« Un autre homme avec qui j’ai eu un contact merveilleux, c’est Marcel Aymé. Un muet ! Il ressemblait à Buster Keaton, pas beau du tout, très étrange, des yeux globuleux avec la paupière un peu tombante, et il ne parlait pas. La première fois que je l’ai rencontré, c’était par Georges Charensol, un grand copain de Bernard, qui dirigeait Les Nouvelles littéraires… Mais nous ne nous connaissions pas personnellement tous les deux. En 1958, l’homme de théâtre André Barsacq a monté ma pièce, L’épouvantail, qui a d’ailleurs été un bide terrible ! Pour la première, Marcel Aymé m’a envoyé une corbeille de fleurs avec un petit mot me disant : « Je vous aime. » Nous n’avions jamais parlé ensemble, j’étais très émue. C’était beau, ce geste, ces fleurs, ce mot… On sentait la profondeur et le secret de cet homme. Tout était beau en lui au sens où il faut l’entendre… Il est mort quelques années plus tard, et moi qui ne vais jamais voir les morts – je n’ai pas voulu voir ma mère ni mon père – j’ai téléphoné à sa femme et je lui ai dit : « Je voudrais le voir. » Il habitait Montmartre, dans un intérieur modeste alors qu’il avait gagné beaucoup d’argent. Sa femme m’a emmenée dans la chambre où il était étendu sur son lit, habillé en noir presque comme un personnage de Daumier, la tête tournée vers la fenêtre, paisible. Il n’y avait personne et ça m’a énormément marquée. J’ai gardé le souvenir de ce visage apaisé… »
Dominique ROLIN, « Plaisirs« , Paris, Gallimard, 2002, pp. 193-194. (Collection « Folio »-