L’intention de l’auteur dans « Le silence de la mer »

Silence

Introduction

Si l’importance du « Silence de la mer  » de Vercors comme oeuvre littéraire au service de la Résistance française est incontestable, il n’y a pas unanimité en ce qui concerne son interprétation. Lorsque Vercors adapte sa nouvelle pour le théâtre, en 1949, il l’enrichit de quelques répliques qui ont une fonction non seulement dramaturgique mais aussi d’explication : le silence des deux protagonistes français n’est ni d’indifférence ni de simple résistance passive. Leur mutisme constitue le prélude à une résistance dynamique. Deux ans plus tard, à la suite d’observations faites par certains amis aux dires desquels certains lecteurs pourraient lire dans le « Silence » une incitation à la réconciliation franco-allemande, l’auteur ajoute quelques lignes dans la réédition de 1951, afin d’écarter tout risque d’ambiguïté dans l’interprétation de l’oeuvre.
Pourquoi l’oeuvre la plus connue de Vercors, est-elle caractérisée par une telle ambiguïté qu’elle nécessite une explication ? Que voulait dire l’auteur ? Le but de ce travail est de tenter d’éclairer l’intention de l’auteur lui-même au moyen d’une analyse du texte à la lumière de certains faits biographiques.

La naissance de la Résistance dans l’esprit de Vercors

En 1940, Jean Bruller (Vercors) est replié avec son bataillon à Besayes, près de Romans. Pendant l’attente dans ce petit village, atterré par la manière dont les opérations avaient été menées, par l’incompétence, par la lâcheté, par l’esprit d’intrigue de nombreux officiers généraux, il s’abandonne au désespoir. C’est dans « Désespoir est mort« , le petit texte que Vercors a placé « en guise de Préface » au « Silence« , que l’auteur décrit son état d’esprit : il vivait un « infernal silence » jusqu’au moment où ce silence fut brisé par le rire et les mots encourageants de ses amis. Alors le désespoir « pervers et stérile » glissa de ses épaules « comme un manteau trop lourd. »

La genèse du « Silence de la mer »

Longtemps un pacifiste en réaction contre les horreurs de la guerre de 1914-1918, Vercors comprend finalement que le pacifisme n’est plus d’actualité face à l’Allemagne nazifiée. D’abord il se retire à Villiers-sur-Morin et, comme acte de résistance, il se promet de ne rien publier tant que la France sera occupée. Néanmoins, quelque temps plus tard, il assume un rôle plus actif dans un réseau de Résistance qui travaille en relation avec l’Intelligence Service. Avec la dissolution du réseau, l’écriture devient son arme de combat et il fonde une maison d’éditions clandestines : Les Editions de Minuit. Une année après son séjour à Besayes, pendant l’été de 1941, il rédige « Le Silence de la mer« , mais le livre n’est publié qu’en février 1942, en raison des difficultés d’impression de l’époque.

Diverses interprétations

Cependant, bien que son oeuvre soit considérée comme un manifeste de résistance à l’envahisseur, au moment de sa publication nombre de lecteurs remarquent que la résistance par le silence, qui semble être l’esprit de ce récit, est déjà dépassée. Ils interprètent le silence des deux Français envers l’officier allemand comme une forme de résistance passive.

Parallèlement à sa publication clandestine en France, le « Silence » est publié par « La Marseillaise« , journal des Français de Londres. On reproche à Vercors de n’avoir pas fait une peinture réaliste. Pour Arthur Koestler, l’histoire n’est pas crédible psychologiquement parlant et, sur le plan politique, il l’estime stupide et néfaste. On a de la peine à comprendre pourquoi les deux protagonistes français ont puni par un silence obstiné un Allemand aussi franchement anti-nazi. De plus, cet officier fait preuve d’un aveuglement extrême : comment accepter qu’un Allemand éclairé puisse être encore, en 1940, aussi ignorant des desseins du IIIème Reich? En revanche, les communistes en Algérie sont persuadés que ce récit, qui fait la part belle à un Allemand aussi sympathique, ne peut être l’oeuvre que d’un collaborationniste !

Le but de l’auteur

Mais que dit Vercors lui-même à propos du « Silence » ? Dans « La Bataille du Silence« , il décrit avec précision les débuts des Editions de Minuit ainsi que la genèse de ses propres textes. L’idée du « Silence » était d’affirmer la dignité de la France au moment où précisément elle en avait le plus besoin et où l’honneur lui faisait cruellement défaut. Aux yeux de Vercors, La France manquait au devoir de dignité. Le « Silence » n’était pas encore une littérature de combat mais une exploration subtile des circonstances de l’époque, une apologie destinée à ceux qui se sentaient déçus par ce qui se passait en France. Vercors était bien placé pour comprendre ces sentiments.
On a déjà dit qu’après la Première Guerre mondiale il était devenu pacifiste, mais il était aussi un partisan acharné de l’entente avec l’Allemagne, mettant tous ses espoirs dans la politique d’Aristide Briand. Plus tard, en 1981, il va d’ailleurs consacrer une « autobiographie » en hommage à Briand. Cependant, ses expériences à partir de 1938 le convainquent du danger de l’Allemagne nazifiée et surtout de la politique trompeuse de la main tendue adoptée dans les premiers temps de l’Occupation. En outre, il est choqué par l’affabilité des gens de son village à l’égard des soldats allemands qui y sont cantonnés. Loin donc d’être l’oeuvre d’un collaborationniste, le « Silence » peut être considéré comme un avertissement de Vercors à ceux qui, sans être des collaborateurs, se sont néanmoins laissés endormir par les propos rassurants du Maréchal, par la courtoisie de commande de l’occupant.


Une première analyse du texte

Une lecture naïve, linéaire, de ce sobre récit nous présente l’histoire d’un officier allemand, Werner von Ebrennac, qui est hébergé chez des Français, un homme et sa nièce. Toute l’histoire a pour thème la tentative de fraternisation de cet officier sensible et cultivé avec les Français et le silence obstiné de ses hôtes. Pourtant, une lecture plus attentive dissipe cette première impression, celle d’une histoire édifiante de résistance et ceci parce qu’aucun des protagonistes ne remplit la fonction qu’une telle interprétation tendrait à lui assigner. L’officier et la nièce sont tellement irréels comme personnages qu’on ne peut que leur attribuer une signification symbolique. Quant à l’oncle, ses réactions n’ont rien de si exemplaire comme actes de résistance qu’on puisse accepter l’interprétation de l’histoire édifiante. Il faut chercher une autre interprétation. La clé du mystère se trouve sûrement dans une meilleure appréciation du rôle de chaque personnage.

Première constatation : contrairement à ce que l’on pense, le rôle du narrateur dans ce récit n’est pas simplement celui du narrateur-témoin. Il ne reste pas en dehors des événements. Bien au contraire, il en est un protagoniste et Ebrennac s’adresse à lui autant qu’à sa nièce.
Deuxième constatation : Ebrennac ainsi que la nièce n’existent pour le lecteur que par l’intermédiaire de l’observation subjective du narrateur. Ils sont des projections de sa pensée. La nièce en particulier reste pendant tout le récit un personnage immatériel. Elle s’oppose à la fois à Ebrennac et à son oncle avec une dignité, une pureté, mais aussi avec une austérité qui fait d’elle « une statue animée » (p. 28, chapitre III), la personnification de la France, ce qu’aurait dû être la France en 1941.
La narrateur, en revanche, est un personnage réel, l’homme de 1941 humilié par la défaite, un Français cultivé et habile de ses mains, comme d’ailleurs l’était Vercors lui-même, dont la vie est bouleversée par l’occupation allemande et qui se trouve au carrefour entre la résistance et la collaboration. On voit ces deux tendances dans sa relation avec sa nièce et avec von Ebrennac. La nièce symbolise l’esprit de la France, plein de dignité, qui l’encourage à résister, von Ebrennac l’occupant dont la courtoisie l’étonne et l’entraîne vers la collaboration. Des deux personnages symboliques, Ebrennac est le plus complexe car il représente le mensonge involontaire d’un Allemand dupé, qui vit dans l’illusion, mais aussi, indirectement, le mensonge volontaire des nazis et de Vichy.

On peut donc conclure que c’est le narrateur qui est le héros de ce récit.

Début d’une analyse sémiotique

Pour mieux comprendre le déroulement et le sens du récit, nous allons faire une analyse comparative entre la situation initiale et la situation finale du récit, avec pour Sujet d’état le narrateur. Entre les deux situations, initiale et finale, il y a un développement, une transformation de l’état du narrateur. On peut la représenter par l’axe sémantique suivant :

S ——————————–> t ——————————-> S’

situation initiale ———> transformation ——–> situation finale

La nouvelle commence par un court premier chapitre, l’avant-propos du récit, où est décrit le méfait, cause de la disjonction qui va caractériser la situation initiale du récit : l’invasion allemande. Verner von Ebrennac « fut précédé par un grand déploiement d’appareil militaire« . Le narrateur se résigne à cette invasion et à l’occupation forcée de sa maison qui en résulte. Il ne peut communiquer avec ces premiers envahisseurs que par des gestes.

Les oppositions figuratives

Il y a eu une dégradation de la condition du narrateur qui est symbolisée par la réquisition de son atelier par trois cavaliers et leurs chevaux. La bâtisse revient à son premier état de grange. Cependant, le matin du troisième jour de l’invasion, un jeune homme cultivé annonce l’arrivée imminente de l’occupant, Ebrennac : il demande des draps à la nièce « dans un français correct« . Au niveau figuratif, on peut décrire la relation entre les oppositions en jeu au moyen du  » triangle culinaire  » de Claude Lévi Strauss :

jeune homme souriant + des draps

grange ( » nature « )                         vs                               atelier ( » culture « )

cavaliers/troufions (état militaire)         vs        narrateur (état civil)

dégradation

Ce jeune homme cultivé, précurseur de l’officier, est la première indication que la dégradation subie à cause de l’occupation rudoyante pourrait par la suite être tempérée. Cet avant-propos, fortement symbolique, témoigne de la nature complexe et travaillée de l’oeuvre. On est loin ici d’une histoire réaliste, d’une simple documentation sur des événements.

Une analyse de la situation initiale

Le chapitre II, où est décrite la situation initiale, débute avec l’arrivée de l’occupant. Le narrateur est chez lui, avec sa nièce. Ils entendent « le bruit des talons sur le carreau« , ils voient « l’immense silhouette, la casquette plate« . C’est la nièce, la France personnifiée, « silencieuse… adossée au mur, regardant droit devant elle« , qui va ouvrir la porte de la maison à l’occupant. La narrateur, par contre, reste « assis au fond de la pièce, relativement dans l’ombre« . Il attend et il observe.

Pourtant, la tonalité apparemment détachée de son dire, masquée par la feinte objectivité du témoignage, cache une subjectivité clairement visible dans ses descriptions, surtout celle qu’il consacre à Ebrennac. On est frappé par l’animalité du corps de l’officier dont les yeux, qui dans un premier temps paraissaient « clairs » au narrateur, se révèlent n’être « pas bleus comme [il] l’avai t] cru, mais dorés » au chapitre III. Malgré la courtoisie d’Ebrennac, le Français ne peut que ressentir la présence du loup, de l’agresseur qui se cache.

La nièce est aussi le sujet d’une minutieuse observation tout au long du récit, et ceci parce qu’elle est le point de référence du narrateur, la Patrie symbolisée, une forte présence qui tempère l’influence qu’exerce Ebrennac. Au chapitre VIII, le narrateur confie : « Je regardai ma nièce pour pêcher dans ses yeux un encouragement ou un signe« .

Cependant, il y a une autre présence, dès la situation initiale, un complément à la triade actorielle, dont le narrateur nous indique l’existence : le silence. Il s’agit d’un silence omniprésent, parlant, tangible dont les trois protagonistes se servent. Dans la situation initiale, ce silence « épais et immobile » signale l’indifférence, la passivité du narrateur et de sa nièce. Plus tard, au chapitre III, on voit clairement son aspect « immobile« , indiquant un manque total de réaction. N’ayant pas fermé la porte à clé pour éviter que l’officier n’entre dans les pièces qu’ils utilisent, le narrateur s’explique « D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail.- comme si l’officier n’existait pas,’ comme s’il eût été un fantôme« .

Ce silence-là constitue-t-il vraiment une forme de résistance au sens propre du terme ? Ebrennac n’est désorienté que momentanément. Ce silence, ce manque de réaction, n’est pour lui qu’une invite. Le narrateur lui-même admet que « les raisons de cette abstention ne [sont] très claires ni très pures« .

A la fin du chapitre II, le narrateur exprime son soulagement : « Dieu merci, il a l’air convenable. » On en comprend que ce qu’il désire, c’est tout d’abord une cohabitation paisible avec l’occupant. La libération du joug allemand est encore très loin pour lui. La nièce, par contre, « hausse les épaules« , geste négatif mais ambigu. La France ne laisse pas entendre sa voix.

Il y a donc une disjonction, dans l’énoncé d’état, entre le Sujet d’état (le narrateur) et ce qu’il désire, son Objet de valeur (une cohabitation paisible/la libération finale). Il vit donc dans la dysphorie. On peut représenter ainsi cette disjonction :

S V O

Analyse de la situation finale

La situation finale est décrite au chapitre VIII (la quatrième sous-séquence qui débute ainsi : « Ce fut trois jours plus tard  » jusqu’à la fin du récit). Beaucoup plus longue et très détaillée, on y trouve tous les indices de la transformation de l’état du narrateur. Il semble que cette transformation soit conjonctive . On aurait donc :

S /\ O.

 » Il (Ebrennac) était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale« .

Le narrateur est libéré de la présence de l’occupant. Pourtant, cet occupant n’était qu’Ebrennac et non pas l’Allemagne nazie. La transformation, est-elle vraiment conjonctive, et si oui, dans quel sens ? Nous allons faire une analyse des indices de la transformation subie.

Trois jours après l’incident à la Kommandantur, où un Ebrennac au visage «  pâle et tiré  » changé après son séjour à Paris, a évité de parler au narrateur, les deux protagonistes français entendent approcher  » le battement irrégulier des pas familiers « . Le narrateur se souvient du soir, six mois auparavant, où l’officier est arrivé chez eux. Il pleut, comme il pleuvait ce soir-là, et l’atmosphère est « froide et moite » dans la maison. La nièce a couvert ses épaules « d’un carré de soie imprimé où dix mains inquiétantes, dessinées par Jean Cocteau, se désignaient mutuellement avec mollesse « . On ne peut que penser à la lâcheté et à la récrimination mutuelle des collaborateurs. Le narrateur éprouve du regret et de l’inquiétude devant le changement qu’il a constaté en Ebrennac, et ceci parce qu’après  » plus de cent soirées d’hiver  » en compagnie de l’officier, il l’admire : au point que  » jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage… » (chapitre VI, p.38).

Pourtant, il semble reconnaître, au moins inconsciemment, le danger qu’Ebrennac constitue pour eux car il poursuit :  » …parfois il laissait ce silence envahir la pièce et la saturer jusqu’au fond des angles comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s’y trouvait le plus à l’aise  » .

Les pas irréguliers d’Ebrennac, forts et faibles, sont un avertissement de ce danger. La personnalité d’Ebrennac manque de cohérence. Son côté fort, héritage de son père, de l’Allemagne humiliée, croit au mariage franco-allemand, mais au prix de la guerre  » Je ne regrette pas cette guerre  » (chapitre III, p. 29). Il porte en lui la douleur, la honte de la défaite de la Première Guerre mondiale, d’où la référence au  » gaz pesant et irrespirable « . Juxtaposé à cette Allemagne dure, trop masculine, il y a le côté « faible » du musicien, du romantique qui pense que de cette guerre  » il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne et pour la France. » (p. 29).

Jusqu’au moment de son voyage à Paris, il croit sincèrement qu’on peut  » vaincre le silence de la France  » exactement comme la Bête a conquis le coeur de la Belle dans le conte :  » Aussitôt la Bête se transforme, le sortilège qui la maintenait dans ce pelage barbare est dissipé : c’est maintenant un chevalier très beau et très pur, délicat et cultivé…(…) Leur union détermine un bonheur sublime. Leurs enfants…sont les plus beaux que la terre ait portés.  » (chapitre IV, pp. 33-34). Telle est la mesure de son illusion !

A Paris, les  » hommes victorieux  » ont ri de lui, disant :

 » La politique n’est pas un rêve de poète.(…) nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera.(…) Son âme surtout  » (p. 53).

Ce dernier soir chez les Français, Ebrennac va se plaindre :

«  Ils m’ont blâmé …  » (…)Vous voyez combien vous l’aimez ! Voilà le grand Péril ! Mais nous guérirons l’Europe de cette peste ! »

Ebrennac frappe à la porte :  » trois coups pleins et lents, les coups assurés et calmes d’une décision sans retour  » puis il attend. Il va partir pour le front,  » Pour l’enfer « . Il constitue un danger, autant pour les projets de l’Allemagne nazie que pour la France. Il va mourir.  » Il n’y a pas d’espoir  » , leur répète-t-il. Les nazis le condamnent à se suicider : son devoir ! Le silence qui tombe est de désespoir total, comme l’ infernal silence que Vercors a vécu dans « Désespoir est mort« .

Il n’y a plus  » la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent  » comme  » sous les silences d’antan  » , il n’y a  » qu’une affreuse oppression  » , le silence total de la mer.

 » Avec une fixité lamentable  » Ebrennac regarde encore une fois, comme au début, l’ange de bois sculpté au-dessus de la fenêtre. Il cherche une inspiration auprès de  » l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste  » mais c’est dans l’  » Adieu  » de la nièce qu’il trouvera le soulagement. La France, la mère dont il a besoin, cette France dont il a dit : la  » richesse, sa haute richesse, on ne peut la conquérir. Il faut la boire à son sein » va finalement rompre le silence et lui parler.

Le sens de la transformation conjonctive

Soulagé et en uniforme –  » Je dirais volontiers qu’il était plus que jamais en uniforme  » – Ebrennac part pour entraîner avec lui dans la mort l’Allemagne nazie, car, désabusée de l’illusion dangereuse d’une cohabitation fructueuse avec cette Allemagne-là, la France peut désormais lutter pour sa libération : tel est le sens de la transformation conjonctive.  » Le Silence de la mer  » n’est pas un injonction à la résistance passive mais un injonction à la résistance tout court. L’homme de 1941, représenté par le narrateur du récit, doit oublier toute idée d’un rapprochement franco-allemand. L’Allemagne nazie est un péril pour la France et pour l’humanité entière. Il n’y a rien dans ce récit qu’on puisse attribuer à un collaborationniste.

Vercors a le courage de parler franchement de ses espoirs d’autrefois en une entente franco-allemande et de les dissiper par le biais d’une analyse de la réalité de la France occupée, qui prend ici la forme d’un conte. C’est un avertissement contre toute forme de collaboration, d’autant plus efficace qu’il sort de la bouche d’un officier allemand qui découvre les vrais desseins de son pays, celle d’un personnage raffiné, francophile et anti-nazi, comme l’étaient d’ailleurs beaucoup d’officiers de la Wehrmacht. L’auteur nous met doublement en garde : il faut se méfier même de ces officiers.

L’Adieu de Vercors

Quand le narrateur rompt le silence en disant  » Entrez, monsieur  » , il invite l’homme, l’Allemand et non pas l’officier ennemi. A cet instant, il parle pour Vercors comme il le fait à la fin, quand il dit :  » la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante  » : une illusion souriante déjà en train de se dissiper :

 » Il n’avait pas bougé. Il était toujours immobile, raide et droit dans l’embrasure de la porte, les bras allongés comme s’ils eussent eu à porter des mains de plomb, et pâle, – non pas comme de la cire, mais comme le plâtre de certains murs délabrés : gris, avec des taches plus blanches de salpêtre. »

Et avec l' » Adieu  » de la nièce, l’auteur dit adieu à tous les espoirs qu’il a mis dans la politique d’entente.

Une affirmation de dignité

 » Le silence de la mer  » se voulait une affirmation de la dignité de la France. Personnification de la France, la nièce influence le comportement et les décisions de l’oncle et d’Ebrennac. A plusieurs reprises, c’est elle qui décourage le narrateur :

 » Je toussai un peu et je dis :  » C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot.  » Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir.  » (chapitre III, p. 29).

Dans le dernier chapitre, son regard est devenu  » un regard transparent et inhumain de grand-duc « . A Ebrennac elle présente un  » visage impitoyablement insensible  » : c’est le signe qu’elle n’accepte aucune forme de collaboration.

Néanmoins, le narrateur – lui aussi – fait preuve de dignité. En effet, quand, au dernier chapitre, Ebrennac frappe à la porte mais attend une réponse, le narrateur se dit :

«  Pourquoi ce changement ? Pourquoi attendait-il que nous rompions ce soir [le]si/ence… Quels étaient ce soir, – ce soir, – les commandements de la dignité ? « 

Pendant l’occupation forcée, ils ont préservé leur dignité par le silence d’indifférence, mais à l’homme Ebrennac, à celui qui a finalement vu l’affreuse réalité, faut-il refuser une parole ? C’est de cette dignité aussi – de la dignité d’un peuple sensible et cultivé – que Vercors parle, de la dignité d’un homme qui dit :

 » je ne puis sans souffrir offenser un homme, fût-il mon ennemi.  » (chapitre III, p. 25).

Conclusion

Au dernier tableau que le récit nous présente, la nièce et le narrateur boivent leur lait matinal «  en silence  » un silence de compréhension, de complicité mais aussi de chagrin. En envoyant Ebrennac à la mort, Vercors a affirmé la nécessité, pour sauver la France, de sacrifier tout espoir d’une entente quelconque avec les Allemands. Il faut une résistance absolue. «  Dehors luisait au travers de la brume un pâle soleil : l’espérance de la Libération. Ecoutons la dernière remarque du narrateur :  » Il me sembla qu’il faisait très froid. »

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Helen HARDY dans le cadre du séminaire de littérature de M. J.-L. Beylard-Ozeroff pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY