La représentation de la femme dans les « Nouvelles Orientales » de Marguerite YOURCENAR


Introduction

Ce travail a pour but de déterminer les caractéristiques les plus marquantes du type féminin dans les Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar. Nous essayerons de définir les traits inhérents à cette représentation du féminin et, en nous référant au texte source, citerons des exemples à l’appui de nos suppositions pour ensuite en proposer une interprétation. Nous parlerons également de l’élément autobiographique et auto-projectif, qui a exercé une forte influence sur cette œuvre, de la mythification de la femme et des raisons possibles du choix des mythes et des contes empruntés aux « cultures barbares » comme moyens d’expression et finalement du langage des symboles employés par l’auteur.

Nous n’en sommes pas moins conscients qu’une certaine part de subjectivité est inévitable dans ce genre de recherche.



I. La spécificité de la vision de la femme par Yourcenar

1. Le contexte « historique » des Nouvelles

Le recueil des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, « écrit entre 1932 et 1937, publié en 1938, a été modifié et en partie réécrit lors de sa réédition de 1963, et enfin a été augmenté d’un récit et d’un post-scriptum en 1978 . »
Comme le constate Josyane Savigneau, ces années sont « une période presque vide dans sa carrière littéraire ». La jeune femme voyage beaucoup. Elle va souvent en Grèce où elle passe plusieurs mois chaque année. « A partir de 1932 et jusqu’en 1939, la vie de Marguerite Yourcenar, de son propre aveu, est « centrée sur la Grèce ». De plus, elle fait une longue croisière qui la conduit à Istanbul avec André Embiricos à qui elle dédiera les Nouvelles. Ce sont les années au cours desquelles « la notion même du mythe a joué un rôle vraiment essentiel » ; notion dont seront nourris trois des ouvrages écrits pendant cette période : Feux, Nouvelles orientales et Les Songes et les Sorts.
C’est aussi la période où Yourcenar vit, selon sa propre confession, une crise passionnelle. Son amour est impossible. Sa passion est sans espoir, car l’homme de sa vie est un homosexuel. Il s’appelle André Fraigneau. Il est son éditeur.
L’opinion de ce dernier sur les sentiments de Marguerite est d’une franchise frappante, presque cruelle. Mais il nous permet d’avoir une idée plus claire du caractère et des habitudes de la jeune femme. En décrivant Yourcenar à cette époque, Fraigneau constate :

« Physiquement, je la trouvais plutôt laide. Je comprends qu’elle ait pu attirer les femmes qui aiment les femmes, mais elles devaient bien être les seules à lui trouver de la beauté. Elle, elle aimait l’amour, c’est évident. Elle aimait les bars, l’alcool, les longues conversations. Elle cherchait sans cesse à séduire. Elle a essayé avec plusieurs de mes amis. (…) j’ai simplement été un « objet » pour une passion dont elle avait envie. (…) Elle était le type même de la femme qui aime les femmes. Pourtant, j‘ai vite compris qu’elle rêvait d’être la maîtresse d’hommes qui aiment les hommes ».


C’était donc pour la jeune écrivaine des années de voyages, de nombreuses aventures avec des femmes comme avec des hommes, une grande passion désespérée, une vie sociale active.


2. La femme comme état métaphysique.

Tout au long des Nouvelles, l’auteur est à la recherche de l’image de la femme parfaite. Mais il ne s’agit pas de la femme au sens traditionnel. Pour Yourcenar, il n’est pas nécessaire d’être une femme dans le sens biologique pour être une femme. L’auteur féminise des objets (la mer), des plantes (les fleurs), des animaux (les hirondelles), voire des hommes (le disciple Ling). Nous rencontrons souvent dans ses récits des créatures « hybrides » : femmes-animaux, femmes-oiseaux, femmes-hommes, mère-mer. La dualité est une constante de cette oeuvre. Elle est aussi présente dans ce qui concerne le champ émotionnel de son oeuvre : l’amour et la haine, la vie et la mort y vont toujours côte à côte.

On dirait qu’elle tente de cerner les limites de ce qu’est une femme. C’est comme si elle dessinait le portrait de La Femme non pas en décrivant la femme elle-même, mais en se portant aux marges de ce qui n’est déjà plus une femme et de ce qui l’est encore un peu.
Pour elle, une femme est plus qu’un corps physique/biologique. Dans ses Nouvelles, on peut être femme en n’ayant aucune des caractéristiques physiques d’une femme. La femme est un état métaphysique. Le disciple Ling (qui est un homme) dans Comment Wang Fô fut sauvé est « la femme » de son maître, le peintre Wang-Fô. Les Néréides sont des hybrides de femmes-déesses et d’animaux de la forêt. La mère est souvent symbolisée par son homonyme – la mer. La mort elle-même est féminisée dans Kâli décapitée. Nous citerons des passages illustrant ces remarques dans les chapitres qui suivent.


3. L’élément autobiographique et autoprojectif.

La mère de Marguerite est morte à sa naissance. Ce fait a eu de nombreuses conséquences sur la façon dont notre auteur percevait le monde. D’abord, et dès le début de sa vie, son environnement familial est amputé de la relation traditionnelle que l’on considère généralement comme un facteur d’équilibre : mère-père-enfant. Elevée par son père, elle n’a pas de modèle féminin à imiter. A cause de la mort de sa mère, elle se sent à la fois coupable et trahie.

Si l’on se souvient que les Nouvelles sont l’une de ses premières créations, on comprend que ce livre illustre la recherche personnelle de la jeune femme, sa quête de réponses aux questions existentielles, ses tâtonnements sur son chemin dans la vie. Mais, pour Marguerite, cette quête est surtout définie par un profond désir de fusion avec le corps maternel, par des types de représentations et de comportements hérités de son père (comme, par exemple, l’image dégradée de la femme). Dans son œuvre, elle essaie de comprendre ce qu’est une femme, ce qu’est son rôle dans l’amour, dans la société, dans les relations avec un homme, un enfant (le sien), la nature, d’autres femmes, elle-même. Toutes questions auxquelles un enfant élevé dans une famille « traditionnelle » obtient naturellement des réponses en observant ses parents, leurs relations et en imitant et adoptant leurs schèmes de comportement.


4. Le mythe et le conte.

Yourcenar s’inspire souvent d’anciennes légendes, balades ou mythes. Toutefois, l’écrivain ne se limite pas à les paraphraser. Elle les utilise comme source d’inspiration et les développe selon sa volonté créative.
Même quand le texte ne s’appuie pas sur une base préexistante, l’auteur s’efforce de nous faire croire que l’histoire racontée s’est réellement passée il y a peu de temps. La forme de la nouvelle lui permet une plus grande liberté d’expression que le mythe ou le conte. Néanmoins, les personnages gardent la « rigidité » des héros mythiques.

Ils ont toujours des rôles nettement définis qui peuvent être comparés aux masques du théâtre grec, qui nous montrent dès le premier abord la nature du personnage représenté et ne changent pas d’expression tout au long de la pièce. Cette comparaison est flagrante lorsque l’on se souvient que dans le théâtre de la Grèce antique les rôles féminins étaient joués par des hommes.
Chaque personnage féminin, dans les Nouvelles orientales, est très « catégorique », « absolu ». Il ne change pas au fur et à mesure du développement du sujet. Il n’est jamais « un peu » ou « à moitié » : une bonne mère l’est à cent pour cent, comme l’est aussi une mauvaise mère. Les femmes, chez Yourcenar, vont jusqu’à la mort dans la vengeance comme dans l’amour. Elles ont toutes une sorte de « devoir-mission », qui détermine l’Acte à accomplir. Et ce dernier est finalement le but de leur existence. Cette particularité de la femme yourcenarienne fait elle aussi penser à la tragédie grecque. Nous trouvons dans les Nouvelles plusieurs exemples de ce « devoir ». Il y a la Dévotion : le disciple Ling (qui est, selon nous, un personnage féminin) vit et meurt pour son maître, le peintre Wang Fô, et la mort même ne peut l’empêcher d’accomplir sa mission (il revient pour sauver le vieillard) ; la Vengeance : la veuve du pacha de Scutari, dans sa rage de vengeance, invente jusqu’à son dernier soupir les tortures les plus cruelles pour punir Marko, son amant ingrat ; la Maternité : la jeune femme du Lait de la Mort se donne jusqu’a son dernier souffle à son enfant ; l’Amour impossible : La Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent vient rejoindre l’homme qu’elle aime dans son renoncement au monde et dans son dépouillement ; la Volupté : le jeune Panégyosis (un autre personnage travesti) renonce au monde « réel » au nom des plaisirs secrets de l’univers des Néréides ; la Fidélité à sa religion et/ou l’authenticité : les Nymphes qu’on tue parce qu’elles sont différentes des hommes ; l’Amour-passion : la veuve Aphrodissia pour laquelle la vie devient impossible sans son amant ; Le Désespoir : la déesse au corps de prostituée, Kâli, est condamnée à errer à travers le monde qu’elle hait.


5. Le travestissement : l’indistinction des sexes.

5.1 Le disciple Ling : épouse fidèle


La frontière entre le masculin et le féminin n’est pas clairement marquée. Yourcenar utilise souvent des personnages masculins pour transmettre sa propre vision du monde. « Pour elle, écrire, c’était affirmer une identité qui transcende l’opposition homme-femme », affirme Simone Proust . Elle constate aussi que la thèse « de l’indistinction des sexes » est essentielle pour Marguerite Yourcenar .
Des personnages dénotés comme « homme » dans le récit jouent, dans la réalité textuelle, des rôles féminins.
C’est notamment le cas du disciple Ling, car :
– En dessinant son portrait, au début de la nouvelle, Marguerite Yourcenar lui confère déjà des traits féminins :

« Cette existence soigneusement calfeutrée l’avait rendu timide : il craignait les insectes, le tonnerre et le visage des morts . »

– Le passage cité ci-dessous, notamment les mots « miroir » et « talisman », est très parlant. En regardant sa femme, il se voit lui-même, comme dans un miroir :

« Après les noces, …[Ling] resta seul dans sa maison …en compagnie de sa jeune femme, qui souriait sans cesse… Ling aima cette femme au cœur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protègerait toujours ».

– Puis, dans le récit, il rencontre le peintre Wang-Fô, qui lui ouvre un nouveau monde :

« comprenant que Wang Fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuves (schème oriental type du comportement masculin traditionnel), Ling coucha respectueusement le vieillard (schème oriental typique du comportement féminin traditionnel) dans la chambre où ses père et mère étaient morts

« Ling mendiait la nourriture, veillait sur le sommeil du maître »

Ici l’on reconnaît le modèle de la relation homme-femme – classique dans la mentalité orientale et qui correspond aussi à la symbolique du Ying et du Yang – où Ling (notez que son nom est presque homophone de Ying) s’occupe des tâches ménagères, est soumis à son maître et ne voit le monde qu’à travers ses yeux, bref, n’existe pas sans lui. Ling loge et nourrit le peintre, ce qui est d’habitude la fonction de la femme.

– Plus loin dans le texte, Wang Fô peint Ling habillé en femme :

« Depuis des années, Wang-Fô rêvait de faire le portrait d’une princesse d’autrefois (…). Aucune femme n’était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisqu’il n’était pas une femme . »

5.2  Panégyotis : amante des femmes mystiques

Si nous examinons attentivement le personnage de Panégyotis, nous remarquons que c’est l’écrivaine elle-même qui parle à travers le jeune insensé. Nous pourrions observer dans cette nouvelle
– un reflet de la bisexualité de l’auteur
– la valorisation de la sensualité
– une confusion entre le féminin et le masculin

Yourcenar se sert d’un personnage masculin pour exprimer sa propre perception du monde.

Il existe « deux mondes » dans ce récit : le monde réel, celui des hommes, et le monde mythique/fantastique, celui de Nymphes. Selon le texte, on devient sourd et fou pour le monde réel si l’on s’approche des Nymphes, car l’on entre de ce fait dans le monde fantastique. Nous pouvons dire aussi que l’on est jugé, dans ce cas, différent, déficient, méritant le mépris et la pitié, incompréhensible pour la société « réelle». Connaissant certains faits de la vie de Yourcenar, nous pourrions établir ici un lien avec sa bisexualité. Dans le texte, elle se dessine en homme, tandis que l’acte d’amour décrit dans la nouvelle fait penser à celui qui peut avoir lieu entre deux femmes :

« Les Néréides ont ouvert au jeune insensé l’accès d’un monde féminin aussi différent des filles de l’île que celles-ci le sont des femelles du bétail ; elles lui ont apporté l’enivrement de l’inconnu, l’épuisement du miracle, les malignités étincelantes du bonheur . »

Panégyotis fait donc partie du monde des Nymphes. Quelques lignes plus haut, nous lisons :

« … les baisers de Panégyotis dévorant ces chevelures qui lui donnent l’impression de mâchonner du miel ; son désir se perdant entre ces jambes blondes. De même qu’il n’y a pas d’amour sans éblouissement du cœur, il n’y a guère de volupté véritable sans émerveillement de la beauté. Le reste n’est tout au plus que fonctionnement machinal, comme la soif et la faim. »

On pourrait comprendre ici que dans l’acte sexuel « idéal » il n’y a pas ce « fonctionnement machinal » qu’on peut associer à l’acte sexuel « traditionnel », entre un homme et une femme. Il pourrait donc s’agir de l’acte sexuel impliquant deux femmes, dans lequel cette mécanique physiologique est absente.

Le personnage est donc un homme, mais il appartient au monde des femmes mythiques et, qui plus est, il les aime comme une femme. Nous percevons ici une confusion entre le masculin et le féminin. Comme si, selon l’auteur, l’on pourrait être une femme ou un homme, selon son choix et selon la situation où l’on se trouve. On peut alors parler d’une indistinction des sexes.
L’on pourrait aussi établir un parallèle entre la vie du héros de la nouvelle et la vie de l’écrivain.

– L’écrivaine se croit un homme et est attirée par les femmes. Donc, un travestissement femme-homme a lieu.
(Comme nous l’avons déjà noté, Marguerite a été élevée par son père. Cela a eu pour conséquence que les modèles de comportement de la jeune fille sont des modèles masculins. L’absence de la mère rend son désir de « fusion » avec le corps maternel particulièrement compulsif.)
– Elle vient d’une famille aisée.
– Son comportement (son travestissement) est vu comme différent et pervers par la société traditionnelle qui a une opinion défavorable des relations homosexuelles.
– Toutefois, elle a son cercle d’amis et d’admirateurs.

– Panégyotis est un jeune homme.

(Toutefois, après sa rencontre avec les Néréides, il est dépeint plutôt comme une femme). Donc, un travestissement homme-femme est présent.

– Il vient d’une famille aisée.
– Après son travestissement, il est vu comme « fou » et différent après sa rencontre avec les merveilleuses femmes mystiques (cette rencontre le transforme en une femme).
– Dimitriadis, « un homme riche » et « raisonnable » voudrait être à sa place/l’envie.


6. L’élément sado-masochiste

6.1 Sur la présence de ce phénomène chez M. Yourcenar

Il est incontestable que notre perception du monde, nos relations envers l’Autre et nous-même et notre sexualité sont étroitement liés à l’environnement familial et socioculturel de notre enfance. Marguerite a été élevée par un père qui « méprisait ouvertement les femmes et [voyait] seulement en elles un objet de plaisir ». Comme tout enfant, Marguerite a adopté inconsciemment son attitude. En outre, la bonne qui avait remplacé sa mère durant les premiers huit ans de sa vie a été renvoyée sans explication ni préavis après qu’on eut découvert qu’elle « fréquentait des messieurs ». Comme le constate Simone Proust, « cette mère marquée par la dévalorisation sociale, devenue une bonne que l’on renvoie, donne forcément une image dégradée de la femme ». La jeune fille a hérité de son entourage une vision déformée de la femme qui fait d’elle un être à la merci de l’homme, qui sert à faire le ménage et à satisfaire ses besoins sexuels. L’écrivain étant elle-même une femme, cette dépréciation rejaillit, en quelque sorte, jusque sur elle-même. Le manque d’amour maternel conforte cette attitude paradoxale.
Le résultat est que :
– elle est fortement attirée par les femmes (cf. le désir aigu de la fusion avec le corps maternel)
– elle les méprise et leur attribue le rôle d’un être soumis, à la disposition de l’homme et source de plaisir sexuel pour lui (le modèle de comportement de son père)
– elle se méprise elle-même car elle est aussi une femme

Ce dernier point explique l’agressivité envers elle-même comme envers les autres femmes qu’on observe dans ses œuvres, notamment dans les Nouvelles orientales.

6.2 Classification : la femme dominante et la femme dominée

Les personnages féminins du livre peuvent être partagés en deux catégories selon la direction de leur agressivité : des femmes dominantes et des femmes dominées. Chez beaucoup d’héroïnes, la tendance sadique ou la tendance masochiste est très prononcée. Ce dernier point explique l’agressivité envers elle-même et vis-à-vis des autres femmes que l’on observe dans ses œuvres, notamment dans les Nouvelles orientales.
Nous proposons de résumer cela par le tableau ci-dessous :


position
opposition
dominante
dominée

Femmes mythiques :
Les Néréides
Les Nymphes-hirondelles

Femmes réelles :
Les mères

Femmes amoureuses :
La gitane
La veuve du pacha
La Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent
Ling
L’épouse de Ling
La jeune mère
La veuve Aphrodissia


6.3 La tendance sadique et la tendance masochiste

« Il existe aussi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar toute une série de femmes malmenées, dégradées, humiliées », constate Simone Proust. Les Nouvelles orientales n’y font pas exception. Nous remarquons souvent une attitude sadique envers la femme, que ce soit de la part de l’homme, d’autres femmes, de la société en général ou de la femme elle-même. Elle est mise ou elle se met dans un contexte humiliant, dénigrant. Elle est soumise à la volonté de l’homme, de la société ou aux circonstances. Nous découvrons toutes sortes de relations très complexes dont l’élément sado-masochiste fait souvent partie. Ces relations sont difficiles à classifier, car il n’est pas toujours évident de distinguer où, par exemple, se termine le sacrifice et où commence le masochisme. En outre, nous observons de nombreux cas où une femme ne sépare pas sa personnalité de celle de son conjoint et se considère comme « morte », au sens propre ou au sens figuré, dès que son lien avec lui est rompu. Peut-on voir là aussi une tendance masochiste ? Peut-être…
Nous allons néanmoins tenter de différencier quelques types de relations parmi les plus évidents.
Nous pouvons distinguer trois types de relations qui impliquent des éléments sadiques ou masochistes :

Type de relation 1 :

H O M M E – F E M M E SADIQUE MASOCHISTE

Nous parlerons d’abord des héroïnes que nous avons mentionnées quelques lignes auparavant. Elles se trouvent dans une dépendance absolue vis-à-vis de leur conjoint. Dans la majorité des cas, elles l’adorent et ne peuvent pas exister sans lui.
Dans la nouvelle Comment Wang-Fô fut sauvé, Ling rencontre un artiste renommé qui l’impressionne dans une telle mesure que le jeune homme abandonne sa maison et sa femme. Cette dernière meurt dès que son mari cesse de lui prêter attention :

« Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang-Fô faisait d’elle, son visage flétrissait, comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose (…) Wang-Fô la peignit une dernière fois, car il aimait cette teinte verte dont se recouvre la figure des morts. Son disciple Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes ».

La froideur avec laquelle l’auteur décrit la mort de cette femme est stupéfiante, de même que le manque de compassion de la part des deux hommes.

La jeune mère, dans le Lait de la Mort, laisse les frères de son époux l’emmurer après qu’elle s’est rendu compte qu’il ne montre plus signe de vie :

« Ne me tuez pas : j’aime tant la vie. Ne mettez pas entre mon bien-aimé et moi l’épaisseur de la pierre.
« Mais brusquement elle se tut, car elle s’aperçut que son jeune mari étendu sur le bord de la route ne remuait pas les paupières, et que ses cheveux noirs étaient salis de cervelle et de sang. Alors, elle se laissa sans cris et sans larmes conduire par les deux frères jusqu’à la niche creusée dans la muraille …»

Dès le moment où la jeune femme s’aperçoit qu’elle n’a plus son homme, elle s’estime morte également et cesse de se débattre.
La Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent renonce à sa vie normale pour rejoindre l’homme qu’elle aime désespérément dans son exclusion du monde. Nous pouvons même dire qu’elle le rejoint dans sa mort. Tandis qu’elle n’existe pas pour lui, le prince, sur son lit de mort, se souvient des noms de toutes ses amantes sauf du sien : « Le seul nom que Genghi avait oublié, c’était précisément le sien . »
Une autre femme qui renonce à la vie sans son bien-aimé est la veuve Aphrodisia qui se lance dans un gouffre « la tête barbouillée de sang » de son amant entre les mains.

Type de relation 2 :

F E M M E – F E M M E SADIQUE MASOCHISTE

C’est la relation entre la femme du frère aîné et la femme du frère cadet dans Le lait de la mort. Le cœur léger, elle envoie la jeune femme chez les autres frères en sachant qu’ils vont la tuer :
« Et elle frappa dans ses mains sans cérémonie pour appeler la femme du cadet :
« – Femme de notre frère cadet …va-t-en à notre place porter à manger à nos hommes. (…)/ Va, chère petite … »


Type de relation 3 :

F E M M E- H O M M E SADIQUE NON MASOCHISTE

Nous rencontrons dans ces récits des femmes qui se montrent atrocement cruelles envers l’homme. Mais ce dernier, contrairement à la femme agressée, ne l’accepte pas : il se révolte et finit par avoir raison.
La veuve, dans Le sourire de Marko, livre son amant à ses ennemis et les aide ensuite à le torturer :

« Prenez des clous et un marteau ; crucifiez ce chien comme fut crucifié son dieu … »

Toutefois, à la fin du récit, Marko est gagnant et la veuve est morte :

« Soudain, Marko se redressa ; il enleva avec sa main droite le clou de sa main gauche, prit la veuve par ses cheveux roux et lui cloua la gorge; puis, enlevant avec sa main gauche le clou de sa main droite, il lui cloua le front. Il arracha ensuite les deux épines de pierre qui lui perçaient les pieds et s’en servit pour lui crever les yeux. Quand les bourreaux revinrent, ils trouvèrent sur le rivage le cadavre convulsé d’une vielle femme, au lieu du corps d’un héros nu . »




II. La quête de la mère

1. Le thème de la mère dans l’ensemble des Nouvelles

La quête de la mère est la constante la plus éminente des Nouvelles. Yourcenar vit tous les « schèmes » manqués, tous les types de relation qu’elle n’a pas connus dans la réalité (faute d’en avoir acquis une connaissance « existentielle ») à travers le processus créatif de l’écriture. Elle essaie les contrastes : les bonnes mères et les mauvaises, les amantes qui trahissent et celles qui sauvent, les femmes qui tuent et les femmes qui donnent la vie. Par exemple, quand la jeune mère, dans Le Lait de la Mort, se rend compte qu’elle va être emmurée, elle pense tout de suite à son enfant et à la manière dont elle pourra continuer à prendre soin de lui après sa mort. A la fin de cette nouvelle, nous rencontrons une femme gitane qui rend son enfant aveugle pour pouvoir ensuite exploiter son handicap à son profit.
Il n’est pas rare que des personnages-hommes des Nouvelles jouent des rôles féminins, comme c’est le cas, par exemple, du disciple Ling ou de Panégyotis. Le premier a les fonctions d’une épouse, le deuxième celles d’une amante. Cependant, aucun homme ne joue jamais le rôle d’une mère.


2. La construction de la « tour » et l’image de la mère dans Le Lait de la Mort :

La quête de la mère est le thème central de la nouvelle Le Lait de la Mort. Dans le dialogue entre les deux protagonistes hommes, au début du texte, nous trouvons la question clé de l’histoire :
« A propos, Philip, êtes-vous assez chanceux pour avoir ce qu’on appelle une bonne mère ? »

Ici encore, Marguerite Yourcenar, bien que se cachant derrière un personnage masculin, aborde les thèmes qui la perturbent. Cette fois, elle essaie de construire l’image d’une bonne mère, celle qu’elle aimerait avoir eue. Mais cette tâche n’est pas facile, car « Quelques douzaines de mères et d’amoureuses, depuis Andromaque jusqu’à Griselda [l’]ont rendu[e] exigeant[e] à l’égard de ces poupées incassables qui passent pour la réalité ». Dans le paragraphe suivant, l’auteur annonce directement ses préférences : «… mais celle que j’aurais voulue pour mère est une toute petite fille de la légende albanaise, la femme d’un jeune roitelet de par ici ». La première partie de la nouvelle nous montre que, même si le narrateur est séduit par quelques belles de mythes et de légendes qui font partie de l’héritage littéraire mondial, l’auteur préfère pour prototype de sa mère imaginaire une simple femme, réelle, qu’on connaît aux alentours et qui a laissé une preuve concrète de sa capacité d’être une « vraie » mère. Yourcenar nous annonce dès le début de la nouvelle son but qui n’est autre que de créer sa propre légende de « la bonne mère ». Pour réaliser son intention, elle va s’appuyer sur une histoire racontée par « de vieilles femmes serbes ». Le passage suivant confirme notre supposition par rapport à la façon dont l’auteur veut construire cette image:

« …un édifice s’effondre si l’on n’a pas pris soin d’enfermer dans son soubassement un homme ou une femme dont le squelette soutiendra jusqu’au jour du Jugement Dernier cette pesante chair de pierres . »

Le mot « édifice » peut être interprété ici comme l’image de la mère. Cette phrase signifie, d’une manière figurée, que pour créer un personnage vraisemblable il faut se baser sur une personne réelle. La tour bâtie par les trois frères dans la nouvelle symboliserait alors le concept de la mère que Yourcenar cherche à se construire.


3. Le rôle de la Mer dans les Nouvelles

La mer apparaît à plusieurs reprises dans la majorité des textes. D’une part, elle symbolise sans doute son homonyme la mère et complète le thème de la quête de la mère. C’est la mer qui sauve le peintre dans la première nouvelle et Marko dans la deuxième. Elle réapparaît d’une nouvelle à l’autre. Dans Le sourire de Marko, la veuve accueille son amant et réchauffe « son corps glacé par les baisers mous de la mer ». L’écrivaine attribue à la mer des caractéristiques humaines. En décrivant le bandit l’auteur dit :

« Marko charmait les vagues ; (…) il charmait aussi les femmes . »

Dans la description de Panégyotis, au début du récit, nous lisons :

« Le regard vague de l’idiot se perdait du côté de la mer . »

Si nous prenons en compte le fait que cette nouvelle nous montre l’amour entre des femmes et que le désir de fusion avec le corps maternel était particulièrement fort chez l’auteur, il est évident que le mot « mer » signifie ici son homonyme : la « mère ».

La majorité des nouvelles se déroulent au bord de la mer. Dans certaines nouvelles, comme Le Lait de la Mort, L’homme qui a aimé les Néréides, La veuve Aphrodissia, elle n’est mentionnée qu’une seule fois. Cette référence contribue toutefois à l’atmosphère générale de l’œuvre dans laquelle le phonogramme /mεr/ est répété une cinquantaine de fois. Le Dictionnaire des symboles nous éclaire à ce sujet :

« Le symbolisme de la mère se rattache à celui de la mer, comme à celui de la terre, en ce sens qu’elles sont les unes et les autres réceptacles et matrices de la vie. La mer et la terre sont des symboles du corps maternel. »
« On retrouve dans ce symbole de la mère la même ambivalence que dans celui de la mer et de la terre : la vie et la mort sont corrélatives. Naître, c’est sortir du ventre de la mère ; mourir, c’est retourner à la terre . »

D’autre part, la mer est aussi « symbole de la dynamique de la vie. Tout sort de la mer tout y retourne ». Cela rejoint la vision bouddhique de la vie qu’on perçoit souvent chez Yourcenar.
En outre, pour un auteur qui est fascinée par les secrets de l’âme humaine et qui attribue une grande importance à la sensualité, la mer reste le symbole « du cœur humain, en tant que siège des passions . »


III. Le rapport entre la femme et la nature

1. La femme, incarnation de la Nature vivante

1.1. La nature-femme dans les Nouvelles

« Je resterai jusqu’au bout stupéfaite que des créatures qui par leur constitution et leur fonction devraient ressembler à la terre elle-même, qui enfantent dans les déjections et le sang, que la menstruation relie au cycle lunaire et à ce même mystère du flot sanguin, qui portent comme les douces vaches un aliment primordial dans leur glandes mammaires, /…/ puissent être à ce point factices » confie Yourcenar dans une lettre adressée à Helen Howe Allen. Dans toutes ses œuvres, la femme est très proche de la nature. L’écrivaine voit dans la femme « un être presque élémentaire », d’une sensibilité extraordinaire. Le manque d’amour maternel chez l’auteur aboutit à une sublimation où le désir de fusion se transforme en amour envers la Terre-Mère ou la Mère-Nature. Cet amour s’étend souvent de la mère à la femme en général. Cette « transgression » peut être représentée par le schéma suivant :

L’amour pour la mère —– l’amour pour la femme en général —- l’amour pour la nature

On obtient donc ainsi l’équation : MERE = FEMME = NATURE


Dans certaines nouvelles, comme par exemple « L’homme qui a aimé les Néréides » ou « Notre-Dame-des-Hirondelles », la femme est dépeinte en lien tellement étroit avec la nature qu’on la voit davantage comme une créature sauvage que comme un être humain. Elle est belle et sensible, mais aussi vicieuse. Dans la première de ces deux nouvelles, ce sont des Néréides. En voici la description :

« …elles existent comme la terre, l’eau et le dangereux soleil. En elles, la lumière de l’été se fait chair, et c’est pourquoi leur vue dispense le vertige et la stupeur. Elles ne sortent qu’à heure tragique de midi ; elles sont comme immergées dans le mystère du plein jour . »

Le choix des mots est parlant. Nous avons ainsi l’impression de lire une description de la chasse dans le passage qui précède la rencontre de Panégyotis avec les déesses de la forêt :

« Les gens ont cru relever dans l’herbe maigre des traces légères de pieds féminins, des places foulées par le poids des corps. On imagine la scène : les trouées de soleil dans l’ombre des figuiers, qui n’est pas une ombre, mais une forme plus verte et plus douce de la lumière ; le jeune villageois alerté par des rires et des cris de femmes comme un chasseur par des bruits de coups d’ailes »

Dans la seconde, ce sont des Nymphes. « Ces fantasques belles » sont comparées à « une bande de louves », leur souffle chaud ressemble à « celui d’une bête à demi apprivoisée », leur façon de marcher au « trot capricieux et saccadé de jeune chèvres ».
Yourcenar recourt à toutes sortes de métaphores animales pour parler de la sensualité des femmes. Dans « Le sourire de Marko », la jeune danseuse est décrite de la manière suivante :
« elle était comme le chevreuil qui bondit, comme le faucon qui vole »


1.2. Les deux catégories de femmes des Nouvelles orientales.

Les femmes, dans les Nouvelles, peuvent être réparties en deux catégories : celles qui sont en lien direct avec la Nature et celles dont le rapport à la Nature est médiatisé par l’un des quatre éléments, l’eau.

1.2.1. Les femmes liées étroitement à la Nature : les femmes mythiques

De telles femmes n’appartiennent pas à la race humaine. A l’exception de l’épouse de Ling, ce sont des femmes mythiques, des femmes-déesses : les Nymphes, les Néréides, Kâli.
Femme-fleur : l’épouse de Ling
Femme-animale : les Néréides

les Nymphes Créatures
mythiques

Femme-création universelle, bouddhique, cosmique : Kâli

1.2.2. Les femmes dans la description desquelles la métaphore de la nature est absente : les femmes « réelles »

Ce sont des femmes impliquées dans une relation humaine, telle que la relation de couple ou celle qui associe la mère et l’enfant. Le lien avec la nature est toujours présent, mais il est établi à travers un élément « liquide » comme les larmes, le lait, la sueur, le sang. Les femmes de cette catégorie peuvent être à leur tour subdivisées en femmes amoureuses (dans leurs deux variantes extrêmes et opposées) et mères (également selon leurs deux variantes extrêmes et opposées).
– La femme amoureuse :
Celle qui meurt pour (sans) son amant : la veuve Aphrodissia
La-dame-du-village-des-fleurs-qui- tombent
L’épouse de Ling

Celle qui veut la mort pour son amant : la veuve dans Marko

– La mère :
Bonne : celle qui meurt pour son enfant : la jeune mère dans Le Lait de la Mort
Méchante : celle qui tue (rend aveugle) son enfant : la gitane dans la même nouvelle

Deux personnages féminins, l’épouse de Ling et la danseuse qui sauve Marko, appartiennent aux deux catégories. Bien qu’elles soient des femmes « réelles », qui entretiennent une relation amoureuse avec un homme, ces héroïnes secondaires ne sont pas liées à leur objet d’amour par une relation physique, comme l’est une mère avec l’enfant qu’elle allaite ou comme peuvent l’être deux amants.



2. L’élément liquide comme intermédiaire dans le rapport entre la femme et la nature.

Dans beaucoup de traditions du monde, l’eau est le symbole de la fertilité, origine et véhicule de toute vie. L’eau, associée à la terre et à la lune, est féminine. Elle symbolise la « fécondité accomplie ». Ici, « le symbole de l’eau contient aussi celui du sang ». Cela permet de faire le lien avec la maternité. L’eau représente aussi l’inconscient ; elle est le symbole « des puissances informes de l’âme, des motivations secrètes et inconnues », caractéristiques qui sont également attribuées à la femme. La féminité, la sensualité et l’élément maternel de l’eau sont brillamment chantés dans les Nouvelles orientales. Ces textes sont riches d’un vocabulaire référant à toutes sortes de liquides, surtout les liquides du corps, tels que les larmes, le sang, la sueur, le lait, la salive. Ces termes reviennent souvent dans la description des personnages féminins.
En lisant le paragraphe qui décrit la femme de Ling dans Comment Wang-Fô fut sauvé, nous en rencontrons abondamment :
«L’épouse de Ling était frêle comme un roseau ( = une plante qui pousse dans l’eau), enfantine comme du lait, douce comme la salive, salée comme les larmes . »

Dans La veuve Aphrodissia nous trouvons :
«… la sueur d’Aphrodissia coulait plus abondante que n’avaient été ses larmes . »
«… les mains appuyées contre ses joues humides, elle laissait couler ses larmes sur le visage du mort

Le portrait de Kâli ne fait pas exception :
« Le visage de Kâli, éternellement mouillé de larmes, est pâle et couvert de rosée comme la face inquiète du matin
« …la tête de Kâli ondoyait comme un lotus, et ses longs cheveux noirs nageaient autour d’elle comme des racines flottantes . »

Les belles Nymphes et les Néréides sont des divinités de l’eau.
Le passage suivant du Lait de la Mort sur ce qu’est la « vraie » femme selon le narrateur confirme notre hypothèse concernant l’importance du symbole de l’eau dans son rapport avec l’image féminine dans les Nouvelles :

« … ce dont nous manquons, c’est de réalités. (…) … les femmes stérilisées contre le malheur et la vieillesse ont cessé d’exister. Ce n’est plus que dans les légendes des pays à demi barbares qu’on rencontre encore ces créatures riches de lait et de larmes dont on serait fier d’être l’enfant . »



IV. Des paires de personnages féminins antagoniques comme principe organisateur de l’œuvre.



Armelle Lelong, dans son oeuvre Le parcours mythique de Marguerite Yourcenar, qui propose une analyse structurale des Nouvelles orientales parle de « structure en miroir . » Se basant sur le post-scriptum rédigé par l’écrivaine, elle prétend que les récits sont organisés « deux à deux symétriquement . » La phrase de Yourcenar que Lelong cite à l’appui de sa théorie est la suivante : « Je n’ai pas résisté à l’envie de mettre en regard du grand peintre chinois /…/ cet obscur contemporain de Rembrandt méditant . » A notre avis, ce sont plutôt les personnages qui sont mis en paires antagoniques (et d’ailleurs la citation parle de personnages et pas de textes !) et non les nouvelles.
Les paires sont formées suivant la situation du personnage par rapport à la vie et à la mort. Ces personnages peuvent se trouver dans la même histoire comme dans des récits différents. Compte tenu du titre de notre travail, nous ne parlerons que des personnages féminins.

LES MERES
Bonne mère vs mauvaise mère
La jeune mère du Lait de la mort qui, même après sa mort, continue à allaiter son fils : « le jaillissement miraculeux continua, jusqu’à ce que l’enfant sevré se détournât de lui-même du sein . » La gitane du Lait de la mort rend son enfant aveugle, car « le soin d’un infirme est une profession lucrative

LES AMANTES
Bonne amante vs amante méchante
La veuve Aphrodissia, dans la nouvelle du même nom, ne voit plus aucun sens à la vie après la mort de Kostis : « elle ne comprenait que la nécessité d’échapper au village, au mensonge, à la lourde hypocrisie, au long châtiment d’être un jour une vieille femme qui n’est plus aimée .» La veuve du pacha, dans Le sourire de Marko, veut à tout prix tuer son amant, car il s’est montré ingrat envers elle : « Prenez des clous et un marteau ; crucifiez ce chien comme fut crucifié son dieu … »


LES FEMMES MYTHIQUES
Qui tuent l’homme vs que l’homme tue
Les Néréides de L’homme qui a aimé les Néréides ont fait un idiot d’un beau jeune homme : « Les Nymphes l’ont abêti pour le mieux mêler à leurs jeux, comme une espèce de faune innocent. Il ne travaille plus ; il ne s’inquiète plus ni des mois ni des jours ; il s’est fait mendiant (…) . Il vagabonde dans le pays... »
Les Nymphes de Notre-Dame-des-Hirondelles sont les victimes du zèle religieux du moine Thérapion : « Toute la nuit suivante, le moine Thérapion continua de monter sa garde de prière au seuil de la chapelle (…). Il se réjouissait de penser qu’avant la nouvelle lune … les Nymphes mortes de faim ne seraient plus qu’un impur souvenir

LES MERES DIVINES
Le pur vs l’impur
La Vierge Marie :
« La mère divine symbolise la sublimation la plus parfaite de l’instinct et l’harmonie la plus profonde de l’amour. La Mère de Dieu, dans la tradition chrétienne, est la Vierge Marie . »
Kâli :
« Les Grandes Déesses Mères ont toutes été des déesses de la fertilité : Gaïa, Rhéa, Héra, Déméter chez les Grecs, /…/, Kâli chez les Hindous . »


LA FEMME OBJET
Celle qu’on ne veut plus vs celle qu’on désire
La femme de Ling meurt dès que son mari cesse de lui prêter attention : « Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang-Fô faisait d’elle, son visage flétrissait comme la fleur en butte au vent chaud ou au pluie d’été. Un matin on la trouva pendue aux branches du prunier rose . » La danseuse du Sourire de Marko devient la femme du bandit : Marko « enleva la belle fille qui avait éveillé son sourire . »



Conclusion

Bien qu’étant une des oeuvres de sa jeunesse les Nouvelles orientales possèdent déjà toute la profondeur et la complexité propres à Marguerite Yourcenar. Nous y trouvons, comme dans toutes ses créations, un intérêt infini pour l’âme de l’homme en proie aux sentiments les plus extrêmes. Ce livre est centré surtout sur l’image féminine. Il reflète la recherche personnelle de l’écrivaine de ce qu’est une femme et des limites jusqu’où elle peut aller dans ses actes et ses émotions, les meilleurs comme les pires. La personnalité sensible de l’auteur transforme les mésaventures et les traumatismes de son enfance en des obsessions qu’elle essaie de sublimer par le processus créatif de l’écriture. A travers les personnages des Nouvelles, nous apercevons la jeune femme sensuelle, intelligente, tourmentée par des désirs qu’elle n’arrive pas à déchiffrer en elle-même. La femme, chez Yourcenar, est extrême et absolue. Elle peut être sainte et impure, belle et horrible, clémente et vicieuse, douce et cruelle. Elle peut se cacher derrière un masque masculin, un animal et même un objet. Toutefois, il y a des constantes dans ce portait qui se répètent d’un récit à l’autre. Cette femme est toujours proche de la Nature, sensuelle, résolue à vivre son destin quel qu’il soit.


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Bibliographie

Texte de référence :

YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963, collection « L’imaginaire ».

Ouvrages généraux et études critiques :

FROMM, Erich, Le cœur d’homme, Paris, Payot, 1964.

LELONG, Armelle, Le parcours mythique de Marguerite Yourcenar :
de Feux à Nouvelles orientales, Paris, l’Harmattan, 2001.

PROUST, Simone, L’autobiographie dans Le Labyrinthe du Monde de Marguerite Yourcenar, Paris, l’Harmattan, 1997.

SAVIGNEAU, Josyane, Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1990.

Dictionnaires et encyclopédies :

CHEVALIER, Jean & GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont / Jupiter, 1982.
Le Robert Micro, Paris, Dictionnaires le Robert, 1998.


Table des matières

Introduction

I. La spécificité de la vision de la femme par Yourcenar :
1. La situation « historique » des Nouvelles
2. La femme comme état métaphysique
3. L’élément autobiographique et auto-projectif
4. Le mythe et le conte
5. Travestissement, « l’indistinction des sexes » :
5.1 Le disciple Ling : l’épouse fidèle
5.2 Panégyotis : l’amante des femmes mystiques
6. L’élément sadomasochiste
6.1 Sur la présence de ce phénomène chez M. Yourcenar
6.2 Classification : la femme dominante et la femme dominée
6.3 La tendance masochiste et la tendance sadique

II. La quête de la mère :
1. Le thème de la mère dans l’ensemble des Nouvelles
2. La construction de la « tour » et l’image de la mère dans Le Lait de
la Mort
3. La signification de la Mer

III. Le rapport entre la femme et la nature
1. La femme comme incarnation de la Nature vivante :
1.1 La nature-femme dans les Nouvelles
1.2 Deux catégories de femmes :
b. la femme dominante
c. la femme dominée
2. L’eau comme élément médiateur dans la relation entre la femme et
la Nature

IV. Des paires de personnages féminins antagoniques comme principe organisateur de l’œuvre.

Conclusion


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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises (D.E.F.) présenté par

Mme Léna X

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozéroff

 

Les thèmes de l’absurde et de la culpabilité chez Camus et Dostoïevski.

« La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine ? »

Charles Baudelaire « Les fleurs du mal » Au lecteur


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Il est banal aujourd’hui d’affirmer que sans Dostoïevski la littérature occidentale ne serait pas ce qu’elle est. Albert Camus partageait ce point de vue, se considérant comme un disciple de Dostoïevski. Le génie de l’écrivain russe a traversé les frontières depuis longtemps et n’a pas perdu de son influence, disait-il de Dostoïevski. En 1959, juste avant sa mort, il déclarait :

« Les créatures de Dostoïevski, nous le savons bien maintenant, ne sont ni étranges, ni absurdes. Elles nous ressemblent, nous avons le même cœur. Et si Les possédés sont un livre prophétique, ce n’est pas seulement parce qu’ils annoncent notre nihilisme, c’est aussi qu’ils mettent en scène des âmes déchirées ou mortes, incapables d’aimer et souffrant de ne pouvoir le faire, voulant et ne pouvant croire, qui sont celles mêmes qui peuplent aujourd’hui notre société et notre monde spirituel. » (Pléiade, tome I, p.1886)


Pendant un quart de siècle (1935-1960), la vie créatrice de Camus a été étroitement liée à Dostoïevski. Mais ses vues sur la signification de l’œuvre du grand écrivain n’étaient pas immuables. Elles ont surmonté l’évolution compliquée due aux événements historiques et aux changements survenus dans la vie spirituelle de Camus lui-même. En 1955, dans son discours Pour Dostoïevski, il se souvenait :

« J’ai rencontré cette œuvre à vingt ans et l’ébranlement que j’en ai reçu dure encore, après vingt autres années… J’ai d’abord admiré Dostoïevski à cause de ce qu’il me révélait de la nature humaine. Révéler est le mot. Car il nous apprend seulement ce que nous savons, mais que nous refusons de connaître. De plus il satisfait chez moi un goût assez complaisant de la lucidité pour elle-même. Mais très vite, à mesure que je vivais plus cruellement le drame de mon époque, j’ai aimé dans Dostoïevski celi qui a vécu et exprimé le plus profondément notre destin historique. » (I, p.1888)

Cependant, ces mots ne signifient pas une piété filiale. Même si la lecture de Dostoïevski a influencé la philosophie de Camus, la philosophie de Camus à son tour a prédéterminé sa lecture de Dostoïevski.


Pour Camus jeune, la vie spirituelle contemporaine de l’Europe s’est présentée par son côté peu attrayant – c’était, avant tout, la tragédie « du destin humain ». Ayant absorbé beaucoup de choses de la philosophie de l’irrationnel, Camus, à cette époque-là, imagine la réalité comme une sorte d’entité statique qui pose à l’homme toujours les mêmes « questions maudites ». Il cherche des valeurs qu’il pourrait mettre au-dessus de l’Histoire et se trouve dans une situation ambivalente : d’un côté, il essaye de se mettre du côté de ceux à qui il est attaché par ses souvenirs de la misère et du chagrin auxquels il a survécus dans son enfance ; de l’autre côté, il ne trouve pas les moyens effectifs pour changer cet ordre de vie. Sa jeunesse se passe à la recherche d’une telle conception du monde qui permettrait de réconcilier ces contrastes et de se sauver du désespoir.
A cette époque-là, le problème de la liberté était pour lui une question essentielle. Mais à quel type de liberté pensait-il en débutant ses activités littéraires ? C’était, avant tout, la liberté par rapport à la mort, et, en conséquence, la reconnaissance de la finitude de l’être. Il disait dans ses carnets de 1938 que celui qui accepte la mort comme elle est, accepte aussi ses conséquences qui sont la subversion de toutes les valeurs traditionnelles. Selon lui, le « tout est permis » d’Ivan Karamasov est la seule possibilité d’exprimer la liberté.
En outre, le problème de la mort était lié chez Camus à ses problèmes de santé. La maladie dont il souffrait, incurable à cette époque, l’a poussé à mettre de l’ordre dans ses sentiments. Camus est certain que la mort est un événement par lequel l’absurdité de la vie se manifeste de la manière la plus évidente, et que la mort oblige l’homme soit à se suicider, soit à trouver un sens à la vie qui ne puisse pas être détruit par la mort. Et Camus choisit le deuxième chemin : il résout le problème de la mort en cherchant ce sens afin de trouver un absolu qui surmonterait les contradictions et qui dicterait la façon de se comporter.
L’essence de ce problème, pour Camus, réside dans le fait qu’il n’y a pas d’autre vie au-delà de la vie réelle et donc qu’on ne peut croire ni au salut ni à l’appel divin. La conviction avec laquelle il nie toute vie outre-tombe s’étend à tout ce qui concerne la transcendance car, à son avis, toute religion qui affirme la possibilité du salut dans une autre vie ne fait que donner un espoir éphémère. La solidarité avec les gens et la compassion qu’il éprouve pour eux en raison de leur malheur rendent la religion chrétienne pour lui inacceptable.


Pourtant, dès 1938-1939, il comprend qu’une « déification » de l’existence, sa perception tragique, entraîne, en fin de compte, ce fatalisme qui exclut toute possibilité d’influence de l’individu sur le cours des événements. La dynamique historique n’a pas lieu d’exister au profit d’une vision du monde immobile, où l’homme n’est pas libre et n’est pas capable d’alléger sa propre souffrance, pas plus que la souffrance de l’autre. Comment faire face à cette fondamentale déficience morale? Comment peut-on conjuguer la recherche du bonheur et de la liberté avec la société pénitentiaire ? Raskolnikov, Ivan Karamazov, Kirilov, Stavroguine, tous ces personnages de Dostoïevski donnent la réponse à ces questions : c’est la révolte, une charge furieuse lancée contre le granit de l’irrationnel, une négation de toutes les idées reçues, un renversement de toutes les valeurs bourgeoises et religieuses. La flamme de la rébellion illumine et fait bien ressortir l’irrationnel : c’est la conscience révoltée, c’est la liberté et la passion.

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Selon Camus, Stavroguine illustre cet état d’esprit absurde qui obsède l’homme contemporain. Dans le chapitre « L’Homme absurde » du Mythe de Sisyphe, Camus choisit comme épigraphe une citation des Possédés : « Si Stavroguine croit, il ne croit pas qu’il croie. S’il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croie pas. » Dans ce cas, le suicide peut sembler l’unique moyen de se libérer de cette torture de l’esprit. Autour de ce problème « vraiment sérieux », Camus construit son Mythe de Sisyphe. A partir de 1938, il rédige des esquisses de son essai qu’il se propose d’intituler « Dostoïevski et le suicide ». En 1940, ces notes constitueront un chapitre du Mythe qui s’intitulera Kirilov.
Dans ce chapitre du Mythe de Sisyphe, il est difficile d’imaginer un partisan plus conséquent que Camus du héros probablement le moins conséquent de Dostoïevski ! Camus s’intéresse à Kirilov à cause de sa philosophie qui s’incarne dans la logique ultime de sa vie. Il s’agit du raisonnement sur le « suicide logique » du « Journal d’un écrivain » de Dostoïevski.

«… Puisque, à mes questions au sujet du bonheur, il m’est déclaré en réponse, par l’intermédiaire de ma conscience, que je ne puis être heureux autrement que dans cette harmonie avec le grand tout, que je ne conçois et ne serai jamais en état de concevoir… » cite Camus. (…) « Puisque enfin, dans cet ordre de chose, j’assume à la fois le rôle du plaignant et celui du répondant, de l’accusé et du juge, et puisque je trouve cette comédie de la part de la nature tout à fait stupide, et que même j’estime humiliant de ma part d’accepter de la jouer. En ma qualité indiscutable de plaignant et du répondant, de juge et de l’accusé, je condamne cette nature qui, avec un si impudent sans-gêne, m’a fait naître pour souffrir – je la condamne à être anéantie avec moi. » (II, 182)

Camus pense que « le paradoxal » Dostoïevski a très clairement décrit le destin humain. Cependant, il évacue, quant à lui, l’idée de suicide comme contredisant sa conception de l’absurde : le suicide de même que le « sursaut » des existentialistes vers Dieu est un paradoxe où l’irrationnel signifie, selon lui, la mort de la conscience.
Dostoïevski, remarque-t-il, traite ce sujet avec « un peu d’humour » : l’homme est « existentiellement » vexé et il se venge de la loi de la nature. Kirilov est un cas totalement différent. Il se révolte et il se sacrifie en rêvant de montrer aux gens le chemin vers la liberté. En fait, le héros des Possédés résout la tâche typiquement existentielle de surmonter l’effroi de l’être.

« La vie est une souffrance, la vie est une crainte et l’homme est malheureux », dit Kirilov. On donne la vie pour la souffrance et pour la crainte – voilà tout un mensonge. Ceux qui cherchent la liberté doivent se tuer, celui qui ose se tuer rencontrera l’énigme de ce mensonge.»

Le fait que Kirilov est manipulé par un des démons, le plus lâche, Petre Verkhovenski, Camus l’accepte comme une manifestation de l’indifférence morale qui est propre à l’homme absurde. Cette histoire d’un ingénieur russe, racontée par l’auteur du Mythe devient pour lui un étalon du « suicide supérieur ». Un homme assez terrestre, sans folie des grandeurs se tue pour une idée.

« Progressivement, tout le long de la scène où le masque de Kirilov s’éclaire peu à peu, la pensée mortelle qui l’anime nous est livrée. » (II, 183)

L’ingénieur Kirilov est un personnage absurde avec cette seule différence : il se tue. Cette contradiction, Dostoïevski la résout en découvrant « le secret absurde ». Kirilov décide de se tuer pour devenir dieu.

« Pour Kirilov comme pour Nietzsche, dit Camus, tuer Dieu, c’est devenir dieu soi-même – c’est réaliser dès cette terre la vie Eternelle dont parle l’Evangile. » (II.184).

Il déduit de la révolte de Kirilov un impératif « agir à volonté » (déclarer ses ambitions). Les héros de Camus, ceux du moins du « cycle de l’absurde », agissent exactement de cette manière-là.

« Stavroguine : Vous croyez à la vie éternelle dans l’autre monde ? – Kirilov : Non, mais à la vie éternelle dans celui-ci. »


Les mots de Kirilov : « tout est bien », prononcés juste avant son coup de feu fatal et « vieux comme la souffrance humaine », sont particulièrement importants pour Camus. La reconnaissance par Kirilov de la vie et du monde comme ils sont était pour Dostoïevski une sorte de combat contre la philosophie des naturalistes, contre leur « théorie du milieu ». Le frère de Zosime disait en mourant :

« …la vie est un paradis, et nous sommes tous dans le paradis mais nous ne voulons pas le savoir ; pourtant si nous voulions le comprendre, dès demain ce serait le paradis sur toute la terre. » (p.332)


Camus comprend ces mots d’une façon différente : « Tout est bien » signifie pour lui une perception stoïcienne de la vie. Et c’est exactement cette conclusion-là à laquelle parvient le héros tragique de Sophocle, Œdipe. Vieux, aveugle et désespéré, errant quelque part dans le monde, il trouve les mots sages pour saluer la vie : « Malgré tant d’épreuves, mon âge avancé, et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien. » (II, 197) Les personnages de Sophocle et de Dostoïevski, selon Camus, donnent la formule de la victoire absurde. Ainsi, Sisyphe éprouve le même sentiment de bonheur que Kirilov.


Camus reconnaît aussi Kirilov dans d’autres personnages de Dostoïevski. « La vie ironique » de Stavrogine et le discours triste d’Ivan Karamazov avec son « tout est permis » sont de nouveaux visages du même absurde.

« Mais quelle prodigieuse création que celle où ces êtres de feu et de glace nous semblent si familiers ! Le monde passionné de l’indifférence qui gronde en leur cœur ne nous semble en rien monstrueux. Nous y retrouvons nos angoisses quotidiennes. Et personne sans doute comme Dostoïevski n’a su donner au monde absurde des prestiges si proches et si torturants. » (II, 186)

Pourtant, Camus se rend compte que Dostoïevski n’a pas pris le côté de ses « représentants de l’absurde ». La pseudo-apologie de leur révolte métaphysique se termine par l’échec. Kirilov ainsi qu’Ivan sont des sophistes en quelque sorte. Camus cite la formule très connue de Dostoïevski empruntée à son livre Le journal d’un écrivain : « Si la foi en l’immortalité est si nécessaire à l’être humain (que sans elle il en vienne à se tuer) c’est donc qu’elle est l’état normal de l’humanité. Puisqu’il en est ainsi, l’immortalité de l’âme humaine existe sans aucun doute. » (II, p.186) Donc, l’auteur du « Mythe » croit que la foi chez Dostoïevski triomphe de l’absurde.


Au-delà de la conscience qu’en a Camus à cette époque-là, reste le fait que l’idée de Dostoïevski de l’immortalité de l’âme humaine se base non sur l’affirmation de l’existence de Dieu, de l’enfer et du paradis, mais sur une compréhension particulière des besoins de l’être humain. En bref, Dostoïevski précisait le sens de sa croyance en exprimant l’idée que l’immortalité est notre vie proprement dite, sa formule décisive et la source de la conscience sainte pour l’humanité. La foi de Dostoïevski est à la base de la morale humaine qui réunit les gens dans une communauté de frères et de sœurs où chacun est responsable de soi-même et des autres, et lié aux autres par la sagesse des générations précédentes. Cette foi, selon l’écrivain, est indispensable, tel le germe biblique, pour la fertilité de la vie éternelle. D’ici vient, peut-être, sa conviction que le sentiment de responsabilité ne peut exister que comme sentiment religieux. Il ne dépend pas des circonstances, de la violence du « milieu » ou de la volonté propre. Et c’est pour cela qu’il est ressenti par l’homme comme un don d’en-haut.

En effet, Dostoïevski désapprouvait ses héros qui agissaient selon leur « volonté » et son désaccord procédait moins de positions religieuses que de positions éthiques. Tous les sophismes de Kirilov et d’Ivan Karamazov aboutissent à un échec dans leur propre conscience puisqu’ils finissent par les détruire. La réponse de Dostoïevski à ses héros – que Camus aimait tant – était catégorique : l’homme ne peut pas vivre sans une idée morale.

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Dans Le mythe de Sisyphe, Dostoïevski n’est pas le romancier absurde par qui Camus jeune était tellement inspiré, mais un romancier existentiel. Camus regrette, ainsi que les existentialistes, d’ailleurs, que Dostoïevski fasse le saut en Dieu. Ainsi, Kirilov, Stavrogine et Ivan sont vaincus. Les Karamazov ont répondu aux Possédés. Le « saut dans la foi » de Dostoïevski est un acte touchant et excitant d’acceptation de Dieu dans l’ardeur et l’incertitude en même temps. Camus se rend compte que toutes ces questions que soulève la foi étaient une sorte de torture pour Dostoïevski.

« Il est difficile de croire, écrit-il, qu’un roman ait suffit à transformer en certitude joyeuse la souffrance de toute une vie. » (II, 187)

Cependant, il n’est pas certain que Dostoïevski mette le point final à son « gigantesque combat avec Dieu » en introduisant le discours d’Aliocha dans les dernières pages des Karamazov. En tous cas, il est évident que, malgré tout, l’écrivain s’est affirmé contre ses héros absurdes.

« La réponse de Dostoïevski est l’humiliation, la « honte » selon Stavrogine. Une œuvre absurde au contraire ne fournit pas de réponse, voilà toute la différence. Ce qui contredit l’absurde dans cette œuvre, ce n’est pas son caractère chrétien, c’est l’annonce qu’elle fait de la vie future. Il y a des exemples de chrétiens qui ne croient pas à la vie future. (…) Les convictions n’empêchent pas l’incrédulité. On voit bien au contraire que l’auteur des Possédés, familier de ces chemins, a pris pour finir une voie toute différente. La surprenante réponse du créateur à ses personnages, de Dostoïevski à Kirilov, peut en effet se résumer ainsi : l’existence est mensongère et elle est éternelle. » (II, 187-188)


En fait, il était difficile pour Camus de confiner Dostoïevski dans les bornes de l’absurde. L’écrivain russe a montré l’issue de la casuistique de conscience, il a donné une réponse à ceux qui en ont besoin, tandis que l’absurde de Camus, à l’époque, a supprimé non seulement la responsabilité éthique de l’être humain mais aussi le problème moral en tant que tel.

« J’ai vu des gens mal agir avec beaucoup de morale et je constate tous les jours que l’honnêteté n’a pas besoin de règles. Il n’est qu’une morale que l’homme absurde puisse admettre, celle qui ne sépare pas de Dieu : celle qui se dicte. » (II, 149)

Pourtant, l’homme absurde vit sans Dieu. Les règles religieuses lui sont étrangères. Le point de départ, pour lui, est un principe « d’innocence de l’être humain », mais déjà il admet ici que cette innocence peut être redoutable. Et déjà ici le « tout est permis » d’Ivan Karamasov n’est pas pour Camus le cri joyeux de la délivrance mais une constatation amère :

« L’absurde ne délivre pas, il lie. Il n’autorise pas tous les actes. Tout est permis ne signifie pas que rien n’est défendu. (…) Il ne recommande pas le crime, ce serait puéril, mais il restitue au remords son inutilité. De même si toutes les expériences sont indifférentes, celle du devoir est aussi légitime qu’une autre. On peut être vertueux par caprice. » (II, 150)

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Cependant, une fois déterminée sa philosophie de l’absurde dans le Mythe de Sisyphe, Camus cherche d’autres formes littéraires pour développer sa théorie. L’évolution de son point de vue sur l’absurde le force à reprendre « les questions maudites » auxquelles il essaye de répondre dans son roman L’Etranger. Dans cette œuvre, on distingue déjà une certaine prédisposition pour la recherche des valeurs morales, pour les expériences qui opposent un homme à la société.
Meursault est l’incarnation dans le roman de ce que Dostoïevski déterminait comme « indifférence » à l’apogée de l’existence humaine. La vie d’un petit employé algérien est aussi, en quelque sorte, un suicide supérieur. Meursault n’a aucune envie de jouer selon les règles de la société. Il refuse de mentir, et défend la vérité ultime : cette vérité est le droit de vivre et d’éprouver des sentiments ici, sur la Terre. Le phénomène de son « indifférentisme » consiste en les conclusions qu’il a tirées après s’être rendu compte de la finitude et de « la fausseté » de la vie terrestre.

« Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. » (I, 1210)

Camus oblige son héros à vivre dans « le présent éternel ». Et, pour cette raison, nous pouvons trouver quelques analogies avec le roman de Dostoïevski L’Idiot. On pourrait dire que Meursault vit d’une façon analogue à celle de l’idiot, le prince Mychkine. Mais en fait, le héros de Camus se distingue de la société et devient l’étranger. Son état ressemble plutôt à celui d’Hippolyte, le suicidé du même roman de Dostoïevski. Rejeté de la joie de la vie, Hippolyte crie à ceux qui continuent à vivre :

« Que m’importent votre nature, votre parc de Pavlovsk, vos levers et vos couchers de soleil, votre ciel bleu et vos mines prospères, si je suis le seul à être regardé comme inutile, le seul exclu, dès le début, de ce banquet sans fin ? » (p.502)


La ressemblance entre les intonations de la révolte chez Hippolyte et chez Meursault est évidente. Meursault crie à l’aumônier :

« Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’importaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés (…) on les condamnerait un jour. » (I, 1210-1211)

De cette réplique de « L’étranger » certains analystes tirent la conclusion que Meursault n’aime pas la vie autant que ne l’aime Hippolyte. Je dirais plutôt le contraire. Le postulat de Camus qu’il n’existe pas d’amour de la vie sans désespoir de vivre est sacré pour Meursault. Selon Camus, la vie est tragique non seulement parce qu’elle est belle et finie, mais aussi parce que l’homme n’y participe pas, restant un étranger à tout ce qui pourrait faire la joie de vivre. Contrairement à Hippolyte qui souffre à cause de « son isolement du monde harmonique » et de la nature, Meursault affirme son unité avec la nature, la lumière, la mer, le soleil. Les remarques concernant le fait qu’il n’éprouve pas un sentiment d’horreur devant la mort inévitable et qu’il se sent libre en prison sont en fait fausses. Au contraire, l’absence de liberté, de possibilité de vivre la fusion avec la nature est pénible pour le héros de Camus. Il s’agit plutôt d’une autre liberté : de la liberté existentielle de l’homme condamné à mort. Pour un tel homme, le lendemain n’existe plus et il profite de chaque instant ; il est heureux du fait qu’il vit ou, plus exactement, qu’il existe.


Nous trouvons pourtant qu’un autre aspect du thème du condamné à mort est également très important pour découvrir le lien profond entre la philosophie de Camus et celle de Dostoïevski. Dans L’Etranger, le but de l’auteur était de dresser son héros « nu » face à la société, de faire se heurter les valeurs du panthéisme méditerranéen et les valeurs chrétiennes. Camus crée un héros sans normes morales ou éthiques. Il suppose qu’un tel personnage doit rencontrer des obstacles qui l’empêcheront de réaliser son instinct de vivre. Il commet un acte que la société considère comme le crime le plus grave. Toutefois, il a de la sympathie pour son héros :

« Meursault pour moi, écrit-il, n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible. » (I, 1928)


L’assassinat de l’Arabe, dans le roman, est un acte absurde selon le sens commun qui ne peut être justifié par rien. Les quatre coups de revolver, provoqués par une sorte d’hallucination, ont été autant de coups frappés sur la porte du malheur. On arrête Meursault, on le juge et le condamne. Et on le condamne à mort parce qu’il ne veut pas mentir, autrement dit, parce qu’il ne veut pas sortir du « sous-sol ». Le récit de la vie de Meursault en prison est analogue aux scènes où Dostoïevski parle des condamnés à mort. Camus qui, à cette époque-là, apprécie beaucoup l’authenticité dans l’art, a eu besoin de l’expérience psychologique de l’écrivain qui a survécu lui-même à la plus cruelle souffrance morale sur la place Semenov. Inspiré par l’expérience de Dostoïevski, Camus reproduit dans la conscience de son héros la même attitude mentale, jusqu’aux plus petits détails. Ainsi, chez Dostoïevski, les détenus sont obsédés par l’espoir d’être graciés, mais la réalité tragique écrase cruellement tout espoir dans leurs âmes. Mychkine exprime le sentiment d’un condamné à mort à qui on a offert la grâce :

« Si je pouvais ne pas mourir ! Si la vie m’était rendue ! quelle éternité s’ouvrirait devant moi ! Je transformerais chaque minute en un siècle de vie ; je n’en perdrais pas une seule et je tiendrais le compte de toutes ces minutes pour ne pas les gaspiller ! – Cette idée finit par l’obséder tellement qu’il en vint à désirer d’être fusillé au plus vite. » (p.73)

Les derniers mots de Meursault sont pleins de rage mais leur signification est un peu différente. Après « la révolte », dans la scène avec l’aumônier, Meursault a connu pendant un court instant une sorte d’éloignement du monde, des gens, et en même temps une sorte de fusion avec la nature belle et indifférente.

« …je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vide d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. (…) j’ai senti que j’avais été heureux et que je l’étais encore. » (I, 1211)


Cependant, pour le lecteur, il est assez difficile de croire à ce bonheur. Un condamné pour qui la mort est inévitable voit quand-même devant ses yeux la guillotine. Camus reste fidèle à la réalité psychologique : au sentiment de bonheur succède un sentiment de férocité, de défi envers ceux qui osent juger les âmes. Des notes de malédiction percent dans sa dernière phrase :

« …il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » (I, 1212)

Meursault a envie de s’en aller « en claquant la porte », et en maudissant cette vie qui lui a été imposée par la société (stagnante ?)
Mais pourquoi a-t-il eu besoin de la haine des spectateurs ? Pour se sentir moins seul le jour de son exécution. Les souffrances des condamnés ont poussé Dostoïevski à écrire : « C’est de ce tourment et de cette angoisse que le Christ a parlé. Non ! On n’a pas le droit de traiter ainsi la personne humaine ! » (p.27)

Plus tard, dans les années 50, Camus a décrit son roman comme « l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé, écrit-il, de dire aussi et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul Christ que nous méritons. » (I, 1928-1929) Dans l’Evangile, le Christ marchant à son exécution a été accueilli par des cris de haine. Camus s’est référé assez souvent à cette scène dans sa prose. Dans « l’Etranger », la haine des spectateurs est nécessaire à Meursault pour que « tout soit consommé », c’est-à-dire pour que son destin soit accompli (comme celui du Christ).


Revenons maintenant aux principes essentiels de la théorie de l’absurde chez Camus. L’auteur réprouve le suicide et, simultanément, il s’élève contre l’idée principale de Dostoïevski : la nécessité de croire en l’immortalité de l’âme. Dans cette période, Camus ne voit pas que cette idée de Dostoïevski suppose sous cette croyance un état d’esprit qui nourrit et remplit de sens la vie humaine. Pour Camus, pourtant, la notion de la vie humaine ne va pas plus loin que l’existence biologique. Ici, Camus « ajuste » Dostoïevski à sa théorie. Nous voyons qu’il était assez difficile pour Camus d’évoluer dans ses idées et de comprendre que l’absurde amène à une impasse métaphysique. Meursault tue, selon le principe de Karamazov : « tout est permis », et néanmoins subit un échec. Il lui aurait fallu réviser son système de valeurs pour établir une nouvelle hiérarchie des priorités et renoncer à ses sophismes absurdes.


Dans son œuvre L’Homme révolté (1951), Camus s’est rendu compte objectivement de tout ce qu’il lui avait fallu surmonter :

« Le sentiment de l’absurde, quand on prétend d’abord en tirer une règle d’action, rend le meurtre au moins indifférent et par conséquent, possible. Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n’a d’importance. Point de pour ni de contre, l’assassin n’a ni tort ni raison. On peut tisonner les crématoires comme on peut aussi se dévouer à soigner les lépreux. Malice et vertu sont hasard ou caprice. » (II, 415)

Les événements de l’Histoire ont corrigé le mode de pensées de l’auteur du Mythe de Sisyphe. Une nouvelle période dans l’œuvre de Camus est venue. Désormais, il fallait trouver d’autres valeurs idéologiques pour aider Sisyphe et les millions de ses compatriotes à trouver la force de résister au fascisme et pour donner aux gens qui ne se résignaient pas devant l’ennemi le sentiment de la solidarité.


Toutefois, nous passerons ici sur l’analyse du « cycle de la révolte » chez Albert Camus, même s’il y a de nombreux parallèles sur ce sujet entre Camus et Dostoïevski, et nous en viendrons directement à l’analyse du « cycle de la culpabilité ».

* * *


« La chute de l’homme est notre histoire » (H. Michaux, « Difficultés »)


De 1953 à 1956, Camus a travaillé à la mise en scène des Possédés de Dostoïevski, en même temps qu’il écrivait « La Chute » (1956). Ce sont là les œuvres dans lesquelles on trouve la suite des réflexions de Camus sur l’œuvre de Dostoïevski. Selon Camus, le roman Les Possédés était un des trois ou quatre livres qu’il avait mis au-dessus de tout le reste.
En transposant le roman à la scène, Camus l’envisageait non seulement comme un chef-d’œuvre de la littérature mondiale, mais aussi comme l’œuvre « moderne ».

« Pour moi, écrit-il en 1955, Dostoievski est d’abord l’écrivain qui, bien avant Nietzsche, a su discerner le nihilisme contemporain, le définir, prédire ses suites monstrueuses, et tenter d’indiquer les voies du salut. » (I, p.1888)

Camus supposait que dans Les Possédés Dostoïevski avait dessiné l’esquisse d’une maladie de l’esprit qui a frappé toute la société occidentale. On ne comparera pas ici (en l’analysant) en détails la pièce de théâtre et le grand original. On se bornera à marquer qu’en travaillant sur la mise en scène des Possédés, Camus était évidemment très sensible et réceptif à la manière littéraire qu’avait Dostoïevski de résoudre le problème de la culpabilité et des supplices éthiques de la personne dont la liberté frise le crime. C’est pour cela qu’on trouve ces réflexions de Camus dans « La Chute ».


Le héros principal de Dostoïevski, Stavrogine, a donné un certain nombre de ses traits au héros de « La Chute », Jean-Baptiste Clamence. Camus a écrit que son héros était effectivement un portrait, mais pas celui d’un homme – un portrait composé des défauts de sa génération dans toute la plénitude de leur développement. Conçu comme un pamphlet contre l’existentialisme de Sartre, le récit de Camus au fur et à mesure choisissait, comme cible de sa critique, l’individualisme d’intellectuels «mandarins». Au bout du compte, « La chute » devient une histoire de la décadence de la personnalité, une tragédie de la solitude et de la haine pour l’être humain. Selon Camus, Dostoïevski a annoncé amèrement cette tragédie, prévoyant toute la profondeur et toute l’envergure qu’elle prendrait dans le siècle suivant.


Quels traits communs voit-on chez Clamence et Stavrogine en lisant ces œuvres ?

Tout d’abord, tous les deux sont obsédés par une hallucination étrange. Ainsi, Stavrogine raconte à Tikhon qu’il subit la nuit une sorte de cauchemar, que de temps en temps il voit ou sent à côté de lui un être méchant, railleur dont, chaque fois, les caractères et les visages sont différents. Clamence, de son côté, est poursuivi par à peu près la même obsession : il entend derrière lui un rire qui s’adresse à lui. Se surprenant lui-même, le brillant avocat parisien, « le défendeur des veuves et des orphelins » s’est rendu compte que ses « vertus » ont toujours eu non seulement une face imposante, mais aussi un revers peu attrayant. « Je, je, je » : voilà le leitmotiv de tout ce qu’il a dit ou a fait. Il a commencé à être objectif par rapport à lui-même lorsqu’il s’est rappelé une nuit, deux ou trois ans avant le soir où il avait entendu rire dans son dos, où il n’avait rien fait pour sauver une jeune fille qui s’était jetée dans la Seine. Les cris de la noyée étaient restés sans réponse. Comme Stavrogine dans son affaire avec Matrecha, Clamence n’a pas empêché le suicide, il est resté indifférent. Son état est analogue à celui de Stavrogine.

« En somme, nous voudrions, en même temps, ne plus être coupables et ne pas faire l’effort de nous justifier, réfléchit Clamence. Pas assez de cynisme et pas assez de vertu. Nous n’avons ni l’énergie du mal, ni celle du bien. » (I, p.1516)

« Je sais toutes tes affaires, – Tikhon rappelle à Stavrogine les mots de l’Evangile, – tu n’es ni froid, ni chaud. »
Immédiatement après la mort de Matrecha, Stavrogine paraissait gai, satisfait : il n’avait pas éprouvé de spleen et il avait parlé sensément. De même, après l’incident du pont Royal, Clamence a agi comme si rien n’avait changé dans sa vie. Il a continué à travailler, étalant toujours sa loyauté et sa noblesse, mais il n’éprouvait de la répugnance que vis-à-vis des autres et non pas pour lui-même. Un peu plus tard, Stavrogine évoque par un acte de mémoire involontaire « le petit poing de Matrecha » : un souvenir pour lui insupportable. Clamence aussi est pourchassé par l’image de la jeune noyée, par son cri et, avec tout cela, par le sentiment ardent de la honte ou d’une de ces émotions qui concernent l’honneur. Sa révélation le poursuit partout.

«Certains matins, j’instruisais mon procès jusqu’au bout et j’arrivais à la conclusion que j’excellais surtout dans le mépris. Ceux même que j’aidais le plus souvent étaient le plus méprisés. » (I, p.1517)


Pourtant ni Stavrogine ni Clamence ne peuvent mettre fin à leurs jours. Ils sont attachés à la vie par « l’amour de vivre ». Clamence dit :

« J’aime la vie, voilà ma vrai faiblesse. Je l’aime tant que je n’ai aucune imagination pour ce qui n’est pas elle. Une telle avidité a quelque chose de plébéien, vous ne trouvez pas ? » (I, p.1514)

Cependant, le cercle dont le centre était Clamence s’est déchiré et le monde des autres gens – le monde de juges – s’est ouvert devant lui. Il se révolte contre le jugement de son âme, contre le jugement d’autrui, mais un jour arrive où il ne peut plus supporter son mensonge infini.

« Puisque j’étais menteur, j’allais le manifester et jeter ma duplicité à la figure de tous ces imbéciles avant même qu’ils la découvrissent provoqué. Provoqué à la vérité, je répondrais au défi. Pour prévenir le rire, j’imaginai donc de me jeter dans la dérision générale. En somme, il s’agissait encore de couper le jugement. » (I, p.1520)

En poursuivant ce but, Clamence mène une vie « ironique », la même, d’ailleurs, que celle de Stavrogine qui avait essayé de se noyer dans la débauche, d’écraser son âme dans la dépravation. Clamence se jette donc dans la débauche qui, croit-il, va le libérer de ce qu’il a ressenti et à quoi il a survécu. Voici ce qu’il dit de cette période de sa vie :

« Je vivais dans une sorte de brouillard où le rire se faisait assourdi, au point que je finissais par ne plus le percevoir. L’indifférence qui occupait déjà tant de place en moi ne trouvait plus de résistance et étendait sa sclérose. » (I, p.1528)

Quelque chose de semblable se passe chez Stavrogine. Juste après le crime, il oublie Matrecha pendant un certain temps en déversant sa colère sur n’importe qui : « L’essentiel, c’était que je mourrais d’ennui. »Cependant, il n’est pas si simple de s’enfuir de soi-même. Les événements les plus banals évoquent dans la mémoire de ces deux protagonistes les images de leurs victimes. Par exemple, au cours d’un voyage à bord d’un transatlantique avec son amie, Clamence a eu l’impression d’apercevoir la noyée. Ce n’était qu’un de ces débris que les navires laissent derrière eux.

« Pourtant, je n’avais pu supporter de le regarder, j’avais tout de suite pensé à un noyé. Je compris alors, sans révolte, comme on se résigne à une idée dont on connaît depuis longtemps la vérité, que ce cri qui, des années auparavant, avait retenti sur la Seine, derrière moi, n’avait pas cessé (…) et qu’il m’avait attendu jusqu’à ce jour où je l’avais rencontré », avoue Clamence. (I, p.1529)

C’est exactement à ce moment-là qu’il comprend qu’il n’est pas guéri et que, peut-être, il ne guérira jamais. En conséquence, il décide de changer de vie de façon radicale pour se débarrasser de ce sentiment brûlant de la honte. Il laisse tout et s’enfuit de Paris à Amsterdam, « à la capitale d’eaux et de brumes », où il devient l’avocat des gens du « souterrain ». L’homme des cimes et des ponts supérieurs, chez qui la seule pensée du « souterrain » provoquait un sentiment d’horreur, est devenu lui-même l’homme du « souterrain ».

« La raison du souterrain, écrit Dostoïevski, est la disparition de la foi dans les règles communes. Il n’y a rien de sacré. Les héros du souterrain imaginent que tout le monde est pareil et, en conséquence, qu’il ne vaut pas la peine de changer leur façon de vivre. Qu’est-ce qui pourrait aider celui qui est en train de changer de vie ? La récompense ? La foi ? Pour ce qui concerne la récompense, il n’y a personne de qui ils pourraient la recevoir, et quant à la foi, il n’y a personne que l’on puisse croire. Encore un pas, et voilà la débauche ultime, le crime, le meurtre. »


Et comme les héros de Dostoïevski, Clamence veut que son secret soit connu de tous. Il s’est condamné lui-même à la confession, mais pas devant un prêtre catholique, à la confession devant le public.

« J’aime que tout le monde me regarde. Est-ce que cela me soulagera ? Je ne sais pas. Je l’essaie comme un ultime moyen », dit de son côté Stavrogine.


L’idée principale de Stavrogine, qui n’était pas croyant, est celle de la vraie nécessité du châtiment, la nécessité de la croix, de l’exécution publique. Pourtant, en même temps, il y a dans son idée, selon Dostoïevski, quelque chose de violent et de frénétique, et là, on a le pressentiment d’un nouveau défi lancè à la société : le défi inattendu et impardonnable.


L’auto-flagellation de Clamence – et c’est là que se déploie la profondeur de sa chute – se transforme au fur et à mesure en accusation furieuse et presque misanthropique contre tous ses concitoyens. La confession du juge-pénitent, du clown, qui se délecte de son discours est entièrement ambiguë. Cette bouffonnerie de sincérité est jouée afin que cet autoportrait répugnant, dessiné par lui devienne un miroir dans lequel ses concitoyens puissent voir leur véritable image. C’est la même feinte qu’utilise Stavrogine pour se disculper, pour éviter le jugement et, finalement, pour se mettre de nouveau à commettre des crimes plus atroces encore que ceux qui pèsent sur sa conscience. Clamence et Stavrogine désirent chasser les démons qui sont en eux, mais ils agissent par des moyens démoniaques.


En continuant à n’admirer que lui-même mais en dissimulant quand même derrière sa confession son vieux principe du « chacun pour soi », Clamence avoue la bassesse de sa nature, de son comportement. Cependant, ce n’est que pour la galerie.

« J’ai accepté la duplicité au lieu de m’en désoler. Je m’y suis installé, au contraire, et j’y ai trouvé le confort que j’ai cherché toute ma vie. J’ai eu tort, au fond de vous dire que l’essentiel était d’éviter le jugement. L’essentiel est de pouvoir tout se permettre, quitte à professer de temps en temps, à grands cris sa propre indignité. » (I, p.1546)

Clamence est persuadé que pour autant qu’il s’accuse lui-même, il a le droit d’accuser les autres. Insensiblement, il passe dans son discours du « je » au « nous » et il parvient jusqu’à « voilà ce que nous sommes ». Il faut admettre, d’ailleurs, que ces attaques contre son époque ont été bien ajustées.
Clamence suppose que ses compatriotes sont en quête d’irresponsabilité. Leur idéal est d’être libre d’obligations, de convictions, de remords. Pour eux, tout sens moral signifie la servitude. Ils n’aspirent qu’à se distinguer par le biais de leur richesse de jugement.

« Chacun exige d’être innocent, à tout prix, même si pour cela, il faut accuser le genre humain et le ciel. (…) Mais ces fripons veulent la grâce, c’est-à-dire l’irresponsabilité, et ils excipent sans vergogne des justifications de la nature ou des excuses des circonstances, même s’ils sont contradictoires. L’essentiel est qu’ils sont innocents, que leurs vertus, par grâce de naissance, ne puissent être mises en doute, et que leurs fautes, nées d’un malheur passager, ne soient jamais que provisoires. » (I, p.1541)

La lutte de Dostoïevski contre « le milieu » qui libère l’homme de la voix de sa conscience-juge coïncide d’une manière générale avec la lutte de Camus contre la conception existentialiste de la liberté de l’individu. Dans les deux cas, la lutte est menée pour la loi morale qui existe par delà le milieu et l’existence (la situation). Dans « La Chute », Camus met « le signe égal » entre l’existentialisme et la servitude.

« Sans servitude, avouait Clamence avec une sincérité cynique, à vrai dire, il n’y a point de solution définitive. J’ai très vite compris cela. Autrefois, je n’avais que la liberté à la bouche. (…) J’assenais ce maître mot à quiconque me contredisait, je l’avais mis au service de mes désirs et de ma puissance. » (I, p.1541)


Une telle liberté de l’individu se transforme en son contraire et devient servitude. « Au bout de toute liberté, il y a une sentence ; voilà pourquoi la liberté est très lourde à porter… » (I, p.1541)

Dans les années 60-70 du XIXème siècle, Dostoïevski a compris le fond de l’individualisme contemporain avec ce qu’il implique comme attitude : une personnalité pleine de désespoir et d’égocentrisme, de même qu’il a prédit l’effondrement de cette théorie. Clamence aussi considère que ses compatriotes-intellectuels vivent dans la solitude, l’ennui, le désespoir et la haine. D’après lui, quatre-vingts pour cent de « nos écrivains » détestent les gens. Avec une volonté satanique, il retrouve dans ses compatriotes les traits qui autrefois effrayaient Dostoïevski : une aspiration à vivre selon leurs propres désirs, qui tourne en veulerie et qui, au bout du compte, mène à la chute de la personnalité. Une telle personnalité tombe dans « le malconfort », qui est une sorte de piège, tendu par « les guides de la vie ». Clamence va même plus loin : il se présente comme un prophète de la future servitude sous le joug de nouveaux « Grand Inquisiteurs ».

« Mais sur les ponts de Paris, j’ai appris moi aussi que j’avais peur de la liberté. Vive donc le maître, quel qu’il soit, pour remplacer la loi du ciel. « Notre père qui êtes provisoirement ici… Nos guides, nos chefs délicieusement sévères, ô conducteurs cruels et bien aimés… » Enfin, vous voyez, l’essentiel est de n’être plus libre et d’obéir dans le repentir, à plus coquin que soi. Quand nous serons tous coupable, ce sera la démocratie. » (I, p.1543)

Il n’est donc pas utile de progresser, de changer de vie ni d’environnement. Et pour ce qui est des serviteurs, dont il est impossible de se passer, on pourrait les appeler « les gens libres. »
« Le faux prophète qui crie dans le désert et refuse d’en sortir » : voilà comment Clamence se décrit lui-même. Stavrogine regrette ce qui s’est passé avec Matresha, mais cela ne l’empêche pas de continuer à commettre ses crimes. Le héros de « La Chute » ne s’est pas rapproché non plus de la résurrection morale. Depuis des années, la nuit il entend ces mots et n’ose pas les prononcer : « O, jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux ! » Pourtant, il connaît déjà la réponse à cet appel : « Il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement ! » A la fin de « La Chute » on perçoit très clairement une sorte de sarcasme de l’auteur qui résonne à l’unisson de celui de Dostoïevski lorsqu’il décrit la chute « du citoyen du Canton d’Uri ».


« La Chute », comme nous le voyons, (mais l’on pourrait relever davantage de parallèles) présente des points communs avec la problématique, les idées et les images des Possédés. L’analyse comparative nous permet non seulement de trouver dans « La Chute » beaucoup d’éléments venus directement de l’œuvre de Dostoïevski mais aussi de voir le développement de ces traits de l’œuvre de Dostoïevski qui étaient destinés à jouer un rôle important dans l’évolution de la philosophie de Camus et de ses contemporains (occidentaux). Ce sont les tourments et l’effondrement de l’individualisme qui, bien qu’en quête de la liberté, sombre dans la servitude du nihilisme et de l’isolement.


L’évolution qu’ont connue les idées de Camus, coïncide avec ce que l’on peut observer dans la pensée de Dostoïevski. Après avoir déclaré pendant la période de la Résistance sa foi en l’homme, en sa vaillance, en sa capacité de se sacrifier, Camus, malgré toutes ses hésitations et ses doutes, n’a pas perdu confiance en la force de la solidarité humaine, en la richesse de l’âme humaine qui ne vit pas par la haine mais par la compassion envers l’humanité. L’idée de fraternité entre les gens et les peuples qui est l’aboutissement de la réflexion de Dostoïevski, nourrissait pendant les années 40-50 l’humanisme profond de Camus et a prédéterminé, en quelque sorte, le pathétique vivifiant de ses dernières œuvres.


En ce qui concerne l’influence de l’œuvre de Dostoïevski sur Camus, l’auteur français partageait avec lui l’idée que la prospérité de la société est impossible si elle omet le bonheur d’une seule personne. Ainsi, dans son discours pour Dostoïevski, il affirmait que le grand écrivain russe savait que désormais notre civilisation revendiquerait le salut pour tous ou pour personne. Mais il savait aussi qu’on ne saurait sauver tous les hommes en oubliant la souffrance d’un seul. Cette idée le touchait énormément, et par ce discours il nous montre sa volonté de comprendre le maître russe et de reconnaître la place qu’il occupe dans l’héritage littéraire mondial.


Dostoïevski, l’artiste de la réalité, son contemporain, a montré avec profondeur le rôle de l’inconscient dans la vie de l’homme. Néanmoins, comme pour n’importe quel artiste, « les fleurs du mal », la laideur, les maladies n’étaient pas pour lui la norme morale et esthétique. Au contraire, il espérait que «la beauté sauvera[it] le monde. » Et il est dommage que la littérature occidentale n’ait distingué que le thème du « souterrain », qu’elle n’ait pas aperçu dans son œuvre le pathétique humaniste et qu’elle l’ait considéré comme « un grand malade » ( A.Gide.) Camus aimait un autre Dostoïevski, celui qui « encore aujourd’hui nous aide à vivre et à espérer. » Camus regrettait le destin qui fut longtemps, en Occident, celui de l’écrivain qu’il aimait, lorsqu’il disait que certains écrivains occidentaux n’ont retenu de Dostoïevski qu’un héritage d’ombres.
C’est un fait connu : dans le cabinet de Camus il n’y avait que deux portraits, ceux de Tolstoï et de Dostoïevski. Restant un homme de son époque, Camus a apporté à la littérature moderne ce qui est commun à ces grands écrivains russes : le chagrin pour l’Homme honnête, l’idéal de la conscience sainte (dans le sens moral et éthique) – et l’humanisme.


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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises (D.E.F.) présenté par

Mme Galina CHERNIKOVA

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff
Octobre 2002

 

 

 

 

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