L’aspect oedipien de Werner von Ebrennac dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS


Werner von Ebrennac, le héros de Vercors dans « Le silence de la mer« , fait penser au personnage d’Œdipe qui, d’après André Green[1] est la métonymie de l’être humain se battant entre le destin et sa volonté.La connotation symbolique de la jambe raide de von Ebrennac frappe le lecteur dès le début de la nouvelle. Le pied symbolise l’âme[2]. La répétition du mot « âme« est remarquable tout au long du récit et la description de son boîtement le précède chaque fois qu’il vient rejoindre l’ oncle et la nièce :

« Je vis alors qu’il avait une jambe raide. Les pas de l’Allemand résonnèrent dans le couloir alternativement forts et faibles. » Chap. 2, page 23

Les ressemblances entre Oedipe et von Ebrennac sont nombreuses. Tous les deux sont étrangers. Von Ebrennac est aussi de parenté incertaine :

« Le nom n’est pas allemand. Descendant d’émigré protestant? » Chap. 2, page 22.

Il parle de son père, mais il ne dit rien de sa mère. Son nom indique une origine huguenote, mais sa mère devait être allemande. Von Ebrennac a de l’amour et du respect pour son père[3] :

« A cause de mon père. Il était un grand patriote. » Chap. 3 page 28.

Or Oedipe a dû aussi s’exiler de Corinthe par amour et respect pour le Roi Polybe :


« Il avait quitté Corinthe, sa patrie, où il passait pour le fils du Roi Polybe. Et la cause de cet exil volontaire était un autre oracle. En effet, Apollon avait déclaré que cet homme était destiné à tuer son père. Tout comme Laios, Oedipe crut pouvoir faire mentir l’oracle. Il décida de ne jamais revoir Polybe . »

La faute du père est la faute du fils. Oedipe a payé pour la faute de Laios et von Ehrennac paie pour la faute de son père qui lui a fait promettre de

 » …ne jamais aller en France avant d’ y pouvoir entrer botté et casqué « . Chap. 3, page 28.

La maison de l’enfance de von Ebrennac, dans la forêt, fait penser à Citheron, la montagne où Oedipe avait été abandonné.

Même le vieux maire, qui avait dit à von Ebrennac qu’ il logerait au château, et ses soldats, qui s’étaient trompés, font penser à l’oracle et à Oedipe qui a cru pouvoir le démentir.

De même que son aveuglement a privé Oedipe de la communication sur le plan optique, par l’intermédiaire des images, le silence prive von Ebrennac de la communication sur le plan acoustique, par les mots.

Von Ebrennac est un personnage ambigu. Il a un côté civil très positif : il est artiste, sensible, romantique, intelligent et beau. Mais il a aussi un côté militaire négatif : c’est un officier allemand, c’est-à-dire un ennemi ; il est au service du nazisme. Oedipe aussi est héros et anti-héros à la fois. Tous les deux donnent une fausse impression, mais, malgré tout, ils inspirent des sentiments positifs. L’oncle dit de von Ebrennac :

« Et ma foi je l’admirais. Oui ! qu’il ne se décourageât pas ».
Chap. 6, page 38.

Les Thébains traitaient Oedipe avec amitié, même après la révélation de son identité véritable[4] .

Ce qu’était le Sphinx pour Oedipe, c’est la guerre qui l’est pour von Ebrennac. Oedipe, après avoir vaincu le Sphinx, a épousé la veuve du Roi défunt, Jocaste. Von Ebrennac croit que, quand la guerre sera terminée, la double union de l’ Allemagne avec la France et de von Ebrennac avec la nièce pourra être réalisée[5] .

Tout au long du récit von Ebrennac ne s’est jamais assis :

« Un fauteuil était là offert, tout près. Il ne s’y assit pas. Jusqu’au dernier jour, il ne s’assit jamais ».
Chap.3, page 28.

Comment ne pas penser à Oedipe aveugle et errant ? Tous les deux voulaient avoir la conscience tranquille :

« Le succès est peu de chose auprès d’une conscience en repos ».
Chap. 6, page 41.

Tous les deux se montrent impuissants à contrôler ce qui va arriver et restent passifs devant l’avenir. Ce n’est pas eux-mêmes mais le destin qui décide :

« Mes yeux (c’est le narrateur qui parle) furent saisis par cette main, à cause du spectacle pathétique qu’ elle me donnait et qui démentait pathétiquement toute l’attitude de l’homme… «  Chap. 8, page 51.

Et plus loin dans le même chapitre :

 » Au carrefour, on vous dit : « Prenez cette route-là. » Il secoua la tête. « Or, cette route on ne la voit pas s’ élever vers les hauteurs lumineuses des cimes, on la voit descendre vers une vallée sinistre, s’enfoncer dans les ténèbres fétides d’ une lugubre forêt !… 0 Dieu! Montrez-moi ou est MON devoir! »
Chapitre 8, page 58.

Un autre carrefour, celui où Oedipe s’est arrêté chemin faisant vers Delphes, où il a fini par tuer son père, nous est rappelé par ce passage.

Von Ebrennac, comme Oedipe, à la fin de l’histoire se rend compte de son erreur, c’est-à-dire comprend qu’il a vécu dans l’illusion, dans le mensonge et dans l’ aveuglement inconscient. Cette révélation, pour Oedipe, s’est produite quand Créon est rentré de Delphes où il avait été envoyé pour demander ce qu’il fallait faire pour sauver Thèbes de la peste. Pour von Ebrennac, c’est l’épreuve douloureuse du voyage à Paris qui sera révélatrice. Point commun : le voyage (chap. 7 & 8).

Tous les deux avaient le désir de dompter le mal. Mais ils ne voyaient pas où il se trouvait vraiment. Il leur a fallu parcourir un long chemin pour parvenir à se rendre compte finalement de la vérité[6] .

Aucun des deux n’a pu accepter la vérité. Oedipe l’a rejetée et s’est arraché les yeux, ses yeux qui l’ avaient trompé :

 » Puis il se prit les tempes et le front, écrasant ses paupières sous les petits doigts allongés.  »
Chap.8, page 57.

Von Ebrennac, aussi désespéré qu’Œdipe, crie :

« – Il n’y a pas d’ espoir. » Et d’ une voix plus sourde encore … : « Pas d’espoir. Pas d’espoir. » (…) – comme un cri : « Pas d’ espoir! ».
Chap.8, page 54.

Il agit comme quelqu’un

« …dont la volonté subit une exténuante épreuve ».
Chap. 8, page 49.

Son regard intérieur s’aveugle, aussi demande-t-il à aller se battre sur le front Est pour s’y faire tuer :

 » Mon devoir! « (…) – C’ est le Combat, – le Grand Bataille du Temporel contre le Spirituel !  »
Chap. 8, page 58.

Le narrateur poursuit en pensant de von Ebrennac :

« Ainsi il se soumet.. Voilà donc tout ce qu’ ils savent faire. Ils se soumettent tous. Même cet homme-là ».
Chap. 8, page 58.

C o n c l u s i o n

Tout comme Oedipe, von Ebrennac, dans la nouvelle de Vercors, est plein d’illusions et de bonnes intentions mais son incapacité de voir la réalité telle qu’elle est le conduit au désespoir profond et au refus de la vie. En un mot, sa volonté s’est soumise à son destin.

***

Bibliographie sommaire

[1] André GREEN, Un oeil en trop, Paris, Les Editions de Minuit, 1969.

[2] Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1969 et 1982 : « Le pied, dans de nombreuses traditions, sert à figurer l’âme, son état et son sort. »

[3] Edith HAMILTON, La mythologie, Verviers, Les Nouvelles Editions Marabout, 1978, p. 319 : « Il (Oedipe) avait quitté Corinthe, sa patrie, où il passait pour le fils du Roi Polybe, et la cause de cet exil volontaire était un autre oracle delphien. En effet, Apollon avait déclaré que cet homme était destiné à tuer son père. Tout comme Laïos, Oedipe crut pouvoir faire mentir l’oracle; il décida de ne jamais revoir Polybe. »

[4] Edith HAMILTON, op. cit. : « Pendant bien des années ils traitèrent Oedipe avec amitié. »

[5] Id., ibid., p. 320 : « …il résolut donc de rencontrer le Sphinx et de tenter de résoudre l’énigme. (…) De façon assez inexplicable mais fort heureuse, le Sphinx, outré de se voir deviné, se tua. (…) les citoyens reconnaissants le prirent pour Roi et il épousa la veuve du Roi défunt, Jocaste. »

[6]Loc. cit. : « Thèbes fut éprouvée par la peste.(…) Personne n’en souffrait plus qu’Oedipe; il se considérait comme le père de son Etat…Il chargea Créon de se rendre à Delphes pour y implorer l’aide du dieu. »

***

Texte présenté par Mme Chryseis BOUCAOURIS dans le cadre du séminaire de littérature de M. Beylard-OzeroffChryseC dans ouc

La signification symbolique de la purification de Werner von Ebrennac dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

Analyse du chapitre VIII de la nouvelle

Le personnage de von Ebrennac est extrêmement ambigu. Il a toutes les caractéristiques du héros courtois typique : il est gentil, sensible, intelligent, beau, mais, à l’ opposé, toute une série de valeurs négatives lui sont attribuées ; par exemple le fait qu’il soit un officier allemand, donc un ennemi, et, surtout, ses idées fausses sur le nazisme et sur la  » merveilleuse union  » de la France et de l’Allemagne.

Dans le dernier chapitre, on assiste à la transformation de von Ebrennac qui, pour devenir un personnage authentiquement positif, pour « se sauver », devra, d’abord, se rendre compte de son erreur, c’est-à-dire comprendre qu’il a vécu dans l’illusion, voire dans le mensonge.

Sa prise de conscience aura lieu pendant son voyage à Paris, qui est le début d’un véritable « ‘voyage initiatique ». Grâce à cette première épreuve douloureuse, au passage par cet enfer peuplé par les « diables nazis« , il commencera le « Voyage » pour arriver à la Connaissance et à la Vérité.

Description du voyage à Paris

Il y a toute une série d’éléments qui, en une espèce de crescendo, nous plongent dans cette atmosphère infernale. Immédiatement apparaît une opposition entre von Ebrennac et les Nazis. En effet, bien que la première impression puisse nous faire croire qu’on est en présence d’un homme froid et insensible,

 » ( … ) il ne semblait pas que le moindre sentiment pût l’habiter.  » (P.51)

en réalité le narrateur suggère, par un détail infime, son réel état intérieur :

 » (… ) à cause du spectacle pathétique qu’elle ( la main ) me donnait et qui démentait pathétiquement toute l’attitude de l’homme...  » (p. 51)

C’est, à ce moment, un homme qui a subi une défaite, admettant d’emblée qu’il s’est trompé :

 » Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu,(…) il faut l’oublier.  » (p.52)

Par contre, la première chose qu’il dit sur les Nazis est:

 » J’ai vu ces hommes victorieux  » (P. 53)


La dichotomie entre von Ebrennac et les Nazis est soulignée par la phrase :  » Nous ne sommes pas des musiciens. » (p. 53). Le fait que von Ebrennac soit un musicien est une caractéristique positive qui le désigne comme un esprit sensible et noble. Il a potentiellement la possibilité d’atteindre la vérité et la grâce, malgré sa nationalité et le fait qu’il représente l’ennemi. Par conséquent, se placer exactement aux antipodes, comme les font les Nazis, détermine déjà la négativité de ces personnages.

Von Ebrennac répète souvent que les Nazis ont ri :

 » Ils ont ri de moi. »
 » – Ils rirent très fort.  »
«  Ils ont encore ri  » (P. 53)

Et encore, lorsqu’il parle de son ami devenu Nazi :

– « Il mélangeait la colère et le rire. »
– « Il riait et sa figure devenait toute rose  » (P. 56)

Ce rire n’est ni gai ni joyeux. Il a quelque chose d’inhumain, d’animal, presque de répugnant. Il rappelle le rire d’une hyène, qui n’est, en fait, pas un rire mais un cri. On peut se figurer cette assemblée de Nazis comme un troupeau de hyènes.

La hyène, dans le bestiaire médiéval, est définie comme:

 » Une bête méchante et répugnante, car elle se nourrit de cadavres et elle demeure dans leurs tombeaux. »(1)

Dans le Livre du Trésor de Brunetto Latini :

 » ( … ) et imite la voix humaine; et de cette manière il lui arrive de tromper les hommes et les chiens, et elle les dévore. »(2)

Une caractéristique fondamentale de la hyène, dans les différents bestiaires, est qu’elle « possède deux natures: elle est mâle et femelle en même temps. » En soi , cette caractéristique peut avoir sans doute une valeur positive. Mais si l’on considère que, par exemple, dans la représentation qu’on fait du diable dans le Tarot, l’hermaphrodisme est abondamment souligné (3), on peut aussi donner à cette typologie une valeur négative et presque diabolique.

En outre, le fait que la hyène soit un animal « traître et déloyal, indigne de confiance » (4) concorde avec la phrase que les Nazis adressent à von Ebrennac :


 » Vous n’avez pas encore compris que nous les
bernons.
 » (p.53)

L’action de « berner« , déjà négative, est intensifiée par les phrases figurant dans le même passage :

 » Nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : Son âme aussi. Son âme surtout. « 

Et encore :

 » Nous la pourrirons par nos sourires et nos ménagements.« 

Comme le diable ( le calomniateur, le trompeur ) par le mensonge et la flatterie cherche à déposséder l’homme de la grâce de Dieu pour posséder son âme, ainsi les Nazis bernent la France pour détruire son âme et la réduire en esclavage. Cette connotation négative et diabolique qui nous donne l’impression d’entrer en enfer, on peut la retrouver aussi dans le cri, plusieurs fois répété, de von Ebrennac :

 » Il n’y a pas d’espoir  » (p. 54)

Il se rapproche d’un passage de la  » Divine Comédie  » :

 » Lasciate ogni speranza, voi che entrate  » chant 3, vers 9 (5)

qui se trouve à l’entrée de l’Enfer.

De plus, un peu plus avant, on trouve :  » Ils m’ont blâmé  » qui a la même valeur diabolique, si l’on considère que le verbe blâmer dérive du grec  » blasphémein  » et que , du même mot, dérive aussi le verbe « blasphémer » – proférer des paroles qui outragent la divinité et la religion – et que « blasphémer » est typique du diable ou des personnes possédées par lui.

Les Nazis ont opéré un changement, un renversement de valeurs. L’amour que la France fait naître dans les âmes – valeur tout à fait positive – est définie comme « le grand Péril » , expression qui est souvent utilisée pour désigner Satan.

La France, dans tout le livre, symbolise, la Mère, la Femme par excellence, mais, ici, les Nazis en parlent comme d’un poison, d’une peste.

Le retournement est ici total. Ils essayent de détruire la mère et toutes les valeurs positives qu’elle représente. Celles-ci sont, en effet, contraires à l’idéologie national-socialiste.
Cette situation est semblable à celle qui est décrite dans l’Apocalypse 12. 15-16 :

 » Le Serpent (le diable) vomit alors de sa gueule comme un fleuve d’eau derrière la Femme (la Mère) pour l’entraîner dans ses flots « 

Mais aussi von Ebrennac se rend compte de la fausseté de cette inversion où la destruction devient positive et l’amour négatif :

 » L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière.  » (P. 55)

La France, pour von Ebrennac, garde toute sa valeur positive, elle est une « lumière« , symbole de connaissance, d’ordre et de la volonté Divine, aussi bien que de l’Amour.
von Ebrennac devient « doux et malheureux » quand il parle de sa rencontre avec son ami qui est un exemple de ce que, peut faire le Nazisme (le diable) sur une âme. Il était « sensible et romantique » , un poète, un être tout à fait positif. Le Nazisme l’a changé complètement, l’a transformé :

 » J’ai vu ce qu’ils ont fait de lui.  » (P. 56)

Il est devenu une âme perdue, complètement asservie. Il a bu le « vin de la colère » ( Apocalypse 14. 8 :  » Elle (la Bête) qui a abreuvé toutes les nations du vin de la colère  » ) et il est devenu comme les autres, pire que les autres :

 » Il était le plus enragé. Il mélangeait la colère
et le rire.
 » (p. 56)

Von Ebrennac devient toujours plus conscient de la nature diabolique des Nazis. Ils veulent l’Esprit, l’âme de la France pour l’éternité dans leur enfer.

 » Nous devrons bâtir pour dans mille ans : d’abord il faut détruire.  » (p. 56)

Von Ebrennac a enfin découvert et compris qui sont ceux qu’il croyait ses amis :

 » Ses yeux s’ouvrirent très grands, – comme sur
le spectacle de quelque abominable meurtre :
– Ils feront ce qu’ils disent (…). Je connais
ces diables acharnés!
 » (p. 57)

Il a compris que c’est l’enfer. Cette prise de conscience est la première étape d’une série d’épreuves vers la purification. Sans doute, maintenant, est-il conscient que la voie du Nazisme est la voie de l’enfer, de la perdition :

 » Or, cette route, on ne la voit pas s’élever vers
les hauteurs lumineuses des cimes, on la voit
descendre vers une vallée sinistre, s’enfoncer
dans les ténèbres fétides d’une lugubre forêt ! …
 » (P. 58)

Cette description est assez évidemment celle des deux voies qui sont ouvertes à l’homme : d’une part le bien, le Paradis,  » les hauteurs lumineuses des cimes « , voie qui lui permet d’arriver aux sphères célestes. D’autre part, il y a le mal, l’enfer. Les mots utilisés par von Ebrennac pour décrire ce dernier sont extrêmement proches de ceux de Dante quand il décrit la voie qui mène à l’enfer :

 » mi ritrovai per una selva oscura
chè la diritta via era smarrita
 » chant 1, vers 1-2 (6)

La forêt obscure est l’allégorie d’une vie troublée par les tentations et par la confusion. Et, comme Dante, au début de son voyage purificateur, est désorienté et a besoin d’une aide, d’un guide pour surmonter son épreuve, ainsi von Ebrennac est encore troublé :

 » 0 Dieu! Montrez-moi où est MON devoir!  » (P. 58)


La nièce: la femme-ange


Dante trouve sa  » salvatrice « , celle qui lui montrera la voie et qui l’accompagnera dans le Paradis : Beatrice. A l’image de la Beatrice de Dante, le personnage de la nièce n’est pas seulement une femme, elle est aussi symbole de toutes les valeurs positives, une sorte de guide pour von Ebrennac. Dans son esprit, la nièce est, sans doute, une femme, la femme aimée, mais elle est sublimée par son âme poétique. Pour cette raison, on peut comparer le personnage de la nièce à celui de la  » femme-ange  » du  » Dolce Stil Novo « .

En effet, il y a dans leur rapport une série de caractéristiques qui rendent plausible cette comparaison.
Le silence de la nièce est profond, beaucoup plus que celui de son oncle qui, comme narrateur, nous fait connaître ses impressions. Elle est enveloppée dans un silence total, non seulement par rapport à von Ebrennac, mais également par rapport à son oncle et au lecteur.

La femme-ange aussi est extrêmement silencieuse. L’amour est une contemplation et le poète vit pour contempler la Femme.

Et c’est effectivement un rapport de contemplation que von Ebrennac entretient avec la nièce :

«  Ensuite ils (les yeux) se posèrent sur ma nièce – et ils ne la quittèrent plus.  » (p. 52)

Comme il a déjà été dit, von Ebrennac, par sa personnalité, se rapproche du poète du  » Dolce Stil Novo « . De ce fait, il est prédisposé à l’amour idéal, parce que, pour un tel amour, il faut être sensible et il faut avoir surtout un coeur  » gentile « . A ce propos, on trouve dans une poésie de Guido Guinizzelli (7) la contestation de la noblesse du sang à laquelle est opposée la noblesse du coeur. La noblesse de von Ebrennac est née de sa culture, de sa sensibilité ; c’est pour cette raison que sa nationalité – en ce cas valeur négative – a un poids relatif. Et la contemplation de la nièce a pour von Ebrennac une véritable fonction cathartique.

Les yeux et le regard ont, sans aucun doute, une grande importance. Le regard de la nièce a ici quelque chose de surnaturel :

 » … elle attacha sur moi ( … ) un regard
transparent et inhumain de grand-duc.
 » (p. 48)

Et encore:

 » Elle le (le bouton de la porte) regardait
avec cette fixité inhumaine
( … )  » (P. 50)

Et cette vertu surnaturelle, on la remarque aussi quand elle regarde pour la première fois von Ebrennac :


 » ...et, lentement elle leva la tête, et alors pour la première fois – pour la première fois – elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles.
Il dit (à peine si je l’entendis ) : Oh welch’ein Licht ! (… ) et comme si en effet ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière, il les cacha derrière son poignet.
 » (p. 52)

Les yeux de la nièce sont ici source de lumière, qui est connaissance, illumination intérieure. Ici, pour la première fois, elle le considère digne de son regard parce qu’il a finalement commencé à comprendre. En revanche, il n’arrive pas encore à soutenir cette lumière, il ne se considère pas encore prêt.

Pour Plotin, l’oeil de l’intelligence humaine ne pouvait contempler la lumière du soleil sans participer à la nature même de ce soleil ( l’esprit )(8).

Mais, en fin de compte, c’est dans ses yeux qu’il cherche cet espoir qu’il a l’impression de ne trouver nulle part :

 » Et ses yeux s’accrochèrent aux yeux pâles et
dilatés de ma nièce et il dit (…)
– Il n’y a pas d’espoir.
 » (p. 54)

Les yeux ont aussi une grande importance dans la poésie du  » Dolce Stil Novo  » eu égard à la  » femme-ange « . C’est dans les yeux de Béatrice que Dante affirme avoir vu  » tutti li termini de la beatitudine  » . (9)

Et dans le dernier regard de von Ebrennac passent tous ses sentiments, tout son besoin de trouver finalement la voie de la vérité. Il y a aussi l’espérance de trouver dans ce regard « tendu » la réponse qu’il cherche.

La nièce sait que cet amour ne pourra pas s’accomplir, qu’il n’y aura pas de fin heureuse mais que son amour aura pour terme non pas la vie mais la mort.
La salutation est ici d’énorme importance, elle devient un espèce de viatique, d’aide, de source de béatitude.
Dans la poésie d’amour de Dante et des  » stilnovisti « , la salutation est souvent le seul rapport qui lie l’amant et la femme aimée. La salutation devient symbole d’une valeur plus haute, elle laisse paraître ses caractéristiques presque surhumaines. Chez Dante on trouve :

«  Tanto gentile e tanto onesta pare la donna mia quand’ella altrui saluta chlogni lingua devèn tremando muta e li occhi no l’ardiscon di guardare.
(…) Mostrasi si piacente a chi la mira, che da per li occhi una dolcezza al core
che ‘ntender no la puà chi no la prova
(…) » (10)

Et von Ebrennac aussi trouve dans le salut de la nièce une source de force et de béatitude :

 » (…) et son visage et tout son corps semblèrent s »assoupir comme après un bain reposant.  » (P. 59)

Ce salut est une espèce d’aide pour affronter sa dernière épreuve : la lutte et la mort.


La mort purificatrice


Von Ebrennac a fait son choix : son devoir est de livrer une lutte qui ne sera pas seulement un combat mais le Combat.


 » C’est le Combat, – le Grand Bataille du Temporel contre le Spirituel ! Il regardait, avec une fixité lamentable l’ange en bois sculpté au-dessus de la fenêtre, l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste. « (P. 58)

Il y a une sorte d’identification entre l’image de l’ange souriant et celle de von Ebrennac. Dans le sourire de ce dernier, on peut remarquer une évolution qui reflète celle ayant lieu dans son âme, grâce à la présence salvifique de la nièce.

En effet, avant de recevoir son « salut » il est fait mention d’ « un fantôme de sourire » (P. 58). Mais après, son sourire s’épanouira :

 » Et il sourit, de sorte que la dernière image
que j’eus de lui fut une image souriante.
 » (P. 59)

L’ange est von Ebrennac ou, tout au moins, ce qu’il pourrait devenir après avoir affronté le Combat, la mort purificatrice, qui est une transfiguration et non pas un hasard brutal.
Il y a à propos de  » le Grand Bataille  » un passage de l’Apocalypse (12.7) :

 » Alors une bataille s’engagea dans le ciel,
Michel et ses Anges combattirent le Dragon

(le diable). « 


La douleur devient moyen de connaissance, et la mort, succédant à toutes ces épreuves, sera la réintégration dans la lumière et le bien. Le fait qu’il indique l’Orient comme but de son voyage le confirme :

 » Pour l’enfer. Son bras se leva vers l’Orient, – vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres.  »
(P. 58)

L’Orient est opposé à l’Occident comme la spiritualité au matérialisme.

Par ailleurs, d’autres raisons appuient cette dualité: la principale est que le soleil se lève à l’est. Les voyages en Orient sont des quêtes de la lumière (11).

Pourtant, il est également vrai que l’Orient dont parle von Ebrennac, la Russie, peut revêtir une valeur négative, soit à un niveau historique – à cause du carnage qui y a eu lieu pendant la Seconde Guerre Mondiale – soit à un niveau symbolique – comme représentation d’un enfer de glace ; von Ebrennac l’affirme lui-même : « Pour l’enfer« . La Grande Epreuve de von Ebrennac aura lieu là-bas.

Bien que sa signification puisse paraître univoque, cet enfer de glace est ambivalent. Ce n’est pas du tout un désert de glace où il n’y aurait ni vie ni espoir. Au contraire, on parle des « plaines immenses » où poussera le blé. Le blé évoque l’alternance de la mort du grain et de sa résurrection en de multiples grains. Il est lié, dans plusieurs mythologies, à des divinités comme Dionysos ou Osiris, qui meurent et resurgissent.
Et encore, le blé est utilisé dans la tradition chrétienne pour représenter le Christ :

 » Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.  » Jean 12, 24

La mort devient alors non pas la fin de la vie , mais la dernière étape nécessaire pour arriver à la régénération.
Cette idée de la mort, du « passage », on peut la retrouver en ces dernières pages dans d’autres représentations symboliques.
Dans les descriptions de la nièce, on trouve tout au long du chapitre l’adjectif « pâle« , et une idée générale de blancheur :

·  » (…) elle était très pâle et je vis, glissant sur les dents dont apparut une fine ligne blanche ( … )
(p. 50)
·  » (…) le regard de ses yeux pâles  » (p. 52)

·  » (…) aux yeux pâles et dilatés de ma
nièce,
(…)  » (p. 54)

·  » ( … ) attachés aux yeux – trop ouverts,
trop pâles – de ma nièce.
 » (P. 59)

·  » Le visage de ma nièce me fit peine. Il était
d’une pâleur lunaire. Les lèvres, pareilles
aux bords d’un vase d’opaline, étaient dis-
jointes, elles esquissaient la moue tragique
des masques grecs.
 » (P. 58-59)

La nièce, ici, prend des caractéristiques presque lunaires.
Le drame lunaire est, dans la symbolique du ciel, avec ses naissances, croissances et mutilations, la représentation du passage de la vie à la mort et de la mort à la vie. Pourtant, sa capacité de se renouveler et de renaître après sa disparition n’est pas une simple symbolique de la mort, mais peut être liée à la fécondité.
La référence aux masques grecs est assez frappante si l’on considère que la représentation, dans le théâtre grec, se déroulait sous le patronage de Dionysos, dont l’autel figurait au centre de l’orchestre.

En outre, il y avait des drames spécifiques qui traitaient de l’histoire céleste et terrestre du dieu, de sa mort et de sa résurrection. (12)
Les signes de la mort, on peut aussi les retrouver dans la symbolisation de la barque :

 » La jeune fille lentement laissa tomber ses mains ( … ) comme des barques échouées sur le sable.  » (p. 52)

Et encore:

 » Ses pupilles, celles de la jeune fille, amarrées comme dans le courant, la barque à l’anneau de la rive, (…)  » (P. 59)

La barque rappelle celle de Charon, le nocher des Enfers dans la mythologie grecque, qui avait pour tâche de faire traverser les marais de l’Achéron dans sa barque aux âmes des défunts.
Arrivés à ce point, il faut , cependant, remarquer que la barque peut aussi être référée à une autre symbolique : celle de l’Arche de Noé qui a sauvé l’humanité du déluge et qui exprime le désir de vivre et non pas de mourir.

En effet, on peut affirmer qu’il y a une certaine ambivalence dans la symbolique, qui ne doit pas forcément être définie comme une opposition du négatif et du positif, mais plutôt comme une opposition Thanatos-Eros, sans que soit introduit un quelconque jugement de valeur.

La lune, par exemple, comme nous l’avons laissé entendre précédemment, est synonyme tant de mort que de fécondité. Elle est aussi l’image du principe féminin, de la Grande-Mère, de la mère-univers affectif. Cette dernière peut être reliée au fait que von Ebrennac trouve dans la nièce l’incarnation de l’idéal féminin : la femme, la mère, la France.

En même temps, la lune symbolise le rêve, l’inconscient, les zones des pulsions instinctives, l’humidité, l’Eros. Elle est , en plus, opposée au soleil – le blé est symbole de soleil – qui est le principe masculin, la raison (13).

Cette opposition ne doit pas être considérée comme une contradiction, mais, plus précisément, comme une ouverture de l’oeuvre. Le signifié, ici, devient multiforme et non pas univoque. Ce pluralisme des signifiés ne privilégie pas une interprétation par rapport à l’autre.
L’extrême idéalisme de von Ebrennac, qui déterminera la victoire de Thanatos sur Eros, peut être opposé à la subtile sensualité de la nièce, présente dans les dernières pages du roman.
En effet, on peut se demander si cette mort est bien la seule solution qui s’offre à lui pour se purifier et se renouveler. On pourrait la considérer comme une sorte de fuite, comme une incapacité profonde, de la part de von Ebrennac, d’accepter la destruction de son monde, de ses idéaux, et l’impossibilité d’en reconstruire d’autres.

 

Notes


1 – CLER DE NORMANDIE ( Guillaume de ),  » Bestiaire divin « , Bestiaire du Moyen Age ( recueil ), Paris, 1980, p. 96.

2 – LATINI ( Brunetto ),  » Livre du Trésor « , op. cit. ( note 1 ), p. 233.

3 – CHEVALIER ( Jean ) et GHEERBRANT ( Alain ), Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969.

4 – op. cit. ( note 1 )

5 –  » 0 vous qui entrez, laissez toute espérance « 

6 –  » Je perdis le véritable chemin et je m’égarai dans une forêt obscure « 

7 –  » Al cor gentile ripara sempre Amore « 

8 – op. cit. (note 3)

9 – DANTE ALIGHIERI, Vita Nuova Torino, 1980,  » Toutes les limites de la béatitude « , chapitre 3, p. 40.

10 – op. cit. (note 9)

11 – op. cit. (note 3)

12 – LACARRIERE ( Jacques ),  » Le théâtre grec  » in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1988, vol. 8, pp. 959-960.

13 – DURAND ( Gilbert ),  » Symbolisme du ciel  » in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1988, vol. 4, pp. 1044?1045.


Bibliographie

BEAUVOIS (Pierre de) et alii, Bestiaire du Moyen Age, Paris, 1980.

CHEVALIER ( Jean ), Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969.

DANTE ALIGHIERI, Divina commedia, Torino, 1987. Vita Nuova , Torino, 1980.

DURAND ( Gilbert ),  » Symbolisme du ciel  » in Encycloaedia Universalis, Paris 1988.

GIANNI ( Angelo ), Antologia della letteratura italiana, Firenze, 1985.

LACARRIERE (Jacques ),  » Le théâtre grec  » in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1988.

SANCTIS (Francesco de ), Storia della letteratura italiana, Torino, 1989.

ROUGEMONT (Denis, de), L’Amour et l’Occident, Paris, 1972.


Table des matières

· Description du voyage à Paris

· La nièce: la femme-ange

· La mort purificatrice

***

Université  de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Alba FERRARI dans le cadre du séminaire de littérature de M. Beylard-Ozeroff

LA SIGNIFICATION

Le thème du silence dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

INTRODUCTION

Dans la nouvelle  » Le silence de la mer  » de Vercors, le silence apparaît comme un actant aussi important que les trois personnages de l’histoire. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’en analyser les différents aspects en relation avec les personnages dans le déroulement de l’histoire.

Le paragraphe cité ci-dessous présente le silence dans sa phase ultime, c’est-à-dire là où il atteint son paroxysme. Ce paragraphe constitue en même temps le point d’aboutissement de notre analyse :

«  Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu ! Certes, sous les silences d’antan,- comme, sous la calme surface des eaux,la mêlée des bêtes dans la mer,- je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent. Mais sous celui-ci, ah! rien qu’une affreuse oppression… « 
(p. 55)

ANALYSE

1. LE SILENCE

On peut distinguer, au fil de l’histoire, trois types de silence ; à savoir, celui qui existe entre l’oncle et sa nièce (silence de compréhension), celui manifesté par l’oncle et la nièce envers l’officier allemand Werner von Ebrennac (silence de résistance) et, en dernier lieu, celui de l’officier envers l’oncle et la nièce après son retour de Paris (silence d’esquive).

1.1 LE SILENCE DE COMPREHENSION


Le silence qui existe entre l’oncle et la nièce constitue un silence de compréhension né de la connivence et de la connaissance mutuelle, comme le montre leur décision commune dès l’apparition de von Ebrennac :

 » D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail…  » (p. 25)

C’est aussi un silence généré par les automatismes de la vie quotidienne que le seul regard suffit, parfois, à interpréter, à déchiffrer, comme cela ressort de l’exemple suivant :

«  Et moi je sentais l’âme de ma nièce s’agiter dans cette prison qu’elle avait elle-même construite, je la voyais à bien des signes dont le moindre était un léger tremblement des doigts. « 
(p. 38)

Ce silence n’empêche donc pas la communication, parfois unilatérale, comme dans l’exemple donné, parfois bilatérale. Celle-ci s’établit à partir des gestes.

1.2 LE SILENCE DE RESISTANCE


Au début, il s’agit d’un silence de rejet, d’indifférence et de mépris dirigé contre l’officier qui est une présence imposée par la force. C’est aussi un silence qui, de la part de l’oncle et de la nièce, vise à montrer à l’envahisseur leur dignité et leur fierté : ils sont vaincus, mais non dominés. Ainsi:

« Le silence se prolongeait. Il devenait de plus en plus épais, comme le brouillard du matin. Epais et immobile. L’immobilité de ma nièce, la mienne aussi sans doute, alourdissaient ce silence, le rendaient de plomb. » (p. 22)

Mais c’est un silence gênant, pesant, lourd et tendu, plus pour les Français que pour l’Allemand qui approuve cette attitude :

« J’éprouve une grande estime pour les personnes qui aiment leur patrie. » (p. 23)

La nièce, qui représente le peuple français, est la plus fidèle à ce comportement, comme l’atteste cet épisode :

« Je toussai un peu et je dis : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot. » Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur ses yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir.  » (p. 29)


Comme une vestale consacrée au culte de la patrie, elle est la gardienne de la flamme de la Résistance. Et comme Pénélope, elle attend le retour du pouvoir légitime. Sa vie courante s’est arrêtée, elle ne joue plus de musique et ne parle presque plus. Mais, en dépit d’elle-même, ses gestes la trahissent et montrent ce qu’elle voudrait cacher; par exemple :

« Je la voyais légèrement rougir, un pli peu a peu s’inscrire entre ses sourcils. Ses (doigts tiraient un peu trop vivement, trop sèchement sur l’aiguille, au risque de rompre le fil. » (p. 33)

Face à cette situation, von Ebrennac essaie de rompre ce silence, de rompre la glace en se montrant humain, sensible. Il est musicien, il aime une France mythique et idéalisée (il a une origine française, du côté de son père), mais aussi il aime une femme française (la nièce), et il songe à une double alliance : entre la France et l’Allemagne et entre la nièce et lui-même :

« Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plait. » (p. 33)


et aussi :

 » Ainsi je serai un peu le témoin de ce mariage.  » (p. 44)


1.3 LE SILENCE D’ESQUIVE


Après son retour de Paris, von Ebrennac ne descend plus pour parler à ses hôtes comme il le faisait depuis son arrivée dans la maison. Ceux-ci, habitués déjà aux monologues de l’officier, en éprouvent du regret et de l’inquiétude.

Cette absence a pour effet de modifier la première attitude de l’oncle et de sa nièce, créant une atmosphère d’anxiété et d’attente. Ils ont envie de rompre leur silence de résistance, qui n’est plus hermétique, pour chercher une explication et connaître la cause de sa disparition. Ainsi :

« J’ (l’oncle) entendais sa voix (de l’officier) sourde aux inflexions chantantes et je restais là bien que je n’eusse plus rien à y faire, sans savoir pourquoi, curieusement ému, attendant je ne sais quel dénouement. » (p. 47-48)

ou encore:

« Tout au long de la soirée elle ne cessa de lever les yeux de son ouvrage,à chaque minute, pour les porter sur moi; pour tenter de lire quelque chose sur un visage que je m’efforçais de tenir impassible, (… ) il me sembla lire dans ses beaux yeux gris un reproche et une assez pesante tristesse. » (p. 48)

Il y a une rupture de consensus entre l’oncle et 1a nièce, de sorte que, pour signifier sa désapprobation, elle rompt une habitude. Leur complicité paraît se lézarder.


2. LE SILENCE DE LA MORT


Quand von Ebrennac décide de se départir de son silence, il le fait à condition que ses hôtes le rompent aussi.
Il descend une dernière fois au salon, mais, quand il frappe à la porte, il attend qu’on lui donne la permission d’entrer, faute de quoi il partirait : il exige d’être accueilli.

L’oncle, voyant alors l’angoisse de sa nièce, et touché lui-même par cette situation, dit à von Ebrennac : « Entrez monsieur » (p. 50). Il rompt son silence de résistance, fait, certes une concession, mais en soulignant que c’est l’homme qu’il accueille, non le soldat. Il le fait d’abord pour connaître la cause de l’éloignement de l’Allemand et par amour pour sa nièce.

L’officier, après avoir exposé la réalité de la guerre et les projets des nazis pour la France, appris à Paris, s’exclame : « Pas d’espoir » (p. 54), et, peu après ne peut réprimer « le cri dont l’ultime syllabe traîne comme une frémissante plainte : –Nevermore! » (p. 55)

Le mot « nevermore » signifiant « plus jamais » fait allusion à un poème de Verlaine ainsi intitulé.


En même temps, le son de la dernière syllabe évoque le mot « maure »,c’est-à-dire « Le maure de Venise » ou Othello, métaphore de l’Allemagne en tant qu’époux jaloux désirant tuer sa femme innocente, en l’occurence la France. Il suggère aussi la « mort » en tant que prémisse du départ de von Ebrennac vers le front de l’est (la Russie) d’où il est certain de ne pas revenir comme en témoigne le passage cité ci-après :

« J’ai fait valoir mes droits, dit?il avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division en campagne. Cette faveur m’a été enfin accordée: demain, je suis autorisé à me mettre en route.( … ) vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres. » (P. 58)

Le silence qui suit « Nevermore » est un silence de mort, le plus obscur et tendu de tout le récit ; il concentre tous les silences passés, mais il est aussi ultime et définitif. Il marque la rupture totale. C’est un silence destructeur. Le désespoir de Von Ebrennac s’ajoute a celui de la femme aimée.

D’un côté, son rêve de poète, à savoir le mariage heureux entre l’Allemagne et la France, est impossible puisque celle-ci sera détruite. D’un autre côté, non seulement l’amour voué et promis à la nièce est condamné à mort, mais aussi l’homme. C’est la raison pour laquelle elle répond à son adieu. Par ce mot, elle lui fait connaître a son tour son amour pour lui et son approbation de la décision prise.

Par contre, son oncle met en question cette décision avec une sorte de mépris quand il pense :

« Ainsi, il se soumet. Voilà donc, tout ce qu’ils savent faire.« (p 58)

Dans la dernière métaphore du silence, celui-ci est associé à la mer qui, selon Chevalier est le symbole de la dynamique de la vie. En effet,

« Tout sort de la mer et tout y retourne : la mer symbolise un état transitoire entre les possibles encore informels et les réalités formelles, une situation d’ambivalence qui est celle de l’incertitude qui peut se conduire bien ou mal.(…) Mais des monstres surgissent de ses profondeurs; image du subconscient, source lui aussi de courants qui peuvent être mortels ou vivifiants.« 

Ainsi, cet amour est impossible, il doit mourir, mais, d’autre part, il suffit qu’il soit confirmé par l’être aimé pour qu’il soit devenu immortel.


3. LA DIALECTIQUE SILENCE / PAROLE


Le silence n’a de signification que s’il est opposé aux monologues de l’officier allemand. Au début, en effet, il s’agit d’un mutisme fermé à toute révélation ; le langage verbal de von Ebrennac est dysphorique, non réussi.


Mais ses monologues ont un pouvoir de séduction qui permet, en fin de compte, de faire fondre la glace initiale. Les passages suivants démontrent que la jeune femme n’est pas insensible à la voix de l’Allemand :

 » .. L’heure était largement passée de sa venue et je m’agaçais de reconnaître qu’il occupait ma pensée. Ma nièce tricotait lentement, d’un air très appliqué. » (p.26)


Aussi :

 » Il demeura sans bouger assez longtemps, sans bouger et sans parler. Ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique.  » (p.27)

Parallèlement, il y a un langage somatique – ou langage du corps – qui est réussi, la voix musicale -« un bourdonnement plutôt chantant » – de l’officier produit un effet sur la nièce qui modifie sa façon de tricoter. Grâce à ces monologues, les Français finissent par apprécier l’homme qu’est l’officier von Ebrennac. C’est ce qu’illustre le passage ci-après :

« Je ne puis me rappeler, aujourd’hui, tout ce qui fut dit au cours de plus de cent soirées d’hiver. Mais le thème n’en variait guère. C’était la longue rhapsodie de sa découverte de la France ( … ) Et, ma foi, je l’admirais. Oui : qu’il ne se décourageât pas. Et que jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage. » (p.38)


Inversement, pour l’Allemand, c’est le silence qui le fait apprécier ses hôtes. Ainsi :

« Il regardait autour de lui. Un très léger sourire traduisait le plaisir qu’il semblait prendre à cet examen, – le même examen chaque jour et le même plaisir. Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce, immanquablement sévère et insensible, et quand enfin il détournait son regard j’étais sûr d’y pouvoir lire une sorte d’approbation souriante. » (pp. 25-26)

CONCLUSION

Comme on l’a vu, le silence crée une ambiance lourde, dysphorique souvent, mais aussi il permet d’établir un langage gestuel, parfois, beaucoup plus expressif qu’un discours.

Finalement, von Ebrennac réussit à rompre le silence de ses hôtes et, surtout, celui de la nièce. Il s’en va vers une mort certaine, mais le désespoir paraît conjuré par le mot d’adieu que la femme aimée lui adresse.

***
BIBLIOGRAPHIE

– VERCORS, Le silence de la mer, Paris, Ed. Albin Michel, 1951.
– CHEVALIER Jean et GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert Laffont,1969, Coll.  » Bouquins « .***

***

TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION 2
1. LE SILENCE 3
1.1 LE SILENCE DE COMPREHENSION 3
1.2 LE SILENCE DE RESISTANCE 3
1.3 LE SILENCE D’ESQUIVE 4
2. LE SILENCE DE LA MORT 6
3. LA DIALECTIQUE SILENCE / PAROLE 8
CONCLUSION 9
BIBLIOGRAPHIE 10
TABLE DES MATIERES 11

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Ada REVOLLE  pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Lecture et analyse psychologique de la nouvelle « Le Silence de la Mer » de VERCORS

INTRODUCTION

1.1.  COURT RESUME DE L’HISTOIRE

« Le silence de la mer » est l’histoire d’une famille française contrainte de loger un officier allemand, Werner von Ebrennac.

Les Français résistent à la barbarie hitlérienne par un silence épais et immobile. En revanche, le jeune officier vit dans un rêve, il voit la guerre comme « la merveilleuse union » de l’Allemagne et de la France.

« Pardonnez-moi : peut-être j’ai pu vous blesser. Mais ce que je disais je le pense avec très bon coeur : je le pense par amour pour la France. Il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne, et pour la France [1]. »

« Mais c’est la dernière. Nous ne nous battrons plus : nous nous marierons ! [2]»

Cette œuvre dénonce les Nazis et leur entreprise diabolique d’avilissement de l’homme pendant la IIe Guerre Mondiale ; c’est une lutte contre les forces du mal, mais aussi un message d’espérance. La guerre change les hommes, ceux qui essaient de vivre à contre-courant ont la vie dure, « Mais l’homme ne peut pas soumettre l’homme ».

A travers ce chef-d’œuvre, Vercors, homme de conviction, voulait probablement nous transmettre le message de clôture de son histoire  « Post tenebras lux », « la lumière succède aux ténèbres ».

1.2.  LES PERSONNAGES

Cette nouvelle est construite sur des antithèses ; cependant, ces oppositions ne sont jamais absolues, mais réconciliées : l’ambivalence est constamment présente dans l’oeuvre. De nombreux traits contradictoires coexistent en Werner von Ebrennac, le personnage principal.

Vercors fait preuve de grande habileté en écrivant une œuvre qui, à première vue, est juste la triste histoire de deux Français, une jeune fille et son oncle, obligés d’héberger un officier ennemi . Il parsème son œuvre de situations contradictoires qui semblent s’opposer et qui nous sont transmises soit par les personnages eux-mêmes, soit par de nombreuses images symboliques.

1.3. LE DECOR

L’histoire se déroule dans un village de la France provinciale qui peut être symbolique de la zone occupée par les Allemands pendant la IIème guerre mondiale. Il existe de nombreux passages du texte qui donnent des indices sur ce lieu, mais ils ne sont pas suffisants pour établir avec précision où la maison se trouve :

« L’hiver en France est une douce saison… ici les arbres sont fins. La neige dessus c’est une dentelle [3]… »

 

1.4. LES RAISONS QUI NOUS ONT AMENEE A FAIRE UNE ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DE CETTE OEUVRE

Après de nombreuses lectures du texte, ce qui nous semble très évident, c’est le désir de Werner von Ebrennac de se réconcilier avec lui-même plus que l’union qu’il souhaitait entre l’Allemagne et la France. C’est cet aspect qui nous a le plus intéressée, car derrière cette proclamation affichée, il y a en arrière-plan ce désir chez W. von Ebrennac de créer une osmose totale de son moi « conscient » avec son moi « subconscient ».

2. LE TITRE : UNE CLEF DE L’OEUVRE ?

 

2.1. POLYSEMIE DU TITRE : TROIS INTERPRETATIONS POSSIBLES

Vercors nous plonge dans un effet de sens dès le titre qu’il a choisi pour son œuvre – « Le silence de la mer » – titre qui, par sa polysémie, suggère à l’esprit du lecteur plusieurs interprétations possibles. En outre, nous sommes de l’avis que ces variantes de signification sont en rapport avec les points que l’auteur voulait aborder à travers les différentes facettes des caractères ambigus de ces trois personnages.

Le silence est omniprésent dans l’ouvrage. Tout d’abord, dans le titre énigmatique ; ensuite le mot lui-même ou ses dérivés apparaissent au moins 27 fois dans le texte, sans compter les allusions indirectes au silence.

  • « Le silence de la mer»

Si l’on essaie d’imaginer une mer silencieuse, on n’y arrive pas puisque l’eau est toujours en mouvement : le bruit des vagues est répétitif et éternel. Sauf peut-être avant un orage, quand s’instaure un calme invraisemblable, présage de la tempête. Le message du titre annonce-t-il – peut-être – une apocalypse ?

Le narrateur donne une clef de l’oeuvre dans le passage suivant :

« Certes, sous le silence d’antan, – comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes sous la mer, je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent [4]. »

La mer n’est-elle pas, d’ailleurs, appelée « le monde du silence » ? Mais sous le calme apparent du monde sous-marin, son silence est habité de passions, de conflits, de drames : ceux de la vie et de la mort.

La résistance passive représentée par le silence du narrateur et de sa nièce n’atteint pas son but – ignorer l’intrus, le nier – , puisque, bien au contraire, la communication s’établit. Car le silence les met dans la situation d’entendre puis d’écouter le monologue de Von Ebrennac et d’observer son comportement. Et une certaine réceptivité s’installe progressivement car cet Allemand n’est pas le monstre escompté.

  • « Le silence de la mère»

A partir des études de Freud sur le développement de l’enfant, il a été découvert un stade de l’évolution primordiale, celui de l’auto-érotisme :

« L’autoérotisme, le premier objet d’amour devient pour les deux sexes la mère, dont l’organe nourricier n’était sans doute pas distingué au début du propre corps. Plus tard, mais encore dans les premières années d’enfance, s’instaure la relation du complexe d’Œdipe, sans laquelle le garçon concentre ses désirs sexuels sur la personne de la mère et développe des notions hostiles à l’égard de son père en tant que rival. La petite fille prend une position analogue ; toutes les variations et étapes successives du complexe d’Œdipe sont investies de signification, la constitution bisexuelle innée prend effet et multiplie le nombre des aspirations concomitantes. Il faut pas mal de temps jusqu’à ce que l’enfant soit au clair sur les différences entre les sexes [5]. »

Le titre, par décomposition de la chaîne signifiante, permet de découvrir un contenu latent : le silence de la mère. On peut le percevoir à plusieurs niveaux.

L’absence de référence à la mère de l’officier est la conséquence de la sur-représentation du mâle (mal !) dans l’Allemagne nazie. L’officier cherche inconsciemment une image de mère en la France, pays d’où il est peut-être originaire comme le laisse supposer son nom, et qui peut être considéré comme une métaphore de la mère.

« Le nom n’est pas allemand. Descendant d’émigrés protestants ? [6]

En effet, la France lui offre un abri (la maison), la chaleur (le feu de la cheminée), l’attention (en silence) et la nourriture (de l’âme), tout ce qu’une mère peut offrir :

« Je n’ai pas chaud. Je me réchaufferai… à votre feu [7] »

« Maintenant j’ai besoin de la France. Mais je demande beaucoup : je demande qu’elle m’accueille (…) Sa richesse, sa haute richesse, on ne peut la conquérir… il faut la boire à son sein… il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels [8]… »

L’absence de la mère de la nièce peut indiquer l’état d’occupation de la France dont les enfants, telle la nièce, sont devenus en quelque sorte orphelins. On pourrait encore interpréter cette absence comme manifestant soit la résistance de la population dans cette région, soit, à l’opposé, la collaboration de la France devenant mère indigne. Par ailleurs, il y a bien absence physique de la mère dans la maison de l’oncle.

« Le silence de l’âme erre »

En présence d’un manque, l’harmonie de l’âme est rompue et l’Homme ne peut exister.

Essayer de l’oublier – ou faire semblant de l’avoir comblé – amène petit à petit notre subconscient à lutter contre notre moi conscient, que cela soit apparent ou non.

Le sentiment de culpabilité et la haine refoulées doivent pouvoir être exprimés afin d’apaiser le subconscient pour que nous commencions enfin à vivre pleinement. Si l’on a appris à se connaître, on peut faire recours à l’analyse profonde de soi-même afin d’y parvenir.

En restant silencieux, en essayant d’oublier ses émotions de façon répétitive au cours des années on ne fait que sombrer dans les ténèbres, c’est pourquoi Werner von Ebrennac ressent le besoin de retrouver l’objectivité. Il commence sa quête de lucidité à travers le monologue auquel il se livre durant tout le temps que dure sa mission d’occupation.

Son âme continuerait à errer si le silence n’était pas brisé. Aucune psychanalyse ne serait possible sans une totale confession de la part du jeune homme qui, peut-être inconsciemment, veut se retrouver à travers ses six mois que durent ses monologues.

Par ailleurs, une lecture qui est attentive à l’intertextualité ne peut pas faire l’économie de ces indices qui, symboliquement, établissent un lien entre Werner von Ebrennac et le personnage d’Oedipe. La connotation symbolique de la jambe raide de von Ebrennac frappe le lecteur dès le début de la nouvelle. Le pied symbolise « l’âme » [9]. La répétition du mot « âme » est remarquable tout au long du récit et la description de son boitement le précède chaque fois qu’il veut rejoindre l’oncle et la nièce.

« Enfin des pas se firent entendre. Mais ils venaient de l’intérieur de la maison. Je reconnus, à leur bruit inégal la démarche de l’officier [10]. »

« Je vis alors qu’il avait une jambe raide. Les pas de l’Allemand résonnèrent dans le couloir alternativement forts et faibles [11]. »

 

3. ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DES TROIS PERSONNAGES
3.1.  WERNER VON EBRENNAC

Ebrennac : la voix de la vérité s’adresse à ses hôtes, mais surtout il se parle à lui-même. Même s’il est adulte, il reste très naïf et ressent le besoin d’une large réflexion afin de finalement réaliser combien le monde peut être cruel. Tout au long de sa vie, il a vécu à l’intérieur de sa propre bulle qui lui servait de protection contre le monde extérieur. Il s’est créé son propre rêve afin de surmonter ses manques et ses tristesses, mais avec l’arrivée de la guerre il a fallu qu’il devienne objectif, qu’il ouvre les yeux et affronte la réalité.

La guerre, le fait qu’il soit l’ennemi – et donc au service des forfaits commis par les nazis – s’opposent fortement au caractère noble et rêveur d’Ebrennac mais finissent par provoquer l’inévitable prise de conscience de la réalité [12] – ce que montre bien la relation que fait l’officier des conversations qu’il a eues avec ses compatriotes à Paris et qui se termine sur ces mots :

« Nous ne sommes pas des musiciens.

Nous ne sommes pas des fous ni des niais, nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi [13]. »

L’officier, qui dans son inconscient profond a toujours été capable de distinguer le Mal du Bien puisqu’il se montre plein de sagesse et d’amour pour tout ce qui l’entoure, éprouve cependant le besoin de revivre certaines sensations, de ressentir des émotions liées au passé, de s’analyser très profondément à travers toutes les heures qu’il passe en compagnie de l’oncle et de la nièce.

« Il parut dans un silence songeur, explorer sa propre pensée. Il se mordillait lentement la lèvre [14] . »

Toute autre personne se serait sentie gênée face au silence et au total manque de réactions des deux Français, mais Ebrennac, au contraire, s’en sert, peut-être afin de libérer son âme et son cœur des peurs et des angoisses de sa vie et ainsi atteindre la vérité et la paix.

« Sa voix bourdonnante s’élevait doucement,… et ce fut au long de ces soirées sur les sujets qui habitaient son coeur, sa musique, la France… un interminable monologue ; car pas une fois il ne tenta d’obtenir de nous une réponse… Et même un regard [15]. »

Werner est un homme adulte, cultivé, doté d’une grande humanité et d’une extrême sensibilité. Son analyse et ses jugements font preuve de sagesse et d’intelligence, mais en même temps on peut dire que pendant toute sa vie il a manqué d’objectivité et n’est pas arrivé à voir la vérité. C’est comme s’il lui avait manqué quelque chose (ou quelqu’un) durant les différentes étapes de sa croissance, c’est comme si le souvenir de l’idéologie du père et non de celle de la mère l’avait obligé, afin de diminuer ses souffrances et ses tristesses, à vivre dans la naïveté.

C’est pourquoi, une fois qu’il a rencontré la nièce, il l’identifie peut-être à l’image maternelle, ce qui suscite son désir de combler ce manque et de rompre le silence de son âme face à la réalité de la vie.

« Tant de choses remuent dans l’âme d’un Allemand même le meilleur. Et dont il aimerait tant qu’on le guérisse… [16] »

Pour atteindre la perfection du « soi », l’être humain a besoin de parcourir chacune des étapes de l’apprentissage du moi, et ceci ne peut se faire en l’absence des parents qui servent de modèle à l’enfant. C’est pourquoi l’absence de la mère de Werner l’a peut-être rendu très mûr et a avivé sa sensibilité dans certains domaines, notamment artistiques (musique et littérature), mais l’a plongé dans un rêve qui lui a servi de fausse protection jusqu’à l’âge adulte.

Nous pouvons parler de « fausse » protection puisque, pendant de longues années, il a oublié de s’analyser et de réfléchir aux raisons de sa souffrance : il a sauté des étapes importantes de la construction de son « moi conscient » en laissant de côté son « moi inconscient ».

Comme Werner, si l’on a un but, on construit sa vie autour de ce but, en se battant durement pour conjurer un vide intérieur, en essayant de ne pas y penser, en le niant. Notre officier, sans doute inconsciemment, sent sa fin arriver et avec elle une soif de savoir. Il est un homme respectable et juste mais aveuglé ou dupé par une ancienne souffrance qui, encore une fois, témoigne d’une relation au complexe d’Oedipe.

Une des constantes de la vie éthique du patriarcat est la culpabilité de la femme. Par conséquent la dichotomie de la pensée patriarcale désigne l’homme comme étant innocent. Même quand il pêche, il pêche par innocence. La responsabilité pour le malheur du monde pèse entièrement sur les épaules de la femme. Werner von Ebrennac est un homme innocent et souffrant. Il était privé d’amour dans son propre pays quand une jeune fille allemande a détruit l’idée idyllique qu’il se faisait de l’amour en arrachant les pattes à un moustique :

« …nous étions dans la forêt. Les lapins, les écureuils filaient devant nous. Il y avait toutes sortes de fleurs – des jonquilles, des jacinthes sauvages, des amaryllis… La jeune fille s’exclamait de joie. Elle dit : « Je suis heureuse, Werner. J’aime, oh ! j’aime ces présents de Dieu ! » J’étais heureux, moi aussi. Nous nous allongeâmes sur la mousse, au milieu des fougères. Nous ne parlions pas. Nous regardions au-dessus de nous les cimes des sapins se balancer, les oiseaux voler de branche en branche. La jeune fille poussa un petit cri : – Oh ! Il m’a piqué sur le menton ! Sale petite bête, vilain petit moustique !- Puis je lui vis faire un geste vif de la main. – J’en ai attrapé un, Werner ! Oh ! regardez, je vais le punir : je lui – arrache –les pattes – l’une – après – l’autre… » et elle le faisait [17] . »

Par l’intermédiaire de sa « jambe raide », Werner se double du personnage extra-textuel – mythologique – d’Œdipe, l’homme au pied enflé. Cette déficience au niveau physique désignant le caractère imparfait de l’Homme (Oedipe est une métaphore du genre humain). Ainsi, Ebrennac appartient à l’humanité à la fois belle et misérable. C’est un représentant de l’humanité avec sa force et avec sa faiblesse, dans tous les sens : psychique et physique.

Von Ebrennac est un personnage ambigu. Il a un côté « civil » très positif : il est artiste, sensible, romantique, intelligent et beau. Mais il a aussi un côté « militaire » négatif : c’est un officier allemand, donc un ennemi, au service des nazis.

Oedipe aussi est un héros et un antihéros à la fois.

Tous les deux donnent une impression trompeuse, mais malgré tout ils inspirent des sentiments positifs, ou tout au moins de la compassion.

Pour que finalement « la lumière succède aux ténèbres », Ebrennac doit faire retour sur sa vie, ses émotions, ses doutes – à voix haute, sans honte, ni tristesse face à une femme qu’il respecte, qu’il admire. Car tout concourt, nous semble-t-il, à suggérer qu’il recherche le regard et l’écoute de la mère qu’il n’a pas eue, afin de voir le monde non plus avec des yeux et un cœur rempli de rêves, mais surtout avec une âme libérée.

Tout comme Oedipe, Ebrennac, à la fin de l’histoire, se rend compte de son erreur. Il comprend qu’il a vécu dans l’illusion, dans le mensonge et dans l’aveuglement inconscient. Cette révélation, pour Œdipe, s’est produite quand Créon est rentré de Delphes où il avait été envoyé pour demander ce qu’il fallait faire afin de sauver Thèbes de la peste. Pour Von Ebrennac, c’est l’épreuve douloureuse du voyage à Paris qui sera révélatrice.

Quand von Ebrennac se rend compte de la réalité du nazisme, il se sent déçu comme un amant trahi. Il est conscient de son erreur, mais il est incapable de réagir d’une façon adéquate. Il ne tente même pas de changer le cours de son destin :

« J’ai fait valoir mes droits, dit-il avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division de campagne. Cette faveur m’a été enfin accordée : demain je suis autorisé à me mettre en route. Je crus voir flotter sur ses lèvres un fantôme de sourire quand il précisa : pour l’enfer [18]. »

Werner von Ebrennac représente l’homme modelé par une idéologie. Dans ce cas-ci, celle du nazisme. Car l’être humain est un produit social : c’est à travers l’éducation que la société transmet ses valeurs.

Ce personnage ne va pas jusqu’à répudier positivement l’idéologie du nazisme, et c’est pour cela qu’il n’a pas la force de rompre avec elle. Il n’a pas le courage de faire ce saut qualitatif qui le conduirait à devenir le héros libérateur (cf. Prométhée). Au lieu de combattre le monstre et de s’unir à la Résistance française, dévoré par les remords stériles, il préfère aller mourir sur le front russe : il est donc, à notre sens, un anti-héros.

Notre officier a pris une décision qui constitue une sorte d’évasion finale de la réalité ; mais il a aussi livré un combat et effectué un voyage initiatique. Ebrennac est ainsi devenu, comme le narrateur et sa nièce, une victime de la guerre.

3.2. L’ONCLE – NARRATEUR

Le personnage de l’oncle est, à notre avis, le plus complexe à interpréter – peut-être parce qu’il a été choisi par l’auteur comme narrateur ? Il pourrait être considéré comme le personnage principal de l’œuvre, car, de la première ligne à la dernière, il nous raconte l’histoire sans se priver de nous donner son point de vue, ses sentiments et ses jugements sur les événements. A travers les réflexions de l’oncle on perçoit clairement la pensée de Vercors, mais à cause de son faible caractère – il est souvent dominé par sa nièce ou par les événements -, il laisse l’histoire suivre son cours, sans s’impliquer dans la dure et radicale décision du début, de ne JAMAIS s’adresser à l’ennemi.

« D’un accord tacite nous avions décidé MA NIECE et moi de ne rien changer à notre vie… [19] . »

« Ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique. Elle ne jeta pas les yeux sur lui, pas une fois [20] »

L’oncle est le personnage le plus âgé, celui qui devrait donner l’exemple, le chef de famille ; mais, encore plus que Werner von Ebrennac et sa nièce, il subit un manque. Il vit presque une vie de couple avec sa jeune nièce et il a un caractère faible, ce qui l’amène souvent à douter de ses premières décisions.

Il accepte de garder le silence, de faire semblant que l’officier n’existe pas, par convenance ; il y est contraint par la situation, mais du point de vue humain on perçoit chez lui tout au long de l’œuvre une grande hésitation et le désir de communiquer avec Ebrennac.

« Je terminai silencieusement ma pipe. Je toussai un peu et je dis : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot. »  Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir [21] .»

Si l’on suit l’évolution de sa relation avec son hôte, on a l’impression que son choix lui a été dicté par les circonstances ; on le sent beaucoup moins déterminé que sa nièce. Dès le début, il essaie de trouver des justifications au jeune homme. Il le trouve « convenable [22]» et commence à penser à lui et à s’en préoccuper. Ceci est en opposition avec l’attitude hostile qui consisterait à maintenir le silence envers l’ennemi.

Il refuse toute communication, mais est beaucoup plus bouleversé par la présence de l’officier que ne l’est sa nièce qui, jusqu’au dernier chapitre, reste fidèle à leur engagement.

« Malgré moi, j’imaginai l’officier dehors, l’aspect saupoudré qu’il aurait en entrant [23] .»

« L’avouerai-je ? Cette absence ne me laissait pas l’esprit en repos. Je pensais à lui, je ne sais pas jusqu’à quel point je n’éprouvais pas du regret, de l’inquiétude [24] . »

L’oncle est un homme étrange, qui boit du café avant de se coucher et du lait au réveil. Il vit avec sa jeune nièce presque comme s’ils étaient mari et femme, ou comme un père et une fille ; et cette situation « anormale » conduit notre analyse, une fois de plus, à se focaliser sur un éventuel complexe d’Oedipe.

« Elle venait de me servir mon café comme chaque soir (le café me fait dormir)  [25]. »

« Il était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale [26]. »

On sent naître en lui des sentiments envers W. von Ebrennac, de la même manière qu’en Ebrennac naissent des sentiments pour sa nièce. Mais ces sentiments sont-ils des sentiments paternels ou ne s’agit-il pas plutôt d’une véritable attirance homosexuelle qui serait, en ce cas, inévitablement « censurée », refoulée ?

Au cours des premières lectures de l’œuvre, nous ressentions l’envie de l’oncle de rompre le silence comme la naissance de sentiments paternels envers Werner von Ebrennac, mais en analysant ses commentaires, nous avons ensuite interprété ses réactions et son attitude comme la naissance d’un amour interdit.

  • Nièce/France
  • Oncle/Vercors
  • W von Ebrennac/Allemagne

Le « Silence de la mer » est une tragédie basée sur l’impossibilité, sur le non aboutissement des sentiments entre les personnages mais aussi une splendide analyse de soi et donc comparable à une forte lumière au bout d’un tunnel.

3.3 LA NIECE

Le personnage de la nièce, qui n’a pas été innocemment choisi, nous montre cette France fière et fidèle à elle-même, qui ne se laisse pas impressionner par le caractère dramatique voire tragique des événements. Elle demeure fidèle et maternelle jusqu’à la fin. Mais il ne s’agit pas d’une France statique. Non, au fur et à mesure que la lecture avance, on peut capter très subtilement toutes les évolutions que subit ce personnage énigmatique et silencieux.

Un personnage symbolique

Elle jongle en un perpétuel « va et vient » entre différents personnages : on la voit passer de son rôle de « nièce initiatrice », à ceux de Pénélope, Ariane, Vesta, Cassandre. Elle est vierge et mère à la fois. Elle exerce le rôle de médium entre ce monde et l’au-delà. Elle est aussi la Belle qui, séduite par l’amour de la Bête, la sauve d’une terrible fin : l’enfer.

« Il y a un très joli conte pour les enfants, que j’ai lu, que vous avez lu, que tout le monde a lu… « Chez moi il s’appelle Das Tier und die Schöne, la Belle et la Bête [27]. »

« Ses pupilles, (celles de la jeune fille) amarrées comme, dans le courant, une barque à l’anneau de la rive, semblaient l’être par un fil si tendu, si raide, qu’on n’eût pas osé passer en doigt entre leurs yeux [28]. »

« Il fut un moment la porte ouverte ; le visage tourné sur l’épaule, il regardait la nuque de ma nièce penchée sur son ouvrage…[29]. »

Ainsi, le personnage de la nièce n’est pas seulement une femme, elle est aussi un symbole de toutes les valeurs positives, une sorte de guide pour von Ebrennac.

Dans son esprit, la nièce est sans doute une femme, la femme aimée, mais elle est sublimée par son âme poétique.

Une héroïne héroïque

La décision de la nièce de maintenir le silence est irrévocable, beaucoup plus que celle de l’oncle qui, comme narrateur, nous fait connaître ses impressions.

Elle s’enveloppe dans un silence total, non seulement par rapport à l’officier ennemi, mais également par rapport à son oncle et au lecteur. Elle représente l’image de la force et de l’amour ; et W.V. Ebrennac vit pour contempler cette jeune fille qu’il admire profondément. Il ressent le besoin de découvrir l’image de la Femme, de la respecter et d’en déceler tout le charme, c’est pourquoi il la contemple attentivement pendant six mois.

« Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce immanquablement sévère et insensible  [30]. »

Le lecteur perçoit assez clairement l’état d’esprit de Von Ebrennac grâce à ses monologues, pleins d’émotions ; mais en même temps, il devine ce qui se passe dans l’esprit de la nièce en déchiffrant le sens de ses mouvements. Il commence à vivre en elle.

L’image de la jeune fille est très symbolique, comme d’ailleurs toute la nouvelle de Vercors. On peut la comprendre de différentes manières, mais en fin de compte nous sommes d’avis qu’elle est au plus haut point positive et noble.

A notre avis, l’écrivain a délibérément donné à son héroïne des qualités symboliques car les mots amour, chasteté, bonté, justice, conscience, liberté son toujours rattachés aux mots : mère et patrie. Ainsi l’auteur ne trahit pas son style. En employant une langue symbolique, des procédés allégoriques, il laisse son lecteur comprendre que l’image de la nièce est pour lui l’image de la patrie, de la France.

Le langage somatique

Les yeux et le regard de la nièce ont une grande importance tout au long de l’œuvre. Sans jamais parler, elle arrive toujours à envoyer des « messages » à l’officier.

C’est presque comme si elle était dotée d’une vertu surnaturelle qui lui permettait de ne communiquer qu’avec le regard :

« Et ses yeux s’accrochèrent aux yeux pâles et dilatés de ma nièce [31]. »

« … et lentement elle leva la tête, et alors, pour la première fois, – pour la première fois – elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles [32]. »

Les yeux de la nièce sont une source de lumière pour Ebrennac, une lumière qui est symbole de connaissance, d’illumination intérieure. C’est pour cette raison que V.W. Ebrennac, dès le début, recherche un contact au moins visuel qui lui est refusé jusqu’au dernier chapitre.

Par sa froideur et par son silence, elle aide le jeune homme à s’analyser profondément, à se pencher sur sa vie afin de retrouver une objectivité totale. Elle illumine son chemin vers la découverte de son « être caché ».

Une moderne Antigone

En protestant par son silence contre l’occupant, la jeune femme ne lui laisse pas la possibilité d’entrer dans son âme. Von Ebrennac se contente de peu : de contempler son profil. De cette façon, l’auteur met l’accent sur la barrière qui se dresse entre eux.

Pourtant, tout au long de la nouvelle, Vercors nous fait comprendre que la nièce n’est une statue qu’à l’extérieur tandis qu’à l’intérieur elle a une énorme réserve de sentiments et d’émotions.

C’est par sa rigidité qu’elle amène W.V. Ebrennac jusqu’à une mort apparente. Apparente parce que physique, mais elle l’accompagne jusqu’à la fin vers la vie – la vie et l’épanouissement de l’âme. Si on devait comparer Ebrennac au personnage mythologique d’Œdipe, la nièce serait Antigone (sa fille) qui le prend par la main, le guide jusqu’au sanctuaire des Euménides, où il meurt. Cette scène signifie qu’il a finalement trouvé la paix dans une juste appréciation de sa faute, dans la connaissance et l’acceptation de soi-même et de son destin.

« Symbole de l’âme humaine et de ses conflits, symbole du nerveux capable d’égarement et de redressement, Œdipe entraîné par sa faiblesse dans la chute, mais puisant dans cette chute même sa force d’élévation, finit par faire figure de héros vainqueur [33]. »

Pour Vercors, cette jeune fille symbolise et incarne ce qu’aurait dû être la France : digne et silencieuse. Car, pour W.V. Ebrennac, ce pays a de grandes valeurs, il est à ses yeux le symbole de la Connaissance, de l’Ordre et de la Volonté divine, aussi bien que de l’Amour. C’est pourquoi, pour conclure notre analyse du personnage de la nièce, nous l’assimilerions volontiers à une image de rédemption : celle d’un être angélique, « sauveur surnaturel » du conscient et surtout du subconscient.

CONCLUSION

Si on se limitait à analyser « Le silence de la Mer » uniquement du point de vue littéraire, et en se basant sur le déroulement des événements entre les personnages de la nièce et de W. von Ebrennac, on pourrait sans hésiter considérer cette œuvre comme une tragédie. En effet, le jeune officier Allemand choisit la mort après s’être rendu compte des réelles intentions des nazis, il abandonne toute tentative de séduction envers la nièce et annonce son départ pour le front.

D’autre part, si l’on suit l’évolution que subit l’officier pendant ses six mois d’interminables monologues, on perçoit qu’en dépit des événements il est à la recherche de la vérité, de l’objectivité, qu’il veut se découvrir réellement. Il se laisse guider par le langage non-verbal de la nièce comme s’il guettait la rédemption de son âme avant d’affronter son destin. Durant toute l’œuvre, le jeune homme attend un signe de la part de son « ange » bien aimé ; il se rend au salon des deux Français quotidiennement afin d’établir un contact avec elle. Celle-ci se montre déterminée à rester silencieuse et lui refuse un regard, comme si elle attendait qu’il cesse de vivre dans un rêve impossible et se rende compte du caractère tragique des événements. C’est seulement au dernier chapitre, lorsque il revient de son voyage à Paris où il a rencontré ses compatriotes que W. V.Ebrennac confesse à ses hôtes qu’il a découvert la vérité. C’est alors seulement que la jeune fille accepte de lui accorder son regard :

« Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu…(…)

            « il faut l’oublier [34]».

« Et alors pour la première fois – pour la première fois – elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles [35] .»

L’officier était à la recherche de lui-même, de la vérité. Il avait vécu dans la naïveté ; son âme était troublée par l’obscurité du mensonge, mais, finalement, il parvient à sortir des ténèbres du non-savoir et à retrouver la lumière qui le guidera vers son avenir. Lorsqu’il rencontre les yeux de la nièce pour la première fois, il en est ébloui :

« Il dit (à peine si je l’entendis) : Oh welch’ ein Licht !, pas même un murmure ; et comme si en effet ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière, il les cacha derrière son poignet [36]

Il nous semble qu’ici plus qu’ailleurs la luminosité de son regard, sa puissance évoquent quelque chose de surnaturel.

Cette scène suggère la présence d’éléments religieux, comme si von Ebrennac était un pécheur qui, pendant six mois, avait essayé de libérer son âme du Mal afin de s’ouvrir l’accès au Paradis. C’est comme s’il avait attendu de recevoir le pardon divin afin de retrouver la lumière du Bien et de sortir des ténèbres du Mal :

« POST TENEBRAS LUX »

***

BIBLIOGRAPHIE

Oeuvre principale :

VERCORS, Le silence de la mer, Paris, Editions du livre de poche, 1991.

Ouvrages consultés :

CHEVALIER, J., GHEERBRANT, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/ Jupiter, 1992.

FREUD, Sur le rêve, traduction française, Paris, Gallimard, 1997, collection « Folio ».

FREUD, Sigmund Freud présenté par lui-même, traduction française, Paris, Gallimard, 1997, collection « Folio ».

***

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

1.1 Court résumé de l’histoire

  • Les personnages
  • Le décor

1 Les raisons qui nous ont amenée à faire une analyse psychologique de cette œuvre.

  1. LE TITRE : UNE CLEF DE L’OEUVRE ?

2.1 La polysémie du titre : trois interprétations possibles

2.2 Le silence de la mer

2.3 Le silence de la mère – Freud

2.4 Le silence de l’âme erre

  1. ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DES TROIS PERSONNAGES

3.1 Von Ebrennac

3.2 L’oncle-narrateur

3.3 La nièce

CONCLUSION

***

NOTES

[1] VERCORS, Le Silence de la mer, Paris, Edition du livre de poche, 1991, p. 26. Toutes les références au texte de Vercors renverront à cette édition. Par commodité, nous les signalerons en note par son titre abrégé : Silence.

[2] Silence, p.

[3] Silence, p.

[4] Silence, p.

[5] Silence, p.

[6] Silence, p.

[7] Ibid., p. 24

[8] Ibid., p.

[9] Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1969 et 1982, p. 685 : « Le pied… dans de nombreuses traditions sert à figurer l’âme, son état et son sort ».

[10] Silence, p. 23.

[11] Ibid., p. 20.

[12] Silence, pp.

[13] Ibid., p.

[14] Silence, p. 31.

[15] Ibid., p. 27.

[16] Ibid., p. 34.

[17]Silence, ce,ce

[18] Silence, p. 50.

[19] Silence, p. 23.

[20] Ibid., p. 24.

[21] Silence, p.

[22] Ibid., p.

[23] Ibid., p.

[24] Ibid., p. 41.

[25] Ibid., p. 18

[26] Silence, p., 51.

[27] Ibid., p. 29.

[28] Ibid., p.

[29] Ibid., p. 35.

[30] Silence, p. 23.

[31] Silence, p. 54.

[32] Ibid., p. 45.

[33] Paul DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1966, pp. 149-170 cité par Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, op. cit., p. 686.

[34] Silence, p. 45.

[35] Silence, p. 45.

[36] Loc. cit.

***

Université de Genève, Faculté des Lettres,  E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Gaia FOLCO pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

L’ambiguïté du personnage de Werner von Ebrennac et son conflit intérieur dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

« Le Bonheur a marché côte à côte avec moi;
Mais la Fatalité ne connaît point de trêve:

 Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,
 Et le remords est dans l’amour: telle est la loi.
Le Bonheur a marché côte à côte avec moi. »

Paul VERLAINE, « Nevermore »

 *

La nouvelle de Vercors « Le silence de la mer » est un des exemples très intéressants de la littérature française de l’époque de la Résistance contre les nazis. C’est un drame psychologique, une profonde analyse non seulement des personnages, mais aussi, à travers le destin des héros que l’auteur nous présente dans toute la complexité des problèmes de cette époque, de la tragédie des destins et de la force des êtres humains. Toute cette complexité est reflétée dans le personnage de l’officier allemand Werner von Ebrennac. Dès les premières pages, on perçoit l’ambiguïté de sa personnalité. Mais ce qui est plus intéressant, c’est qu’à travers les dialogues – ou plutôt les monologues – qui se succèdent jusqu’à la fin du livre, son esprit connaît un douloureux cheminement de l’inconscience vers la conscience. Finalement, le héros choisit la mort pour punition de son aveuglement. Toute la construction du récit repose sur deux genres de transformations :

TRANSFORMATION

avant ————————–>          t       ————————->  après
situation                                                                                           situation finale
initiale

contenu corrélé                                                                              contenu posé

  • Situation initiale :

L’apparition de von Ebrennac dans la maison. Il fait la connaissance de l’oncle et de la nièce.
Les premiers portraits des personnages.

Contenu corrélé : toutes les longues soirées pendant lesquelles von Ebrennac parle, ou plutôt réfléchit à haute voix sur les « sujets qui habitaient son coeur« .

Contenu posé : à la suite de son voyage à Paris, où il a rencontré les nazis et constaté son opposition à leurs principes et à leur doctrine, il commence à voir clairement toute l’horreur du nazisme.

  • Situation finale :

Sa décision de partir pour le front russe et son départ. On peut dire que cette transformation dans le récit est une transformation progressive :

– l’oncle et la nièce  et von Ebrennac  = ennemis

vs

– l’oncle et la nièce  et von Ebrennac = amis

** — **

Dès le début de la nouvelle, l’auteur essaye, par différents moyens, de montrer les contradictions et l’ambiguïté de von Ebrennac : bien qu’allemand il porte un nom français

« Il dit : « Je me nomme Werner von Ebernnac. »
J’eus le temps de penser, très vite : « Le nom
n’est pas allemand. Descendant d’émigré protestant ? »

Tout son portrait est une contradiction :

  • Il est blond mais ses yeux sont dorés :

« on ne voyait pas les yeux… Ils me parurent clairs. »

  • Sa manière de s’habiller : en civil vs en uniforme

« Sans doute n’avait-il pas voulu paraître à nos yeux sous son uniforme… Il était en civil. »

  • Sa voix : chantante vs bourdonnante

« L’ensemble (sa voix) ressemblait à un bourdonnement plutôt chantant. »

  • sa profession : musicien vs homme de guerre

« Cela (la musique) est toute ma vie, et, ainsi, c’est une drôle de figure pour moi de me voir en homme de guerre. »

Ce qui est également très important – et qui apparaît dès le début -, c’est sa jambe raide : Von Ebrennac est boiteux. Parmi les nombreux symboles que comporte le code symbolique du récit, la jambe raide représente, d’un côté, un trait personnel de von Ebrennac et, de l’autre, elle réfère à l’axe principal de la psychanalyse. En effet, le boiteux est un homme qui compense son infériorité (l’âme blessée) par la recherche active d’une supériorité dominatrice. C’est là une référence au complexe d’Oedipe. C’est aussi le symbole de son refus définitif de voir : le regard intérieur de l’aveugle. C’est la marque d’un handicap psychique. Dans la nature de von Ebrennac, il y a deux origines : païenne et religieuse, terrestre et divine. Son esprit est partagé, déchiré en deux parts qui se contredisent et luttent en lui.

Von Ebrennac aime la France comme un fils :

 » … j’ai besoin de la France… Comme le fils d’un village pareil à ce village… »

Tout au long du récit, on constate qu’il est à la recherche de la mère qui lui a manqué dans son enfance. Car notre héros ne parle jamais de sa mère, qui est allemande. Il voudrait être le fils adoptif de la France, mais à cause de son ambiguïté, il veut aussi conquérir la France. On voit bien qu’existe en lui le désir d’une femme. La France se présente pour lui sous deux visages : la France comme mère, et la France qu’il désire comme homme, d’un amour d’amant pour la nièce. Et von Ebrennac souffre car, inconsciemment, il ressent une dysphorie. Il est un étranger pour tout le monde. Certes, il y a absence de communication avec la nièce et l’oncle, mais il n’y a pas non plus de communication – ou plutôt de compréhension – avec les Allemands, ses compatriotes. Et il est bien conscient de cette situation, qui le fait souffrir.

Toutes les choses qu’il aime, qui lui sont chères, connaissent la même dualité (dédoublement) : la musique allemande est d’origine inhumaine : qu’il s’agisse de Bach, dont la musique est religieuse et divine, ou de la musique de Wagner avec ses mélodies fortes et expansives, mais qui ont un caractère terrestre et païen. Von Ebrennac aime la musique ; il ne peut pas s’en passer, elle est une partie inséparable de son âme, mais, en même temps, il y a là une contradiction :

 » – Bach… Il ne pouvait être qu’Allemand. Notre terre a ce caractère : ce caractère inhumain… pas à la mesure de l’homme. »« Je veux faire, moi, une musique à la mesure de l’homme : cela aussi est un chemin pour atteindre la vérité. C’est mon chemin. »

Von Ebrennac est allemand sans l’être.

Voici une autre opposition : il n’a jamais aimé les grandes villes et pourtant il y a vécu. Parmi les nombreuses villes où il est allé, celle qu’il a le plus aimée, c’est Prague. Encore une contradiction : c’est une ville slave ; or la nation slave aurait dû disparaître du visage de la terre, selon Hitler. Et il est vrai que la ville a beaucoup souffert pendant la guerre et après. Pourtant,

« aucune autre ville n’a autant d’âme », dit l’officier.

Ensuite, il parle de Nuremberg, la capitale de la « peste » :

 » … Nuremberg … c’est la ville qui dilate son coeur, parce qu’il retrouve là les fantômes chers à son coeur… « 

Les fantômes de Nuremberg – L’âme de Prague – L’immatérialité divine de Chartres : Von Ebrennac commence son ascension vers Dieu par la recherche de l’âme, en se posant des questions et en réfléchissant sur les problèmes de sa nature. Pour lui, c’est une chose qui a une signification d’une importance vitale. Si l’on tue l’âme d’un être humain, l’on n’a plus qu’une bête devant soi.

« Pourquoi aimé-je tant cette pièce ? … cette pièce a une âme. Toute cette maison a une âme« 

« Cela (la musique) nous fait comprendre, non : deviner … pressentir ce qu’est la nature.. désinvestie… de l’âme humaine. »

Grâce à ce parcours de son âme vers la perfection, et par la recherche de son chemin, le héros accède à un niveau différent de l’existence. Cependant, sa transformation n’est pas encore définitive. Son idéalisme et sa naïveté ne lui permettent pas encore de voir clair ; il est encore un Oedipe voyant. Il est si naïf qu’il ne se rend pas compte de ce qu’est l’époque dans laquelle il vit et de l’horreur qui l’entoure. Ses idées, parfois, sont si idéalistes qu’on a l’impression qu’il a passé sa vie dans les nuages. Le fait qu’il ne comprenne pas la situation qui prévaut autour de lui est étonnant. Par exemple, lorsqu’il mentionne le conte « La Belle et La Bête« . La Belle, pour lui, c’est la France, la Bête : l’Allemagne :

 » … oh! elle (la bête) n’est pas très dégrossie! Elle est maladroite, brutale, elle paraît bien rustre auprès de la Belle si fine! … Mais elle a du coeur elle a une âme qui aspire à s’élever. »Et ensuite :« Elle (la Belle) sent moins la patte pesante, moins les chaînes de sa prison … Elle cesse de haïr, cette constance la touche, elle tend la main … Aussitôt la Bête se transforme… »

Il faut être vraiment aveugle pour ne pas voir la réalité et croire qu’un conte si beau – mais si naïf et irréel – peut changer le monde. Il lui arrive même de dire des phases qui nous paraissent absurdes :

 » – Les obstacles seront surmontés, dit-il. La sincérité toujours surmonte les obstacles. »

Pourtant, le rôle le plus important, si l’on veut comprendre la transformation progressive de von Ebrennac, est joué par le personnage de la nièce. Leurs relations sont très complexes car tous les deux ont une personnalité forte et originale. Sans qu’ils communiquent directement, il s’opère entre eux une transmission des messages. Quelle que soit l’opposition ou la transaction, la confrontation des Sujets a toujours pour résultat le transfert d’un Objet valorisé d’un Sujet (von Ebrennac) à l’autre (la nièce). La nièce, pour von Ebrennac est un exemple de beauté et de force morale. Sa beauté intérieure est beaucoup plus saisissante car elle est celle d’un être humain qui vit, qui souffre, qui aime enfin. En revanche, sa beauté extérieure, c’est la beauté d’une statue froide et indifférente. Leur conversation muette est quelque chose de très important pour tous les deux. Lui, il veut la conquérir ; elle, résiste, mais il existe déjà entre eux un contact humain, une espèce d’attirance et d’amour.

« Il faudra vaincre ce silence (de la demoiselle silencieuse). Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît. »

« Ma nièce le sentait. Je la voyais légèrement rougir, un pli peu à peu s’inscrire entre ses sourcils. »

A la fin du récit, la transformation touche les deux personnages, et il est certain que cette rencontre les marquera pour le reste de leur vie.

Le sort d’un Sujet connaît au cours d’un récit une succession de phases d’amélioration. Pour von Ebrennac, la phase la plus importante de l’amélioration – le moment décisif – est son voyage à Paris. C’est à ce moment-là qu’il commence à voir clair, c’est à Paris qu’il découvre le vrai et l’horrible visage du nazisme. Toutes ses idées, ses idéaux, son système d’appréciation du monde, tout cela s’écroule ; il ne sent plus la terre sous ses pieds. Comment les gens avec lesquels il croyait avoir partagé ses espoirs peuvent-ils être si cruels, si violents ? Et, pour lui, le plus effrayant, c’est qu’ils veulent détruire l’âme humaine.

« Nous échangeons leur âme contre un plat de lentilles! »« J’ai dit : « Avez-vous mesuré ce que vous faites? L’avez-vous MESURE ? »

Pour les nazis, il n’est pas de leur race :

« Nous ne sommes pas des musiciens! » clament-ils avec mépris.

Comme si le fait d’être un musicien signifiait pour eux avoir un défaut ou commettre un crime.

« Ils rirent très fort ».

Tout à coup, Werner von Ebrennac voit clairement l’effrayant côté de la nation dont il fait partie. Il est gêné d’être allemand. Pourtant, il a assez de force de caractère, de dignité et d’honnêteté pour confesser ses erreurs :

« Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu…il faut l’oublier. »

Par quelle horrible souffrance il a dû passer pour découvrir cette terrible vérité. Mais on sait que l’enfant naît aussi dans la souffrance, et ce n’est pas un hasard si, dans le dernier chapitre, apparaît le thème de la pluie qui symbolise le baptême d’un nouvel être humain : une nouvelle âme est née. C’est aussi la purification de cette âme qui découvre une certaine unité – dans sa prise de conscience.

« Une pluie régulière et entêtée, qui noyait tout à l’entour et baignait l’intérieur même de la maison… « 

Maintenant, il est bien conscient qu’il n’y a pas d’espoir:

« …- comme un cri : « Pas d’espoir! »Sa décision est prise, « une décision sans retour ».

Tout le dernier chapitre est bâti sur de très forts contrastes pour marquer l’augmentation de la tension, comme un crescendo dans une symphonie des sentiments.

« …le moment où, par le seul geste de frapper, il allait engager l’avenir… »

  • visage vs main :

 » … le visage si froid, si parfaitement impassible, qu’il ne semblait pas que le moindre sentiment pût l’habiter. »« … les doigts de cette main-là se tendaient et se pliaient, se pressaient et s’accrochaient, se livraient à la plus intense mimique tandis que le visage et tout le corps demeuraient immobiles et compassés. »

  • la voix : douce et malheureuse vs inopinément haute et forte
  • sa manière de s’habiller :« J’imaginais le voir en civil et il était en uniforme. »

Ce sont les oppositions figuratives – « visage » vs « main » – qui représentent les oppositions thématiques : communication vs non-communication, amitié vs inimitié, etc.

Von Ebrennac est bouleversé ; il ne sait plus où il est. Il s’agite de tous les côtés « comme un oiseau de nuit égaré » :

« Enfin il sembla trouver refuge sur les rayons les plus sombres, – ceux où s’alignent Racine, Ronsard, Rousseau. »

Ce n’est pas un hasard si ces écrivains se trouvent dans les rayons les plus sombres, car leur siècle était le siècle des Lumières, un siècle extrêmement cultivé. Et maintenant, c’est l’ombre de la barbarie, de la terreur et de la mort qui plane sur le monde :

« Ils (les nazis) éteindront la flamme tout à fait! … L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière! »

La tragédie de von Ebrennac ? Il est conscient de son côté Allemand. Il sait qu’il ne pourra pas échapper à la part bestiale qui existe en lui : il est prisonnier de lui-même et il le restera toujours. C’est pour cette raison qu’il ne trouve pas la tranquillité et qu’il souffre autant. C’est aussi ce qui le décide à partir pour le front russe. Jusqu’à cette dernière décision, il reste Wagnérien : il faut mourir avec le monde.

« Ainsi il se soumet. Voilà donc tout ce qu’ils savent faire. Ils se soumettent tous. Même cet homme-là. »

Il choisit la mort pour punition de ses péchés. Mais on peut se demander si cette mort est la seule solution qui s’offre à lui pour se purifier. Ne serait-ce pas une sorte de fuite, une solution – peut-être la plus simple – qui consisterait à se suicider en acceptant la destruction du monde ? Mais, avant partir, il a encore un dernier rôle à jouer : celui de prédire la fin du nazisme. Bien qu’il le fasse (suprême ruse de l’inconscient ?) en reprenant les paroles mêmes des nazis, l’officier allemand von Ebrennac prédit et prévoit l’ignominieux destin et l’avenir d’une race qui se dit « supérieure » :

« Voilà le grand Péril! Mais nous guérirons l’Europe de cette peste ! Nous la purgerons de ce poison ! »

Nous savons qu’il va mourir. Et peut-être y a-t-il déjà dans le texte un présage de sa mort :

« Il avait rabattu la porte sur le mur et se tenait droit dans l’embrasure… »

Sa position « dans l’embrasure » est très symbolique. Peut-on y voir (au niveau du signifiant) un défi lancé ou relevé, celui de l’épreuve du feu (« embraser ») symbolisant la lutte contre le mal ? Son échec sur le plan pragmatique s’opposerait ainsi à sa victoire sur le plan cognitif.

A notre avis, il est possible d’établir un parallèle entre von Ebrennac et l’un des fabuleux personnages de Dostoievsky : Rasskolnikoff (de « Crime et Châtiment« ) . Tous deux vivent la tragédie de la duplicité de leur âme. Le nom de Raskolnikoff est d’ailleurs symbolique car (« raskol » signifie « schisme ») : il est trop humain pour se permettre « le sang en conscience »; quant à notre héros, von Ebrennac, il est trop bon pour devenir un nazi. Son côté humain ne lui permet pas de passer la frontière, et de franchir le seuil du Mal :

« …et il sortit, de sorte que la dernière image
que j’eus de lui fut une image souriante… »

CONCLUSION

L’ouvrage illustre parfaitement la dialectique de la transformation progressive, à la fois duelle et complémentaire, dans la communication intra-personnelle et inter-personnelle. L’officier von Ebrennac parcourt un chemin qui conduit à la purification. Il nous offre un bel exemple de la renaissance d’une âme humaine.

*

BIBLIOGRAPHIE :

CHEVALIER, Jean, Dictionnaire des symboles, Paris, Jupiter/Laffont, 1969.

EVERAERT-DESMEDT, Nicole, Sémiotique du récit, Paris,
Editions Universitaires, 1989.

JAKOBSON, Roman, Essais de linquistique générale 2, Rapports internes et externes du langage, Paris, Les éditions de minuit, 1973.

FROMM, Erich, Avoir ou Etre , Paris, Robert Laffont, 1991

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Ekaterina KROUPINA dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff (Certificat d’Etudes Françaises)

 

Le langage du silence dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

Le silence est omniprésent dans l’ouvrage. Tout d’abord dans le titre, énigmatique ; ensuite, le mot lui-même ou ses dérivés apparaissent au moins 27 fois dans le texte sans compter les allusions indirectes au silence.

A./ Le premier type de silence, le plus manifeste, est celui qu’opposent le narrateur et sa nièce – comme arme de résistance passive – à l’occupant allemand personnifié par von Ebrennac, qui a réquisitionné leur maison. Le narrateur donne la clé du titre dans le passage suivant :

« Certes, sous les silences d’antan, – comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes dans la mer, – je sentais grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent » (P.55).

La mer, n’est-elle pas d’ailleurs appelée « le monde du silence » ? Mais, sous le calme apparent du monde sous-marin, son silence est habité de passions, de conflits, de drames : ceux de la vie et de la mort. La résistance passive du silence du narrateur et de sa nièce n’atteint pas son but – ignorer l’intrus, le nier ; bien au contraire, la communication s’établit. D’abord, le silence les met en situation d’entendre puis d’écouter le monologue de von Ebrennac et d’observer son comportement. Certes, il y faut encore leur réceptivité, mais celle-ci s’installe progressivement car cet Allemand n’est pas le monstre escompté ; au contraire, il fait preuve de respect, d’humanité, d’idéalisme, de sensibilité et de culture – toutes qualités qui ne peuvent que troubler le silence des protagonistes.
Dans ce premier type de silence, on peut donc distinguer les trois catégories suivantes:

1 ) Le silence du narrateur et de sa nièce vis-à-vis de l’officier :

c’est le mutisme de la résistance envers l’occupant allemand. Il se transforme petit à petit en écoute et en observation et, enfin, en sympathie :

« Ma nièce ouvrit la porte…et commença de gravir les marches, sans un regard pour l’officier, comme si elle eût été seule » (P.23).
« C’était la longue rhapsodie de sa découverte de la France … et l’amour grandissant chaque jour qu’il éprouvait…Et. ma foi, je l’admirais... » (p.38).

 » … je voyais cette main, mes yeux furent saisis par cette main…à cause du spectacle pathétique qu’il me donnait et que démentait pathétiquement toute l’attitude de l’homme… » (p.51).

2) Le silence entre le narrateur et sa nièce :

– L’objectif premier qui s’impose à eux peu à peu, est d’éviter les désaccords face à l’officier allemand afin de renforcer leur solidarité :
« Elle (la nièce) haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je (le narrateur) me sentis presque un peu rougir » (p.29).

– un autre objectif est d’éviter de dévoiler leurs sentiments envers l’officier ou de s’avouer leur compromission avec l’ennemi :

 » … je ne sais pas jusqu’à quel point je n’éprouvais pas du regret, de l’inquiétude. Ni ma nièce ni moi nous n’en parlâmes. Mais (…) je voyais bien (…) qu’elle non plus n’était pas exempte de pensées pareilles aux miennes  » (p.47)

 » (…) elle ne cessa de lever les yeux de son ouvrage … pour tenter de lire quelque chose sur un visage que je m’efforçais de tenir impassible. »  (pp. 47- 48)

– Enfin, le silence devient une manière de perpétuer la relation avec l’officier née et développée dans cette communication non verbale ; ou bien il exprime un sentiment de culpabilité, d’impuissance et de regret, ou enfin la perte de l’espoir :

« Elle me servit en silence. Nous bûmes en silence. Dehors luisait au travers de la brume un pâle soleil. Il me sembla qu’il faisait très froid.  »  (p.60).
 » – (et nous étions en juillet)  » (p.49)

3) Le silence de l’officier envers le narrateur et sa nièce :

– premièrement, c’est un silence rêveur, méditatif :

« Il s’attardait toujours un peu au seuil … Il regardait autour de lui. Un très léger sourire traduisait le plaisir qu’il semblait prendre à cet examen… » (P.25).

« Il parut, dans un silence songeur, explorer sa propre pensée » (p.36).

– Son silence coupe également le silence des autres et crée une atmosphère suffocante :

« ...quand parfois il laissait ce silence envahir la pièce … comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s’y trouvait le plus à l’aise » (p.38).

– Son séjour à Paris (son absence) est représenté par un chapitre blanc, à l’exception d’un passage d’Othello qui est prémonitoire :

« Othello: Eteignons cette lumière, pour ensuite éteindre celle de sa vie. »

– Le silence après son retour de Paris est le silence de  » l’amer  » et de  » l’âme erre  » : la désillusion, le conflit intérieur et sa résolution dans la volonté d’auto-destruction et d’autopunition le réduisent au silence.
– A la fin, le silence oppressant face aux hôtes est annonciateur de son départ et de la mort-silence-éternel qu’il a choisis :

« Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu » (p.55).

« Son bras se leva vers l’Orient, – vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres » (p.58).

On peut aussi, à la lumière des développements ci-dessus, classer les rôles du silence ainsi :

1) le silence hostile, glacial dont la fonction est d’ignorer et d’anéantir l’autre;

2) le silence méditatif ou fécond qui permet d’observer, d’écouter, de songer, de donner libre cours à son imagination, comme protégé par le voile du silence :

« il (von Ebrennac) regardait la nuque de ma nièce penchée sur son ouvrage…Il ajouta, sur un ton de calme résolution : Un amour partagé » (p.41);

3) le silence révélateur comme un repli sur soi. Après son voyage à Paris, l’officier reste longtemps en silence ; cependant il cherche une voie pour sortir de sa désillusion. Quand enfin il est vis-à-vis du narrateur et de sa nièce, dans son monologue il dit et presque crie :

 » O Dieu,, Montrez-moi où est MON devoir « 

 » …Il regardait, avec une fixité lamentable l’ange de bois…. l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste…il précisa :
– Pour l’enfer.  » (P.58)

4) le silence de compréhension mutuelle et de connivence :

 » Othello : Eteignons cette lumière, pour ensuite éteindre celle de sa vie » (p.45)

 » Je (l’officier) suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne et une demoiselle silencieuse » (p.23)

« ...il avait montré par son attitude antérieure combien il en approuvait la salutaire ténacité… » (p.50)

5) le silence oppressant, suffocant, qui traduit une situation pénible, un conflit intérieur, une impuissance (être sans voix) et qui provoque des réactions :
quelqu’un est forcé de se déterminer, de se découvrir, de se trahir jusqu’à abolir le silence :

« Il (l’officier) ne bougea pas…Cela dura, dura, – combien de temps? … dura jusqu’à ce qu’enfin, la jeune fille (la nièce) remuât les lèvres : Adieu » (P.59)

On pourrait imaginer que l’officier manipule tous les silences des protagonistes autant par sa parole que par son propre silence dans ce huis-clos. Toutefois, la parole et le silence ne s’opposent pas systématiquement ; au contraire, ils sont les deux faces complémentaires d’une même réalité, comme le Yin et le Yan, la chair et le sang d’un corps : l’un procède de l’autre.
Dans la musique, par exemple, pour parvenir à une harmonie parfaite, il faut trouver le juste équilibre entre les notes et les pauses. Il est vrai que, selon la philosophie Zen, la Voie de la Connaissance passe par le coeur et l’intuition, sans le langage qui est source de confusion. Néanmoins, l’univers de la pensée humaine circule à un rythme différent de celui du cosmos ; celui-là est plutôt noologique. Or, la communication non verbale est souvent insuffisante, notamment entre gens de cultures différentes et en particulier de mentalités incompatibles. En ce cas, la parole aide non seulement à éclairer une situation, à dissiper un malentendu…

«  je me demandais avec stupeur s’il pensait au même tyran que moi. Mais il dit: votre Amiral –  » (p.43),

« ..je crus,- oui, je crus qu’il allait nous encourager à la révolte (…) Il le releva : J’ai fait valoir mes droits, dit-il avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division en campagne…  » (p.58)

…mais aussi à délivrer un souffle dans le dénouement tendu et tragique :

« Ses yeux étaient plus encore immobiles et tendus, attachés aux yeux,- trop ouverts, trop pâles – de ma nièce (…) la jeune fille remu[a] les lèvres (…) J’entendis: Adieu » (p.59).

B./ Le deuxième type de silence, par décomposition de la chaîne signifiante qui permet de découvrir un contenu latent, est  » le silence de la mère « . On peut le percevoir à plusieurs niveaux :

1) L’absence de référence à la mère de l’officier, est la conséquence de la sur-représentation du mâle/(mal) dans l’Allemagne nazie. L’officier cherche inconsciemment une image de la mère dans la France – métaphore de la mère – d’où il est peut-être originaire par son nom :

« Le nom n’est pas allemand. Descendant d’émigré protestant ? » (P.22).

La France qui lui offre un abri [la maison], la chaleur [le feu de la cheminée], l’attention [en silence] et la nourriture [de l’âme], tout ce qu’une mère peut offrir :

« Je n’ai pas chaud. Je me chaufferai…à votre feu » (p.26).

« Il faut la boire à son sein, il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels.. » (P.36).

Serait-il aussi possible qu’il cherche la Mère-culte marial symbolisée par la Cathédrale de Notre-Dame de Chartres ? La sur-représentation du culte païen [sur-homme] a-t-elle réduit le culte céleste au silence ?

« J’imaginais les sentiments de ceux qui venaient jadis à elle (Chartres), à pied, à cheval ou sur des chariots … je voudrais être leur frère » (P.39).

2) L’absence de la mère de la nièce peut indiquer l’état d’occupation de la France dont les enfants, telle la nièce, sont devenus en quelque sorte orphelins. On pourrait encore interpréter cette absence comme manifestant d’un côté, la résistance de la population dans cette région ou, du côté opposé, la collaboration de la France devenant mère indigne. Par ailleurs, il y a absence physique de la mère dans la maison de l’oncle.
Du point de vue des valeurs paradigmatiques, on peut comparer le silence et ses significations avec la parole et ses allusions sous la forme du schéma suivant :

SILENCE          vs           PAROLE

  • la Résistance vs l’Occupant (le claquement des
    talons des bottes militaires)
  • Observation vs Monologue
  • Nature/gestuelle vs Culture/langage
  • Englobé/intérieur, la maison/l’âme vs Englobant/extérieur/la guerre
  • la nièce : une demoiselle silencieuse vs la jeune fille allemande : irritable et cruelle
  • La voix de l’officier: bourdonnante et chantante
    communication non verbale : la musique/rhapsodie de sa
    découverte de la France et l’ouvrage :
  • Le silence de la mer vs communication verbale : la propagande allemande
  • Soleil/lumière/vie vs Pluie/eau/mort
  • La calme surface de la mer vs des bêtes dans la mer

Dans la dimension noologique du mot « silence », on peut développer une axiologie figurative selon le schéma suivant:

Pôle positif :

1. la Résistance :
 » comme un brouillard du matin, épais et immobile » (p.21) = le silence de la Résistance

2. l’âme de la France : grande et pure (p.41).

3. « J’étais (le narrateur) assis dans l’ombre » (p.21) = clandestin

4. « un ange lumineux, souriant de tranquillité céleste » (p.58)

5. le spirituel : « l’esprit ne meurt jamais… il renaît de ses cendres » (p.56)

6. « une statue animée » (p. 28)

7.  » des hommes de coeur révoltés »
: [Angus) (p.42)

8. la flamme de la cheminée, de la Résistance, de la passion, de l’âme (p. 31)

9. les partitions : VIII’ Prélude et Fugue de Bach : le cahier « que travaillait ma nièce avant la débâcle » (p. 35)

10. les beaux yeux gris de la nièce :
« Brillants et indignés » (P.29) = la résistance de la nièce.

11. les yeux dorés angéliques et souriants de l’officier. (p.51)

12. les mains tricotant de la nièce = le travail de Pénélope

13. les mains qui frappent et ouvrent
la porte (l’officier) : entrer en communication
l
14. désir de l’officier : rêve de nuit = rêve d’amour = conquérir la nièce

15. « ce novembre-là ne fut pas très froid » (P.21)

16. la neige est une dentelle en France (p.27) féminin

17. soleil : l’espoir, la lumière

Pôle négatif :

1. « des sentiments cachés, des désirs et des pensées » (p.55) = une affreuse oppression = le silence interrogatif (pp. 48-49)

2. l’âme de la nièce emprisonnée (p. 36)
un venin – « Nous (les hommes politiques) échangerons leur âme contre un plat de lentilles » (p. 56)

Conclusion

L’ouvrage illustre parfaitement la dialectique du silence et du langage, à la fois duels et complémentaires, dans la communication intra-personnelle et inter-personnelle. L’officier passe du langage au silence tandis que le narrateur et sa nièce passent du silence au langage, jusqu’au point de rencontre de ces deux trajectoires avec l' »Adieu » final de la nièce, qui est en même temps point de rupture…

Le langage du silence

***

UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Wan Ling SUDAN dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Analyse sémiotique du conte « Le loup » de Marcel AYMÉ extrait des « Contes bleus du chat perché »

INTRODUCTION

Le loup, animal presque magique, figure dans plusieurs récits littéraires comme le personnage du méchant. Quand nous écoutons parler du loup, nous imaginons immédiatement des histoires d’enfants et d’animaux qui ont été dévorés par cet animal. Plusieurs cauchemars enfantins entretiennent une relation avec la peur causée par la cruauté du loup.

Nous proposerons ci-dessous une analyse du conte “Le loup” de Marcel Aymé, qui fait partie du livre “Les contes bleus du chat perché”. Ces contes ont été publiés à partir de 1943 sous forme d’albums pour enfants. Il s’agit d’un conte simple qui se déroule à l’intérieur de la maison de Delphine et Marinette, protagonistes des tous les « contes du chat perché”.

L’auteur a utilisé le conte pour transmettre aux lecteurs en général et aux enfants en particulier un message très clair : le modèle de comportement “naturel” (comportement instinctif) d’une espèce (dans notre cas le loup), ne va pas changer pour des raisons culturelles. Chez l’animal, l’instinct ou les comportements naturels sont dominants.

Pour bien comprendre le message de ce conte, nous proposerons trois niveaux d’analyse : d’abord, l’analyse sémiotique, pour décrire les étapes de la création de la signification dans le récit. Ensuite, une interprétation du conte, afin de comprendre le cadre historique et culturel du texte ; enfin, une lecture psychocritique, pour analyser l’ enchaînement des idées sous-jacentes aux structures conscientes du texte.

I. BIOGRAPHIE DE MARCEL AYME

 

D’origine jurassienne, Marcel Aymé est né à Joigny en 1902.  Orphelin de mère à l’âge de deux ans, il a été confié à ses grands-parents côté maternel. Après une enfance campagnarde  pleine de conflits religieux dans le sein de sa famille, il rentre à Paris à partir de 1925.  D’une santé plutôt faible qui l’oblige à interrompre ses études, il essaie divers métiers dont celui de journaliste.

En 1928, il présente son roman  “Aller-retour” à un grand éditeur, Gallimard.  En 1929, il remporte le prix Théophraste Renaudot pour “La table aux Crevés”, ce qui lui permet de se faire connaître du grand public. Après le succès de “La Jument verte” (1933),  « où la sexualité est  source d’un comique satirique [1] »  il se consacre  entièrement à la littérature.

Pendant la guerre, il publie divers articles, des nouvelles, dont “Le passe – Muraille” , des romans (« La Belle image« , « Travelingue« , « La Voivre« )..  Il collabore à trois films de  Louis Daquin (« Nous les gosses », « Madame et le mort », « Le Voyageur de la Toussaint »). C’est au cours de cette période qu’il écrit “Les contes du chat perché

L’oeuvre d’Aymé est ample et comprend divers genres littéraires : des romans, des nouvelles, des essais, des contes. Il s’est aussi intéressé au théâtre et au cinéma pour lesquels quelques-uns de ses récits ont été adaptés.

L’œuvre d’Aymé dresse le constat pessimiste d’un monde médiocre. Elle est  caractérisée  par la clarté et la précision de la pensée et du  langage. L’auteur se distingue par « un grand classicisme qui n’exclut jamais le pittoresque, l’humour et l’ironie [2] ». Il a toujours  travaillé à préserver son indépendance d’esprit pour se maintenir éloigné des groupes politiques et littéraires.

Les compilations de nouvelles d’Aymé  sont toutes de premier ordre tels “Le Passe-muraille” et “Le vin de Paris”. Nous en trouvons des équivalents pour la littérature enfantine dans  “Les contes du chat perché” qui ont commencé à paraître en 1943 sous forme d’ albums. C’est dans ces contes qu’Aymé devient un ami de l’imagination et qu’il nous débarrasse de la lourdeur de la vie quotidienne.

Marcel Aymé est mort à Paris le 14 octobre 1967.

 

II.    LES CONTES DU CHAT PERCHE

 

Les « Contes du chat perché » sont parus pendant le période de la deuxième guerre mondiale. Ils sont destinés à un public plutôt enfantin. Les histoires qui sont racontées dans ces contes se déroulent dans des univers en même temps réels et imaginaires. Nous pouvons retrouver les endroits, les relations familières et les personnages humains dans le monde réel. Mais, les situations, les événements, les relations hors de la famille et les personnages des animaux sont issus du monde de l’imagination.

Ce sont les histoires de deux petites paysannes, Delphine et Marinette, qui grandissent à la ferme entre les conseils de leurs parents et l’amitié des animaux.  Il s’agit d’un monde presque paradisiaque car les animaux et les humains peuvent se parler et partager leurs intérêts et leurs sentiments. Ils peuvent même en arriver à l’amitié.

Les parents se trouvent à un niveau plus élevé que leurs filles et les animaux.   Ils conservent toujours leurs caractéristiques humaines et leur pensée reste toujours dans la logique des hommes.

Les fillettes sont des personnages ambigus. D’une part, elles représentent des personnages réels (ce sont les filles d’une famille d’agriculteurs, qui vont à l’école). Et, d’autre part, elles jouent le rôle de personnages de contes : elles vont changer le monde réel en celui de la fantaisie. Elles vont faire qu’une poulette devienne éléphant (L’éléphant) ou qu’un âne soit le représentant de la sagesse (Le mauvais jars). Elles-mêmes vont souffrir des conséquences de leur imagination quand elles se transformeront en âne et en cheval (L’âne et le cheval)

Les animaux conservent leurs caractéristiques “typiques” : le loup obéit à son instinct, le cheval et l’âne sont des bêtes de charge. Cependant, ils possèdent toujours, dans chaque conte, quelques signes distinctifs de l’être humain.  Ils peuvent parler, communiquer entre eux et avec les hommes. Ils réfléchissent et, dans plusieurs histoires, ils résolvent des problèmes.

Ces contes représentent un regard sur un monde dans lequel le quotidien se mêle au merveilleux et ils nous transportent au règne des rêves.

 

RESUME DU CONTE « LE LOUP »

Après la sortie des parents, les deux protagonistes du conte, Delphine et Marinette, restent toutes seules dans la maison. Le loup profite de cette situation pour aborder les enfants.

Malgré la mise en garde des parents, et après avoir réfléchi aux périls que le loup représente, les deux enfants le laissent entrer. Le loup devient un véritable camarade de jeu et un ami inconditionnel.

A l’heure de la rentrée des parents, le loup doit partir. Il s’en va, sans oublier de fixer un rendez-vous pour la semaine suivante.

De retour des champs, les parents n’imaginent pas ce qui s’est passé avec le loup. Comme ils ont le pressentiment de sa présence, ils insistent pour avertir leurs enfants de la méchanceté de l’animal. Néanmoins, Delphine et Marinette n’arrêtent pas de parler du loup ni de se rappeler leurs jeux avec leur « ami ».

A la prochaine sortie des parents, le loup se présente chez les petites. Sans aucune appréhension, les fillettes attendaient leur ami sur le pas de la porte. Tout va bien au début de cette nouvelle séance de jeu. Malheureusement, la décision de jouer “au loup” bouleverse la situation. L’animal retrouve son instinct et dévore les deux sœurs.

A leur retour, les parents trouvent le loup prisonnier dans la cuisine, la panse bien remplie. Ils lui ouvrent le ventre et laissent sortir leurs enfants. Après qu’on lui eut recousu le ventre, le loup est laissé en liberté. L’animal part en promettant qu’à l’avenir il se gardera de manger des enfants.

***

ANALYSE SEMIOTIQUE

 

L’objectif de l’analyse sémiotique est d’étudier les étapes de la création de la signification dans le récit.

1. STRUCTURE GENERALE DU RECIT

1.1. L’axe sémantique

 

La relation entre deux termes situés sur l’axe sémantique constitue la structure élémentaire de la signification.

 

                                    S____________________t____________________S’

 

Sujet d’état                                                             =             Le loup

Objet de valeur                                                 =             Les fillettes

Sujet opérateur de la transformation       =             La nature animale du loup (l’instinct)

 

                          S                                                                                            S’

               Dégradation                                                                 Dégradation

     [ (S V O) – (S V O) ]                                                           [ (S V O) – (S V O ) ]

 

La situation initiale “S” du conte est de disjonction car le sujet d’état est privé de son objet de valeur. Le loup (Sujet d’état) se trouve dans la forêt, son habitat traditionnel. L’animal est conforme à sa nature car il reste sauvage. Tant que l’animal demeurera dans sa condition primitive, il sera empêché de s’approcher de son objet de valeur.

Les fillettes (Objet de valeur) restent chez elles, à l’abri de leur maison et en compagnie de leurs parents. Tant que les fillettes seront avec leurs parents, elles resteront séparées du loup.

Tant que la situation restera telle qu’elle est dans la vie courante, il n’y aura aucun moyen pour passer à un état de conjonction. Le Sujet d’état (le loup) restera séparé de son Objet de valeur (les fillettes).

Si nous analysons le dénouement du conte, nous observons que la situation finale “S’ ” reste de disjonction. A la fin de l’histoire, le loup retrouve son état naturel (perdu pendant le déroulement du récit) et regagne la forêt. Les fillettes retournent à leur vie traditionnelle et restent à la maison avec leurs parents. Le Sujet opérateur n’a pas obtenu son Objet de valeur.

1.2. L’architecture du conte

 

A l’intérieur du conte “le loup”, nous avons trouvé cinq séquences différentes.

 

  1. a)

S1____________________t____________________S2

 

b)

S2____________________t____________________S3

 

Sujet d’état                                                            =             le loup

Objet de valeur                                                =            les fillettes

Sujet opérateur de la transformation       =             l’arrivée des parents

 

           S2                                                                                        S3

Conjonction                                                                 Disjonction             

[ (S V O) – (S ^O) ]                                                 [ (S ^ O) – (S V O) ]

 

La deuxième séquence se développe à partir d’une situation conjonctive car le loup détient son Objet de valeur. Au cours du déroulement du récit, la situation va se transformer en une situation disjonctive, parce qu’au moment où les parents arrivent le loup va sortir de la maison. Dans cette séquence, le Sujet d’état (le loup) est séparé de nouveau de son Objet de valeur (les fillettes)

 

c)

S3____________________t____________________S4

 

Sujet d’état                                                            =             le loup

Objet de valeur                                                =            les fillettes

Sujet opérateur de la transformation                        =             le retour du loup (amitié)

 

            S3                                                                                                 S4                 

Disjonction                                                                            Conjonction                       

       [ (S ^ O) – (S V O) ]                                                        [ (S V O) – (S ^ O) ]           

 

La troisième séquence se caractérise par le retour à une situation de conjonction. Grâce à l’amitié obtenue par le loup dans la première séquence, le Sujet d’état obtient de nouveau son Objet du désir.

d)

S4____________________t____________________S5

 

Sujet d’état                                                            =             le loup

Objet de valeur                                                =            les fillettes

Sujet opérateur de la transformation                        =             récupération de la nature

animale du loup

 

              S4                                                                                      S5                 

Remédiation                                                                Remédiation                        

[ (S V O) – (S ^ O) ]                                                   [ (S ^ O) – (S ^ O) ]           

 

Dans la quatrième séquence, le loup va perdre son “humanité” et va récupérer son instinct animal. Malgré ce changement, la situation de conjonction continue car l’action de dévorer les petites va faire que le Sujet d’état va obtenir son Objet de valeur. Bien que la situation soit dysphorique, elle continue à être de conjonction.

e)

S5____________________t____________________S6

 

Sujet d’état                                                            =             le loup

Objet de valeur                                                =            les fillettes

Sujet opérateur de la transformation       =             l’arrivée des parents

 

           S5                                                                                                  S6                 

Remédiation                                                                         Dégradation                      [ (S V O) – (S ^ O) ]                                                            (S ^ O) – (S V O) ]                                                            

La cinquième et dernière séquence va d’un état de conjonction vers un état de disjonction. Le loup, après avoir obtenu son Objet de valeur (les petites, car il les a dévorées), va le perdre. L’arrivée des parents va transformer de nouveau la situation, et cette fois, de façon définitive. Après avoir ouvert le ventre du loup et fait sortir les fillettes, les parents vont faire que le loup va se séparer des petites et retourner à son habitat naturel. La séparation finale du Sujet d’état de son Objet de valeur marque la fin du conte.

Si nous analysons l’architecture de l’ensemble du conte, nous trouvons que durant toutes les séquences le Sujet d’état et l’Objet de valeur ne se transforment pas. Le Sujet opérateur de la transformation est le seul élément qui connaît une évolution qui va avec le développement de l’histoire.

L’architecture de l’ensemble du conte se présente de la façon suivante :

 

S1_____t_____S2

S V O     S ^ O

 

S2_____t_____S3

S ^ O     S V

 

S3_____t_____S4

 S V O     S ^ O

 

S4_____t_____S5

 S ^ O     S ^ O

 

S5_____t_____S6                                           

S ^ O       S V O    

 

Le graphique représente l’évolution séquentielle du conte. La structure de l’histoire revêt la forme d’une échelle dans la mesure où la fin de chaque séquence marque le début de la suivante.

1.3. La segmentation du texte ( le code séquentiel)

 

Dans le récit, nous pouvons trouver une transformation générale qui apparaît si nous comparons la situation finale et la situation initiale. Néanmoins, nous pouvons distinguer d’autres transformations au cours de la lecture, cela veut dire qu’il y a des récits qui sont intégrés dans le texte global. L’intérêt de la segmentation est d’abord, qu’elle nous aide à analyser systématiquement le récit. Ensuite, elle fait apparaître une organisation du texte complémentaire, elle devient donc une première analyse. Enfin, la segmentation nous révèle le rythme du texte.

Dans le conte “le loup” nous trouvons à l’intérieur du récit une suite de transformations : « la situation résultant d’une première transformation constitue la nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante [1] »

Dans le conte d’Aymé, nous avons distingué six séquences.

Le passage de la première à la deuxième séquence est marqué par le changement d’une situation disjonctive à une situation de conjonction. Il s’agit du moment où Delphine crie par la fenêtre: « – Loup! on n’a plus peur… Venez vite vous chauffer [2] ».

Le passage d’une séquence à l’autre est également marqué par une disjonction spatiale car les enfants sont sorties de la maison et le loup va entrer dans la maison.

Le passage à la troisième séquence du conte se situe au moment de la séparation des trois amis : « Enfin, lorsque la plus blonde lui eut noué un ruban bleu autour du cou, le loup gagna la campagne et s’enfonça dans le bois… En rentrant à la maison, les parents reniflèrent sur le seuil de la cuisine [3] ».

Cette segmentation est marquée par trois disjonctions : la première est une disjonction actorielle car le loup sort de la maison et les parents y rentrent. La deuxième est une disjonction spatiale parce que le loup va retourner dans le bois. La situation qui était de conjonction va se transformer en situation de disjonction. La dernière est une disjonction logique marquée par l’opposition qui apparaît dans le texte sous la forme du connecteur “mais”.

La phrase qui marque la coupure entre la troisième et la quatrième séquence du conte est la suivante : « Le loup avait passé toute la matinée à laver son museau, à lustrer son poil et à bouffer la fourrure de son cou [4] ». Dans cette phrase, nous trouvons le loup dans son habitat naturel mais nous relevons aussi les marques de sa transformation. Ce segment se caractérise pour le retour à une situation de conjonction. Ceci nous amène à la séquence suivante.

La cinquième séquence commence au moment de la rencontre du loup avec les filles. “En arrivant à la maison, le loup n’eut pas besoin de cogner au carreau; les deux petites l’attendaient sur le pas de la porte[5].

Cette coupure est signalée par deux disjonctions. La première est une disjonction spatiale marquée par le franchissement de la porte de la maison. La deuxième est une disjonction actorielle parce que le loup rentre dans la maison. Durant cette séquence, le récit se poursuit dans une situation de conjonction.

La sixième séquence est signalée par le retour du loup à sa nature sauvage. Bien qu’il s’agisse d’une situation dysphorique, elle reste de conjonction. Il s’agit du moment où le loup obtient son Objet de valeur “naturel” (les petites comme nourriture).

Le paragraphe qui justifie la segmentation est le suivant : “Les petites n’avaient pas encore eu le temps de prendre peur, qu’elles étaient déjà dévorées… En rentrant les parents n’eurent qu’à lui ouvrir le ventre[6].

La disjonction qui marque cette coupure est uniquement actorielle : les petites, au moment où elles sont dévorées, quittent la scène, tandis que les parents reviennent.

La dernier segment est constitué par le dernier paragraphe du conte qui sert à introduire l’épilogue ou la morale de l’histoire.

 2. ANALYSE DU TEXTE

 2.1. Le niveau de surface (l’aspect textuel) : le niveau figuratif

 

Le niveau figuratif présente les personnages concrets dans un espace et un temps déterminé. “Au niveau figuratif les personnages sont mis en considération en tant qu’auteurs et l’on observe le déroulement concret de leurs actions, dans les lieux et les temps déterminés. Il représente des éléments reconnaissables dans le monde extérieur[7].

Au niveau figuratif, on aborde le contenu du texte tel qu’il est présenté dans le monde réel, cela veut dire tel qu’il serait accessible à nos sens : vue, odorat, ouïe, goût, toucher.

2.1.1. Les oppositions figuratives

 

L’analyse des oppositions figuratives se base sur l’observation et sur le principe structuraliste : “le sens provient des différences[1] L’analyse portera sur les traits figuratifs qui s’opposent.

2.1.1.1. L’espace textuel

 

Le code topographique dans le conte est marqué par deux espaces qui désignent chacun un monde différent.

D’un côté, nous avons l’espace extérieur, qui représente le monde naturel. Le loup appartient à cet espace. Tant que l’animal reste sauvage, il restera à l’extérieur. Dans l’histoire, nous trouvons un loup qui vient du dehors, qui appartient à la campagne et qui habite dans les bois.

L’espace extérieur du conte comporte une subdivision : le bois réel et un bois imaginaire.

Le bois réel, d’où vient le loup, est habité par d’autres animaux comme lui. La seule chose qui oblige le loup à sortir du bois est sa faim. Au moment de sa rencontre avec Delphine et Marinette, il était en train de chercher de la nourriture. La sortie du “bois réel” implique pour le loup, dans le conte, une transformation de sa nature.

Le bois imaginaire est le bois des comptines et des jeux d’enfants : le bois où habite le loup qui s’habille pour sortir et aller manger. Dans le conte, le loup va sortir du bois de la fantaisie (monde culturel) pour retourner à sa véritable nature. C’est le moment où il va manger les deux petites.

