments discursifs et/ou mettent en évidence les rapports entre les éléments discursifs et les éléments narratifs.

Tableau 1: Composition thématique des principaux personnages. Le tableau 1 présente les rôles thématiques selon les principaux personnages : « petite provinciale », « écrivain », « narrateur ».

 

Personnage Rôles thématiques
Petite provinciale « épouse et ménagère »
« agitée »
« rêveuse »
« épouse délaissée »
« femme qui s’ennuie »
« enfermée et isolée »
« insatisfaite »
« curieuse »
« rusée »
« femme qui cherche désespérément un homme connu »
« petite bourgeoise »
« désespérée »
« chanceuse »
« excitée »
« séduisante »
« audacieuse »
« généreuse »
« ensorcelante »
« importune »
« soupirant »
« chaste »
« navrée »
« tombeur »
« femme qui a honte »
« repentante »

 

Ecrivain « grand bourgeois »
« repoussant »
«  avare »
«connaisseur en femmes »
« ensorcelé »
« importuné »
« soupirante »
« débauché »
« femme délaissée »
Narrateur « moralisateur »
« connaisseur »
« rapporteur »

 

 

Tableau 2 : Représentation de l’acteur « la petite provinciale ». Le tableau 2 présente les rôles thématiques et les rôles actantiels qui composent la « petite provinciale » selon les programmes narratifs.

Acteur
Rôles actantiels Rôles thématiques
Sujet d’état de PN1 « épouse et ménagère »
« agitée »
« rêveuse »
« épouse délaissée »
« femme qui s’ennuie »
« enfermée et isolée »
« insatisfaite »
«  curieuse »
Sujet opérateur de PN1 « femme qui cherche désespérément un homme connu »
« soupirant »
« excitée »
« chaste »
Sujet d’état de PN2 « désespérée »
Sujet d’état de PN3 « chanceuse »
Sujet opérateur de PN3 « excitée »
« séduisante »
« audacieuse »
« généreuse »
« ensorcelante »
« importune »
Sujet de PN4 « navrée »
Sujet opérateur de PN4 « tombeur »
« femme qui a honte »
« repentante »

 

Explications :

Acteur = lieu de rencontre des rôles thématiques et des rôles actantiels,

PN1 = « aventure ».

PN2 = « vie conjugale ».

PN3 = « nouer une relation ».

PN4 = « séparation ».

 

Tableau 3 : Rapports entre les programmes narratifs et les parcours figuratifs. Le tableau 3 présente les programmes narratifs et les parcours figuratifs qu’ils prennent en charge.

Programme narratif Parcours figuratifs
PN1 (aventure) « milieu familial »
« agitation »
« rêverie »
« délaissement »
« ennui »
« solitude »
« insatisfaction »
« curiosité »
« départ »
« recherche »
« séduction »
« chaste »
« débauché »
« excitation »
« milieu social »
PN2 (vie conjugale) « désespoir »
« milieu social »
PN3 (nouer une relation) « milieu social »
« repoussant »
« rencontre »
« excitation »
« avare »
« connaisseur en femmes »
« séduisante »
« généreuse »
« aborder l’homme »
« se présenter »
« faire connaissance »
« donner rendez-vous »
PN4 (séparation) « remords »
« repoussant »
« évasion »
« explication »
« honte »
« repentir »

 

Le schéma ci‑dessous complète celui présenté à la fin du bilan du récit englobé de l’analyse narrative.

 

PN (joie)                                    PN (tristesse)

PN 3            PN 1                   PN 2               PN 4

(nouer une relation)               (aventure)                        (vie conjugale)                         (séparation)

 

« milieu social »            « milieu familial »                        « désespoir »                             « remords »

« repoussant »            « agitation »                        « milieu social »                         « repoussant »

« rencontre »            « rêverie »                                                     « évasion »

« excitation »            « délaissement »                                          « explication »

« avare »            « ennui »                 « honte »

« connaisseur en femmes »            « solitude »                 « repentir »

« séduisante »            « insatisfaction »

« généreuse »            « curiosité »

« aborder l’homme »            « départ »

« se présenter »            « recherche »

« faire connaissance »            « séduction »

« donner rendez‑vous »            « chaste »

« débauché »

« excitation »

« milieu social »

 

LE NIVEAU PROFOND

 

  1. ANALYSE SEMIQUE

L’analyse sémique a pour objet de déconstruire les figures du récit englobé en unités minimales de signification.

Le tableau ci‑dessous présente les traits sémiques selon les parcours figuratifs et donne des explications pour chacun.

Séquence Parcours figuratif Traits sémiques Explications
1 « milieu familial » /enfermée/ La femme est enfermée dans un mariage.
/honnête/ La femme est une chaste épouse.
« agitation » /manque/ La femme a des besoins sensuels non-satisfaits.
/remplie/ La femme est remplie d’émotions violentes : elle brûle de désir.
« rêverie » /enfermée/ Le manque est censuré.
/solitude/ La femme réalise plusieurs activités individuelles dans la solitude.
/remplie/ La tête de la femme est remplie d’images sensuelles.
/impure/ Les images sensuelles font outrage aux bonnes moeurs et à la pudeur.
/dehors/ La femme convoite les mondanités de la haute société parisienne.
« délaissement » /libre/ La nuit, au lit avec son mari, la femme s’évade imaginairement de son mariage : elle se laisse aller sans retenue à ses pensées illicites.
/impure/ Les images de débauche font outrage aux bonnes moeurs et à la pudeur.
/remplie/ La tête de la femme est remplie d’images illicites.
/manque/ Il y a un manque de rapports sensuels dans le couple : le mari dort et la femme se figure la vie affolante des hommes connus.

 

2 « ennui » /mélancolique/=/triste/ La femme ne trouve pas d’intérêt ni de plaisir à sa vie.
« solitude » /enfermée/ /isolée/ La femme vit enfermée et isolée.
/pure/ La femme est sans défaut moral.
« insatisfaction » /manque/ Les ardeurs secrètes manifestent des besoins non-satisfaits.
/renfermé/ Le manque est censuré.
/remplie/ La femme est remplie d’émotions violentes.
« curiosité » /prémédité/ La femme prémédite d’avoir une liaison extra- conjugale.
/malhonnête/ La femme envisage un comportement moralement mauvais.
/impure/ La femme a des pensées contraires aux bonnes moeurs et à la pudeur.
« départ » /prémédité/ La femme prépare en calculant son départ pour Paris.
/libre/ La femme s’évade littéralement de son mariage:
elle part pour Paris, sans son mari, pour réaliser ses rêves.
3 « recherche » /prémédité/ La femme se construit un alibi pour une éventuelle absence nocturne.
/réfléchi/ Le déroulement de la recherche manifeste une activité mentale de préparation préalable.
/fermé/ vs /ouvert/ /grands cafés/ vs /boulevards/
=/lieu de discrimination/ vs /lieu d’intégration/
/fermé/ Temples, caverne, catacombes : des lieux qui désignent des milieux où l’on s’introduit difficilement.
4 « désespoir’ /haut/ vs /bas/ /hommes connus/ vs /parents/
=/gens à un degré élevé de l’échelle sociale/ vs /gens à un degré peu élevé de l’échelle sociale/
=/haute bourgeoisie/ vs /petite bourgeoisie/
/honnête/ La femme envisage un comportement moralement bon : elle songe à retourner à sa famille.
/pure/ La femme a des pensées conformes aux bonnes moeurs et à la pudeur.

 

5 «  rencontre » /hasard/ La rencontre se produit sans calcul.
/fermé/ vs /ouvert/ /magasin/ vs /rue/=>/lieu de discrimination/ vs /lieu d’intégration/
/dehors/ La femme est à l’extérieur du magasin = La femme est à l’extérieur du milieu qu’elle valorise
« milieu social » /haut/ L’homme se trouve à un degré élevé de l’échelle sociale : c’est un grand bourgeois.
/dedans/ L’homme est à l’intérieur du magasin. = L’homme fait partie du milieu que la femme désire intégrer.
« repoussant » /laid/ L’homme a un physique qui inspire la répugnance.
6 « aborder /impulsif/ La femme entre dans le magasin et aborde l’homme sous l’impulsion de mouvements irréfléchis.
l’homme »
/dedans/ La femme entre dans le magasin. => La femme pénètre le milieu qu’elle valorise.
« excitation » /gaie/ La femme est dans un état de légère ivresse.
« séduisante » /jolie/ La femme a un physique qui plaît.
« connaisseur en femmes » /impur/ L’homme a des pensées impures : il convoite une femme mariée.
7 « se présenter » /spontané/ La femme agit sans réflexion ni calcul.
« faire connaissance » /naturel/ La femme s’exprime avec sincérité et naturel.
/expansive/ La femme communique librement, et avec abandon, ses sentiments et ses opinions.
l
/impur/ L’homme a des pensées impures: il convoite une femme mariée.
« donner rendez-vous »

/impulsif/ L’offre du cadeau est un acte impulsif.
/spontané/ L’obstination est une réaction spontanée au refus du cadeau.
/imposé/ La femme s’impose par l’obstination auprès de l’homme.
/subi/ L’homme subit l’obstination de la femme.
« excitation » /ivre/ La femme est dans un état d’euphorie.

 

8 « séduction » /imposé/ La femme impose sa volonté.
/subi/ L’homme subit la volonté de la femme.
/dedans/ La femme s’est introduite dans le milieu qu’elle valorise.
/compagnie/ + La femme réalise plusieurs activités collectives en compagnie de l’homme et découvre le rituel parisien.
/communauté/
/expansive/ La femme communique librement ses sentiments et ses souhaits.
« chaste » /chaste/ La femme se conduit comme une vierge.
/satisfaction/ La femme satisfait ses besoins sensuels.
/impur/ Le comportement de la femme est contraire aux bonnes moeurs. => La femme n’est plus sans défaut moral,
/malhonnête/ La femme n’est plus une chaste épouse.
«connaisseur en femmes » /impur/ L’homme vit dans la débauche : il connaît les vices des femmes de la haute société parisienne.
« débauche » /débauché/ L’homme se conduit comme un débauché.
«excitation » /ivre/ La femme est dans un état d’euphorie.
/impur/ vs /impur/ /fuir/ vs /rester/
/comportement moralement bon/ vs /comportement moralement mauvais/
/honnête/ vs /fuir/ vs /rester/ = /épouse fidèle/ vs /épouse infidèle/
/malhonnête/
« milieu social » /haut/ L’homme se trouve à un degré élevé de l’échelle sociale.
9 « remords » /enfermée/ La femme est enfermée dans une liaison amoureuse : elle est retenue dans le lit de l’homme par la nuit.
/libre/ La femme s’évade en pensée de la liaison : elle songe aux nuits conjugales.
/pur/ La femme a des pensées conformes aux bonnes mœurs : elle songe aux nuits conjugales.
/lucide/ La femme n’est plus dans un état d’euphorie et se rend compte de sa transgression.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de regret face à sa transgression.
« repoussant » /laid/ L’homme a un physique qui inspire la répugnance.

 

10 « évasion » /enfermée/ La femme est enfermée dans une liaison amoureuse: elle est retenue dans la chambre de l’homme par lui.
/libre/ La femme quitte la chambre de l’homme et se libère d’une liaison compromettante.
« explication » + « honte » /involontaire/ La femme parle et agit contre son gré.
/forcé/ La femme ne veut pas communiquer ses sentiments ni sa motivation.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de regret face à sa transgression.
11 « repentir » /vide/ La femme renonce à ses rêves surexcités et à ses émotions et impulsions violentes.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de tristesse face à son destin : la routine de la vie conjugale.

 

  1. ANALYSE DES ISOTOPIES

L’analyse des isotopies s’appuie sur les traits sémiques dans le récit englobé pour dénommer les isotopies sémiologiques et l’isotopie sémantique.

Les isotopies sémiologiques assurent la cohérence des parcours figuratifs. Elles sont produites par la redondance de catégories sémiques nucléaires qui définissent les parcours figuratifs.

L’isotopie sémantique assure la cohérence et la cohésion de tous les parcours figuratifs. Elle est produite par la redondance de catégories sémiques classématiques qui assurent la mise en contexte des parcours figuratifs.

4.1.  Des traits sémiques aux isotopies sémiologiques

Dans le récit englobé, il y a six isotopies sémiologiques :

  1. l’isotopie /affectivité/ avec des traits sémiques se rapportant aux sentiments et aux états de plaisir et de bonheur ;
  2. l’isotopie /traits caractéristiques/ avec des traits sémiques se rapportant au caractère et aux caractéristiques physiques ;
  3. l’isotopie /comportement/ avec des traits sémiques se rapportant à la manière de se conduire et d’agir ;
  4. l’isotopie /moral/ avec des traits sémiques se rapportant aux moeurs et aux convenances ;
  5. l’isotopie /relationnel/ avec des traits sémiques se rapportant aux liens de dépendance et/ou d’influence ;
  6. l’isotopie /social/ avec des traits sémiques se rapportant aux classes sociales.

Le tableau ci‑dessous présente les six isotopies sémiologiques et les parcours figuratifs et oppositions qui les engendrent.

Isotopie sémiologique Oppositions sémiques Parcours figuratifs
/affectivité/ /manque/ vs /satisfaction/ « agitation », « rêverie »,
/renfermée/ vs /expansive/ « délaissement », « ennui »,
/remplie/ vs /vide/ « insatisfaction », « excitation »,
/triste/ vs /gaie/ « faire connaissance »,
/ivre/ vs /lucide/ « remords », « séduction »,
/plein/ vs /vide/ « explication », « chaste »,
« honte », « repentir ».
/traits caractéristiques/ /renfermée/ vs /expansive/ « rêverie », « ennui »,
/triste/ vs /gaie/ « insatisfaction », « excitation »,
/jolie/ vs /laid/ « repoussant », « séduisante »,
/chaste/ vs /débauché/ « faire connaissance »,
/honnête/ vs /déshonnête/ « séduction », « chaste », « milieu familial ».
/comportement/ /prémédité/ vs /hasard/ « rêverie », « curiosité »,
/réfléchi/ vs /impulsif/ « insatisfaction », « départ »,
/spontané/ vs /involontaire/ « recherche », « rencontre »,
/naturel/ vs /forcé/ « aborder l’homme », « donner rendez-vous ».
/chaste/ vs /débauché/ « se présenter »,
/honnête/ vs /déshonnête/ « faire connaissance »,
/pur/ vs /impur/ « séduction », « chaste »,
/imposé/ vs /subi/ « explication », « honte »,
/renfermée/ vs /expansive/ remords », « milieu familial »,
« connaisseur en femmes »,
« désespoir ».
/moral/ /honnête/ vs /malhonnête/ « milieu familial », « chaste »,
/pur/ vs /impur/ « rêverie », « délaissement »,
/chaste/ vs /débauché/ « curiosité », « désespoir’’,
« débauché », « connaisseur en femmes », « excitation ».
/relationnel/ /enfermée/ vs /libre/ « milieu familial », « rêverie »,
/solitaire/ vs /compagnie/ « délaissement », « chaste »,
/manque/ vs /satisfaction/ « solitude », « séduction »,
/isolée/ vs /communauté/ « insatisfaction », « départ »,
« remords », « évasion ».
/social/ /fermé/ vs /ouvert/ « recherche », « désespoir’,
/haut/ vs /bas/ rencontre », « milieu social »,
/dehors/ vs /dedans/ aborder l’homme »,
séduction ».

 

4.2.  Des isotopies sémiologiques à l’isotopie sémantique

L’isotopie sémantique qui assure la compatibilité des parcours figuratifs et la liaison des isotopies sémiologiques entre elles, est désignée par l’opposition : /dysphorique/ vs /euphorique/.

La manifestation et la succession des programmes narratifs et les parcours figuratifs montrent que la « petite provinciale » oscille entre la « tristesse » et la « gaieté ». La « petite provinciale » est « triste » avant et après l’aventure et « gaie » pendant l’aventure.

La représentation ci‑après projette l’écart de l’isotopie sémantique sur les isotopies sémiologiques.

 

Classèmes           +     sèmes nucléaires            =       sémèmes organisés

du plan sémantique                                 des plans sémiologiques                                         par les parcours figuratifs

 

/dysphorique/            +            /affectivité/            =                 « ennui »

+            /comportement/                   =                 « milieu familial »

+            /moral/            =                 « solitude »

+            /relationnel/            =                 « solitude »

+            /social/            =                 ‘’rêverie »

+            /traits caractéristiques/            =                   « rêverie »

=                   « solitude »

/euphorique/            +            /affectivité/            =                 « excitation »

+            /comportement/            =                   « chaste »

+            /moral/            =                   « chaste »

+            /relationnel/            =                   « séduction »

+            /social/            =                   « séduction »

+            /traits caractéristiques/            =                   « faire connaissance »

=                   « séduction »

 

Explication de la représentation

  1. La différence entre /triste/ et /gaie/ sur l’isotopie /affectivité/ est prise en charge par les parcours figuratifs « ennui » et « excitation ».
  2. La différence entre /honnête/ et /malhonnête/ sur l’isotopie /comportement/ est prise en charge par les parcours figuratifs « milieu familial » et « chaste ».
  3. La différence entre /pur/ et /impur/ sur l’isotopie /moral/ est prise en charge par les parcours figuratifs « solitude » et « chaste ».
  4. La différence entre /isolé/ et /communauté/ sur i’isotopie /relationnel/ est prise en charge par les parcours figuratifs « solitude » et « séduction ».
  5. La différence entre /dehors/ et /dedans/ sur l’isotopie /social/ est prise en charge par les parcours figuratifs « rêverie » et « séduction ».
  6. La différence entre /renfermé/ et /expansive/ sur l’isotopie /traits caractéristiques/ est prise en charge par les parcours figuratifs « rêverie » et « solitude », et « faire connaissance » et « séduction ».

La projection de l’écart de l’isotopie sémantique sur le carré sémiotique donne une représentation des relations entre les valeurs de sens de la forme suivante :

 

/triste/                                                             /gaie/

/honnête/                                                      /malhonnête/

/dysphorique/                       /euphorique/

/pur/                                                             /impur/

/isolé/                                                            /communauté/

/dehors/                                                             /dedans/

/renfermé/                                                             /expansive/

 

/non‑gaie/         /non‑euphorique/                   /non‑dsyphorique/                       /non‑triste

 

4.3.  Des programmes narratifs aux opérations profondes

 

Dans la manifestation du récit englobé les PN se suivent ainsi : PN→ PN2 → PN3→ PN1 → PN4.

 

Le déploiement d’un PN donne lieu à des figures du « faire » qui prennent sens sur chacune des isotopies sémiologiques : « s’épanouir » sur l’isotopie /affectivité/ ; « satisfaire sa curiosité » sur l’isotopie i comportement/ ; « pécher » sur l’isotopie /moral/ ; « connaître la liberté sociale » sur l’isotopie /relationnel/ ; « intégrer la haute société parisienne » sur l’isotopie /social/ ; « découvrir le moi profond » sur l’isotopie /traits caractéristiques/.

Chaque PN prend en charge les opérations qui s’instaurent entre les valeurs du plan profond :

‑ la négation de /dysphorique/ correspond au « départ » pour Paris de la femme et à sa recherche d’un homme connu; cette négation rend possible la sélection de /euphorique/ manifesté par la « rencontre », par « aborder l’homme », par « se présenter », par « faire connaissance », par « donner rendez-vous » et par la « séduction »;

‑ la négation de /euphorique/ correspond au « remords » de la femme après la consommation de l’aventure, à l »‘évasion » et l »‘explication » au lendemain de l’aventure, et au « désespoir » face à l’échec apparent de la « recherche »; cette négation rend possible la sélection de /dysphorique/ manifesté par le « repentir », par le « délaissement », et par la « curiosité ».

En d’autres termes :

  1. /dsyphorique/                         /non‑dsyphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « départ » pour Paris de la femme et de « recherche » d’un homme connu.

 

  1. /non‑dysphorique/                         /euphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « rencontre », de « aborder l’homme », de « se présenter », de « faire connaissance », de « donner rendez-vous », et de « séduction ».

 

  1. /euphorique/                               /non‑euphorique/: ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « remords », de « évasion », de « explication », et de « désespoir ».

 

  1. /non‑euphorique/                                  /dysphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de «repentir’.

 

Soit, sur le carré sémiotique :

 

/dysphorique/                                    /euphorique/

4                                                                          2­

3                                                                         1

 

/non‑euphorique/                      /non-dysphorique/

 

(1) et (2) correspondent au PN1 « aventure » et au PN3 « nouer une relation » ; (3) et (4) correspondent au PN2 « vie conjugale » et au PN « séparation ».

 

Résumé

Dans le récit englobé, il y a six isotopies sémiologiques qui assurent la cohérence des parcours figuratifs :

  1. /affectivité/;
  2. /traits caractéristiques/;
  3. /comportement/;
  4. /moral/;
  5. /relationnel/;
  6. /social/.

L’isotopie sémantique, qui assure la compatibilité des parcours figuratifs et la liaison des isotopies sémiologiques entre elles, est désignée par l’opposition : /dysphorique/ vs /euphorique/.

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BIBLIOGRAPHIE

ADAM, J.‑M. & REVAZ, F., L’analyse des récits, Paris, Seuil, 1996.

BARTHES, R., Introduction à l’analyse structurale des récits in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985 (p.167-206).

BARTHES, R., Les suites d’actions in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985 (p. 207-217).

ENTREVERNES, Groupe d’, Analyse sémiotique des textes, Ouvrage collectif, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979.

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ANNEXE

UNE AVENTURE PARISIENNE

Est‑il un sentiment plus aigu que la curiosité chez la femme? Oh! savoir, connaître, toucher ce qu’on a rêvé ! Que ne ferait‑elle pas pour cela ? Une femme, quand sa curiosité impatiente est en éveil, commettra toutes les folies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, ne reculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douées de cet esprit à triple fond qui semble, à la surface, raisonnable et froid, mais dont les trois compartiments secrets sont rem­plis : l’un, d’inquiétude féminine toujours agitée ; l’autre, de ruse colorée en bonne foi, de cette ruse de dévots, sophistique et redoutable; le dernier enfin, de canaillerie charmante, de tromperie exquise, de déli­cieuse perfidie, de toutes ces perverses qualités qui poussent au suicide les amants imbécilement crédules, mais ravissent les autres.

Celle dont je veux dire l’aventure était une petite provinciale, platement honnête jusque‑là. Sa vie, calme en apparence, s’écoulait dans son ménage, entre un mari très occupé et deux enfants, qu’elle éle­vait en femme irréprochable. Mais son coeur frémissait d’une curiosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu. Elle songeait à Paris, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Le récit des fêtes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner ses désirs ; mais elle était surtout mystérieusement troublée par les échos pleins de sous‑entendus, par les voiles à demi soulevés en des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes.

De là‑bas elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu.

Et pendant les longues nuits de rêve, bercée par le ronflement régulier de son mari qui dormait à ses côtés sur le dos, avec un foulard autour du crâne, elle songeait à ces hommes connus dont les noms apparaissent à la première page des journaux comme de grandes étoiles dans un ciel sombre ; et elle se figurait leur vie affolante, avec de continuelles débauches, des orgies antiques épouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualité si compliqués qu’elle ne pouvait même se les figurer.

Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre des passions humaines ; et toutes leurs maisons recelaient assurément des mystères d’amour prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusement monotones et banales qui constituent, dit‑on, le bonheur du foyer. Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquille comme un fruit d’hiver dans une armoire close; mais rongée, ravagée, bouleversée d’ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s’être jetée une fois, une seule fois, tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris, inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer (les raisons qui lui permettraient au besoin de s’absenter deux jours ou plutôt deux nuits, s’il le fallait, ayant retrouvé, disaitelle, des amis qui demeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir, sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l’oeil les grands cafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, qui lui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel de l’amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgies d’artistes et d’actrices; rien ne lui révélait les temples de ces débauches qu’elle imaginait fermés par un mot magique, comme la caverne des Mille et Une Nuits et ces catacombes de Rome, où s’accomplissaient secrètement les mystères d’une religion persécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans sa tête ; et, désespérée, elle songeait à s’en retourner, quand le hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée‑d’Antin, elle s’arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelots japonais si colorés qu’ils donnent aux yeux une sorte de gaieté 2. Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potiches aux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, à l’intérieur de la boutique, le patron qui, avec force révérences, montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton, un énorme magot ventru, pièce unique, disait‑il.

Et à chaque phrase du marchand, le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, des messieurs élégants, contemplaient, d’un coup d’oeil furtif et rapide, d’un coup d’oeil comme il faut et manifestement respectueux, l’écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot de porcelaine. Ils étaient aussi laids l’un que l’autre, laids comme deux frères sortis du même flanc.

Le marchand disait : «  Pour vous, monsieur Jean Varin, je le laisserai à mille francs ; c’est juste ce qu’il me coûte. Pour tout le monde ce serait quinze cents francs; mais je tiens à ma clientèle d’artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ils viennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach m’achetait une grande coupe ancienne. J’ai vendu l’autre jour deux flambeaux comme ça (sont‑ils beaux, dites ?) à M. Alexandre Dumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait, elle serait vendue, monsieur Varin. »

L’écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l’objet, mais songeant à la somme; et il ne s’occupait pas plus des regards que s’il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l’oeil fixé effrontément sur lui, et elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin !

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa la potiche sur une table. «  Non, c’est trop cher », dit-il.

Le marchand redoublait d’éloquence. « Oh ! monsieur Jean Varin, trop cher ? cela vaut deux mille francs comme un sou. »

L’homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours le bonhomme aux yeux d’émail : « Je ne dis pas non ; mais c’est trop cher pour moi. »

Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança :

« Pour moi, dit‑elle, combien ce bonhomme ? »

Le marchand, surpris, répliqua :

« Quinze cents francs, madame. »

« Je le prends. »

L’écrivain, qui jusque‑là ne l’avait pas même aperçue, se retourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête en observateur, l’oeil un peu fermé ; puis, en connaisseur, il la détailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flamme qui jusque‑là dormait en elle. Et puis une femme qui achète un bibelot quinze cents francs n’est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse ; et se tournant vers lui, la voix tremblante : «  Pardon, monsieur, j’ai été sans doute un peu vive ; vous n’aviez peut‑être pas dit votre dernier mot. »

Il s’inclina : «  Je l’avais dit, madame. »

Mais elle, tout émue : « Enfin, monsieur, aujourd’hui ou plus tard, s’il vous convient de changer d’avis, ce bibelot est à vous. Je ne l’ai acheté que parce qu’il vous avait plu. »

Il sourit, visiblement flatté. « Comment donc me connaissiez‑vous ? » dit‑il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses oeuvres, fut éloquente.

Pour causer, il s’était accoudé à un meuble, et plongeant en elle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclame vivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l’autre bout du magasin : « Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est‑ce beau ? » Alors toutes les têtes se levaient, et elle frissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec un Illustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les généraux qui vont donner l’assaut. ‑ « Monsieur, dit‑elle, faites‑moi un grand, un très grand plaisir. Permettez‑moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes. »

Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant de grand coeur.

Elle, obstinée, lui dit : « Eh bien ! je vais le porter chez vous tout de suite où demeurez‑vous ? »

Il refusa de donner son adresse ; mais elle, l’ayant demandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle se sauva vers un fiacre. L’écrivain courut pour la rattraper, ne voulant point s’exposer à recevoir ce cadeau, qu’il ne saurait à qui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et il s’élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui se mettait en route; puis il s’assit à son côté, fort ennuyé.

Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Comme ils arrivaient devant la porte, elle posa ses conditions. « Je consentirai, dit‑elle, à ne point vous laisser cela, si vous accomplissez aujourd’hui toutes mes volontés. »

La chose lui parut si drôle qu’il accepta.

Elle demanda : « Que faites-vous ordinairement à cette heure‑ci ? »

Après un peu d’hésitation            : « Je me promène », dit‑il.

Alors, d’une voix résolue, elle ordonna            : « Au Bois ! »

Ils partirent.

Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. « Que faites‑vous tous les jours a cette heure ? » dit‑elle.

Il répondit en riant : « je prends l’absinthe. »

Alors, gravement, elle ajouta : « Alors, monsieur, allons prendre l’absinthe. »

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu’il fréquentait, et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elle était folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : « Enfin, enfin !»

Le temps passait, elle demanda : «  Est‑ce l’heure de votre dîner ? »

Il répondit : « Oui, madame. »

« Alors, monsieur, allons dîner. »

En sortant du café Bignon : « Le soir, que faites­ vous ? » dit‑elle.

Il la regarda fixement Cela dépend ; quelquefois je vais au théâtre. »

« Eh bien, monsieur, allons au théâtre. »

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloire suprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise aux fauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main : « Il me reste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse….. » Elle l’interrompit. ‑ « A cette heure‑ci, que faites‑vous toutes les nuits ? »

« Mais… mais… je rentre chez moi. »

Elle se mit à rire, d’un rire tremblant.

« Eh bien, monsieur… allons chez vous. »

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toute secouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des envies de rester, avec, tout au fond du coeur, une bien ferme volonté d’aller jusqu’au bout.

Dans l’escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant son émotion devenait vive ; et il montait devant, essoufflé, une allumette‑bougie à la main.

Dès qu’elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite et se glissa dans le lit sans prononcer une parole; et elle attendit, blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province, et lui plus exigeant qu’un pacha à trois queues. lls ne se comprirent pas, pas du tout.

Alors il s’endormit. La nuit s’écoula, troublée seulement par le tic‑tac de la pendule; et elle, immobile, songeait aux nuits conjugales ; et sous les rayons jaunes d’une lanterne chinoise elle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, tout rond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballon gonflé de gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d’orgue, des renâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingt cheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement, fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ils devaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d’un coin de sa bouche entrouverte.

L’aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés. Elle se leva, s’habilla sans bruit, et déjà elle avait ouvert à moitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s’éveilla en se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement ses sens, puis, quand toute l’aventure lui fut revenue, il demanda : * Eh bien, vous partez ? »

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia : « Mais oui ‘ voici le matin. »

Il se mit sur son séant Voyons, dit‑il, à mon tour j’ai quelque chose à vous demander. »

Elle ne répondait pas, il reprit : « Vous m’avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche, avouez‑moi pourquoi vous avez fait tout ça ; car je n’y comprends rien. »

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. « J’ai voulu connaître… le… le vice… eh bien… eh bien, ce n’est pas drôle. »

Et elle se sauva, descendit l’escalier, se jeta dans la rue.

L’armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d’un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi‑cercle devant eux; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil.

Et il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tète la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin,

Et, dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota.

***

[1] A. FONYI, Notes in Guy de MAUPASSANT, Les sœurs Rondoli et autres contes sensuels, Paris, Flammarion, 1995, p. 222.

***
Texte présenté par Mlle Phumule NGWENYA
Cours de Méthodologie Littéraire
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

« Le renégat ou un esprit confus » d’Albert CAMUS

Idole
Structure et symbolisme dans la nouvelle d ‘Albert Camus : « Le renégat ou un esprit confus« 

 

I. LE PROPOS

 « Le Renégat » est un récit bouleversant : à la lecture, on se sent attiré, depuis le début, par ce fanatique du supplice, par son comportement pathologique et par l’esprit aliéné qui l’habite.

La lecture nous subjugue, mais on ne peut expliquer pourquoi. Ce ne sont apparemment qu’impressions subjectives sans aucun fondement.

A partir de ces impressions subjectives on doit toutefois se poser la question de l’analyse, comme le fait R. Barthes, éclairé par la pensée de Lévi-Strauss et de Propp:

 »Ou bien le récit est un simple radotage d’événements, auquel cas on ne peut parler qu’en s’en remettant à l’art, au talent ou au génie de l’auteur, ou bien il possède en commun avec d’autres récits une structure accessible à l’analyse, quelque patience qu’il faille mettre à l’énoncer; car il y a un abîme entre l’aléatoire le plus complexe et la combinatoire la plus simple, et nul ne peut produire un récit sans se référer à un système implicite d’unités et de régles« . (R. Barthes, L’Aventure Sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p.168).

Si l’on accepte la deuxième présupposition, une étude appro­fondie  du « Renégat » s’impose. Etude qui n’essaie pas de situer la nouvelle dans ce système implicite d’unités et de règles dont parle R. Barthes (car cela ferait l’objet d’une autre étude beaucoup plus vaste), mais de trouver – maintenant avec des principes solides et objectifs – le pourquoi de notre bouleversement au moment de la première lecture.

A l’issue de l’analyse, on verra que « Le Renégat » reste un récit bouleversant et subjuguant, mais qu’en outre notre admiration en sort renforcée. On s’aperçoit que rien n’est gratuit: les disjonctions temporelles, la réitération de certains thèmes, les régressions dans l’espace et dans le temps ainsi que l’apparition d’une autre voix narrative que celle du renégat, tout est au service de la narration. Ce n’est que par la structure du texte que le personnage du renégat acquiert toute sa valeur. Le fond et la forme étant liés intimement.

C’est cette union intrinsèque qui va focaliser notre étude. Dans un premier temps, on se livrera à une analyse du code séquentiel; analyse qui demontrera, grâce au découpage en séquences, cette union intime du fond et de la forme dont on parlait antérieurement.

L’étape suivante consistera à étudier le symbolisme du récit car ce symbolisme participe autant de la forme que du fond: il est partie intégrante de la structure en même temps qu’il nous permet de mieux appréhender l’esprit du renégat.

II. LA STRUCTURE DU RECIT

  1. Introduction

Le « fond » et la « forme » dont on a parlé jusqu’à maintenant doivent être dénommés désormais, signifié et signifiant. Ce choix n’est pas arbitraire; il est complètement justifié du fait que c’est à partir de cette réalité linguistique que l’analyse structurale peut avoir lieu:

Le signifié (concept, fond) et le signifiant (image acousti­que, forme) sont, selon Saussure, les composants du signe, la signification étant l’association qu’on fait du signifiant et du signifié:

« L’entité linguistique n’existe que par l’association du signifiant et du signifié; dès qu’on ne retient qu’un de ces éléments elle s’évanouit; au lieu d’un objet concret on n’a plus devant soi qu’une pure abstraction« .   [1]

Il en est de même dans le récit: le récit n’existe que par l’association de son signifiant (plan de l’expression [2] ) et de son signifié (plan du contenu [3] ). Ce qui est significatif, c’est l’association entre la structure du récit et son contenu; ils sont complémentaires; l’un est la raison d’être de l’autre. Ils n’ont aucune valeur en soi car si l’associa­tion entre eux, -comme composants d’une même unité-, ne se réalise pas, la signification n’existe pas . Pour reprendre un exemple de Saussure: « L’eau est une combinaison d’hydrogène et d’oxygène; pris à part, chacun de ces éléments n’a aucune des propriétés de l’eau. » (4)

2. Analyse du code séquentiel

Une fois établie cette union intime entre la structure du récit et l’argument, on peut procéder au découpage en séquen­ces.

La nouvelle se déroule tout au long d’une journée. Le récit commence au lever du soleil :

« le jour se lève sur le désert » (R. , 15)

et finit vingt-quatre heures plus tard:

« l’aube se lève » (R., 695)

dans un lieu précis:

« Je suis là sur la piste à une heure de Taghâza » (R. , 13);

Temps du présent qui, en outre, est marqué à chaque reprise par le mouvement du soleil, de l’aube au crépuscule, ou par références indirectes : la chaleur/ le froid (le jour / la nuit) .

Et un deuxième temps qui, par opposition au premier, est un temps du « passé » et qui est aussi très bien délimité dans sa structure : les épisodes ne se mélangent pas; entre chaque référence au temps présent on se retrouve devant un épisode concret (qui suit un ordre strictement chronologique) de la vie du renégat.

Ainsi, on se retrouve devant les faits suivants :

Séquence 1:

temps présent (R., 1-24)

  • code chronologique : « le jour se lève sur le désert » (R., 15)
  • code topologique : « je suis là sur la piste à une heure de Taghâza, caché dans un éboulis de rochers » (R. , 13).

Séquence 2:

temps passé (R., 25-85)

Sous-sequence 2.1. (R. , 25-49) :

  • c.chr. : enfance
  • c.top.: Massif Central

Sous-séquence 2.2. (R. , 4§-85):

  • c.chr. : adolescence
  • c.top. : Grenoble (séminaire)

Séquence 3:

temps présent (R., 86-95)

  • c.chr.: « Soleil sauvage! il se lève » (R., 86)

« L’heure ingrate avant le grand é­ blouissement » (R., 89-90)

  • c.top. : « la piste remonte jusqu’à la dune qui cache Taghâza » (R., 93-94)

Séquence 4:

temps passé (R., 95-148)

  • c.chr. : deuxième étape de sa formation au sémi­naire.
  • c.top.: Alger (?)

Séquence 5:

temps présent (R. , 149-160)

  • c.chr. : « le soleil est encore monté, mon front commence à brûler » (R. , 149-150)
  • c.top.: « (un voile de chaleur) commence à se lever de la piste » (R. , 155-156)

Séquence 6:

temps passé (R. , 161-247)

– sous-séquence 6.1. (R., 161-187)

  • c.chr.: âge adulte (indéterminé)
  • c.top.: fuite d’Alger, traversée de l’Atlas

– sous-séquence 6.2. (R., 188-247)

  • c.chr.: âge adulte
  • c.top.: rencontre de Taghâza

Séquence 7:

temps présent (R. , 248-255)

  • c.chr. : « la vaste musique de midi »  (R. , 253)
  • c.top. : « (je sens le soleil) sur la pierre au dessus de moi » (R., 250-251)

Séquence 8:

temps passé (R., 255-397) : Les tortures

– sous-séquence 8.1. (R., 255-279)

  • c.chr.: temps englobant : âge adulte

temps englobé : « la journée était dans son milieu »   (R. , 266)

  • c.top. : « quand les gardes m’ont mené …au centre de la place »    (R. , 256-258)

– sous-séquence 8.2. (R. , 280-360)

  • c.chr.: temps englobant: âge adulte

temps englobé: « plusieurs jours » (R. , 282)

  • c.top.: « dans l’ardeur intolérable du jour » ( R . , 320)

– sous-séquence 8.3. (R., 361-397)

  • c.c.: temps englobant:âge adulte

temps englobé: consécutif au temps de 8 .2 .

  • c.t.: « […) remplissait la pièce (…) » ( R . , 365-366)

Séquence 9:

temps présent (R., 398-405)

  • c.c.: « le soleil a un peu depassé le milieu du ciel » (R., 398-399)
  • c.t. : « Entre les fentes du rocher » (R. , 399)

« Sur la piste devant moi » (R., 403)

Séquence 10:

temps passé    (R., 405-439) : Description de sa vie à Taghâza.

  • c.chr. : temps englobant: « les jours ainsi succé­daient aux jours » (R. , 425) = « long jour sans âge » (R., 431)

temps englobé: « à la fin de l’après-midi » (R. , 405-406) = « le soir » (R., 409)

  • c.top.: « la maison du fétiche » (R. , 408)  =  « ma maison de rochers » (R. , 432-433)

Séquence 11:

temps présent  (R., 440-460)

  • c.c.: « ivre de chaleur » (R., 440-441)

« je ne peux pas supporter cette chaleur qui n’en finit plus » (R., 442-443) = l’après-midi

  • c.t. : « Nul oiseau, nul brin d’herbe, la pierre » ( R . , 442-443)

« je le verrai au moins monter du désert » ( R . , 454-455)

Séquence 12:

temps passé (R., 461-540)

– Sous-séquence 12 .1.     (R., 461-490) :La castration

  • c.chr.: « il faisait chaud » (R., 461)
  • c.top.: « le sorcier a ouvert la porte du réduit. Puis il est sorti sans me regarder » (R., 469-470)

– Sous-séquence 12.2. (R. , 490-540): Après la castration, le renégat converti à l’adoration du fétiche

  • c.chr.: « j’étais seul dans la nuit » (R. , 491)
  • c.top.: « collé contre la paroi »     (R., 491- 492)

Séquence 13:

temps présent  (R., 540-557)

  • c.chr.: « cette chaleur me rend fou … la lumière intolérable » (R., 540-541) = l’après-midi
  • c.top. : « le désert crie partout »  (R. , 541)

Séquence 14:

temps passé (R., 558-612) : Le renégat apprend l’arrivée du missionaire

  • c.chr. : « Ce jour pareil aux autres …à la fin de l’après-midi »    (R., 564-566)
  • c.top. : « j’étais traîné à la maison du fétiche la porte fermée » (R. , 568-569)

Séquence 15:

temps présent (R., 613-616)

  • c.chr. : « la chaleur cède un peu » (R., 613) = la fin de l’après-midi
  • c.top.: « la pierre ne vibre plus, je peux sortir de mon trou » (R., 613-614)

Séquence 16:

temps passé (R., 616-623): Fuite de Taghâza

  • c.chr. : « Cette nuit » (R., 616)
  • c.top. : « je suis sorti. ..et je suis arrivé ici » ( R . , 618-621)

Séquence 17:

temps présent (R., 623-660): Arrivée et mort du missionaire.

  • c.chr.: « le ciel qui s’attendrit une ombre violette se devine au bord opposé » (R. ,657-658) = le crépuscule
  • c.top. : « je suis tapi dans ces rochers » (R., 624-625)

« au bout de la piste deux chameux grandissent » (R., 630-631)

Séquence 18:

temps présent (R .’ 661-682): Le renégat saisi et frappé à mort

  • c .chr. :   indéterminé
  • c .top. : « les voilà » (R .’ 662)

Séquence 19:

temps présent (R. , 683-714): l’agonie

– Sous-séquence 19.1. (R., 683-693)

  • c.chr.: « la nuit déjà » (R. , 683)

« la nuit obscure emplit mes yeux » (R., 692-693)

  • c.top. : « le désert est silencieux » (R., 683)

– Sous-séquence 19.2. (R., 694-714)

  • c.chr.: « l’aube se lève » (R., 695)
  • c.top.: « qui parle personne …non, Dieu ne parle pas au désert » (R., 697-699)

Séquence 20 :

« Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard« .   (R. , 715-716)

***

Avant de commencer l’interprétation du code séquentiel quelques précisions s’imposent:

A partir de la séquence 8, les codes chronologique et topologique dans les séquences appartenant au temps passé acquièrent une définition très précise car, à partir de cette séquence, le renégat nous décrit sa vie à Taghâza qui fait partie de son passé récent. En conséquence, les références restent très claires dans son discours.

A partir de la séquence 17, on ne peut plus continuer avec l’alternance temps présent / temps passé car elle n’existe plus. L’alternance dans le récit continue, mais les temps se confondent désormais en un seul et unique temps.

La dernière précision, mais d’une très grande importance, concerne la dernière séquence de la nouvelle, -« Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard » (R., 715-716)-. Elle représente la chute du récit, pas seulement parce qu’elle est placée à la fin, ce qui est évident, mais parce qu’il n’aurait pas pu en être autrement. En effet, il est strictement im­possible de continuer le récit.

D’une part, parce qu’on se retrouve en dehors de l’alternance structurale qui a dominé tout le récit : alternance d’un temps présent et d’un temps passé, qui étaient liés par la présence d’un même narrateur: le renégat.

D’autre part, parce que le renégat est aussi emblématique du discours oral (il ne faut pas oublier que la nouvelle n’est que le reflet écrit de la conversation que le renégat soutient avec lui-même) et, ces deux lignes impliquent le passage du discours oral au texte écrit (5).

Et, finalement, parce que ces deux lignes nous présentent un nouveau narrateur, inconnu jusqu’à ce moment, qui vient nous confirmer que le texte est clos : clos parce qu’un changement structurel d’une telle magnitude ne peut être que définitif, comme est définitive la mort du renégat .

   III. Essai d’herméneutique

 

Le découpage en séquences du récit fait apparaître un dua­lisme temporel qui fonctionne par alternance et opposition.

Ce dualisme des temps n’est que le reflet d’un autre dualisme: celui des voix du renégat. La voix du conscient qui suit une démarche progressive et la voix de l’inconscient qui suit une démarche régressive. (6)

C’est dans cette progression de la conscience et dans cette régression de l’inconscient qu’on peut appréhender l’esprit du renégat.

Par régression, il nous renvoie à son enfance et, à partir de là, à chaque étape de sa vie où, à travers déguisements et déplacements, les mêmes figures symboliques se reproduisent.

Quand il nous renvoie à son enfance, il nous dit de son père:

  • « Tête de vache » disait mon père ce porc » (R., 42-43)
  • « râ râ tuer son père » (R., 48)
  • « puisqu’il est mort depuis longtemps, le vin acide a fini par lui trouer l’estomac » (R., 50-51)

Ces références suggèrent la rudesse du père envers le fils et, surtout, la domination qu’il exerce sur lui. Donc, quand le père meurt -le renégat étant encore enfant- celui-ci n’est plus capable d’échapper à cette domination. Il se sent même coupable de la disparition du père et cherche, dans le châti­ment immérité et l’idéalisation de la figure du « Père Mauvais » (6) le seul exutoire à son sentiment de culpabilité et, en conséquence, la seule façon d’échapper à la souffrance.

Cette domination implique un rapport d’ambivalence (binaire) d’idolâtrie et de haine. Quand la haine est trop forte, il fuit la domination par le reniement et il subit la nécessité de « tuer » « l’objet » qui le domine.

Dans les autres régressions auxquelles il est sujet, on trouve le même parcours:

Quand il a tué son père, c’est pour retomber sous la domination de Dieu. Quand il renie Dieu, c’est parce qu’il a déjà trouvé un autre  maître: le sorcier puis, enfin, l’idole.

Le renégat ne peut pas exister par lui-même. Il lui faut la présence d’un autre être dominateur pour pouvoir exister, toujours par rapport à un Autre, jamais par rapport à lui­-même.

Ces régressions et, surtout, les mécanismes de répétition qu’elles nous révèlent nous permettent de comprendre ses obsessions et son caractère masochiste. S’il est « un esprit confus » – c’est ainsi que Camus nous le présente – c’est bien parce que, dans les régressions de son inconscient, il ressasse – sous des figures différentes – les mêmes fantasmes . Il est « malade » parce qu’il n’est pas sorti de l’enfance. Il est resté fixé à un stade infantile : les raisonnements qu’il fait sont typiques du comportement des enfants . Mais ce qui est normal chez l’enfant est tout simplement névrose chez l’adulte. D’ailleurs, le renégat ne s’exclame-t-il pas d’entrée :

« Il faut mettre de l’ordre dans ma tête » ? (R. , 1-2)

En opposition à la régression de l’inconscient, il y a la progression de la conscience. Si l’inconscient nous fait remonter à l’origine, la conscience nous pro-jette vers la fin:

« la conscience c’est l’ordre du terminal, l’inconscient celui du primordial »  (7]

« l’inconscient est origine, genèse, la conscience est fin des temps, apocalypse »  (8].

Et cette pro-gression de la conscience, que nous montre-t­ elle?

Elle nous montre une lente progression à travers vingt-quatre heures de patience et d’attente qui aboutissent à deux morts :

– la mort du missionaire (l’artisan potentiel et supposé de sa souffrance) , comme il a déjà « tu(é] son père » (R. , 48) et tué Dieu;

– sa propre mort : une fois accomplie la mort du missionaire et de tout ce qu’il représente, la vie du Renégat n’a plus de sens : avec la mort du missionaire il détruit aussi, et indi­rectement, la ville de son supplice et ses habitants-tor­tionnaires.

Sans châtiment possible, son sentiment de culpabilité va renaître. Il sait qu’en tuant le missionaire il se tue lui­-même. Mais il l’accepte, car la mort est la seule issue qu’il lui reste : à défaut de punitions, le sentiment de culpabilité va s’installer de nouveau dans son être et la seule façon de lui échapper définitivement, c’est la mort; mort qui, de surcroît, est la mort qu’il désire : dans la torture et la punition. Il est frappé à mort, sans pitié. C’est la mort violente et sauvage qu’il a tant cherchée sans la trouver auparavant.

  • LE SYMBOLISME
  1. Introduction

L’importance du symbolisme dans « Le Renégat » réside dans le fait que les éléments qu’on va analyser apparaissent dans le récit comme les symptômes, les signes de cette structure « binaire » – alternance des temps, alternance des voix.

Les symboles sont aussi organisés en paires qui s’opposent et se confortent en même temps . C’est la réitération de ces symboles dans le texte qui les rend significatifs ; d’abord parce que la réitération est toujours significative au niveau structural. Et, deuxièmement, parce que, au niveau du contenu, la réitération représente l’obsession du renégat; obsession qui est le symptôme de sa folie.

Comme on l’a déjà exposé, les symboles sont organisés en paires. Et, pour revenir à la terminologie linguistique, de la même façon que « dans la langue il n’y a que des différences  » {SAUSSURE, F. de, Cours de Linguistique Générale, p. 166) et que ce sont les différences qui sont significatives, au moment d’étu­dier le symbolisme du récit il faut procéder de la même manière: analyser les symboles par opposition les uns aux autres, parce que c’est dans l’opposition qu’ils acquièrent leur pleine signification.

Les symboles que nous allons analyser sont la langue et le silence.

2. Les symboles :

a) Langue / Silence

 – LA LANGUE :

  • « Savoir tenir sa langue » signifie avoir atteint l’âge d’homme, être maître de (9)
  • D’autre part, la langue est l’organe du goût, c’est-à-dire du discernement: elle sépare ce qui est bon de ce qui est mauvais . [10]

Quelles sont les raisons pour lesquelles on coupe la langue au renégat ?

D’une part, le renégat n’a pas su, au long de sa vie, dis­cerner ce qui était bon de ce qui était mauvais :

« Ah! Si je m’étais trompé à nouveau!  » (R., 704-705)

Il souffre d’avoir à prendre un chemin qu’il n’avait pas imaginé: son image de lui-même se voit contrariée. Il se sent coupable de n’être pas conforme à l’image qu’il s’était faite de lui-même et, pour échapper à ce sentiment de culpabilité et, en conséquence, à la souffrance, il se livre jusqu’au moment de sa mort à une fuite en avant (11). Il n’est pas seulement un renégat, mais encore, et peut-être surtout, un fugitif : fuir sa propre réalité en inventant des images de soi-même est un stratagème grâce auquel ce sont toujours les autres qui ont tort et non pas nous : c’est sa condition de fugitif par rapport à lui-même qui le fait renier tout ce qui a compté, à un moment ou à un autre, dans sa vie.

D’autre part, le fait qu’il ne réussisse pas à « tenir sa langue » est symbolique de son incapacité à contrôler son désir génital (R.,461-481) . Par conséquent, il n’est pas maître de soi, il n’a pas atteint « l’âge d’homme », expression qui doit être comprise en deux sens : l’un donné par l’opposition âge adulte / enfance, et l’autre par l’opposition homme libre / esclave.

Lorsqu’on lui coupe la langue, on ampute l’organe de la parole, du discernement; mais on effectue aussi, par analogie, la castration de l’organe phallique : sa nouvelle nature d’es­clave va être définie par la castration.

Mais c’est dans le châtiment, dans l’amputation de l’organe que le renégat récupère partiellement la connaissance de soi.

Il va parcourir le même itinéraire qu’OEdipe :

« OEdipe voit avec ses yeux mais son entendement est aveugle; en perdant la vue, il reçoit la vision, la punition comme conduite masochiste est devenue la nuit des sens de l’entendement et de la volonté« .  [12]

Ainsi, le renégat récupère, si l’on peut dire, une certaine capacité de réflexivité :

« Depuis qu’ils m’ont coupé la langue, une autre langue, je ne sais pas, marche sans arrêt dans mon crâne, quelque chose parle, ou quelqu’un, qui se tait soudain et puis tout recommence ô j’entends trop des choses que je ne dis pourtant pas » (R., 2-7):

Il entend des choses qu’il ne peut pas dire, par opposition aux choses qu’il disait avant, sans les entendre: la ré­gression inconsciente ainsi que le surgissement de la voix de son moi conscient  – qui définit et commente son présent et ses intentions concernant le futur – sont postérieurs et seulement postérieurs à l’amputation de sa langue: en perdant la langue il récupère le discernement et sa propre parole qui, pourtant, reste muette.

 – LE SILENCE :

  • le silence est un prélude, une ouverture à la révélation (par opposition au mutisme qui est la fermeture à la révéla­tion, soit par refus de la communiquer ou de la transmettre  [1]

– le silence ouvre un passage. [13]

  • selon les traditions il y eut un silence avant la création; il y aura silence à la fin des temps: le silence enveloppe les grands événements. [14]
  • Dieu arrive dans l’âme qui fait régner en elle le silence, mais il rend muet qui se dissipe en bavardage et ne pénètre pas en qui s’enferme et se bloque dans le mutisme. [15]

 Ces trois prémisses se vérifient dans le récit du Renégat : chaque fois qu’on retrouve le silence, il s’agit d’un prélude à quelque chose.

Le récit dans son ensemble n’est qu’un grand silence qui entoure le renégat au milieu du désert. Lui-même nous le dit :

« La vaste musique de midi vibration d’air et de pierres sur des centaines de kilomètres râ comme autrefois j’entends le silence » (R., 252-255).

Ce silence qui précède l’arrivée du missionaire est-il autre chose que la réalité qui force le renégat à soutenir cette longue conversation avec lui-même ? N’essaie-t-il pas de cette manière d’échapper à l’angoisse de l’attente   – dont le silence est la réalisation tangible ?

Le renégat entend le silence; il est donc conscient que ce silence qui l’entoure enveloppe le grand événement du récit : l’arrivée du missionaire. Mais, en même temps, ce silence lui est étranger. Dans son âme, il n’y a pas de silence et le renégat se dissipe en bavardage pour essayer de lui échapper. Ce point est extrêmement important car il nous donne la clé de son reniement : il renie Dieu, l’Europe, son éducation et sa vie passée (16). Mais il renie tout cela parce qu’il n’est pas capable de reconnaître que le problème s’origine en son for intérieur : s’il était capable de reconnaître « ça »!, d’en être conscient, il ne renierait pas, mais son sentiment de culpabilité serait trop grand et sa souffrance hors des limites du supportable (17).

Ce silence, qui englobe le récit, on le retrouve plusieurs fois dans le texte comme révélateur d’une attitude personnelle.

C’est un silence significatif, qui parle par lui-même. Ainsi, quand le renégat arrive à Taghâza et qu’il est capturé :

« Je ne pouvais soutenir leurs regards, je haletais de plus en plus fort; j’ai pleuré enfin, et soudain ils m’ont tourné le dos en silence et sont partis tous ensemble dans la même direction » (R., 270-274)

Ce silence est éloquent; c’est un silence qui parle, qui reflète la supériorité des gardes sur le renégat. Ce silence exprime leur mépris: ils sont sans pitié et les êtres sans pitié méprisent tous ceux qui ne sont pas capables de soutenir un regard ou qui pleurent.

Une fois de plus, on retrouve sa condition d’esclave, et cette fois-ci, c’est le silence qui nous la révèle.

La dernière référence au silence qu’on trouve dans le texte est, elle aussi, d’une importance capitale; elle nous montre l’union intime qui existe  entre le symbolisme du silence et celui de la langue:

« L’un d’entre eux me maintenait à terre, dans l’ombre, sous la menace de son sabre en forme de croix et le silence a duré longtemps jusqu’à ce qu’un bruit inconnu remplisse la ville d’ordinaire paisible, des voix que j’ai mis longtemps à reconnaitre parce qu’elles parlaient ma langue . . .  » ( R . , 569 -575 )

On ira ainsi du SILENCE au BRUIT jusqu’à trouver, un peu plus loin, des VOIX pour arriver, finalement, à MA LANGUE

En analysant les traits pertinents, c’est-à-dire les consti­tuants sémiques (le sémème), de ces quatre éléments on trouve:

silence

  [ -] humain

[ -] culturel

[ -] production

[ -] individuel

bruit

[ – ] humain

[ – ] culturel

[ + ] production

[ – ] individuel

(absence de sens = non-sens)

vs

des voix

[ + ] humain

[ + ] culturel

[ + ] production

[ – J  individuel

ma langue

[ + ] humain

[ + ] culturel

[ + ] production

[ + ] individuel

(sens)

Ces traits pertinents et ces marques positives ou négatives nous permettent de voir très clairement cette progression et l’univers signifiant qu’ils impliquent.

Du silence, marqué négativement dans tous ces traits, à ma langue, où tous les traits sont marqués positivement, on se trouve devant la même réalité sous des formes différentes :

En langage mathématique, en effet, une double négation équivaut à une affirmation.

Ainsi:

+ + = +

+   – =

= +

– + =

Si l’on applique cette grille de lecture à nos quatre éléments, on trouve que ce qu’il y a de positif, c’est, d’une part, le silence (tous les traits sont marqués négativement) et, d’autre part, « ma langue » (tous les traits sont également marqués positivement); c’est -à-dire l’origine et la fin : le silence est antérieur à toute création (ici le sème « production ») mais prélude à celle-ci, et « ma langue » aboutissement de l’affir­mation du sujet (ma) dans l’univers de la signifiance (la langue) .

Les deux éléments intermédiaires restent négatifs en ce sens qu’ils ne sont ni origine ni fin : ils appartiennent chacun à l’une des sphères définies ci-dessus, le non-sens et le sens, mais ils sont uniquement des éléments de transition et de progression entre le silence et « ma langue« . Ils sont ainsi le point de rencontre entre le silence et ma langue, et on peut représenter cette idée à l’aide du triangle culinaire de Lévi­ Strauss (18):

                                                bruit / voix

 

( – )                                                                                              ( + )

 

silence                                                                                  ma langue

NON-SENS                                                                          SENS

 

b) Langue / Sel

On a vu l’importance de la relation symbolique entre la langue et le silence mais on ne peut pas conclure cette analyse sans faire mention d’une autre relation symbolique : celle de la langue et du sel.

La langue se confronte aussi dans le récit au sel, car les deux se retrouvent dans la bouche (oralité) pour se compléter dans leurs différences.

La bouche, par rapport à la langue, représente le parler et, en conséquence, une projection, un dynamisme tourné vers l’extérieur.

Par rapport au sel, la bouche est symbole du manger et donc d’une introjection, d’un statisme, car il est tourné vers l’intérieur.

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NOTES :

( l ): F. de Saussure, Cours Linguistique Générale, éd. par Tullio de MAURO, Paris, Payot, 1972, p. 144 .

( 2 ): « Le plan des signifiants constitue le plan d’expression et celui des signifiés le plan de contenu« . (R. Barthes, L’Aventure Sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 39).

( 3 ): F. de Saussure, op. cit., p. 145.

( 4 ): « L’évacuation du discours oral amène nécessairement l’avènement du texte écrit. Et c’est ce qui se passe dans le cas de la nouvelle, dès que sa dernière phrase vient clore le texte et notamment le récit du renégat lui-même, aussi sûrement que la poignée de sel vient « empli[r] la bouche de l’esclave bavard »   (R., 715-716). Car cette ultime phrase est précédée de la fermeture de guillemets et marque ainsi une nouvelle étape décisive dans l’évolution formelle du texte: la naissance d’une voix qui est autre que celle du renégat« . (Brian T., FITCH)

( 5 ): « [ …] cette dialectique peut être saisie en deux temps. Dans un premier temps nous pouvons la comprendre comme une relation d’opposi­tion; nous pouvons opposer à la démarche régressive de l’analyse freudienne la démarche progressive de la synthèse hégélienne« . (Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 113-114 )

( 6 ): Alain COSTES, Albert Camus et la parole manquante, Paris, Payot, 1973, p. 196.

( 7 ): Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p.114.

( 8 ): Paul RiCOEUR, ibid, p. 119.

( 9 ): Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/

Jupiter, 1982, p. 562.

( 10 ): Denis VASSE, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983, p. 13.

( l1 ): Paul RICOEUR, op. cit., p. 118

( l2 ): Jean CHEVALIER, op. cit., p. 883

( 13 ): Loc. cit.

( 14 ): Loc. cit.

( 15 ): Ibid ., p. 884

( l6 ): « je reniai la longue histoire qu’on m’avait enseignée, on m’avait trompé (… )  » (R., 524-525)

« [ …] â bas l’Europe, la raison, et l’honneur et la voix » (R., 535- 536)

« le Seigneur de la douceur, dont le seul nom me révulse, je le renie, car je le connais maintenant » (R., 542-544)

( 17 ): cf. supra

( 18 ): Claude LEVI-STRAUSS, « Le Triangle Culinaire« , L’Arc 26, Cavaillon, Mistral, 1977, p. 19-29.

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BIBLIOGRAPHIE

BARTHES, Roland, L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985.

CAHIERS ALBERT CAMUS, N°5, Albert Camus : Oeuvre fermée, oeuvre ouverte ? : Actes du Colloque du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle tenu en juin 1982, Paris, Gallimard, 1985.

CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982.

COSTES, Alain, Albert Camus et la parole Manquante, Paris, Payot, 1973.

LEVI-STRAUSS, Claude, « Le Triangle Culinaire » in revue L’Arc 26, Cavaillon, Mistral, 1977.

SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, édition critique par Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1972.

VASSE, Denis, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Maria-Eugenia MARQUÉS
pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY