Albert CAMUS, « La Peste » : Texte 4 (Les Enterrements) vs Texte 5 (La Baignade)

TEXTE 4

Les enterrements

 » (…) La seule mesure qui sembla impressionner tous les habitants fut l’institution du couvre-feu. A partir de 11 heures, plongée dans la nuit complète, la ville était de pierre.

Sous les ciels de lune, elle alignait ses murs blanchâtres et ses rues rectilignes, jamais tachées par la masse noire d’un arbre, jamais troublées par le pas d’un promeneur ni le cri d’un chien. La grande cité silencieuse n’était plus alors qu’un assemblage de cubes massifs et inertes, entre lesquels les effigies taciturnes de bienfaiteurs oubliés ou d’anciens grands hommes étouffés à jamais dans le bronze s’essayaient seules, avec leurs faux visages de pierre ou de fer, à évoquer une image dégradée de ce qui avait été l’homme. Ces idoles médiocres trônaient sous un ciel épais, dans les carrefours sans vie, brutes insensibles qui figuraient assez bien le règne immobile où nous étions entrés ou du moins son ordre ultime, celui d’une nécropole où la peste, la pierre et la nuit auraient fait taire enfin toute voix.

Mais la nuit était aussi dans tous les coeurs et les vérités comme les légendes qu’on rapportait au sujet des enterrements n’étaient pas faites pour rassurer nos concitoyens. Car il faut bien parler des enterrements et le narrateur s’en excuse. Il sent bien le reproche qu’on pourrait lui faire à cet égard, mais sa seule justification est qu’il y eut des enterrements  pendant toute cette époque et que, d’une certaine manière, on l’a obligé, comme on a obligé tous ses concitoyens, à se préoccuper des enterrements. Ce n’est pas, en tout cas, qu’il ait du goût pour ces sortes de cérémonies, préférant au contraire la société des vivants et, pour donner un exemple, les bains de mer. Mais, en somme, les bains de mer avaient été supprimés et la société des vivants craignait à longueur de journée d’être obligée de céder le pas à la société des morts. C’était là l’évidence. Bien entendu, on pouvait toujours s’efforcer de ne pas la voir, se boucher les yeux et la refuser, mais l’évidence a une force terrible qui finit toujours par tout emporter. Le moyen, par exemple, de refuser les enterrements, le jour où ceux que vous aimez ont besoin des enterrements ?

Eh bien, ce qui caractérisait au début nos cérémonies c’était la rapidité ! Toutes les formalités avaient été simplifiées et d’une manière générale la pompe funéraire avait été supprimée. Les malades mouraient loin de leur famille et on avait interdit les veillées rituelles, si bien que celui qui était mort dans la soirée passait sa nuit tout seul et celui qui mourait dans la journée était enterré sans délai. On avisait la famille, bien entendu, mais dans la plupart des cas, celle-ci ne pouvait pas se déplacer, étant en quarantaine si elle avait vécu auprès du malade. Dans le cas où la famille n’habitait pas avec le défunt, elle se présentait à l’heure indiquée, qui était celle du départ pour le cimetière, le corps ayant été lavé et mis en bière.

Supposons que cette formalité ait eu lieu à l’hôpital auxiliaire dont s’occupait le docteur Rieux. L’école avait une sortie placée derrière le bâtiment principal. Un grand débarras donnant sur le couloir contenait des cercueils. Dans le couloir même, la famille trouvait un seul cercueil déjà fermé. Aussitôt, on passait au plus important, c’est-à-dire qu’on faisait signer des papiers au chef de famille. On chargeait ensuite le corps dans une voiture automobile qui était soit un vrai fourgon, soit une grande ambulance transformée. Les parents montaient dans un des taxis encore autorisés et, à toute vitesse, les voitures gagnaient le cimetière par des rues extérieures. A la porte, des gendarmes arrêtaient le convoi, donnaient un coup de tampon sur le laissez-passer officiel, sans lequel il était impossible d’avoir ce que nos concitoyens appellent une dernière demeure, s’effaçaient, et les voitures allaient se placer près d’un carré où de nombreuses attendaient d’être comblées. Un prêtre accueillait le corps, car les services funèbres avaient été supprimés à l’église. On sortait la bière sous les prières, on la cordait, elle était traînée, elle glissait, butait contre le fond, le prêtre agitait son goupillon et déjà la première terre rebondissait sur le couvercle. L’ambulance était partie un peu avant pour se soumettre à un arrosage désinfectant et,  pendant que les pelletées de glaise résonnaient de plus en plus sourdement, la famille s’engouffrait dans le taxi. Un quart d’heure après, elle avait retrouvé son domicile. »

Albert CAMUS, « La Peste » in Oeuvres complètes, tome II (1944-1948), Paris, Gallimard, 2006, Collection « Bibliothèque de la Pléiade », pp. 153-154.

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LES ENTERREMENTS

Dans cet extrait, les thèmes principaux sont la MORT et les rituels qui l’accompagnent, leur RÉPÉTITION (sous le règne de la QANTITÉ) : la plongée de corps humains anonymes dans la TERRE (i.e. les enterrements); la SOCIÉTÉ et ce qui lui est associé, c’est-à-dire la CULTURE); l’immanence et la SÉPARATION (le réel).

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TEXTE 5

La baignade

Un moment après, l’auto s’arrêtait près des grilles du port. La lune s’était levée. Un ciel laiteux projetait partout des ombres pâles. Derrière eux s’étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et des algues leur annonça la mer. Puis, ils l’entendirent.

Elle sifflait doucement au pied des grands blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête. Ils s’installèrent sur les rochers tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d’un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n’oubliait rien, pas même l’assassinat.

Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d’automne qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait régulièrement. Le battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement d’écume, l’eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d’étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus  distinctement un bruit d’eau battue, étrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui et il dut précipiter son allure. Pendant quelques minutes, il avancèrent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s’arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer.

Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils avaient le même coeur et le souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant recommencer.

Albert CAMUS, « La Peste« in Oeuvres complètes, tome II (1944-1948), Paris, Gallimard, 2006, Collection « Bibliothèque de la Pléiade », pp. 212-213.

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LA BAIGNADE

Dans cet extrait tous les thèmes principaux s’opposent à ceux du texte 4 « Les enterrements », ce sont : la VIE et le rituel que (re)découvrent deux hommes, Rieux et Tarrou, son caractère UNIQUE (sous le règne du QUALITATIF) : la plongée du corps humain (le microcosme) dans l’EAU (i.e. la baignade); l’INDIVIDU en lien avec la NATURE  (macrocosme); la transcendance (baignade = baptême) et l’UNION (le symbolique).

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TABLEAU RECAPITULATIF DES RELATIONS INTRA-TEXTUELLES :

Similitudes Différences
Texte 4
Texte 5
Texte 4
Texte 5
 

Les thèmes :

le rapport à l’Autre

 

 

idem

 

la mort

 

la vie

Code spatial (topologique)
 Algérie

 

(englobant)

 idem la ville

 

le port, la grille

( = interface)

« culture »

(intérieur)

les rochers  puis la mer

 

 

 

« nature »

(extérieur)

 Le cimetière  La plage
les corps ensevelis dans la terre

(«culture»)

n’en ressortent pas

les corps plongés  dans la mer

(«nature»)

en ressortent régénérés

 (corps englobés)  idem
mouvement vertical  idem   du haut vers le bas du haut vers le bas, puis du bas vers le haut
Code temporel

(chronologique)

Jours d’hiver

(englobant)

Nuit d’été

(englobant)

rituel répété

(englobé)

rituel unique

(englobé)

Code actoriel  

 

Personnages nombreux et anonymes ou désignés par leur fonction Deux personnages seulement, identifiés par leur patronyme

 

 quantité  qualité
Code symbolique La terre

(le cercueil)

( = la mort)

L’eau

(la mer)

( = la vie)

 rituel des obsèques  rituel baptismal
 Cénesthésie Froid Chaud
Rapport à  l’Autre

 

idem Anonymat, indifférence

séparation

 

Amitié, fraternité

union

Code actionnel plonger les morts dans la terre

passivité des corps

plonger les vivants dans la mer


activité des corps

 Axiologie figurative dysphorie

(malheur)

 

 

euphorie

(bonheur)

Code social  

 

 

 

 

 

le ou les gardes

Contraintes

imposées par la Peste

( = le fascisme, le nazisme ou encore la bureaucratie cf. Kafka )

 

(les gardes)

 

Liberté

choisie par les individus

( = qui s’évadent de leur prison : Oran, la Peste, la France occupée, le Mal)

(le garde)

 

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY