Werner von Ebrennac, le héros de Vercors dans « Le silence de la mer« , fait penser au personnage d’Œdipe qui, d’après André Green[1] est la métonymie de l’être humain se battant entre le destin et sa volonté.La connotation symbolique de la jambe raide de von Ebrennac frappe le lecteur dès le début de la nouvelle. Le pied symbolise l’âme[2]. La répétition du mot « âme« est remarquable tout au long du récit et la description de son boîtement le précède chaque fois qu’il vient rejoindre l’ oncle et la nièce :
« Je vis alors qu’il avait une jambe raide. Les pas de l’Allemand résonnèrent dans le couloir alternativement forts et faibles. » Chap. 2, page 23
Les ressemblances entre Oedipe et von Ebrennac sont nombreuses. Tous les deux sont étrangers. Von Ebrennac est aussi de parenté incertaine :
« Le nom n’est pas allemand. Descendant d’émigré protestant? » Chap. 2, page 22.
Il parle de son père, mais il ne dit rien de sa mère. Son nom indique une origine huguenote, mais sa mère devait être allemande. Von Ebrennac a de l’amour et du respect pour son père[3] :
« A cause de mon père. Il était un grand patriote. » Chap. 3 page 28.
Or Oedipe a dû aussi s’exiler de Corinthe par amour et respect pour le Roi Polybe :
« Il avait quitté Corinthe, sa patrie, où il passait pour le fils du Roi Polybe. Et la cause de cet exil volontaire était un autre oracle. En effet, Apollon avait déclaré que cet homme était destiné à tuer son père. Tout comme Laios, Oedipe crut pouvoir faire mentir l’oracle. Il décida de ne jamais revoir Polybe . »
La faute du père est la faute du fils. Oedipe a payé pour la faute de Laios et von Ehrennac paie pour la faute de son père qui lui a fait promettre de
» …ne jamais aller en France avant d’ y pouvoir entrer botté et casqué « . Chap. 3, page 28.
La maison de l’enfance de von Ebrennac, dans la forêt, fait penser à Citheron, la montagne où Oedipe avait été abandonné.
Même le vieux maire, qui avait dit à von Ebrennac qu’ il logerait au château, et ses soldats, qui s’étaient trompés, font penser à l’oracle et à Oedipe qui a cru pouvoir le démentir.
De même que son aveuglement a privé Oedipe de la communication sur le plan optique, par l’intermédiaire des images, le silence prive von Ebrennac de la communication sur le plan acoustique, par les mots.
Von Ebrennac est un personnage ambigu. Il a un côté civil très positif : il est artiste, sensible, romantique, intelligent et beau. Mais il a aussi un côté militaire négatif : c’est un officier allemand, c’est-à-dire un ennemi ; il est au service du nazisme. Oedipe aussi est héros et anti-héros à la fois. Tous les deux donnent une fausse impression, mais, malgré tout, ils inspirent des sentiments positifs. L’oncle dit de von Ebrennac :
« Et ma foi je l’admirais. Oui ! qu’il ne se décourageât pas ».
Chap. 6, page 38.
Les Thébains traitaient Oedipe avec amitié, même après la révélation de son identité véritable[4] .
Ce qu’était le Sphinx pour Oedipe, c’est la guerre qui l’est pour von Ebrennac. Oedipe, après avoir vaincu le Sphinx, a épousé la veuve du Roi défunt, Jocaste. Von Ebrennac croit que, quand la guerre sera terminée, la double union de l’ Allemagne avec la France et de von Ebrennac avec la nièce pourra être réalisée[5] .
Tout au long du récit von Ebrennac ne s’est jamais assis :
« Un fauteuil était là offert, tout près. Il ne s’y assit pas. Jusqu’au dernier jour, il ne s’assit jamais ».
Chap.3, page 28.
Comment ne pas penser à Oedipe aveugle et errant ? Tous les deux voulaient avoir la conscience tranquille :
« Le succès est peu de chose auprès d’une conscience en repos ».
Chap. 6, page 41.
Tous les deux se montrent impuissants à contrôler ce qui va arriver et restent passifs devant l’avenir. Ce n’est pas eux-mêmes mais le destin qui décide :
« Mes yeux (c’est le narrateur qui parle) furent saisis par cette main, à cause du spectacle pathétique qu’ elle me donnait et qui démentait pathétiquement toute l’attitude de l’homme… « Chap. 8, page 51.
Et plus loin dans le même chapitre :
» Au carrefour, on vous dit : « Prenez cette route-là. » Il secoua la tête. « Or, cette route on ne la voit pas s’ élever vers les hauteurs lumineuses des cimes, on la voit descendre vers une vallée sinistre, s’enfoncer dans les ténèbres fétides d’ une lugubre forêt !… 0 Dieu! Montrez-moi ou est MON devoir! »
Chapitre 8, page 58.
Un autre carrefour, celui où Oedipe s’est arrêté chemin faisant vers Delphes, où il a fini par tuer son père, nous est rappelé par ce passage.
Von Ebrennac, comme Oedipe, à la fin de l’histoire se rend compte de son erreur, c’est-à-dire comprend qu’il a vécu dans l’illusion, dans le mensonge et dans l’ aveuglement inconscient. Cette révélation, pour Oedipe, s’est produite quand Créon est rentré de Delphes où il avait été envoyé pour demander ce qu’il fallait faire pour sauver Thèbes de la peste. Pour von Ebrennac, c’est l’épreuve douloureuse du voyage à Paris qui sera révélatrice. Point commun : le voyage (chap. 7 & 8).
Tous les deux avaient le désir de dompter le mal. Mais ils ne voyaient pas où il se trouvait vraiment. Il leur a fallu parcourir un long chemin pour parvenir à se rendre compte finalement de la vérité[6] .
Aucun des deux n’a pu accepter la vérité. Oedipe l’a rejetée et s’est arraché les yeux, ses yeux qui l’ avaient trompé :
» Puis il se prit les tempes et le front, écrasant ses paupières sous les petits doigts allongés. »
Chap.8, page 57.
Von Ebrennac, aussi désespéré qu’Œdipe, crie :
« – Il n’y a pas d’ espoir. » Et d’ une voix plus sourde encore … : « Pas d’espoir. Pas d’espoir. » (…) – comme un cri : « Pas d’ espoir! ».
Chap.8, page 54.
Il agit comme quelqu’un
« …dont la volonté subit une exténuante épreuve ».
Chap. 8, page 49.
Son regard intérieur s’aveugle, aussi demande-t-il à aller se battre sur le front Est pour s’y faire tuer :
» Mon devoir! « (…) – C’ est le Combat, – le Grand Bataille du Temporel contre le Spirituel ! »
Chap. 8, page 58.
Le narrateur poursuit en pensant de von Ebrennac :
« Ainsi il se soumet.. Voilà donc tout ce qu’ ils savent faire. Ils se soumettent tous. Même cet homme-là ».
Chap. 8, page 58.
C o n c l u s i o n
Tout comme Oedipe, von Ebrennac, dans la nouvelle de Vercors, est plein d’illusions et de bonnes intentions mais son incapacité de voir la réalité telle qu’elle est le conduit au désespoir profond et au refus de la vie. En un mot, sa volonté s’est soumise à son destin.
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Bibliographie sommaire
[1] André GREEN, Un oeil en trop, Paris, Les Editions de Minuit, 1969.
[2] Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1969 et 1982 : « Le pied, dans de nombreuses traditions, sert à figurer l’âme, son état et son sort. »
[3] Edith HAMILTON, La mythologie, Verviers, Les Nouvelles Editions Marabout, 1978, p. 319 : « Il (Oedipe) avait quitté Corinthe, sa patrie, où il passait pour le fils du Roi Polybe, et la cause de cet exil volontaire était un autre oracle delphien. En effet, Apollon avait déclaré que cet homme était destiné à tuer son père. Tout comme Laïos, Oedipe crut pouvoir faire mentir l’oracle; il décida de ne jamais revoir Polybe. »
[4] Edith HAMILTON, op. cit. : « Pendant bien des années ils traitèrent Oedipe avec amitié. »
[5] Id., ibid., p. 320 : « …il résolut donc de rencontrer le Sphinx et de tenter de résoudre l’énigme. (…) De façon assez inexplicable mais fort heureuse, le Sphinx, outré de se voir deviné, se tua. (…) les citoyens reconnaissants le prirent pour Roi et il épousa la veuve du Roi défunt, Jocaste. »
[6]Loc. cit. : « Thèbes fut éprouvée par la peste.(…) Personne n’en souffrait plus qu’Oedipe; il se considérait comme le père de son Etat…Il chargea Créon de se rendre à Delphes pour y implorer l’aide du dieu. »
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Texte présenté par Mme Chryseis BOUCAOURIS dans le cadre du séminaire de littérature de M. Beylard-OzeroffChryseC dans ouc