 

Sortir du bois réel                                     Entrer dans le monde de l’amitié

Monde naturel                                                                Monde culturel

 

 

Sortir du bois de la fantaisie                   Entrer dans le monde réel                          Monde culturel                                                Monde naturel

 

 

De l’autre côté, nous avons l’espace intérieur qui est représenté par la maison. L’endroit exact de la maison où se déroule l’histoire est, paradoxalement, la cuisine. Cet espace, qui représente la sécurité pour les enfants et qui est l’endroit où l’on prépare la nourriture des êtres humains, est le même espace où les petites seront dévorées par le loup.

Dans le jeu des espaces externes et internes, il y a deux traits d’union entre les deux mondes : la fenêtre, premier endroit où s’établit le contact entre le loup et les fillettes, est un point de communication qui reste fermé et qui, malgré sa transparence, empêche la rencontre des deux mondes. Néanmoins, c’est à travers la fenêtre que se noue le dialogue entre les petites et le loup. La fenêtre procure aux petites filles un sentiment de sécurité en même temps qu’elle permet le contact visuel et auditif.

Le deuxième point de rencontre est la porte qui, au contraire de la fenêtre, ne permet pas de voir l’autre monde, mais est le point de contact réel. Tant que la porte reste fermée, il n’y a pas de véritable conjonction entre les protagonistes. La porte s’ouvre pour accueillir le loup. Ce qui signifie qu’il est admis dans le monde culturel. A la fin de l’histoire, c’est la porte qui va empêcher le loup de sortir le ventre bien plein. La porte joue une double fonction : la porte ouverte est synonyme de contact et la porte fermée symbolise l’obstacle à la communication.

Dans le conte nous trouvons trois classes d’espaces :

 

Espace culturel                                               Espace naturel

  • La maison                                                            Les abords de la maison
  • La cuisine                                                             La campagne
  • Le carreau                                                           Les bois
  • Au coin du feu                                                   La forêt
  • Sous la table                                                       La plaine

 

Espaces neutres ou de contact

  • La porte
  • Le pas de la porte
  • Le seuil de la porte
  • La fenêtre
  • Derrière la vitre

 

La relation entre les espaces est la suivante :

 

  • Intérieur                                                  Extérieur
  • Culturel                                                   Naturel
  • Maison                                                     Bois

 

Point de contact fermé :

Fenêtre

 

  • Intérieur                                                     Extérieur
  • Culturel                                                      Naturel
  • Maison                                                        Bois

 

Point de contact ouvert :

Porte ouverte

 

  • Intérieur                                                           Extérieur
  • Culturel                                                            Naturel
  • Maison                                                               Bois

 

Point de contact fermé :

Porte fermée

 

2.1.1.2 Le code sensoriel

 

Le conte “Le loup” utilise très fréquemment des références aux cinq sens pour décrire les situations et les actions. Tout au long de l’histoire, l’évolution que connaissent les sens pour la transformation des personnages est hautement importante.

Le langage que l’auteur utilise pour décrire le loup change radicalement selon le moment du récit. Lorsque le loup est « bon », Aymé emploie le langage qui est celui que l’on utilise pour décrire les êtres humains. Par exemple, quand le loup va parler il va avoir une “voix douce de basse”. Par contre, au moment où le loup retrouve sa nature animale, le lexique employé pour le décrire est typiquement celui qui caractérise les animaux. Par exemple, il va « ricaner », il va « humer » les petites filles et, pour finir, il va cesser de parler pour pousser un grand « hurlement ».

Au fil du conte nous trouvons des références à tous les sens. Nous trouvons une opposition entre le sens de la vision et celui de l’odorat. La plupart du temps, le langage qui fait référence au sens de la vision est euphorique ; par contre, celui qui renvoie au sens de l’odorat est dysphorique. Ainsi se manifeste une opposition entre les deux perceptions.

 

La Vision :                                                                                 L’Odorat :

Euphorique                                                                                Dysphorique

 

Satisfaction de voir les parents sortir       vs     Les parents reniflèrent

sur le seuil de la cuisine

 

…se regardent avec un peu de surprise

 

Delphine regarda le loup bien en face

 

…rien vu d’aussi joli depuis long temps        vs    …avant de déjeuner

Tu vois bien qu’il n’est pas méchant

une petite fille bien fraîche

 

 

Tu guetteras leur départ et tu viendras      vs           Nous sentons ici

comme une odeur a loup

 

Je vais voir mes amis

Il ne voyait plus les jambes                     vs                           il les humait

 

  • L’ Ouïe :                                   

Euphorique                                                                                  Dysphorique

 …n’ouvrir la porte à personne qu’on nous prie         vs          ou qu’on nous menace

 …demanda pardon et essaya la prière       vs             il ne gagnerait rien par des paroles

d’intimidation

 Loup faire entendre qu’il était là            vs                        On n’a pas entendu dire qu’il ait

mangé de petite fille

Le loup sut avoir une voix aussi douce     vs                On ne veut entendre la voix de la

réalité

La voix de loup devenait suppliante           

                       

Il chantait avec une belle voix de basse   vs      …dit-il d’une voix rauque

La voix étranglée par le rire         vs                          …poussant un grand hurlement           

 

Il ne fait pas croire tout ce qu’on dit

 

Je vous raconterai des histoires          vs                    parlons-nous un peu du petit

Chaperon Rouge

 

In commença de raconter des histoires       vs             …profiter pour conter une fois de plus

l’histoire du petit Chaperon Rouge

 

C’était un vacarme de rires               vs                                 des grands cris

 

Nos parents ne diront rien                   vs                             …fut indigne qu’on osât parler du loup

avec autant de perfidie.

…éclatèrent d’un grand rire         vs                             Elles riaient de la naïveté de leurs

parents

…éclata d’un rire bref

 

La maison demeure silencieuse             vs                        Le bruit leur cassait les oreilles

 Les corneilles bayaient maintenant    vs        Une veille pie jacasserie, d’admiration                                                                        ne peut s’empêcher de ricaner

 

  • Le Toucher :

Euphorique                                                                        Dysphorique

 

Venez-vous vite te chauffer           vs                                   Ne fait pas chaud

 

Comme il est bon d’être assis au coin du feu    vs         J’ai froid

 

Exposé son ventre et son dos à la chaleur    vs            Transi par le froid

 

Main chaude                        

 

Réchaufferez                          vs                                              Avait froid

 

S’embrassant longuement

 

Caresser                              vs                                                       Gifles                                               

 

Léché la patte endolorie

 

Une patte qui me fait mal

*

  • Le Goût :

Euphorique                                                                                       Dysphorique

 

J’avais une petite fille bien fraîche     vs                         Souvenir d’une gamine potelée et

fondant sous la dent

 

Au souvenir de repas de chair fraîche    vs                     On en me prendra plus à être aussi gourmand

 

Tu auras su les choisir bien dodues et bien tendres     vs    si jamais je

             remange de l’enfant ce sera par votre faute

 

2.1.1.3. La temporalité textuelle

 

Nous pouvons analyser la temporalité textuelle de deux façons différentes :

Premièrement, en fonction de l’ancrage temporel et de la façon dont le texte nous renseigne sur le déroulement supposé du temps. Ce sont des lignes de base de la construction du texte, à savoir : comment le texte est organisé par rapport au temps.

Le conte “Le loup” se déroule pendant une durée d’une semaine. La première séquence temporelle est marquée par le “jeudi, après-midi”. C’est le moment où le loup et les fillettes font connaissance. Cette séquence est divisée en divers moments :

  1. la sortie des parents
  2. l’arrivée du loup
  3. la conversation du loup avec les fillettes
  4. la rencontre physique des protagonistes
  5. la séparation
  6. Le retour des parents.

Toutes les sous-séquences se déroulent dans un ordre chronologique dans l’ensemble du conte. Il s’agit d’une séquence fermée car à la fin de la séquence on retrouve les mêmes situations et personnages qu’au début.

La séquence intermédiaire se passe pendant la semaine. Cette partie du texte est destinée a réunir les deux séquences principales. Cette séquence est plutôt courte et comporte deux sous-séquences :

  1. Le jeu au loup.
  2. L’interdiction de jouer au loup.

La séquence finale se déroule le jeudi après midi suivant et c’est le moment où culmine le conte. Les sous-séquences de cette partie sont les suivantes :

  1. la préparation du loup à sa rencontre avec les fillettes
  2. la rencontre des fillettes avec le loup
  3. le jeu au loup
  4. le loup mange les enfants
  5. le retour des parents
  6. la sortie des enfants du ventre du loup
  7. la sortie du loup de la maison.

 

Le code chronologique peut être représenté de la façon suivante :

1er temps        //          2eme temps    //        3eme temps

a b     c         d     e       f    //      a     b //         a b     c       d    e       f       g

 

Deuxièmement, la conception du temps dans le conte. L’histoire du loup se passe dans le temps de l’imaginaire. Il n’est question ni d’une année définie ni d’une saison déterminée. Néanmoins, nous savons qu’il faisait froid dehors et que le printemps était proche.

Le temps verbal utilisé dans ce conte est un temps du passé, sauf dans l’avant-dernier paragraphe qui est au futur et qui expose la morale que le loup tire des événements : « à l’avenir on me prendra à être aussi gourmand. Et d’abord, quand je verrai des enfants je commencerai par me sauver [1] ».

Le temps, dans ce conte, est suggéré sous la forme d’un contraste entre un temps général, indéfini et un temps concret, défini.

Le temps général est plusieurs fois utilisé pour désigner l’arrière plan du conte et pour indiquer des actions qui se passent dans la vie courante. Il s’agit plutôt de descriptions d’événements. Les expressions de temps les plus utilisées dans le récit sont : jamais, toujours, plus jamais, tous les jours, éternellement.

Le temps concret est utilisé pour décrire les différentes actions du conte. Il est employé surtout dans les moments où les filles et le loup se trouvent ensemble. Les expressions les plus utilisées sont : en un moment, vers le soir, le jeudi suivant, cette après midi, cette semaine.

 

Temps général                  vs                                      Temps concret

(indéterminé)                                                               (déterminé)

jamais                                                                                 une fois

éternellement                                                             cette après midi

toujours                                                                           le troisième jour

depuis longtemps                                                     le jour du rendez-vous

longtemps                                                                     toute la matinée

plus jamais                                                                    au début de l’après-midi

tous les jours                                                              cette semaine

En un moment

Vers le soir

le jeudi suivant

 

2.1.1.4. L’axiologie figurative

 

Mettre en évidence l’axiologie figurative consiste à analyser comment les différents écrivains utilisent le vocabulaire. La valeur que chaque écrivain donne aux mots est particulière car elle est liée à son expérience personnelle. Des expériences, associées plutôt à la première enfance, vont marquer d’une valeur positive ou négative un vocabulaire déterminé. Les expériences de chaque écrivain vont créer un univers sémantique qui va se manifester à travers son vocabulaire.

Dans le conte “Le loup”, l’univers sémantique d’Aymé établit une différence essentielle entre le monde des parents et celui des enfants et des animaux. Le monde des parents, où domine la raison, est réel et restrictif. Il s’agit d’un endroit gouverné par la raison, ordonné à la vie pratique et qui est le reflet de la société réelle.

Aymé oppose au monde des parents celui de la fantaisie, où les enfants et les animaux entrent dans une même catégorie. C’est le monde de l’utopie et de la liberté, dominé par l’imaginaire et l’inattendu. “Malheureusement”, à la fin du conte “le loup” , la raison finit par s’imposer. Cette victoire de la rationalité à la fin de l’histoire est une variable présente dans tous les « Contes du Chat Perché”.

 

La dichotomie présentée par Aymé est la suivante :

 

Parents                                                            Enfants et animaux

 Monde réel                                                   Monde de la fantaisie

Raison                                                              Imagination

Imposition de règles                                Liberté

Univers limité                                               Conduites imaginaires inattendues

Pas d’imprévu                                                Fantaisie

Travailler                                                          Jouer – poésie.

 

Les similarités de comportements et d’actions entre le loup et les fillettes que nous trouvons dans le conte « Le loup » sont les suivantes :

 

Le loup                                                            Les fillettes

(Monde naturel)                                       (Monde culturel)

 

Habite dans les bois                                    Habitent dans une maison

 

Doit survivre                                                   Doivent survivre

 

les règles du bois                                          les règles de la maison

 

nature                                                                  culture

 

A besoin de                                                      Ont besoin de

“nourriture naturelle”                               “nourriture culturelle”

 

manger                                                                jouer

 

Prend sa proie                                                Se font un ami

 

Mange                                                                Jouent

 

A cause de la culture                                  A cause de la nature

 

perd sa nourriture.                                     perdent leur ami.

 

2.2 Le niveau profond : Le niveau narratif

 

Vladimir Propp, en comparant les contes folkloriques russes entre eux, constate que les actions et les fonctions des personnages ne changent pas ; ce qui change, ce sont les noms et les attributs. Cela veut dire que, dans les différents contes, les mêmes actions sont réalisées par des personnages différents. C’est ainsi que nous pourrions étudier les contes à partir des fonctions des personnages. Par fonctions, nous entendons « l’action d’un personnage définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue [1] »

Propp propose 31 fonctions qui se groupent dans des sphères qui correspondent aux fonctions accomplies par des personnages. Ce sont des sphères d’action. A partir de ces sphères, A.J. Greimas élabore son modèle actantiel.

2.2.1. Le schéma actantiel de A.J. Greimas

Le modèle actantiel est un plan de “sphères d’action”. Ce modèle « simplifie considérablement l’inventaire proppien et substitue à la notion trop vague de fonction la formulation plus rigoureuse de l’énoncé narratif (EN)… L’énoncé narratif est une relation entre les actants [2] »

Les actants sont des “personnages” considérés du point de vue de leurs rôles narratifs (leurs fonctions, leurs sphères d’action) et des relations qu’ils entretiennent entre eux.

Les rôles sont au nombre de six et leurs relations se nouent selon trois axes : « Tout récit rapporte la quête d’un sujet qui cherche à obtenir un objet (axe du désir) ; l’objet se situe également sur l’axe de la communication : il est communiqué par le destinateur au destinataire ; l’adjuvant aide le sujet à atteindre son objet, tandis que l’opposant fait obstacle à cette quête (axe de pouvoir) [3] »

La dynamique du modèle actantiel est représentée par un schéma qui montre ces six rôles et leurs relations.

Le Schéma actantiel de Greimas

 Le schéma actantiel met en évidence les rôles et les relations des actants dans le récit.

L’axe de la Communication  :

DESTINATEUR ————>   OBJET ———->  DESTINATAIRE                       

Qui envoie le Sujet  en mission     —> But de la mission du Sujet     —> Celui à qui profite la mission

 

L’axe du Désir :

DESTINATEUR ———->   SUJET ———->         OBJET

L’axe du Pouvoir  :

ADJUVANT    ———->       SUJET      ———->     OPPOSANT

Qui aide le Sujet                 le héros du récit          Qui s’oppose au Sujet

 

L’application du schéma actantiel au conte “Le loup” pourrait être la suivante :

Schéma général du récit

 

DESTINATEUR    ———->  OBJET  ———->   DESTINATAIRE

 La faim du loup     //   Les fillettes comme nourriture //  Le loup

                                                                                            

 ADJUVANT    ———->    SUJET   ———->   OPPOSANT 

Monde naturel                        Le loup                          Monde culturel

 

Dans le même schéma nous pouvons trouver les relations suivantes :

– a)  Deux SUJETS ,  S1 et S2,  se prennent réciproquement comme OBJETS : Le SUJET S1 prend comme OBJET O1 le SUJET S2 qui, en même temps, prend le SUJET S1 comme OBJET  O2 :

 

S1 = le loup                                                O1= les fillett

 

  O2= le loup                                                S2 = Les fillettes

 

Le loup S1 a comme OBJET de valeur les fillettes O1 pour se nourrir. En même temps, les fillettes ont comme OBJET le loup pour avoir un camarade de jeu. C’est ainsi que nous trouvons la transformation suivante :

S1   =   O2

O2   =   S1


 – b) Un SUJET  S1 prend comme OBJET O1 un autre SUJET S2 qui poursuit un autre OBJET O2. Mais, en poursuivant O2, le SUJET S2 se refuse somme OBJET O1 pour le SUJET S1 et s’oppose donc à la quête du S1.

 

S1 = le loup          ———->                                       O1 = les fillettes

 

 

S2 = Les fillettes        ———->                O2 = camarade de jeu

 ——————–

DESTINATEUR       ———->  SUJET    ———->               OBJET

 

 Le loup   ————–>      les fillettes    ————>    Camarade de jeu

 

  ——————–

Le loup S1 a pour OBJET de valeur les fillettes O1. Pendant le récit, les fillettes se transforment en SUJET S2 qui poursuivent un autre OBJET O2 . Elles veulent avoir un camarade de jeu. L’obtention du camarade de jeu par les fillettes empêche le loup d’obtenir son OBJET de désir.

– c) L’anti-SUJET est le SUJET qui s’oppose aux quêtes. L’anti-SUJET S3 pour réaliser sa quête O3 est amené à s’opposer à la quête d’autres SUJETS (S1 et S2).

Les parents S3 pour réaliser leur quête O3 (sauvegarder leurs enfants) sont amenés a s’opposer aux quêtes O1 et O2 (conjonction du loup avec les fillettes) Ils s’opposent aux SUJETS  S1 et S2.

 

Evolution du schéma actantiel dans le récit :

Le conte du loup de déroule en cinq séquences qui ont chacune un axe sémantique. L’évolution des séquences est marquée par le changement du sujet opérateur de la transformation. Néanmoins, les autres éléments de l’axe sémantique restent les mêmes durant tout le récit. L’évolution des séquences est représentée par un changement d’un des éléments dans le schéma actantiel. Pour expliquer l’évolution du récit nous avons une série de schémas :

a)

DESTINATEUR   ———->         OBJET         ———->  DESTINATAIRE

La faim du loup             Les fillettes comme nourriture               Le loup

 ADJUVANT      ———->             SUJET     < ———-        OPPOSANT

La faim du loup                                   Le loup                              Monde culturel

 

b)

DESTINATEUR    ———->      OBJET    ———->         DESTINATAIRE

 La faim du loup            Les fillettes comme  nourriture           Le loup                                         

 ADJUVANT   ———->             SUJET   <———-            OPPOSANT

La faim du loup                               Le loup                      Arrivée des parents

 

c)

DESTINATEUR      ———->      OBJET   ———->    DESTINATAIRE

 La faim du loup             Les fillettes comme nourriture         Le loup

                                               

ADJUVANT    ———->             SUJET       <———-     OPPOSANT

La faim du loup                                                                                            Le loup                                                    changement de la nature du loup

 

d)

DESTINATEUR   ———->           OBJET      ———->   DESTINATAIRE

 La faim du loup         Les fillettes comme  nourriture              Le loup

                                                                                                                                                

 ADJUVANT      ———->               SUJET         < ———-  OPPOSANT

Récupération de la                       Le loup                                   Monde culturel

nature du loup (instinct)

 

e)

DESTINATEUR    ———->          OBJET     ———->     DESTINATAIRE

La faim du loup             Les fillettes comme nourriture               Le loup

                 

ADJUVANT     ———->                SUJET         <———-     OPPOSANT

Instinct                                                   Le loup                      Rentrée des parents

 

2.2.2. La séquence narrative canonique.

 

Dans le schéma actantiel, nous trouvons une relation qui comporte trois axes. D’abord, l’axe du désir, qui présente la quête d’un Sujet pour obtenir un Objet. Ensuite, l’axe de la communication, sur lequel se situe l’Objet ; celui-ci est envoyé par le Destinateur pour que le Sujet le transmette au Destinataire. Enfin, l’axe du pouvoir, où l’Adjuvant aide le Sujet à atteindre son Objet, tandis que l’Opposant fait obstacle à cette quête.

Le programme narratif (PN) est le processus par lequel un Sujet opérateur, mis en quête d’un objet, transforme un état (de disjonction ou de conjonction). Toute la relation entre le Sujet et l’Objet de valeur se situe sur l’axe du désir, c’est-à-dire que le Sujet doit transformer la situation pour arriver à une situation de conjonction ou de disjonction. Les rôles des actants se constituent progressivement au cours du récit.

La situation du SUJET doit évoluer pour qu’il obtienne l’OBJET de valeur, cette transformation du récit canonique comprend quatre étapes :

  • L’établissement d’un contrat
  • L’acquisition de la compétence
  • La réalisation de la performance
  • La sanction finale.

Pour accomplir ces étapes le sujet doit passer pour diverses épreuves :

L’épreuve principale ou performance :

Dans le récit, le SUJET agit pour être conjoint avec un OBJET. Cette action ou performance est l’épreuve principale, le “faire” du SUJET pour acquérir son OBJET. Cela veut dire que pour l’accomplissement de la performance le SUJET doit acquérir l’OBJET de valeur.

L’OBJET de valeur acquiert sa “valeur” du seul fait qu’il est l’OBJET d’une quête de la part du SUJET. Dès le moment où le SUJET acquiert son OBJET de valeur dans le conte, il obtient le statut de SUJET réalisé.

Dans le conte que nous analysons, le loup, SUJET du récit, dirige toutes ses actions vers la recherche de la conjonction avec les fillettes, soit comme nourriture soit comme des amies. Le personnage du loup va évoluer pendant le récit selon les diverses sortes des besoins qu’il peut avoir. Pour se procurer de la nourriture il va suivre son instinct. Par contre, pour obtenir l’amitié des fillettes il doit se transformer, devenir bon et perdre son instinct animal. La dernière transformation du sujet a lieu pour retourner à son état naturel et obéir à ses instincts. Les fillettes sont l’OBJET de valeur du conte parce qu’elles sont l’OBJET de la quête du loup.

L’épreuve qualifiante, l’acquisition de la compétence :

Toute performance suppose, de la part de celui qui l’accomplit de la compétence. Cette compétence peut être analysée comme la position par le sujet de qualifications nécessaires relatives au faire[1]. En effet, pour accomplir sa mission le SUJET doit non seulement vouloir s’en acquitter, mais encore savoir l’accomplir. Pour réaliser l’action, le SUJET doit donc être capable de l’accomplir. La possession de la compétence présuppose son acquisition.

L’épreuve qualifiante :

C’est l’acquisition d’une compétence de la part du SUJET. Le SUJET doit “pouvoir faire”, cela veut dire qu’il doit disposer d’une force physique et d’un “savoir-faire” qui est le résultat d’une connaissance. Lorsque le Sujet possède le pouvoir faire, il a le statut de SUJET actualisé.

Dans le cas du loup, SUJET du récit, il va accomplir sa mission en deux étapes : premièrement, le loup a le “pouvoir faire” dans son état naturel, et de par son instinct. Deuxièmement, le loup va acquérir le “savoir-faire” au moment de convaincre les fillettes de lui ouvrir la porte. Il va apprendre à “être bon” pour obtenir la compagnie des fillettes.

Le contrat :

Se situe sur le plan cognitif et met en relation le SUJET avec son DESTINATEUR. Le savoir s’acquiert et se communique par deux sortes de faire cognitifs : le persuasif et l’impératif.

Le DESTINATEUR joue le rôle de SUJET manipulateur car il doit convaincre le DESTINATAIRE de la mission à propos de l’OBJET. Le DESTINATAIRE répond au faire persuasif par l’interprétation. Le DESTINATAIRE de la mission évalue, interprète et, en fonction de l’interprétation, accepte ou refuse le contrat. S’il accepte, il acquiert la modalité du “vouloir faire” et il devient le SUJET du récit. A ce moment là, il acquiert le statut de SUJET virtuel.

            Le faire persuasif peut suivre trois modalités :

  • Contrat injonctif : Le DESTINATEUR communique un « devoir faire » ; si le DESTINATAIRE (futur SUJET) assume ce devoir faire, il obtient le « vouloir faire ».
  • Contrat permissif : Le SUJET possède un certain « vouloir faire ». Le DESTINATEUR détient l’autorité, et en même temps, il donne valeur à ce « vouloir faire » du SUJET. Cette valorisation de la quête est indispensable pour la décision du SUJET de la réaliser. Si le SUJET obtient la permission d’accomplir la quête le « vouloir faire » se confirme.
  • Contrat de séduction : Il est souvent implicite. Le “faire – savoir” et le “faire – vouloir” du DESTINATAIRE suscitent le “vouloir – faire” du SUJET.

Dans le conte “Le loup” le DESTINATAIRE (faim du loup) est partie du SUJET. Nous trouvons que le « vouloir faire » du loup se trouve sous un contrat de séduction car la faim du loup fait partie de lui-même. Son instinct de conservation le pousse à chercher de la nourriture. C’est également à cause de son instinct que le loup va sortir du monde « culturel » pour retourner à sa nature animale.

L’épreuve glorifiante ou sanction :

Après avoir accompli sa performance, le SUJET revient chez le DESTINATEUR pour que son action soit jugée. A ce moment-là, le DESTINATEUR devient judicateur. Si les actes accomplis par le SUJET sont jugés en accord avec cette axiologie, le SUJET est glorifié. Puis, le SUJET doit persuader le DESTINATEUR (SUJET judicateur) pour qu’il interprète la performance du SUJET. Le SUJET est alors sanctionné positivement ou négativement.

A la fin du conte, le loup n’obtient pas son OBJET de valeur et il est sanctionné car il reste sur sa faim. Il est séparé définitivement des fillettes et retourne dans son monde naturel.

Nous pouvons résumer les étapes du récit canonique par le tableau suivant :

                             Relation DESTINATEUR / DESTINATAIRE

                                              Relation SUJET / OBJET

 

contrat compétence performance sanction
épreuve qualifiante

 

épreuve principale épreuve glorifiante
acquisition par le sujet

des objets modaux

acquisition par le sujet

de l’objet de valeur

acquisition par le sujet

de la reconnaissance

 

faire persuasif du destinateur

faire interprétatif

du futur sujet

 

faire persuasif du sujet

faire interprétatif du destinateur

devoir faire                        pouvoir faire

vouloir

 

faire

pouvoir

(permission)

faire               savoir faire savoir (sur le faire et le sujet)
savoir sur l’objet
sujet                   sujet sujet sujet
virtuel                 actualisé réalisé glorifié

                                                   plan pragmatique

                                                       plan cognitif.

 

La performance que doit accomplir le SUJET, le loup, consiste à trouver de la nourriture pour satisfaire sa faim. La faim exerce le rôle de DESTINATEUR et d’ADJUVANT pendant un moment de l’histoire, et à ce double titre, elle communique au loup des modalités respectivement cognitives et pragmatiques.

En tant que DESTINATEUR, sa faim “donne” des modalités cognitives : elle oblige le loup à trouver une façon de s’approcher des fillettes. La faim se trouve, dès le début du récit, dans un état de conjonction avec le loup, même dans le moment où le loup acquiert des “caractéristiques humaines” : devenu bon, il continue à avoir faim. Ainsi, la faim va amener le loup à savoir acquérir son OBJET.

Le loup accepte le contrat : il acquiert le « vouloir » puis il devient le SUJET. Il faut remarquer que ce “vouloir” est d’ailleurs fortement renforcé par un « devoir » : lorsque le loup doit manger pour survivre, il ne peut pas renoncer à la performance.

Le conte se termine par l’épreuve glorifiante : le loup est sanctionné car à la fin du conte il reste sans manger : « en tout cas, l’on n’a pas entendu dire qu’il ait mangé de petite fille depuis son aventure avec Delphine et Marinette [1] ».

 

2.3. Le niveau thématique : Le « carré sémiotique »

 

Au niveau thématique, nous allons analyser les valeurs profondes véhiculées implicitement par le texte.

2.3.1. La perspective paradigmatique

 

Le « carré sémiotique » est une structure binaire qui sert à mettre l’accent sur les valeurs. « C’est un modèle qui permet de visualiser les relations logiques fondamentales à partir desquelles s’articule la signification [2] ». Celui-ci se constitue sur la base d’un axe sémantique qui s’articule en deux valeurs contraires. Dans le cas du conte “Le loup”, les oppositions sont constituées entre S = nature et S’ = culture et S1 monde réel et S2 monde de la fantaisie

« Le carré sémiotique nous permet une organisation profonde de la signification au moyen de trois types de relations logico – sémantiques [3] ». Les relations qui existent dans le « carré sémiotique » sont les suivantes :

  • La relation entre contraires
  • La relation entre contradictoires
  • La relation d’implication.

Pour utiliser le « carré sémiotique », nous devons trouver dans le texte les valeurs contraires. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les oppositions figuratives. Lorsque nous avons inscrit les valeurs contraires, le carré sémiotique se construit automatiquement. Sur cette base, pour construire le carré sémiotique il suffit de projeter en diagonale le contradictoire de chacun des termes de départ.

Dans le conte “le loup” nous trouvons deux oppositions profondes:

a) S1 = Nature                                vs                                        S2 = Culture

 

S1                                                                                                        S2       contraire

nature                                                                                           culture

Contradictoire                                                                                                                                                                                                                                                     implication

S2                                                                                                          S1

Non-culture                                                                                non-nature

 

 

b) S3 = Monde réel                      vs                     S4 = Monde de la fantaisie

 

S3                                                                                                 S4                    contraire

Monde réel                                                                 Fantaisie

 

Contradictoire                                                    implication

 

S4                                                                                                  S3

Non-fantaisie                                                        non monde réel

 

 

2.3.2. La perspective syntagmatique

 

Nous pouvons utiliser le « carré sémiotique » pour suivre le déroulement du texte que nous analysons. Dans la perspective syntagmatique il faut suivre le parcours thématique pour trouver le mouvement de circulation des valeurs dans le texte. «  Le carré sémiotique prescrit un sens de circulation des valeurs : il faut toujours passer par la diagonale, c’est-à-dire chercher, dans le texte, le moment où une valeur est niée avant de passer à la valeur contraire [1] ».

Dans le conte “Le loup” nous avons trouvé que le parcours thématique revient à son point de départ. Le récit part d’une situation de disjonction et, à la fin, il revient au même point. La relation actantielle est interprétée au niveau thématique comme l’opposition nature vs culture.

 

                        1                                                                        3

               NATURE                                                           CULTURE

         Loup sauvage                                              Il reste bon (ami)

                        5

Retourne à l’ état naturel

            (loup sauvage)

                           4                                                                        2

               NON-CULTURE                                   NON-NATURE

            Il refuse de rester bon                        Le loup devient bon

                     (non ami)                                                       (ami)

 

 

Le parcours sémantique suit la même structure que la segmentation séquentielle. Le loup dans son état « naturel » est sauvage ; pour acquérir de la nourriture il entre en contact avec les fillettes et subit une transformation. Puis il entre dans le monde « culturel » et devient bon. Il reste dans le monde culturel pendant la plus grande partie du récit. Ensuite, le jeu appelé “le loup” réveille ses instincts naturels et il sort de l’état culturel pour retourner au monde naturel.

Tant que le loup restera dans son état naturel, il sera en disjonction avec son OBJET de valeur. A la fin du conte, le monde « naturel » et le monde « culturel » restent séparés.

 

INTERPRETATION DU CONTE :

ESSAI D’HERMENEUTIQUE

 

 1.     ANALYSE DES PERSONNAGES PRINCIPAUX

 

Les personnages principaux de ce conte que nous allons analyser dans une perspective psychologique sont : le loup, les deux sœurs Delphine et Marinette, et les parents ; nous évoquerons en outre le rôle particulier du jeu.

  • Le Loup

Le loup, personnage principal de ce conte, garde les caractéristiques typiques des loups de contes des fées. Il est le symbole de la méchanceté et c’est dans ce sens qu’il devient un personnage archétype[1]. Nous trouvons, à l’origine des mythes et des contes, des loups présentant des caractéristiques constantes. Il existe une différence substantielle entre les personnages des deux genres littéraires. Dans les mythes, le loup, en tant que représentant du mal, peut triompher, alors que dans les contes, le mal ne triomphe jamais.

Si nous prenons différents mythes, nous constatons que le loup y est perçu différemment. Par exemple, dans le mythe sur l’origine de Rome, le loup est le symbole du triomphe. La louve nourrit de son lait les futurs fondateurs de la ville [2]. En revanche, dans d’autres cultures, le loup représente le danger et la méchanceté. Par exemple, dans l’iconographie chrétienne, le loup est le chasseur des agneaux, lesquels représentent le peuple de Dieu [3].

Dans la relation directe du loup avec l’être humain, l’animal va toujours représenter la méchanceté. C’est ainsi que, dans plusieurs histoires, l’homme acquiert les caractéristiques de l’animal pour perpétrer des actes mauvais. L’homme revêt les caractéristiques du loup, il se transforme en « loup-garou ou lycanthrope » pour commettre de mauvaises actions qu’il ne commettrait pas s’il gardait son essence purement humaine.

Le loup apparaît habituellement dans les contes comme un personnage intrinsèquement méchant. Il se présente masqué, sous les traits d’un être bon et gentil. Mais il s’agit d’une ruse du loup pour atteindre ses objectifs. L’animal va se montrer comme quelque chose qu’il n’est pas. Le loup de notre conte va garder en général cette caractéristique. Il se pose un objectif et, pour l’atteindre, il va vivre une transformation fictive. Il va sembler bon et va prétendre posséder des caractéristiques humaines (comme la capacité de nouer des amitiés). Lorsqu’il atteint son but, il revient à la méchanceté typique de sa nature. La bête sert à nouveau de représentant du mal et des instincts néfastes.

Une autre approche du loup est l’utilisation de cet animal comme personnage archétype de l’homme mauvais. C’est le symbole utilisé pour montrer que la méchanceté a plusieurs manières de se manifester. Dans cette représentation, le loup va garder sa physionomie animale et il va incarner, à travers ses actes, la méchanceté. Il représente la menace que l’homme constitue pour les autres hommes. C’est à cette image que correspond le loup d’Aymé. L’animal représente le péril pour des enfants naïfs et sans protection. Le loup convainc les enfants du conte, et même le lecteur, de sa bonté. C’est seulement à la fin de l’histoire que le lecteur peut découvrir le véritable caractère de la bête. La méchanceté de l’homme qui veut faire mal aux enfants est symbolisée par l’animal. Il s’agit là d’une métaphore qui sert à transmettre un message aux enfants d’une façon indirecte.

Il y a dans le conte « Le loup » un personnage secondaire pour l’histoire, mais dont la signification est très représentative en ce qui concerne sa relation avec le loup. Ce personnage, c’est le renard, un animal rusé qui connaît la vraie nature du loup et nous le fait savoir. D’une façon très indirecte, il se moque des intentions du loup. Le renard sait intuitivement que le loup continue d’être méchant malgré ses « bonnes intentions », et malgré ses protestations de bonté.

La comparaison entre les deux animaux est conforme aux rôles respectifs qu’ils jouent traditionnellement dans différentes histoires. « Le roman de Renart  [4] » en est un excellent exemple. Cette histoire est fondamentale pour comprendre la véritable signification du renard dans le conte d’Aymé. Une des similitudes qui existent entre les deux animaux dans le roman réside dans la connotation sexuelle associée à leur création. En effet, alors que les animaux domestiques (l’agneau et le chien) sont donnés par Dieu a l’homme, le loup et le renard naissent de l’ambition de la femme. Ils ont donc la même origine, mais ils ont une manière de se comporter totalement différente. Alors que le renard est audacieux, le loup est brutal. Alors que le renard exploite son intelligence pour atteindre ses objectifs, le loup se sert de son instinct. A la différence du renard qui va souvent atteindre son but, le loup va souvent échouer. Le loup n’est ni suffisamment audacieux, ni suffisamment intelligent.

Dans l’histoire d’Aymé, le renard est l’un des personnages qui connaît la véritable nature du loup et il représente, avec les parents, la connaissance. Il ne va pas avertir les fillettes de se garder de la bête mais il se méfie des bonnes intentions de cette dernière et de sa transformation.

 

  • Les deux fillettes Delphine et Marinette

Les deux sœurs sont une sorte de personnage composé, parce qu’elles forment une unité. Elles se trouvent dans une même situation et doivent affronter les mêmes périls. En effet, il s’agit d’un personnage composé de deux sujets qui conservent un comportement commun. Les deux petites représentent l’ingénuité, car elles croient en la transformation du loup et toutes deux évoquent l’innocence. Il est important de souligner qu’il s’agit de deux petites filles. D’un côté, parce que l’enfance a toujours été identifiée à l’innocence. D’un autre côté, parce que le fait d’être fille renforce l’idée de pureté.

Malgré l’unité du personnage, il existe aussi des différences très importantes entre les deux sujets qui le composent. Bien que les deux enfants soient placées devant une même situation, la façon de réagir de chacune est différente.

Delphine, la plus âgée, est plus mûre et sait mieux comment faire face à la situation. C’est elle qui est la plus perspicace. Tout au début, c’est elle qui reconnaît le loup et sait qu’elles se trouvent dans une situation périlleuse. C’est elle aussi qui se méfie des intentions du loup. Elle se souvient des avertissements de ses parents concernant le comportement mauvais de la bête. Enfin, l’aînée se souvient de l’histoire de la chèvre (allusion à la fable de La Fontaine) et de l’histoire du petit Chaperon Rouge. Néanmoins, elle conserve sa caractéristique de personnage composé car elle reste innocente et cède finalement aux arguments du loup.

Marinette est la plus petite et la plus blonde. Elle a une moindre connaissance du monde. Tout au début du conte, elle ne comprend pas le danger auquel elle est exposée. La plus petite est la plus facile à convaincre et, dès le premier moment, elle est avec le loup. Elle partage avec ce dernier une caractéristique commune. En effet, l’un des arguments de sa sœur pour éviter de faire entrer le loup dans la maison, c’est que si le loup arrêtait de manger des enfants, ce serait comme si Marinette cessait de manger des desserts. Elle est la plus fragile et croit dès le premier instant l’animal. Elle se trompe sur les véritables intentions du loup.

Il est intéressant de remarquer le stéréotype utilisé par Aymé concernant le fait que les plus blondes seraient aussi les plus bêtes. A notre avis, le fait de souligner la blondeur de la petite fille sert à souligner plus encore son innocence.

Un autre exemple illustrant les caractéristiques spécifiques de chacune des fillettes est la distance qu’elles mettent entre elles et le loup. La plus petite passe toujours devant sa sœur, alors que l’aînée garde, au début, une certaine distance avec l’animal. Delphine prend plus de temps pour se familiariser avec l’animal.

A la fin de l’histoire, les deux sujets reviennent à l’unité totale. Les deux fillettes sont dévorées en même temps, et malgré cette agression, toutes deux ont de la compassion pour le loup quand il est puni.

Les deux sœurs sont les personnages centraux de ce conte et de toute la série des « Contes du chat perché » de Marcel Aymé. Dans tous les contes, les deux fillettes ont un comportement similaire à celui qu’elles ont dans le conte « Le loup ». La description des enfants est identique même si les situations sont diverses.

Les deux personnages de ce conte présentent une relation très étroite avec des personnages de contes de fées traditionnels. On peut remarquer une similarité avec le petit Chaperon Rouge, car les personnages sont des enfants séparés momentanément de leurs parents, qui doivent affronter une situation dangereuse. Ils cèdent à la tentation et entrent en contact avec le mal. A la fin du conte, ils sont sauvés par des adultes.

Les personnages de « Jeannot et Margot » ressemblent eux aussi aux deux fillettes. Il s’agit là aussi de deux enfants confrontés au mal, cette fois-ci représenté par une sorcière qui veut les dévorer. Même si l’histoire repose sur un argument différent, toutes deux reflètent un même esprit [5].

Heureusement, les personnages créés par Aymé conservent les éléments nécessaires pour que soit préservée leur richesse psychologique [6]. Il est important de signaler que plusieurs contes modernes ont perdu cette valeur à force d’essayer d’effacer des histoires les personnages méchants et l’idée du mal, ou parce qu’ils sont trop directs.

 

  • Les parents

Comme dans le cas des fillettes, les parents sont aussi un personnage composé de deux sujets mais, par opposition aux enfants, ils vont garder un comportement unique pendant tout le récit. Nous retrouvons ce comportement de couple dans tous les « Contes du chat-perché ». Les parents conservent dans ces histoires des caractéristiques régulières. Ils sont toujours protecteurs, mais sans aucune démonstration d’affection. Ils mettent oralement leurs enfants en garde contre le danger, mais ne prennent pas de mesures de précaution. Ce sont les fillettes qui décident de suivre ou non les conseils donnés par leurs parents.

Dans le conte « Le loup », les parents représentent le monde adulte. C’est l’univers parental où règne la sagesse et l’expérience. De plus, ils sont le reflet du monde réel, qui reste séparé de celui de la fantaisie. Les parents vont se baser sur leur expérience et sur le recours à la raison. Ils connaissent le mal et les diverses formes qu’il peut prendre pour se travestir. C’est pour cette raison qu’à aucun moment, ils ne vont tolérer la présence du loup. D’ailleurs, ils vont avertir leurs enfants du danger et interdire l’entrée du loup dans la maison. Ils ne lui font pas confiance car ils connaissent l’animal et le danger qu’il incarne.

Tout au long de l’histoire, les parents ont raison, même lors de la « transformation » du loup en quelqu’un de bon. Le loup connaît l’esprit des parents, c’est pour cela qu’il ne veut pas les rencontrer. Le comportement des parents suit une ligne invariable. Ils restent si fortement attachés au monde de la raison qu’ils ne donnent pas de marques d’affection à leurs filles (caractéristique qui se répète dans toutes les histoires du « Chat perché »). La relation avec les fillettes est une relation de protection par la raison. C’est une relation formelle établie pour défendre les enfants des possibles dangers qui les menacent. C’est le monde où la raison triomphe. Les preuves d’affection doivent donc rester en dehors de leur relation avec les petites.

Les parents connaissent le mal, ils sont déjà habitués à s’y confronter. La seule manière de triompher du mal est la raison, et c’est l’instrument qu’ils vont utiliser pour protéger leurs filles. Ils savent affronter le mal, et c’est pourquoi ils le vaincront à la fin de l’histoire. La raison et la sagesse triomphent sur le mal.

Quitter le monde de la raison signifie entrer dans celui de la fantaisie. Les fillettes font partie du monde des parents, mais au moment où ils sortent, elles sont immédiatement transportées dans le monde de la fantaisie. C’est dans ce monde, inconnu des parents, que les fillettes vont affronter le mal. Malheureusement, dans ce monde fantastique, le mal triomphe. Ainsi, la désobéissance aux parents est un symbole de l’acceptation du mal.

A la fin du conte, le monde de l’imagination rencontre le monde réel. C’est dans la dernière partie du conte que se produit la rencontre entre le loup (qui représente le mal) et les parents (qui représentent la sagesse). Dans cette dernière partie, le loup va être puni pour avoir transgressé l’ordre établi dans le monde réel, où les enfants ne doivent pas être mangés.

La relation familiale représentée dans ce conte, et dans tous les « Contes du chat perché », nous montre une vision traditionaliste de la famille à la fin du XIXème siècle et pendant la première moitié du XXème siècle. Les parents délimitent leur relation avec les fillettes – ils imposent un modèle de relation. Chaque génération va avoir une sorte de relation spécifique. Le monde des parents et celui des enfants restent comme des univers fermés. Il n’existe pas de véritable contact entre eux.

2.  Le jeu

 

Dans le conte « le loup », nous avons trouvé deux marques temporelles qui nous posent en face du véritable temps du récit. La première est la relation familière interne (relation verticale entre les parents et les fillettes). La deuxième est le jeu d’enfants. Il s’agit de jeux locaux qui ont disparu peu à peu. Aujourd’hui, nous ne pouvons les retrouver que dans la mémoire des dames âgées. Ce sont des jeux qui étaient très répandus autrefois mais qui possédaient des caractéristiques spécifiques selon les endroits. C’est ainsi qu’un jeu déterminé a un nom et de petites variations spécifiques selon l’endroit ou il est joué [1]. Les jeux que le conte mentionne sont :

La ronde : Les enfants forment un cercle et tournent toujours en rond –on choisit un enfant et il se met au milieu du cercle et commence à donner des ordres : lever les bras, se baisser, lever un bras, etc. et cela toujours en tournant. Celui qui se trompe rejoint l’enfant au milieu et ainsi de suite. Le dernier est le gagnant.

Le furet 1 : Les enfants sont assis en cercle – un enfant a un mouchoir et tourne autour du cercle. Il dépose le mouchoir dans le dos d’un enfant assis – celui-ci doit le prendre et essayer de rattraper le premier enfant qui doit arriver à la place libre avant de se faire toucher – s’il se fait toucher, il va au centre du cercle et ainsi de suite. (Ce jeu est aussi appelé le « mouchoir »)

Le furet 2 : Un enfant est choisi et doit fermer les yeux. Les autres enfants forment un cercle et se tiennent les mains en ayant les bras croisés. Un des enfants a une petite balle (ou autre petit objet) dans la main. Lorsque le cercle est prêt, on demande à l’enfant choisi de se mettre au centre et il doit deviner où se trouve la petite balle. S’il réussit, il prend la place de celui qui avait l’objet – il doit faire cela jusqu’à ce qu’il trouve l’objet.

La mariée : C’est un jeu de déguisement. Les enfants jouent aux comédiens. Il y a un maire, une mariée, un mari, les témoins, les parents, les demoiselles d’honneur,… Ils miment un jour de mariage.

La balle fondue : Les enfants forment un cercle. On choisit un enfant et on lui donne une balle. Il doit lancer la balle à l’enfant qui n’est pas attentif : si la balle le touche ou qu’il n’arrive pas à la rattraper, c’est lui qui prend le ballon et choisit un autre enfant dans le cercle (il peut feinter en lançant la balle), sinon c’est toujours le même enfant qui lance la balle.

La courotte malade : un enfant joue au malade : il se tient la tête, lève un pied, se tient le dos, marche en boitant…et tous les autres doivent faire la même chose. Celui qui se trompe est éliminé et ainsi de suite. Le dernier est le gagnant.

La paume placée : nous n’avons trouvé aucune information sur ce jeu.

Tous ces jeux sont collectifs, et comme le conte le note, il n’est pas possible pour les fillettes d’y jouer quand elles ne sont que deux. L’intérêt d’avoir un camarade de jeu incite donc les fillettes à accepter le loup.

Le jeu est un élément de transformation du loup. Le jeu est une activité typiquement humaine. Ainsi, c’est seulement quand le loup possède des caractéristiques culturelles qu’il va jouer (il va à apprendre les jeux puis il va profiter de cette activité).

Pourtant, vers la fin de l’histoire, le loup sort de ce monde de jeu et retourne à la réalité qui est marquée par ses instincts naturels. Sa transformation n’était pas réelle et c’est à travers le jeu qu’il retrouve ses instincts. Curieusement, c’est un jeu (représentant le monde culturel) qui réveille la véritable animalité du loup.

Il est intéressant de remarquer la non relation des parents avec le jeu. Ils ne jouent jamais. Le jeu ne fait pas partie de leur monde. De plus, la répétition insistante d’un jeu de la part des petites amène les parents à les gronder et à leur interdire de jouer. Cela peut signifier que les parents ne veulent pas avoir de contact avec le monde de la fantaisie. Ils conservent toujours une attitude sévère et distante. Le loup, qui connaît le monde des parents et leurs attitudes, préfère n’avoir aucun rapport avec eux. Dans le conte, le jeu est complètement étranger au monde adulte.

3.  L’Intertextualité

 

Une œuvre littéraire ne consiste pas seulement en ce qui est écrit dans le récit. Elle est le résultat de la création d’un écrivain immergé dans une culture déterminée et qui répond aux critères de base de cette civilisation. L’intertextualité étudie l’influence des racines culturelles dans un texte déterminé, ou la présence concrète d’un texte dans un autre [1].

Entre deux textes, nous pouvons trouver deux sortes de relations différentes. D’un côté, il y a dans ces textes des références manifestes comme la similitude des personnages ou des événements. De l’autre côté, il existe une relation moins évidente qui se crée à travers le bagage culturel de chaque auteur. La culture de l’écrivain va se présenter dans le récit d’une façon moins claire. Cette variation entre les textes est due aux différents concepts de base de chaque culture.

L’influence d’autres textes sur l’histoire du loup d’Aymé est indéniable. Nous trouvons dans ce texte des passages d’autres histoires. Il y a des références évidentes au conte du petit Chaperon Rouge ou à celui des sept chevreaux et du loup. Nous trouvons aussi des références culturelles régionales, comme la référence à la fable de La Fontaine « Le Loup et l’Agneau ».

Les références à la Culture générale, moins évidentes, sont très importantes car elles rattachent l’auteur aux fondements de la civilisation occidentale européenne. Les deux points de référence sont la culture religieuse judéo-chrétienne et la culture gréco-romaine, à travers la mythologie.

3.1. La relation du conte du loup avec les autres contes.

 

3.1.1. Le Petit Chaperon Rouge

 

La relation entre le conte d’Aymé et la version par les frères Grimm [1] du petit Chaperon Rouge est évidente. Tout d’abord, si nous comparons les personnages, nous trouvons une grande quantité de similitudes.

Le personnage principal des deux contes est le « même » loup. Il est clair qu’il s’agit du même animal – il le reconnaît lui même dans l’histoire. Il reconnaît avoir mangé le petit Chaperon Rouge, et demande pardon pour ce péché de jeunesse. Le loup présente les mêmes caractéristiques et procède de la même façon dans les deux histoires. Il recherche des enfants pour calmer sa faim et les persuade de ses bonnes intentions. A la fin du conte, il mange les enfants et il est puni pour cet acte de méchanceté.

Les deuxièmes protagonistes des contes sont les petites filles. La seule différence est que dans le Petit Chaperon Rouge, il s’agit d’une seule fillette alors que dans l’histoire d’Aymé, elles sont deux sœurs. Néanmoins, leurs caractéristiques sont similaires. Ces petites filles, après une séparation d’avec les parents, doivent affronter le mal représenté par la présence du loup. Tout d’abord, elles doutent des bonnes intentions du loup mais, à la fin, elles transgressent la loi établie par le monde adulte.

La présence des adultes dans les deux contes a une fonction similaire. Dans les deux cas, ils représentent la connaissance et la loi. Ils n’imposent pas la loi mais la suggèrent. Ils laissent les enfants choisir. Les fillettes peuvent agir selon les principes donnés ou transgresser cette loi.

Dans les deux histoires, il y a une première rencontre due à la faim du loup et à la naïveté des enfants. Dans les deux histoires, les enfants sont convaincus par l’éloquence du loup, puis dévorées par celui-ci. Les protagonistes des deux contes sortent saines et sauves du ventre du loup. La seule différence est que les petites d’Aymé ont de la compassion pour le loup, tandis que le petit Chaperon Rouge veut qu’il soit puni.

Les deux histoires finissent avec le retour à la vie normale. Le petit Chaperon Rouge reste avec sa maman et sa grand-maman, et les fillettes restent à la maison en compagnie de leurs parents.

La morale que nous pouvons tirer des deux histoires est similaire, bien que les deux histoires aient été écrites à des périodes complètement différentes. C’est évidemment l’intention d’Aymé de proposer la même histoire assortie d’éléments contemporains.

 

3.1.2. Les sept petits chevreaux et le loup

 

La relation qui existe entre les deux récits est évidente. L’histoire des « sept chevreaux et du loup [2] » sert de base à l’histoire d’Aymé. Il faut signaler qu’il n’y a pas de point commun explicite entre les deux histoires, comme dans le cas du petit Chaperon Rouge. Néanmoins, certaines caractéristiques des personnages et des situations nous placent dans le domaine de l’intertextualité.

Le loup, protagoniste de toutes ces histoires, reste fidèle à lui même. Il a toujours faim et, pour manger, il va chercher des personnages jeunes et sans défense. Dans l’histoire des sept chevreaux, le loup va rester caché et va attendre la sortie de la maman chèvre pour s’approcher des petits. Cette situation se répète dans le conte d’Aymé. Le comportement du loup est le même dans les deux histoires.

Les deux sœurs vont représenter les sept petits chevreaux. Bien qu’il y ait des différences avec le conte d’Aymé, (comme, par exemple, le caractère humain des personnages), ce que ces derniers représentent est identique. Ce sont des petits séparés momentanément des leurs parents et qui doivent affronter le mal. Dans les deux cas, il existe une loi établie que les personnages vont transgresser. Dans les deux cas ils vont permettre au mal d’entrer chez eux.

Une autre point commun est le lieu où se déroule l’histoire. Dans les deux cas, après la sortie des parents (de la maman chèvre dans le cas des sept chevreaux), les « enfants » vont rester enfermés dans la maison. Tant que la porte restera fermée, il n’y aura aucune possibilité pour le loup de commettre son méfait. Mais les personnages se laissent convaincre par les prétextes invoqués par l’animal et lui ouvrent la porte. Le loup va dévorer les petits (chevreaux/enfants) dans leurs maisons respectives.

La fin du conte présente aussi des caractéristiques communes. Les parents, dans le cas d’ Aymé, retrouvent le loup dans la maison. En revanche, la maman chèvre doit chercher le loup dans la forêt. La procédure, dans les deux cas, est néanmoins identique : ils ouvrent le ventre de l’animal, laissent sortir les petits et referment la panse du loup.

Le message, dans les deux histoires, est le même, tout comme dans l’histoire du petit Chaperon Rouge (constatation qui nous renvoie à la notion de l’archétype). Il ne faut pas transgresser la loi établie par les adultes parce que les conséquences sont terribles. Le mal peut se présenter de diverses façons – il peut modifier son apparence ou son comportement – mais en son essence il ne change pas.

 

3.2. La relation entre le conte « Le loup » et la fable de La Fontaine « Le Loup et l’Agneau ».

 

La valeur qu’ont la fable et le mythe dans la psychanalyse de la littérature est différente car ils sont passés par une manipulation rationnelle et sociale qui enlève l’essence de la signification psychologique [3].

Il n’est pas possible d’établir la relation entre cette fable et le conte d’Aymé. Mais celle-ci figure dans le conte d’Aymé comme une référence culturelle. En effet, Aymé mentionne directement l’histoire du Loup et de l’Agneau : « Delphine demeura pensive, car elle ne décidait rien à la légère. – Il a l’air doux comme ça, dit-elle, mais je ne m’y fie pas. Rappelle-toi Le loup et l’agneau… L’agneau ne lui avait pourtant rien fait [4]. »

Nous constatons, dans les deux histoires, que le loup est toujours fidèle à lui-même, et, en ce sens, il est un personnage archétype car il reste hors du temps et de l’espace. Le loup représente toujours le mal et il ne change ni devant l’innocence des petites chèvres, ni devant la beauté de Delphine et Marinette, ni devant les arguments de l’agneau.

Le loup admet avoir mangé l’agneau, c’est ce que tous les loups font pour se nourrir. Il reconnaît l’avoir mangé car il n’y voit rien de mal, c’est sa nature.

La nature de l’animal et le désir de toutes les victimes de changer cette nature sont des points communs à toutes les histoires que nous avons mentionnées. A la fin de toutes ces histoires, le loup mange sa proie conformément à son instinct. Il faut néanmoins signaler une différence très importante : dans la fable, le loup « gagne », comme presque toujours dans le monde réel. Le message est plus direct mais la morale reste la même.

 

3.3. Références à la culture religieuse judéo-chrétienne

 

Il ne faut pas oublier que « L’intertextualité proprement dite est restreinte à la présence effective d’un texte dans un autre [5]. » L’une des caractéristiques de l’intertextualité est la présence, dans un texte déterminé, de références à la culture à laquelle appartient son auteur. Les deux catégories de références qui sont à l’évidence celles de toute personne d’origine occidentale-européenne sont la religion judéo-chrétienne et la mythologie gréco-romaine.

Dans le cas de notre analyse, même s’il existe des éléments de référence à la mythologie gréco-romaine [6], il y a une relation directe avec des éléments liés à la tradition religieuse.

L’histoire sacrée occidentale comporte certains éléments qui sont repris dans l’historie du loup de manière implicite. C’est ainsi que dans le conte analysé nous trouvons, indirectement évoqués, des éléments précis de la Genèse.

Au début, nous trouvons une situation initiale dans laquelle le péché n’existe pas, sinon comme danger. Le paradis est un endroit où tout est permis sauf manger le fruit de l’arbre du bien et du mal, l’arbre de la connaissance. Le fait de « connaître » implique la perte de l’innocence. Manger le fruit de cet arbre signifie aller contre la loi établie.

Dans le conte d’Aymé, la situation initiale est une situation d’harmonie entre les parents et les enfants. A l’intérieur de la maison, il n’y a pas d’interdit sauf celui d’ouvrir la porte à qui que ce soit. Etablir un contact avec une personne extérieure à la maison suppose transgresser la loi, c’est-à-dire, en langage biblique, pécher. Sur ce point, Aymé va utiliser d’une façon métaphorique l’image biblique, car ouvrir la porte va avoir la même signification que manger le fruit de l’arbre de la connaissance. C’est faire ce qui est interdit. Au moment où les enfants ouvrent la porte au loup, ils transgressent la loi établie. Nous avons donc, dans les deux textes, un endroit situé au-delà du bien et du mal, une loi établie, une interdiction déterminée et la menace d’une punition en cas de transgression.

Adam et Eve vivent au paradis. Ils constituent un couple de personnes « innocentes ». L’innocence signifie qu’ils ne connaissent pas le péché. Néanmoins, ils connaissent la Loi et l’interdiction. Les deux personnages obéissent à la Loi jusqu’au moment où ils sont tentés par le Serpent. Le mal est représenté par la vipère, animal nuisible à l’homme et qui présente les caractéristiques typiques du mal. Elle présente un masque de bonté et utilise la séduction pour pousser Eve à la désobéissance.

La représentation de cette scène dans « Le loup » est claire, nous retrouvons le couple de personnes « innocentes », dans le même sens du mot. Elles font aussi face à une loi établie et à une interdiction. Les deux personnages respectent la loi jusqu’au moment où ils sont tentés par le loup. Dans le conte d’Aymé, la représentation du mal prend aussi la forme de l’animal. Le loup se présente masqué de bonnes intentions mais il reste intrinsèquement mauvais.

Dans les deux textes, la personne qui succombe le plus facilement à la tentation est la plus jeune et la plus innocente. Elle prend ensuite parti pour l’animal qui l’a convaincue de transgresser la loi. Eve aide à séduire Adam pour qu’il croque le fruit interdit. Dans le cas du loup, c’est la plus petite, Marinette, qui va, dès le premier moment, soutenir le loup. Elle va aider l’animal à convaincre Delphine d’enfreindre la loi établie.

La transgression de la loi, ou péché, a une même signification dans les deux histoires. Le fait de succomber à la tentation signifie s’approprier ce qui est interdit, l’objet du Désir de l’homme. Ce que l’homme désire, c’est ce qu’il ne possède pas : l’immortalité. Le seul être immortel est Dieu. Le Serpent dit à l’homme que s’il mange le fruit de l’arbre du Bien et du Mal, il deviendra comme Dieu. L’homme est tenté et accepte de transgresser la Loi établie. Cette même idée, nous la retrouvons dans le conte « Le loup ». Dans ce conte, une loi établie est transgressée. La tentation est représentée par l’obtention d’un camarade de jeu. L’objet du désir des enfant est ce qui est interdit. Les fillettes connaissent la loi et l’enfreignent de façon consciente.

L’acte sexuel est implicite dans la désobéissance d’Eve. Seul le péché originel permet aux hommes de se reproduire, et la reproduction est la seule manière d’assurer l’immortalité. Dans l’histoire du loup, la transgression de la loi implique aussi l’acte sexuel. La connaissance implique la perte de l’innocence. La seule manière pour les fillettes de s’introduire dans le monde adulte, qui leur est interdit jusqu’à ce moment, c’est de passer par une sorte de rite d’initiation. Après le premier contact sexuel les fillettes deviennent des femmes [1]. Dans les deux histoires, la transgression de la loi suppose la privation de l’innocence qui implique la perte de la virginité.

Le dernier point important commun aux deux histoires est qu’il est impossible de faire le mal impunément. Lorsqu’il y a violation de la loi, il y a toujours punition. Dans l’histoire sacrée, les insoumis sont chassés du paradis. Ils sont séparés de l’ objet de leur désir car ils doivent quitter le monde où ils étaient en contact avec Dieu. Dans le cas des fillettes, la punition est d’être séparées de l’objet de leur désir car, à la fin du conte, le loup est chassé de leur maison. Nous trouvons dans les deux histoires une rupture ou, si l’on préfère, une situation de disjonction entre les protagonistes et l’objet de leur désir.

 

  4.  Fonction sociale et psychopédagogique du conte.

 

L’une des richesses culturelles de l’homme réside dans sa capacité à transmettre ses expériences et ses connaissances. Au début, la seule façon de transmettre un message ou une expérience était par voie orale. La communication verbale fait partie de la vie même de toute civilisation. Les histoires locales, les mythes et les contes de fées sont les produits de cette tradition. Ils s’agit d’histoires nées en conséquence d’un fait déterminé, naturel ou surnaturel, et qui ont pris forme à travers des siècles de transmission et de transformation. Ils ont toujours un sens pédagogique et moralisateur.

Les mythes et les contes ont une même racine, néanmoins leur fonction a changé au fil de l´histoire. Nous constatons que la valeur du mythe revêt surtout une importance sociale, alors que la valeur des contes de fées revêt plutôt un aspect psychologique. Le mythe est comme un représentant d’une culture déterminée et de son destin. Il réfléchit le caractère national d’une civilisation. Le conte n’a pas de racines car il appartient aux structures universelles de l’âme humaine. « Nous parvenons ici encore, à la conclusion que les contes de fées reflètent la structure la plus élémentaire, mais aussi la plus fondamentale – le squelette nu – de la psyché. Le mythe est une production culturelle… Le mythe présente donc des adjonctions culturelles conscientes qui facilitent en un sens son interprétation, car certaines idées y sont exprimées de façon explicite [2]. »

Les contes de fées ont un valeur pédagogique fondamentale car ils travaillent directement sur l’inconscient (au début, les contes de fées étaient destinés à toute la population, c’était une façon de transmettre un message. Aujourd´hui, ils sont surtout destinés aux enfants), illustrent de façon indirecte mais efficace des principes fondamentaux de morale et d’éthique et de conduite sociale. Ils utilisent rapports psychologiques, métaphores, exemples, personnages universels, etc. pour transmettre ces principes.

Chaque culture a ses principes éthiques et moraux propres qui reflètent également les diktats de la culture locale. Dans nos pays, nous partageons l´héritage de la tradition gréco-latine et de la religion judéo-chrétienne. Les normes de notre civilisation sont transmises indirectement à travers les contes de fées. La religion impose des règles de comportement, et le conte de fées suggère des normes identiques. Par exemple, l’église réprouve la gourmandise. Le conte de « Jeannot et Margot » nous inculque la même leçon, car le fait de manger sans mesure la maison de pain d’épice aura pour conséquence la rencontre avec la sorcière. Pour l’enfant, la notion de gourmandise est d’ailleurs trop sophistiquée ; l’interdiction de manger des friandises n’a pour lui aucun sens car elle signifie qu’il doit se priver de quelque chose qu’il aime. Dans le conte, il n’y a pas d’interdiction directe, mais les conséquences de la gourmandise vont mettre l’enfant face à un dilemme. Il ne faut pas manger trop de friandises car cela peut avoir des conséquences négatives. La fonction du conte est beaucoup moins directe mais plus efficace.

Concernant les normes fondamentales de conduite sociale, les contes de fées sont des instruments très utiles pour informer et éduquer l’enfant. Comme dans le cas antérieur, il ne suffit pas de dire le message pour le faire passer. Il faut que l’enfant tire lui-même la morale du conte. Les contes de fées insistent sur les principes comme la sécurité personnelle, l’importance de la famille et de l’amitié, la surveillance, la philanthropie, l’importance de l’intelligence par rapport à la force physique, etc. Ce sont des normes très importantes et indispensables pour la sécurité de l’enfant dans la vie sociale. Pour l’enfant, les conseils et les avertissements directs des parents ou des professeurs n’ont pas une influence significative. Si l’enfant déduit lui-même une norme ou un comportement social, cette règle aura pour lui une véritable valeur. Par exemple, pour souligner l’importance du recours à l’intelligence pour vaincre la force brute, nous pouvons relater l’histoire du Petit Poucet. Il prend le dessus sur le géant en utilisant son intelligence. Le tout puissant géant, avec toute sa force, ne peut rien faire contre les astuces du petit enfant.

Les contes des fées ont un pouvoir pédagogique prodigieux car ils possèdent des qualités uniques qui vont travailler dans l’inconscient de l’enfant. Les caractéristiques distinctives de ce genre littéraire entrent dans la catégorie des archétypes, car il n’y a ni contexte individuel ni connaissances personnelles qui correspondent à cette situation : « Les contes de fées sont les créations poétiques du conteur populaire, qui puise son inspiration à la source qui est celle de tous les poètes : l’inconscient collectif [3]. »

Tous les contes de fées présentent des caractéristiques communes, et c’est pourquoi ils toujours ils travaillent au niveau de l’inconscient. Les contes des fées se déroulent dans un monde fantastique : ils débutent presque toujours par « Il étais une fois », cette phrase qui sort les contes du temps et de l’espace. Dans les contes de fées, la fin est toujours heureuse : après avoir surmonté une infinité de problèmes, le conte finit toujours par le triomphe du bien sur le mal. Une autre caractéristique est que le personnage méchant perd toujours. En effet, le mal est inlassablement puni, tandis que le bien est constamment récompensé.

Les contes des fées se concentrent habituellement sur les problèmes des enfants qui grandissent. Ils ont pour personnages principaux des enfants qui sont en train de grandir, ou des jeunes qui vont entrer dans le monde des adultes. Le conte relate une histoire particulière avec des éléments généraux ou des situations qui peuvent illustrer les angoisses de l’enfance. Le conte s’achève toujours sur la victoire du héros, après avoir décrit une situation où le danger finit par être écarté. En même temps, une leçon moralisatrice est donnée qui montre le bon chemin que l’enfant doit suivre.

La valeur du conte réside dans le fait que l’enfant peut en tirer une morale personnalisée. Un même conte peut servir à traiter une infinité des problèmes. Il faut signaler à cet égard que si l’enfant comprend le message du conte, il va intérioriser cette valeur acquise. La conte aura donc accompli son rôle.

Nous pouvons nous servir du conte comme d’un instrument pour initier la communication avec l’enfant. C’est pour cette raison que la meilleure façon de transmettre un conte est la voie orale. Un conte raconté présente l’avantage du contact personnel entre le conteur et l’enfant. La voix, les expressions et la façon de raconter le conte sont importantes. D’ailleurs, nous invitons l’enfant à entrer dans le monde des adultes en notre compagnie.

Dans le conte « Le loup », nous trouvons la même veine que dans les autres contes de fées. Bien que le conte d’Aymé soit contemporain, il entre dans la catégorie des « contes archétypes », par le biais de l’intertextualité. Il retrouve donc la force et la forme des contes traditionnels.

Nous retrouvons dans ce conte des fondements éthiques et moraux qui le placent dans la même catégorie que les histoires traditionnelles. Tout d’abord, une des leçons de morale réside dans l’importance de dire la vérité. Or le mensonge est un péché mortel aux yeux de la religion catholique, encore prédominante en France à l’époque où écrit Aymé.

Dans le conte, les fillettes mentent à leurs parents. Le mensonge n’est pas puni par les parents, mais par le destin. La punition de cette tromperie est infligée par le personnage qui est à l’origine du mensonge : les fillettes sont dévorées par le loup. La punition de la faute est très sévère car elle implique l’abus sexuel [1] ou la mort (aussi présentée dans le conte de façon symbolique).

Un autre précepte moral très important dans le conte « Le loup » est celui de l’obéissance aux parents. Dans l’histoire d’Aymé, le rôle des parents n’est pas sympathique. Tout au contraire, ils sortent en laissant les enfants tout seuls bien qu’ils connaissaient l’existence d’un péril évident. Quand ils rentrent, ils grondent les fillettes. Ils les punissent d’une façon très dure pour des fautes légères. Néanmoins, les parents symbolisent la loi établie, le monde adulte qui protège les enfants du danger. Les parents représentent la sécurité.

La désobéissance aux parents a des conséquences graves. Les enfants doivent affronter le mal sans disposer d’armes suffisantes pour le vaincre. Eloignés du monde adulte où règne la loi établie, les enfants désobéissants mettent en péril leur sécurité (psychologique ou physique).

Le conte renforce cette idée par sa fin heureuse car les parents vont rétablir l’ordre perturbé. Ils trouvent le loup et sauvent les petites. L’histoire laisse une porte ouverte pour résoudre le problème. Les conséquences de la désobéissance sont terribles, mais il existe toujours un espoir parce qu’après le péché, il y a le pardon. A la fin du conte, le pardon est implicite et il est évoqué lorsque les parents sauvent leurs fillettes sachant qu’elles les avaient trompés et qu’elles avaient désobéi.

Le principe selon lequel on ne doit pas tuer constitue un troisième élément de la morale du conte. Celui-ci relate le grand crime commis par le loup. Le péché principal est commis par la bête, et pour ce crime, il n’existe pas de pardon. Il faut punir et condamner cette faute. Le récit reflète ce précepte de façon évidente. Le loup mange les enfants, et le fait de les manger implique qu’il les tue. Le loup est capturé car il n’a pas la possibilité d’ouvrir la porte. Cela montre que ce crime ne peut échapper à la justice. Les parents ouvrent le ventre du loup, ce qui lui cause une grande douleur. Cette image évoque une punition douloureuse car le crime commis est très grave. Pour finir, le loup est recousu, renvoyé dehors, et, à l’avenir, il ne pourra avoir de contact avec les enfants. La dernière partie du conte symbolise la punition. Une sanction qui doit être proportionnelle à l’ampleur de la faute. La première punition (couper le ventre du loup) représente le châtiment physique, car elle provoque de la douleur. La seconde punition (éloigner le loup des enfants) est une sanction psychologique car le pécheur va rester exclus du groupe social. Il n’est plus admis au sein de la société en conséquence de ses actes.

Le dernier précepte que nous avons relevé en ce qui concerne l’enseignement moral est celui de ne pas blesser les autres. Les fillettes demandent aux parents de laisser aller le loup, même après qu’il leur a fait du mal. De ce point de vue, les plus belles leçons du conte sont issues de la tradition chrétienne : il s’agit du respect pour la vie et du pardon.

Concernant la conduite sociale, le conte d’Aymé nous présente toute une série de règles relatives au comportement humain. Tout d’abord, le principe de respecter les normes imposées. Cette idée porte en elle une autre norme, celle qui concerne la sécurité des enfants face aux personnes qui n’appartiennent pas au même groupe social ou familial. Le message du conte, en ce sens, est spécifique : si nous entrons en contact avec une personne étrangère (le loup), il y aura des conséquences (nous serons dévorés par l’animal). La règle est l’interdiction de communiquer avec des personnes inconnues : « N’ouvrez la porte à personne, qu’on vous prie ou qu’on vous menace [2]. »

Ensuite, une autre règle sociale donnée est que le mal, ou les mauvaises personnes, utilisent la ruse pour tromper les enfants. Le loup prétend subir une transformation. Pendant le déroulement de l’histoire, il semble être bon (même aux yeux d’autres animaux de la forêt, sauf le renard et la pie qui sont aussi rusés que lui). Il joue, il chante, il rit. Mais, à la fin du conte, il révèle sa véritable personnalité. Il mange les enfants, il tue – il montre sa véritable nature. De cette partie, nous pouvons conclure aussi que les personnes mauvaises resteront toujours mauvaises. Le loup restera toujours le loup même s’il prétend avoir changé.

L’idée que les parents garantissent la sécurité des enfants et qu’il faut toujours avoir confiance en eux est un autre précepte social que nous pouvons trouver dans le conte. A la fin de l’histoire, les parents sauvent leurs enfants ? même après avoir su qu’ils ont désobéi et menti. Il y a encore un signal de compréhension de la part des parents quand ils laissent aller le loup. Les parents sont toujours prêts à sauver leurs enfants.

Enfin, nous trouvons un autre élément qui représente un code social établi : une mauvaise conduite, après administration d’une punition, peut se corriger. C’est la valeur de la punition comme instrument de rectification. Il y a dans ce précepte l’idée de la réhabilitation sociale. Dans le conte que nous analysons, cette idée se présente au dernier moment quand le loup, après avoir été puni, s’en va en jurant qu’à l’avenir il ne sera plus aussi gourmand. La fin de l’histoire renforce cette idée avec le paragraphe final : « On croit que le loup a tenu parole. En tout cas, l’on n’a pas entendu qu’il ait mangé de petite fille depuis son aventure avec Delphine et Marinette [3]. » L’auteur donne, néanmoins, un ultime avertissement au lecteur. Il dit « on croit », que le loup a changé ; mais de toute façon, il faut être attentif car nous ne savons pas si le changement est sincère.

 

Conclusion

 

L’analyse littéraire est une pratique qui nous aide à trouver un sens profond à un récit déterminé. Il y a diverses sortes d’analyses. Cela signifie que l’on peut travailler à partir de plusieurs perspectives. Par exemple, il y a des analyses qui recherchent à situer un auteur dans un genre littéraire déterminé. D’autres critiques analysent l’œuvre d’un certain auteur à partir de son temps historique ou des influences d’une génération littéraire déterminée.

Le travail qui nous avons effectué prend comme base le texte tel quel. En effet, dans la première partie du travail nous avons analysé le texte dans la perspective sémiotique. Cette recherche nous a permis de connaître la structure du conte et les relations à l’intérieur du récit.

Dans un second moment, nous avons réalisé un essai d´herméneutique en proposant une interprétation du récit dans la perspective de la psychologie en prenant pour base les théories des archétypes et de l’intertextualité. Au terme de notre analyse nous avons trouvé que le conte écrit par Aymé conserve la structure caractéristique des contes de fées. Il est construit sur des éléments constants dans tous ces contes et facilement identifiables.

En ce qui concerne l’analyse sémiotique, nous avons trouvé que le conte présente une situation initiale et une situation finale de disjonction. A l’inverse, la partie centrale du conte se déroule dans une situation de conjonction.

L’architecture du conte n’est pas linéaire. Le conte peut être représenté par une série d’axes sémantiques composant une structure en forme d’échelle dans laquelle la situation finale de chaque axe constitue la situation initiale de l’axe suivant.

Le texte comporte plusieurs séquences qui reflètent son architecture. En conséquence, chaque séquence possède un axe sémantique propre. La segmentation séquentielle nous a servi à mettre en évidence la perspective syntagmatique.

Il est intéressant d’observer qu’en ce qui concerne l’aspect textuel chaque code du niveau figuratif est bien démarqué. Nous trouvons les oppositions des diverses codes aux niveaux sensoriel, spatial et figuratif. Par contre, la temporalité textuelle n’offre pas une relation d’opposition mais de superposition. C’est ainsi que nous trouvons un temps englobant (le temps de la fantaisie) et un temps englobé (le temps réel).

Au niveau narratif, nous avons travaillé en considérant que le loup était le Sujet opérateur du récit. Mais, il faut remarquer que le conte possède plusieurs facettes qui peuvent permettre de réaliser différentes analyses, également complexes, en prenant d’autres protagonistes comme Sujets opérateurs. Une analyse également intéressante – mais dans une autre perspective – pourrait être proposée en tenant les fillettes pour le Sujet opérateur.

Au niveau thématique, le conte possède une structure circulaire. En effet, nous pouvons remarquer que la situation finale du récit (de disjonction) est similaire à la situation initiale (également de disjonction).

Au niveau de l’interprétation du conte, la comparaison des personnages avec ceux d’ autres contes de fées s’est révélée intéressante. Nous avons trouvé des personnages archétypiques ayant les mêmes caractéristiques que ceux d’autres contes. Néanmoins, l’auteur infléchit légèrement les personnages dans le sens de la satire . En effet, il utilise l’humour en certaines descriptions ou faits qui dans les contes traditionnels sont traités d’une manière plus sérieuse. Cette utilisation de l’humour donne aux contes d’Aymé un caractère plus contemporain.

Bien que le conte « Le loup » puisse être considéré comme un récit contemporain de par les caractéristiques mentionnées dans le paragraphe antérieur et parce qu’il a été écrit dans la période de l’entre deux guerres, il conserve la force des histoires traditionnelles. Aymé utilise les contes classiques, leurs images, leurs formes canoniques et leurs valeurs pour transmettre, à travers son conte des messages qui sont partie intégrante de la psychologie sociale européenne. C’est pour cette raison que nous pouvons affirmer que cette histoire trouve sa place dans la catégorie des contes de fées.

« Le loup » est une histoire qui possède aussi une forte valeur culturelle. Le récit fait directement référence à la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau ». Cette fable fait partie de la culture traditionnelle française. Dans le conte, elle est mentionnée d’une façon directe mais elle fait partie du récit. Toutefois, si le lecteur n’avait aucunement connaissance de cette fable, l’histoire continuerait à avoir un sens par elle-même.

Il est important de remarquer que le conte revêt un caractère psychopédagogique parce qu’il enseigne les principes éthiques dictés par la religion judéo-chrétienne et même inculque des normes de conduite sociale. Aymé transmet à travers son histoire des préceptes de la religion comme : ne pas mentir, ne pas tuer, ne pas désobéir, etc. L’histoire propose aussi des règles sociales comme : l’importance de la sécurité personnelle, la valeur de l’amitié et de la famille, le rôle de l’intelligence par rapport à la force, etc.

Les méthodes d’analyse que nous avons utilisées dans ce travail peuvent été employées pour l’analyse d’autres textes littéraires. Elles peuvent servir à une meilleure compréhension des œuvres étudiées. En effet, tant l’analyses sémiotique que la méthode herméneutique sont des instruments utiles pour l’interprétation littéraire. Il faut remarquer cependant que toute recherche interprétative n’est pas toujours objective et que nous pouvons aboutir à différentes interprétations en fonction de l’objectif de l’analyse et des perspectives de la personne qui la conduit. Quoi qu’il en soit, l’analyse littéraire aide à trouver la véritable signification d’un texte et à mettre en valeur sa richesse intrinsèque.

Les contes de fées en général et le conte « Le loup » en particulier sont des éléments importants pour l’apprentissage de la vie. Par une méthode agréable et intelligente ils enseignent à l’enfant des normes sociales et morales sans les lui imposer. Les moyens que le conte utilise sont la réflexion et les conclusions auxquelles aboutit l’auditeur ; c’est la raison pour laquelle ces conclusions peuvent êtres diverses, chaque personne ayant ses besoins particuliers. Ce processus indirect a été utilisé par les hommes à travers toute l’Histoire – le plus souvent de façon inconsciente – et constitue toujours un instrument pédagogique d’une valeur incalculable.

***

 

ANNEXES

« Le loup et les sept cabris » Contes de Grimm (Classiques Hachette)

« Le loup s’en alla alors chez un marchand, et acheta un gros morceau de craie qu’il mangea pour s’adoucir la voix. Puis il revint, frappa à la porte et cria :

-Ouvrez-moi, chers Il était une fois une vieille chèvre qui avait sept cabris, et elle les aimait comme une mère aime ses enfants. Un jour, elle voulut aller au bois pour y chercher de la nourriture. Elle les appela tous les sept autour d’elle et leur dit :

-Chers enfants, je vais au bois. Prenez garde au loup. S’il entrait, il vous mangerait tous, cuir et poil. Le méchant se contrefait souvent, mais vous le reconnaîtrez facilement à sa voix rauque et à ses pieds noirs.

Les cabris répondirent :

-Chère mère, nous ferions bien attention. Vous pouvez partir sans souci.

Là-dessus, la chèvre bêla un coup et se mit en route. Un instant après, quelqu’un vint frapper à la porte en criant :

-Ouvrez-moi, chers enfants. C’est votre mère, et elle vous rapporte à tous quelque chose.

Mais les cabris avaient reconnu à la voix rauque que c’était le loup.

-Nous ne voulons pas ouvrir, répondirent-ils, tu n’es pas notre mère qui a une voix douce et caressante, tandis que la tienne est rauque. Tu es le loup.

enfants. C’est votre mère, et elle vous rapporte à tous quelque chose.

Mais le loup avait posé sa patte noire contre la fenêtre. Les cabris la virent et répondirent :

Nous ne voulons pas ouvrir ; notre mère n’a pas de pied noir, comme toi ; tu es le loup.

Le loup courut alors chez un boulanger, et lui dit :

-Je me suis fait mal au pied ; étendez de la pâte dessus.

Et quand le boulanger eut enveloppé sa patte, il courut chez le meunier et lui dit :

-Poudre-moi ma patte de farine blanche.

Le meunier soupçonna que le loup voulait tromper quelqu’un et s’y refusa, mais le loup lui dit :

-Si tu ne le fais pas, je te mange.

Alors le meunier eut peur et lui blanchit sa patte. Qui, voila comme sont les hommes !

Le fripon alla alors, pour la troisième fois, à la porte, frappa et dit :

-Chers enfants, ouvrez-moi. Votre chère petite mère est revenue, et elle vous rapporte de la forêt à tous quelque chose.

-Montre-nous d’abord ta patte, dirent les cabris, afin que nous sachions si tu es notre petite mère.

Alors, le loup posa sa patte contre la fenêtre, et quand ils virent qu’elle était blanche, ils crurent que tout était vrai et ouvrirent la porte. Mais, qui est-ce qui entra ? Ce fut le loup. Ils eurent grand-peur et voulurent se cacher. L’un sauta sous la table, le second dans le lit, le troisième dans le fourneau, le quatrième dans la cuisine le cinquième dans le buffet, le sixième sous la terrine à relaver, le septième dans la caisse de l’horloge. Mais le loup les trouva tous, et ne fit pas de longs compliments. Il les avala l’un après l’autre dans sa gueule, à l’exception du plus jeune, qu’il ne put trouver dans la caisse de l’horloge.

Quand le loup eut satisfait son envie, il s’en alla se coucher dehors, dans la verte prairie, sous un arbre, et commença à s’endormir.

Bientôt après, la vieille chèvre rentra de la forêt. Ah ! Dieu ! quel spectacle l’attendait ! La porte de la maison était toute grande ouverte. La table, la chaise et les bancs étaient renversés, la terrine à relaver était en morceaux. Les couvertures et coussins avaient été arrachés du lit. Elle cherchait ses enfants, mais ne parvenait pas à les retrouver. Elle les appelait par leur nom les uns après les autres, mais personne ne répondait. Enfin, quand elle appela le nom de plus jeune, une petite voix s’écria :

Chère mère ! je suis caché dans la caisse d’horloge !

Elle le tira dehors et il lui raconta que le loup était venu et qu’il avait mangé tous les autres. Vous pouvez penser comme elle pleura ses pauvres enfants.

Enfin, elle ressortit toute désolée, et le plus jeune des cabris lui courut après. Quand elle arriva dans la prairie, le loup était couché sous l’arbre, et ronflait si fort que les branches tremblaient. Elle le regarda de tous côtés, et s’aperçut que quelque chose remuait dans son ventre si rempli.

-Ah ! Dieu ! pensa-t-elle, est-ce que mes pauvres enfants qu’il a avalés pour son souper seraient encore en vie ?

Il fallut que le cabri coure à la maison chercher les ciseaux, une aiguille et du fil. Alors elle ouvrit la panse du monstre, et, dès qu’elle eut commencé à couper, un des cabris sortit se tête, et, à mesure qu’elle coupait, tous les autres s’échappèrent de même l’un après l’autre, sans avoir éprouvé le moindre dommage ; car dans sa gloutonnerie, le monstre les avait avalés tout ronds.

C’est ça qui fut une joie ! Ils embrassaient leur chère petite mère et cabriolaient comme un tailleur qui fait la noce.

-Maintenant, leur dit la vieille, allez chercher des pierres pour remplir le centre de la maudite bête pendant qu’elle dort. Alors, les petits cabris allèrent vite chercher des pierres et les fourrèrent dans le ventre du loup, tant qu’ils ne purent fourrer. Puis la vieille le recousit en toute hâte, afin qu’il ne s’aperçoive de rien, et il ne bougea pas même.

Quand le loup eut fini de dormir, il se leva sur ses jambes, et, se sentant pris d’une grande soif, il voulut aller boire à une fontaine. Mais, quand il commença à se mouvoir, les pierres se heurtèrent dans son ventre les unes contre les autres, en faisant du bruit. Alors il s’écria :

« Qu’est-ce qui fait ce vacarme-la

Au fin fond de mon estomac ?

J’avais avalé des cabris,

Et je suis plein de cailloux gris ? »

Et quand, arrivé à la fontaine, il voulut se pencher sur l’eau pour boire, les lourdes pierres l’entraînèrent dedans, et il se noya misérablement. Quand les sept cabris virent cela, ils accoururent au galop, en criant tout haut :

-Le loup est mort ! le loup est mort !

Et ils se mirent à danser de joie, avec leur mère, autour de la fontaine.

***

NOTES

(1) http://Marcel-aymé.tripod.com/id17-p.1.

(2) http://www.marcelayme.org/biograp,p.4.

(3) Marcel AYME, Les contes bleus du chat perché, Paris, Gallimard, 2002, p. 17.

(4) Id., Ibid., p. 20.

(5) Id., Ibid., p. 23.

(6) Id., Ibid., p. 24.

(7) Id., Ibid., p. 27.

(8) Nicole EVERAERT-DESMEDT, Sémiotique du récit, Bruxelles, DeBoeck Université, 2000, p. 29.

(9) Id., Ibid., p. 30.

(10) Marcel AYME, op. cit., p. 28.

(11) Nicole EVERAERT-DESMEDT, op. cit., p. 37.

(12) Id., Ibid., p. 38.

(13) loc. cit.

(14) http://www.cicvfr/ingenierie.culturelle/laby/DISP/2c.html, Maîtrise du langage, Le rôle des personnages, p. 1.

(15) Nicole EVERAERT-DESMEDT, op. cit., p. 59.

(16) Id., Ibid., p. 63.

(17) Marcel AYME, op. cit., p. 28.

(18) Nicole EVERAERT-DESMEDT, op. cit., p. 80.

(19) Id., Ibid., p. 74.

(20) Id., Ibid., p. 75.

[21] Marie-Louise Von FRANZ, L’interprétation des contes de fées, Paris, Sedes, 1968 :  “Les archétypes sont les virtualités créatrices, les dynamismes structurants du psychisme humain, dont l’ensemble forme ce que Jung a nommé l’Inconscient collectif . Ils n’ont pas de contenu déterminé. On pourrait les comparer au système axial d’un cristal qui préforme en quelque sorte la structure cristalline dans l’eau mère, bien que n’ayant par lui-même aucune existence matérielle (C.G. Jung, Les racines de la conscience). Ce sont des symboles communs à toute l’humanité qui sont à la base des religions, des mythes et des contes de fées. Ils apparaissent dans les rêves et les phantasmes et sont le fondement de la plupart des attitudes humaines face à la vie. p. 11.

[22] Voir Encyclopédie des symboles, Torino, L& pochothèque, 1996., p. 34.

[23] Ibid., p. 35.

(24) Jean de La Fontaine, Fables, Le roman de Renart, Champigny-sur-Marne, Lito, 2000, P. 34.

(25) Bruno BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Bussière, 2001, P. 254.

(26) Id., Ibid., « Débarrassés de ces éléments apparemment insignifiants, les contes de fées perdent leur signification profonde et cessent d’intéresser les enfants…. Ces histoires ne soulagent pas l’imagination de la contrainte que fait peser la domination du pouvoir adulte. »  p. 53.

(27) Nous n’avons pas trouvé de références bibliographiques sur les jeux mentionnés dans le conte. Après une enquête réalisée à Genève, nous avons constaté qu’il n’y avait plus personne qui connaisse ces jeux. C‘est dans la région du Jura qui nous avons trouvé des références à leur propos. Ce sont des jeux de filles, habituellement joués à l’école et qui montrent un peu la vie sociale et psychologique des fillettes à ce moment là. Les informations que nous présentons sur les jeux appartiennent à la tradition orale.

(28) Ce qui suit est une excellente analyse de la signification de l’intertextualité : « En 1966-1967, Julia Kristeva forge le terme d’intertextualité pour désigner l’une des deux activités de redistribution opérées par le texte, il est une permutation des textes, une intertextualité : dans l’espace d’un texte, plusieurs énoncés, pris à d’autres, se croisent et se neutralisent (Sèméiôtiké). S’inscrivant dans la mouvance des recherches du groupe Tel Quel, les travaux de Julia Kristeva envisagent le texte comme un idéologème, c’est-à-dire une structure intégrée dans le texte de la société, de la culture, de l’histoire, et capable également de l’intégrer à elle. La mise en évidence de cette interaction rompt aussi bien avec les conceptions traditionnelles de la création comme geste original, et de la transcendance de l’auteur ou de l’œuvre par rapport à leur contexte historique qu’avec une certaine tendance de l’analyse structuraliste à refuser toute extériorité au texte et à le clore sur lui même. Dès son apparition, la notion d’intertextualité connaît un grand succès et donne lieu à de multiples recherches. On peut en distinguer une définition large et une définition restreinte, selon qu’elle est considérée comme la relation d’un texte avec l’ensemble social considéré comme un ensemble textuel (J.Kristeva) ou, de manière plus opératoire, réduite à la présence effective d’un texte dans un autre (G.Genette, Palimpsestes). » in Daniel SANGSUE, Le grand atlas des littératures, l’intertextualité, Encyclopaedia Universalis, 1990,  p. 28.

(29) Les contes de fées, comme « Le Petit Chaperon Rouge », qui entrent dans les schémas de l’intertextualité sont similaires dans différents endroits du monde et se présentent sous différentes versions. Il faut signaler que, dans le cas de ce conte, parmi les diverses versions, deux sont plus connues : celle écrite par Perrault, et celle écrite par les frères Grimm. Après une analyses du conte (voir référence Bettelheim, Bruno, Psychanalyses des contes de fées, p. 254 – 276), nous sommes arrivée à la conclusion que l’interprétation la plus la répandue est celle des frères Grimm, et l’analyse de l’intertextualité sera faite par rapport à cette version du conte.

(30) Le conte « Les sept chevreaux et le loup » n’est pas très connu dans la culture française. En revanche cette histoire est assez commune chez les hispanophones. Curieusement, après une recherche, nous avons découvert que cette histoire fait partie des contes de fées français réunis par les frères Grimm. Pour aider à comprendre l’analyse du conte, nous allons inclure une version du conte dans les annexes du présent mémoire.

(31) Pour une explication approfondie de ce point, voir B. Bettelheim, op. cit., Chap. « Le conte de fées comparé à la fable» pp. 47 – 56 ainsi que M. Von Franz, op. cit., Chap. II « Contes de fées, mythes et légendes » pp. 37 – 52.

(32) Marcel AYME, op. cit., p. 12.

(33) SANGSUE, op. cit., p. 29.

(34) Les similitudes que nous avons trouvées, en ce qui concerne les mythes, ont plutôt à voir avec les contes de fées analysés dans le point précèdent. Quoi qu’il en soit, il est possible de trouver des références plus concrètes sur ce point dans « L’encyclopédie des symboles », pp. 374-376.

(35) Pour renforcer cette idée, nous notons que, dans la langue française, une façon de dire qu’une fille a eu sa première expérience sexuelle est : «elle a vu le loup ».

((36) Von FRANZ, op. cit., p. 40.

(37) Id., Ibid., p. 35.

(38) Cette notion a été déjà étudiée dans le chapitre consacré à l’intertextualité.

(39) Marcel AYME, op. cit., p. 9.

(40) Ibid., p. 28

***

BIBLIOGRAPHIE

 

Texte de référence :

 

AYME, Marcel, Les contes bleus du chat perché, Paris, Gallimard, 2002.

Ouvrages critiques :

ADAM, Jean Michel, Le récit, (Chap. La sémiotique narrative), Paris, PUF, 1984.

 

BETTELHEIM, Bruno, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Bussière, 2001.

EVERAERT-DESMEDT, Nicole, Sémiotique du récit, Bruxelles, DeBoeck Université, 2000.

JONES, Robert Emmet, Panorama de la nouvelle critique en France, Paris, Sedes, 1968. (Chap. III )

FRAANZ (von), Marie-Louise, L’interprétation des contes de fées, Paris, Albin Michel, 1995.

 

Sites internet :

 

http:// marcel-ayme.tripod/id18. Biographie de Marcel Aymé.

 

Http://web.univ-perp.fr/see/rch/lts/marty/s090.htm, L’interprétation sémiotique du schéma actantiel

Http://www.cicv.fr/ingenierie-culturelle/laby/DISP/2d.html, Maîtrise du langage: C. Brémond et la structure narrative.

Http://www.cicv.fr/ingenierie-culturelle/laby/DISP/2d.html, Maîtrise du langage: Vladimir Propp et les contes

http://www.marcelayme.org/biographie. Biographie de Marcel Aymé

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Fatima PONCE pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Le chat comme représentation de la femme

 (Comparaison entre trois œuvres de la littérature française)

Introduction

Les animaux et leurs comportements ont toujours été objet de l’attention de l’homme. Pour pouvoir se nourrir, assurer sa subsistance, pour une bonne convivialité avec eux, l’homme a dû les observer. Il a fait alors des associations, et autour de chaque animal un imaginaire a été créé dans chaque culture, à des époques déterminées. Des symboles ont surgi : quelques-uns très caractéristiques d’un peuple, et d’autres plutôt universels et résistant au temps.

L’art a toujours représenté les animaux. Avec le temps, ces représentations ont acquis des nuances : Esope, fabuliste grec, parlant par paraboles, a utilisé l’image des animaux pour dénoncer les faiblesses humaines.

Depuis Esope, les animaux doivent se prêter, sur le mode de la parabole, à la dénonciation des faiblesse humaines. Non seulement dans les fables et les contes : dans l’art aussi, la tradition des animaux anthropomorphes (=à la ressemblance de l’homme) est longue. Ainsi, Grandville a-t-il fait la caricature de qualités humaines sous le masque d’animaux. [1]

Les animaux de compagnie, comme le chien et le chat, ont une particularité par rapport aux autres : ils font partie de l’intimité de la maison et deviennent des êtres auxquels les humains peuvent très facilement s’attacher, voire s’identifier.

Compagnons les plus assidus des humains, les chats et les chiens ont accédé à notre mémoire culturelle : dessinés, ou décrits, chantés ou devenus eux-mêmes

narrateurs ; représentants symboliques, substituts humains, amis animaux, ils sont notre visage au miroir, la fourrure en plus. [2]

Objectif du travail

C’est justement l’un de ces animaux qui sera le sujet de ce travail : le chat.

L’objectif est de faire une brève analyse sur le chat (ou la chatte) représentant la femme dans quelques œuvres de la littérature française.

Trois œuvres ont été choisies : la fable « La chatte métamorphosée en femme », de Jean de La Fontaine, le poème « Le chat », de Baudelaire et le roman « La chatte », de Colette. Dans les trois textes, il existe un rapport entre chat et femme.

La première partie de ce travail considère l’histoire du chat et son symbole, la deuxième présente les œuvres citées ci-dessus et la dernière propose une analyse comparative de ces trois textes concernant l’association chat et femme.

I) Le chat, un symbole qui remonte à l’antiquité

1.1- Histoire du chat
Dans l’Ancienne Egypte

Le chat domestique est issu du  » Chat Ganté  » (Félis Lybica), ou chat sauvage d’Afrique. Ce dernier serait venu au contact des hommes pour rechercher de la nourriture et de la chaleur. Entre le 30ème et le 20ème siècle avant Jésus-Christ, les Egyptiens apprivoisent cet animal qui devient membre intégrant des familles. Le chat devient le protecteur des récoltes du blé. Il servait a éliminer les souris et les rats (responsables de la propagation de la peste).

Cet animal se fait aimer, fait partie du foyer et est bientôt considéré comme sacré. Les Egyptiens lui donnent le nom de Miw. Quand un chat de la maison mourait, ses maîtres prenaient le deuil ; on l’embaumait, puis on le momifiait et on l’emmenait à la Nécropole des chats. Le chat est désormais protégé par des lois sévères: tuer un chat était un crime puni par la mort, l’injurier était un fait grave. Il était aussi illégal de sortir un chat d’Egypte.

Les Egyptiens voyaient en lui une incarnation de la déesse Bastet. Cette déesse, à la fois solaire et lunaire, régnait sur la fertilité, la guérison et les plaisirs de la vie : la tranquillité, la musique, la danse, la solidarité, la maternité et l’amour.

Propagation du chat

Les marins Egyptiens (1600 avant J.-C.) emportaient des chats sur leurs bateaux pou porter chance et aussi pour tuer les souris et les rats qui étaient à bord, protégeant ainsi les réserves de marchandises. Ils donnaient quelques chatons lors des étapes commerciales en Orient et en Asie.

Le chat a été introduit en Europe par des marins phéniciens (1600 avant J.-C.), par les Romains (30 ans avant J.-C. l’Egypte est devenue une province de l’empire Romain) et les migrants.

Le chat au Moyen-Age

Au Moyen-Age (de 476 à 1453), l’église catholique étant contre le paganisme associé à l’image du chat, elle le considère comme un animal maléfique. Pendant près de cinq siècles, des chats seront exterminés. Lors des exterminations massives de chats, la peste s’est facilement répandue à cause de la prolifération des rats.

Si une femme avait un chat, elle pouvait être accusée de sorcellerie, ensuite brûlée vive avec son animal. Des centaines de femmes ont été accusées, des milliers de chats ont été brûlés.

Au XIIe siècle, on le rencontre dans les farces et les fables ; par exemple dans le « Roman de Renart » où figure le chat Tibert, incarnant la fourberie, la cruauté et la ruse à l’égal de Renart. Les histoires de sorcellerie foisonnent également de chats.

Actuellement

Durant les années 1790, la chasse aux sorcières a été abolie. On a pu prendre à nouveau conscience des profits liés au chat et l’aimer comme compagnon domestique. Sa popularité grandit alors avec le passage du temps.

Le chat et les arts 

Le chat a inspiré des artistes dans tous les domaines, à toutes les époques : peintres – Edouard Manet, Félix Valloton , George Stubbs, Pierre Auguste Renoir , Amédée Daille ; écrivains – Perrault, Colette, Champfleury, Mérimée, Rostand, Vian, Jean Cocteau, Steinlem, Victor Hugo, Gautier, Balthus, Leonor Fini et Baudelaire ; sculpteurs ; musiciens.

1.2- Le chat, sa valeur symbolique et le féminin

Voici des extraits du « Dictionnaire de symboles »[1] :

« Le symbolisme du chat est très hétérogène, oscillant entre les tendances bénéfiques et maléfiques ; ce qui peut s’expliquer simplement par l’attitude à la fois douce et sournoise de l’animal. C’est, au Japon, un animal (…) capable de tuer les femmes et d’en revêtir la forme.

L’Egypte ancienne vénérait, sous les traits du Chat divin, la déesse Bastet, comme une bienfaitrice et une protectrice de l’homme. »

L’image du chat est associée à la fois à des éléments positifs et à des éléments négatifs. Il peut représenter les maléfices, la sorcellerie, un être peu fiable, ainsi que la sensualité ou l’affectivité.

Le chat est aussi associé à l’image de la femme. Dès l’ancienne Egypte, on peut vérifier ce fait.

Dans la mythologie scandinave, le chat est associé à la déesse de l’Amour, Freyja, souvent représentée conduisant un char tiré par des chats.

Je transcris un fragment d’un travail trouvé sur Internet, sur le site http://nath.sortilege.org/chat3.html (je n’ai pas trouvé le nom de l’auteur), c’est moi qui souligne :

« Ce qu’il y a de remarquable, avec les super-héros félins, c’est que ce sont presque toujours des super-héroïnes. De la même façon, ce sont des femmes-chats que l’on trouve sur l’Île du docteur Moreau, de Wells. Cette association symbolique entre la femme et le chat n’est pas un simple hasard. Les premières déités félines, Bastet et Freyja, n’étaient-elles pas des déesses ? Et des déesses typiquement féminines, symbolisant l’une la fécondité et la fertilité, et l’autre la volupté et la luxure ? L’ argot ne nomme-t-il pas « chatte » ou « minou » le sexe féminin ?

Le chat, substitut affectif et équivalent sensuel de la femme, compagnon privilégié des solitaires…

Mais le lien symbolique entre la femme et le chat ne se limite pas à la sensualité ou au rapport affectif. Pour le comprendre, il faut se rappeler que les chats ont pénétré les foyers humains après la grande révolution du néolithique et le passage aux civilisations agraires. Qui dit grains, dit rongeurs, et qui dit rongeurs, dit chats. Ce rôle « social » du chat est confirmé par la plupart des mythes d’origine le concernant. Pour les musulmans, par exemple, le chat est né de l’éternuement des lions, alors que l’arche de Noé commençait à être infestée par les souris et les rats, qui se reproduisaient beaucoup trop vite. Au Viêt-nam, on dit que le premier chat fut un cadeau du Ciel, pour combattre les rongeurs qui détruisaient les grains. Dès lors, le chat endosse le rôle d’une déité de la terre et des récoltes, de l’opulence et de la fertilité – autant de fonctions que la plupart des cultures associent à la sphère féminine, parce que c’est la femme qui donne vie et qui allaite. »

Dans « Chiens et chats littéraires »[2] (déjà cité), on vérifie que l’auteur est également d’accord sur l’association entre chat et féminité quand il compare chien et chat :

« Dès le moyen âge, en effet, le chien relève d’un registre positif et masculin qui associe entre autres, la terre. Le soleil, la pluie, le jour, la vie, l’or et l’argent, tandis que le chat règne sur le domaine plus équivoque et féminin de l’eau, de la lune, de la grêle, de la nuit, de la mort, du cuivre et du plomb. »

Dans le travail déjà cité trouvé sur Internet [3], on remarque aussi une observation très intéressante de l’auteur, quand il dit que le double sens du chat est en rapport direct avec les caractéristiques féminines, dans la mesure où la femme est aussi un être qui peut symboliser les extrêmes, des caractéristiques opposées qui peuvent être comparées à celles de la personnalité du chat :

« Nous avons constaté jusque-là que le chat était associé à la magie, au symbolisme du feu et au symbolisme féminin. Or, ces trois éléments ont en commun d’être extrêmement ambigus : la magie peut être blanche ou noire, bénéfique ou maléfique ; le feu est le fondement de l’humanité, mais reste néanmoins dangereux et destructeur ; la femme enfin, qui donne naissance, nourrit, accueille, est regardée avec une certaine méfiance (voire plus) à partir du moment où les sociétés accumulent des biens et où les hommes veulent être assurés du lignage de leurs héritiers. Cette bivalence va bien évidemment se retrouver dans le symbolisme du chat – au point que Buffon, dans son « Histoire naturelle», lors d’une crise d’anthropomorphisme particulièrement gratinée, l’accusera d’avoir « une malice innée, un caractère faux, un naturel pervers »…

Mais il est aisé de voir que le symbolisme du chat est ambigu dès l’origine, c’est-à-dire même dans les mythes les plus anciens, où il est globalement valorisé. Ainsi, en Egypte, Bastet symbolise les aspects bienveillants de la puissance de Râ – mais elle est aussi la soeur de Sekhmet, la déesse-lionne de la mort et de la destruction, dont certaines légendes rapportent qu’elle fut créée par Râ dans le but de punir l’humanité de ses péchés. »

II) Présentation des auteurs et des œuvres

 

Les trois textes analysés sont : la fable « La chatte métamorphosée en femme », de Jean de La Fontaine, le poème « Le Chat », de Baudelaire et le roman « La chatte », de Colette.

  • La Fontaine (1621-1695) – XVIIème siècle

Avec La Fontaine, les fables connaissent leur expression la plus parfaite. Ses fables réussissent à présenter plusieurs caractéristiques à la fois :

la dramatisation (les plus développées ont même exposition, nœud et dénouement)

– Il peint les caractères des bêtes et des gens : le fourbe – le renard, l’avare – la fourmi, les grandes puissances (la monarchie) – le lion, le tigre. Il peint aussi les mœurs de son époque, comme on peut le voir, par exemple, dans la fable « Les obsèques de la lionne », où il parle des habitudes des courtisans envers le roi. La comédie prend ainsi l’allure d’une comédie satirique qui n’épargne même pas le roi. [4] De plus, il y a la présence de dialogues très vivants et qui varient selon le caractère du personnage.

Caractère poétique – La Fontaine choisit le détail pour suggérer des analogies entre les caractéristiques des animaux, celles des humains et des choses, avec beaucoup d’expressivité. La versification est souple et variée, et les fables sont mélodiques.

Message moral – Dans les fables il y a la présence de la morale, à la fin. Chez La Fontaine, quelques-uns de ces messages ont même donné leur origine à certains proverbes.

La chatte métamorphosée en femme

Illustration de Gustave Doré

 

« Un homme chérissait éperdument sa Chatte ;
Il la trouvait mignonne, et belle, et délicate,
Qui miaulait d’un ton fort doux.
Il était plus fou que les fous.
Cet Homme donc, par prières, par larmes,
Par sortilèges et par charmes,
Fait tant qu’il obtient du destin
Que sa Chatte en un beau matin
Devient femme, et le matin même,
Maître sot en fait sa moitié.
Le voilà fou d’amour extrême,
De fou qu’il était d’amitié.
Jamais la Dame la plus belle
Ne charma tant son Favori
Que fait cette épouse nouvelle
Son hypocondre de mari.
Il l’amadoue, elle le flatte ;
Il n’y trouve plus rien de Chatte,
Et poussant l’erreur jusqu’au bout,
La croit femme en tout et partout,
Lorsque quelques Souris qui rongeaient de la natte
Troublèrent le plaisir des nouveaux mariés.
Aussitôt la femme est sur pieds :
Elle manqua son aventure.
Souris de revenir, femme d’être en posture.
Pour cette fois elle accourut à point :
Car ayant changé de figure,
Les souris ne la craignaient point.
Ce lui fut toujours une amorce,
Tant le naturel a de force.
Il se moque de tout, certain âge accompli :
Le vase est imbibé, l’étoffe a pris son pli.
En vain de son train ordinaire
On le veut désaccoutumer.
Quelque chose qu’on puisse faire,
On ne saurait le réformer.
Coups de fourche ni d’étrivières
Ne lui font changer de manières ;
Et, fussiez-vous embâtonnés,
Jamais vous n’en serez les maîtres.
Qu’on lui ferme la porte au nez,
Il reviendra par les fenêtres. »

La Fontaine

 

  • Baudelaire (1821-1867) – XIXème siècle

Romantique, parnassien, réaliste…Baudelaire défie les classements vu qu’il occupe une place à part dans son époque et dans la littérature de tous les temps. Il exprime sa souffrance d’une manière très originale et hardie ; il souffre d’une sorte de « mal du siècle » : le « spleen ». Il est aussi considéré comme le père de la poésie moderne.

Les poèmes de ses « Fleurs du mal » ont été jugés immoraux et le livre a été attaqué en justice, ce qui l’a beaucoup affecté, mais qui ne l’a pas empêché d’en publier une seconde édition augmentée.

Revenant aux chats… Baudelaire aimait les chats. Il a écrit quelques poèmes sur cet animal. L’un d’entre eux a marqué l’histoire de la littérature : le sonnet « Les Chats » qui, un siècle après sa parution, a déclenché une vive controverse entre critiques littéraires sur les méthodes interprétatives. [1]

Le chat – Les Fleurs du mal (XXXIII)

Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum,
Nagent autour de son corps brun.

Charles Baudelaire

 

  • Colette (1873-1954) –  première moitié du XXème siècle,

Colette était très en avance pour son époque (on pourrait même dire pour aujourd’hui). Elle a eu une vie très agitée : mariages, divorces, remariage. Elle a aussi travaillé dans le music-hall. La période entre les deux guerres a été celle du plein épanouissement de son art, celle où l’on trouve ses chefs-d’œuvre.

La romancière tire de l’observation du monde une sorte de sérénité païenne qui lui permet d’interpréter sa vie (Le Fanal bleu, 1949) et celle de ses héroïnes (Chéri, 1920) avec un lyrisme plein d’optimisme. [2] Elle aborde des thèmes comme ses souvenirs d’enfance et des méditations poétiques (La maison de Claudine, La naissance du jour, Sido) et aussi les études des problèmes d’amour, comme la jalousie (La Chatte, Duo) ou les « jeux interdits » (Le Blé en herbe).[3] Dans l’après-guerre, elle été chargée d’honneurs.

Colette aimait beaucoup les chats. Ils apparaissent dans plusieurs de ses œuvres. Au vingtième siècle Colette est l’auteur « félin» par excellence.[4]

Elle a décrit avec réalisme le monde des bêtes ; elle versera, en revanche, dans l’anthropomorphisme en ce qui concerne les chats dénommés One and Only, la Chatte Dernière, Kapok, Mini-Mini… Colette illustre le manque de pudeur du chat (« la Maison de Claudine » : « Elle se roule, chemine sur le dos et le ventre, souille sa robe, et les matous avec elle avancent, reculent comme un seul matou. »).[5]

La Chatte (1933)

Le roman décrit la relation entre Alain, fils de grand bourgeois qui vit avec sa mère, et la chatte Saha, dans une maison avec jardin, à Neuilly, et sa jeune femme Camille. L’inclination d’Alain pour Saha éveille la jalousie de son épouse, qui voit la chatte comme une rivale. Peu à peu, à travers Saha, Alain se rend compte des fautes de sa relation avec Camille. Camille pousse la chatte du balcon, mais Saha s’en sort bien. C’est la fin de leur mariage qui, d’ailleurs, n’allait pas bien et n’a duré que trois mois. Il rentre chez sa mère avec Saha.

III) Chat et femme : analyse comparative des trois textes

On a déjà parlé de ce que le chat peut représenter, de ses diverses symboles contradictoires et de son association à l’image de la femme. Maintenant, on illustrera tout ce qui a été présenté jusqu’ici par les textes que nous avons choisi de comparer.

Dans la fable de La Fontaine « La chatte métamorphosée en femme » le maître de la chatte utilise la magie pour la faire se transformer en une femme. Il y réussit et devient follement amoureux d’elle. Une nuit, elle ne résiste pas à la tentation : elle profite de ce que les souris ne la reconnaissent plus et, se mettant en posture de chasse, elle les cherche. La source de cette fable, c’est « La Chatte et Aphrodite », d’Esope. Un jeune homme, tombé amoureux d’une chatte, prie Vénus de la transformer en femme. La déesse y consent mais met la fille à l’épreuve en faisant apparaître une souris dans la chambre.

La morale de cette fable est qu’il ne sert à rien d’essayer de changer la personnalité de quelqu’un, parce que, à la première occasion, les traces de sa vraie personnalité apparaîtront.

Dans le poème de Baudelaire, « Le Chat », il pense à son aimée en caressant le chat. Il fait des comparaisons entre elle et l’animal.

Dans les deux textes, le chat éveille le sentiment amoureux et la sensualité, qui sont des caractéristiques également liées à la femme. L’homme de la fable trouvait sa chatte « mignonne », « belle » et « délicate », « qui miaulait d’un ton fort doux ». Elle était une chatte, mais éveillait en lui le sentiment d’amour, la folie : il fallait la transformer en femme pour réaliser cet amour. Dans le texte de Baudelaire, le narrateur n’arrive pas jusque là, mais pense profondément à la femme aimée en caressant avec plaisir le corps « électrique » du chat. Il compare les deux êtres, cet « air subtil » : la perspicacité, la finesse, l’ingéniosité communs aux chats et aux femmes qui sont un mystère pour les hommes, ainsi que ce regard « profond et froid, coupe et fend comme un dard » : la secrète maîtrise de soi, caractéristique de ces deux êtres.

Dans le roman de Colette, « La Chatte », c’est une femme qui écrit, contrairement aux deux textes antérieurs, écrits par des hommes. C’est la vision d’une femme par rapport à cet animal. C’est là que l’on trouve l’aspect intéressant : l’association de la chatte avec la féminité est aussi présente, fortement visible, d’ailleurs. La chatte, d’être désirée, devient la rivale de la femme – ce qui les met sur un pied d’égalité.

Alain aime sa chatte, elle fait partie de sa maison, de son « royaume », si difficile à quitter. Il est confronté à la peur de la femme et à la vie adulte. Il découvre peu à peu, à travers la chatte, que sa relation avec Camille, sa jeune épouse, était pleine de lacunes. De plus, il n’était pas préparé à cette relation. Camille s’aperçoit de sa tendresse envers la chatte, de l’attention que le mari donne à l’animal, de la relation entre les deux, et devient jalouse. Elle essaie de tuer sa rivale : c’est la goutte qui fait déborder le vase, de sorte qu’Alain la quitte.

Tout au long du roman, la chatte est décrite avec des caractéristiques féminines. Par ailleurs, la relation d’Alain avec la chatte est figurée avec des mots qui évoquent la relation entre homme et femme :

« Ah ! Saha, nos nuits… » (p.818)

« Notre chambre, lui disait Alain dans l’oreille. Notre jardin, notre maison… » (p.863)

Il regarda sur sa paume deux petites perles de sang, avec l’émoi d’un homme que sa femelle a mordu en plein plaisir. (p.822)

Et comme une femme, qui sait comment attendrir son homme après la colère, la chatte connaît aussi la façon de toucher le cœur de son maître après l’avoir mordu :

Elle baissa le front, flaire le sang, et interrogea craintivement le visage de son ami. Elle savait comment l’égayer et l’attendrir… (p.822)

Alain peut même faire le chemin inverse, car au lieu de comparer la chatte à la femme, son amour pour l’animal lui fait penser le contraire : il voit dans sa femme des traits de la chatte. Et ainsi l’image de femme et celle de la chatte sont confondues.

Elle [Camille] gisait contre lui, bras et jambes pliés, les mains à demi fermées et féline pour la première fois. (p.831)

Machinalement, il esquissa, sur Camille, une caresse « pour Saha », les ongles promenés délicatement le long du ventre… Elle cria de saisissement et raidit ses bras, dont un gifla Alain qui faillit lui rendre coup pour coup.(p.831)

Avant de quitter Camille, il avait installé Saha sur la terrasse la plus fraîche du Quart-de-Brie, vaguement inquiet chaque fois qu’il laissait ensemble, seules, ses deux femelles.(p.851)

L’infidèle [Alain] retardait son sommeil jusqu’à l’apparition de Saha. Elle venait à lui sur le rebord de la fenêtre. (p.863)

Voici quelques extraits très significatifs de la rivalité entre la femme et la chatte :

Avoue que tu vas voir ma rivale ! (p.832)

Un soir, après le dîner, Saha chevaucha le genou de son ami.                                                       « Et moi ? dit Camille.                                                                                                                       -J’ai deux genoux », repartit Alain.                                                                                        D’ailleurs, la chatte n’osa pas longtemps de son privilège. Avertie, mystérieusement elle regagna la tabla d’ébène poli… (p.841)                                                                                                                                  

Un soir de juillet qu’elles attendaient toutes deux le retour d’Alain, Camille et la chatte se reposèrent au même parapet, la chatte couchée sur ses coudes, Camille appuyée sur ses bras croisés. (p.864)

-Même une femme, continua Camille en s’échauffant, même une femme tu ne l’aimerais pas sans doute autant.                                                                                   -C’est juste, dit Alain. (p.875)

-Toi ,c’est autre chose, tu aimes Saha…                                                                          -Je ne te l’ai jamais caché, mais je ne t’ai pas menti quand je t’ai dit : Saha n’est pas ta rivale… (p.876)

 Conclusion

Femme et femelle, féminité et félinité se confondent…

La littérature avec ses jeux de mots, sa possibilité de double interprétation, ses comparaisons et métaphores, permet l’exploration de l’association symbolique entre femme et chat.

Dans les arts – et même dans le sacré de certaines cultures – chat et femme sont perçus comme ayant des traits communs. La déesse Bastet, vénérée dans l’Ancienne Égypte, symbolise la plénitude ainsi que la fécondité. Dans la mythologie scandinave, le chat est associé à la déesse de l’Amour, Freyja, souvent représentée conduisant un char tiré par des chats.

Même la notion de dualité est commune à la femme et au chat : considérés comme adorables ou redoutables, comme des anges ou comme la tentation et la magie, comme l’image de la douceur ou de l’agressivité, comme la fragilité ou la force sauvage. La femme et le chat ont toujours été un mystère lié à l’inconnu et à la sensualité dans l’imaginaire des hommes.

***

Notes

[1] Id. note 1, page 12.

[2] LECHERBONNIER, Bernard et alii. Histoire de la littérature française .Paris :Nathan, 1984.

[3] Id. note 6.

[4] Id. note 1, page 12.

[5] L’encyclopédie Aniwa, Internet, http://www.aniwa.com/renvoie.asp?type=1&lang=1&cid=8783&id=100603&animal=2&com=1

[1] CHEVALIER, Jean. Dictionnaire des symboles. Paris : Robert Lafont, 1982.

[2] Id. note 1, p.43.

[3] http://nath.sortilege.org/chat3.html

[4] BRUNEL, Pierre & HUISMAN, Denis. La littérature française des origines à nos jours. Paris : Vuibert, 2001.

[1] Archives littéraires suisses . Chiens et chats littéraires. Editions Zoé, Carouge-Genève et Office fédéral de la culture, Berne, 2001. p. 293.

[2] Id. note 1, p.7.

***

Table des matières

Introduction
I) Le chat, un symbole qui remonte à l’Antiquité
1.1- L’histoire du chat
  • Dans l’Ancienne Egypte
  • Propagation du chat
  • Le chat au Moyen-Age
  • Actuellement

Le chat et les arts

1.2- Valeur symbolique et le féminin
II) Présentation des auteurs et des œuvres
  • La Fontaine
  • Baudelaire
  • Colette
III) Chat et femme : analyse comparative des trois textes
Conclusion

Bibliographie

***

Texte présenté par Mme Giselle CASTELO

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Mars 2004

 

« Le Passe-Muraille » de Marcel AYMÉ

INTRODUCTION

La question : « Lire Proust » ou savoir commander « un chateaubriand saignant ».. Quel rôle doit jouer, selon vous, la littérature dans l’enseignement des langues ? » était posée dans le numéro spécial du Français dans le monde de février-mars 1988, consacré à la littérature en classe de Français Langue Etrangère.

Nous relèverons deux réponses. Tout d’abord celle de Jean Dutourd :

 »Je ne crois pas qu’on enseigne aujourd’hui les langues étrangères pour leur beauté, mais pour faire du commerce ou demander où sont les toilettes dans les aéroports. Proust et Chateaubriand ne sont pas de grande utilité dans ce domaine. »

Cette conception de l’enseignement des langues a non seulement envahi, mais perverti notre culture linguistique actuelle. Non que cette dimension de la L2 soit inutile ou perverse en elle-même, loin de là, puisqu’elle répond aux nécessités premières, soit du domaine purement physique, soit du domaine de l’échange, notamment au niveau du commerce, réalité aussi vieille que l’homme.

Pourtant, réduire l’apprentissage d’une langue étrangère à cette seule dimension, comme il arrive trop souvent aujourd’hui, c’est amputer cette langue de moitié, c’est­-à-dire la priver de l’expérience de la vie, de l’histoire et de la connaissance de l’homme qu’elle est capable d’apporter. C’est pour ainsi dire priver l’homme de son âme.

Pour abréger et simplifier, nous dirons que nous touchons là au mal de notre temps, où la loi du profit est en train de supplanter et faire mourir ce que les générations précédentes ont appelé « les Humanités », jugées « inutiles », « la langue courante » ayant elle acquis pignon sur rue.

(Et que dire encore de la dimension de « l’amour de la beauté », élevée par la tradition orthodoxe russe au rang de dimension « spirituelle » de l’homme, curieusement et tristement devenue quasiment sujet tabou aux yeux de la modernité ?)

Par bonheur, le courant n’est pas encore uniforme. La réponse d’Hector Bianciotti nous a beaucoup frappés :

« Une littérature, c’est une langue; il n’y a que les dialectes qui n’ont pas de littérature. Lorsqu’il suscite un écrivain de génie, un dialecte devient une langue (le toscan, grâce à Dante, devient l’italien). Par conséquent, l’enseignement d’une langue, c’est l’enseignement de la littérature qui la crédite comme telle. »

Tout n’est donc pas encore perdu, et pour des apprenants en quête personnelle, il faudra bien que subsistent des enseignants aptes à pourvoir, du mieux possible, même si ce ne peut être que de manière partielle, à leurs besoins non seulement relatifs, mais aussi profonds. N’oublions pas que telle était la relation maître-élève (discipulus) de la tradition antique.

En effet, une fois les prémisses de la langue et ses aspects utilitaires acquis, certains étudiants éprouveront beaucoup de peine à dépasser ce seuil, à trouver un enseignant propre à et désireux de les conduire plus loin, dans l’acquisition non seulement d’une langue nouvelle en tant que code, mais aussi d’une pensée, d’une perception, d’une vision et d’une conception du monde, d’une expérience différente de la leur. Leur manqueront (parfois douloureusement) l’élargissement de leurs horizons et l’enrichissement personnel que toute étude et culture nouvelle devrait apporter.

Il nous paraît par conséquent du devoir humain de l’enseignant d’aider et de guider ses étudiants (en même temps que lui-même) dans leur quête de savoir, certes, mais encore dans leur quête de sens, quête humaine par excellence (voire de la susciter). La conscience de nos limites (ou des leurs) ne devrait pas nous décourager de l’entreprise.

Rappelons enfin un autre élément en faveur de l’introduction de la littérature en classe de langue. Dans le même numéro du Français dans le monde, Jean-François Bourdet, de l’Alliance Française, dans son article Texte littéraire: l’histoire d’une désacralisation, compare le « texte authentique » si prisé dans la classe de langue, avec le texte littéraire, « un authentique document ». Sans entrer dans le débat tout entier dont ce n’est pas ici le lieu, nous retiendrons que :

 »Le texte littéraire a (…) comme caractéristique de contenir la majeure partie de son contexte (Intertextualité, Pacte de lecture notamment) et d’être manipulé dans une situation (…) proche de celle qu’expérimente un lecteur autochtone : la mise au jour du code intérieur au texte, l’élaboration d’une clé de déchiffrage. (Il s’agit de: note personnelle… ) reconnaître l’avantage d’un document qui comporte dans sa propre écriture des outils de compréhension, son mode d’emploi en quelque sorte. (… ) On le voit, ce qui est en cause ici n’est rien moins qu’une essence du texte littéraire que l’on peut définir comme sens se construisant dans et avec la participation du lecteur. Cette construction du sens qu’opère la vraie lecture rend la littérature à sa vraie dimension.  »

Quant à nous, de parti pris, nous introduirons donc très tôt et très progressivement la littérature dans notre enseignement du français langue étrangère.

L’exposé qui va suivre portera sur Le Passe-Muraille, de Marcel Aymé, qui nous paraît présenter un intérêt particulier quant à une lecture possible à plusieurs niveaux de l’interprétation

Il ne s’agira cependant pas d’un exposé technique approfondi, mais plutôt d’une modeste étude qui tentera de lancer quelques pistes.

 

SITUATIONS INITIALE ET FINALE

 

Situation initiale                                  vs                              Situation finale

Euphorique                                    vs                         Dysphorique

excellent homme                                                             incorporé à la pierre

possédait le don singulier                                          voix assourdie

(= extraordinaire, merveilleux)                               venir d’outre-tombe

passer à travers les murs                                            plainte

sans en être incommodé                                            vent sifflant

il se rendait … par l’autobus                                     lamente la fin le regret

à la belle saison                                                              des amours trop brèves

il faisait le trajet à pied                                              nuits d’hiver

son chapeau melon                               pauvre prisonnier doigts engourdis

 

Mobilité                                             vs                                Fixité

passer à travers les murs                 vs         figé à l’intérieur de la muraille

il se rendait … par l’autobus                                     incorporé à la pierre

il faisait le trajet à pied                                               pauvre prisonnier

son bureau (activité)                                                    doigts engourdis

 

Jour                                                          vs                                         Nuit

les rues animées                               vs                                 nuits d’hiver

son bureau (travail)                                                           les noctambules

                                                                                               à l’heure où la rumeur

de Paris  s’est apaisée

                                                                                    outre-tombe

lumière du soleil                                                                lumière du clair de lune

 

Compagnie                                          vs                                  Solitude

la rue animée durant le jour                      la rue désertée « à l’heure où la

(trajets en bus ou à pied)                            rumeur de la ville s’est apaisée »

le bureau (vie professionnelle)                  la solitude sonore de la rue

avec les collègues                                              Norvins, occasionnellement

(« il arrive que ») rompue par

une visite de Gen Paul

***

Vie   (ou l’homme vivant)

excellent homme

nommé Dutilleul

portait un binocle

une petite barbiche noire

employé de troisième classe

au ministère de l’Enregistrement

son bureau

son chapeau melon

= une identité humaine et sociale

vs     
Mort   (ou l’homme fantôme)

Garou-Garou-Dutilleul

incorporé à la pierre

voix assourdie qui semble venir d’outre-tombe

qui lamente … et des amours trop brèves

Garou-Garou-Dutilleul « hante » la rue Norvins

le « clair de lune », compagnie traditionnelle des fantômes

au coeur de la pierre : le coeur de G.-G.- D.

la lune -> féminité -> dernier amour, dernière compagne (glacée, puisque « nuits d’hiver »), mais aussi symbole de la mort elle-même pour compagne dernière

= une identité dissoute dans la mort (mais autre interprétation possible, ou prolongée, nous y reviendrons au niveau thématique)

***

LES SEQUENCES :

 

  1. Présentation (soit la situation initiale)

« Il y avait à Montmartre sous son chapeau melon. » (l. 1-9)

Introduite par la formule « Il y avait », équivalent moderne du « Il était une fois… »du conte populaire traditionnel.

  1. Révélation du pouvoir merveilleux de Dutilleul

 »Dutilleul venait d’entrer ne laissa pas de le contrarier un peu » (l. 10-22) Introduite par une   disjonction   temporelle : « entrer dans sa quarante-troisième année », et qui se termine par la réponse de Dutilleul à son don merveilleux : la contrariété.

  1. Une visite chez le médecin

« et, le lendemain samedi en faisant jouer la serrure. » (l. 22-46)

Introduite par une disjonction temporelle : « le lendemain samedi », une disjonction spatiale : « il alla trouver le médecin du quartier », et une disjonction actorielle : présence du médecin. La visite est un échec complet : Dutilleul oublie l’existence du remède tout comme il semble oublier son pouvoir merveilleux, objet de la visite.

  1. L’épreuve de Dutilleul

 »Peut-être eût-il vieilli avant de trouver le sommeil. » (l. 4676 )

Introduite par une disjonction temporelle : « soudain », ainsi que par une disjonction actorielle : départ de M. Mouron, arrivée de M. Lécuyer , changement qui dans sa situation fmale nous montre un Dutilleul dépouillé de sa paix routinière, « victimisé », écrasé par la tyrannie de Lécuyer, angoissé et souffrant d’insomnie.

  1. L’humiliation de Dutilleul

 »Ecoeuré par cette volonté la victime. (l. 77-87)

Introduite   par   une   disjonction   spatiale   à   la   fois   réelle   et   symbolique : bureau vs « Débarras » ! qui conduit à une situation finale tragique. En effet, dans « l’excellent homme », décrit au début du récit et toujours présent dans le « coeur résigné » de Dutilleul, se révèle un nouvel homme, inquiétant celui-là, en proie, hélas, à des rêveries « sanglantes », rêves d’inversion de « victime », rêves de vengeance.

  1. La fierté de Dutilleul le sauve

« Un jour, le sous-chef ... une maison de santé » (l. 88-145)

Introduite par le déictique temporel « un jour », va relater l’affront ultime et la vengeance de Dutilleul (en proie pour la première fois à un sentiment propre : la haine…) qui va conduire à sa fin tragi(-comi)que Lécuyer, et rendre, selon toute apparence, Dutilleul à son état initial de routine tranquille.

  1. Le « blues » de Monsieur Dutilleul

 »Dutilleul, délivré de la tyrannie des plus suggestifs. » (l. 145-171) Introduite par une disjonction actorielle : absence de Lécuyer. Rendu à sa vie routinière , Dutilleul n’est toutefois pas rendu à lui-même : nostalgie, besoin subit de gloire, désir d’aventure , et surtout, « l’appel de derrière le mur »… Pour le moins, Dutilleul est troublé…

  1. Premiers exploits

 »Le premier cambriolage le ministre de !’Enregistrement. » (l. 172-195) Introduite par une disjonction spatiale : premier lieu de   cambriolage,   puis   les suivants, et par une disjonction temporelle : de la vie diurne, on passe à la vie nocturne (« il se signalait chaque nuit… »)

  1. L’aveu de Dutilleul

« Cependant, Dutilleul la vie lui semblait moins belle. » (l. 195-217) Introduite par une disjonction logique tout à la fois d’opposition et de temps, puisque marquée par le connecteur « Cependant » employé au sens du terme d’opposition , mais aussi dans son sens littéral de « pendant ce temps », introduite également par une disjonction temporelle : le retour de la vie nocturne à la vie diurne, ainsi que par une disjonction spatiale : le retour au bureau, ainsi que par une disjonction actorielle : présence des collègues. Le besoin de reconnaissance de Dutilleul par ses semblables se solde par la dérision, le surnom de Garou-Garou et une immense désillusion : « la vie lui semblait moins belle. »

  1. Dutilleul-Garou-Garou révélé au monde

 »Quelques jours plus tard, leurs amis et connaissances. » (l. 218-236) Introduite par une disjonction temporelle : « Quelques jours plus tard » et une disjonction actorielle : absence des collègues. Dutilleul se fait « pincer » volontairement et atteint son but : faire reconnaître son identité et sa valeur (« lui rendirent hommage » et « l’admiration » de ses collègues).

  1. Commentaire moral de l’auteur

« On jugera sans doute au moins une fois de la prison. » (l. 237-247) Introduite par le pronom déictique impersonnel généralisateur « On », suivi du verbe à caractère axiologique « jugera ». Ce passage permet à l’auteur tout ensemble : de nous informer de sa philosophie: « …il glis-,ait simplement sur la pente de sa destinée. »; de nous rendre son (anti-)héros plus intime; de faire progresser son récit.

  1. Dutilleul tâte de la prison

 »Lorsque Dutilleul pénétra   des menaces et des injures. » (l. 248.309) Introduite par une disjonction spatiale : « les locaux de la Santé » et par une disjonction actorielle : présence du directeur de la prison. Dutilleul va exercer son caractère (nouvellement) facétieux à l’encontre du directeur et bien s’amuser jusqu’au moment où exaspéré au dernier degré, le directeur va se laisser aller « jusqu’à proférer des menaces et des injures. »

  1. Dutilleul rentre dans l’ombre

 »Atteint dans sa fierté sans être reconnu. »(l. 309-331)

Introduite par une disjonction spatiaie : « s’évada » et par une disjonction temporelle : « la nuit suivante », séquence qui se termine par l’acquisition d’un anonymat (presque) parfait.

  1. Dutilleul rencontre l’amour

 »Seul le peintre Gen Paul enflammer Dutilleul.« (l.331-370)

Introduite par une disjonction actorielle, soit la présence du peintre Gen Paul, et une disjonction temporelle : « un matin que » continuée dans « l’après-midi de ce même jour ». Dutilleul « devient amoureux » d’une femme mariée et jalousement gardée par un mari brutal, « de la grosse graine de truand », ce qui ne décourage Dutilleul en rien, au contraire…

  1. Dutilleul se déclare

 »Le lendemai n, croisant c’est impossible. » (l. 3703 79)

Introduite par une disjonction temporelle : « Le lendemain », une disjonction spatiale : « une crémerie », et actorielle : présence de la jeune femme. La déclaration de Dutilleul est bien accueillie, mais toute suite dite « impossible ».

  1. L’audace amoureuse de Dutilleul

 »Le soir de ce jour radieux … trois heures du matin. » (l. 380-404)

Introduite par une disjonction temporelle : « Le soir de ce jour radieux », et par une disjonction spatiale : « la chambre de la belle recluse ». Grâce à son pouvoir merveilleux et en dépit du mari ja1oux, Dutilleul parvient à s’introduire (« au pas gymnastique » !) chez sa belle et à s’en faire aimer.

  1. Fin de Dutilleul

« Lorsqu’il s’en alla, à l’intérieur de la muraille. » (l.404-424)

Introduite par une disjonction temporelle : « Lorsqu’il s’en alla », et par une disjonction actorielle : absence de la jeune femme. Sous l’effet de cachets pris au « hasard » pour soulager de violents maux de tête, Dutilleul perd son pouvoir merveilleux de passer à travers les murs et reste emm uré, « figé à l’intérieur de la muraille ».

  1. Coda (soit situation finale, déterminée dès la séquence précédente)

 »Il y est encore clair de lune. » (l.424-438)

Introduite par la disjonction temporelle « à présent » renforcée par le modélisateur de temps « encore », disjonction également marquée par le changement de temps des verbes, temps qui passe du passé au présent, un présent de valeur permanente, temps des maximes et des proverbes. A la manière du conte ou de la ballade, sur le même mode que celui adopté dans la séquence de présentation, est lamentée la triste fin de Garou-Garou-Dutilleul, à toujours prisonnier de la pierre pour avoir trop aimé.

 

Cette nouvelle de Marcel Aymé contrevient largement aux règles de sobriété du genre, sans pour autant nuire à son « fonctionnement », à son efficacité. Que de péripéties, pourtant !

 

LE  CADRE CHRONOLOGIQUE

 

La nouvelle se présente comme atemporelle en ce sens qu’elle commence par un « Il y avait… » volontairement associé au conte avec son « Il était une fois… », peu importe quand; atemporelle aussi quant à son thème magistral : « l’appel de derrière le mur » avec toutes ses implications.

Cependant, l’histoire est concrètement située dans le temps, que ce soit au niveau des détails du commencement : le binocle, la barbiche noire à la mode du temps, le rôle social de petit employé de ministère lui aussi significatif d’une époque, la panne d’électricité, la lecture du journal et la collection de timbres, ou plus tard dans la nouvelle, les détails ainsi signalés par Alain J uillard 1 :

 »Autres indications significatives : Dutilleul se « transforme » en se coiffant d’une casquette de sport, en revêtant un « costume à larges carreaux avec culotte de golf » et en remplaçant son lorgnon par « des lunettes en écaille » – tenue qui connote Hollywood et le rêve américain vers 1930- 1940 :

‘Il n’y a rien qui parle à l’imagination des jeunes femmes d’aujourd’hui comme des culotttes de golf et une paire de lunettes en écaille. Cela sent son cinéaste et fait rêver cocktails et nuits de Californie’: commente le narrateur. Mais l’indication chronologique la plus révélatrice est contenue dans l’énoncé  »profitant de la semaine anglaise » : en effet, c’est à partir du Front populaire et de ses réformes (1936) que bon nombre de salariés eurent droit à la  »semaine anglaise » (week end), c’est-à-dire au congé du samedi après-midi s’ajoutant à celui du dimanche.

Notons enfin l’introduction à la fin de la nouvelle d’un personnage réel, le peintre Gen Paul, représenté par son idiolecte ( »son rude argot »), connotant l’appartenance de son discours à une sous-langue spécifique l’argot parisien -, laquelle connote à son tour Montmartre, quartier populaire, hanté à la fois par la pègre et par les artistes peintres au début du XXe siècle. »

Remarquons une note intéressante sur Gen Paul, fournie par Alain Juillard :

« Gen Paul (Eugène Paul, dit), 1895-1975. Né et mort à Montmartre, ce peintre autodidacte, issu du milieu populaire de la Butte, produisit une oeuvre fort intéressante et proche de l’expressionnisme. Il admirait Goya. Un des grands amis de Marcel Aymé et de Céline. »

Aperçus sur LE CODE TOPOLOGIQUE

 

Le « pays lointain » du conte est ici très prosaïquement « la Butte », « au troisième étage de la rue d’Orchampt », lieu élevé et « différent » en même temps qu’englobé dans Paris (situé essentiellement au pied de la Butte et au-delà, en tout cas « en-bas »)

La Butte : « village »                      vs                       « la grande ville » : Paris

lieu élevé                                            vs                                    lieu bas

englobé                                               vs                                    englobant

lieu naturel                                         vs                                  lieu culturel

« Le village inspiré,                           vs                          « la vie de la grande ville »

c’est cette couronne de Montmartre qu’on appelle la Butte et qui fut pendant plus de vingt ans la capitale de la jeune peinture. (…) maquis (…) ce lieu retiré (…) comme un coin de province dans l’enceinte de Paris et où la vie de la grande ville ne parvenait qu’à peine. (…) lorsque nous flânons surles hauteurs de la colline (…) demeures campagnardes (…)

une mesure humaine de la vie » (2)  vs      mesure « inhumaine » de la vie

C’est sur la Butte que D.                       vs                Dans la ville, D.

rencontrera                                                  vs                          rencontrera

la mesure humaine de                            vs                  la mesure inhumaine de

l’amour                                                             vs                             la haine

lieu privé/vie cachée, « retirée »           vs           lieu public/exploits, gloire

lieu où l’on demeure                                  vs           lieu transitoire

habitation (sit. init.)                                  vs   lieu des « razzias » de Dutilleul

habitation, puis « tombe » (sit. fin.)     vs             séjour à la Santé

 

Le mur

Interface entre l’homme extérieur Dutilleul et l’homme intérieur Garou-Garou, soit entre le conscient et l’inconscient, le permis et l’interdit, l’observance et la transgression, le réel et l’imaginaire, la médiocrité et l’éternité.

 

LE NIVEAU NARRATIF

 ET LE SCHEMA ACTANTIEL DE A. J.  GREIMAS

 

Episode 1 : Séq.1-3

Le Destinateur/destinée a pourvu « naturellement » le Destinataire/Dutilleul de l’Objet/don merveilleux « de passer à travers les murs sans en être incommodé ».

Le Destinateur/destinée incite le Sujet/Dutilleul à la quête/désir de l’Objet/don merveilleux à l’aide de l’Adjuvant/panne d’électricité en vue de la communication/ réalisation/réception de l’Objet/don par le Destinataire/Dutilleul.

Le Sujet/Dutilleul refuse la mission de la quête (prise de conscience et de pouvoir du don) de concert avec l’Opposant/Dutilleul renforcé par le médecin tandis que le Destinataire/Dutilleul en arrive à même « oublier »/ignorer/refuser toute l’histoire, y compris l’Objet/don merveilleux.

Axes
  • Communication :

DESTINATEUR  ——->          OBJET  ——->        DESTINATAIRE

la destinée                             don merveilleux                      Dutilleul

  • désir :                                            (non-)désir

 

  • Pouvoir :

ADJUVANT ——->           SUJET               <——-        OPPOSANT

panne d’électricité            Dutilleul                             Dutilleul/médecin

 

Episode 2 : Séq. 4-6

Manque : paix routinière, brisée par l’Opposant/Lécuyer. Quête : délivrance/retour à cette paix.

Victoire de l’opprimé sur l’oppresseur. L’Objet/délivrance/paix routinière est acquis, et par la même occasion, la conscience et l’utilisation du don merveilleux le sont également.

Axes
Communication DESTINATEUR

la destinée

OBJET

délivrance/paix

DESTINATAIRE

Dutilleul

Désir
Pouvoir ADJUVANT SUJET OPPOSANT
don merveilleux Dutilleul Lécuyer

 

Episode 3 : Séq. 7-10

Manque : « l’appel de derrière le mur », besoin d’aventure et de gloire, révélé par « la destinée » .

Quête : la gloire, jusqu’à la reconnaissance par le monde « entier ». Victoire : la reconnaissance est (après la désillusion de la Séq. 9…) obtenue.

Axes
Communication DESTINATEUR

la destinée

OBJET

gloire

DESTINATAIRE

Dutilleul

Désir
Pouvoir ADJUVANT

don merveilleux

SUJET

Dutilleul

OPPOSANT

les collègues

 

Episode 4: Séq. 11-12

Manque : revanche sur la société établie qui a si longtemps méprisé Dutilleul.

Objet de la quête : jusqu’ici tourné en dérision par la société, Dutilleul à son tour tourne la société en dérision. Il s’agit tout de même bien d’une revanche, du moins en apparence et nonobstant le rôle majeur, si l’on en croit l’auteur, de la destinée .

La quête n’aboutit pas selon les termes posés au départ. En effet, après la période de triomphe de Dutilleul, la société établie, en la personne du directeur de la prison, lui adresse des insultes et le tourne à nouveau en dérision, en quelque sorte. Telle est la loi de compétition de cette société, où le pot de terre se brise toujours contre le pot de fer : la société a toujours raison et finit toujours par gagner, ou du moins par imposer sa loi.

Axes

Communication :

DESTINATEUR ——->    OBJET  ——->  DESTINATAIRE

la destinée                              revanche                     Dutilleul

Désir :

Pouvoir  ;

ADJUVANT ——->        SUJET    <——- OPPOSANT

don merveilleux                 Dutilleul         la société/directeur

 

Episode 5 : Séq. 13

Cependant, nous assistons à une victoire de Dutilleul sur un autre plan : Dutilleul se soustrait à cette quête de gloire et de reconnaissance, moteur de la loi de compétition. Il choisit la disparition, l’anonymat.

Cet anonymat, sous une apparence de similarité avec celui du commencement, n’est en réalité plus l’anonymat subi du petit fonctionnaire casanier du début, intégré à une société « dévoreuse d’âmes », mais celui choisi et assumé du malfrat ou de l’artiste (association avec le peintre Gen Paul), tous deux en marge de la société établie, tous deux « différents ». Il y a véritablement retournement des valeurs (« métanoïa »).

Il s’agit ici du premier choix véritable qu’opère Dutilleul pour « partir vers lui-même » (la Bible, Cantique des Cantiques, Le Chant des Chants, trad . A Chouraqui :  »Lève­ toi et pars vers toi-même.« ) Ici s’inscrit l’élément   de   transformation capital de la nouvelle.

La quête, jusqu’ici de gloire, se transforme en quête de respect, quand ce ne serait que le respect de soi-même, en réalité le plus essentiel.

Axes
Communication DESTINATEUR

la fierté

OBJET

respect

DESTINATAIRE

Dutilleul

Désir
Pouvoir ADJUVANT SUJET OPPOSANT
déguisement Dutilleul la société/directeur

 

Episode 6 : Séq. 14-16

Le Destinateur/destinée communique un « savoir » au SujetfDutilleul : la rencontre de la jeune femme qui provoque le manque-amour de Dutilleul, et la connaissance du mari jaloux, qui ne réussit qu’à l’enflammer davantage. L’amour se nourrit d’obstacles : c’est un fait notoire .

Dutilleul se met en quête de son « objet » : la belle inconnue.

Il conquiert alors l’objet de sa quête : « la belle recluse » et son amour.

Axes
Communication DESTINATEUR

la destinée

OBJET

la belle recluse

DESTINATAIRE

Dutilleul

Désir
Pouvoir ADJUVANT

pouvoir merveilleux

SUJET

Dutilleul

OPPOSANT

le mari jaloux

de traverser les murs

 

Episode 7 : Séq. 17

Le Destinateur/Adjudicateur/destinée n’accorde pas au Sujet/Dutilleul de récompense, mais au contraire le sanctionne par la privation de sa conquête/belle recluse, la privation de son don merveilleux dans l’acte précisément de son exercice (qu’au début de la narration, la destinée semblait vouloir lui attribuer et lui faire utiliser absolument), et par la privation de la vie elle-même. L’on pourrait, à ce stade, croire à une démonstration (presque) magistrale de l’absurdité de la vie, du « destin » et, en fin de compte, de Dieu, ou de son absence/inexistence, puisque c’est tout de même bien souvent lui qui est « visé », d’une manière ou d’une autre, sous l’appellation « destin ».

Axes

Communication :

DESTINATEUR   ——->      OBJET ——->       DESTINATAIRE

l’amour                                   la belle recluse                         Dutilleul

Désir :

Pouvoir  :

ADJUVANT     ——->        SUJET        <———    OPPOSANT

le don de passer                Dutilleul                     le mur + les cachets

à travers les murs                                              + le   surmenage= la destinée

                                                                                  (hasard) (= « Il n’y a pas de Dieu »,

Bible, Psaume 14:1)

 

Episode 8 : Séq. 18, ou coda

Ce dernier épisode, on ne peut plus paradoxal sous son camouflage de dérision, auquel il serait possible et même légitime de s’arrêter, sera repris plus longuement dans la partie théma tique .

Axes
Communication DESTINATEUR

la destinée

OBJET

« outre-tombe »

DESTINATAIRE

Dutilleul

ou « au-delà »…
= éternité
= réalité ultime
Désir
Pouvoir ADJUVANT SUJET OPPOSANT
Gen Paul Dutilleul la pierre

 

Paradoxe

Il semblerait qu’au-travers de cette nouvelle, l’auteur déclare : « Il n’y a pas de Dieu ! » et que pourtant il se contredise ou soit en proie à un conflit avec lui-même, puisqu’il exprime dans le même temps cette notion que, comme tout être humain, il a reçu ce que la Bible appelle « la pensée de l’éternité » (Ecclésiaste 3:11), ceci en introduisant une quête du Graal (le hanap d’or massif), de soi-même, d’une sublima tion, d’une réalité ultime, comme il sera montré dans les pages suivantes.

 

Transformation du personnage

  1. Dutilleul, refoulé, petit bourgeois craintif enlisé dans ses routines (qui consulte le médecin davantage pour un mal-être qu’il n’a pas le courage d’assumer que pour un malaise physique, phénomène des plus courants dans notre société contemporaine …), anti-héros esclave de la loi sociale
  2. Garou-Garou, retour du refoulé, associé à la figure glorieuse d’Arsène Lupin, « gentleman-cambrioleur », figure type du héros populaire: « Comme Arsène Lupin, Dutilleul/Garou-Garou se livre à des cambriolages audacieux, à des évasions incroyables, pratique l’insolence maîtrisée à l’égard des puissants, mystifie les forces de l’ordre, suscite l’admiration des foules, séduit les femmes, se transforme par le déguisement. ‘G   En   effet, même   de   manière   tout   à fait explicite, « La sympathie du public allait sans réserve à ce prestigieux cambrioleur qui narguait si joliment la police … l’enthousiasme de la foule atteignit au délire. » (le P.-M., p. 10- 11), et encore : « Connue du public le lendemain matin, la nouvelle souleva partout un enthousiasme magnifique … le comble à sa popularité. » (p. 14).
  3. Garou-Garou-Dutilleul « retourné » ou « revenu » (métanoïa) à son inconscient (à lui­ même), passé entièrement du côté du rêve et de son illimité, héros éternel scellé dans la mort (scellé dans la pierre qui ne permet plus le retour au conscient policé), sur-héros dont on se souviendra longtemps, libéré de la loi sociale.

Exister/                vs                    Etre/                    vs               Ne plus être/

Vie statique                      Vie dynamique                       Non-vie statique

 

Dutilleul                              Garou-Garou                   Garou-Garou-Dutilleul

vaquant à                                 les exploits                    privé du mouvement

ses occupations

de bureaucrate

célibataire

sans gloire                                 la gloire  et                                 de la gloire

et sans amour                         l’amour                                         et de l’amour

esclave de                                 s’opposant à                               libéré de

la loi sociale                             la loi sociale                                la loi sociale

anti-héros                                   héros                                     sur-héros (éternel)

 

LE NIVEAU THEMATIQUE

OU LE RETOURNEMENT DES APPARENCES

 

Conjonction

(Situation initiale) :

Dutilleul est conjoint à son don merveilleux et à son personnage social

 (Situation finale) :

Garou-Garou-Dutilleul s’est rencontré lui-même en l’homme de la nuit, du rêve, de l’idéal, de l’illimité (la mort n’a pas de fin, et rend toutes choses éternelles, ainsi en va-t-il de l’amour de Roméo et Juliette…) 

vs
Disjonction

(situation initiale) :

disjoint de son identité profonde, sentimentale et poétique, son vrai moi, dont il n’a aucune conscience, aucune idée

(situation finale) :

disjoint de son don ainsi que de son personnage social falot, médiocre, limité, routinier, enfermé dans ses habitudes et ses règles sans espoir, ses ambitions sans envergure

 

Vie                       vs                          Mort                    vs                        Résurrection

 

 

Dutilleul                                    Garou-Garou                                           Pierrot

ou l’homme social       = identité de « passage »      ou l’homme véritable

peut-être à comparer

avec les noms attribués

lors de certains rites de passage

les murs

de la routine                                       les murs                              la voix assourdie

les murs                                          paradoxalement                              « sort »

de la société                                 voies de passage                            du mur,

établie                                                                                                                 et « vit »,

puisqu’elle

                                                                                                                                                                                                                                                                                       « lamente »                                                                                                                             le regret des                                                                                                       amours trop brèves,                                                                                                       trait bien caractéristique                                                                                                   d’un Pierrot.

Dutilleul,

                                                             alias Garou-Garou

« meurt », « enfermé »

dans « le mur »

                                                              (« figé dans la muraille…      

incorporé à la pierre »)

 

Pierrot (suite)

 

Ce Pierrot peut être « consolé d’une chanson », accompagnée à la « guitare », son instrument de prédilection selon la tradition.

Les « gouttes de clair de lune », belle image des larmes et de la sensibilité par contraste avec « la pierre », image aussi de l’eau, qui comme l’amour (ici de Gen Paul, et peut­ être n’est-il pas inutile de remarquer que Gen Paul est un artiste) produit la vie, ces « larmes » donc « pénètrent au coeur de la pierre », le coeur de pierre de l’ancien Dutilleul, qui malgré la passion nouvelle incarnée en Garou-Garou, avait « rattrapé » ce dernier (on ne se débarrasse pas si facilement de son passé…) sous l’aspect des « cachets » prescrits au Dutilleul du début pour précisément « tuer » son « don merveilleux », coeur de pierre non « racheté » qui est parvenu effectivement à retenir Garou-Garou emmuré et pétrifié dans la mort.

Ainsi, de cette mort, c’est l’image de Pierrot qui surgit, le visage jusque-là caché, obscurci, défiguré par les normes, routines, contraintes, appétits de gloire d’une société à la fois « raisonnable » et sans merci pour les non-gagnants, société de compétition où la valeur se mesure à l’aune du succès plutôt que de l’amour, c’est le visage vrai, le visage intérieur qui apparaît, d’un homme qui un jour s’appela Dutilleul. Serait-ce aller trop loin que d’identifier ici Gen Paul à une figure de l’amour « rédempteur »? (Si l’on osait aller encore plus loin dans cette direction, il serait possible de rapprocher les larmes-gouttes de clair de lune de Gen Paul du « don des larmes » de la tradition orthodoxe russe…)

Par-delà l’apparence d’un mur final (la mort), dans lequel Dutilleul a laissé son « enveloppe charnelle », se profile le mur dépassé, « l’autre côté du mur » dont Dutilleul avait ressenti « l’appel ». Dutilleul est parvenu, enfin, à une sublimation de lui-même (plus « grande » que la gloire), il est devenu le Pierrot « sous les étoiles », sous la lune, image à ce niveau non plus de la mort en tant que fin, mais d’un « au-delà » où Dutilleul-Pierrot vit enfin dans sa vérité ultime, vit enfin selon son coeur.

Il a mené à bien sa quête du Graal, il a accompli son « passage » (de « Pasca » en hébreu : passage à travers la mort) vers lui-même.

Un autre schéma peut rendre compte de cette transformation :

ALIENATION                                                 vs                                           LIBERTE

In-conscience                                               VS                                       Conscience

Dutilleul                                                            vs                                            Pierrot

 

un homme étranger à lui-même libre de ses mouvements physiques, mais prisonnier de ses routines et de son milieu social, sans envergure, sans sentiments propres étranger à son âme enlisé dans la lourdeur du monde et de ses contraintes

VS

un homme révélé à lui-même s’appartenant à lui-même, prisonnier du mur quant à ses mouvements physiques, mais authentique dans ses sentiments, libre d’aimer au-delà  de l’éros    (Dutilleul-Pierrot-David…/Gen Paul-Jonathan…) envergure de l’éternité entré dans la réalisation de son âme, libéré de la lourdeur du monde et de ses contraintes.

En un mot, Dutilleul a « quitté l’ici pour atteindre l’ailleurs ».

QUELQUES SYMBOLES

 

Les lunettes

Après sa « transformation » , Dutilleul remplace « son lorgnon » par « des lunettes en écaille ». C’est bien le cas de dire qu’il a « changé de lunettes » ! c’est-à-dire de regard sur la vie, donc de perception et de conscience (4)

Le Centaure

 « Centaures : Etres monstrueux de la mythologie grecque, dont la tête, les bras et le buste sont d’un homme, le reste du corps et les jambes d’un cheval. »

En résumé : « la bête dans l’homme ».

« Il est sans doute peu de mythes aussi instructifs sur les conflits profonds de l’instinct et de la raison. (…) On en a fait aussi l’image de l’inconscient, d’un inconscient qui devient maître de la personne, la livre à ses impulsions et abolit la lutte intérieure. » (5)

Il est bien de l’ironie coutumière de M. Aymé que de faire prescrire à Dutilleul un « remède » qui ne servira qu’à l’accomplissement final de ce que Dutilleul souhaitait combattre, ou plutôt même « éviter » que combattre, à savoir la prise de pouvoir de son inconscient sur toute son existence !

Le loup-garou

 Appelé aussi lycanthrope, est un homme qui se transforme la nuit, sous certaines conditions, par exemple la pleine lune, en loup. Autre image donc de la bête liée à l’homme, ou « de la bête dans l’homme ».

« La croyance aux lycanthropes ou loups-garous est attestée depuis l’Antiquité en Europe. (…) En France, à peine commençait-on à en douter sous Louis XIV. (…) Ce symbolisme de dévorateur est celui de la gueule, image initiatique et archétypale, liée au phénomène de l’alternance jour/nuit, mort/vie : la gueule dévore et rejette, elle est initiatrice… » (6)

L’allusion de M . Aymé au loup-garou est certaine, avec son Garou-Garou. Mais il ne faut pas oublier l’esprit d’ironie, moyen de créer le paradoxe, et pourquoi pas ? moyen de déguisement, qui soutient la nouvelle : Garou-Garou ne possède qu’un poil » de loup !

Cependant, les symboles sont bel et bien présents, et de toute évidence choisis, réfléchis par M. Aymé. Ils portent bel et bien, même sous forme voilée ou atténuée par l’ironie, leur message. M . Aymé parvient-il vraiment à déguiser son angoisse existentielle ?

Le   Double (Dutilleul-Garou-Garou)

 

« Un dédoublement apparaît encore dans la connaissance et la conscience de soi entre le je connaissant et conscient et le moi connu et inconscient. Le moi des profondeurs, et non celui des perceptions fugitives, peut apparaître comme un archétype éternel… (…) Le romantisme allemand a donné au Double (Doppelganger) une résonance tragique et fatale… Il peut être le complémentaire, mais plus souvent l’adversaire qui nous invite à combattre… » (BRIR, III, 120). 7

« …intéressons-nous à l’un des thèmes obsédants de la fiction ayméenne : on l’appellera le mythe du Double. Rien de très original ici, objectera-t-on : toute la littérature fantastique témoigne de la prégnance du Doppelganger. Mais le Double, dans le monde de Marcel Aymé, revêt une fonction que l’on peut dire métaphysique.

Car il est le support d’une interrogation inquiète, angoissée sur la liberté de l’homme . (…) !’écrivain pose en effet le problème à partir duquel se déploiera sa méditation : peut-on changer de nature, de caractère, modifier son moi par un acte de la volonté ou en profitant de quelque heureux hasard ? Que valent les notions de réversibilité, de destin ? » commente Alain Julliard (opus cité).

Nous savons tous que la question ne se résoudra pas facilement.

 

Conclusion

 

Il est bien évident que toutes les possibilités d’observation, d’analyse et d’interprétation ne sont pas épuisées ici. Nous n’avons pas abordé par exemple la reconnaissance pertinente des isotopies sémantiques, telles celles qui se réfèrent au Moyen-Age, à la méphistophilie, au destin, à « l’oubli ». Cependant, il faut à un certain moment décider de finir là, et c’est ce que nous ferons.

 

NOTES

1.Alain Juillard commente Le Passe-muraille de Marcel Aymé, Gallimard, 1987, Foliothèque.

2. Le village Montmartre : un article publié par M. Aymé dans l’hebdomadaire Radio 50 (n° 331, 7 octobre 1950) résume parfaitement ce que fut pour lui le « village » de Montmartre, A. Juillard.

3. Alain Juillard commente Le Passe-muraille de Marcel Aymé, op. cit.
4. Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov, Ed. du Seuil, 1970, Coll. Points Essais

5. Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Ed. R. Laffont etJupiter, Paris, 1982

6. Dictionnaire des symboles, op. cit.

7. Dictionnaire des symboles, op. cit.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Aymé Marcel, Le village de Montmartre, article publié dans l’hebdomadaire Radio 50, no 311 du 7 octobre 1950, joint à la partie Dossier du commentaire d’A.Juillard

Chevalier Jean, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Ed. R. Laffont et Ed. J upiter, Paris, 1982, Coll. Bouquins

Chouraqui André, Le Chant des Chants, trad. du Cantique des Cantiques, la Bible Everaert-Desmedt Nicole, Sémiotique du récit, De Boeck -Wesmael, 1992

Juillard Alain, commente Le passe-muraille de Marcel Aymé, Gallimard, 1987, Foliothèque

Le Français dans le monde, numéro spécial, février-mars 1988,Jean Dutourd, Hector Bianciotti, ainsi que l’article de Jean-François Bourdet : Texte littéraire: l’histoire d’une désacralisation

Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Ed. du Seuil, 1970, Coll. Points Essais

 

TABLE DES MATIERES

Introduction  p.  1

Situations initiale et finale  p.  4

Les séquences  p. 6

Le cadre chronologique  p. 11

Aperçus sur le code topologique p. 12

Le niveau narratif p. 13

Le niveau thématique p. 19

Quelques symboles p. 22

Bibliographie p.  24

Annexe

Le Passe-Muraille, Marcel Aymé, Gallimard, 1943, Le Livre de Poche, copie annotée.

***

Texte présenté par Mme Maria-Savina DEGOMBERT

dans le cadre du séminaire de Méthodologie littéraire pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

« Sur l’eau » , un conte de Guy de Maupassant

INTRODUCTION

Le conte « Sur l’eau » est l’un des premiers contes de Maupassant, auteur d’œuvres fantastiques par excellence. Déjà y apparaissent son pessimisme précoce, son goût pour l’imaginaire et une étrange prédisposition à l’angoisse sous des aspects morbides et macabres. Cependant l’eau, source de vie mais aussi de mort, fascine ce jeune auteur. Et tous les aspects du monde des eaux donnent à son œuvre un caractère unique.

Ce conte est construit sur des antithèses. Toutefois, la frontière entre ces oppositions n’est jamais absolue : les signes d’ambiguïté apparaissent partout, tout au long du récit.

« La subordination logique de la ressemblance au contraste constitue un des principes méthodologiques fondamentaux du structuralisme. … Le structuralisme, autrement dit, peut être défini comme une recherche du semblable au sein même du différentiel.  » (1)

Nous allons concentrer notre travail sur la recherche de ces ambivalences, omniprésentes.

Maupassant traduit dans ce récit une impression fantastique éprouvée sous l’effet de la peur. Il s’agit ici d’un combat contre la peur qui provoque le dédoublement du héros. La mésaventure de celui-ci le mène de l’angoisse à l’émerveillement.

Au retour d’un dîner chez un camarade, un passionné de canotage rentre chez lui, seul, sur la Seine. Un peu fatigué, grisé par la beauté de la nuit et par la douceur de la rivière, il jette l’ancre. Un silence profond descend provoquant une hallucination. Il veut repartir, mais l’ancre reste accrochée au fond. Il est obligé de passer la nuit dans son bateau. Le plaisir qu’il savourait devant l’élément liquide va céder la place à l’angoisse et à l’effroi. Terrifié par le spectacle insolite de la rivière envahie par le brouillard, il se sent « tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire« . A ce moment-là, naissent les éléments du fantastique suscité par la peur. La peur l’envahit dans la solitude, le silence, puis culmine. La libération de cette peur ne peut se faire qu’à travers l’extraordinaire beauté du paysage.

La lumière pâle du matin dévoile la vraie nature de la peur : c’est la peur de la mort. Deux pêcheurs l’aident à remonter son ancre, chargée du cadavre d’une vieille femme.

Ainsi, Maupassant nous transmet, à travers ce récit d’eau, la « perfide » sensation que nous partageons avec son héros :

« La peur … c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse » (2)   (Maupassant)

1.   STRUCTURE GENERALE DU RECIT

 

Le conte Sur l’eau commence par nous présenter un cadre double qui constitue à la fois un double cadre et une double introduction. Le narrateur introduit son voisin, le deuxième narrateur, qui est en fait le narrateur principal. Celui-ci exprime sa passion : la rivière. Il raconte ensuite une anecdote : le récit de la nuit mystérieuse. Son récit contient donc un autre récit.

L’introduction précède une autre introduction : on a ainsi une sorte de longue introduction à tiroirs. Le corps du récit est structuré par une répétition de deux termes analogiques. La fonction du premier terme est d’appeler le second. Autrement dit, une anticipation précède, quelle que soit la forme, l’événement qui suit.

Ainsi le texte progresse, l’intensité dramatique augmente crescendo jusqu’à la fin.

Par ailleurs, l’emploi de la première personne nous donne l’impression que le texte est autobiographique, qu’il a une valeur de souvenir. Dans ce conte, le narrateur-auteur ressemble singulièrement au narrateur-canotier : ils construisent de la même façon leur situation narrative, comme si le récit qui suit était directement raconté au lecteur par le premier narrateur. D’une certaine manière, le premier narrateur s’identifie au second. Les deux narrateurs semblent donner leur soutien au récit, lui imprimant  – pour le lecteur – un réalisme plus fort.

1.1.  Comparaison entre la situation initiale et la situation finale

1.1.1. Les narrations

L’histoire se termine par une chute horrible et sur une révélation : mais pas un mot pour commenter la découverte du cadavre. Nous avons attendu tout au long du récit cette explication, et une seule phrase à la fois dénoue la situation et donne son véritable sens au conte.

Par opposition à cette fin brève – dont le poids pèse fortement sur la conclusion du point de vue du signifié – le texte donne plus de poids à l’introduction du point de vue du signifiant (si on considère cette double introduction : 6 paragraphes). La comparaison entre le premier énoncé et le dernier éclaire bien ce contraste :

J’avais loué, l’été dernier, une petite maison de campagne au bord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j‘allais y coucher tous les soirs.

(début)

Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord : C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou.                                                                                                                

(fin)

Dans la première phrase, le verbe à l’imparfait « J’allais » et le déictique temporel « tous les soirs » nous renvoient à la répétition cyclique de l’action. L’auteur décrit la vie quotidienne, paisible, anodine comme l’est notre quotidien marqué par la répétition. Le début montre plutôt la vie sans danger, ce qui a un effet rassurant. Alors que la phrase finale présente un événement dramatique qui est caractérisé par « le cadavre », la mort concrète, réelle. Le fait est inhabituel, exceptionnel et suscite la terreur.

Le poids porté sur la fin est renforcé par le lexème « pierre », « matière minérale qui forme l’écorce terrestre (définition du Petit Robert) ». « La pierre est encore un symbole de la Terre-mère (3) » Au niveau de la matière mère, la présence des lexèmes « la Seine », d’une part et « la pierre », de l’autre, peut former l’opposition /eau/ vs /terre/. Or, nous remarquons l’ambivalence des matières : « au bord de la Seine » contient la terre et l’eau. La pierre se trouve dans l’eau. Les deux matières apparaissent au début et à la fin.

au bord de la seine            vs              pierre

      (terre + eau)                                   (terre+ eau)

La première phrase décrit la vie par la présence de l’eau qui est source de vie. Le cours d’eau, son mouvement, désignent quelque chose de dynamique. Tandis que la pierre, par sa lourdeur et sa froideur, présente quelque chose de statique : l’immobilité de la mort. On passe donc du mouvement de la vie à l’immobilité de la mort, et également de l’animé à l’inanimé : l’être humain vivant se fige sous la forme d’une masse noire, l’objet.

La structuration de l’espace apparaît sous la forme de la circularité. Une fois que le corps est remonté (la mort), le héros recouvre sa liberté, c’est-à-dire sa vie (euphorie), mais se heurte à un réel « gris, pluvieux glacial« , porteur de tristesse et de malheurs. Il retrouve son quotidien – non plus anodin,  comme au début, mais marqué de pressentiments néfastes (dysphorie). La similitude de ces deux passages réside en ce qu’ils contiennent tous deux des connotations   opposées : euphorie et dysphorie.

Nous retrouvons, également, des éléments communs qui sont, en somme, des anticipations du récit. Le climat d’étrangeté est déjà présent dans le premier paragraphe :

qui était bien le type le plus curieux que j’eusse jamais vu. C’était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. Il devait être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans  le canotage final.      (l. 5  9)

L’adjectif « curieux » est synonyme de « étrange » et « singulier », qui évoque déjà le fantastique. Le groupe ternaire avec « l’eau », cheminement presque fatal, indique sa passion de l’eau. « Sur l’eau » exprime un simple contact avec la rivière : le personnage dans son canot. « Dans l’eau » indique l’immersion. Mais derrière le cliché de la passion, l’auteur prépare la fin du récit. En ajoutant le verbe « mourir », la mort est présente « dans l’eau » depuis le début. A ce simple canotier arriveront des choses étranges, fantastiques, lui faisant frôler la mort. D’ailleurs, en s’adonnant toujours aux plaisirs de la rivière, ne se condamne-t-il pas à son tour au repos éternel ?  Chez Maupassant, dans la plupart de ses œuvres, telle une obsession, domine la mort.

S—————————————-t—————————————-S’

 S = vie et mort ( « il mourra« )

  • mouvement
  • lieu culturel (maison)

 vs

S’ = mort et vie (quotidienne)

  • immobilité
  • lieu naturel (rivière)
1.1.2. Le récit du canotier

Dans ce récit, des éléments en deux unités apparaissent en alternance. Cette construction crée des effets de symétrie présents dans l’ensemble du texte.

L’histoire personnelle commence par un chant d’amour à la rivière. Le narrateur nous dépeint le beau paysage fluvial, une image de l’eau réveillée par la lumière :

Il faisait un temps magnifique; la lune resplendissait, le fleuve brillait, l’air était calme et doux. Cette tranquillité me tenta; …   (l. 60,-62)

Nous remarquons que les éléments de cette description évoquent la beauté et la vie. Les verbes « briller » et « resplendir » indiquent quelque chose de vibrant,  d’actif. La beauté, la douceur et la tranquillité montrent que le moment est euphorique.

Et il jette son ancre. Cette immobilité est le départ de son conflit. Mais c’est lui qui s’arrête, qui veut contempler toutes les beautés qui l’entourent : immobilité active. Il est libre de repartir. Mais bientôt cette immobilité devient pour lui obligatoire : immobilité passive. Il est privé de liberté. Son combat contre l’angoisse, contre la peur commence. Plus la nuit avance, plus la puissance terrible de la rivière grandit. Et ces beautés se transforment en cauchemar.

Tous les éléments du début sont repris dans la dernière séquence. Mais, cette fois-ci, le paysage est décrit avec des notations péjoratives. Ces deux descriptions de la rivière sont tout à fait opposées :

…Quand je rouvris les yeux, la lune était couchée, le ciel plein de nuages. L’eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.      (l. 200 203)

La lune a disparu en même temps que la douceur (le vent souffle), le temps est maussade, il fait froid, la nuit devient profondément noire. C’est un paysage sinistre, dysphorique, qui évoque la mort. Ce paysage nous rappelle la description que fait le narrateur de la rivière :

La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase.

(l. 37 38)

Et le jour arrive. C’est un jour sans éclat, glacial qui apporte « des tristesses et des malheurs« , bien qu’il recouvre sa liberté. La phrase finale donne au récit sa structure : l’expliquant rétrospectivement mais ne prenant elle-même toute sa valeur qu’en fonction de ce qui précède.

L’axe sémantique :

S————————————–t —————————————S’

S = immobilité active
  •   (liberté)
  • (+)
  • vie
  • beau
  • nuit éclatante
  • bonheur
  • euphorie
t = immobilité passive

(non-liberté)

S’ = mouvement
  •  (liberté)
  • (-)
  • mort
  • lugubre
  • nuit obscure
  • jour triste
  • malheur
  • dysphorie 

La structure générale peut être représentée par le schéma suivant :

Séquence 1 2 3 4 5 6 7 8
Paysage


Etat extérieur

 


Etat

intérieur

 


 

Axiologie

Cénesthésie


 

beau


beau

temps

silence


 

bien être


 

euphorie

 


réel

 

 

 

 

 


peur

hallucination

 


 

dysphorie

 


fantastique

 

 

 

 

 

 

 

 


 

euphorie


 

réel

épouvantable


brouillard

chaud


raison

 

 


 

dysphorie

 


fantastique

 

 

 

 


peur

hallucination

raison + peur


 

 

 


réel

 

extraordinaire


bruit


non-peur

 

 


 

euphorie

 


 

fantastique

lugubre


obscurité

froid


 

 

 


 

dysphorie

 


 

réel

 


jour

glacial


 

 

 


 

 

 


 

réel


2. LA SEGMENTATION DU TEXTE

Nous allons tout d’abord diviser ce récit en deux parties au niveau du code narratif : introduction et récit.

L’introduction peut être divisée en deux du point de vue du code actoriel puisque le premier narrateur – le narrateur-auteur – cède la parole au second narrateur, le canotier.

Introduction I :  (cadre général): Du début  jusqu’à  la rivière. (l.   15)

A l’intérieur de la première introduction, on distingue deux sous-séquences délimitées par la disjonction temporelle « un soir ». Le récit raconté par le canotier débute par le même démarcateur.

  • Sous-séquence (a): début – … il mourra bien certainement dans le canotage (1. 9)

Le narrateur du cadre fait la présentation de son voisin, le canotier.

  • Sous-séquence (b): un soir (1. 10- 15)

Portrait rapide présentant les caractéristiques du canotier qui devient le second narrateur.

Introduction II :   »Ah! me dit-il, … (l. 16)- …tantôt chez lui, tantôt chez moi. (1. 54)

Le code topographique et le code chronologique découpent cette introduction en deux parties :

  • Sous-séquence (a) : (1. 16)- …il y a une dizaine d’années. (1. 48)

Le thème de l’eau est présenté par le second narrateur: la rivière comparée à la mer. Nous distinguons ici une petite transition qui amène le récit : Mais puisque vous me demandez… (l. 46 – 48)

  • Sous-séquence (b): J’habitais, comme aujourd’hui… (1.49-54)

Ici, le canotier raconte une de ses anecdotes concernant ce qui lui est arrivé une dizaine d’années auparavant. L’espace devient paratopique.

La localisation spatiale de la première narration « au bord de la Seine » (l. 2) (lieu topique) devient ici sur l’eau : « traînant péniblement mon gros bateau… « (1. 56) (lieu paratopique).

On présente, dans cette séquence, l’introduction objective, générale des faits (simple description extérieure) : l’habitude du narrateur qui rend visite à son meilleur camarade. Nous rappellerons que l’habitude du premier narrateur : « J’allais y coucher tous les soirs » (l. 2- 3) et celle du deuxième narrateur : « Nous dînons tous les jours ensemble… » (l. 53- 54) se superposent.

Récit: Un soir… (l. 55) jusqu’à la fin.

Les critères spatio-temporels ne sont pas pertinents pour effectuer le découpage de ce récit. D’une part, le lieu utopique « sur l’eau » devient statique, malgré le mouvement de l’eau, étant donné que le héros est immobilisé. D’autre part, l’ancrage temporel du récit n’apparaît que vers la fin, ce qui n’est pas non plus pertinent pour la segmentation.

Par contre, le critère actoriel joue un rôle important, si l’on considère les bêtes nocturnes, les plantes ou les conditions atmosphériques tel que le brouillard, qui est personnifié et devient acteur. Toutefois, l’acteur collectif reste « la rivière » et l’acteur individuel reste « le canotier » auquel s’ajouteront les deux pêcheurs.

Nous allons donc découper notre texte selon le code psychologique, c’est-à-dire selon l’état psychologique du héros, puisque le récit est fondé sur l’alternance, le balancement des sentiments.

Cette segmentation se trouve renforcée par la mise en place des démarcateurs disjonctifs logiques: « soudain » et « cependant » qui marquent l’opposition et qui sont utilisés uniquement aux moments dysphoriques. Ils sont distribués de la manière suivante:

Séquence 2 : (Soudain) – Séquence 4 : (Soudain, Cependant)  —Séquence 5 : (Cependant) – Séquence 7 (b) : (Cependant, Soudain)

Séquence 1: « Un soir, comme je revenais…. » (l. 55)- jusqu’à « Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient ». (l. 76)

La séquence 1 commence par une disjonction temporelle (signalée par la présence du déictique temporel « un soir« ) tout comme l’introduction I (b). La segmentation peut être effectuée selon un critère spatial: le héros se déplace de la maison au fleuve :··

(introduction)  ————————————————> (séquence 1)

maison                                                 vs                                                fleuve

englobé                                                                                                    englobant

statique, culturel, terre                vs                          dynamique, naturel, eau

L’introduction précède le récit proprement dit (l. 55 – 60)

Le récit commence par une première description de la rivière : paysage euphorique. Ensuite, c’est le silence total marquant la transition entre ce moment euphorique et le moment dysphorique de la peur. (l. 68 – 76): le canotier commence à avoir peur parce que le silence est trop pesant, absolu, « extraordinaire« .

Séquence 2 : « Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. (l. 76)    jusqu’à  … je me dressai d’un bond. » (1. 91)

La peur, qui est déjà anticipée dans la séquence précédente, s’installe dans cette séquence. Elle se transforme en une première hallucination (hors réalité, moment fantastique). L’euphorie qui connote la séquence 1 se transforme en dysphorie.

Séquence 3 : « l’eau brillait, tout était calme. (1. 91) jusqu’à   « passer la nuit à la belle  étoile. »  (l. 112)

Le récit retombe dans le réel et le héros raisonne. Il réfléchit et analyse son état psychique. Il veut partir mais l’ancre reste accrochée au fond.

Toutes les chaleurs s’y réunissent.

Séquence 4 : « Soudain, un petit coup… (l. 113) jusqu’à  « pour me faire tomber raide, sans connaissance ». (l. 161)

  • Sous-séquence (a) : (l. 113) « Je  me rassis épuisé. » (l. 119)

La séquence 4 qui débute par un disjonctif  logique « soudain« , apparaît comme la transformation de la séquence qui la précède. L’euphorie qui connote la séquence 3 se trouve transformée en dysphorie:

… comme le temps demeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sans doute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours. Ma mésaventure m’avait calmée ; je m’assis et je pus enfin fumer ma pipe. Je possédais une bouteille de rhum, j’en bus deux ou trois verres, et ma situation me fit rire. Il faisait très chaud …  (SQ 3; l.  105-110)

Soudain, un petit coup sonna contre  mon bordage. Je  fis un soubresaut, et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. je me sentis envahi de nouveau par une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je me raidis dans un effort désespéré.  L’ancre  tint bon. Je  me rassis  épuisé(SQ  4; 1. 113-119)

séquence 3

  • euphorique
  • feu (fumer)
  • espoir (rire)
  • chaleur (boire + le temps demeurait fort beau)

vs 

séquence 4

  • dysphorique
  • eau (sueur)
  • désespoir (effort désespéré)
  • froideur

Le deuxième moment de peur commence lorsque le narrateur éprouve « une étrange agitation nerveuse » : une transition qui prépare la culmination du récit. Il se rend compte de sa situation : il va être obligé de passer la nuit dans son bateau (immobilité passive).

  • Sous-séquence (b) : la rivière s’était peu à peu…  (l. 120 – l. 161)

Deuxième description de la rivière : paysage dysphorique.

La blancheur, l’épaisseur, l’opacité du brouillard provoquent la deuxième hallucination (moment fantastique). La peur l’envahit et culmine. Cette hallucination, amalgame de fantastique et de réel, provoque chez le canotier un dédoublement de sa personnalité: le moi angoissé qui se laisse aller à la terreur et le moi raisonnable.

Séquence 5 : Cependant, par un effort violent,.. (l. 162) jusqu’à « … et je regardai par-dessus le bord. (l. 177)

La peur demeure, mais dans le réel. Il est paralysé.

Séquence 6 : Je fus ébloui par le plus merveilleux, … (1. 178) jusqu’à  … les singularités les plus fortes n’eussent pu m’étonner. (l. 198)

Troisième description de la rivière : un paysage extraordinaire, un moment euphorique. Nous sommes dans un monde fantastique mais réel.

La peur disparaît définitivement grâce à cet émerveillement.

Séquence 7 : Combien de temps cela dura-t-il,… (1. 199) jusqu’à  … et nous la tirâmes à mon bord (l. 221)

Les sous-séquences se divisent du double point de vue du code chronologique et du code actoriel.

  • Sous-séquence (a): (l. 199)-… que j’approchais de mes yeux. (l. 208) Description de la rivière: l’obscurité. Le temps atmosphérique fait contraste avec le merveilleux de la séquence précédente.
  • Sous-séquence (b): Peu à peu, cependant, Soudain(1. 209 –   221)

On revient dans la réalité et, en même temps, dans le jour. (disjonction temporelle). Tout se passe dans la nuit sauf à la fin où il se heurte à une réalité dysphorique, angoissante. Ce jour n’est marqué que de signes négatifs, qui annoncent la mort – une mort omniprésente.

D’autres êtres vivants cette fois apparaissent : deux pêcheurs. (disjonction actorielle)

Conclusion : « C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou. »  (1. 222  jusqu’à la fin)

3.   ANALYSE SEMIOTIQUE

 3.1. Le Niveau Figuratif

De nombreuses antithèses se retrouvent dans ce conte, Toutefois, ces oppositions ne sont jamais absolues. La plupart des signes possèdent une double face, d’où l’ambiguïté du texte. Les connotations euphoriques se transforment presque toutes en connotations dysphoriques. Il nous semble que c’est ce qui fait l’intérêt de ce conte. Presque tous les signes, même s’ils sont positifs, portent un signe négatif. Les signes de mort, omniprésents, règnent tout au long de ce conte.

3.1.1. Ambiguïté de l’eau (la rivière) :

L’eau est à la fois symbole de vie et symbole de mort.

  • Mer vs Rivière 

Le narrateur souligne le mystère de l’eau de la rivière, l’eau soi-disant « douce », et son attirance pour elle, en la comparant à la mer :

Elle est souvent dure et méchante, c’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l’Océan.

Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein d’immenses   pays bleuâtres, où les noyés roulent parmi les grands poissons, au milieu d’étranges forêts et dans des grottes de cristal. La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on  pourrit dans la vase.                                                        (l. 28  à l.  38)

L’eau de mer fonctionne ici comme une image positive du moi. La mer symbolise le moi libre et heureux. Par contre, la rivière fonctionne comme des images fatales qu’accompagne la noirceur due à la profondeur de l’eau.

En mer, le danger se voit et s’entend du fait de l’agitation des vagues. Bien que la mer soit porteuse de mort, elle est franche et transparente comme du « cristal« , « les noyés« , visibles, y nagent. Alors qu’ils se cachent, s’immobilisent et se décomposent dans le fond noir de la rivière. Notons ici que la vase contient aussi la terre et l’eau.

L’adjectif « perfide » signifie « dangereux, nuisible sans qu’il y paraisse ». La rivière cache en effet son danger sous une apparence de douceur.

la mer (+)

  • peur franche (vagues)
  • bruit (crier/hurler/gronder)
  • dynamique (rouler)

la rivière (-)

  • peur perfide (mouvement éternel)
  • silence (sans bruit)
  • statique (pourrir)

Ce n’est pas la large mer, avec ses tempêtes, qui répand l’angoisse mais la rivière et son univers de mystère et de silence sinistre. Cette idée est exprimée dans la description du narrateur :

« Pour lui [=un pêcheur], c’est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l’on entend des bruits que l’on ne connaît point où l’on tremble sans savoir pourquoi, comme un traversant un cimetière et c’est en effet le plus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a point de tombeau.« (l. 19-25)

On a ici une accumulation de termes qui évoquent une image obscure et néfaste, une figure de mort, voire une allégorie de la mort. On pourrait interpréter ces descriptions comme une mise en abyme du récit : la nuit, dans le silence, il est envahi par la peur, il tremble devant les images et les mirages de la rivière, ses hallucinations. L’auteur prépare déjà les germes de cette émotion frissonnante. Il s’agit donc de l’angoisse (la peur sournoise) plutôt que de la peur violente que provoque la mer, parce que le héros ne sait pas d’où vient la menace. Ce qui le retient immobile, c’est la mort, et tout est marqué de son signe.

L’atmosphère  lugubre et sombre de cette histoire est accentuée par  les minces roseaux  :

Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseaux minces avec leurs petites voix si douces doivent être encore plus sinistres que les drames lugubres racontés par les hurlements des vagues.                               (1. 42–45)

Comme la mer, les roseaux sont personnifiés : la mer « raconte » mais les roseaux « chuchotent », comme si c’était eux qui racontaient cette histoire sinistre (raconter est le propre de l’être humain, : son langage articulé). Cela montre que la nature est animée, agitée, parcourue ici de chuchotements perfides, là de grands cris assourdissants. Cette personnification de la nature fait contraste avec l’être humain inanimé à la fin de l’histoire.

Ces plantes aquatiques seront omniprésentes dans le récit, surtout aux  moments dysphoriques. Le héros s’arrête d’abord « auprès de la pointe des roseaux ». Voici, plus loin « des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes, et qui semblaient s’agiter », ce qui suscite une étrange sensation chez le  héros.

« Les pointes des roseaux » réapparaissent dans la scène du brouillard. Puis les plantes se présentent cette fois-ci, non comme décor mais comme acteurs et actants. Ils jouent un rôle d’opposant  puisqu’ils empêcheraient  le canotier de se sauver à la  nage :

Je pensai à me sauver à la nage; … Je me vis perdu, … me débattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter,…(SQ. 4; 1. 135-138)

Enfin. dans la dernière séquence, ils sont présents en tant que vision auditive : « le froissement des roseaux ».

Les adjectifs « minces » et « élevés » indiquent leur grandeur, donc leur verticalité qui fait peur au héros. La verticalité préfigure une menace.

  • Surface vs Profondeur

Il n’existe pas, en mer, d’opposition entre fond et surface. La beauté, la douceur et le calme de la rivière décrite par le narrateur en séquence 1 n’est, en effet, qu’une surface de l’eau perfide. Plus elle scintille, plus elle réfléchit la lumière, plus cette surface miroitante dissimule sa profondeur noire, assimilée à la mort. La beauté et le danger coïncident sur l’eau et dans l’eau. Le plan horizontal de la surface de l’eau, qui fascine (la passion du héros), se complète de l’axe vertical du danger, de la menace qui vient du fond.

      (+) Rivière (-)

  • surface (+)                                  vs                        profondeur (-)
  • horizontale                                                             verticale
  • vie                                                                                 mort

« Comme pour la terre, il y a lieu de distinguer dans la symbolique des eaux la surface et les profondeurs. La navigation ou l’errance des héros en surface signifie qu’ils sont exposés aux dangers de la vie, ce que le mythe symbolise par les monstres qui surgissent des profondeurs. … Le pervertissement se trouve également figuré par l’eau mélangée à la terre (désir terrestre) ou stagnante qui a perdu sa propriété purifiante : la vase, la boue, le marais (4 ) « .

Dans un sens, la rivière devient un objet fantastique. Elle captive et attache (surface), mais elle ne prend sa signification que par la profondeur. En fait, la rivière est fatale en elle-même : dans sa vase, la mort se trouve réellement. La profondeur renforce encore l’image de la rivière maléfique.

Parmi les termes récurrents, la profondeur désigne plutôt des éléments dysphoriques. Citons, à titre d’exemples : « la chose mystérieuse, profonde (la rivière) »,  »profondeurs noires, « l’obscurité était profonde ».

Quand le héros commence à avoir peur, juste avant la première hallucination (SQ. 2), et quand il est envahi par la peur (SQ. 5), il s’étend au fond du bateau. Cette position horizontale, qui peut être celle du repos, est ici une figure de la  mort : le corps au fond du canot correspond au corps qui est au fond de l’eau. Il est dans la position du cadavre. En haut (surface), le héros est couché et vivant, en bas (dans la profondeur), la femme est couchée et morte. Ils sont tous les deux immobiles. D’où l’ambiguïté de la surface horizontale : la beauté de la surface de l’eau (vie) et la position du héros (parallèle à la mort).

(+) Il est sur l’eau / Il s’étend (-)

surface (+)                 <   ——————————–  >           profondeur (-)

  • haut                                                                                                              bas
  • horizontalité                                                                                           verticalité
  • vie(+) et mort(-)                                                                                     mort

Enfin, lors de ses hallucinations, il croit qu’un être ou une force invisible « l’attire » doucement au fond de l’eau. (SQ. 2); il lui semblera qu’il se sentira tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire. (SQ 4b)

En fait, le héros ne fait que ce mouvement : « tirer » –  il se sent « tiré » depuis le bas (par la mort), mais il « tire » ou essaie de « tirer » son ancre (vers la vie).

« Je tirai sur ma chaîne;…, je tirai plus fort, …; elle avait accroché quelque chose au fond de l’eau et je ne pouvais la soulever;  je recommençai à  tirer, mais  inutilement. »                                                             (SQ 3; l. 93-97)

Et avec l’aide d’un pêcheur :

« …  et tous les deux nous tirâmes sur  la chaîne. »        (SQ 7; 1. 214)

Et encore, tous les trois:

« Enfin nous aperçumes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord »(SQ 7; 1. 221)

A la fin, il réussit à tirer sa chaîne, mais c’est la mort qu’il a tirée vers la vie. Il peut mettre le bateau en branle ; il part dans le jour (=délivrance) – mais un jour plein de malheurs où la mort semble régner.

  • Mouvement  vs Immobilité

Relevons les positions successives du canotier (du haut vers le bas, du bas vers le haut) : non seulement il se couche mais, tour à tour, il est debout, assis, se dresse, se soulève. C’est­ à-dire qu’il fait un va-et-vient entre la vie et la mort, entre la raison et la peur.

Ce mouvement vertical apparaît lors de sa première hallucination. La beauté de la rivière et de la nuit se transmue en éléments fantastiques qui provoquent un déséquilibre puis une angoisse chez notre personnage. Les mouvements augmentent crescendo avec la force invisible qui l’attire au fond:

« Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la barque m’inquiétèrent. Il me sembla qu’elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deux berges du fleuve; puis je crus qu’un être ou qu’une force invisible l’attirait doucement au fond de l’eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber. J’étais ballotté comme au milieu d’une tempête… »  (SQ 2; 1. 85-90)

Des mouvements verticaux qui attirent sa barque vers le bas vont vers le haut soulevant vers le ciel, pour retomber de nouveau vers le bas. Comme si la barque était attirée par cette femme au royaume des morts, ou comme si la rivière entière était l’incarnation de cette femme. Même si aucun événement surnaturel ne survient réellement, il plonge dans l’eau et remonte. Autrement dit, attiré par son charme, il rejoint la mort et ressuscite. Le narrateur a déjà mentionné cette mort qui « pourrit dans la vase » : « La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase (l. 37-38) ».

Le récit plonge dans le fantastique. Tout est calme, mais le narrateur vit une tempête. L’eau est ici ambivalente : l’hallucination (imagination) a lieu sur l’eau (en haut) et la mort (réalité) est dans l’eau (en bas). En outre, l’utilisation de la comparaison « comme », qui n’est pas une métaphore directe, nous donne l’impression que l’auteur veut dire « comme si ». C’est commencer à croire à la réalité de l’image impossible. Le fantastique tout entier se résume à ce « comme si ». Tout apparaît ambivalent, ambigu.

L’hallucination, signe de mort, renferme une part de vérité. Cette frontière entre la vérité (la réalité) et l’imagination (hors de la réalité) disparaît. Tout ce qui paraît fantastique, hors de la réalité réintègre en partie la réalité parce que –  comme il en avait le pressentiment –  la mort est vraiment là. Comme si la vie était vraiment faite de mort, et la raison faite de pressentiments et d’hallucinations. Celle-ci peut être une sorte de seconde vue : dans la folie, on peut percevoir des choses qui existent vraiment.

L’hallucination est ici une pré-connaissance, une prescience, une vue surnaturelle de ce qui se passe vraiment.

Après avoir raisonné, il décide de s’en aller, mais il lui est impossible de partir : je sentis une résistance. Il est pris dans l’immobilité ; de nouveau le calme s’installe. Cette alternance de calme et d’angoisse – vie et mort – se poursuit. Il est enfermé entre des murs invisibles et dans sa solitude. Bientôt, le charme de la nuit dont il se réjouit fait place à une angoisse montante. Dorénavant, il devra triompher seul des plus dures épreuves.

L’immobilité qu’il a voulue se change en immobilité forcée. Il veut y échapper parce que, pour lui, l’immobilité égale le fantastique, voire la mort. C’est un signe de la mort qui le menace.

Chez Maupassant, la rivière prend la forme de l’eau douce fatale. Il utilise cette eau de la rivière pour annoncer la mort. Et pourtant, en tant que moyen de transport, la rivière, tissu de vie, transportera en douceur le passager libéré de sa prison. Ce mouvement, porteur de vie, se change, s’il est silencieux et infini, en un effroi. « Elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant… . » Le mouvement est donc aussi un signe de la mort qui menace le canotier. D’ailleurs, notre rivière ne mène pas à la mer mais à la mère morte. Elle contient la vie et la mort.

Après avoir vécu la deuxième hallucination, cette horreur, il demeure entièrement incapable du moindre mouvement. Il est paralysé:

« Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l’oreille tendue et attendant. Quoi? Je n’en savais rien. mais ce devait être terrible. »

 (SQ. 4; l. 155-158)

Je bus encore et je m’étendis tout de mon long au fond du bateau. Je restai ainsi peut-être une heure, peut-être deux, sans dormir, les yeux ouverts, avec des cauchemars autour de moi. et j‘avais peur de faire un mouvement.          (SQ 5; l. 170-174)

(+) Rivière (–)

mouvement (+)    <—————-    vs  —————->  immobilité (-·)  vie(+) et mort(-)                                                                                     mort

Cette situation ressemble à celle d’un rêve éveillé. Envahi par la terreur, les yeux ouverts, il vit des cauchemars qui sont presque réels. Les cauchemars appartiennent ici à l’état de veille. Le sommeil aussi est ambigu.

L’eau est ici symbolique ; elle prend la forme d’une référence au fleuve de la vie : comme si sa vie s’était arrêtée. Pour remonter le fleuve de sa vie et redonner à cette eau stagnante son mouvement, il lui faut une aide.

L’eau de la rivière qui s’écoule attire et fascine le canotier. Néanmoins, cette eau est caractérisée par sa profondeur, sa noirceur et son immobilité. L’eau est donc signe de vie et de mort.

3.1.2. Ambiguïté du bruit et du silence
Le silence

 Au début, le paysage était un ravissement pour les sens : la vue (« la lune resplendissait, le fleuve brillait ») et le toucher (« l’air était calme et doux »). Notre héros se réjouissait du silence bienfaisant, d’une paix du corps et de l’âme. Ce beau paysage se transforme bientôt en un paysage presque fantastique :

« On n’entendait rien, rien: parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive, et j’apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes et semblaient par moments s’agiter.

Le fleuve était parfaitement tranquille, mais ie me sentis ému par le silence extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient.

(SQ. 1; l. 68- 72)

L’auteur insiste sur le silence profond par son usage du lexème « rien » répété deux fois, et aussi, par le manque de signes de vie : tous les habitants de la rivière se taisent. Comme si ce fleuve vivant, qui lui avait procuré jusqu’alors des moments de bonheur, était mort. Ce qui constitue déjà un signe dysphorique. L’adjectif « surprenant« , le clapotement presque insensible, la verticalité et les mouvements des roseaux sans présence de vent (« air calme ») contribuent à créer une atmosphère déjà fantastique.

Cette ambiance, créée par le biais des notations sensorielles, fait allusion à la présence du réel. Toutefois, les verbes « croire » et « sembler« , qui donnent le même effet que « comme si« , montrent comment le réel devient fantastique sans cesser d’être rationnel.

Maupassant prépare soigneusement l’événement (l’hallucination) qui surgira.

Le silence absolu provoque chez le héros une sensation étrange qui se change bientôt en angoisse :  chaque fois qu’il a peur, la réalité disparaît.

Ici intervient la transition entre la réalité et le fantastique, entre le moment euphorique et le moment dysphorique, entre l’inconscient et le conscient.

Or, le silence est ici très ambigu. Il est ému par « le silence extraordinaire ». Mais est-il ému simplement par la beauté  ou est-ce le début d’un sentiment de peur ?

Le silence semble euphorique… Pourtant, il est malgré tout dysphorique, tout comme ce qui rompt le silence, car ces deux traits pertinents font peur au canotier.

silence

euphorique (+)                                                                           dysphorique (-)

Les bruits
  • Bruits naturels

Les bruits apparaissent toujours dans les moments de transition et alternativement sous les signes négatif et positif. Il s’agit, d’une part, des bruits qui annoncent l’arrivée des moments dysphoriques (curieusement, l’auteur utilise le singulier pour tous ces bruits), mais, d’autre part, les bruits, présentés au pluriel, renvoient au réel, c’est-à-dire que le héros revient sur terre après avoir vécu des moments  fantastiques.

euphorie (+) —> le bruit —> dysphorie (-)
fantastique les bruits réel

Une série de petits bruits se manifestent :

  • « … je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive …  » (SQ 1; 68- 70)

•  « Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis: elle se tut… »  (SQ 2; l. 76-77)

  • Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis un soubresautet une sueur  froide me glaça des pieds à  la tête.                                    (SQ 4; 1. 113-115)

Remarquons que ces trois énoncés sont graphiquement presque semblables : les articles indéfinis, l’adjectif « petit » et la préposition « contre« . Le clapotement de l’eau et le coassement d’une grenouille provoquent la première « agitation nerveuse » (la sensation d’étrange et le tressaillement) chez le canotier. Puis, un petit coup qu’il entend contre son bateau plus tard, produit de nouveau cette nervosité, plus grande à chaque fois (le soubresaut et une sueur froide). Pour un petit bruit il entre dans un état de tension, d’épouvante. Et chaque agitation nerveuse le fait pénétrer dans un monde fantastique, un monde d’hallucination.

Le premier signe des bruits, au pluriel, qui ramènent à la réalité apparaît juste après la première hallucination. Avec ces bruits, le narrateur revient sur terre et retrouve sa raison :

« … j’entendis des bruits autour de moi; je me dressai d’un bond: l’eau brillait, tout était calme. »         (SQ. 2-3; l. 90-91)

Après avoir vécu dans un état d’émerveillement, le narrateur entend deux sortes de bruits : positifs et négatifs. La description fait rappel à la présence du réel :

« Toutes les bêtes de l’eau s’étaient réveillées; les grenouilles coassaient furieusement, tandis que … j’entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds.

(SQ. 6; l. 192-196)

Si, au début du récit, le coassement d’une grenouille l’effraie, dans ce passage le même bruit de plusieurs grenouilles symbolise le retour à la vie, comme si on entendait les battements du cœur: le chant soudain des grenouilles, c’est la manifestation du renouveau  accompli, le signal du réveil annuel de la nature ( 5 )  Remarquons, tout au  début du récit, que « toutes les bêtes, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient (SQ. 1) ». Les « marécages » nous rappellent l’eau dormante, (l’eau qui a perdu sa vraie fonction, celle de l’eau qui coule), et qui donc signifie la mort. Tandis que, dans cette séquence, avec cette notation : « toutes les bêtes de l’eau  s’étaient réveillées », l’eau  retrouve son  mouvement.

Contrairement à ces bruits enchantés, « la voix » métallique des crapauds semble annoncer la triste nouvelle.

« Le crapaud est le plus souvent considéré comme l’inverse de la grenouille, dont il serait la face lunaire, infernale et ténébreuse: il intercepterait la lumière des astres par un processus d’absorption. Comme tant de théophanies lunaires, le crapaud est aussi l’attribut des morts ( 6 ). »

Le retour à la réalité, à la fin, a une double valeur : d’une part, elle signifie la délivrance du narrateur qui retrouve sa raison (les bruits), et, d’autre part, elle annonce l’arrivée du jour, libérateur, la fin des sortilèges, le retour à la vie – mais à une vie monotone et triste, annonciatrice de mort, et surtout la découverte de la mort concrète (le bruit). La réalité a donc elle aussi une double face, positive et négative, de vie et de mort.

les bruits (+) la vie                    vs                         le bruit (-) la mort

L’obscurité lugubre vient ensuite. Cette ambiance sinistre est d’autant plus renforcée par la présence des éléments auditifs. Le moment dysphorique par excellence :

« L’eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.

Je bus ce qui me restait de rhum, puis j’écoutai en grelottant le froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière.

(SQ. 7; 1. 201–206)

  • Bruits culturels

Le récit se déroule sans paroles, sans ce qui est le propre de l’être humain. Soit le canotier rit, soit il crie, selon la cénesthésie euphorique ou dysphorique.

Tout au début du récit, après avoir été envahi par une agitation nerveuse, il essaie de retrouver les éléments de son quotidien qui le rattacheraient à la réalité : fumer et chantonner. Mais chaque fois il est interrompu : « le son de ma voix m’était pénible (l. 81) ». (Chantonner est du bruit articulé qui a du sens, néanmoins il est présenté ici comme du bruit qui n’a pas de sens. Ce bruit est ambivalent.) Son attitude trahit l’inquiétude qu’il veut nier ou dissiper. Autrement dit, cette ambivalence témoigne qu’il commence à être dominé par la peur.

La peur l’envahit crescendo. Le spectacle insolite de la rivière envahie par le brouillard terrifie le narrateur. Au moment de la terreur extrême, au bord de l’aliénation, il crie cette fois de « toutes ses forces » pour appeler au secours. Il crie comme un prisonnier, comme celui qui se sent menacé par la mort. C’est un cri maléfique et paralysant. Comme s’il répondait à cet appel, le chien hurle dans le silence : c’est un présage de mort :

« Cependant, par un effort violent, je finis par ressaisir à peu près ma raison qui m’échappait. … Alors une idée me vint et je me mis à crier de toutes mes forces en me tournant successivement vers les quatre points de l’horizon.  Lorsque  mon  gosier  fut absolument  paralysé,  j’écoutai.  – Un chien hurlait, très loin.   (SQ 5; l. 162-168)

Le cri a pour fonction, dans le récit, de renforcer la solitude qu’il ne peut plus supporter. Le cri est, tout comme le hurlement, un bruit ambivalent, puisque ce n’est pas seulement l’homme qui crie, mais aussi l’animal. C’est un son à la limite de l’articulé et de l’inarticulé. Il est presque déshumanisé. Le bruit devient maintenant le seul fil qui le retient  à la vie. Le narrateur est totalement dominé par la peur :

« j’avais peur de faire un mouvement. A la fin, je me soulevai avec des précautions infinies. comme si ma vie eût dépendu du moindre bruit que j’aurais fait … »               (SQ. 5; 1. 175-176)

Et, vers la fin, tout à coup, la peur a définitivement disparu, juste après qu’il a entendu la voix des crapauds:

« … j’entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds. Chose étrange, ie n’avais plus peur… »

(SQ. 6; l. 194-196)

C’est-à-dire qu’on est passé du son (le son de la voix du narrateur qui essaie de chantonner) dénué de sens à la voix, qui est porteuse de sens. C’est prendre un signifiant et projeter un signifié sur le signifiant, c’est humaniser le non-humain. Par cette activité, qui est une activité humaine (c’est l’homme qui projette du sens sur ce qui n’en a pas), le héros retrouve son statut d’homme. Il est passé du côté dominant. C’est la raison pour laquelle l’obscurité lugubre ne l’effraie plus.

 Crier

(non-articulé + articulé)

  • le son de la voix du narrateur                                    la voix des crapauds
  • inarticulé                                                                                articulé
  • non-sens                                                                                 sens

Il criera de nouveau à la fin du récit, mais, cette fois, il s’agira d’un cri positif grâce auquel il réussira à atteindre un sauveteur. Le cri possède donc également une double face, négative et positive.

3.1.3. Ambiguïté du fantastique

Paysages fantastiques : épouvante et merveilleux

Après le léger coup qui a provoqué chez le narrateur une étrange agitation nerveuse, il va être confronté maintenant à un paysage d’épouvante qui fait naître l’hallucination, la terreur. Le brouillard blanc, qui est l’émanation de la menace, engloutit tout dans son épaisseur, dans ses profondeurs mortelles, comme la rivière a engouffré cette femme noyée dans la vase. C’est un paysage qui fait penser à un tableau peint à l’encre de Chine, un paysage fantastique :

« Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouillard blanc très épais qui rampait sur l’eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, ie ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formées par des groupes de peupliers d’ItalieJ’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheur singulière… » 

  (SQ. 4; l. 120-128)

C’est ici un passage qui est construit sur de nombreuses antithèses, mais ces oppositions sont presque toutes entremêlées les unes aux autres.

La rivière n’a que des profondeurs noires, cette vérité est d’autant plus cachée par l’apparition de ce brouillard épais et opaque: « je ne voyais plus le fleuve. ni mes pieds, ni mon bateau ». Le récit repose tout entier sur la terreur du caché. Cette épaisseur rend le brouillard presque tangible (métaphore « nappe de coton »). Les sensations visuelle et tactile s’entremêlent.

Un verbe significatif, « ramper« , nous rappelle l’image d’un serpent qui rampe sur le sol par ses ondulations. On a l’impression que le royaume des morts est sous nos pieds. On dirait que le fond de l’eau, la terre noire, se déplace à la surface de l’eau qui est devenue une terre blanche. La surface de l’eau, qui était la position du haut, a donc maintenant glissé vers le bas par rapport au  ciel.

Le narrateur assiste à la disparition de lui-même:  »j’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture ». L’eau semble monter jusqu’à sa ceinture : il est inhumé dans une terre blanche, un brouillard qui est et n’est pas, la mort. La menace d’engloutir le sujet en le privant de tout appui est, par cet autre fleuve aérien qu’est le brouillard, associée à l’eau et à l’air.

noir                                                 ciel                          haut                        lumière

vue + toucher

blanc          haut                        eau+ air                    bas                           ·l-

eau

noir                                          terre (vase)                 bas                           obscurité

Le narrateur insiste sur l’antithèse blanc vs noir.

La blancheur du brouillard présente un fort contraste avec le fond de la nuit. En outre, par la vision de la plaine pâle (qui est étendue) et des taches noires que forment les peupliers (qui s’élèvent vers le ciel) l’ auteur ajoute l’opposition horizontalité vs verticalité.

« La plaine est le symbole de l’espace, de l’illimité terrestre, mais avec toutes les significations de l’horizontale, par opposition à la verticale  ( 7 ). Cet arbre (le peuplier) apparaît lié aux Enfers, à la douleur et au sacrifice, ainsi qu’aux larmes. Arbre funéraire, il symbolise les forces régressives de la nature, le souvenir plus que l’espérance, le temps passé plus que l’avenir des renaissances  ( 8 ).

Ici, la verticalité signifie, comme l’horizontalité, une annonce de la mort. L’adjectif « pâle » évoque une non-couleur, on dit « pâle comme la mort ». En traversant cette plaine toute pâle, l’âme de cette femme, qui monte, du fond de la rivière, atteint au ciel la divinité, comme si elle faisait le lien entre la terre et le ciel. Par cette extraordinaire verticalité noire, parallèle à la position du canotier, ce royaume des morts (obscurité) rejoint la divinité du ciel d’où est émise la lumière de la lune, la vie.

blanc                                                     vs                                                   noir

  • plaine                                                                                                      peupliers
  • continu                                                                                                   discontinu
  • horizontale                                                                                           verticale

Ici, le blanc est un signe de mort tout comme le noir :

« dans toute pensée symbolique, la mort précède la vie, toute naissance étant une renaissance. De ce fait le blanc est primitivement la couleur de la mort et du deuil  » ( 9 ).

En fait ces couleurs récurrentes ont la même fonction.

« Comme sa contre-couleur, le noir, le blanc peut se situer aux deux extrémités de la gamme chromatique. Il se place tantôt au départ tantôt à l’aboutissement de la vie diurne le moment de la mort »  ( 10 ).

Ainsi, les impressions sensorielles sont toutes mêlées dans ce tableau fantasmagorique : ciel et terre, eau et air, vue et toucher, haut et bas, blanc et noir. Les signes semblent opposés mais en réalité ils représentent la même chose.

L’épaisseur, l’invisibilité et la blancheur singulière de ce brouillard, l’esprit nerveux et hypersensible du narrateur les transforme en une hallucination, cette fois, visuelle. Il se sent envahi par la plus fantastique des imaginations :

« ... et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque devait être pleine d’êtres étranges qui nageaient  autour de moi. »                                                                                          (SQ 4; 1. 128-133)

Le narrateur décrit la fantasmagorie funéraire

Ce n’est pas la nuit, mais c’est l’opacité qui est effrayante.

C’est un paysage qui semble irréel.


Notes :

(1) Thérèse MARC-LIPIANSKI, Le structuralisme de Claude Lévy-Strauss, Paris, Payot,

(2)  « Le petit Robert« , dictionnaire de la langue française, Le Robert, Paris, 1986.

(3) Jean CHEVALIER et Olivier GHERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1993.

(4) Jean CHEVALIER  … op. cit.

(5) Ibid.

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) Ibid.

(9) Ibid.

(10) Ibid.

***


Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte (inachevé) présenté par Mme Junko ASHLYN

Séminaire de Méthodologie Littéraire (DESFLE)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY