Analyse sémiotique d’une nouvelle d’Annie SAUMONT « La plage »

 
INTRODUCTION

Annie Saumont écrit des nouvelles où le narrateur se fait souvent, à première vue, presque imperceptible, afin de laisser un personnage parler, décrire de l’intérieur les situations vécues par lui. Ainsi le lecteur se retrouve parfois face à des phrases sans sujet, des verbes non conjugués, un registre de langue relâché, quand ce n’est pas du verlan. Tels sont en effet les moyens dont la nouvelliste se sert soit pour rendre le flux de la pensée intérieure, au stade où parfois elle n’a pas encore vraiment pris forme, soit pour reproduire au plus près la langue parlée par des protagonistes issus de couches populaires. Cette négligence vis-à-vis des normes syntaxique et grammaticale habituelles peut poser des problèmes à des lecteurs non-francophones. Toutefois, « La plage« , contrairement à beaucoup de ses autres textes, présente une langue plus respectueuse des conventions. Une difficulté réside dans une ponctuation distillée avec tant d’économie, qu’elle en devient fautive selon les règles usuelles. Ainsi le lecteur non-francophone doit être particulièrement vigilant pour repérer les verbes introductifs du discours afin de distinguer les passages narrés des discours des protagonistes, car seule une majuscule signale le changement.

Cependant les nombreuses répétitions du texte, et de là son vocabulaire limité, la structure simple des phrases facilitent la compréhension.

I.  Analyse sémiotique

a) Segmentation du texte

 

La nouvelle tourne autour d’une « rencontre » à distance entre deux personnages dont l’un peut à peine être considéré comme protagoniste du texte. De ce que « la fille » pense, le lecteur ne saura lien, elle est uniquement objet d’observation de « l’homme » au travers duquel l’événement est perçu et qui va plaquer ses pensées, ses souvenirs sur cette silhouette . Ces souvenirs viennent se greffer sur l’événement de la rencontre, rapportant une action qui se déroule dans le passé avec ses propres personnages : « l’homme« , alors encore petit écolier, et une petite fille, peut-être la fille de la plage ou son sosie. Le texte va donc être segmenté presque entièrement selon des disjonctions temporelles, organisées autour de l’opposition présent /passé en un continuel va-et-vient.

Séquence 1 : (jusqu’à « L’homme la regarde », 1.18) : une fille marche sur une plage. La séquence s’achève avec l’introduction d’un deuxième personnage (disjonction actorielle) : un homme qui regarde la fille.

Séquence 2 : (jusqu’à « Un jour – il devait avoir huit ou dix ans » : 1.39) : l’homme observe la fille. On note une petite disjonction temporelle (T-1) qui nous apprend que l’homme est en observation depuis un moment déjà.

Séquence 3 : (jusqu’à « ca porterait malheur », 1.42) : le texte fait une première incursion très brève dans un passé plus lointain de « il » (disjonction temporelle T-2 et disjonction actorielle : introduction du personnage de l’enfant) : les pensées de l’homme le ramènent à son passé. Le temps verbal de T-2 est l’imparfait.

Séquence 4 : (jusqu’à « Anna Maria Angelica« , 1.59) : retour dans le présent, à un moment T-1 : La raison de la présence de l’homme est dévoilée : il a une consigne à appliquer.

Séquence 5 : (jusqu’à « comme Dieu l’a voulu, 1.68) : deuxième incursion nettement plus longue dans le passé de l’observateur (T-2). Disjonction actorielle : on découvre les petites camarades de l’écolier.

Séquence 6 : (jusqu’à » ils ne viennent pas se mêler aux pauvres« , 1.77) : les temps verbaux sont à nouveau le passé composé et le présent, il y a donc retour au présent. Si le regard de l’adulte était déjà perceptible dans la description des petites camarades d’école dans les lignes précédentes, ces lignes-ci reflètent les pensées de l’adulte qui a réfléchi à sa situation, qui a appris à mettre des mots sur des sentiments que l’enfant d’alors ne pouvait que ressentir et sur des situations vécues qu’il ne pouvait que subir. On peut également déceler dans ces lignes la trace du discours de la guérilla.

Séquence 7 : (jusqu’à « Disaient-ils« , 1.88) : retour dans T-2 avec cette fois-ci usage d’un passé composé. Disjonction actorielle : la venue de Anna Maria Angelica à l’école.

Séquence 8 : (jusqu’à « bruissent dans les tamaris« , 1.98) : observation de l’homme.

Séquence 9 : (jusqu’à « barrette de nacre« , 1.103) : retour dans T-2. Ici aucune indication typographique (espace ou point à la ligne) ne signale le passage du présent au passé; seul le changement du temps verbal (présent à imparfait) permet de savoir que les tamaris du présent se mélangent aux tamaris de l’enfance. Le passé maintenant est, pour un moment, décrit au présent, provoquant un effet de superposition avec le présent.

Séquence 10 : (jusqu’à « Elle ne bouge pas« , 1. 108) : nouveau retour au présent.

Séquence 11 : (jusqu’à « viennent ici pour s’instruire« , 1.125): une scène d’école de l’enfance. Disjonction actorielle : introduction du personnage du maître d’école.

Séquence 12 : (jusqu’à « à la maison d’école« , 1.128). Cette fois, c’est le présent qui vient se glisser dans le passé : les lieux, école de l’enfance et baraque de la guérilla, se superposent.

Séquence 13 : (jusqu’à « parmi les ronces« , 1.133). scène d’école. La ponctuation laisse le lecteur libre d’interpréter la comparaison de la petite fille (« fleur de serre« ) avec ses camarades (« ronces« ) en tant que discours du maître ou jugement de l’homme qui traduit un sentiment, consciemment ressenti ou non, de l’enfant.

Séquence 14 : (jusqu’à « au Hilton pour l’embauche« , 1.153): retour à l’homme aux aguets qui plaque sur la fille ce qui pour lui est la vie oisive des gens riches.

Séquence 15 : (jusqu’à « dans la police« , 1.157) : retour à T-2 : les alternatives offertes par une bonne scolarité.

Séquence 16 : (jusqu’à « sa mère aura fait la lessive« , 1.175) : dernière incursion dans le passé, et la plus longue, qui sera décisive pour le comportement de celui qui, jusqu’ici, s’est contenté d’observer et de se souvenir.

Séquence 17 : (jusqu’à la fin). Performance.

b) Le niveau de surface.

1. La composante narrative

Une des particularités de « La plage« , outre l’imbrication de sèenes se déroulant dans le passé et dans le présent est la parcimonie des informations et leur transmission retardée au lecteur. Ces particularités compliquent la reconstruction de la structure narrative de la nouvelle, et surtout des programmes narratifs (abrégés ci-dessous en PN) qui la constituent. Contrairement à la segmentation du texte, la mise en évidence de programmes narratifs et de leurs phases ne suit pas toujours le déroulement chronologique du texte. Tel est le cas dans « La plage« . La structure narrative du texte peut être représentée schématiquement sous la forme suivante. Elle correspond au programme narratif principal de la nouvelle :

S     ———————————–   t   ———————————->  S’ Etat (contenu) initial       Transformation(s)      Etat (contenu) final  

 

–  Programme narratif principal

Un programme narratif (PN) est constitué de quatre phases et se base sur les différences entre un état initial et un état final. Elles peuvent être présentées, en simplifiant, comme suit :

 – La manipulation :

Elle présente un Sujet auquel est proposé un mandat par un Destinateur personnifié ou non. Par l’acceptation du mandat, ce Sujet devient Sujet opérateur potentiel d’une deuxième phase d’un PN appelée

 – la performance :

c’est dans cette phase que le Sujet opérateur réalise le mandat qu’il a accepté. Cette deuxième phase présuppose la phase de

 – la compétence :

un Sujet opérateur est dit potentiel, car il arrive souvent qu’il lui manque un certain nombre de qualifications lui permettant de mener son mandat à terme. Ces qualifications sont le vouloir-faire et le devoir-faire, le pouvoir-faire et le savoir-faire.

 – La sanction

enfin, introduit une évaluation que le Destinateur fait de la performance du Sujet opérateur.

Le Programme Narratif principal de « La plage« , même s’il englobe le texte dans sa totalité, n’occupe, en fait, qu’une toute petite portion de texte : c’est seulement dans les quelques lignes du dernier paragraphe qu’il sera réalisé ou sur le point d’être réalisé. Outre cette place congrue attribuée à la phase de la performance, le PN principal reste incomplet car – la nouvelle s’arrêtant sur le geste décisif du protagoniste (Sujet opérateur) – la phase de la sanction manque.

Il est recommandé, en analyse sémiotique, de reconstituer la structure narrative du texte à partir de l’état final. Celui-ci présente un homme sur le point de tirer sur une fille (ou sur une mouette ?). L’état final renvoie à son pendant (contenu corrêlé), l’état initial, dans lequel l’homme guette la fille.

La quatrième séquence qui révèle que l’homme est aux aguets afin d’obéir à un mandat qu’on lui a confié met en évidence un PN « application des consignes » qui régit la transformation de l’état initial à l’état final selon la représentation schématique suivante :

                                   S V 0 => S Λ 0.

En effet, la quatrième séquence en révélant le mandat de l’homme, le pose aussi comme Sujet d’état et comme Sujet opérateur  de la transformation (S1). Elle renvoie donc à la phase de la manipulation du PN. L’homme assume le rôle de Sujet opérateur car il a reçu pour mandat de surveiller la plage et de « tirer sur tout ce qui bouge » (dixième séquence), faire qu’il est en train ou sur le point de réaliser. Ses Destinateurs sont les supérieurs dune armée rebelle dont il est membre.

La révélation du mandat le pose également comme Sujet d’état dans un rapport de disjonction avec son Objet de valeur : les ordres qu’il doit exécuter, car s’il est bien en train  de surveiller la plage, it n’a pas encore mis en oeuvre toutes les consignes. Il n’appliquera l’ordre de « tirer sur tout ce qui bouge » que dans le dernier paragraphe de la nouvelle.

Dans cette phase de la manipulation l’homme n’est donc encore que Sujet opérateur potentiel. Il ne sera Sujet opérateur actualisé qu’à la fin de la nouvelle, car pour atteindre son Objet de valeur, il lui manque un élément de la phase de compétence.

Schématiquement, les trois phases présentes du PN seront représentées comme suit. La deuxième colonne montre un anti-PN (1), qui n’est qu’esquissé, parallèle an PN principal dont il est, en partie seulement, l’inverse. Il présente ce dernier du point de vue du premier personnage introduit dans la nouvelle, la fille (S 2) :

 


PN principal : application des ordres                       vs  

Anti-PN : mener une vie insouciante


Manipulation : F(S1) => S1 V 0 => S1 Λ 0              vs

F(S1)=> S2 Λ 0  => S2 V 0


Compétence :  cf. PN d’usage ou subordonné      vs            idem


Performance :  obéissance aux ordres = installer un sentiment d’insécurité/

obéissance aux ordres = empêcher vie insouciante


Sanction :  absente de la nouvelle                 vs                idem


 

Occupons-nous maintenant des programmes subordonnés qui constituent la majeure partie de la nouvelle.

  –  Programme narratif d’usage A : revivre le passé en pensées (acquisition du vouloir-faire)

C’est l’acquisition de la compétence totale qui constitue le premier PN d’usage, plus précisément l’acquisition du vouloir-faire nécessaire à la réalisation de la performance du PN principal. Cette acquisition se fera par le biais d’un PN « revivre le passé« . Le Sujet sait qu’il est engagé depuis un certain temps chez les rebelles (séquence 4. 1.49). II a donc pu entraîner son aptitude au tir. Le pouvoir-faire lui est donné par sa cachette derrière les buissons et les couleurs de la planche et du maillot de la fille qui contrastent avec la surface gris-blanc de la plage. Elle est une cible facile (séquence 1).

Reste le vouloir-faire. Il est l’objet modal que le Sujet opérateur doit encore atteindre. La transformation du non-vouloir-faire en vouloir-faire va se faire progressivement, mais les traces de cette progression sont peu marquées dans le texte. (2) En effet, il n’est jamais dit explicitement que l’homme ne veut pas tuer la fille. En fait, le lecteur ne sait quasiment rien des pensées ni des sentiments de l’homme. Un indice, pourtant, de ce non-vouloir¬faire me semble être la révélation de la consigne complète à la dixième séquence seulement, à un moment donc où la fille ne bouge effectivement plus, rendant l’ordre de « tirer sur tout ce qui bouge » momentanément irréalisable (1.106-8, presque à l’identique 1.137-139). Ce qui n’était pas le cas auparavant. Ce non-vouloir-faire est également manifesté par la figure « Allons décampe » (1.141), au moment où la fille se remet à bouger, à marcher. Pourtant l’homme ne tire pas. C’est donc que l’objet modal – le vouloir-faire – n’est pas encore atteint. L’application de l’ordre d’observer la plage semble retarder l’application de la deuxième partie de la consigne qui est de tirer.

  –  Programme narratif d’usage subordonné au PN A

Le geste de l’homme qui manifeste son vouloir-faire implique la réalisation préalable d’un PN « revivre le passé« , subordonné au PN de l’épreuve qualifiante. Les deux PN se répartissent sur les séquences 3 – 5 -7 -9 -11- 13 -15 -16. En effet, le vouloir¬faire ne sera atteint qu’après plusieurs « retours » de l’homme sur son passé. Ce sont ces retours, surtout le dernier (séquence 16), qui vont le pousser à vouloir utiliser son arme. II me semble significatif que la révélation de la consigne complète survienne pour la première fois après une des visions de Anna Maria Angelica en « fière » petite écolière (1.99-103. Idem pour la deuxième mention du mot « consignes« , 1.126).

Représentations des deux PN imbriqués : l’acquisition du vouloir-faire présuppose la performance du PN « revivre le passé » :

 – PN A : « revivre le passé » :

Sujet opérateur :   l’homme qui se souvient

manipulation :       ressemblance fille de la plage / Anna Maria      Angelica. Lieu : présence des mouettes

compétence :        présupposée

performance :         revivre l’humiliation passée   PN : acquisition

du vouloir-faire :  

 

 

Sujet opérateur l’homme qui revit son passé
manipulation passé revécu + superposition Anna-Maria / fille de la plage
compétence présupposée
performance acquisition du vouloir-faire   PN principal

Ce rôle décisif du passé mène à l’un des deux autres PN d’usage subordonnés aux PN précédents.    

 

–  Programme narratif d’usage : tuer une mouette

Dans ce PN, concentré sur une séquence (3), le petit garçon endosse le rôle du Sujet opérateur. Le Destinateur du faire est l’amusement. L’énoncé est disjonctif, puisque la mouette passe de la vie à la mort. C’est une des seules fois où l’on trouve dans le texte la phase de la sanction d’un PN. Le faire-interprétatif, propre à cette phase, est pris en charge par « on« , sans doute les gens du pays, qui condamnent le geste de l’enfant. Cette séquence a pour fonction d’anticiper le geste final de l’homme.

 

  –  Programme narratif d’usage : « rapprochement des riches et des pauvres« 

Ce programme ne sera pas réalisé; il est de l’ordre du virtuel, puisque va manquer le vouloir-faire d’un des Sujets opérateurs, la petite fille. Il se répartit sur les séquences 7 11-15. Représentation schématique :

Sujets opérateurs Les écoliers, en particulier Anna Maria et Roberto
manipulation les riches charitables. Le père de la petite fille
compétence Adjuvant devoir-faire / pouvoir-faire / savoir-faire (?) Non-vouloir-faire.  L’école, lieu de rassemblement.
performance Sujets d’état   Objet de valeur Apprendre à se connaître / devenir « amis ». Riches et Pauvres qui ne se mélangent pas, en particulier les deux enfants / « l’amour » entre classes sociales différentes

Ce programme, qui aurait dû prendre la forme S V O => S Λ 0 avorte dans la séquence 16. Il n’y a pas de transformation. Les Sujets d’états restent disjoints de l’Objet de valeur, car si les enfants sont bien réunis dans une même classe, la distance subsiste, visible d’abord dans les attributs sociaux (habillement, attitude), puis verbalisée dans le discours de la petite fille qui manifeste son non-vouloir.

La nouvelle présente donc la structure (cf. N. Everaert-Desmedt. p.19) :

  S  ————– PN principal : « obéir aux ordres » ———-> S’

                                T

S1–PN « tuer une mouette« ——>S2 S3–PN « rapprochement         riches/pauvres »—–>S4

S  ——————– PN « revivre le passé« ————————> S’

S  —————-PN « acquisition du vouloir-faire »  ————–> S’    

 

  1. La composante discursive

  –  Parcours figuratifs et configurations discursives

Sur le modèle des champs lexicaux que la langue permet de former, l’analyse discursive s’efforce de regrouper les figures qu’un texte présente pour en reconstituer le réseau. Ces réseaux fonctionnent comme une mise en pratique de champs lexicaux. On les appelle « parcours figuratifs« . En voici le tableau avec les figures du texte correspondantes :

 

parcours figuratifs figures du texte
bien-être (séquence 1 + 8) plage – immensité – mer/océan -surf – soleil – corps bronzé sable – serviette de bain
mouvement, liberté du corps (séquences 1-2-4-14-17) marcher à grands pas – souplesse – vivacité – danser – basculer – perdre et retrouver l’équilibre – paisible – geste nonchalant – virevolter
regard – observation (séquences 2- 4-8-10-14-17 surveiller – derrière les tamaris (cachette) – regarder – observer – guetter – voir
uniforme + armement (séquences 2-17) treillis léopard – rangers – fusil
menace – tuer (séquences 3-10-17) viser -tirer – consignes – ordre – interdire l’accès – mouettes – eau montante
école (séquences 5-7-11-15-16) maître – réprimande – encouragement – savoir lire – hangar – bancs – pupitres
habillement (séquences 1-2-9-16) ceintures de ruban – chauffeur – limousine – chaussures dorées – robe brodée – étoffes précieuses – culotte trouée
habitat (séquences 3-6) baraque de bois – de tôle – riches propriétés – domaines
protection / enfermement (séquences 6-14) protéger – bâtir des murs – se tenir à l’abri – s’enfermer – portes massives – police – poste de gardes­-côtes fermé
religion (séquences 5-6) volonté de Dieu – confiance
don offrir – se montrer charitable – équiper l’école – apporter cadeau
caractéristiques physiques (séquences 1-2-5-11) cheveux lisses – blonds – pâles – brun – solide – teint sombre – cheveux noirs
attitude / sensations) (séquences 1-9-11-14-17 crainte-respect – ne pas toucher les cheveux (séquence 11)- vivacité – fierté – allégresse – rêverie – chaleur – sueur – fraîcheur

 

Le tableau suivant présente les parcours figuratifs de « La plage« , tels qu’on les retrouve dans les Programmes Narratifs mis en évidence ci-dessus :

Programmes narratifs parcours figuratifs
vivre une vie insouciante bien-être – liberté du corps – attitude
obéissance aux ordres ou installation de l’insécurité observation – regard – uniforme – armement protection / enfermement  – tuer caractéristiques physiques
revivre le passé rapprochement riches/pauvres sentiments attributs richesse / pauvreté caractéristiques physiques attitude  -école – habitat                – habillement

 

Pour plus de clarté, j’introduirai un dernier tableau en rapport avec les parcours figuratifs, afin de souligner encore la structure de la nouvelle construite autour de deux personnages et/ou leur dédoublement dans l’enfance. Les parcours figuratifs suivants montrent l’opposition quasi systématique entre l’homme et la fille, le petit garçon et la petite file :

Parcours figuratifs L’homme La fille Roberto Anna Maria
Caractéristiques physiques brun / solide cheveux blonds / peau bronzée teint         sombre cheveux noirs cheveux pâles
habillement           attitude/sensations   treillis léopard maillot       de            bain coloré – sandales jupe soyeuse   vivacité souplesse nonchalance culotte trouée         guetter à la dérobée taciturne robe brodée – barrette de nacre + ceinture de ru­ban (cf1.161-5)     vive – marcher allègrement fière

 

La dernière étape de l’analyse du niveau de surface consiste à faire se rencontrer les composantes narrative et discursive du texte. Pour cela, on fait se recouper les rôles actantiels à la base des programmes narratifs et les rôles thématiques qui sont, eux, des mini-résumés des parcours figuratifs.

  –  Correspondance entre roles thématiques et actantiels :

Rôles actantiels Rôles thématiques
Sujet d’état PN principal rebelle en treillis, en sueur, caché
Sujet opérateur PN principal « Il » après retour dans le passé
Sujet d’état PN subordonné « Il » se remémorant
Sujet d’état PN subordonné A « Il » – observateur
Sujet d’état et opérateur PN subordonné B écolier – bon lecteur (1.109), travailleur (1.154) – taciturne (1.62) – observateur (1.116)

c) Le niveau profond

 

  1. Sèmes nucléaires et sèmes contextuels

L’analyse du niveau profond s’occupe de décomposer les figures des parcours figuratifs en sèmes. Cette mise en évidence des traits sémantiques élémentaires a pour but de montrer ce qui relie ou ce qui sépare les figures des différents parcours entre elles.

bien-être : /éta/ + /somatique et ou psychique/ + /euphorique/

  1. Isotopies sémiologiques et sémantiques

Isotopies en présence : isotopies : /somatique/ et /économique/

  1. Le carré sémiotique

J’ai dit que la réalisation du PN « obéir aux ordres » équivalait en fait au choix entre mettre un terme ou ne pas mettre un terme à la vie, selon toutes apparences, insouciante de la fille de la plage. Ce mouvement entre décision et hésitation renvoie an niveau profond du texte aux valeurs générales de « destruction » / « préservation ».

L’opération entre ces deux valeurs suit le parcours :

S1 préservation                                                     S2 destruction (révélation incomplète des consignes :

observer la plage  => séquence 10) 

 

______                                                          ________

S2   non-destruction                                 S1 non-préservation                                                                     (révélation complète                                                                        des consignes : tirer                                                                      sur tout ce qui bouge                                                                    => séquence 15)  

Conclusion

 

La difficulté de soumettre « La plage » à une analyse sémiotique provient, je crois, de la « transparence » du narrateur qui ne prend jamais position sur les actions du personnage principal, laissant le lecteur libre de les interpréter à sa manière. J’ai vu, par exemple, dans la longue exposition répétitive de la fille marchant sur la plage un programme narratif d’acquisition progressive de l’objet modal, le vouloir-faire. Ceci est un choix. Un autre lecteur pourrait très bien lire de la cruauté là où j’ai lu de l’hésitation, penser que le personnage principal est décidé à tuer dès le début mais prend son temps pour le faire. Dans le cas dune telle lecture, il faudrait donc mettre à jour des PN différents.

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IV. Bibliographie

  EVERAERT-DESMEDT, N.:             Sémiotique du récit. Bruxelles (De Boeck-Wesmael), 1988.

GROUPE D’ENTREVERNES             Analyse sémiotique des textes. Lyon (PU), 1979

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Notes

(1) Le terme n’est en fait pas bien choisi, car le deuxième Sujet en présence est déjà en conjonction avec son Objet de valeur ; nous ne sommes donc pas en présence de Sujets avec des quêtes opposées. Toutefois, la réalisation de la performance par S1 signifiera bien pour S2 la disjonction d’avec son Objet de valeur actuellement en sa possession.

(2) Les démarcateurs de temps sont peu présents dans la nouvelle, ce qui rend impossible toute évaluation quant à la durée de ce va-et-vient entre passé et présent. Les séquences se déroulant dans To montrent une action extrêmement brève : une fille qui sort de la mer pour retourner à sa serviette et quitter la plage. Le temps raconté est donc très bref. Cependant, la manière de raconter, d’intercaler ces retours dans le passé, rallonge la durée de To, permettant ainsi de percevoir rétroactivement une progression.

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ANNEXE

 

Le texte de la nouvelle d’Annie SAUMONT  :

LA PLAGE

(extrait du recueil « Les voilà quel bonheur »)

 

Elle marche sur le sable.

Le sable est gris la mer est blanche et grise. La plage immense.

Elle marche. Une fille en maillot de bain portant sous le bras sa planche de surf. Ciel blanc. Un soleil blanc que voile une buée légère.

La plage est immense. Comme l’océan comme le ciel. Une fille marchant sur la plage. Seule. L’empreinte de ses pas ne brouillera que les traces tenues laissées par les mouettes.

Jaune orange la planche de surf. Bleu le maillot, d’un bleu pervenche. Corps bronze de la fille. Taches insolites dans un monde presque incolore. Cheveux lisses et si blonds si pâles qu’ils se confondent avec le ciel.

La fille marche sur le sable. A grands pas. Vive et souple.

L’homme regarde.

Il est an bord de la plage entre les buissons de tama­ris et le chemin qui va vers la forêt. Il est la depuis longtemps déjà. II a vu la fille danser sur Ia mer. II I’a vue en haut de la vague et soudain basculant au creux d’un rouleau. II I’a vue et puis il ne voyait plus qu’une épave à la dérive. Il l’a vue à nouveau debout sur la planche, jambes un peu fléchies bras en balancier cherchant perdant retrouvant son équilibre. Dans la frange de sable mouillé les mouettes sont alignées immobiles en un rang presque parfait. Leur énorme bec pointant vers le large. L’eau monte. II a vu la fille étreindre la planche, attendant que le flot la ramène au rivage.

Anna Maria Angelica.

Il est derrière les tamaris. Brun et solide. Vêtu d’un treillis léopard, chaussé de rangers. Tenant son fusil. Ici de tout temps on a eu des fusils. Dans chaque demeure chaque maison chaque cabane de bois ou de tôle chaque homme possède un fusil et parfois les enfants s’en emparent. Un jour — il devait avoir huit ou dix ans — il a visé une mouette sur la plage. C’était un jeu. C’était pour faire comme si. Et puis il a tiré. Dans ce pays son pays où il est né et a grandi, d’ordinaire on ne tue pas les mouettes. On dit que ça porterait malheur. L’eau monte. Il regarde la fille qui traverse Ia plage.

A Sept heures — ce matin comme tous les matins depuis des semaines ou des mois qu’il a rejoint les rebelles — on lui a passé les consignes : surveiller Ia plage, en interdire l’accès. Tel est I’ordre. Aujourd’hui. Tel est le lieu. Demain ce sera ailleurs. Et autre chose.
Parfois le soleil dissipe Ia brume, le sable devient jaune, la mer est bleue. Pour un instant. L’air est brûlant. L’homme essuie du bras la sueur sur son front.
La fille marche, fraîche et paisible.


Anna Maria Angelica.


II avait dix ans, il allait à l’école. Pas tous les jours mais souvent. Se rassemblaient à l’école des gamins comme lui, taciturnes, et leurs soeurs et leurs cousines, si jeunes et déjà trop sérieuses qui disaient Il faut, ou bien II ne faut pas. Teint sombre, cheveux noirs. Dans les yeux de la crainte, parfois de la colère. Et puis une douceur obstinée, Jésus nous aime et nous bénit, Dieu le Père a créé le monde. Le monde est comme Dieu l’a voulu.


Avec des riches et des pauvres. Les riches ont employé les pauvres à bâtir des murs autour de leurs domaines. Ils ont employé des pauvres à les protéger des pauvres encore plus pauvres. Les riches se tiennent à I’abri dans leurs riches propriétés. Eux aussi s’en remettent à Dieu, le glorifient, mais ils s’enferment entre des murs épais, derrière des portes massives, ils ne viennent pas se mêler aux pauvres.
Un jour elle est venue.
Anna Maria Angelica.
Parce que c’était son père qui avait donné l’argent pour l’école. Son père était un de ces riches qui voulaient se montrer charitables, qui offraient un hangar sur leurs terres, l’équipaient de bancs et de pupitres, recrutaient un maître à la ville. Et puis envoyaient leurs enfants à l’école. Avec les pauvres. Afin que riches et pauvres apprennent à se connaître. A s’aimer. Disaient-ils.


La fille marche sur Ia plage. Elle a longé le poste des gardes-côtes qui tout l’été est resté fermé. Elle a laissé sa planche dans l’appentis. Elle s’est dirigée vers la dune. L’homme voit au bas de la dune les sandales, la jupe étalée, près de la serviette de bain, rectangle blanc sur le sable gris. La fille se retourne. Elle regarde la mer.


Il a trop chaud, il a soif, l’eau de la gourde est tiède et saumâtre. Les insectes bruissent dans les tamaris. Des tamaris bordaient la cour de l’école. La limousine ralentit et s’arrête devant l’entrée. Le chauffeur ouvre la portière et Anna Maria Angelica franchit allègre-ment le grillage arraché, vive et fière, en robe brodée. Les cheveux retenus par une barrette de nacre.

Et lui près des tamaris, en treillis tache de graisse et de cambouis le fusil à Ia main. Ayant pour consigne de surveiller la plage. De tirer sur tout ce qui bouge.

Elle ne bouge pas.


Très vite il a appris à lire. Le maître disait, lui tapotant l’épaule, Roberto c’est bien c’est très bien, lui passant les doigts dans les cheveux il détestait. Le maître disait aussi, Anna Maria Angelica ça n’est pas mal, sans toucher aux cheveux pales. Le maitre disait encore, Anna Maria Angelica tu fais des progrès, continue, mais lui il était sûr qu’elle n’apprenait rien ou pas grand-chose, la guettant a la dérobée, elle avait toujours l’air de rêver, et une fois le maître a dit, Anna Maria Angelica un peu d’attention je te prie, Roberto lit mieux que toi.

Et elle, Oui mais Roberto c’est un pauvre. Le maître demandait, Que dis-tu? Anna Maria Angelica marmonnait tête baissée. Si elle avait parlé plus clairement le maître aurait osé une réprimande, En classe vous êtes tous semblables, des enfants qui tous viennent ici pour s’instruire.

Il sait lire. Il lit les consignes sur le morceau de carton d’emballage affiche dans le baraquement qui res-semble a la maison d’ecole. Le maitre disait que tous devaient apprendre a lire mais aussi a bien se conduire parce que les bonnes manieres c’etait important dans la vie. Anna Maria Angelica etait comme une fleur de serre qui pousse parmi les ronces.
Elle s’est assise sur la serviette de bain. Elle n’a pas remis la jupe ni les sandales. Elle ne bouge pas. La consigne est de tirer sur ce qui bouge. Rien ne bouge que la mer. Parfois une mouette. Et puis une autre.

L’eau monte.


La fille s’est agitée soudain. Il l’observe, Allons décampe. Elle se lève, d’un geste nonchalant plie la serviette de bain, puis enfile sa jupe et l’agrafe, arrange un peu ses cheveux, prend les sandales. Elle va partir. Elle ira boire un piña colada au bar du Hilton. Le Hil-ton Vista quatre étoiles est le seul hôtel encore ouvert. Partout au Hilton, près des bassins et des fontaines sur les terrasses dans les salons le bar les restaurants et les corridors sans fin avec leurs guirlandes de stuc et leurs miroirs à dorures, partout il y a la police.

II sait lire. II aurait pu à douze ou treize ans se présenter au Hilton pour l’embauche. Le maître disait, Roberto c’est bien, tu travailles, tu auras plus tard un bon métier. Il pouvait aussi aller à l’entraînement afin de s’engager un jour dans la police.

Il aurait aimé s’asseoir près d’Anna Maria Angelica, lui faire répéter sa page. Moi je sais, je vais t’apprendre.

Anna Maria Angelica légère dans les étoffes précieuses, changeant chaque jour de robe. Nouant sur la mousseline des ceintures en ruban. Disant, J’ai jeté mes chaussures dorées et maman d’une voix très fâchée, On ne jette pas on donne aux pauvres.

Regarde, maman m’a dit de t’apporter ça. Elle tend à Roberto le sac de papier brun. Il en sort un pantalon de toile. Elle dit, C’est à mon frère mais mon frère n’en veut plus. Ca vaudra toujours mieux que ta culotte trouée.

II a pris le vêtement d’une main et de l’autre explore, vérifie, oui sa culotte est trouée. Et dessous il n’a pas de slip. Il n’aura pas de slip avant lundi prochain quand sa mère aura fait la lessive.

Anna Maria Angelica.

La plage est immense et grise.

Des deux mains il tient son fusil. La fille un instant virevolte dans un tournoiement de la jupe soyeuse. Elle passe à son poignet les lanières des sandales. Elle marche pieds nus sur le sable.

Anna Maria Angelica. C’est elle. Ou bien une autre. Derrière elle une mouette se pose et sautille.

L’homme lentement soulève le fusil. Appuie la crosse contre son épaule.

L’eau monte.

***

UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Chantal DALLIARD dans le cadre du séminaire de Méthodologie littéraire

pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (D.E.S.F.L.E.)

Cours de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff    

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY