Les anarchistes dans « L’Espoir » d’André MALRAUX

 

INTRODUCTION

En allant en Espagne et en participant concrètement à la guerre, André Malraux a trouvé dans l’action des anarchistes une forme d’amour humain donnant un sens à la vie. Le regard attachant et la tendresse personnelle de l’écrivain pour ce mouvement portent la marque de sa réflexion profonde sur l’humanité face à une époque sanglante où les hommes luttaient pour fonder radicalement les critères d’un nouveau monde basé sur des idéologies.

Dans ce contexte, nous allons, d’abord, examiner le cadre historique pour situer l’anarchisme selon son mérite philosophique. L’anarchisme a, contrairement aux critiques sévères et peu profondes, toujours sa place dans l’histoire de la pensée.  Dans une théorie vigoureuse qui étudie l’autorité ou le pouvoir – un problème fondamental de la société -, Bakounine, l’un des premiers anarchistes russes, ami de Marx et de Proudhon écrivait :

« Tout exercice de l’autorité corrompt, toute soumission à
l’autorité avilit« 

Ensuite, en examinant la réalité de la vie quotidienne et individuelle des anarchistes de « L’Espoir« , nous essayerons de relever leurs réactions contre une société d’oppression, leur engagement idéaliste dans la collectivité. Car chaque situation spécifique dévoile la vraie raison des actes, et c’est pourquoi Malraux se montre toujours angoissé dans sa recherche des valeurs :

« Car chaque jour apparaît davantage l’incapacité de la civilisation moderne à donner des formes à des valeurs spirituelles »
(« Les voix du Silence« , Paris, Gallimard, 1952, p. 493)

Nous analyserons le jugement de Malraux sur la liberté d’agir et de choisir la dignité ou la mort par l’action anarchiste. Car, lorsque l’on prend conscience d’un destin commun de la collectivité, le libre choix de « mourir plutôt que de consentir » porte en lui-même la tragédie de la condition humaine.

« Si nous sommes écrasés ici à Madrid. les hommes auront un jour vécu avec leur coeur. Tu me comprends ? malgré la haine. Ils sont libres. Ils l’avaient jamais été. Je parle pas de la liberté politique, hein, je parle d’autre chose ! Tu me comprends ?  » (L’Espoir, Folio, page 235)

A la fin de cet écrit, nous essayerons de réfléchir sur ce qui fait d’un acte un symbole de la dignité humaine par le choix de la mort. Et nous examinerons le regard lyrique qu’André Malraux porte gravement sur cette conception de l’action.

***

1. L’anarchisme et le cadre historique de la guerre d’Espagne

1.1.  Le cadre historique

L’histoire de l’anachisme espagnol commence vers l’année 1870 où l’A.I.T. (Association Internationale des Travailleurs), un mouvement anarcho-syndicaliste, fut créée en juin 1870, à Barcelone. Dès cette date, se fondent plusieurs mouvements anarchistes en Espagne et en Europe. Dans le cadre de ce travail, nous ne retiendrons que les grandes lignes qui précédèrent la guerre d’Espagne de 1936.

En juillet 1927, à Valence, la Fédération Anarchiste Ibérique, (FAI) a été créée. Cette organisation spécifique du mouvement anarchiste se composait de groupes autonomes d’une douzaine de personnes, rassemblés d’une façon souple. Il s’agissait de gens qui se retrouvaient pour leur similitude d’opinions, de goûts et de caractères. Les conditions de la clandestinité n’étaient pas favorables pour la FAI, à ce moment-là, mais l’on trouvait déjà des anarchistes dynamiques, très engagés dans les comités en faveur des prisonniers et dans les groupes d’action. La plupart des militants de la FAI étaient souvent membres de la CNT (Confédération Nationale des Travailleurs); cela explique la relation étroite entre les anarchistes et les communistes. Leur volonté d’instaurer un communisme libertaire convenait à l’esprit espagnol et à l’argumentation des luttes de cette époque.

En 1931, l’Espagne est passée de la monarchie à la République, après des élections qui marquaient la victoire de l’alliance républicano-socialiste dans presque toutes les grandes villes. Cette réussite a eu lieu grâce à la force inattendue des anarchistes. Ils furent plus de deux millions à cette époque, réunissant bon nombre d’ouvriers et de paysans. Ils ont voté massivement pour la formation du régime républicain, démontrant leur capacité de s’organiser, contrairement à leurs idées anti-électorales et aux reproches qu’on leur faisait d’être des individualistes, désordonnés et suicidaires.

Mais la victoire de la République fut brève. Malgré des réformes de base réussies, telles qu’une nouvelle constitution permettant de créer des écoles publiques, de voter des lois sur le travail, la République n’a pas eu assez de temps ni l’occasion de réaliser son rêve.

Pendant trois ans, sur sa droite, la République se heurta à deux forces réactionnaires : l’Eglise et les militaires. Et, sur sa gauche, elle fut confrontée aux besoins des 12 millions d’illettrés qui ne possédaient absolument rien et qui vivaient sous l’oppression de quelques familles-« maîtres » de toute l’Espagne. Ce peuple misérable, comme tout autre peuple dans cette condition, montrait, tout à coup, son vrai visage de colère et d’humiliation : celui des anarchistes, des individus-révolutionnaires, précédant toute organisation et toute idéologie.

Des troubles ne cessaient d’éclater violemment. La plupart des ouvriers et des paysans ont suivi les consignes des anarchistes qui refusaient « la duperie parlementaire ». Plusieurs soulèvements ont été enregistrés, en juin 1932 à Sallent, en décembre 1931 à Aragon, en janvier 1933 à Casa Viejas. En octobre 1934, une grève générale a éclaté à Madrid. Les représailles du côté militaire ont fait de 3’000 à 4’000 tués et 7’000 blessés…

Nous arrivons au mois de février 1936. Par anti-parlementarisme, les anarchistes refusaient de participer à l’élection, mais désiraient obtenir l’amnistie pour tous les prisonniers politiques de 1934. Les agissements devenaient de plus en plus chaotiques.

Le 17 juillet 1936, au Maroc Espagnol, se produisit un soulèvement militaire commandé par quatre généraux dont Franco. Le 18, les officiers franquistes s’insurgèrent dans les grandes villes. C’était une armée très organisée par un nombre important d’officiers dont la force de frappe était constituée par les Maures de Franco. Cette armée aurait dû vaincre facilement, dans un court délai, pourtant elle échoua dans plusieurs grandes villes comme Madrid, Barcelone, Valence, etc.

Car, face à cette armée, un front populaire s’était fondé en hâte mais, étonnamment, sans la participation des communistes. Le gouvernement de ce front a distribué des armes au peuple et aux milices, composées pour la plupart d’anarchistes, de gens des rues. Ces groupes formés sur place ont tué les officiers franquistes et assiégé les casernes. Grâce à cette collectivité soudée devant le danger commun, la République a tenu jusqu’à ce moment-là ses grandes villes : Madrid, Barcelone, Valence et d’autres….

1.2. L’anarchisme comme pensée philosophique et le regard critique porté  sur lui

 

Nous voilà devant quelques vérités concernant l’action des anarchistes, ce qui mérite de convoquer une réflexion plus profonde sur ce mouvement. La caractéristique essentielle de l’anarchisme espagnol est son enracinement dans le monde des ouvriers et des­ paysans. Est-ce pour cela que les actions furent totalement différentes de celles des autres mouvements ou autres organisations de cette époque ? La solidarité surprenante de ces gens relevait d’une qualité incontestable de la réaction humaine contre l’autorité, quelque forme qu’elle prenne, contre l’oppresseur de tous les temps.

Qui étaient ces gens qui, dans le chaos de situations extrêmes, demandèrent
– d’obtenir l’amnistie pour tous les condamnés politiques
– d’armer le peuple?
Quelles étaient leurs véritables principes de vie ? Que défendaient-ils?

Pour pouvoir répondre à ces questions, nous essayerons d’aborder l’essentiel, du point de vue philosophique, de cette pensée.

Le monde, et surtout l’Espagne dans l’entre-deux-guerres, suscitent des réflexions radicales sur le destin et les moyens humains. De plus, l’Espagne donne l’occasion d’agir à l’homme de ce temps. L’époque procure de vastes expériences sur place, et, en même temps, incite à transformer de fond en comble la société et les relations sociales. Parmi toutes ces actions, surgit le mouvement fougueux et chevaleresque de l’anarchie.

Poussé par le désir d’un changement radical, l’anarchisme avait un projet de société à la portée d’un peuple opprimé. Fidèles à Bakounine, les anarchistes souhaitaient réduire le pouvoir politique jusqu’à l’éclatement de l’Etat. Enracinée dans le milieu des paysans et des ouvriers, ils voulaient une révolution sociale avec la participation active de la majorité de la population à la recherche de nouvelles valeurs communes.

Ces caractéristiques ont donné à ce mouvement un caractère plus spontané qu’organisé. Et l’envie de transformation sociale s’est manifestée sous l’impulsion de la colère, de la compassion, de la solidarité… Celles-ci ont créé un mouvement rétif mais authentique qui, en même temps, pouvait s’expliquer par l’esprit héroïque et romantique de l’homme de l’époque. Ainsi, sa valeur était-elle tragique car il exprimait les vrais sentiments d’un coeur humain où se logeaient l’humiliation et la douleur des paysans et des ouvriers. Cette tragédie, à ce moment de l’Histoire a forcé ces hommes à choisir la mort au nom de la dignité.

Le désordre, la désobéissance et la non-adhésion aux conventions sociales sont au centre de la critique de l’anarchisme. Les arguments défavorables soulignent la faiblesse de cette pensée sur le plan de l’action, et la décrivent comme défaitiste.
L’anarchisme a été méprisé et condamné par beaucoup d’auteurs. Souvent, dans le langage populaire, on utilise le mot « anarchie » pour dire « chaos », sans connaître les sources de son histoire. Par exemple, Pol Gaillard a écrit, sévère :

 » Les adversaires ici sont nombreux, et ce ne sont pas seulement les anarchistes… »
(Pol Gaillard, L’Espoir, « Profil d’une oeuvre », éd. Hatier,  page48)

ou :

« Exagération de Malraux, pourrait-on penser; il caricature les anarchistes …Non seulement l’étude de la guerre civile montre le contraire, mais on trouve exactement les mêmes réactions, de leur part, à d’autres époques… »
(Ibid., page 49)

La définition de « l’anarchisme » dans le Dictionnaire de la Philosophie  » Larousse » est la suivante :

« Platon définissait l’anarchie comme un cas limite de la démocratie … Les anarchistes se définissent finalement comme des « nihilistes’: soucieux seulement de détruire et non de construire, des révoltés incapables d’être de véritables révolutionnaires » (Dictionnaire Larousse, page 16, mai 1991)

L’idée de la mort est considérée comme négative, nuisible et non pas comme une idée philosophique de la liberté de choix de l’individu face aux situations contraires à la dignité humaine.

« Pour les meilleurs des anarchistes c’est plus simple encore. La mort acceptée en face justifie tout … »
(Pol Gaillard, « L’Espoir« , op. cit., page 49)

Ces arguments sont-ils justes? A-t-on oublié le sens profond du mouvement, sans compter qu’il a été soutenu par une masse d’intellectuels, de paysans et d’ouvriers de l’époque?

A vrai dire, par rapport aux autres pensées ou théories proposant une philosophie générale de l’homme et de la société, l’anarchisme est rétif aux définitions concises. D’ailleurs, étant anti-dogmatique par nature, l’anarchisme comporte diverses approches, parfois contradictoires. Sa sensibilité libertaire offre un caractère intemporel, a-historique. Il représente toujours la liberté de l’individu dans toute sa grandeur. De ce point de vue, il forme une critique fondamentale du principe d’autorité et de gouvernement. L’homme est écrasé sous le poids des principes politiques qui n’offrent intérêts et bénéfices que pour les couches supérieures  de la société, l’Etat, l’Eglise, l’Armée, le Patronat, le Gouvernement …

Pour tenter de répondre à ces opinions contradictoires sur l’anarchisme, on peut analyser ce mouvement à travers les actions des anarchistes dans les situations réelles représentées dans « L’Espoir » de Malraux.

2. Les caractéristiques des actes anarchistes.

 

A la fin du chapitre 2 de la première partie, nous assistons à la mort de Puig au coeur de Barcelone, le fief des anarchistes. Puig était anarchiste. A l’exception d’une vingtaine pages qui décrivent la situation des villes d’Espagne, l’action des anarchistes et la mort de Puig (de la page 23 jusqu’à la page 44 de l’édition « Folio ») inaugurent la première partie (« L’illusion lyrique« ) de « L’Espoir ».

2.1. L’éthique de l’individu : la dignité et le rôle de la collectivité dans l’action de l’anarchisme

Il y a toujours, chez Malraux, la confrontation entre l’individu et la collectivité. Cette confrontation est représentée plus nettement chez les anarchistes que dans d’autres mouvements. Car l’anarchiste a une liberté totale d’agir tout en étant toujours lié à la collectivité dans son éthique de l’action.

Le chapitre 2 s’ouvre sur un petit bistrot, à l’aube, où le Négus, un commandant anarchiste, distribue des révolvers à ses amis.
La scène est symbolique, malgré son aspect réaliste. Malraux nous montre l’amitié et la solidarité qui caractérisent les actes courageux du Négus:

« – Ceux-ci ont été mis obligeamment à la disposition des compagnons anarchistes par messieurs les officiers fascistes. Ma barbe inspire la confiance.
Avec deux amis et quelques complices, il avait dévalisé dans la nuit les carrés de deux bateaux de guerre. Il conservait la combinaison bleue de mécanicien qu’il avait revêtue pour pénétrer sur le bateau. »
(« L’Espoir« , Folio, page 24)

La spontanité de l’action chez Puig dans la scène suivante qui est décrite cinématographiquement par Malraux nous donne aussi une impression de légèreté, de désinvolture :

« Puig entra. Il portait maintenant une veste de cuir et un fort revolver, – costume non sans romantisme sous son turban sale et ensanglanté. Ainsi il semblait plus petit et plus large encore. »

–  » Où sommes-nous le plus utiles? demanda-t-il. j’ai un millier d’hommes. »
(ibid., page 38)

Ainsi, l’acte de l’anarchiste est celui d’un héros populaire. Il est admiré, aimé par ce qu’il fait concrètement pour le peuple, au prix de sa vie. Le portrait attachant de Puig nous montre la tendresse de Malraux envers ces hommes :

« Puig était relativement peu connu: il n’écrivait pas pour la
Solidarité Ouvrière. Mais on savait qu’il avait organisé l’aide aux enfants de Saragosse …Tous ceux qui connaissaient sa biographie romanesque étaient surpris par ce très petit rapace râblé, au nez courbe, à l’oeil ironique, et qui, depuis ce matin, ne cessait de sourire. Il ne ressemblait à cette biographie que par son chandail noir. »
(ibid,. page 30)

L’éthique de l’action s’exprime dans la tentative collective de retrouver la dignité humaine. Malraux s’intéressait au combat pour la dignité plus qu’à toute autre chose et l’anarchiste défend cette unique vertu des pauvres dans sa raison d’exister. Citons, par exemple, la recherche de dignité dans l’acte fougueux du Négus :

« Le Négus commande. Pas à cause de sa fonction au Syndicat. Parce qu’il a fait cinq ans de prison; parce que, lorsque la compagnie des trams de Barcelone, après une grève, a chassé quatre cents ouvriers, une nuit, le Négus, aidé d’une douzaine de copains, a mis le feu aux trams en dépôt sur la colline du Tibidabo, et les a lancés en flammes, freins desserrés, au milieu des klaxons épouvantés des autos, jusqu’au centre de Barcelone … »
(ibid. page 30)

La collectivité joue un rôle primordial : elle donne le sens des actions; et dans la lutte contre la misère et pour la dignité il n’y a aucun doute pour reconnaître la cause du combat.

« – Les idées changent … dit Vallado.
– Les gens que je défends, euxn’ont pas changé. Et il n y a que ça qui compte. »
(ibid. page 98)

Presque toutes les action des anarchistes sont individuelles dans la façon d’agir, malgré leur enracinement dans la collectivité. Systématiquement, l’anarchiste agit du bas vers le haut, son action décentralisée est toujours contestataire. Il y a certes la présence d’un système politique et social dans la collectivité, mais l’individu seul est responsable de son action par rapport à son organisation qui, d’ailleurs, respecte les décisions individuelles. Le respect de cette liberté individuelle explique l’approche intime bienveillante de Malraux envers ce mouvement.

2.2. L’affrontement de l’oppression et la réaction des humiliés

 

La trajectoire historique de l’anarchisme espagnol passe par de longues périodes de répression. De l’oppression des rois, des autorités, des riches à celle des églises, partout le peuple subit son sort :

« Votre catéchisme et le mien, c’est pas le même: nos vies sont trop différentes … On n’enseigne pas à tendre l’autre joue à des gens qui depuis deux mille ans n’ont jamais reçu que des gifles. » (ibid. page 42)

L’anarchiste continuait à penser comment transformer cette pensée en action :

« Des églises où on a approuvé les trente mille arrestations, les tortures et le reste, qu’elles brûlent, c’est bien … »
(ibid. page 42)

Il est révolté contre l’idée qu’il se fait pardonner pour ce qu’il a fait de mieux:

« – Et le Christ?
– C’est un anarchiste qui a réussi. c’est le seul. Et à propos des prêtres, que vous ne comprenez peut-être pas bien parce que vous n’avez pas été pauvre. Je hais un homme qui veut me pardonner d’avoir fait ce que j’ai fait de mieux; »
(ibid., page 43)

C’est par cette confrontation que l’origine du mouvement anarchiste prend concrètement racine dans l’humiliation. Et l’affrontement entre les humiliés et les oppresseurs est opiniâtre.

« Ces officiers, ils ne les voyaient pas pour la première fois, Les mêmes que ceux qui avaient arrêté les trente mille emprisonnés des Asturies, les mêmes qu’en 1933 à Saragosse, les mêmes qui avaient permis le sabotage de la révolte agraire, ceux grâce à qui la confiscation des biens de l’ordre des Jésuites, ordonné pour la sixième fois depuis un siècle, était six fois restée lettre morte. Les mêmes que ceux qui avaient chassé les parents du Négus.… »
(ibid. page 25)

Le destin collectif auquel personne n’échappe lie les humiliés à leur action. Par la mort et par la souffrance, ils se reconnaissent eux-mêmes dans leur capacité de réagir. C’est pour cela que la forme d’affrontement varie selon les circonstances, allant des sirènes d’usines ou des cloches d’églises :

« Jamais aucun des compagnons du Négus n’avait entendu plus de cinq sirènes à la fois. Comme les villes menacées d’Espagne jadis s’ébranlaient sous les cloches de toutes leurs églises, le prolétariat de Barcelone répondait aux salves par le tocsin haletant des sirènes d’usine »
(ibid. page 27)

jusqu’aux actes les plus suicidaires :

« Puig mit pleine vitesse, enfonça l’accélérateur comme il l’avait fait de celui de l’auto. Le bruit du changement de vitesse retombé, entre deux rafales le Négus entendit un coup isolé et vit Puig se dresser comme sur une table, avec un cri de l’homme à qui une balle vient de casser les dents. »
(ibid. page 44)

La réaction des humiliés fait croire qu’elle est confuse parce qu’ elle reprend l’esprit du peuple, qui a la connotation d’illettré et d’ignorant. Cette réaction gêne pour autant qu’elle représente une lucidité d’esprit, une prise de conscience de la vanité et des profits du pouvoir, quelle que soit son organisation. Elle est un cri qui dit « non » à toutes les combines :

« Pas de « dialectique » hein ! Pas de bureaucrates à la place des délégués ! Pas d’armée pour en finir avec l’armée ! Pas d’inégalité pour en finir avec l’inégalité ! Pas de combines avec les bourgeois ! Vivre comme la vie doit être vécue, dès maintenant, ou décéder. Si ça rate, ouste, pas d’aller-retour. »
(ibid., page 235, 236)

A travers une réflexion mûrie par l’expérience et proche de la vie qui « doit être vécue », Malraux montre la vérité des gens simples. Cette vérité propose une solution perdue d’avance mais digne de l’éthique humaine, de la vraie éthique, sans doctrine, ni religion.
Ecoutons encore la parole du Négus :

«  Nous ne sommes pas du tout des chrétiens !  Vous, vous êtes devenus des curés. je ne dis pas que le communisme est devenu une religion; mais je dis que les communistes sont en train de devenir des curés. Etre révolutionnaire, pour vous, c’est être malins. Pour Bakounine, pour Kropotkine, ça n’était pas ça; ça n’était pas ça du tout. Vous êtes bouffés par le Parti. Bouffés par la discipline. Bouffés par la complicité: pour celui qui n’est pas des vôtres, vous n’avez plus ni honnêteté, ni devoirs, ni rien. Vous
n’êtes plus fidèles. Nous, depuis 1934, nous avons fait sept grèves rien que par solidarité sans un seul objectif matériel. »
(ibid., page 236)

Et l’indication pour retrouver la trace de l’anarchiste est dans la masse anonyme qu’il représente. Nous écoutons Manuel, un militant communiste-intellectuel :

« Les anarchistes, dit Manuel, c’est un mot qui sert surtout à embrouiller. Le Négus est membre de la F.A.I., c’est entendu. Mais ce qui compte, en somme, ce n’est pas ce que pensent ses copains; c’est ce que des millions d’hommes, des millions, qui ne sont pas anarchistes, pensent avec eux. »
(ibid. page 244)

La raison pour des millions de gens d’être avec les anarchistes peut s’expliquer par l’amour ; par exemple, à travers la parole de Ramos, communiste :

« Quand j’étais anarchiste, j’aimais beaucoup plus les personnes. L’anarchisme, pour moi, c’était le Syndicat, mais c’était surtout le rapport d’homme à homme. »
(ibid. page 104)

Humilié et plein de compassion envers la collectivité : tels sont les deux ressorts les plus éminents de l’action de l’anarchiste. Il répond à la place des plus faibles contre une autorité, un parti ou une église qui les écrasent et où personne d’entre eux n’a le courage de protester. Peut-être tout cela correspond-il à cette phrase de Malraux :

 »Retrouver l’homme partout où l’on a rencontré ce qui l’écrase »

2.3. La conception de la mort comme liberté d’agir.

Toute l’oeuvre de Malraux exprime la profondeur des réflexions de l’écrivain sur la condition humaine. L’anarchiste est l’être qui est attiré constamment par la mort. Il est celui qui défend son projet de société au prix de sa vie.

L’héroïsme de la mort reflète la conscience dans sa dernière revendication:

« Le Négus leva la main droite avec le geste du Christ enseignant :
– Celui qui a peur de mourir n’a pas la conscience tranquille. »
(ibid., page 236)

L’anarchiste voit la mort comme l’affirmation de sa liberté d’agir, le sens de la mort est le contraire du non-sens de la vie opprimée. Examinons le concept philosophique dans l’idée du Négus :

« Vivre comme la vie doit être vécue, dès maintenant, ou décéder. Si ça rate, ouste. Pas d’aller-retour »
(ibid., page 236)

Ce sens de la mort implique un combat humain qui est d’un ordre différent de l’ordre ordinaire : « Vivre libre ou mourir » ou « vivre comme la vie doit être vécue« . L’homme est condamné par la vie injuste, opprimée, par la loi de la nature, par ce que sont « les fléaux » de Camus. Alors, la mort peut paraître préférable à la vie.

« L’un de ceux qui mènent les prisonniers devant le peloton d’exécution est penché sur la fosse, révolver en avant … Le ciel frémit de lumière. Hernandez pense à la propreté des linceuls : L’Europe n’aime plus grande chose, mais elle aime encore ses morts. »
(ibid., page 300)

Peut-on dire que leur combat est celui du symbole ? et que leur mort porte le sens de ce symbole en toute sa grandeur ?

 » Le Négus a dit que les siens étaient toujours prêts à la mort. Pour les meilleurs, c’est vrai. Notez que je dis pour les meilleurs. Ils sont saouls d’une fraternité dont ils savent qu’elle ne peut pas durer comme ça. Et ils sont prêts à mourir après quelques jours d’exaltation – ou de vengeance, suivant le cas – où les hommes auront vécu selon leurs rêves. Notez qu’il nous l’a dit : avec leur coeur… Seulement, pour eux, cette mort justifie tout. »
(ibid., page 244)

Pour cela il n’y pas de résignation : la mort se trouve dans un combat commun pour une cause commune. Par un choix libre et personnel, l’anarchiste donne un sens à sa mort qui est préférable à sa vie. Choisir délibérément de mourir à la place de l’autre pour ne pas choisir le »sauve-qui-peut », car Puig pensait que « L’héroïsme qui n’est que l’imitation de l’héroïsme ne mène à rien »
(ibid., page 34)

La mort peut venir à tout instant, mais l’anarchiste la voit comme une « victoire possible« , car il ne s’agit pas de vivre mais de combattre:

« Pour la première fois, Puig, au lieu d’être en face d’une tentative désespérée, comme en 1934 – comme toujours – se sentait en face d’une victoire possible…. Face à un monde sans espoir, il n’attendait de l’anarchie que des révoltes exemplaires; tout problème politique se résolvait donc pour lui par l’audace et le caractère. »
(ibid. page 36)

D’ailleurs, l’attirance de la mort se montre puissante chez les anarchistes comme une affirmation de soi, du pouvoir de décider seul:

« Les sirènes s’étaient remises à hurler, comme si le son des klaxons encore dans l’air, devenu immense, eût rempli la ville entière pour les premières funérailles héroïques de la révolution … Puig enviait les camarades tués; et pourtant il a envie de voir les jours prochains. Barcelone était enceinte de tous les rêves de sa vie. »
(ibid., page 34)

Nous terminons ce chapitre sur une image réaliste, pleine de tristesse qui est plus éloquente que bien d’autres mots sur les anarchistes :

 » Tous ces chefs de groupes extrémistes avaient été braves, et beaucoup étaient blessés ou morts. Pour Ximénès comme pour Puig, le courage aussi était une patrie. Les combattants anarchistes passaient, les joues noires dans la lumière de l’hôtel. Aucun n’était rasé : le combat avait commencé tôt. Une autre civière passa, un glaïeul fixé à l’un de ces brancards. »
(ibid., page 40)

et sur les dernières pensées de Hernandez, devant sa mort :

 » Tolède rayonne dans l’air lumineux qui tremble au ras des monts du Tage: Hernandez est en train d’apprendre de quoi se fait l’histoire. Une fois de plus, dans ce pays de femmes en noir, se lève le peuple millénaire des veuves.
Qu’est ce que ça veut dire, la noblesse de caractère dans une action comme celle-là? La générosité?
Qui paye?
Hernandez regarde la glaise avec passion. 0 bonne terre inerte ! Il n’y a de dégoût et d’angoisse que chez les vivants  »
(ibid., page 302)

 

3. LE REGARD ROMANESQUE D’ANDRE MALRAUX SUR LES ANARCHISTES

 

3.1. Le rêve d’action chez Malraux

La foule est présente dans « L’Espoir » de Malraux. Le roman contient une trentaine de personnages principaux qui agissent dans le monde chaotique de la guerre d’Espagne. Ces personnages ont chacun leur façon d’agir. Leurs actions se fondent sur des raisons personnelles ou collectives ou sur des tactiques et modes d’actions différents pour atteindre un seul but : vaincre les fascistes de Franco.

Nous n’avons jamais vu un combat aussi solidaire où les communistes, les anarchistes, les républicains luttent ensemble côte à côte contre un ennemi commun :

« … de couloirs en escaliers, Hernandez, Garcia, le Négus, Mercery et les miliciens avaient rejoint une cave à haute voûte, pleine de fumée et de détonations … »
(« L’espoir« , page 155)

Le feu, dans l’écriture de Malraux, montre que le roman a été travaillé à chaud. « L’Espoir » est publié après le départ de Malraux de l’Espagne et alors que la guerre dure encore. Le roman est comme un film, un reportage. Et ce qui rend l’oeuvre plus humaniste, c’est que chaque action est accompagnée des réflexions et des sentiments de celui qui agit.

Au coeur de l’action, et pour « nourrir l’action par la réflexion et vice versa », chaque héros de Malraux se demande :

« A quoi rime tout ce que nous venons de faire? demanda Garcia. »
(ibid., page 154)

ou bien:

‘Dites donc, camarades, elle est moche l’école, dit-il cordialement, pourquoi n’a-t-on pas transformé l’église en école comme dans la Murcie, plutôt que de la brûler. »
(ibid., page 207)

Avec « L’Espoir« , nous sommes dans de véritables actions qui sont tissées spontanément avec les pensées et avec les rêves individuels de chaque personnage.

Ainsi Malraux situe-t-il ses personnages et leurs actions dans un monde lyrique. Il a trouvé l’endroit où se réfugie son rêve d’action. La fascination devant l’action ramène Malraux au réel de la guerre d’Espagne. Parce que, dans ce monde réel de l’action, Malraux était à l’apogée de son rêve. « Agir c’est rêver« .

Dans le cadre de ce travail, nous considérons seulement l’influence des anarchistes sur le rêve d’action de Malraux. La réalisation de ces rêves par Magnin dans « L’Espoir » nous fournit d’une manière complète le vécu de Malraux durant cette période.

Malraux souhaite toujours participer aux moments où l’histoire s’écrit  :

 » Là où l’histoire est en train de se faire« .

La guerre d’Espagne, avec ses anarchistes, donne à Malraux l’occasion de trouver l’homme exceptionnel qui correspond à l’idée de l’auteur :

« Il y a toujours des hommes qui laissent après eux la carte du monde transformée. »

Parti pour l’Espagne, Malraux était parmi les tout premiers à organiser la résistance. Il a tout de suite compris que le seul moyen d’arrêter l’avance des colonnes de Franco était de bombarder les routes. Sans hésiter, Malraux trouve quelques avions de transport espagnols à Toulouse. Il s’engage immédiatement dans « l’escadrille espagnole » où il apprend à voler en quelques heures. A partir de là, Malraux et quelques recrutés espagnols et étrangers organisent les premiers raids civils (source dans l’article de Julien Seignaire, lieutenant et commissaire politique de Malraux).

Julien Seignaire a écrit dans son témoignage :

« Ce qui a attiré Malraux dans la guerre d’Espagne, qui représente selon moi un mouvement unique dans sa vie, c’est qu’il a senti qu’il pouvait jouer un rôle très important avec très peu de moyens. Avec quelques hommes, quelques appareils, il pouvait jouer un rôle décisif…
Et de fait, à ce moment -là, en partie grâce à l’escradrille, on a quand même réussi à arrêter les fascistes qui sont restés en suite pendant trois ans aux portes de Madrid … »

Dans ces conditions d’engagement de Malraux, nous pouvons constater que le type de pensée et d’action des anarchistes reflète fidèlement l’esprit de Malraux. Car Malraux était aussi téméraire, et aussi attiré par la mort que les anarchistes, en précisant (comme nous l’avons examiné dans le chapitre précédent) que cette fascination devant la mort est une affirmation de soi dans la reconquête de la dignité humaine.

Ainsi Malraux avait un sentiment d’amour et de compassion pour les anarchistes. Car ces actions, qui se disent impulsives, sont pleines d’amour pour les faibles, les pauvres et correspondent aux idées romantiques de Malraux.

Romantique dans le sens complet du mot, Malraux était toujours en accord direct avec ses héros et avec leur volontarisme dans l’engagement. Comme dans la tradition littéraire de l’époque où les écrivains romantiques étaient aussi des écrivains engagés, Malraux pense à :

« Proposer son monde plutôt que le monde tel qu’il est »

Ainsi, le rêve d’action se traduit concrètement par une grande ferveur dans l’engagement de Malraux, par l’affection avec laquelle il présente les héros anarchistes dans « L’Espoir« .

 

3.2. Malraux et le concept de la dignité dans l’action chez les anarchistes.

 

Il est influencé par la pensée de Dostoïevski : « l’être humain s’affirme par son humiliation »

Malraux, comme ses héros anarchistes, prouve que l’affirmation des humiliés est leur revendication de la dignité : celle de l’être humain que l’on torture, que l’on déshumanise jusqu’au moment où il devient un cri qui dit « NON ». Selon Malraux, les anarchistes sont ceux qui ont dit NON. C’est un NON accusateur de la vie par la volonté de l’homme d’affirmer sa dignité.

« C’est dans l’accusation de la vie que se trouve la dignité fondamentale de la pensée… »
(Lettre à Gaëtan Picon, 1934)

Comme ses héros anarchistes, le combat de Malraux est le combat pour la dignité humaine; l’idéologie ne l’intéresse pas.

« Le Négus avance dans la contre-mine. Depuis un mois, il ne croit plus à la Révolution. l’Apocalypse est finie. Il reste la lutte contre le fascisme, et le respect du Négus pour la défense de Madrid … le Négus a si longtemps vécu de la lutte contre les bourgeois, qu’il vit sans peine de la lutte contre le fascisme: les passions négatives ont toujours été les siennes… »
(ibid. page 488)

En conséquence, !’écrivain porte un regard sincère sur le combat des héros anarchistes. Malgré son idéal (Malraux insiste toujours sur le type de héros extraordinaire), nous trouvons dans ce concept de recherche de la dignité chez Malraux une image de l’homme ordinaire. Car Malraux décrit souvent la tristesse dans le coeur de ces hommes sensibles, souffrants. Voici les dernières réflexions du Négus avant sa mort:

 »Depuis le lance-flammes de !’Alcazar, le Négus s’est réfugié dans ce combat souterrain qu’il aime, où presque tout combattant est condamné, où il sait qu’il mourra, et qui garde quelque chose d’individuel et de romantique. Quand le Négus ne se tire pas de ses problèmes, il se réfugie toujours dans la violence ou dans le sacrifice: les deux à la fois, c’est mieux encore. »
(ibid., page 489)

Dans cette idée de combat et de mort pour la dignité, comment Malraux cherche-t-il une solution?

Comme la mort est le dernier refuge de la dignité de l’homme, Malraux a choisi deux exemples symboliques du refus de subir le destin (deux voies que !’écrivain lui-même a explorées toute sa vie) : celui qui est seul et qui se révolte contre tout, contre Dieu, comme Prométhée ou celui qui dit NON à tout ce qui l’opprime, comme Antigone.

Ainsi la mort représente-t-elle le libre choix de l’être humain de dire NON à la vie et à son destin afin de pouvoir donner une dignité, un sens à la vie.
Dans la guerre d’Espagne, Malraux a vu des anarchistes dire NON au fascisme par leur lutte désespérée.

CONCLUSION

Malraux ne peut aller plus loin dans son romantisme que par l’action, par le vécu des héros au visage humain des anarchistes espagnols. Ce n’est pas pour rien que Malraux apparaît lui-même comme un héros à travers son expérience, partout dans le monde où « l’histoire se fait ».

Remarquons que Malraux n’a jamais été communiste, bien qu’il ait été de beaucoup de leurs véritables combats. Malraux a lutté à côté des communistes et il les a appréciés dans leurs actions. On peut dire qu’il fut un intellectuel engagé. Pourtant, Malraux était très proche des anarchistes. D’ailleurs, dans certaines de ses actions, il agit comme un anarchiste. Car il resta radicalement un individualiste.

Ce qui l’écarta de l’organisation communiste, c’est son attirance pour la mort, sa fascinatlon pour l’action, sa nature romantique, son amour pour toutes les victimes, et ses réflexions profondes sur la solitude humaine face à la recherche désespérée de la dignité…

Cependant, nous pouvons aussi trouver dans les caractéristiques de l’anarchie l’explication des sentiments de Malraux envers ce phénomène. L’anarchisme, dans ses actions, représente la synthèse, l’équilibre entre deux types d’attitudes, de comportements. Le premier type  est celui du communisme qui veut que l’individu doive absolument suivre les mots d’ordre de son organisation, de sa cellule : l’individu perd ainsi sa liberté d’agir face à la collectivité. Le deuxième type est celui des libéraux humanistes engagés pour qui toute action doit être le résultat d’une décision de l’individu. Pour chacun, sa liberté d’agir  est le moyen de résoudre son problème personnel. Il n’a pas de responsabilité envers la collectivité ni n’a l’ambition de changer la société. Or, l’anarchisme permet la liberté individuelle tout en soutenant l’action pour la cause du changement social, pour la dignité de la collectivité.

En conclusion, l’anarchisme correspond à l’esprit romantique de tous ceux qui choisissent la liberté pour eux-mêmes, l’action comme rêve à réaliser et la dignité humaine comme défi lancé à la mort.

 

***

Table des matières
INTRODUCTION

1. L’anarchisme et le cadre historique de la guerre d’Espagne

1.1. Le cadre historique

1.2. Le concept philosophique et le regard critique des autres.

2. Les caractéristiques des actes anarchistes dans « L’Espoir »

2.1 L’éthique de l’individu : la dignité et le rôle de la collectivité dans l’action anarchiste.

2.2 L’affrontement de l’oppression et la réaction des humiliés

2.3 La conception de la mort comme liberté d’agir.

3. Le regard romanesque d’André Malraux sur les anarchistes

3.1 Le rêve d’action chez Malraux

3.2 Malraux et le concept de la dignité dans l’action anarchiste.

CONCLUSION

***

UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté dans le cadre du séminaire de littérature « Concepts pour une lecture critique » par Mme Mello-Pham thi Nhung pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises.

Professeur : M. Beylard-Ozeroff

 

 

L’amour-passion de Vanina in « Vanina Vanini » de STENDHAL

 

« L’amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires
et plutôt la seule. » Stendhal

On comprend dès lors que les états du coeur occupent une place centrale dans les oeuvres de Stendhal. Et non pas seulement dans ses romans, mais dans ce qui se veut être un véritable traité sur l’amour, intitulé précisement « De l’Amour« , que Stendhal considère comme son oeuvre principale et dans laquelle, à partir de ses propres expériences et constatations, il entend révéler les lois universelles de l’amour.

Dans « De l’Amour« , Stendhal distingue quatre amours différents :

1. l’amour-passion : celui d’Héloïse pour Abélard;

2. l’amour-goût;

3. l’amour-physique;

4. l’amour de vanité.

« Le premier seul trouve grâce aux yeux de l’auteur. La théorie de la cristallisation doit l’expliquer …Tomber amoureux, dans cette théorie, c’est attribuer à une femme des perfections qu’elle ne possède nullement »  (Denis de Rougemont, « L’amour et l’occident« ).

A la lumière des théories développées dans ce traité (publié en 1822), j’examinerai tout d’abord l’amour-passion entre Vanina et Missirilli dans « Vanina Vanini » (paru en 1829).



Les époques de la naissance de l’amour



Les sept époques que Stendhal a vues dans la naissance de !’amour (voir Annexes) se retrouvent bien dans cette nouvelle :

1) !’Admiration :  un faux coup de foudre de Vanina :

« Sa (de Vanina) sensibilité était vivement excitée en faveur de cette femme si malheureuse … les manières de l’inconnue lui semblaient remplies de distinction  …  l’inconnue évitait avec une grâce parfaite, Vanina l’aimait à la folie » (p.750-752).

2) Quel plaisir de lui donner des baisers, d’en recevoir

« Je veux vous amener un chirurgien, dit Vanina en l’embrassant … l’inconnue la retint, et prit sa main qu’elle couvrit de baisers » (p. 752).

3) l’Espérance

« Vanina venait toutes les nuits coller sa joue contre les vitres de la fenêtre du jeune carbonaro. » (p.754)

Missirilli « fut au désespoir; il craignait de ne revoir jamais Vanina »…(p.753)

Vanina « pâle et tremblante entra dans la chambre du jeune carbonaro » (p.754)).

 – les jeux de l’amour (p.359) :

 – « En la voyant, Missirilli fut au comble du bonheur, mais il songea à cacher son amour; avant tout, il ne voulait pas s’écarter de la dignité convenable à un homme » (p.754)

 – Vanina « le front couvert de rougeur et craignant des propos d’amour fut déconcertée de l’amitié noble et dévouée, mais fort peu tendre, avec laquelle il (Missirilli) la reçut. » (p.754)

 – (Missirilli) : « lorsqu’elle revint, même conduite. »(p.754)

 – « Vanina se demanda si elle aimait seule …elle affecta de la gaieté et même de la froideur. »(p.754)

 – (Missirilli) « brulant d’amour … s’était promis de ne descendre à parler d’amour que si Vanina restait huit jours sans le voir. » (p.754)

 – (Vanina) « Eh bien ! se dit-elle enfin, si je le vois, c’est pour moi, c’est pour me faire plaisir, et jamais je ne lui avouerai l’intérêt qu’il m’inspire. » (p.754-755)

4) l’Amour est né :

 – (Vanina) : « après avoir passé la journée à le détester et à se bien pro­mettre d’être avec lui encore plus froide et plus sévère qu’à l’ordinaire, elle lui dit qu’elle l’aimait. Bientôt elle n’eut plus rien a lui refuser » (p.755)

 – « Missirilli ne songea plus à ce qu’il croyait devoir a sa dignité d’homme; il aima comme on aime pour la première fois a dix-neuf ans et en Italie » (p.755).

5) Cristallisation

« C’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections » (« De l’amour » (p.9).

 – (Missirilli) : « Il eut tous les scrupules de l’amour-passion » (p.755).

6) le Doute et

7) Deuxième cristallisation

« Il n’y a pas d’intervalle entre le 6° et le 7° » ( « De l’amour« , p.15 )

*La cristallisation, c’est le moment où l’on idéalise la femme aimée » (Denis de Rougemont)

 – ( Missirilli) « rester caché chez une des plus belles personnes de Rome? (…) Italie, tu es vraiment malheureuse, si tes enfants t’abandonnent pour si peu… (…) mais un mot du général Bonaparte retentissait amèrement dans l’âme de ce jeune homme, et influençait toute sa conduite à l’égard des femmes. » (p.755)

 – … »Ame de ma vie, tu me fais tout oublier, lui dit-il, et même mon devoir » (p.756).

 – « Vanina restait glacée. Ce refus de sa main avait étonné son orgueil … (mais bientôt) … « Jamais tu ne m’as semblé aussi aimable … je suis à toi pour toujours » (p.756).

 – « Toutes les idées d’avenir, toutes les tristes suggestions du bon sens disparurent; ce fut un instant d’amour parfait » (p.756)

 

Les époques de la mort et de l’amour

 

« Le moment le plus déchirant de l’amour jeune encore est celui où il s’aperçoit qu’il a fait un faux raisonnement et qu’il faut détruire tout un pan de cristallisation. » (« De l’amour »)

Je distingue les époques suivantes  :

( I )

 – Vanina: – [ le doute — « Elle crut voir que l’amour de la patrie ferait oublier à son amant tout autre amour » (p.759).

                – décristallisation — « Vous m’aimez comme un mari; ce n’est pas mon compte » (p.759) … « son parti fut pris » (p.760), « Vanina resta immobile. Depuis une heure, elle sentait qu’elle voyait son amant pour la dernière fois » (p.760).

 – Missirilli: – le doute — « Vanina ne paraissait pas en Romagne: Missirilli se crut oublié » (p.758).

                 – cristallisation — « Vanina venait d’arriver … elle l’aimait comme à Rome« (p.759).

                 – décristallisation — « Je vais me rendre prisonnier  (p.762) … le ciel est contre nous » (p.762). « Oublions les illusions qui jadis nous ont égarés; je ne puis vous appartenir » (p.770).

(II)

La dernière tentative de Vanina de provoquer une nouvelle cristallisation :

Vanina :  – le doute — « Elle avait dénoncé sa vente, mais elle lui avait sauvé la vie … Missirilli l’aimait-il assez pour lui pardonner ? » (p. 769).

              – recristallisation de Missirilli –« Ah ! monstre … il cherchait à l’assommer avec ses chaînes … et il s’éloigna rapidement » (p.772).

             – décristallisation — « Vanina resta anéantie » ( p.772 ).

 

* * * * * * * * * * * *

Le » triangle culinaire » selon Claude Lévi-Strauss

 

Chez Stendhal, plus que chez tout autre écrivain, la vie et le roman, la réalite et l’imaginaire sont entremêlés. Son état de malheur chronique doit trouver à s’exorciser à tout instant dans l’oeuvre, à titre compensatoire ou de revanche sur les frustrations de l’existence. D’ou tout un monde de transferts, de projections et d’identifications opéré par un Stendhal masqué, qu’il s’agit de dévoiler.

Ainsi, dans « Vanina Vanini » les schémas dérivés du « triangle culinaire » (selon Lévi-Strauss) suivants permettent de lever le voile sur ses métamorphoses :

( I ) 

                                   « Vanina Vanini«  

 

 

 Stendhal                                                                     Missirilli

l’auteur                                                                 le protagoniste

« nature »                                                                      « culture »

soupçonné d’être libéral                                 chef des carbonari

refusé par Méthilde                                   refuse l’amour de Vanina  retourne vivre à Paris                                se rend volontairement                                                                               à la prison

(*) Mathilde dombrowski, ardente

patriote lombarde que Stendhal

aima à la follie. Elle est l’inspiratrice

de « De l’amour« .      

 

 ( II )

                                       « Vanina Vanini« 

 

 

Méthilde                                                                             Vanina

réalité                                                                                     fiction

refuse l’amour de Stendhal                     offre son amour à Missirilli

ardente patriote                                                une princesse gâtée

passion pour l’Italie,                                   passion pour les romans

le monde réel                                                    le monde imaginaire

 

**************

Le prisme de l’imagination 

 

Vanina est réceptive à tout ce qui peut la distraire de l’ennui de sa vie sans histoire et constituer un ancrage dans la réalité pour son imagination romanesque. Son « orgueil singulier » est la manifestation de la distance qu’elle a prise vis-a-vis de son milieu. Autre signe de son comportement romanesque : elle joue des rôles et se déguise en homme. 

 – « Vanina, troublée par son étrange démarche, redoubla de tendresse pour son amant. Mais en lui parlant d’amour, il  lui  semblait  qu’elle  jouait  la  comédie » (p.761).

 » Vanina, déguisée en homme put passer une demi-heure au milieu des papiers les plus secrets du ministre de la police.« (p.764). 

Tout cela nous montre que tous ses actes sont gouvernés par référence à des romans et non par ses propres expériences de la vie. 

A propos de la déformation par le prisme de l’imagination, je donnerai l’exemple suivant : 

                         une petite fenêtre grillée/vitre

                            imagination romanesque 

 = l’inconnue                                    une jeune femme malheureuse

= une jeune femme malheureuse                 la victime d’une liaison

                                                                                      dangereuse

= leurs regards se croisent 

 

 

                                                            un faux coup de foudre :   

                                       « C’est qu’au milieu d’une  conversation                                       assurément fort sérieuse l’inconnue eut                                                  beaucoup de peine à supprimer                                                       une envie subite de rire » (p.752). 

 

La transformation ou la déréalisation par l’imagination est soulignée par les mots suivants : 

 – « Sa sensibilité était vivement excitée en faveur de cette jeune femme si malheureuse; elle cherchait a deviner son aventure«  (p.750). 

 – « ses yeux bleus  … elle semblait prier » (p.751). 

 – « Il faut que cette pauvre femme ait des ennemis bien terribles » (p.751). 

 – « les manières de l’inconnue lui semblaient remplies de distinction » (p.751). 

 

Cette volonté de déréalisation résulte d’un désir inconscient d' »être » et d' »avoir » ce qu’elle n’est pas et ce qu’elle n’a pas: 

 

Réalité                                     VS                            Désir/Rêverie 

argent et pouvoir                                                littérature et révolte

monde protégé                                  audace romanesque, courage

ennui                                                                                  aventure

monde public, bal                                     monde clandestin, prison

monde adulte, blasé                      monde adolescent, passionnant

dépendance, passivité                                           initiative, activité

recevoir                                                               donner, se donner 

naissance (non-choix)                                          existence (choix)

héritage du sang                                         héritage par le combat 

amour de vanité                                                     amour-passion 

 

*« Ce jeune carbonaro qui vient de s’échapper, lui répondit Vanina; au moins celui-là a fait quelque chose de plus que de se donner la peine de naître » (p.749). 

* *  * *  * * *  *  *  *  *  *  * 

L’amour de Vanina est-il destructeur ? 

 

« Cette jeune fille aux cheveux noirs et à l’oeil de feu » (p.748) : ces symboles considérés souvent comme dysphoriques (l’enfer, diabolique) ne sont-ils pas plutôt euphoriques en tant que signes du feu de la passion et de l’amour aveugle ? Certes, sa trahison entraîne la destruction de l’amour pour Missirilli; néanmoins, cette jeune fille privilégiée et gâtée qui étouffe dans un monde fermé et factice dominé par l’argent et le pouvoir, n’est-elle pas tout simplement une adolescente rebelle à son milieu, donc plus victime que bourreau ? Il ne faut pas oublier que Missirilli lui suggère l’idée de la trahison : 

 –   »Ah, si cette affaire-ci ne réussit pas, si le gouvernement la découvre encore, je quitte la partie (…)  Le mot qu’il prononçait jeta une lumière fatale dans son (de Vanina) esprit » (p.760). 

De surcroît, le langage somatique de Vanina démontre sa vulnérabilité et son caractère passionné – et qu’elle n’agit pas de sang-froid. Par exemple : 

 – « Le coeur de Vanina battait avec force » (p.751) 

 – « Une semaine ne s’était pas écoulée, que Vanina, pâle et tremblante, entra dans la chambre du jeune carbonaro  » (p.754)

 – « Vanina, qui était entrée chez lui le front couvert de rougeur … » (p.754 ). 

 – « Vanina pleura beaucoup, et il fut convenu qu’il ne quitterait Rome que le surlendemain » (p.756). 

 – « Vanina, retenant ses larmes, lui dit en souriant … »(p.757). 

– « Bientôt ses larmes coulèrent; mais c’était de honte... » (p.759)

 – « Elle frémit, Vanina était mourante; elle tremblait sous les regards de son amant » (p.762). 

 – « Vanina tomba sur une chaise, à demi-évanouie » (p.762}. 

 – « Vanina attribua ce changement aux mauvais traitements qu’il avait soufferts en prison, elle fondit en larmes » (p.770-771). 

 – « Vanina resta anéantie » (p.772). 

 Toutefois, la volonté de Vanina de posséder exclusivement Missirilli la conduit inévitablement à la jalousie dans la mesure où Missirilli, pris dans une situation cornélienne, ne peut se résoudre, malgré son amour, a renoncer à son devoir envers l’Italie. La rivalité de l’Italie pour Vanina, dont l’orgueil est ainsi blessé, et la contrainte du partage sont annoncées dès le début de cette nouvelle par le lieu symbolique de la « terrasse garnie d’orangers« (trois fois mentionné dans paragraphe) ou Stendhal situe leur première rencontre : 

 

                            une terrasse garnie d’orangers

                 symbole de l’Italie et de l’amour de Missirilli

 

  Missirilli                                                                             Vanina

                             un mur / un obstacle qu’on

                  ne peut pas démolir, c’est-à-dire surmonter

 

 

Conclusion 

 

« Stendhal s’abandonne à la folie d’aimer sans espoir, sans retour, parce qu’aimer libère de soi-même, de l’endurcissement, de l’orgueil; l’amour est une conversion … »

(Michel CROUZET, Stendhal ou Monsieur moi-même)

 

Dans « Vanina Vanini« , comme dans ses autres romans, Stendhal, Narcisse complexe, s’autoanalyse et veut se conforter dans l’idée que l’amour-passion n’existe que dans la rêverie : l’échec de l’amour entre Vanina et Missirilli est donc programmé. 

Ainsi, après s’être abandonnée un instant à l’amour-passion pour Missirilli, par méprise, l’orgueil de Vanina s’endurcit. L’échec de l’amour est par conséquent consommé : Vanina est bien Vanité.

On peut enfin établir un Axe de la Communication selon Greimas concernant l’amour de Vanina : 

Destinateur—————  >  Objet   —————->      Destinataire 

-Dieu                 – l’exil de l’imaginaire       – une fille de la noblesse 

-l’auteur              -l’amour de vanité                  – une fille vaniteuse 

-l’arnour          n’est pas un véritable amour  

 

(le « mandat » : éprouver un amour altruiste)

Adjuvant  —————–>        Sujet   ——————->   Opposant 

-l’amour pour la patrie            Vanina                      – l’idée, l’audace                                                                            romanesque de Mi

– (Mi) étant chef de la vente                              – Mi étant une héros

 – (Mi) se rend prisonnier                                     blessé, clandestin

 – l’orgueil de Vanina                    – Vanina : fuite de son milieu doré

 – la trahison de Vanina

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ANNEXES

« DE L’AMOUR«  

  1. Livre Premier, Chapitre Premier, p. 5.: 

« Il y a quatre amours différents : 1) L’amour-passion … celui d’Héloïse pour Abélard, 2) L’amour-goût : celui qui régnait à Parivers 1760 et que l’on trouve dans les mémoires et romans de cette époque, dans Crébillon, Mme d’Epinay, etc. Un homme bien ne sait d’avance tous les procédés qu’il doit avoir et rencontrer dans les diverses phases de cet amour; rien n’y étant passion et imprévu, il a souvent plus de délicatesse que l’amour véritable … 3) l’amour-physique : A la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fuit dans le bois … 4) l’amour de vanité : L’immense majorité des hommes, surtout en France, désire et a une femme à la mode, comme on a un joli cheval, comme chose nécessaire au luxe d’un jeune homme. »

II. Chapitre II, p. 8 : « De la naissance de l’amour«  : 

« Voici ce qui se passe dans l’âme : 1) L’admiration;  2) On se dit : Quel plaisir de lui donner des baisers, d’en recevoir, etc. 3) L’espérance : On étudie les perfections; c’est à ce moment qu’une femme devrait se rendre, pour le plus grand plaisir physique possible. Même chez les femmes les plus réservées, les yeux rougissent au moment de l’espérance; la passion est si forte, le plaisir si vif qu’il se trahit par des signes frappants; 4) L’amour est  né : Aimer, c’est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir par tous les sens, et d’aussi près que possible un objet aimable et qui nous aime; 5) La première cristallisation commence : On se plaît à orner de mille perfections une femme de l’amour de laquelle on est sûr; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie; 6) Le doute naît : L’amant arrive à douter du bonheur qu’il se promettait; il devient sévère sur les raisons d’espérer qu’il a cru voir. Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, il les trouve anéantis. La crainte d’un affreux malheur le saisit, et avec elle l’attention profonde; 7) Seconde cristallisation : Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des confirmations a cette idée : Elle m’aime. A chaque quart d’heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, l’amant se dit : Oui, elle m’aime; et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes; puis le doute à l’oeil hagard s’empare de lui, et l’arrete en sursaut. L’amant erre sans cesse entre ces trois idees: 1 • Elle a toutes les perfections; 2• Elle m’aime; 3• Comment faire pour obtenir d’elle la plus grande preuve d’amour possible ? 

Le moment le plus déchirant de l’amour jeune encore est celui où il s’aperçoit qu’il a fait un faux raisonnement et qu’il faut détruire tout un pan de cristallisation. 

On entre en doute de la cristallisation elle-même. « 

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BIBLIOGRAPHIE 

BARTHES (Roland), Fragments d’un discours amoureux, Paris, Editions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1977. 

CROUZET (Michel), Stendhal ou Monsieur moi-même, Paris, Flammarion, 1990. 

ROUGEMONT (Denis de), L’amour et l’occident, Paris, Librairie Plon, 1972. 

GREIMAS (Algirdas Julien), Sémantique structurale, Paris, PUF, nouvelle edition, 1986. 

GREIMAS (Algirdas Julien), Maupassant/La sémiotique du texte: exercices pratiques, Paris, Editions du Seuil, 1976. 

LAURENT (Jacques), Stendhal comme Stendhal ou le mensonge ambigu, Paris, Bernard Grasset, 1984. 

STENDHAL, De l’Amour, Paris, Editions Garnier, 1959. 

STENDHAL, « Vanina Vanini  » in Chroniques italiennes, Paris, Garnier­ Flarnmarion, 1977. 

*************

 UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté dans le cadre du séminaire de littérature par Mme Wan-Ling SUDAN-PAI pour l’obtention du Certificat d’Etudes Pratiques de français (Juin 1990)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

L’opposition de l’amour-passion et de l’amour-compréhension (Analyse de la Cinquième séquence de la nouvelle « Vanina Vanini » de STENDHAL)


L’OPPOSITION DE L’AMOUR-PASSION ET DE L’AMOUR-COMPREHENSION :


Analyse de la Cinquième séquence (Ed. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », pp. 755-758) de la nouvelle « Vanina Vanini » de Stendhal.

Texte de la séquence :


1ère S/Sq.


« Un jour, le chirurgien rendit la liberté à son malade. Que vais-je faire ? pensa Missirilli : rester caché chez une des plus belles personnes de Rome ? Et les vils tyrans qui m’ont tenu treize mois en prison sans me laisser voir la lumière du jour croiront m’avoir découragé : Italie, tu es vraiment malheureuse, si tes,enfants t’abandonnent pour si peu !
Vanina ne doutait pas que le plus grand bonheur de Pietro ne fût de lui rester à jamais attaché; il semblait trop heureux; mais un rnot du général Bonaparte retentissait amèrement dans l’âme de ce jeune homme ,et influençait toute sa conduite à l’égard des femmes.


2ème S/Sq.


En1796, comme le général Bonaparte quittait Brescia, les municipaux qui l’accompagnaient à la porte de la ville lui disaient que les Bressans aimaient la liberté par-dessus tous les autres Italiens. – Oui, ils aiment à en parler à leurs maîtresses.


3ème S/Sq.


Missirilli dit à Vanina,d’un air assez contraint :
–  Dès que la nuit sera venue, il faut que je sorte.
– Aie bien soin de rentrer au palais avant le point du jour; je t’attendrai.
– Au point du jour, je serai à plusieurs milles de Rome.
– Fort bien, dit Vanina froidement, et où irez-vous ?
– En Romagne, me venger.

– Comme je suis riche, reprit Vanina de l’air le plus tranquille, j’espère que vous accepterez de moi des armes
et de l’argent. Missirilli la regarda quelques instants sans sourciller, puis, se jetant dans ses bras :
– Ame de ma vie, tu me fais tout oublier, lui dit-il, et même mon devoir. Mais plus ton coeur est noble, plus tu dois me comprendre.


4ème S/Sq.


Vanina pleura beaucoup, et il fut convenu qu’il ne quitterait Rome que le surlendemain.
– Pietro, lui dit-elle le lendemain, souvent vous m’avez dit qu’un homme connu, qu’un prince romain, par exemple, qui pourrait disposer de beaucoup d’argent, serait en état de rendre les plus grands services à la cause de la liberté, si jamais l’Autriche est engagée loin de nous, dans quelque grande guerre.

– Sans doute, dit Pietro étonné.

– Eh Bien ! vous avez du coeur; il ne vous manque qu’une haute posltion; je viens vous offrir ma main et deux cent mille livres de rentes. Je me charge d’obtenir le consentement de mon père.
Pietro se jeta à ses pieds; Vanina était rayonnante de joie.

– Je vous aime avec passion, lui dit-il; mais je suis un pauvre serviteur de la patrie; mais plus l’Italie est malheureuse, plus je dois lui rester fidèle. Pour obtenir le consentement de don Asdrubale, il faudra jouer un triste rôle pendant plusieurs années. Vanina, je te refuse.

Missirilli se hâta de s’engager par ce mot. Le courage allait lui manquer.

– Mon malheur, s’écria-t-il, c’est que je t’aime plus que la vie, c’est que quitter Rome est pour moi le pire des supplices. Ah ! que l’Italie n’estelle délivrée des barbares ! Avec quel plaisir je m’embarquerais avec toi pour aller vivre en Amérique.

Vanina restait glacée. Ce refus de sa main avait étonné son orgueil;  mais bientôt elle se jeta dans les bras de Missirilli.

 – Jamais tu ne m’as semblé aussi aimable, s’écriatelle; oui,mon petit chirurgien de campagne,  je suis à toi pour toujours. Tu es un grand homme comme nos anciens Romains.

Toutes les idées d’avenir, toutes les tristes suggestions du bon sens disparurent ; ce fut un instant d’amour parfait. Lorsque l’on put parler la raison:

Je serai en Romagne presque aussitôt que toi, dit Vanina. Je vais me faire ordonner les bains de la Poretta. Je m’arrêterai au château que nous avons à San Nicolo près de Forli… Là, je passerai ma vie avec toi! s’écriaMissirilli.

 – Mon lot désormais est de tout oser, reprit Vanina avec un soupir. Je me perdrai pour toi, mais n’importe… Pourrastu aimer une fille déshonorée?

 – N’estu pas ma femme , dit Missirilli, et une femme à jamais adorée? Je saurai t’aimer et te protéger.

5ème S/Sq.

Il fallait que Vanina allât dans le monde. A peine eutelle quitté Missirilli, qu’il commença à trouver sa conduite barbare.

« Qu’estce que la patrie? se ditil. Ce n’est pas un être à qui nous devions de la reconnaissance pour un bienfait, et qui soit malheureux et puisse nous maudire si nous y manquons. La patrie et la liberté, c’est comme mon manteau, c’est une chose qui m’est utile, que je dois acheter, il est vrai, quand je ne l’ai pas reçue en héritage de mon père; mais enfin j’aime la patrie et la liberté, parce que ces deux choses me sont utiles. Si je n’en ai que faire,si elles sont pou rmoi comme un manteau au mois d’août, à quoi bon les acheter, et à un prix énorme? Vanina est si belle! elle a un génie si singulier ! On cherchera à lui plaire; elle m’oubliera. Quelle est la femme qui n’a jamais eu qu’un amant ? Ces princes romains, que je méprise comme citoyens, ont tant d’avantages sur moi ! Ils doivent être bien aimables! Ah! si je pars, elle m’oublie, et je la perds pour jamais. »

6ème S/Sq.

Au milieu de la nuit, Vanina vint le voir; il lui dit l’incertitude où il venait d’être plorngé, et la discussion à laquelle, parce qu’il l’aimait, il avait livré ce grand mot de patrie.Vanina était bien heureuse.

« S’il devait choisir absolument entre la patrie et moi, se disait-elle, j’aurais la préférence. »

L’horloge de l’église voisine sonna troisheures; le moment des derniers adieux arrivait. Pietro s’arracha des bras de son amie. Il descendait déjà le petit escalier, lorsque Vanina, retenant ses larmes, lui dit en souriant:

 – Si tu avais été soigné par une pauvre femme de la campagne, ne ferais-tu rien pour la reconnaissance? Ne chercherais-tu pas à la payer ? L’avenir est incertain, tu vas voyager au milieu de tes ennemis: donne-moi trois jours par reconnaissance, comme si j’étais une pauvre femme, et pour me payer de mes soins. »

 

***

Cinquième séquence (pages 755-758)

Code séquentiel & sousséquences :

 

1ère s/sq.

« Un jour —–> à l’égard des femmes. »

Code CHR. : Un jour (Déictique temporel)

Code TOP. : Le palais de Vanina Vanini

Code ACT. : Le chirurgien Pietro –  Vanina (monologue)

2ème s/sq.

« En 1796 —–> leurs Maîtresses »

Code CHR. :  En 1796 (déictique temporel)

Code TOP.: Brescia

Code ACT. : Bonaparte et les Bressans

3ème.s/sq,

« Missirilli dit —–> que le surlendemain »

.Code TOP.: Le palais de Vanina

Code ACT. : Vanina et Pietro (dialogue)

4ème s/.sq.

« Pietro, lui ditelle…et te proteger ».

Code CHR. :  Le lendemain (déictique temporel)

Code ACT.: Vanina et Pietro (dialogue)

me s/sq.
 
« Il fallait —–> pour jamais »
 
Code CHR.: A peine (déictique temporel)
 
Code TOP : A peine eut-elle quitté Missirilli  (déplacement d’un personnage (Vanina)
 
Code ACT.: Pietro– (monologue)
 
6ème s/sq.
 
« Au milieu de la nuit —–> mes soins. »
 
Code CHR.: Au milieu de la nuit (déictique temporel)
 
Code TOP.: Il descendait déjàle petit escalier ( déplacement d’un personnage (Pietro)
 
Code ACT.: Pietro et Vanina    (dialogue)
 
***

Les prisons de Pietro Missirilli

 
Le personnage de Pietro Missirilli, dans toute la nouvelle mais particulièrement dans cette séquence, est constamment entouré par différentes prisons qui entravent et freinent, soit à un niveau strictement physique, soit à un niveau psychologique, son désir ardent de liberté.
On pourrait se représenter cette série de prisons comme des boîtes chinoises encastrées les unes dans les autres.
La première prison que l’on rencontre tant au début de la nouvelle qu’au début de la séquence, est celle du Fort SaintAnge, d’où Pietro s’était enfui et où, ditil,
 
« Les vils tyrans (…) m’ont tenu treize mois en prison sans me laisser voir la lumière du jour. »
 
L’ordre qui a enfermé Pietro et que celuici combat, est celui des « vils tyrans« .
 
La deuxième prison est le palais de Vanina Vanina où il est pratiquement cloîtré, même si cette situation est d’abord due à ses blessures et au fait qu’il est recherché par la police. Pietro a réussi à sortir de la première prison grâce à son audace et à l’aide d’un déguisement. Il peut sortir de la deuxième en raison de sa guérison, décrétée par le chirurgien :
 
 » ( …) le chirurgien rendit la liberté à  son malade. »
 
La troisième prison est Rome, d’où Pietro doit sortir pour enfin recommencer la lutte. Rome est un lieu très dangereux pour lui, mais c’est aussi la ville symbole du pouvoir temporel et spirituel des Papes, les « vils tyrans » contre qui Pietro se bat :
 
Le thème « quitter Rome » réapparaît trois fois dans cette séquence :
 
 (…) « Je serai à plusieurs milles de Rome. »
 
(…) « il ne quitterait Rome que le surlendemain.« 
 
(…) « c’est que quitter Rome est pour moi le pire des supplices » 
 
et une fois, au début de la séquence suivante :
 
« Enfin il quiitta Rome. »
 
La quatrième prison n’est pas un lieu physique, elle se trouve à l’intérieur des trois précédentes mais, en même temps, elle les dépasse : c’est Vanina ellemême. Elle construit, avec son amour, une véritable prison autour de Pietro dont elle est le geôlier et de laquelle elle n’admet pas qu’il puisse sortir.
 
« Vanina ne doutait pas que le plus grand  bonheur de Pietro ne fût de lui rester à jamais attaché  »
 
Et quand elle se rend compte que « son prisonnier veut s’évader », elle cherche par tous les moyens à renforcer cet enfermement. D’abord, elle essaie de l’acheter en lui proposant un mariage économiquement rentable :
 
« (…) il ne vous manque qu’une haute position; Je viens vous offrir ma main et deux cent mille livres de rentes.«                                            
 
Puis, devant l’échec de sa tentative, elle essaie le chantage moral et psychologique :
 
« (…) donne-moi trois jours par reconnaissance, comme si j’étais une pauvre femme, et pour me payer de mes soins. »
 
Et quand, enfin, Pietro a décidé de quitter la prison du palais, Vanina fait immédiatement apparaître à l’horizon une autre possible prison : le château de San Nicolo :
 
« Je m’arrêterai au château que nous avons à San Nicolo, près de Forli.« 
 
Le château est, en effet, soit un symbole du pouvoir de la classe dominante soit un signe du pouvoir qui s’impose par la force (prison, force armée).
 

L’amour pour la passion et l’amour pour la personne

 

Le cornportement de Vanina pourrait être interprété comme la démonstration la plus évidente de son amour-passion qui s’oppose à l’amour de la patrie chez Pietro;  le « rêve de nuit« , le désir de se réaliser individuellement dans la sphère privée, est antithétique du « rêve de jour« , du désir de gloire, qui consiste à se réaliser dans une dimension sociale, publiquement.

 – « Et les vils tyrans (…) croiront m’avoir découragé ! Italie tu es vraiment malheureuse, si tes enfants t’abandonnent pour si peu. »

et encore :

– « En Romagne, me venger. « 

– « (…) mais plus l’Italie est malheureuse, plus je dois lui rester fidèle. »

Toutes ces affirmations de Pietro s’opposent, en effet, au désir d’un amour total et absolu de Vanina.

« S’il devait choisir absolument entre la patrie et moi, se disait-elle, j’aurais la préférence. »

L’amour de Vanina est le Grand Amour, l’Amour-Passion. Elle veut qu’il soit semblable à l’amour d’un roman auquel il faut tout consacrer et tout sacrifier :

« Mon lot désormais est de tout oser (…). Je me perdrai pour toi, mais n’ importe « . 

La « passion » dans son sens classique, vit l’instant présent, sans se projeter dans l’avenir. Ce fait est évident dans le passage suivant :

« Toutes les idées d’avenir, toutes les tristes suggestions du bon sens disparurent; ce fut un instant d’amour parfait. »

Ici, les deux personnages subissent la passion avec la même intensité. Mais Pietro, au contraire de Vanina, commence (jusqu’à un certain point) à regarder vers l’avenir, malgré la souffrance que ses projets lui causent :

« ( … ) c’est que quitter Rome est pour moi le pire des supplices. »

Pietro, en effet, continue à aimer Vanina, mais non pas avec le « totalitarisme » de l’amour-passion.

En effet, on ne remarque pas seulement un contraste entre le « rêve de jour » et le « rêve de nuit ». Une autre opposition peut être envisagée entre deux conceptions différentes de l’amour liées à deux conceptions différentes de la vie.

L’amour-passion de Vanina est un narcissisme qui croit être un véritable amour pour l’autre. En réalité, il n’est autre qu’un amour pour l’amour, une adoration de soi et de ses propres sentiments. Vanina est une personne qui a rêvé de vivre les grandes passions romanesques. Elle veut les transposer dans sa vie qu’elle trouve fort ennuyeuse et banale.

Quand Vanina dit à Pietro :

« Tu es un grand homme comme nos anciens Romains« 

elle le place aux antipodes de l’aristocratie romaine contemporaine, qu’elle considère avec mépris :

« Quelle est sa raison ? la même que celle de Sylla pour abdiquer, son mépris pour les Romains. »

La phrase précédente nous montre que Vanina est comparée à Sylla, personnage héroïque de l’histoire de Rome. Cette identification illustre la raison pour laquelle elle s’affirme supérieure aux autres aristocrates. En même temps, elle projette sur Pietro toutes ces « Vertus Romaines » qu’elle croit avoir et qu’elle veut trouver en lui.

Vanina n’est pas réellement intéressée par ses véritables vertus, par ses plus profonds intérêts. En lui, elle veut trouver son idéal et toutes les caractéristiques que l’homme idéal doit avoir. En Vanina, il n’y a pas la volonté d’accepter l’autre tel qu’ il est, dans son intime singularité. Elle ne veut pas le « bien de l’être aimé, au-delà de son propre bonheur ». En réalité, elle veut posséder son amour. On peut noter l’idée de possession presque morbide dans le passage suivant :

– « Pietro s’arracha des bras de son amie« .

– « Vanina ne doutait pas que le plus grand bonheur de Pietro ne fût de lui rester à jamais attaché … »

Et pour parvenir à cette possession elle utilise toutes les méthodes typiques d’une mentalité bourgeoise et commerciale : pour posséder la chose désirée, il faut l’acheter, car il y a un prix pour tout. En effet, tout au long de la séquence, on relève des indices qui caractérisent la classe sociale de Vanina, motivée surtout par l’argent et non par une tradition noble. Vanina essaie véritablement d’acheter Pietro.

On trouve par exemple :

« Comme je suis riche, (…) j‘espère que vous accepterez de moi des armes et de l’argent ».

Le mariage même est proposé comme un véritable marché :

« (…) Je viens vous offrir ma main et deux cent mille livres de rentes« .

 Et quand Pietro refuse parce qu’il considère une telle offre comme contraire à sa dignité :

« (…) Il faudra jouer un triste rôle pendant plusieurs années. Vanina, je te refuse. »

Vanina cherche à « se faire payer pour ses soins » et, pour y arriver, elle utilise les sentiments de reconnaissance de Pietro :

« (…) ne ferais-tu rien pour la recon­naissance ? Ne chercherais-tu pas à la payer ? (…) donne-moi trois jours par reconnaissance comme si j’étais une pauvre femme , et pour me payer de mes soins. »

L’amour passion-possesion de Vanina, son désir que Pietro lui reste « à jamais attaché » est antithétique du rêve de Pietro :

« Avec quel plaisir je m’embarquerais avec toi pour aller vivre en Amérique. »

L’Amérique est la terre nouvelle de la liberté et de l’égalité, le monde nouveau où les catégories et les conventions sociales ne sont pas encore strictement établies. En Amérique, l’édification de quelque chose de différent est encore imaginable.

L’amour de Pietro semble différent. Bien sûr, c’est un amour passionné  « comme on aime pour la première fois à dix-neuf ans et en Italie » (p.755), mais on ne perçoit pas chez lui l’exaltation que provoquerait une Vanina idéalisée.

Pietro l’aime comme on aime une femme réelle et non pas comme un être imaginaire sorti d’un monde chimérique :

« N’es-tu pas ma femme, dit Missirilli, et une femme à jamais adorée ? Je saurai t’aimer et te protéger« 

et avec laquelle il veut partager sa vie :

 ( …) « Je passerai rna vie toi ! « 

Un tel amour, irréductible aux rapports sociaux, vit dans le respect réciproque de l’être humain et de sa liberté.

C’est de cette manière que Pietro aime Vanina, comme un être humain et non pas comme une princesse.

 

L’ alternance du « tu » et du « vous »

 

L’utilisation du « tu » et du « vous dans les dialogues définit l’attitude des deux personnages.

Dans tous les dialogues, Pietro utilise le « tu » pour s’adresser à Vanina :

–  (…) « tu me fais tout oublier… »

– (…) « plus ton coeur est noble plus tu dois me comprendre… »

– (…) Je t’aime plus que la vie… »

– (…) « je m’embarquerais avec toi... « 

– (…) « je passerai ma vie avec toi... »

 – (…) « N’es-tu pas rna femme (…) ? Je saurai t’aimer et te protéger« 

Le « tu » dénote l’égalité entre deux êtres qui s’aiment et qui ne sont pas contraints de suivre les conventions sociales.

Une fois seulement Pietro utilise le « vous » :

« Je vous aime avec passion, mais je suis un pauvre serviteur de la patrie … »

quand Vanina lui propose un mariage qui est un véritable « contrat social » et non pas le couronnement de leur amour. Par cette proposition Vanina approfondit l’abîme social qui sépare les deux amants, abîme dont elle est fort consciente.

Cela est souligné par l’alternance du « tu » et du « vous » dans son discours :

 – « Aie bien soin de rentrer au palais avant le point du jour; je t’attendrai.

 – Au point du jour je serai à plusieurs milles de Rome.

 – Fort bien, dit Vanina froidement, et où irez-vous ? »

Au début de la séquence, Vanina utilise le « tu » parce qu’elle est très sûre d’elle-même et ne doute pas que Pietro « veut lui rester à jamais attaché« .

Mais quand elle se rend compte qu’elle n’est pas la seule passion importante de sa vie, elle utilise le « vous » qui marque sa désillusion et son orgueil.

Et elle continue à le vouvoyer :

« Comme je suis riche (…), j’espère que vous accepterez de moi... »

Ici, Vanina n’utilise pas le « vous » comme un signe de respect, mais pour souligner une supériorité sociale due à sa richesse. Elle insiste une fois de plus sur cette supériorité quand elle lui propose le mariage :

– « (…) souvent vous m’avez dit qu’un homme connu… « 

– « (…) il ne vous manque qu’une haute position; je viens vous offrir ma main… »

Mais elle se remet à le tutoyer quand elle se rend compte que Pietro n’est plus rebelle à ses désirs et que le doute assaille son esprit et ébranle ses certitudes :

– « Jamais tu ne m’as semblé aussi aimable (…) oui, mon petit chirurgien de campagne, je suis à toi pour toujours. »

– « Je serai en Romagne presque aussitôt que toi, dit Vanina. »

Elle utilise aussi le « tu » quand elle veut obtenir quelque chose de lui en lui montrant le sacrifice auquel elle consent :

– « (…) Je me perdrai pour toi (…) Pourras-tu aimer une fille déshonorée ? »

– « Si tu avais été soigné par une pauvre femme de la campagne, ne ferais-tu rien pour la reconnaissance ? Ne chercherais-tu pas à la payer ? …

 

Vanina-Missirilli vs Cléopâtre-Antoine

 

Cette alternance du « vous » et du « tu » nous rappelle celle d’un dialogue qui nous conduit au bord du Nil. Jadis, Cléopâtre, une reine mue aussi fortement par la passion que Vanina, a conduit son amant à une fin tragique.

On peut relever ce parallèle avec ‘ »Antoine et Cléopâtre« , la célèbre pièce de théâtre de Shakespeare, précisément dans le passage suivant, une fois qu’Antoine a pris la décision de partir :

(1) « These strong Egyptian fetters I must break, / Or lose myself in dotage. » (Act I Sc. II)

Et quand il essaie de lui annoncer sa décision, elle se lance dans le même jeu que Vanina : tantôt reine en le vouvoyant, et tantôt femme en lui adressant la parole en le tutoyant :

(2) « Pray you (…) I know by that same eye there’s some good news. » (Act I Sc. III

(3) « Or thou, the greatest soldier of the world,/Art turn’d the greatest liar.  » (Act I Sc. III)

On trouve le même dilemme chez Missirilli et chez Antoine : en tous deux l’amour-passion se heurte à l’amour de la patrie :

(4) « The strong necessity of tirne commands / Our services awhile; but my full heart / Remains in use with you. Our Italy / Shines o’er with civil swords (…). » (Act I Sc. IV)

Ce sont les mêmes propos chez Missirilli quand il dit :

« Je vous aime avec passion , lui dit-il; mais je suis un pauvre serviteur de la patrie; mais plus l’Italie est malheureuse, plus je dois lui rester fidèle. » 

Une fois que la passion s’est emparée d’elle, Cléopâtre, comme Vanina, ne songe qu’à garder pour elle seule l’homme « qui a fait battre son coeur ». Toutes les deux exigent l’amour absolu.

Cléopâtre demande à Antoine :

 « If it be love indeed, tell me how much. (…)

I’ll set a bourn how far to be belov’d. » (Act I Sc. I)

Et Vanina, comme si elle était l’écho de Cléopâtre, se dit :

« S’il devait choisir absolument entre la patrie et moi (…), j’aurais la préférence. »

 Lorsqu’on veut décrire Vanina, l’image de Cléopâtre vient tout de suite à l’esprit, comme pour souligner les points communs : comme Cléopâtre, Vanina est pleine de contrastes; tour à tour vaniteuse comme une coquette et grande comme une reine; volage dans sa soif de voluptés, et sincère dans son attachement pour Antoine. Mais Cléopâtre se montre digne, à la fin de la pièce, parce qu’elle partage la tombe d’Antoine, tandis que Vanina choisit de soulager son chagrin dans les bras de Silvio…

***

NOTES   

(1) Il faut que je brise ces fortes chaînes égyptiennes, ou je me perds dans ma folle passion.

(2) Je vous prie, (…) Je lis dans vos yeux que vous avez reçu de bonnes nouvelles. 

(3) Ou bien toi, le plus grand guerrier de l’univers (…) tu en es devenu le grand imposteur.

(4) L’impérieuse nécessité des circonstances exige pour un temps notre service; mais mon coeur tout entier reste avec vous. Partout notre Italie étincelle des épées de la guerre civile.

(5) Si c’est de l’amour, dites-moi, quel degrés d’amour ? Je veux établir par une limite , jusqu’à quel point je puis être aimée.

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BIBLIOGRAPHIE

 

ALQUIE, Ferdinand, Le désir d’éternité, PUF

LEFEVRE, Henri, Le marxisme, Paris, 1948.

SHAKESPEARE, William, Antony and Cleopatra, Penguin Books Ltd., 1937

SHAKESPEARE, William, Antoine et Cléopâtre, traduction française, Librairie académique Perrin, 1960.

STENDHAL, Vanina Vanini, in Romans et Nouvelles II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 748-772.

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UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Alba FERRARI et Mme Rocio SANABRIA pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises (CEF) dans le cadre du séminaire de littérature (1989-1990)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

 

L’animal dans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix » de François MAURIAC

France, Paris: Francois Mauriac lisant debout au debut des annees 50

Introduction


Ce travail de recherche se réfère à un travail portant le même titre que j’ai effectué pendant le semestre d’hiver et qui constitue le point du départ de cette recherche-ci.

J’ai prolongé mon étude, que j’ai élargie et approfondie, sur le thème de l’animal dans les deux romans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix » de François Mauriac. En outre, j’ai regroupé les animaux caractérisant un personnage donné afin de faciliter les observations spécifiques concernant les personnes mentionnées. De plus, j’ai ajouté deux petites conclusions qui reflètent ma propre interprétation


François Mauriac (1885 – 1969) : abrégé de sa vie


En François Mauriac, né à Bordeaux, se rencontrent deux traditions familiales: celle de la bourgeoisie et celle des grands propriétaires terriens. François Mauriac est élevé par sa mère, car son père meurt quand il a deux ans seulement. Il reçoit une éducation catholique qui le « poursuit » plus tard dans tous ses romans. Après une licence de lettres à Bordeaux, François Mauriac monte à Paris pour y préparer l’Ecole des Chartes. Cependant il se décide pour une carrière littéraire. Il est encouragé immédiatement par plusieurs auteurs de renom, dont Maurice Barrès qui salue ses premiers poèmes. Pourtant, François Mauriac choisit bientôt le roman, et dans les années 20, il produit ses oeuvres les plus marquantes: « Le baiser au lépreux« , « Genitrix« , « Le désert de l’amour« , « Thérèse Desqueyroux« . Parallèle­ment, il publie nombre d’essais et de chroniques littéraires. En 1933, il est élu à l’Académie Française.

La guerre venue, il s’engage aux côtés de la Résistance en utilisant ses armes spécifiques d’écrivain. La création romanesque fait place à l’activité journalistique et théâtrale. En 1944 il devient éditorialiste du « Figaro ». Quatre ans après, il fonde la revue « La
Table Ronde » où il commence à publier son fameux « Bloc-Notes« , poursuivi dans « L’Ex­press », puis au « Figaro littéraire ». En 1952 il reçoit le Prix Nobel de littérature. Parallèlement à son intense activité de journaliste, il continue son oeuvre de romancier: « Le Sagouin« , « Galigai« , « L’Agneau » en 1954. Après ces oeuvres, le romancier s’éclipse devant le mémorialiste et l’essayiste. Il consacre son temps à ses « Bloc-Notes I, Il, Ill » qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 1969.


François Mauriac, un romancier catholique


Influencé par son enfance et son éducation, François Mauriac dénonce l’argent, la propriété et la sexualité qui éloignent l’homme de l’amour de Dieu. Ses héros sont écartelés entre leurs pulsions et leurs scrupules, leurs remords et leurs regrets, l’idée fixe de leur faute et celle de leur salut. François Mauriac lui-même est l’homme des déchirements. Chrétien, le romancier est en rupture avec l’église et ses fidèles, « pharisiens » qu’il accuse d’avoir perdu le message du Christ. Bourgeois, il dénonce impitoyablement les défauts de sa classe.

Ses héros n’en finissent pas d’assister en eux au combat de l’Ange et de la Bête, de la spiritualité et de la « chiennerie« . Pour lui, rien n’est plus difficile que de résoudre « le problème du corps posé par la chair, par la cohabitation de l’âme, capable de Dieu, et de l’instinct le plus bestial. »

Cette partie bestiale en l’homme joue un très grand rôle dans les romans mauriaci­ens. Souvent ses personnages sont comparés à des bêtes. Vu que, chez François Mauriac, l’homme doit toujours lutter contre sa « bête intérieure », les animaux n’ont guère un aspect flatteur. Ils apparaissent presque toujours dans des séquences dysphoriques, c’est-à-dire dans des situations de malaise et d’obscurité.


L’animal dans les deux romans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix »



Sigmund Freud notait que le langage demeurait « ein schwarzer Kontinent » (un continent noir), signifiant par là qu’il recélait encore, intérieur à lui-même, une très grande part d’inconnu.

Le langage contient toujours des écarts – images, métaphores et autres « déviations » – qui introduisent des éléments plus ou moins marqués de subjectivité. Sur la base des découvertes de Freud, il est possible de s’interroger sur la personnalité subconsciente de l’écrivain à partir des images. Une méthode pour analyser les images consiste à les classer selon les quatre éléments isolés par les philosophes grecs: le feu, l’eau, la terre et l’air, comme le fait Bachelard (cf. « La psychanalyse du Feu« , « L’eau et les Rêves« , etc.) Ces quatre éléments de l’univers sont largement représentés parmi les images des deux romans de François Mauriac, « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« . Mais il peut être dangereux de s’y cantonner. L’imagination se nourrit d’autres images encore, appartenant à d’autres domaines, à d’autres registres: le règne animal, le règne végétal, la nuit ou la lumière, etc. L’importance de l’animal ou du végétal, de la nuit ou de la lumière dans l’imaginaire des deux romans est telle qu’il est nécessaire de les étudier séparément.

Vu que, selon François Mauriac, l’homme cohabite avec un animal intérieur méchant, ce travail de recherche est consacré au règne animal. En effet, la partie bestiale en l’homme joue un très grand rôle dans les romans de François Mauriac. Je vais donc essayer de montrer l’importance de l’animal dans les deux romans, « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« , et de mettre en évidence que, pour François Mauriac, la bête est une métaphore du mal et qu’elle est significative de son univers sémantique et de son idiolecte.

Les citations se réfèrent aux pages de l’édition Bernard Grasset (collection du Livre de Poche).


Résumé des deux romans



Je considère comme utile de rappeler brièvement les thèmes principaux des deux romans qui serviront de référence ainsi que quelques éléments de leur structure afin de mieux situer les images.


« Le baiser au lépreux »



Riche héritier, laid et complexé, Jean Péloueyre paraît insignifiant. Il est malgré tout promis à la belle Noémi de la famille d’Artiailh. En dépit de sa répugnance, Noémi accepte cette union, car « on ne refuse pas le fils Péloueyre« . Le mariage développe le dégoût instinctif de cette jeune fille, mais, en même temps, son devoir d’épouse. Dévoré par le remords, Jean trouve un prétexte pour fuir son épouse qu’il adore mais qu’il voit s’étioler du fait de sa seule présence, et il quitte les Landes pour Paris.

Dans la seconde partie du roman, Noémi profite de l’absence de son mari, contribuant à accentuer la chute de Jean Péloueyre. Durant la séparation, Noémi connaît la libération et l’épanouissement, tandis que Jean sombre dans l’anéantissement. Noémi est alors attirée par le jeune médecin de son beau-père qu’elle soigne avec tendresse. Parallèlement, Jean est tenté de se perdre dans la débauche et la luxure de Paris.

Le retour de Jean marque le début d’une troisième partie du roman, marquée par la maladie de Jean, la mort de celui-ci et la fidélité sublime de Noémi à son mari au-delà de la mort. Jean a en effet décidé de se suicider lentement en allant veiller un tuberculeux à l’agonie et meurt discrètement. Noémi se consacre alors à son beau-père et résiste à une dernière tentation.

Les étapes du roman sont donc marquées par deux séparations: la première temporaire (le départ à Paris), la seconde définitive (la mort de Jean Péloueyre). Les relati­ons du couple sont directes; elles sont le plus souvent dominées par une agressivité intério­ risée qui, finalement, sera dépassée.

Le schéma se présente de la manière suivante:


Noémi <—————————-  vs  ——————————–> Jean

Dans « Genitrix« ,  il est déjà plus complexe.


« Genitrix »


Seule dans un pavillon désert, Mathilde Cazenave se meurt, après une fausse couche. Le couple Mathilde-Fernand est brisé par la présence et l’action insidieuse de Félicité, la mère de Fernand. La maladie, mais aussi l’anxiété devant la mort, le regret d’une vie manquée (absence d’enfants) et la haine pour la belle-mère achèvent la jeune femme. Son époux, complètement dominé par sa mère, la « Genitrix », laisse s’accomplir ce véritable assassinat. Mais, rongé de remords, il accuse sa mère de cette mort et se détache d’elle, passant ses nuits dans la chambre mortuaire, anéanti par son amour pour son épouse, au-delà de la mort. Félicité perd progressivement toute l’illusion de ramener à elle son fils désespéré. Victime d’une attaque, elle meurt dans une chaise, près de la porte où elle attendait tout au long du jour la rentrée du « bien-aimé« .

Après la mort de Félicité, la solitude de Fernand est complète. Il mesure alors le vide de sa vie et, excédé, chasse la famille de Marie de Lados, la vieille servante. Mais, au moment où il pense mourir seul, Marie revient et « il [sent] sur son front [sa] main usée« .

L’intervention de la Genitrix perturbe le déroulement de la vie du couple Mathilde­-Fernand qui se trouve au point de convergence de plusieurs agressivités: la propre rancoeur de Félicité envers Fernand et Mathilde et l’aversion qu’elle inspire en retour:

Fernand <—— vs ——> Félicité <—— vs ——>  Mathilde

Ce rôle de la mère est original dans « Genitrix » et n’a pas d’équivalent dans « Le baiser au lépreux« . Un tiers s’immisce entre les conjoints et produit une disproportion essentielle. Ce qui rapproche, au contraire, les deux romans c’est l’accomplissement de l’amour qui se réalise à travers la mort. La fidélité de Noémi a pour correspondant la fidélité de Fernand, l’une et l’autre au-delà de la mort. Dans les deux romans, les couples, au départ mal assortis, se rapprochent progressivement dans l’Amour.


Remarque concernant la façon de procéder pour classer les animaux

 

Pour classer les images animales et, en même temps, bien dépeindre les caractères « bestiaux », j’ai recherché tous les animaux qui caractérisent un personnage donné et je les ai regroupés sous le nom de ce personnage. A la fin de chaque présentation, j’ai ajouté une petite conclusion, ou plutôt une réflexion personnelle, voulant essayer de trouver la bête spécifique et typique qui symbolise au plus haut point le caractère de chaque personnage. Cela n’a pas toujours été facile, et ma décision en faveur de tel ou tel animal est très personnelle et différera peut-être des interprétations d’autrui.



L’animal dans « Le baiser au lépreux« 



L’image de l’animal, dans « Le baiser au lépreux« , caractérise presque toujours le personnage de Jean Péloueyre. Elle relève d’une même vision globale, celle d’une régression. Jean ressemble à un animal terrestre qui creuse dans la terre pour se cacher du monde et de sa lumière. Noémi, sa femme, n’a presque jamais cet aspect « bestial ». Elle est plutôt désignée par des termes relevant de la nature végétale qui symbolisent la pureté et la beauté de cette vierge.


Jean



Toute une série d’animaux sont considérés par nature comme inférieurs ou repoussants, par exemple la larve, le cloporte, le grillon, le ver, le rat et la chauve-souris. François Mauriac convie toutes ces bêtes pour dépeindre le personnage de Jean Péloueyre.

Lors de la première rencontre de Jean et de Noémi dans le parloir de la cure, l’assimilation à la larve et au grillon dans l’imagination de Noémi n’est guère flatteuse:

« La vierge mesure de l’oeil cette larve qui est son destin. » (p. 33)

« Le beau jeune homme aux interchangeables visages, le compagnon du rêve de toutes les jeunes filles, – celui qui offre à leurs insomnies sa dure poitrine et la courroie serrée de deux bras, – il se dilue dans le crépuscule de cette cure, il fond jusqu’à n’être plus, au coin le plus obscur du parloir, que ce grillon éperdu. » (p. 33)

Dans le presbytère où Noémi rencontre son futur mari, elle a peur:

« Jean se tut enfin et elle eut peur comme dans une chambre où l’on sait qu’une chauve-souris est entrée et se cache. » (p. 33/34)

Les animaux réputés abjects font peur, surtout s’il s’agit d’animaux nocturnes. Jean est l’être de la nuit qui effraie par sa laideur son épouse. Jean, « accoutumé à se tapir loin du monde et de qui c’était l’unique souci de n’être pas vu« , est comparé à un oiseau nocturne:

« Le destin le tirait de ses ténèbres; comme une formule de magie, les mots de Nietzsche avaient renversé les murs de sa cellule; le cou dans les épaules et les yeux clignotants, on eût dit d’un oiseau nocturne lâché dans le grand jour. » (p. 34)

Une fois le mariage consommé, l’opinion de Noémi sur Jean ne varie guère, il reste le grillon répugnant:

« Les grillons qui crépitaient au bord de leur trou, lui rappelaient son maitre. Un soir, étendue sur ses draps et toute livrée à la nuit chaude, elle sanglota d’abord à petit bruit, puis gémit longuement et regarda avec pitié son chaste corps intact, brûlant de vie mais d’une végétale fraicheur. Qu’en ferait le grillon? Elle savait qu’il aurait droit à toute caresse, et à celle-là, mystérieuse et terrible, après quoi un enfant naitra, un petit Péloueyre tout noir et chétif… Le grillon, elle l’aurait toute sa vie et jusque dans ses draps. » (p. 36)

Dans le lit conjugal, le dégoût éprouvé ne s’est pas modifié. L’abjection profonde s’exprime par la comparaison à un ver:

« Trempé de sueur, Jean Péloueyre n’osait bouger, – plus hideux qu’un ver auprès de ce cadavre enfin abandonné. » (p. 47)

Noémi est tellement dégoutée de Jean que sa situation est comparable au jeu mortel qui se déroule dans l’amphithéâtre:

« Alors, pleine de remords et de pitié, comme dans l’amphithéâtre une vierge chrétienne, d’un seul élan se jetait vers la bête, les yeux fermés, les lèvres serrées, elle étreignait ce malheureux. » (p. 53)

Jean lui-même s’assimile aux rats qu’il a pu contempler le long des quais de la Seine:

« Et maintenant il se glissait dans la cohue, trottait comme un rat le long des vitrines, élaborait le plan d’une étude péremptoire qu’il intitulerait: Volonté de Puissance et Sainteté. » (p. 81)

Il sent sa mort prochaine et se compare lui-même à un chat mort, bête sauvage et sans maison, qui meurt seule dans les rues de Paris:

« Le ramasserait-on un jour, dans le ruisseau comme un chat mort ? » (p. 81)

Mais les images animales dans « Le baiser au lépreux » ne sont pas seulement celles de la régression. Elles peuvent aussi être celles de la pitié, et c’est alors le chien qui a la faveur de Mauriac.

A l’époque de son enfance Jean était un chien perdu:

« Ses trois années de collèges, il les avait consumées en amitiés jalousement cachées: ni ce camarade Daniel Trasis, ni cet abbé maÎtre de réthorique, ne comprirent ses regards de chien perdu. » (p. 13/14)

Domestiqué, le chien a perdu l’habitude de se défendre, le chien est abandonné par les hommes qui l’ont domestiqué. C’est ici le cas de Jean, éduqué au collège puis aban­donné à lui-même.

Par la suite il est victime de son épouse:

« Il levait vers sa jeune femme ses yeux de chien battu: ‘Il faut que je m’en aille, Noémi.« ‘ (p. 69)

A l’école, Jean était l’objet de la moquerie de ses camarades, le pauvre garçon se sentait poursuivi comme le gibier à la chasse:

« Ah! pauvre figure de landais chafouin, de ‘landousquet’ comme au collège on le désignait, triste corps en qui l’adolescence n’avait su accomplir son habituel miracle, minable gibier pour le puits sacré de Sparte! » (p. 13)

 

Noémi

 

Les animaux qui caractérisent Jean Pélouyre sont répugnants. L’abject finit donc logique­ment par avilir la pureté de son épouse. Jean est le ver hideux qui ronge la beauté et la fraîcheur de Noémi.

Noémi, au contraire, n’a presque jamais cet aspect bestial. Elle est la « végétale fraîcheur« . Sa beauté est qualifiée par analogie aux fleurs:

« Comme dilatée hors du vase une fleur de magnolia, la robe de Noémi déborde sa chaise. Ce parloir pauvre où Dieu est partout, sur tous les murs et sur la cheminée, elle l’imprègne de son odeur de jeune fille, un jour fauve de juillet – pareille à ces trop capiteuses fleurs qu’on ne saurait prudemment laisser dans sa chambre, la nuit. » (p. 31)

Quand Jean apprend le nom de sa future épouse, il est effrayé:

« Noémi de la grand-messe, Noémi dont jamais il ne put regarder en face les yeux pareils à des fleurs noires? » (p. 26)

Ces images appartiennent plutôt au règne végétal. En employant, d’une part, la bête dégoûtante et, d’autre part, la fleur fraîche pour désigner les caractères des deux personna­ges principaux, François Mauriac souligne vigoureusement l’opposition entre ces deux êtres humains.

Une fois, néanmoins, Noémi s’assimile elle-même à une bête, c’est quand elle veut persuader le jeune médecin qu’elle va bien et qu’elle n’a pas besoin de son aide:

« Oh! Moi, je résiste à tout; je trouve la force de manger et de dormir comme une bête… » (p. 117)

Tout à la fin, toujours à cause du jeune médecin, elle est comparée à une bête:

« Bouche bée et la gorge gonflée, elle attendait, elle attendait – humble bête soumise. » (p. 126)

Mais ces deux images restent exceptionnelles.

 

Les Cazenave

 

Les Cazenave – Madame Cazenave est la soeur de Monsieur Jérôme, le père de Jean – ne sont guère décrits flatteusement. Ils passent tous les jeudis chez les Péloueyre, le jour de marché.

Le malade, Monsieur Jérôme, se lamente de mille douleurs et courbatures car, de plus, les Cazenave arriveront le lendemain:

« (…] dès cette aube néfaste, les bestiaux sur le foirail réveilleraient le malade; l’auto des Cazenave, grondant devant la porte, annoncerait la présence de l’hebdoma­daire fléau. » (p. 17)

Les Péloueyre, comme le pasteur, ne veulent absolument pas que les Cazenave héritent un jour de la maison Péloueyre:

« Or, il a décidé qu’il n’était pas bon que Jean Péloueyre demeurât seul; et il lui importe surtout, à ce pasteur, que la maison Péloueyre ne devienne un jour la maison Cazenave; que le loup ne se recèle pas dans la bergerie. » (p. 32)

C’est la raison pour laquelle Monsieur Jérôme et le pasteur cherchent à marier Jean:

« Rampant et faible devant l’ennemi, M. Jérôme dans le secret nourrissait sa rancoeur. Si souvent il grommelait qu’il réservait aux Cazenave ‘un chien de sa chienne‘, que Jean Péloueyre, ce jour-là, ne prêta nulle attention à ce que lui glissait son père:

Nous allons leur jouer un tour, Jean, pour peu que tu veuilles t’y prêter… Mais le voudras-tu? »‘ (p. 18)

La servante Cadette souffre aussi de la présence et des critiques constantes des Cazena­ve:

« Cadette comparut avec des yeux de volaille pourchassée, défendit son gigot en un patois gémissant, – inutile vacarme puisque le conseiller finit tout de même par assouvir sur la viande trop cuite sa fringale. » (p. 24)

Elle « appartient » à la volaille, comme plus tard, dans « Genitrix« , la fille de la servante Marie de Lados. En outre, Cadette a un petit-fils qui vit dans la maison Péloueyre. Il est comparable au petit-fils de Marie de Lados, lequel est aussi décrit comme un bel oiseau:

« Un oeillet rouge à l’oreille, il était brillant et vernissé comme un jeune coq. » (p. 23)

 

Conclusion

 

Les images animales dans « Le baiser au lépreux » servent quasi exclusivement à caractéri­ser Jean Péloueyre. Les animaux choisis par François Mauriac sont presque tous répugnants et repoussants. C’est là une manière très cruelle de décrire un personnage. Le pauvre être humain subit une régression après l’autre. Ce n’est que tout à la fin, dans la dernière phrase, que Noémi assimile son époux mort à un être végétal:

« Ainsi courut Noémi à travers les brandes, jusqu’à ce qu’épuisée, les souliers lourds de sable, elle dût enserrer un chêne rabougri sous la bure de ses feuilles mortes mais toutes frémissantes d’un souffle de feu, – un chêne noir qui ressemblait à Jean Péloueyre. » (p. 126)

Mais le chêne est noir, Jean Péloueyre reste un être de l’ombre et de la nuit profonde. Il est le ver hideux qui a peur de la lumière et qui dégoûte son entourage. Or son épouse est tout à fait le contraire: elle est la fraîcheur, la beauté, la lumière. François Mauriac ne la dépeint pas avec des images animales, mais avec des images végétales. Elle est la fleur épanouie qui perd sa beauté à côté du ver hideux:

« Entre les volets rapprochés, Jean Péloueyre vit-il [ ..] cette robe de Noémi, cette robe un peu fripée qui ne s’épanouirait plus, cette nuque fléchie, fleur moins vivante, fleur déjà coupée ? (p. 34)

Les Cazenave sont des vautours qui veulent profiter des Péloueyre. En posant la question de savoir « si Jean est seulement mariable« , Fernand exprime son opinion et laisse paraître son mépris envers les Péloueyre.

 

L’animal dans « Genitrix »

 

Les images animales dans « Genitrix » sont plus variées que dans « Le baiser au lépreux« .

Elles ne caractérisent pas spécifiquement un personnage – comme Jean Péloueyre dans le premier roman-, mais tous les personnages principaux. En outre, l’animal n’est pas toujours nommé explicitement, c’est une expression ou un verbe qui évoquent l’image d’un animal. Pourtant les images d’animaux traqués et celles qui suggèrent la régression jouent encore un rôle considérable. Il reste que la beauté animale n’est pas absente de ce roman. Il s’agit d’un aspect de l’animal qu’on ne trouve pas dans « Le baiser au lépreux« .

 

Félicité

 

La mère de Fernand, Félicité, est décrite, d’une part, comme une féroce bête, comme une masse noire et tapie qui fait peur à Mathilde. La belle-mère est méchante et insidieuse, toujours en train de chercher à séparer Mathilde de Fernand.

Même en mourant, Mathilde se sent menacée par Félicité:

« Quelle était cette masse noire, près de la fenêtre, cette bête couchée et comme repue – ou tapie peut-être ? » (p. 11)

Dans son agonie, Mathilde craint le retour de sa belle-mère:

« Elle se sentait mise de côté par une féroce bête, ah! peut-être d’une seconde à l’autre près de revenir! » (p. 22)

Dès avant le mariage, Mathilde ressentait le ton animal des voix des Cazenave. Les épiant derrière la haie, Mathilde est le témoin d’une de ces « scènes » après lesquelles Fernand part pour Bordeaux retrouver « son habitude« . Cette fois l’assimilation à l’animal est évoquée par un verbe:

« Mathilde se souvient de quel ton ils glapirent cette menace et cette réplique par quoi fut fixé son destin. » (p. 37)

Quand Félicité est devant la porte de Mathilde et entend gémir sa belle-fille, elle n’est guère dépeinte d’une façon flatteuse:

« Dieu seul put voir ce qu’exprimait cette tête de Méduse aux écoutes, et dont fa rivale, derrière une porte, râlait. » (p. 43)

Félicité est poursuivie par sa propre angoisse, celle de perdre l’attachement de son fils secoué par son deuil:

« La vieille s’aplatit comme une bête, attendit. Ses yeux se rouvrirent, sa gorge se desserra: l’oiseau sombre était passé au large. Elle respira. Le fils dormait toujours avec un bruit de gorge encombrée. » (p. 74)

Mais, d’autre part, Félicité représente la mère protectrice de Fernand. Elle aime son fils et veut seulement son bien: Fernand, le « bien-aimé« , signifie tout pour Félicité. Aussi la laideur de la bête n’est-elle pas permanente. La beauté animale est sauvée par quelques séquences euphoriques où Félicité apparaît comme une mère affectueuse. Elle a élevé son fils avec la tendresse d’une mère animale:

« Longtemps, du même geste qu’en ces jours où, jeune mère animale, elle flairait avidement le nouveau-né, ses lèvres ne quittèrent pas le front de son vieux fils. » (p. 101)

Dans son enfance Fernand était protégé comme un petit oiseau qui est couvert par les ailes chauffantes de sa mère:

« (…) sa mère le couvrait de son manteau comme d’une aile noire. » (p. 133)

La lettre de Fernand, écrite durant le voyage de noces, annonce « le retour à la mère » et remplit Félicité de joie:

« Un matin d’été pareil à celui-ci, cette lettre vint inonder à la fois d’inquiétude et de bonheur la vieille mère louve. » (p. 82)

En fait, Fernand revient à sa mère après la mort de sa femme. Félicité est son seul refuge. Avec un instinct animal, il cherche à se terrer dans ce gîte vivant devant le mal du monde:

« Comme elle s’était affaissée sur le canapé, il appuya sa tête contre l’épaule offerte. Pour se terrer, il revenait à ce gîte vivant, et parce qu’il n’y avait pour lui aucun autre refuge au monde. » (p. 101)

 

Fernand

 

Fernand est dominé par sa mère. Il est même possédé par elle. Il n’a jamais été libre; il vit comme un poisson dans l’aquarium, trop gros et lourd pour se mouvoir. Ainsi son caractère est suggéré par des animaux pris ou domestiqués. Mathilde a deviné et reconnu la situation misérable de Fernand en épiant entre les branches les débats de la mère et du fils:

 « […] la belle affaire, songe-t-elle, d’avoir su attiser le désir de ce quinquagénaire timide! D’autant que le gros poisson avait donné, de son plein gré, dans la nasse tendue. » (p. 27)

Pour protéger Fernand, sa mère avait éliminé de son entourage tous les dangers. Par conséquent elle l’a totalement isolé du monde, il est « emprisonné »:

« Dans le minuscule univers de sa bassesse, dans ce réseau, dans cette toile gluante que sa mère, pour le protéger, avait dévidée autour de lui pendant un demi­ siècle, il se débattait, grosse mouche prise. » (p. 92)

Félicité traite son fils comme une bête sauvage qui doit être domestiquée pour son bien. Après la mort de Mathilde, Fernand s’installe dans la chambre mortuaire et ne veut plus descendre. Cette attitude, provoquée par le deuil, effraie Félicité, mais elle est sûre d’elle­-même et sait que son fils va bientôt lui revenir:

« ‘Demain soir, il sera maté.' » (p. 54)

Mathilde, elle aussi, a de l’assurance et parle de mater sa belle-mère afin de domestiquer Fernand. Pour elle, c’est Félicité qui est la grande ennemie et l’obstacle à surmonter pour gagner Fernand. Lui, ce ne sera qu’un jeu de lui passer les brides:

« Il suffisait de mater sa belle-mère; Fernand, ce ne serait qu’un jeu de lui pa

Mathilde, elle aussi, a de l’assurance et parle de mater sa belle-mère afin de domestiquer Fernand. Pour elle, c’est Félicité qui est la grande ennemie et l’obstacle à surmonter pour gagner Fernand. Lui, ce ne sera qu’un jeu de lui passer les brides:

« Il suffisait de mater sa belle-mère; Fernand, ce ne serait qu’un jeu de lui passer la bride. » (p. 27)

Ainsi les deux femmes ont l’intention de mater ce pauvre Fernand. Toutes les deux veulent le posséder, elles se disputent Fernand comme un objet. Fernand n’est jamais sollicité de donner son avis.

Jeu consistant à « mater » Fernand:

 

   Mathilde  < —————  vs    —————> Félicité

 

                              passer les brides

                                          à

                                    Fernand

 

L’image du chien convient à Fernand, comme elle convenait à Jean dans « Le baiser au lépreux« : Il ressemble à un vieux chien qui est domestiqué depuis longtemps et n’attend que sa propre mort. C’est une image triste:

« Dans quel état le lui rendait la morte! Lèvres plus blanches qu’il s’était abreuvé de vinaigre – et les yeux pleins de sang comme ceux d’un vieux chien… » (p. 83)

Après la mort de sa mère, Fernand est totalement perdu. Il n’a plus de raison d’exister. Le vieux chien a perdu son maître et il ne sait pas vivre sans lui. Il n’a rien à faire et s’ennuie, même sa fantaisie le quitte:

« Et maintenant, dans l’allée du Midi, Fernand désoeuvré s’arrête, renifle un lilas, puis un autre, comme un lourd bourdon, sans que la haie de troènes lui évoque aucun visage. » (p. 134)

 

Mathilde

 

Mathilde est souvent comparée à un animal terrestre. Aux yeux de Félicité, elle est aussi une bête tapie qui agit « dans le sous-sol« . Après la mort de Mathilde, Félicité la sent encore présente en Fernand:

« Femme positive, ses armes accoutumées ne valaient pas contre un fantôme. Elle ne savait travailler que sur la chair vivante. La tactique de la disparue la déconcer­tait: tapie en Fernand, elle l’occupait comme une forteresse. » (p. 66)

Félicité se sent impuissante car Mathilde s’est introduite dans la famille en « se coulant« . Cette image peut évoquer la vision d’un serpent qui est rentré sous terre et en ressort comme par magie:

« Ah! l’idiote avait eu vite fait de se couler. » (p. 20)

Mathilde se « qualifie » elle-même d’animal terrestre. La taupe, qu’elle évoque, cherche à sortir de la terre:

« Un instinct de taupe te faisait chercher partout une issue à ta vie subalterne. » (p. 37)

Ces images de la terre profonde suscitent un sentiment de malaise puisque l’homme n’a pas accès à cette terre profonde, à ce subconscient ténébreux qu’on imagine volontiers peuplé d’animaux monstrueux et infernaux.

En fait, on ne sait pas ce qui se passe en Mathilde. Chez les Lachassaigne elle savait disparaître et semblait « se volatiliser« :

« Les Lachassaigne disaient de leur cousine pauvre ‘qu’elle avait du tact, qu’elle savait disparaitre’. C’était vrai qu’au dessert il semblait qu’elle se volatilisât. Pendant le repas même on eût dit qu’elle éteignait se cheveux blonds. Ses yeux ne regardaient rien; sa robe avait la couleur des boiseries. Aussi en sa présence le linge le plus sale était-il lavé sans que le couple se méfiât d’une doucereuse qui feignait de n’avoir pas d’yeux, mais qui voyait – ni d’oreilles, mais qui entendait. Ici, Mathilde contentait jusqu’à plus soif’, dans le secret, ce goût de moquerie qui, chez les Cazenave, devait la perdre. Elle n’était alors que sécheresse, qu’aridité: triste terre sans eau ! » (p. 32)

Ici, Mathilde est comparée avec la terre, mais cette image n’en est pas moins dysphorique puisque la jeune femme est « triste terre sans eau« .

Une fois, elle est décrite comme un oiseau; pourtant cette image n’est pas liée à la liberté et au bonheur; l’oiseau est malade, emprisonné, sans issue face à sa mort:

« Son coeur s’affolait, oiseau qu’on étouffe et dont les ailes battent plus vite, plus faiblement. » (p. 44)

Toute une série d’images évoque la situation de Mathilde poursuivie en tant qu’épouse de Fernand. C’est surtout celui-ci qui reconnaît l’existence misérable de Mathilde mainte­nant morte. ll la regarde alors qu’elle vient de mourir:

 « (…) plus rien de cette expression avide, dure, tendue d’une pauvre fille qui toujours calcule, méprise et se moque; plus rien de la bête aux abois et qui fait front – plus rien de cette face besogneuse et traquée… » (p. 57)

Fernand est même obsédé par cette image de Mathilde poursuivie comme un gibier:

« Mais Fernand se rappelait ce dos rond, cet air battu, ces yeux jaunes de chatte pourchassée. » (p. 144)

Dans son imagination il la voit parmi les guêpes:

« Mais voici qu’étendu sur le lit de Mathilde, dans le noir, il regardait un beau jour brûler l’allée du Midi et, derrière les troènes bourdonnants, il voyait ce jeune corps parmi les guêpes… » (p. 89)

Le père de Mathilde a connu le même sort: il a été poursuivi pendant toute sa vie. Cependant, Mathilde et son frère Jean n’étaient même pas conscients du drame:

« Tout de même ils riaient sans malice parce qu’ils n’entendaient pas à côté d’eux gémir cet homme – gibier forcé et aux abois. » (p. 28)

 

Raymond

 

Le petit-fils de la servante Marie de Lados est le seul être humain de ce roman qui bénéficie presque toujours des aspects positifs de l’animal. Il a la beauté et la liberté d’un oiseau qui fait ce qu’il veut.

Ses cheveux ont toute la beauté du plumage d’un corbeau:

« Dans ses cheveux hirsutes, et comme un plumage de corbeau, sa main était prise et paraissait blanche. » (p. 116)

Fernand observe cet enfant plein de vie de manière quasi obsessionnelle. Il veut lui parler, mais il n’a aucune idée de la façon dont il pourrait le faire:

« Du même regard lourd dont l’année précédente l’avait couvé sa mère taciturne, il suivait ce petit merle. Il aurait voulu lui parler; mais qu’est-ce qu’il faut dire à un enfant ? » (p. 141)

En lui offrant des bonbons, Fernand veut retenir cet enfant. Mais il ne peut le posséder, Raymond est un oiseau qui peut s’envoler et se libérer quand il veut:

« Mais lui, le cheveu bleu-noir hérissé comme de la plume, la tête détournée, piétinant, il cherchait à s’envoler... » (p. 141)

Même quand il est malade, Raymond est décrit comme un oiseau:

« Marie de Lados recula avec une adoration terrifiée, et elle entrainait vers la souillarde le drôle hérissé, sautillant comme un merle malade. » (p. 152)

Raymond est lié à la vie sauvage, à la liberté et à la nature; il apparaît en rapport avec les canards sauvages à la maison de Fernand:

« Avec les canards sauvages, avec les palombes farouches, le temps des vendan­ ges ramena dans la cuisine, Raymond, ce petit-fils de Marie, dont les parents coupaient le raisin à Yquem, chez M. le marquis. » (p. 141)

Cependant, un être humain qui fait tout ce qu’il veut a des caprices qui déplaisent aux autres. En trébuchant chaque fois au même endroit de son « Credo », il se désigne comme ânon:

« Il récita d’affilée mais, ânon rétif, s’arrêta net au même tournant, l’air buté, anxieux. » (p. 122)

Mais cette image n’a pas un aspect négatif, de même que la suivante n’a pas non plus un sens dysphorique:

« La tête charmante était inerte, les jambes égratignées et sales balançaient des souliers ferrés comme les sabots d’un petit âne. » (p. 117)

Raymond est un petit enfant innocent, mais déjà rusé puisqu’il est comparé à un renard:

« La porte de la souillarde s’entrouvrit et l’enfant y glissa un museau de petit renard pris au gite. » (p. 154)

 

Marie de Lados

 

La vieille servante des Cazenave était servante de métayer dès l’âge de douze ans, domestique de domestiques. Elle a eu un destin horrible: elle était la bête de somme de son mari et la servante soumise de ses maîtres:

« Jaousèt, qui l’avait prise dans la brande un soir de l’été 47, et dont elle fut, pendant trente ans, la bête de somme, jusqu’à ce petit enfant de trois ans qu’elle avait perdu. » (p. 110)

Elle a peur de Madame Cazenave. Elle est aussi comparée à une chienne, domestiquée et obéissante. Les Cazenave l’ont « matée » elle aussi:

« Mais ses yeux craintifs de chienne couchante ne quittaient pas ceux de la maîtresse, de peur d’être en retard d’une seconde pour approuver. » (p. 109)

 
La fille de Marie de Lados

 

La fille de Marie de Lados, la mère de Raymond, est loin d’évoquer l’aspect positif de l’animal. Elle fait plutôt songer à la « volaille« .

Marie de Lados a peur de sa propre fille:

« Marie de Lados redoutait fort cette fille: landaise édentée et noire, elle trahissait, par l’oeil et par le bec, une férocité de poule. » (p. 143)

La voix de cette fille semble sortir d’un gosier bestial:

« Mais avec une horrible voix du gosier, la fille soudain hurla en patois. » (p. 145)

Fernand la voit à la cuisine comme une femme « aux yeux de volaille« :

« Le maÎtre y pénétra, vit d’abord la fille aux yeux de volaille et, derrière elle, les mains jointes et levées, Marie de Lados. » (p.153)

 

Conclusion

 

Les animaux, dans « Genitrix« , sont nombreux et variés. Chaque personnage est caractérisé par un aspect animal particulier, qui lui est propre. Ainsi on pourrait essayer de trouver un animal typique de chacun des protagonistes, comme je l’ai fait plus haut pour les personna­ges du « Baiser au lépreux« .

Félicité doit être une bête féroce qui veut dominer et posséder son entourage. Elle lutte seule contre ses adversaires. Je lui accorderais volontiers le lion, roi du règne animal, mais il lui manque la noblesse de cette bête. Elle pourrait être aussi une chatte qui joue un jeu mortel avec ses victimes. Pourtant elle est mère et chérit son fils. C’est pourquoi je me déciderai pour la louve (« vieille mère louve« ) qui est rapace et féroce pour protéger son enfant.

Fernand est une bête matée, emprisonnée. Je le vois comme un gros et lourd poisson dans la nasse tendue. Il est lent et vieux et n’a aucune chance de se libérer. Une autre bête pourrait le désigner, un vieux cheval: Il est domestiqué et possédé par deux femmes qui se sont assises sur son dos et qui lui ont passé les brides. Personnellement, je le vois comme un vieux chien domestiqué toujours enchaîné à Félicité qui a dominé et arrangé sa vie. Sans elle, il est perdu et condamné à mort.

Mathilde ressemble à une bête terrestre qui cherche à disparaître. Elle est le serpent qui s’est introduit en « se coulant » dans la famille Cazenave et qui injecte poison et malheur dans la relation entre la mère et le fils. Cependant, elle est poursuivie comme le gibier à la chasse, comme un mouton perdu par la louve Félicité. Je la désignerais comme une souris qui s’est creusé un abri dans la terre. Chaque fois qu’elle ose revenir à la lumière, la chatte Félicité s’en empare et tente de la tuer.

Raymond est le rayon de soleil dans la maison déserte des Cazenave. C’est un oiseau qui amène liberté et bonheur. Il est sauvage et s’envole quand il en a envie. Tandis que sa mère est la poule, une femme sans moeurs, sans tact ni douceur.

Enfin Marie de Lados, sa mère, a la fidélité d’une chienne. Elle s’occupe des Cazenave d’une façon humble et soumise.

 

Tableau des animaux dans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« 

 

 

positif                                       le ciel                                    


 

animaux de l’air                                                      corbeau

                                                                               merle

 

animaux de la forêt                                                renard

                                                                               loup

                                                                               gibier

 

animaux des prés                                                  grillon     

                                                                               bourdon     

                                                                               chauve-souris   

                                                                              guèpe

 

animaux domestiqués et emprisonnés                chien

                                                                            chat

                                                                            âne

                                                                           poule

                                                                           volaille

                                                                          mouche

                                                                          poisson

                                                                          cheval

 

négatif                                  la terre


 animaux terrestres                                          larve

                                                                        cloporte

                                                                        rat

                                                                        ver

 

 

D’un point de vue général, plus les animaux sont liés à la terre, plus ils ont un caractère négatif.

 

Conclusion

 

Les images ont des origines complexes. Elles sont le résultat d’expériences faites dans l’enfance, de l’éducation et de l’influence de l’entourage dans lequel on a vécu.

Le contexte familial et social a beaucoup marqué François Mauriac. Des éléments typiques reviennent dans chacun de ses romans. Dès ses premières années, Mauriac est orphelin de père. L’absence du père et la présence possessive de la mère dans « Genitrix » tiennent directement à l’histoire de Mauriac. Les images du gibier pourchassé, l’importance du chien ont leur origine dans la chasse des Landes à laquelle le jeune Mauriac assistait.

Ses récits ont un caractère subjectif; la plupart des images sont délibérément voulues par l’auteur, mais si tel être fait penser à une bête, la race ou l’espèce importe peu, ce qui compte c’est le concept (une bête tapie). Mauriac dépeint ses personnages à l’aide d’images violentes qui font appel à tous les sens. Il rapproche cruellement l’homme de l’animal; c’est surtout le cas de Jean Péloueyre. Une description plus forte et plus horrible n’est guère possible. Ces images apportent une intensité, un frisson qui naît seulement quand l’essence d’une âme se mêle au fond des choses.

L’image tire son origine du plus profond de l’être. Par ce canal on peut parvenir à la connaissance de la personnalité de !’écrivain. Il est évident que l’enfance a joué un très grand rôle dans la vie de Mauriac. La blessure de l’absence de son père et l’influence de sa mère dominatrice ont marqué son enfance et sont à l’origine de beaucoup d’images animales. Mauriac restera toujours enraciné dans les Landes où il a grandi. A côté de ce profond enracinement dans son terroir, ses dons d’observateur paraîtront également significatifs : « Tout entrait en moi, et rien n’en sera perdu.« 

*****

Bibliographie

 

BONTE Michel, Images et spiritualité dans !’oeuvre romanesque de François Mauriac, La Pensée Universelle, 1981

GLENISSON Emile, L’amour dans les romans de François Mauriac, Edition Universi­ taire, 1970

LACOUTURE Jean, François Mauriac, Editions du Seuil, 1980

MAURIAC François, Le baiser au lépreux, Bernard Grasset, 1922 (Collection du « Livre de poche »)

MAURIAC François, Genitrix, Bernard Grasset, 1923 (Collection du « Livre de poche »)

*****

Table des matières

 

Introduction

 François Mauriac, abrégé de sa vie

François Mauriac, un romancier catholique

L’animal dans les deux romans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« 

Résumé des deux romans

 « Le baiser au Iépreux »

« Genitrix »

Remarque concernant la façon de procéder pour classer les animaux

L’animal dans « Le baiser au lépreux« 

Jean

Noémi

Les Cazenave

Conclusion

L’animal dans « Genitrix »

Félicité

Fernand

Mathilde 

Raymond

Marie de Lados

La fille de Marie de Lados

Conclusion

Tableau des animaux dans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« .

Conclusion

Bibliographie

***

 

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

« L’animal dans « Le baiser au lépreux » et « Génitrix » de François Mauriac » : texte présenté par Mme Sabine WOODTLI pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises.

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

L’art et la musique dans « L’Espoir » d’André Malraux

 INTRODUCTION

 

Ecrit pendant la guerre civile d’Espagne, « L’Espoir » a le caractère d’un carnet de bord, contenant des traces des faits historiques authentiques. Mais, considérant que « L’Espoir » n’est pas un récit documentaire qui relate fidèlement les événements de la guerre civile en Espagne, la présente recherche se focalisera sur la sphère artistique.

Le point de départ de cette recherche est l’étude de la réalité de la guerre civile, sujets réels que Malraux a transposés dans le champ artistique et décrit à travers des métaphores relevant des domaines de l’art et de la musique. Il s’agit d’étudier « L’Espoir » dans la perspective d’un récit romanesque, et non pas à travers les faits autobiographiques. Ephémères et éternels à la fois, l’art et la musique semblent représenter pour Malraux des vecteurs idéaux pour communiquer l’inexplicable : la violence que l’homme peut exercer envers l’homme.

L’objectif de la présente recherche est d’étudier la place que Malraux accorde à l’art et à la musique. Dans ce contexte, deux postulats formulés par Malraux dans « L’Espoir » feront l’objet de paramètres. Pour la musique :

« Ce ne sont pas les dieux qui ont fait la musique, monsieur Scali, c’est la musique qui a fait les dieux… » et pour l’art : « C’est mettre haut les oeuvres d’art. — Pas les oeuvres : l’art. »

Les expressions artistiques dans « L’Espoir » se manifestent essentiellement de deux manières. D’une part, il y a des notations servant à paraphraser directement un événement concret, et, d’autre part, des discours fondamentaux mis en parallèle par rapport au sujet du récit constituent un commentaire sur les événements historiques en cours.

2. L’ECRITURE

 

« L’Espoir » représente une forme de narration qui n’a pas recours aux rouages de la fable, mais qui, au contraire, naît en franchissant les limites de celle-ci grâce au transfert d’une expérience en une conscience[1]. Malraux se situe là où la notion du sujet et de l’objet disparaissent, se confondent, et où la réalité ne peut pas être perçue dans sa totalité, mais où certains aspects importants pour l’homme paraissent plus accessibles que normalement.

« L’Espoir » n’est pas la vision d’un observateur» passif nourrie par un réalisme cynique. Le récit de Malraux est une vision marquée par un regard que l’on pourrait qualifier à la fois d’extérieur et d’intérieur. Malraux et ses personnages se meuvent dans une dimension irréelle, tout en étant engagés dans  des événements réels, ceux de la guerre civile.

2.1. La notion d’héroïsme

2.1.1.  La présence du narrateur

Malraux réfute le voyeurisme de l’écrivain. Dans « L’Espoir » le style s’oppose au rôle conventionnel du narrateur qui se cache derrière l’anonymat, derrière une objectivité postulée ou, au contraire, derrière une réalité entièrement romanesque. Dans « L’Espoir » la représentation métaphorique de la réalité entraîne l’intégration manifeste de l’auteur-philosophe dans son « modèle » littéraire.

2.1.1.1.  Voltaire

Malraux défie le doute répandu quant aux possibilités de l’homme d’intervenir dans l’histoire. Il exige de lui-même d’être présent en tant que narrateur pour créer un rapport vivant entre sa subjectivité personnelle et l’objectivité du sujet. Malraux confère à l’écriture une transparence  qui permet au lecteur de deviner la voix et le visage de l’auteur.

Malraux prête à l’un de ses héros l’apparence d’un jeune Voltaire. L’un des pilotes de l’escadrille de Malraux est décrit comme un bon Voltaire en tenue blanche, couleur de l’innocence.

« (…) Magnin, « le patron », commandait l’aviation internationale, Sembrano l’aérodrome civil et les avions de ligne transformés en avions de combat; Sembrano ressemblait à un Voltaire jeune et bon. Aidés par les vieux avions militaires des champs de Madrid, les Douglas neufs des lignes espagnoles, achetés par le Gouvernement, pouvaient à la rigueur accepter le combat contre les avions de guerre italiens. Provisoirement… (…) p. 67

« (… ) Sa mince lèvre inférieure avançant de profil sur la lumière du bar, il ressemble de plus en plus à Voltaire; à un Voltaire bon, en combinaison blanche d’aviateur.— avaient des fusils. Quatre ans de discipline et de front. Et les communistes, eux, étaient une discipline.—pourquoi êtes-vous révolutionnaire, Magnin? demande Vallado. C…) » p.97

L’authenticité subjective » imposée par Malraux fait éclater la réalité en général, et en particulier le miroitement d’une réalité unie et globale. Les événements historiques étant vus dans la perspective d’une expérience individuelle, Malraux évite la description d’une évolution historique à travers l’introduction d’un héros typique, positif.

« (…) Les camions avaient été systématiquement sabotés pour que les fascistes ne puissent les employer. Sembrano qui s’était penché se releva, la bouche ouverte et les yeux à demi clos, Voltaire assommé; et d’un pas de boxeur groggy, il se dirigea sans fermer la bouche vers la ferme suivante.(…) »  p.51

2.1.2. Présence d’un héros littéraire

2.1.2.1. Don Quichotte

Dans L’Espoir évoluent côte à côte barbarie et subtilité, tragédie et rire grossier. L’allusion à Don Quichotte semble inévitable dans un récit qui relate un combat qui ne manque pas de grotesque et de dérisoire. A tour de rôle l’apparence de ce héros revêt celle des héros de la guerre civile qui eux aussi se sont battus contre des moulins à vent.

« (…)ll (Vargas) se rassit, ses longues jambes allongées dans la mono, son étroit et osseux visage de Don Quichotte sans barbe plein d’amitié. Vargas était un des officiers avec qui Magnin avait préparé les lignes aériennes espagnoles, avant le soulèvement, et c’était avec lui et Sembrano que Magnin avait fait sauter les rails du Séville-Cordoue. Il présenta Garcia et Magnin l’un à l’autre, et fit apporter à boire et des cigarettes.(…) »  p. 131

« (…)Deux cents mètres environ séparaient les civières; Langlois, extravagant éclaireur aux cheveux en blaireau, était à près d’un kilomètre, fantomatique sur son âne, dans la brume qui commençait à monter. Derrière Scali et Magnin ne venait plus que le cercueil. Les brancards, l’un après l’autre, passaient le torrent: le cortège, de profil, se déployait sur l’immense pan de roc aux ombres verticales. —Voyez-vous, dit Scali, j’ai eu autrefois…—Regarde ça: quel tableau ! Scali rentra son histoire; sans doute eût-elle tapé sur les nerfs de Magnin comme la comparaison d’un tableau et de ce qu’ils voyaient tapait sur les nerfs de Scali.(…) » p.556-557

« (…)Le premier était toujours le bombardier. Les paysannes, sur le rempart, étaient graves, mais sans surprise: seul le visage du blessé était hors de la couverture, et il était intact. De même pour Scali et Mireaux. Langlois, en Don Quichotte, bandeau saignant et orteils vers le ciel (un pied foulé, il avait retiré une chaussure) les étonna; la guerre la plus romanesque, celle de l’aviation, pouvait-elle finir ainsi ? (…) »  p.560

« (…)Le soir ne venait pas encore, mais la lumière perdait sa force. Magnin, statue équestre de travers sur son mulet sans selle, regardait le pommier debout au centre de ses pommes mortes. La tête en blaireau sanglant de Langlois passa devant les branches. Dans le silence empli tout à coup de ce bruissement d’eau vivante, cet anneau pourrissant et plein de germes semblait être, au-delà de la vie et de la mort des hommes, le rythme de la vie et de la mort de la terre. Le regard de Magnin errait du tronc aux gorges sans âge.(…) » p.557-558

2.1.3.  Le héros cinématographique

2.1.3.1. Charlot

Décrivant les participants à la guerre civile, Malraux, souvent, ne cache pas que certains ont une allure de héros comique, sans moyen réel pour se battre. Il y en a même un qui, à un certain moment, apparaît comme Charlot, le maître incontestable du film muet.

« (…) —C’est ça qui vous étonne ? L’autre hésita:—Ça… quoi ? Les…ll montra du doigt les richesses de Sinbad. « Oh! non!… »ll semblait traqué.Ce qui l’étonnait était peut-être Scali lui-même : cet air de comique américain, dû moins à son visage à la bouche épaisse, mais aux traits réguliers malgré les lunettes d’écaille, qu’à ces jambes trop courtes pour son buste, qui le faisaient marcher comme Charlot, cette veste de daim, si peu « rouge », et ce porte-mine sur l’oreille.(…) » p. 164-165

2.1.4. Héros des maîtres de la peinture

2.1.4.1. Piero della Francesca

A en juger par une simple photo, un combattant fasciste ressemble à un portrait de Piero della Francesca, le peintre qui a contribué à la codification du système de la perspective. Le monde étant vu dans une telle perspective, on ne peut pas nier une dépendance du point statique de l’œil, rigide et maintenue, n’ayant définitivement rien à voir avec la vie. La référence à Piero della Francesca véhicule donc, en dehors de la description d’un héros fasciste, une réflexion très précise sur le fascisme.

« (…) Sur le tas de droite, l’observateur posa une quittance, quelques billets espagnols, une petite photo. Scali rapprocha ses lunettes pour l’examiner (il n’était pas myope, mais presbyte): c’était un détail d’une fresque de Piero delta Francesca.—C’était à vous ou à lui ?—Vous m’avez dit: à droite ce qui est à moi.—Bien, alors continuez. Piero della Francesca. Scali regarda le passeport : étudiant, Florence. Sans le fascisme, cet homme eût peut-être été son élève. Scali avait pensé un instant que la photo avait appartenu au mort, dont il s’était senti confusément solidaire… Il avait publié l’analyse la plus importante des fresques de Piero…(…) » p.165-166

2.1.4.2.  Velasquez

Malraux compare le héros catholique aux portraits pâles du peintre baroque Velasquez, ce qui est particulièrement intéressant, car ce peintre avait une obsession pour un type d’espace où celui qui regarde est en même temps celui qui est regardé. La référence à Velasquez véhicule donc aussi, en dehors du campement du personnage de l’écrivain catholique, le conflit de toute idée humanitaire avec les agissements de l’église catholique pendant la guerre civile : l’église regarde passivement, mais elle est aussi celle qui est regardée.

« (…)Une mince silhouette voûtée montait, seule au milieu de l’escalier immense: Guernico venait chercher de l’aide pour le service d’ambulance qu’il s’efforçait de transformer. Ce qu’il avait organisé au temps de Tolède devenait infime depuis que la guerre approchait de Madrid. Au rez-de-chaussée déjà presque obscur du ministère, il y avait des armures; et l’écrivain catholique, long, blond pâle comme tant de portraits de Velasquez, seul au milieu de ces grandes marches blanches, semblait sorti d’une des armures historiques, et destiné à y rentrer à la naissance du jour.(…) »  p.359

2.1.5. Le héros musicien

Officier-né, l’ingénieur du son, à la fois technicien et artiste, donc proche de l’art et organisateur, semble réunir pour Malraux les qualités  d’un vrai héros, celles de « l’homme d’action ».

« (…) Ximénès avait fait reconnaître le terrain par Manuel, que son parti avait intelligemment placé auprès d’un des officiers de qui il pût le plus apprendre. Il avait de l’affection pour lui: Manuel n’était discipliné ni par goût de l’obéissance ni par goût du commandement, mais par nature et par sens de l’efficacité. Et il était cultivé, ce à quoi le colonel était sensible. Que cet ingénieur du son, excellent musicien, fût un officier-né, étonnait le colonel, qui ne connaissait guère les communistes que par des légendes absurdes; et ne se rendait pas compte qu’un militant communiste de quelque importance, contraint par ses fonctions à une discipline stricte et à la nécessité de convaincre, à la fois administrateur, agent d’exécution rigoureux et propagandiste, a beaucoup de chances d’être un excellent officier.(…) »  p. 194

2.1.6.  Le héros dessinateur de mode

La participation d’un dessinateur de mode à la guerre civile, réunit deux aspects importants qui sont caractéristique de « L’Espoir » ; d’une part, le fait qu’un artiste participe à l’action politique et, d’autre part, le fait que ce soit quelqu’un qui s’occupe professionnellement de changer l’apparence des hommes et d’inventer des tendances.

« (…)Le chef des dynamiteurs, le chef des mines, des officiers de l’état-major de Miaja, des officiers du 5è corps… Pas un de ces derniers n’était soldat six mois plus tôt: un dessinateur de modes, un entrepreneur, un pilote, un chef d’entreprises industrielles, deux membres de comités centraux de partis, un métallo, un compositeur, un ingénieur, un garagiste et lui-même. (…) (…)—Un fusil pour combien d’hommes, en ce moment ? demande Enrique.—Pour quatre, répond un des officiers. C’est un camarade de Manuel, celui qui était dessinateur de modes. Il contrôle la mobilisation des civils: la veille, le parti communiste a demandé la mobilisation générale des syndicats. (…) »   p.384

2.2.  La perception du romancier

II faut considérer « L’Espoir  » comme un lieu d’actualité où sont mises en scène des formes radicales de l’écriture fiction-documentaire. Il s’agit d’une écriture qui préconise l’incontrôlable et le sublime de la vie et par le même biais l’incontrôlable dans la littérature. Malraux semble prendre conscience des limites des mots pour rendre transparentes des expériences.

Dans « L’Espoir », l’action humaine est masquée par un rideau d’actions politiques qui s’ouvre ponctuellement pour la rituelle «badauderie politique » des fidèles camarades de l’Internationale.

Des écrivains sont affectés à l’escadrille de Malraux. L’un d’eux, un mitrailleur, écrit avec sa mitraillette, alors que l’autre, pilote et poète, s’identifie à Icare. Ici l’écriture signifie mitrailler, mais aussi voler, se libérer.

« (…) ll était en train de prendre des notes sur un carnet de vol et déjà la moitié si une boîte de cachous qu’il avait eu l’imprudence de montrer avait pris le chemin de la poche de Pol, quand un relatif silence, et l’intensité de l’attention lui firent relever le nez.

Gueule en coin, voûté, ses touffes de cheveux noirs dépassant les bords de la cape grise reparue, un sourire assez inquiétant sous le nez, les bras plus longs que jamais, Leclerc descendait l’escalier. Un mitrailleur du Pélican-ll l’appela. « Un camarade écrivain », dit-il en montrant Nadal. « Viens boire un coup avec ton confrère. » Leclerc  s’assit. —Alors, t’es aussi un écrivain, petite tête de coccinelle ? Qu’est-ce que t’écris Des nouvelles. Et toi ?—Des romans-fleuves. J’étais aussi poète. J’ suis le seul poète qu’ait vendu toute sa plaquette au volant. Les nuiteux, quand ils avaient un touriste frais du jour ou schlass, ils lui barbotaient la pièce. Moi, jamais. Mais je leur collais la plaquette, parce que c’était le résultat d’un travail. Quinze balles seulement. J’ai épuisé le tirage. Icare au volant, que ça s’appelait. Icare à cause de la poésie et de l’aviation, tu comprends ?—Tu écris, en ce moment ?—J’ai renoncé. Excuse-moi, je trace à la mitrailleuse.(…) »  p.337

2.2.1.1.  Le reportage romanesque

Au moyen d’un langage imagé et plein de contrastes romanesques, Malraux dirige le regard du lecteur vers l’histoire en cours, afin de créer une véritable conscience historique contemporaine, au-delà du reportage.

« (…)Ce qui ne faisait pas l’affaire de Nadal. Son journal était lu, entre autres lecteurs, par plus d’un million de prolétaires: il lui fallait donc, pour son patron, du libéralisme, l’éloge de ces sympathiques aviateurs (les Français surtout), du pittoresque sur les mercenaires, du sentiment sur les autres, un pleur ému sur les morts et les grands blessés (dommage que Jaime… Enfin I Après tout, il n’était qu’espagnol)—pas de communisme, et le moins possible de convictions politiques. Puis, pour son compte personnel, glaner en douce quelques histoires, sexuelles de préférence: le plus intéressant du reportage romanesque, c’est le retour. Il s’occupait présentement des menteurs. Il n’était pas dupe: ça faisait de la copie. Il y a un romancier dans chaque imbécile, pensait-il, il ne s’agit que de choisir. Ça commença par un qui disait: « Mes hommes » (pas trop haut tout de même). Notes prises, Nadal pensa à la phrase de Kipling: « Allons maintenant de l’autre côté, écouter encore des blagues. » Ce qu’il fit.(..,) »

2.3.  L’acte de l’écriture

2.3.1 L’écriture militante

Il semble que Malraux porte un regard très réaliste sur les événements, comme s’il comprenait les mécanismes et les causes au moment même et à travers l’acte de l’écriturell Le fait d’écrire, chez Malraux, ne semble pas seulement véhiculer une réflexion sardonique sur les systèmes politiques. Dans « L’Espoir », des liens sont dévoilés qui, malgré tous les obstacles,  peuvent unir la mémoire de l’homme avec l’histoire. Quand les hommes, dans « L’Espoir », peignent des signes douloureux sur les murs, le passé renoue avec le présent.

Comme une fresque graphique, un garçon écrit sur un mur un slogan souhaitant la mort du fascisme à l’aide du sang d’un fasciste exécuté. Mais Malraux n’hésite pas à démasquer le côté mythique des actes héroïques » qui, sanctifiés par des slogans rituels, n’en sont pas moins de vulgaires actions dans l’engrenage d’une machine meurtrière.

« (…)—Je suis avec vous ! hurla de nouveau le blessé avec un accent pour la première fois convaincant. Je vous dis que je suis avec vous !Manuel n’arriva sur la place qu’après avoir entendu la décharge du peloton. Les trois hommes avaient été fusillés dans une rue voisine, les corps étaient tombés sur le ventre, têtes au soleil, pieds à l’ombre. un tout petit chat mousseux penchait ses moustaches sur la flaque de sang de l’homme au nez plat. Un garçon s’approcha, écarta le chat, trempa l’index dans le sang et commença à écrire sur le mur. Manuel, la gorge serrée, suivait la main: « MEURE LE FASCISME ». Le jeune paysan retroussa ses manches et alla laver ses mains à la fontaine. Manuel regardait le corps tué, le bicome à quelques pas, le paysan penché sur l’eau, et l’inscription encore presque rouge. « Il faut faire la nouvelle ; Espagne contre l’un et contre l’autre, pensa-t-il. Et l’un ne sera pas plus facile que l’autre. »Le soleil tapait de toute sa force sur les murs jaunes.(…) »  p. 103

 « (…)—Peut-être que quelque chose a changé en moi, et pour le restant de ma vie; mais ça ne vient pas de l’attaque de la batterie, avant-hier; c’est né aujourd’hui quand j’ai vu le type écrire sur le mur avec le sang du fasciste tué. Je ne me sentais pas plus responsable en donnant des instructions dans l’oliveraie qu’en conduisant le camion, ou autrefois la bagnole-à-skis. . . —Autrefois, répéta Ramos. Il n’y avait pas un mois.—Le passé n’est pas une question de temps. Mais devant le type hagard qui écrivait sur le mur, là, j’ai senti que nous étions responsables. Le pucelage du commandement, mon vieux Ramos…(…) »  p.106

Malraux renonce au récit journalistique de la guerre civile, il le remplace par les arts, qui expriment l’origine de l’action, sa course, sa dynamique, ses conflits, sa croissance, son développement, ses points culminants, qui créent des tensions.

Tout devient langage symbolique et rituel. Ce qui a été vécu et ce qui est vivant divise comme un rayon de lumière les mots de Malraux, unit le chaos et pointe vers un avenir incertain et pourtant prévisible pour l’humanité.

La voix humaine sortant d’une radio, sert de musique de fond à une écriture pratiquée par un journaliste retranché dans un instrument de guerre.

« (…)Trois mois plus tôt, Shade, à la même heure, avait entendu ici les sabots d’un âne invisible, et des guitaristes qui jouaient allègrement l’Intemationale dans la nuit, au retour de quelque sérénade. L’Alcazar apparut entre deux toits, éclairé par des projecteurs.« Allons jusqu’à la place, dit-il, j’écrirai dans le tank. »Les journalistes avaient pris l’habitude de se réfugier dans le tank généralement inutilisé, d’emporter une bougie et de s’y installer pour écrire.lls arrivèrent enfin à la barricade. A gauche, des miliciens tiraillaient; à droite, d’autres, couchés sur des matelas, jouaient aux cartes; d’autres encore étaient confortablement installés dans des fauteuils d’osier; au milieu, le poste de radio jouait un chant d’Andalousie. Au-dessus, d’un second étage, la mitrailleuse tirait. Shade s’approcha d’un trou de la barricade.(…) »   p.221

« (…)—Et ils crachaient quand ils entendaient des mots comme République ou Syndicat, tristes ballots… J’ai vu un prêtre avec un fusil, il croyait qu’il défendait sa foi, et dans un autre quartier, un aveugle. Il avait un bandeau neuf sur les yeux. Et sur le bandeau, on avait écrit à l’encre violette: « Vive le Christ-Roi ». Je crois bien qu’il se croyait volontaire aussi, celui-là…—ll était aveugle ! (…) »   p.61

« (…)—Vous connaissez Barcelone, dit Ximénès; sur certaines églises, l’écriteau ne porte pas, comme de coutume : Contrôlé par le peuple, mais : Propriété de la vengeance du peuple. Seulement… Sur la place de Catalogne, le premier jour, les morts sont restés assez longtemps; deux heures après la cessation du feu, les pigeons de la place sont revenus,—sur les trottoirs et sur les morts… La haine des hommes aussi s’use…(…)  p.213

2.3.2.  Influence de la littérature espagnole

La réminiscence du passage des soldats dans le palais, un fil de fer« inexplicable » donne lieu à une histoire secondaire, dont le Cid Campéador qui serait passé dans ce lieu est le héros. Ce qui est inexplicable pour l’homme ne l’est donc pas pour la littérature.

« (…) La victoire était dans l’air. Sur la place de Brihuega, devant le poste de commandement (tous les officiers responsables devaient passer là dans la matinée), Garcia et Magnin écoutaient un vieil olibrius en lavallière, pas rasé depuis des jours, et de toute évidence surgi d’une cave.—Quand on s’est décidé à nous foutre à la porte, on a tout arrangé; mais ils ont laissé les fils de fer auxquels nous pendions nos culottes. Et     les guides ne savaient pas du tout comment expliquer les fils de fer. Sauf un. un vieux copain; un artiste, celui-là… Il fit le geste de peigner de longs cheveux:« Il faisait de l’aquarelle, et des vers, et tout: un artiste. Et alors, lui, il leur disait, aux touristes de l’Alcazar de Tolède: « Mesdames et Messieurs, le Cid Campéador il avait beaucoup à faire, naturellement, quand il avait fini tous ses travaux, les ordres et les écrits et les expéditions, il venait dans cette salle. Tout seul. Et alors, voyez-vous, pour se reposer, qu’est-ce qu’il faisait ? Il se pendait au fil de fer, et hop ! il se balançait.—Ce camarade était guide au palais de Guadalajara, dit Garcia à Manuel et à Ximénès; et, autrefois, à Tolède. C’était un vieil homme à favoris en pattes de lapin, avec le visage et le geste des acteurs de vocation, de ceux qui ne peuvent vivre que dans la fiction:« Moi aussi j’aimais tout ça, les choses originales, avant d’avoir perdu ma première femme… J’ai parcouru le monde, jétais avec un cirque. Chaque fois qu’il y avait quelque chose à voir, j’y courais. Mais, ici, toute cette histoire…(…) » p. 578-579

2.4. La notion d’« illusion lyrique »
 2.4.1.  Le lyrisme

Du moins là où Malraux se heurte aux limites de l’exprimable, c.a.d. les limites de ce que l’homme est capable d’exprimer, « L’Espoir » se soustrait à la colonisation d’une ratio consensuelle, en faisant triompher l’utopique : l’« illusion lyrique ». Dans cette réalité, la peinture n’est pas un ornement, c’est un monde existant en soi et où naissent la vie, la dynamique, les tensions, les énergies, les rapports : « L’Espoir ». Une lecture purement visuelle de cette peinture nouvelle devient impossible, car pour

2.4.2.  Le romanesque

Pour qu’elle devienne « possible », Malraux encadre l’espérance illusoire des combattants révolutionnaires par des notions « romantiques ». En fait, une véritable fascination pour le romanesque, pour tout ce qui est par définition métaphorique, se dégage du récit.

« (…) Toutes les cinq minutes, ils étaient arrêtés par le contrôle. Les miliciens, dont beaucoup ne savaient pas lire, tapaient sur l’épaule des occupants de la voiture dès qu’ils reconnaissaient Ramos, et à peine avaient-ils entendu celui-ci gueuler: « Ne fumez pas! » que, voyant la voiture chargée de paquets, ils commençaient à trépigner de joie: la dynamite était la vieille arme romanesque des Asturies.(…) »  p.21

« (…) Schreiner repartait, les yeux dans le vide. Les pilotes s’écartaient de lui comme d’une agonie d’enfant, comme de toutes les catastrophes auprès desquelles les mots humains sont misérables. La guerre unissait les mercenaires aux volontaires dans le romanesque; mais l’aviation les unissait comme les femmes sont unies dans la matemité. Leclerc et Séruzier avaient cessé de raconter des histoires. Chacun savait qu’il venait d’assister à ce qui serait un jour son proche destin. Et aucun regard n’osait rencontrer celui de l’Allemand—-qui les fuyait tous.(…) »  p.90

« (…) Et l’air de dire: avec ces abrutis, sait-on jamais ? Et aussi d’un œil rigoleur, l’air de trouver tout ça très drôle. Manuel n’était pas sans sympathie pour la tristesse de Hernandez, mais cette ironie indifférente et supérieure le crispait. Et, depuis la chute qu’il avait faite avec Ramos, la dynamite lui semblait une arme romanesque, et par là suspecte. Les bruits de la guerre, un instant, s’arrêtèrent: dans le silence, on entendit régulièrement des coups à la fois métalliques et sourds, qui semblaient venir du plancher et des murs. (…) »  p.260

Dans la présentation manichéenne des idées romantiques au sujet de la guerre civile, on devine le mensonge qui lie les hommes qui se soutiennent les uns les autres. Les traces des hommes prennent des proportions irréelles dans des situations de « mise en scène ». Sur un fond presque surréaliste, omniprésente et décrite sur un ton ludique, la peur mutuelle devant la mort prend encore plus d’ampleur.

« (…) Derrière les tranchées allemandes de la brigade intemationale, monte la lueur des premiers grands incendies de Madrid. Les volontaires ne voient pas les avions; mais le silence noctume, qui n’est plus celui de la campagne, l’étrange silence de la guerre, tremble comme un train qui change de rails. Les Allemands sont tous ensemble, ceux qu’on a exilés parce qu’ils étaient marxistes, ceux qu’on a exilés parce qu’ils étaient romanesques et se croyaient révolutionnaires, ceux qu’on a exilés parce qu’ils étaient juifs; et ceux qui n’étaient pas révolutionnaires, qui le sont devenus, et sont là. Depuis la charge du Parc de l’Ouest, ils repoussent deux attaques par jour: les fascistes essaient en vain d’enfoncer la ligne de la Cité Universitaire.(…) »  p.410

2.4.3.  Notion romantique

On attribue souvent au terme « romantisme » un sens qui dépasse tout ce qui est saisissable historiquement, et qui s’oppose aux valeurs classiques. Malraux traite le romantisme comme un masque de la réalité ou comme un signe de l’individualisme, ce qui est contradictoire avec l’action politique, laquelle nécessite un rassemblement des individus.

(…)—Salauds à dix francs par jour ! » répond Maringaud, qui se jette à quatre pattes : même au fond de l’appartement, les balles arrivent à hauteur de la tête. Il a eu autrefois le romantisme de la Légion. Les réfractaires, les durs. Elle est sous lui, la Légion espagnole, venue défendre elle ne sait quoi, saoule de vanité guerrière. Le mois précédent, au Parc de l’Ouest, Maringaud a attaqué à la baïonnette. A quand le Tercio ? Cette meute dressée au sang servile à elle ne sait quoi, lui fait horreur. Les Internationaux aussi sont une Légion, et ce qu’ils haïssent le plus, c’est l’autre.(…) p.485 

(…) Depuis le lance-flammes de l’Alcazar, le Négus s’est réfugié dans ce combat souterrain qu’il aime, où presque tout combattant est condamné, où il sait qu’il mourra, et qui garde quelque chose d’individuel et de romantique. Quand le Négus ne se tire pas de ses problèmes, il se réfugie toujours dans la violence ou dans le sacrifice; les deux à la fois, c’est mieux encore.(…) p.489 

(…) La première civière débouchait en face de Magnin. Quatre paysans la portaient, chacun un brancard sur l’épaule, suivis aussitôt de quatre camarades. C’était le bombardier. ll ne semblait pas avoir la jambe cassée, mais des années de tuberculose. La face s’était durement creusée, donnant aux yeux toute leur intensité, et changeant en masque romantique cette tête à petites moustaches de fantassin trapu. Celle de Mireaux, qui suivait, n’avait pas moins changé, mais autrement: là, la douleur était allée chercher l’enfance. (…) p.554 

2.4.4. Connotations cinématographiques et théâtrales 

2.4.4.1.   « Comme au cinéma »

Le cinéma et le théâtre remplissent la tâche de décrire l’irréalité d’une situation concrète. Une situation se déroule « comme au cinéma » et « comme au théâtre » quand les moyens de l’homme au vu de la violence ne servent plus à grand chose. 

(…) Puig voyait les canonniers que leurs pare-balles ne protégeaient plus, grossir comme au cinéma. Une mitrailleuse fasciste tirait et grossissait. Quatre trous ronds dans le triplex. Penché en avant, exaspéré par ses jambes courtes, Puig écrasa l’accélérateuì comme s’il eût voulu enfoncer le plancher de l’auto pour atteindre ses copains de l’autre côté des canons. Deux trous de plus dans le triplex givré. Une crampe au pied gauche, les mains crispées sur le volant, des canons de mousquetons qui se jettent sur le parebrise, le fracas du fusil-mitrailleur dans les oreilles, les maisons et les arbres qui basculent,—le vol des pigeons juste en train de changer de couleur en même temps que de direction,—la voix du Négus qui crie...(…) p.35 

2.4.4.2.   « Comme au théâtre »

(…)—L’équipage ! appela Magnin. Décidé à rester le plus important, Leclerc passa le premier. Le silence demeura suspendu, rempli par l’embrayage du camion et le bruit du moteur qui décrut jusqu’à se confondre avec celui du vent. Magnin était resté dans l’encadrement de la porte. Quand il se retourna, un fatras de verres, d’interjections, d’éternuements, d’assiettes monta comme, au théâtre, la salle se détend à la fin d’un acte. Magnin vint à la table, et sembla couper cette détente avec le couteau dont il frappa un verre pour commander l’attention : -Camarades, dit-il sur le ton de la conversation, vous regardiez cette porte. A quinze kilomètres d’ici, il y a les Maures. A deux kilomètres de Madrid.  Deux,(…) p. 350 

(…) Garcia connaissait, pour l’avoir vu, le geste terrifiant par quoi une mère protège ce qui reste de son enfant. Combien de gestes semblables aujourd’hui ? Trois obus éloignés éclatèrent sourdement comme les trois coups du théâtre ; la porte s’ouvrit, les correspondants entrèrent. Sur une table basse, des fleurs artificielles en verre, pas encore cassées, vibraient à chaque détonation. Comme les vitres étaient en morceaux, l’odeur de la ville en feu entrait avec la fumée par les deux fenêtres (…) p. 442-443.

2.4.4.3.  Ralenti de cinéma

Le « ralenti de cinéma » se traduit dans la sphère psychologique par l’importance accordée à un moment terrible. Chaque phase du mouvement correspond à une pensée ou une réflexion. Dans l’étirement, l’action en cours rend la violence presque surréaliste.

(…) La lance enflammée tomba en sonnant sur la dalle, lançant toutes les ombres au plafond: le fasciste chancela au-dessus de la lumière qui venait de la lance à terre, son visage éclairé en dessous,- un officier assez âgé – en plein dans la phosphorescente clarté de l’essence. Il glissa enfin le long du Négus, avec un ralenti de cinéma, la tête dans le jet de flammes, qui bouillonna et la rejeta comme un coup de pied.(…) p.156-157

2.4.4.4.  Visage de cinéma

Au cours du récit et donc au cours de la guerre civile, les visages commencent à ressembler à des visages de cinéma appartenant à différents genres des films. C’est comme si Malraux essayait de garder un lien avec la multiplicité des cultures à travers ces références métaphoriques.

(…) – Je dis: tout. Ce qu’on ne pourrait pas supporter, ce serait d’être sûr, quand on vous gifle ou qu’on vous assomme, qu’après on vous tuera. Et qu’il n’y aura rien autre. La passion tendait son visage de cinéma, qui venait de reprendre, dans l’éclairage tour à tour fauve et violet de la fournaise invisible, une véritable beauté. (…) p.266-267

(…) Magnin alla à la fenêtre : encore en civils, mais chaussés de chaussures militaires, avec leurs faces têtues de communistes ou leurs cheveux d’intellectuels, vieux Polonais à moustaches nietzschéennes et jeunes à gueules de films soviétiques, Allemands au crâne rasé, Algériens, Italiens qui avaient l’air d’Espagnols égarés parmi les internationaux, Anglais plus pittoresques que tous les autres, Français qui ressemblaient à Maurice Thorez ou à Maurice Chevalier, tous raidis, non de l’application des adolescents de Madrid, mais du souvenir de l’armée ou de celui de la guerre qu’ils avaient faite les uns contre les autres, les hommes des brigades martelaient la rue étroite, sonore comme un couloir. (…) p. 325

2.4.4.5.  Lumière de studio, lumière de théâtre

Mis à part l’allusion à la réalisation cinématographique de L’Espoir que l’on pourrait voir dans ce passage, Malraux montre à quel point même la lumière bélectrique lors d’une guerre civile, la guerre entre frères, peut paraître mystique.

(…) Sous une lumière de studio, des décombres d’Asie, un arc, des magasins grattés par les balles, fermés et abandonnés, et, sur tout un côté, des chaises de fer de bistrot, éparses, enchevêtrées ou isolées. Au-dessus des maisons, une énorme publicité de vermouth, hérissée de Z; sur les côtés obscurs, faiblement éclairées, les chambres des observateurs. De face, les projecteurs enfonçaient leur lumière de théâtre dans toutes les ruelles montantes; et au bout des ruelles, en pleine lumière aussi, mieux éclairé pour la mort qu’il ne l’avait été pour les touristes, bizarrement plat sur le fond du ciel nocturne, l’Alcazar fumait.(…) p.221-222

 

2.4.4.6.  Film de gangster

 Malraux décrit l’action des Internationaux comme si il s’agissait de décrire un hold-up dans un film policier, ce qui souligne d’autant plus le caractère illusoire de leur action.

(…) Derrière lui, dans un hurlement haletant de trompes et de klaxons, deux Cadillac arrivaient avec les zigzags balayés des films de gangsters. La première, conduite par le chauve aux petites moustaches, dévala dans le feu convergent des fusils et de la mitrailleuse, sous les obus qui passaient trop haut. Fonçant entre les deux canons, elle rejeta les soldats comme un chasse-neige, et alla s’écraser sur le mur à côté du porche du canon de 37, qu’elle visait sans doute. Des débris noirs au milieu des taches de sang-une mouche écrasée sur un mur…(…) p.34
2.4.4.7.   Situation théâtrale
Malraux traite le sujet de l’action révolutionnaire et son atmosphère, sans pour autant le vernir. Il montre la rudesse, l’austérité de cette action en faisant découvrir au récepteur une réalité nouvelle, une juxtaposition de l’histoire du présent, du passé et de l’avenir.
(…) – Procédons par ordre… Un : pour ne pas refuser; il a été officier par décision paternelle, il est républicain depuis des années par libéralisme, et passablement intellectuel… Deux : notez qu’il est officier de carrière (il n’est pas le seul ici); quoi qu’il pense, politiquement, des gens d’en face, ça joue son rôle. Trois : nous sommes à Tolède. Vous savez bien qu’il y a pas mal de théâtre au début de toute révolution; en ce moment, ici, l’Espagne est une colonie mexicaine.(…) p.241
2.4.4.8.  Scène d’amour
Malraux confère à l’amour et aux femmes, sujets qui occupe d’ailleurs un rôle mineur dans L’Espoir, une réalité théâtrale et cinématographique.
(…) Pol, installé sur l’autre aile, et qui se tenait, lui, de la main droite à la poignée de la portière, tendit la main gauche, à quoi le paysan s’agrippa; le chauffeur était presque toujours obligé de conduire à demi dressé, car les deux mains se rejoignaient devant le pare-brise. Le médecin et Attignies ne pouvaient en détacher leurs yeux. Le médecin, devant les scènes d’amour du théâtre et du cinéma, se sentait toujours indiscret. Et ici aussi: cet ouvrier étranger qui allait de nouveau combattre, tenant le poignet du vieux paysan d’Andalousie devant le peuple en fuite, le troublait; il s’efforçait de ne pas les regarder. Et pourtant la part la plus profonde de lui-même demeurait liée à ces mains.­ la même part qui les avait fait s’arrêter tout à l’heure, celle qui reconnaît sous leurs expressions les plus dérisoires la maternité, l’enfance ou la mort.(…) p.512-5133.

3. DISCOURS

La technique de la reproduction autobiographique est une convention si forte qu’on n’en imagine souvent point d’autre. Elle est considérée comme l’unique, la vraie, la seule, concordant avec la réalité. Mais dans L’Espoir, la réalité est discutée, commentée, les héros l’adoptent, la rejettent, y reviennent, la répètent.
3.1. Discours inspiré de l’art
3.1.1.  Narration
Dans le monde manichéen de Malraux, l’homme foudroyé, réduit à un être inhumain, cherche, poussé par sa souffrance, un sens infini et universel à la mort. Seule une sorte de déconstruction d’ordre empirique transcendée par les arts sépare l’homme de la mort.(…)
(…) Mais la poésie et la musique valent pour la vie et la mort… Il faudrait relire Numance. Vous souvenez-vous ? La Guerre avance à travers la ville assiégée sans doute avec ce bruit étouffé de pas qui courent. Il se leva, chercha l’édition des œuvres complètes de Cervantès, ne la trouva pas. – Tout est sens dessus dessous avec cette guerre ! Il tira de sa bibliothèque un autre livre, et lut à haute voix trois vers du sonnet de Quevedo: Que pretende el temor desacordado / De la que a rescatar piadosa viene / Espiritu en meser as anudado ? L’index qui suivait les vers faisait reparaître le professeur; assis, l’épaule de nouveau calée, vieil oiseau réfugié à la fois dans cette chambre fermée, dans ce fauteuil et dans la poésie, il lisait avec lenteur, avec un sens du rythme d’autant plus saisissant que la voix était sans timbre, aussi vieille que son sourire. Le bruit assourdi des pas en fuite dans la rue, les détonations lointaines, tous les bruits de la nuit et du jour que Scali sentait encore collés à lui, semblaient tourner comme des animaux inquiets autour de cette voix engagée déjà dans la mort.. « Bien entendu, je puis être tué par les Arabes. Et Je puis être tué aussi par les vôtres, plus tard. C’est sans importance. Est-ce une chose si difficile, monsieur Scali, que d’attendre la mort (qui ne viendra peut-être pas !) en buvant tranquillement et en lisant des vers admirables ? Il y a un sentiment très profond à l’égard de la mort, que nul n’a plus exprimé depuis la Renaissance…« Et pourtant j’avais peur de la mort quand j’étais jeune», dit-il un peu plus bas, comme une parenthèse. – Quel sentiment ? – La curiosité…Il posa Quevedo sur un rayon. Scali n’avait pas envie de s’en aller. – Vous n’avez pas de curiosité à l’égard de la mort ? demanda le vieillard. Toute opinion décisive sur la mort est si bête…(…) p.374-376
Pour faire face à la crise des valeurs humaines au moment de l’apparition du fascisme en Europe, Malraux semble vouloir, en faisant référence à Cervantès, esquisser un sens à l’absurde à travers la narration.
(…) Naguère, au-dessus du tombeau de Cervantès, un anarchiste, du tison de la torche dont il voulait incendier la chapelle, avait tracé une grande flèche, en direction du crucifix laissé intact, et écrit: « Cervantès, il t’a sové. »-Tu es d’accord ? demanda Manuel. – Ces sculptures-là, l’homme qui les a faites, il aimait ce qu’il faisait. Moi, ici, j’ai toujours été contre ce qui est destruction. Les curés, bien sûr, je suis pas d’accord; les églises, j’ai rien contre. Moi j’ai mon idée, je trouve qu’on devrait en faire des théâtres: c’est riche, on entend bien... » (…) p.575
C’est à l’acte de narration que Malraux, « homme d’action », attribue le rôle d’instrument pouvant servir à une évolution personnelle et en définitive au changement historique.
(… ) – J’ai beaucoup pensé à la mort, dit Scali, la main dans ses cheveux frisés; depuis que je me bats, je n’y pense plus jamais. Elle a perdu pour moi toute… réalité métaphysique, si vous voulez. Voyez-vous, mon avion est tombé une fois. Entre l’instant où l’avant a touché le sol, et l’instant où j’ai été blessé, très légèrement,-pendant le craquement, je ne pensais à rien, j’étais frénétiquement à l’affût, un affût vivant: comment sauter, où sauter? Je pense maintenant que c’est toujours comme ça; un duel: la mort gagne ou perd. Bien. Le reste, ce sont des rapports entre les idées. La mort n’est pas une chose si sérieuse: la douleur, oui. L’art est peu de chose en face de la douleur, et, malheureusement, aucun tableau ne tient en face de taches de sang.-Ne vous y fiez pas, ne vous y fiez pas ! Au siège de Saragosse par les Français, les grenadiers avaient fait leurs tentes avec les toiles de maître des couvents. Après une sortie, les lanciers polonais, à genoux, récitèrent leurs prières parmi les blessés, devant les vierges de Murillo qui fermaient les tentes triangulaires. C’était la religion, mais aussi l’art, car ils ne priaient pas devant les vierges populaires. Ah ! monsieur Scali, vous avez une grande habitude de l’art, et pas encore une assez grande habitude de la douleur… Et vous verrez plus tard, car vous êtes encore jeune: la douleur devient moins émouvante, quand on est assuré qu’on ne la changera plus... (…) p.376
3.1.2.  Contrastes : Style
La critique à travers l’art peut prendre deux différentes directions. Elle peut se tourner vers la société et devenir un moyen pour commenter et critiquer les aspects sociaux et politiques du contexte dans lequel l’art a été produit. Elle peut, d’autre part, se diriger vers elle-même et s’engager dans une critique de ses propres procès et histoires. Dans le meilleur des temps les deux directions coïncident et s’expriment dans un art radical dans le sens le plus large du terme.
(…) A trois cents mètres ils furent arrêtés par le premier poste de contrôle.­ Documentation. La documentation, c’était la carte syndicale. Manuel ne portait guère sur lui sa carte du parti communiste. Comme il travaillait aux studios de cinéma (il était ingénieur de son), un vague style montparnassien lui donnait l’illusion d’échapper ves­ timentairement à la bourgeoisie. Seuls, dans ce visage très brun, régulier et un peu lourd, les sourcils épais pouvaient prétendre à quelque prolétariat. A peine d’ailleurs les miliciens lui avaient-ils jeté un coup d’œil qu’ils reconnurent la tête hilare et frisée de Ramas. L’auto repartit parmi les tapes sur l’épaule, les poings levés et les salud: la nuit n’était que fraternité. (…) p.19-20
(…) – C’était bien. Car s’ils étaient arrivés ici avec le canon, tout aurait peut-être changé. -Vous avez eu de la chance en traversant la place Le colonel, qui aimait sauvagement l’Espagne, était reconnaissant à l’anarchiste, non de son compliment, mais de montrer ce style dont tant d’Espagnols sont capables et de lui répondre comme l’eût fait un capitaine de Charles Quint. Car il était clair que par chance », il entendait « courage ». – J’ai eu peur, disait Puig, de ne pas arriver jusqu’au canon. Vivant ou mort, mais jusqu’au canon. Et vous, qu’est-ce que vous pensiez ? (…) p.39
La représentation directe de la réalité dans !’oeuvre n’est pas au centre des préoccupations de Malraux. En revanche, une relation entre le lecteur et le modèle (du récit) est établie à travers les références artistiques, incitant ainsi le lecteur à réfléchir sur la relation fonctionnelle et relationnelle entre la réalité et le modèle.
Reconnaissant la valeur de l’image comme trace de l’action, Malraux fait sortir la procédure artistique vivante du cadre rigide de l’image.
(…) Un style naîtrait-il de ces murs dispersés, de ces hommes qui passeraient devant,-les mêmes que ceux qui passaient devant lui en cette seconde, secoués de cette kermesse de liberté ? Ils avaient en commun avec leurs peintres cette communion souterraine qui avait été, en effet, la chrétienté, et qui était la révolution; ils avaient choisi la même façon de vivre, et la même façon de mourir. Et pourtant…-C’est un projet dans la lune, ou quelque chose qui doit être organisé par toi, ou par l’Association des artistes révolutionnaires, ou par le ministère, ou par la Société des aigles et des hippopotames, ou quoi? demanda Shade.(…) p.60
Malraux semble trouver dans la subjectivité de l’art et de la musique des moyens puissants pour mettre la menace du fascisme dans une perspective historique fondamentalement différente de l’attitude laxiste et dominante face au mouvement fasciste, qui à l’époque était en train de s’accroître en Europe. La forme artistique forme un paravent derrière lequel Malraux se protège de son époque et de l’intolérance, par lequel, d’autre part, cette époque se garantit contre le phénomène inexplicable, existant au-delà des normes, qu’est la création.
(…) Ils passaient devant l’église. Elle avait été incendiée. Par le portail ouvert venait une odeur de cave et de feu refroidi. Le colonel entra. Manuel regardait la façade. C’était une de ces églises à la fois baroques et populaires d’Espagne auxquelles la pierre, employée à la place du stuc italien, donne un accent presque gothique. Les flammes avaient fait irruption de l’intérieur; d’énormes langues noires convulsées surmontaient chaque fenêtre et s’écrasaient au pied des plus hautes statues, calcinées sur le vide.
Manuel entra. Tout l’intérieur de l’église était noir; sous les fragments tordus des grilles, le sol défoncé n’était que décombres noirs de suie. Les statues intérieures en plâtre, décapées par le feu jusqu’à une blancheur de craie, faisaient de hautes taches pâles au pied des piliers charbonneux, et les gestes délirants des saints reflétaient la paix bleuâtre du soir du Tage qui entrait par le portail enfoncé. Manuel admirait, et se sentait de nouveau artiste: ces statues contournées trouvaient dans l’incendie éteint une grandeur barbare, comme si leur danse fût née ici des flammes, comme si ce style fût devenu soudain celui de l’incendie même.(…) p.205-2063.
1.2.1.  Contrastes architecturaux
Si l’homme est capable de partager les émotions d’autres hommes d’une époque lointaine à travers des oeuvres d’arts héritées, il faut admettre que les intérêts que l’on partage de cette façon sont vraiment humains. Malraux exploite cette thèse en opposant les intérêts de l’homme contemporain aux émotions qu’ont vécus les espagnols du temps des Maures ainsi qu’au XVlè siècle et qui continuent à survivre dans des oeuvres d’art anciennes.
(…) – Et se battre avec ça toutes les semaines contre des avions modernes, faut être patient !-Il y a une chose curieuse, dit Scali: aucun pays n’a, comme celui-ci, le don du style. On prend un paysan, un journaliste, un intellectuel; on lui donne une fonction, et il l’exerce bien ou mal, mais presque toujours avec un style à donner des leçons à l’Eu­ rope. Ce commandant n’a pas de style: quand un Espagnol perd le style, c’est qu’il a déjà tout perdu. – A !’Alhambra, cette nuit, dit Karlitch, j’ai vu une chose telle: une danseuse un peu à poil, elle passe sur la scène. Tout près. A toucher. Un milicien saoul, il court, il la caresse de tout son bras. Le public, il rigole. Le milicien, il se retourne, les yeux fermés, aussi la main fermée. Comme s’il avait pris la beauté de la femme quand il l’a caressée, et gardée dans sa main. Et il se retourne sur le public, et il lui jette la beauté. Avec mépris pour le public. Admirable. Seulement possible ici. (…) p.498
Même une référence artistique mentionnée en passant véhicule chez Malraux un message humanitaire. La mention de bâtiments conçus par Le Corbusier par exemple met encore une fois en évidence l’échelle humaine que Malraux essaie de mettre en avant dans le combat, car c’est bien cet architecte qui a inventé le« Modulor» par préoccupation d’une architecture à l’échelle humaine.
(…) Y a-t-il un style des révolutions ? Dans le soir, des miliciens qui ressemblent à la fois à ceux des révolutions mexicaines et à ceux de la Commune de Paris, passent derrière les bâtiments Le Corbusier du champ d’aviation. Tous les avions sont attachés. Magnin, Sembrano et son ami Vallado boivent de la bière tiède: depuis la guerre, il n’y a plus de glace au champ. -Ça ne va pas bien à l’aérodrome militaire, dit Sembrano.L’armée de la révolution est à faire du commencement à la fin… Sinon Franco, lui, fera de l’ordre à coups de cimetières. Comment crois-tu qu’ils ont fait, en Russie ?( … ) p.96- 97
Dans un passé séculaire révolu, un système rigide de relations, de contraintes, de pressions, de soumissions et de hiérarchies était appliqué dans l’art, d’une façon mécanique, des conventions formelles obligatoires, générales, comme des corsets rigides, emprisonnant l’organisme humain vivant. L’œuvre vivante fut entourée d’un cordon de conventions de styles de fantômes historiques. On créa des locaux­ panthéons spéciaux, des musées pour les pierres tombales ainsi préparées.
(…) – Comment ça va à la Sierra ? demanda celui-ci.-Passeront pas. Les miliciens arrivent tout le temps.-Parfaitement, dit Lopez pendant que l’officier continuait sa marche. Et il y aura un jour ce style sur toute l’Espagne, comme il y a eu les cathédrales sur l’Europe et comme il y a sur tout le Mexique le style des fresquistes révolutionnaires.-Oui. Mais seulement si tu prends l’engagement de me foutre la paix avec les cathédrales.(…) p.59
3.1.3.  Contrastes : Art

La rupture du peuple avec l’église, signifiée par la discussion de la destruction d’oeuvres d’art met entre parenthèses l’image de« l’espoir». L’hésitation quant à destruction des cathédrales à cause des tortures, reflète la volonté du peuple de purifier l’atmosphère des falsifications, des mythes, mais aussi son dilemme idéologique, le manque d’alternatives, les querelles vaines entre tendances et soi­ disant solutions.

(…) – Le clergé, écoutez: d’abord je n’aime pas les gens qui parlent et qui ne font rien. Je suis de l’autre race. Mais je suis aussi de la même, et c’est avec caque je les déteste. On n’enseigne pas aux pauvres, on n’enseigne pas aux ouvriers à accepter la répression des Asturies. Et qu’ils le fassent au nom… au nom de l’amour, quoi ! c’est le plus dégoûtant. Des copains disent: tas d’idiots, vous feriez mieux de brûler les banques !Moi, je dis: Non. Qu’un bourgeois fasse ce qu’ils font, c’est régulier. Eux, les prêtres, non. Des églises où on a approuvé les trente mille arrestations, les tortures et le reste, qu’elles brûlent, c’est bien. Sauf pour les œuvres d’art, faut garder pour le peuple: la cathédrale ne brûle pas.(…) p.42-431121

3.1.3.1.  Le Greco  vs  Picasso

Malraux adopte la distance d’un historien par rapport aux événements et auxcomportements de l’homme pour mieux cerner les événements et le comportement de l’homme pendant une époque encore non-révolue (la guerre civile). C’est là que l’art et la musique interviennent, car pour instaurer cette distance, Malraux emprunte leur capacité de refléter une période non révolue comme si elle était déjà révolue. La peinture cubiste de Picasse, fragmentée avec ses profils interminables, ses coupes, ses plans éloignés et proches, est mise en parallèle à celle de Greco, au style novateur hors de tout schéma et école.

(…) Alvear sourit de ses paupières épaisses et de ses joues tombantes, et montra la bouteille du lorgnon qu’il tenait à la main: -J’ai acheté la fine. »Il avait le même nez courbe et mince, le même visage bosselé que Jaime; et les mêmes orbites, en cet instant où l’ombre faisait sous son front de grandes lunettes noires.« Vous voulez dire, reprit-il, que la menace devrait me séparer de…11 montra les murs chargés de livres.« Et pourquoi? Pourquoi? C’est étrange: j’ai vécu quarante ans dans l’art et pour l’art, et, vous, un artiste, vous vous étonnez que je continue… « Ecoutez bien, monsieur Scali: j’ai dirigé pendant des années une galerie de tableaux. J’ai introduit ici le baroque mexicain, Georges de La Tour, les Français modernes, la sculpture de Lapez, les primitifs… Une cliente arrivait, regardait un Greco, un Picasso, un primitif aragonais: « Combien? » C’était généralement une aristocrate, avec son Hispano, ses diamants et son avarice. « Pardon, madame, pourquoi voulez-vous acheter ce tableau ? » Presque toujours elle répondait: « Je ne sais pas. -Alors, madame, rentrez chez vous.Réfléchissez. Quand vous saurez pourquoi, vous reviendrez. »Entre tous les hommesque Scali rencontrait ou avec lesquels il vivait depuis la guerre, Garcia seul avait l’habitude d’une discipline de l’esprit. Et Scali se sentait d’autant plus volontiers repris par la relation intellectuelle qui s’établissait entre le vieillard et lui, que sa journée avait été plus brutale, et que, s’étant senti chef faible, l’univers où il trouvait sa valeur l’attirait.­ Elles revenaient ? demanda-t-il.-Elles se mettaient à savoir pourquoi tout de suite: « Je veux ce tableau parce qu’il me plaît, parce que je trouve ça bien, parce que mon amieen a un. » On savait que les plus beaux Greco étaient chez moi.-Quand acceptiez-vous? Alvear leva un doigt noueux, aux poils frisés.-Quand elles me répondaient: « Parce que j’en ai besoin. » Alors, quand elles étaient riches, je le leur vendais,-fort cher; quand il ou elle était pauvre, eh ! il m’arrivait de le lui donner sans bénéfice. (…) p. 372- 373

3.1.3.2.  Goya

La situation de la guerre civile en cours est perçue dans le cadre d’une évolution culturelle et historique où les oeuvres anciennes et les oeuvres contemporaines prennent une place équitable. La guerre civile devient sous la plume de Malraux une époque où les oeuvres des maîtres anciens sont cultivées tout naturellement par les contemporains révolutionnaires.

Goya, peintre espagnol de la période romantique et représentateur des sujets de violence et notamment de la guerre, s’exprimait de façon que l’aspect métaphysique s’accentue.

(…) – Hernandez, penser à ce qui devrait être, au lieu de penser à ce qu’on peut faire,même si ce qu’on peut faire est moche, c’est un poison. Sans remède, comme dit Goya. Cette partie-là est perdue d’avance pour chaque homme. C’est une partie désespérée, mon bon ami. Le perfectionnement moral, la noblesse sont des problèmes individuels où la révolution est loin d’être engagée directement. Le seul pont entre les deux, pour vous, -hélas- c’est l’idée de votre sacrifice.-Vous connaissez Virgile: Ni avec toi, ni sans toi… Maintenant, je n’en sortirai…Le grondement du 155, le bourdonnement pointu de l’obus, l’explosion et le bruit presque cristallin des tuiles et des gravats qui retombent-L’abbé a échoué, dit Garcia. (…) p.250-251

(…) Comme presque tous les hôtels réquisitionnés, comme l’hôtel d’Albe, celui où Lopez allait, était abondamment orné d’animaux empaillés. Beaucoup d’aristocrates espagnols aimaient plus leurs chasses que leurs tableaux; et, s’ils conservaient leurs Goya, ils leur mêlaient volontiers leurs trophées. L’inventaire des maisons des grandes familles en fuite- seules celles dont les propriétaires avaient fui étaient réquisitionnées- comprenaient souvent une dizaine de toiles de maîtres (quand elles n’avaient pas été emportées à l’étranger la semaine qui précéda le soulèvement) et un nombre inattendu de défenses d’éléphant, cornes de rhinocéros, ours empaillés et animaux divers.Quand Lapez entra dans les jardins de l’hôtel, salué par une bombe à cent mètres, un milicien vint à sa rencontre.-Alors, tortue, gueula Lopez en lui tapant sur l’épaule, mes Greco, bon Dieu ? – Quoi ? Les tableaux ? On n’avait pas de moyen de transport: c’est assez gros depuis que tes types les ont emballés comme si c’était des œufs. Mais ton camion est passé.(…) p.438-439

L’art, dans ce qui dans L’Espoir est représenté et conçu comme un embrayage, un lieu d’échange, où la présentation « objective » de l’auteur et l’identification passive du lecteur peuvent être écartées. Prendre le point de départ dans le vécu, signifie pour Malraux paraphraser la réalité de sorte qu’elle puisse inciter à la réflexion: l’action.

(…) Deux autobus chargés de miliciens, hérissés de fusils, partaient pour Tolède. Là, la rébellion n’était pas terminée.-Nous donnons les murs aux peintres, mon vieux, les murs nus: allez hop ! dessinez, peignez. Ceux qui vont passer là devant ont besoin que vous leur parliez. On ne peut pas faire un art qui parle aux masses quand on n’a rien à leur dire, mais nous luttons ensemble, nous voulons faire une autre vie ensemble, et nous avons tout à nous dire. Les cathédrales luttaient pour tous avec tous contre le démon, – qui d’ailleurs a la gueule de Franco. Nous…-Les cathédrales me font suer. Il y a plus de fraternité ici, dans la rue, que dans n’importe quelle cathédrale, de l’autre côté. Continue -L’art n’est pas un problème de sujets. Il n’y a pas de grand art révolutionnaire pourquoi? Parce qu’on discute tout le temps de directives au lieu de parler de fonction. Donc il faut dire aux artistes: vousus avez besoin de parler aux combattants ? (à quelque chose de précis, pas à une abstraction comme les masses).Non? Bon, faites autre chose. Qui? Alors, voilà le mur. Le mur, mon vieux, et puis c’est tout. Deux mille types vont passer devant chaque jour. Vous les connaissez. Vous voulez leur parler. Maintenant arrangez-vous. Vous avez la liberté et le besoin de vous en servir. Ça va.-Nous ne créerons pas des chefs-d’œuvre, ça ne se fait pas sur commande, mais nous créerons un style. Les palais espagnols des banques et des compagnies d’assurances, là-haut, dans l’ombre, et, un peu plus bas toute la pompe coloniale des ministères, appareillaient dans le temps et dans la nuit, avec les corbillards extravagants, les lustres des clubs, les girandoles et les étendards des galères pendus dans la cour du ministère de la Marine, immobiles par cette nuit sans air. Un vieillard quittait le café; il avait écouté au passage, et posa sa main sur l’épaule de Lapez. -Je ferai un tableau avec un vieux qui s’en va et un type qui se lave. L’idiot qui se lave, sportif, crétin, agité, c’est un fasciste …Lopez leva la tête: celui qui parlait était un bon peintre espagnol. Il pensait manifestement: ou un communiste. « … un fasciste, donc. Et le vieux qui s’en va, c’est la vieille Espagne. Mon cher Lapez, je vous salue. » Il partit, boitillant, dans l’acclamation immense qui emplissait la nuit: les gardes d’assaut qui avaient battu les rebelles d’Alcala rentraient à Madrid. Des tables, des trottoirs, tous les poings dressés montèrent dans la nuit. Les gardes passaient, poing levé eux aussi. Il n’est pas possible, reprit Lopez déchaîné, que, de gens qui ont besoin de parler et de gens qui ont besoin d’entendre, ne naisse pas un style. Qu’on les laisse tranquilles, qu’on leur foute des aérographes et des pistolets à couleur et toute la technique moderne et plus tard la céramique, attends un peu !

Ce qu’il y a de bien dans ton projet, dit Shade, pensif et tirant les bouts de sa cravate papillon, c’est que tu es un idiot. Je n’aime que les idiots. Ce qu’on appelait autrefois l’innocence. Tous les gens ont de trop grosses têtes, ils ne savent rien faire avec. Tous ces types sont des idiots comme nous…(…) p.56-58

3.2.  Discours inspiré de la musique

3.2.1.  Musique

Ce type de récit est censé mettre en question les réflexions stéréotypées tant chez le récepteur que chez l’émetteur, afin de permettre une intervention dans le cours de l’histoire, une réflexion active en quelque sorte. Malraux procède en dévoilant les facteurs psychiques qui lient historiquement les hommes du présent aux hommes du passé et qui empêchent les futures possibilités d’évolution.
L’Espagne du XVlème siècle, l’Espagne de l’orgue, s’oppose à la musique d’opéra de Verdi. L’orgue, instrument de musique préféré par l’église espagnole, qui pendant la guerre civile soutint les fascistes est aussi mise en parallèle à L’Africaine, opéra de Meyerbeer qui dure six heures et dont la création a été constamment interrompue par des modifications. Les transformations perpétuelles de cet opéra correspondent à la transformation constante que subissent les Internationaux dans la guerre civile.

(…) – Je suis un Espagnol du XVlème siècle, dit Manuel avec son sourire sérieux et descendant-Mais, dites-moi, vous n’êtes pas un musicien professionnel. Où diable avez-vous appris l’orgue ?-C’est le résultat d’un chantage. L’abbé chargé de m’enseigner le latin le faisait une heure sur deux la seconde était pour mon plaisir. Au début, mon plaisir fut d’ailleurs remplacé par le sien: il mettait une aiguille d’ivoire, grand luxe pour l’époque, à un phono de marché aux puces au pavillon en volubilis, et jouait du Verdi:, J’ai su /’Africaine par cœur. Ensuite j’ai exigé des leçons de tactique (de tactique, mon colonel !). Il m’a fait observer que ce n’était ni de ses connaissances ni de son caractère; mais il a apporté une boîte à chaussures pleine de soldats découpés… Sur des civières et dans des couvertures passaient des soldats de chair vivante ou morte.­ Puis les disques de Palestrina ont paru. Dans l’espoir perfide de se délivrer de la tactique, il les a fait passer sous l’aiguille d’ivoire et le pavillon en volubilis. Plein succès: j’ai abandonné la tactique, et exigé l’orgue. J’étais bon pianiste.(…) p.577

Toutefois, l’assemblage de notions aussi paradoxales que la tactique de guerre et la musique polyphonique de Palestrina peut paraître facile et de ce fait inconcevable. Mais la distance réflective de la musique empêche Malraux de faire un récit fidèle de cette guerre. La musique d’opéra de Verdi, de Meyerbeer ou les messes de Palestrina apparaîssent dans L’Espoir comme une analogie structurale à la réalité qui, régie par une réalité réinventée, ne l’imite pas.

(…) Il parlait sans emphase, peut-être avec un vague sourire. Scali entendit le bruit des volets refermés. Un instant, la pièce fut complètement noire; enfin, Alvear trouva le commutateur et ralluma. -Car ils ont besoin de notre univers pour la défaite, dit le vieillard, et ils en auront besoin pour la joie… Il regardait Scali qui venait de s’asseoir sur le divan. « Ce ne sont pas les dieux qui ont fait la musique, monsieur Scali, c’est la musique qui a fait les dieux… » -Mais peut-être est-ce ce qui se passe dehors qui a fait la musique…-L’âge du fondamental recommence… dit Alvear de nouveau. (…) p. 381

4.  ARTS MUSICAUX

Dans L’Espoir la musique est conçue comme une sorte de disnarration qui fait abstraction du contenu narratif du récit. Parmi les formes sonores l’on compte d’une part celles qui forment de grandes masses immobiles et d’autre part celles qui sont mobiles et agitées. Les moments dramatiques sont paraphrasés à travers une texture polyphonique où l’expression vocale s’oppose et complémente la musique instrumentale. C’est souvent la trame des images musicales qui relie les événements ou qui sert de transition pour les thèmes principaux.

4.1.  Musique instrumentale

4.1.1. Contrastes musicaux

Les événements « quotidiens » et les personnes de notre entourage ont quelque chose de naturel, d’habituel. L’art et la musique les rendent exceptionnels et visibles. C’est précisément dans le but de rendre extraordinaire le comportement de l’homme lors d’une guerre civile et plus particulièrement de l’homme face à la menace du fascisme, que Malraux semble emprunter à l’art et à la musique sa perception de la réalité.

Sur un fond de bruit d’eau s’oppose une romance interprétée par trois pianos, chacun joué par un seul doigt. La musique de trois pianos jouant des airs romantiques s’oppose aux Adieux de Beethoven, une sonate pour piano qui sort d’un phono. La sonate tenue en mi bémol majeur a d’ailleurs été intitulée par l’éditeur français « Les Adieux, l’absence et le retour», tandis que le titre allemand« Das Lebewohl » pourrait être traduit par« le départ ».

(…) Manuel n’entendait que le bruit des fontaines. Le dégel avait commencé; l’eau sous les chevaliers de pierre ou dans de simples angles, puis se dispersait dans tous lesruisseaux sur ces pavés pointus de la vieille Espagne, où elle dégringolait avec le bruit des petits torrents de montagne, entre les portraits jetés à la rue, les fragments de meubles les casseroles et les décombres. Aucun animal n’était resté; mais, dans cette solitude emplie de bruits d’eau, les miliciens qui, çà et là, passaient en silence d’une rue à l’autre, glissaient comme des chats. Et, à mesure que Manuel s’approchait du centre, un autre bruit se mêlait à celui de l’eau, cristallin comme lui accordé à lui comme un accompagnement: des notes de piano. Dans une maison toute proche dont la façade s’était effondrée dans la rue, toutes les pièces à ciel ouvert, un milicien jouait avec un doigt une romance. Manuel écouta avec soin: au-dessus du bruit de l’eau, il entendait trois pianos. Chacun était frappé d’un seul doigt. Pas question d’internationale: chaque doigt jouait une romance, lentement, comme s’il eût joué pour la tristesse infinie des pentes de camions démolis qui montait de Brihuega vers le ciel blafard. Manuel dit à Gartner qu’il était séparé de la musique, et il s’apercevait que ce qui’il souhaiterait le plus, en cet instant où il était seul dans cette rue conquise, c’était en entendre. Mais il n’avait pas envie de jouer, et il voulait rester seul. Il y avait deux phonos dans la salle à manger de sa brigade. Il n’avait pas conservé les disques emportés au début de la guerre, mais il y en avait beaucoup dans le coffre du grand phono: Gartner était allemand. Il trouva des symphonies de Beethoven, et les Adieux. Il n’aimait qu’à demi Beethoven, mais peu importait. Il emporta dans sa chambre le petit phono et le mit en mouvement. Comme la musique supprimait en lui la volonté, elle donnait toute sa force au passé. (…) p. 587-589

Malraux opprime l’instinct de la mort en attribuant aux hommes une prise dans la guerre civile, une conscience qui surpasse ce qui était possible au moment historique en question. Les mouvements musicaux jouent un rôle prémonitoire par rapport à la mort et aux événements tragiques de la 2ème Guerre Mondiale qui vont marquer l’Europe à jamais.

(…) Il sentait la vie autour de lui, foisonnantes présages, comme si, derrière ces nuages bas que le canon n’ébranlait plus, l’eussent attendu en silence quelques destins aveugles. Le chien-loup écoutait, allongé comme ceux des bas-reliefs. Un jour il y aurait la paix. Et Manuel deviendrait un autre homme, inconnu de lui-même, comme le combattant d’aujourd’hui avait été inconnu de celui qui avait acheté une petite bagnole pour faire du ski dans la Sierra. Et sans doute en était-il ainsi de chacun de ces hommes qui passaient dans la rue, qui tapaient d’un doigt sur les pianos à ciel ouvert leurs opiniâtres romances, qui avaient combattu hier sous les lourds capuchons pointus. Autrefois, Manuel se connaissait en réfléchissant sur lui-même; aujourd’hui, quand un hasard l’arrachait à l’action pour lui jeter son passé à la face. Et, comme lui et comme chacun de ces hommes, l’Espagne exsangue prenait enfin conscience d’elle-même, – semblable à celui qui soudain s’interroge à l’heure de mourir. On ne découvre qu’une fois la guerre, mais on découvre plusieurs fois la vie. Ces mouvements musicaux qui se succédaient, roulés dans son passé, parlaient comme eût pu parler cette ville qui jadis avait arrêté les Maures, et ce ciel et ces champs éternels; Manuel entendait pour la première fois la voix de ce qui est plus grave que le sang des hommes, plus inquiétant que leur présence  sur la terre,-la  possibilité  infinie  de leur destin,  et il  sentait  en lui cette présence mêlée au bruit des ruisseaux et au pas des prisonniers, permanente et profonde comme le battement de son cœur.(…) p. 589-590

4.1.1.1.  Piano joué avec un doigt

A Badajoz, ville en « terres africaines » avec son Alcazar, jardin hispano­ mauresque, les arènes témoignant d’une culture grecque où romaine, sont vides. Dans cette atmosphère lugubre des enfants, symboles de l’innocence, jouent du piano avec un doigt seulement.

(…) Les pierres devinrent plus nombreuses. Enfin, âpre comme sa terre de rochers, toits sans arbres, vieilles tuiles grises de soleil, squelette berbère sur des terres africaines : Badajoz, son Alcazar, ses arènes vides. Les pilotes regardaient leurs cartes, les bombardiers leurs viseurs, les mitrailleurs les petits moulinets des points de mire qui tournaient à toute vitesse hors de la carlingue. Au-dessous, une vieille ville d’Espagne rongée, avec ses femmes noires derrière les fenêtres, ses olives et ses anis au frais dans des seaux d’eau de puits, ses pianos dont les enfants jouaient avec un doigt, et ses chats maigres aux aguets des notes qui se perdaient l’une après l’autre dans la chaleur… Et une telle impression de sécheresse qu’il semblait que tuiles et pierres, maisons et rues dussent se craqueler et se pulvériser  à la première bombe, dans un grand bruit d’os et de pierrailles. Au-dessus de la place, Karlitch et Jaime agitèrent leur mouchoir. Les bombardiers espagnols lançaient des foulards aux couleurs de la République. Maintenant, une ville fasciste: les obseNateurs reconnaissaient le théâtre antique de Merida, les ruines: une ville semblable à Badajoz, semblable à toute l’Estramadure.(…) p.118-119

La forêt, lieu par excellence sauvage, menace d’engloutir des pianos que des soldats sans soucis apparent jouent« ensemble », avec un doigt seulement. L’enterrement d’un instrument (musical) significatif pour la culture, s’oppose ici à un individualisme prononcé, celui du jeu avec un doigt .

(…) Le guide était derrière Garcia, qui ne l’avait pas entendu revenir. Il leva l’index et plissa les yeux, tout son visage affiné par le mystère, malgré son nez de pochard.« Le principal ennemi de l’homme, messieurs, c’est la forêt! Elle est plus forte que nous, plus forte que la République, plus forte que la révolution, plus forte que la guerre. Si l’homme cessait de lutter, en moins de soixante ans la forêt recouvrirait l’Europe. Elle serait ici, dans la rue, dans les maisons ouvertes, les branches par les fenêtres,-les pianos dans les racines, eh ! eh ! messieurs, voilà…Quelques soldats entrés dans les maisons éven­ trées y jouaient du piano avec un doigt.(…) p.585

4.1.1.2.  Piano vs la musique de danse

La musique véhicule le mouvement révolutionnaire, s’accomplissant dans le récit par un ralentissement ou une accélération du rythme. La musique vivante d’un piano par exemple est accompagnée par une vieille rumba sur un phono et un bruit de fond de fausses nouvelles sortant d’un haut-parleur. La rumba, danse latino­ américaine à fort caractère africain, utilise des rythmes syncopés et brisés. L’on peut donc considérer qu’il s’agit d’une allusion à l’armée « africaine » de Franco. Les francistes dansent, triomphent dans une situation chaotique.

(…) Au téléphone, il résuma ce qu’il venait d’apprendre des otages: peu de chose.­ Enfin, dit-il, il n’y a pas d’erreur, il faut que nous sauvions ces gens-là !-Dans l’Espagne tout entière les fascistes ont pris des otages. Lopez entendait très mal: dans la cour, un officier jouait d’un piano posé sur le pavé; une vieille rumba tournait sur un phono, et un haut-parleur proche gueulait de fausses nouvelles. La voix de Madrid reprit, plus fort:­ Je suis d’accord qu’il faut faire l’impossible pour eux; mais if faut en finir avec !’Alcazar, et envoyer les miliciens à Talavera. Vous devez quand même donner leur chance aux salauds de là-haut.(…) p.177

4.1.2.  Contrastes : musique instrumentale – art

 4.1.2.1.  Violon vs statue

La mise en histoire est conçue de sorte que les moments à forte tendance visuelle s’inscrivent dans une partition des sens où la musique est citée et où de différentes expressions musicales telles que le chant, les sons concrets et les sonorités s’opposent et complètent l’aspect visuel.

L’art semble être pour Malraux une manifestation de la vie. La chose la plus précieuse est la vie, quelque chose qui s’envole, qui passe. La vie est une course. Ce qui reste en arrière, pour autant que cela se transforme en mythes, gêne cette course. Seul ce qui accompagne la vie, cette course de l’instant, seul cela est précieux. Un sens métaphorique est accordé au violon. Jouer du violon semble réduire les hommes à des statues.

(…) A travers la porte ouverte de la grande salle, avec leurs profils d’éclopés des Grandes Compagnies, les blessés dont le bras était plâtré marchaient, leur bras saucissonné de linge tenu loin du corps par l’attelle comme des violonistes, violon au cou. Ceux-là étaient les plus troublants de tous: le bras plâtré à l’apparence d’un geste, et tous ces violonistes fantômes, portant en avant leurs bras immobilises et arrondis, avançaient comme des statues qu’on eût poussées, dans le silence d’aquarium renforcé par le bourdonnement clandestin des mouches.(…) p.115-116

Les images musicales et visuelles dans L’Espoir expriment toutes la volonté de l’auteur de créer un récit ouvert engendrant une palette de lectures possibles. Le jeu avec ces images sert à construire des structures narratives analogues à la réalité loin de la reproduction mécanique des événements. Les sonorités et tempi métaphoriques  constituent  un reflet acoustique et spatial, un mouvement asynchrone et dissocié du mouvement littéraire.

4.2.  Musique vocale

4.3. Musique populaire

4.3.1.1. Chant d’espoir

Le texte de L’Internationale écrit par un ouvrier des transports parisiens, en 1871, à l’époque de la Commune commence par« Debout les damnés de la Terre». L’accordéon, instrument populaire par excellence, apparaît dans le chapitre intitulé « Sang de gauche ». L’accordéon est toujours joué par un mendiant aveugle, et le thème interprété est l’lnternationale.

(…) Tous marchaient très vite, dans le même sens.-La ville a ses nerfs, dit-il. Un aveugle jouait l’Internationale, sa sébile devant lui. Dans leurs maisons éteintes, les fascistes attendaient le lendemain en un affût de cent mille hommes.-On n’entend rien, dit Guernica. Les pas seulement. La rue frémissait comme une veine. Les Maures étaient aux portes du Sud et de l’Ouest, mais le vent venait de la ville. Pas un coup de fusil, pas même le canon. Le grattement de la multitude courait sous le silence comme celui des rongeurs sous la terre. Et l’accordéon.( …) p.(…) – C’est une camarade allemande, dit Guernica à Garcia, sans répondre à la femme. -11 dit que je dois partir, reprit celle-ci. Il dit qu’il ne peut pas se battre bien si je suis là.-11 a sûrement raison, dit Garcia. -Mais moi je ne peux pas vivre si je sais qu’il se bat ici… si je ne sais même pas ce qu’il se passe …L’/nternationale d’un second accordéon accompagnait les mots en sourdine; un autre aveugle, sa sébile devant lui, continuait la musique, là où le premier l’avait abandonnée. Toutes les mêmes, pensa Garcia. Si elle part, elle le supportera avec beaucoup d’agitation, mais elle le supportera et si elle reste, il sera tué.(…) p.360

4.3.2.  Contrastes: voix humaine-radio

Lorsque les actes de l’homme prennent de la valeur symbolique, inévitablement, ils sont condamnés au pathos. Le pathos est un maniérisme insupportable, mais Malraux ne se contente pas de rendre le sujet symbolique et pathétique. Il « pathétise » par exemple le sujet à travers la musique tout aussi bien que le vecteur qui l’exprime. Malraux exploite le choc que peuvent produire les expressions artistiques comme un moyen réel de frapper le petit pragmatisme généralisé de l’homme afin de lui faire saisir les contenus qui n’ont pas leur place dans l’esprit cartésien.

4.3.2.1. Chant folklorique

Les chants andalous et le chant des gitans, le chant accompagnant la danse flamenco représentent l’atmosphère folklorique du récit.

(…) Les mitrailleuses ennemies commencèrent à tirer, avec leur bruit précis. Le premier camion patina, fit un quart de cercle versa ses hommes comme un panier, s’abattit. Ceux qui n’étaient ni morts ni blessés tiraient, réfugiés derrière. Les hommes du train ne voyaient plus de Ramos que ses grosses jumelles et ses mèches frisées; à leur radio, quelqu’un chantait un chant andalou, et la résine des pins arrachés emplissait de son odeur de cercueil l’air qui tremblait comme s’il eût été secoué par les mitrailleuses.(…) p. 75

(…) Trois Douglas et trois multiplaces de combat, à mitrailleuses 1913, tenaient en largeur la moitié du champ. Pas d’avions de chasse: tous à la Sierra. Sembrano, son ami Vallado, les pilotes de ligne espagnols, Magnin, Sibirsky, Darras, Karlitch, Gardet,Jaime, Scali, des nouveaux,-le père Dugay et les mécaniciens au bord des hangars, avec le basset Raplati-toute l’aviation était dans le jeu. Jaime chantait un chant flamenco. Les deux triangles des appareils partirent vers le sud-ouest. Il faisait frais dans les avions, mais on voyait la chaleur au ras de terre, comme on voit l’air chaud trembler au-dessus des cheminées.( …) p. 117-118

 4.3.3. Contrastes: Chant militant – Chant d’opéra

Malraux ne méprise pas le traitement aigu de la surface des phénomènes par l’art, mais il s’arrête au contraire souvent sur celle-ci, sans prétendre à des interprétations et des commentaires internes ultérieurs.

L’Internationale qui représente le chant militant du récit, s’oppose par exemple au divertissement de l’opéra populaire Manon ou à des sérénades, reconstituant ainsi le climat des intérêts et des idéologies divergantes.

(…) Une trentaine d’hommes grimpèrent dans le camion. Les obus tombaient aux abords du village. Barca prit conscience que les artilleurs fascistes voyaient le village, mais non ce qui s’y passait (il n’y avait pas d’avions en l’air, pour le moment). Chargé de civils qui chantaient l’Internationale en brandissant des fusils au-dessus du chahut d’embrayage, le camion demarra. Les paysans connaissaient Manuel depuis la pro­ pagande de Ramos dans la Sierra. Ils éprouvaient pour lui une sympathie prudente, qui allait s’accentuant au fur et à mesure qu’il était plus mal rasé et que ce visage de Romain un peu alourdi, aux yeux vert clair sous des sourcils très noirs, devenait une tête de matelot méditerranéen. Le camion filait sur la route, dans le grand soleil; au-dessus, les obus allaient vers le village, avec un frou-frou de pigeons. Manuel, tendu, conduisait. Il chantait pas moins Manon à tue-tête: Adieu, notre peutiteu table… Les autres, tendus aussi, enchaînaient sur l’Internationale; ils regardaient deux civils tués, sur lesquels ils fonçaient à toute vitesse, avec la trouble amitié qu’éprouvent pour les premiers morts ceux qui montent au combat. Barca se demandait où étaient les canons.(…) p.72-73

(…) Trois mois plus tôt, Shade, à la même heure, avait entendu ici les sabots d’un âne invisible, et des guitaristes qui jouaient allègrement l’Internationale dans la nuit, au retour de quelque sérénade. (…) p.321

 4.4.    Opposition: musique chorale – art

Les formes de chants s’inscrivent dans une partition littéraire comme des moyens pour paraphraser les motifs des personnages et pour s’opposer à la mémoire statique et éternelle des hommes emplâtrés: des sculptures.

Un requiem chanté par quatre ou cinq voix est accompagné par la « musique » gestuelle des hommes emplâtrés qui ressemblent à des violonistes.

(…) Garcia pensait aux grandes salles moisies, aux fenêtres basses envahies par les plantes. Comme tout ca était loin…-C’était une salle de blessés aux bras. Quand le prêtre dit Requiem œternam dona ei Domine, des voix donnèrent le répons: Et lux perpetua /uceat… Quatre ou cinq voix, qui venaient de derrière moi…- Tu te souviens du Tantum ergo de Manuel? Plusieurs amis de Garcia, dont Manuel et Guernico, avaient rassé avec lui une nuit de départ cinq mois plus tôt, et, au lever du jour. l’avaient mené sur les collines qui dominent Madrid. Pendant que la craie mauve des monuments se dégageait à la fois de la nuit et des masses sombres de la forêt de l’Escurial, Manuel avait chanté des chants des Asturies qu’ils avaient repris, puis il avait dit: « Pour Guernico, je vais chanter le Tantum Ergo. »Et tous, élevés par les prêtres, l’avaient terminé en choeur, en latin. Comme ses amis avaient retrouvé ce latin amicalement ironique, les blessés révolutionnaires, avec leurs bras courbes de plâtrés sur lesquels ils semblaient se préparer à jouer du violon, retrouvaient le latin de la mort…(…) p.367-3681     

 4.4.1.    Contrastes : Chant religieux – politique

4.4.1.1. Te Deum

Les fascistes, amateurs d’hymnes, se réunissent à la cathédrales pour chanter le Te Deum, ce long hymne qui constitue l’expression suprême de la joie dans la liturgie catholique et se situe au moment du flot des louanges du service de dimanche et des jours de fête.

(…) Ils arrivèrent aux arènes. Il y avait là une trentaine de miliciens. De l’intérieur, les arènes avaient l’air d’une forteresse. En carton pensa Hernandez. Il regarda au-dehors: les Maures commençaient à garder les portes. « Au premier coup de canon, on va être jolis ! » dit un artilleur, en civil aussi.-Les civils fascistes ont déjà un brassard blanc, dit un milicien.-lls font un Te Deum à la cathédrale. Le curé est là. Il a été caché ici tout le temps.« Nos exécutions en masse», pensa Hernandez. Il regardait toujours dehors. Vers la gauche, la ville n’était pas encore investie. – La cavalerie Maure ! cria un type.(…) p.288

4.5.  Musique mécanique

4.5.1.  Contrastes : Chant religieux sur disque – musique instrumentale sur disque

 La musique religieuse jouée à l’église, appartenant à la mémoire, c.à.d. au disque, s’oppose à la musique de Chopin également enregistrée sur disque. On note que le chant sacré est joué et non chanté, ce qui explique une certaine distance de la plupart des héros malrusiens avec l’église. La mise en opposition du Kyrie de Palestrina et de la musique Chopin est d’autant plus intéressante, lorsqu’on constate que le piano, instrument individuel, s’oppose au chant choral.

(…) Manuel se souvenait des miliciens qu’il avait interrogés avec Ximénès sur le front du Tage. Il observa attentivement la nef et finit par y découvrir, près d’un pilier, les cheveux tondus qui luisaient dans l’ombre comme un duvet de poussin. Manuel savait que Ximénès entendait la musique. Il regarda affectueusement l’auréole blanche du Vieux canard, sourit comme s’il eût préparé une blague et s’assit devant le clavier. Il commença à jouer: le premier morceau de musique religieuse qui passa dans sa mémoire, le Kyrie de Palestrina. Dans la nef vide le chant sacré se déployait, raide et grave comme les draperies gothiques, mal accordé à la guerre et trop bien accordé à la mort; malgré les chaises en débris, et les camions, et la guerre, la voix de l’autre monde reprenait possession de l’église. Manuel était troublé, non par le chant, mais par son passé. Le milicien, ahuri, regardait ce lieutenant-colonel qui se mettait à jouer un chant d’église. -Alors ça va, il marche toujours bien, le truc, dit-il quand Manuel cessa de jouer. Manuel redescendit. Il caressa le chien, qui n’avait pas aboyé. Il le caressait souvent: il ne tenait plus rien dans sa main droite. Gartner l’attendait à l’entrée de l’escalier. Près des camions, de grandes taches noires couvraient les dalles. Depuis longtemps, Manuel n’en était plus à se demander quel liquide faisait de telles taches.­ Le Kyrie est admirable, dit-il troublé, et je le jouais en pensant à autre chose. J’en ai fini avec la musique… Au cantonnement, la semaine dernière, tu as vu qu’il y avait sur le piano tout un paquet de Chopin, du meilleur. Je l’ai feuilleté, tout ça venait d’une autre vie…-Peut-être était-ce trop tard,-… ou trop tôt.-Peut-être… Mais je ne crois pas. Je crois qu’une autre vie a commencé pour moi avec le combat; aussi absolue que celle qui a commencé quand j’ai pour la première fois couché avec une femme… La guerre rend chaste…(…) p. 575-576

  4.5.2.  Contrastes : Chant choral radiophonique-voix vivante 

Les contradictions des événements prennent plus d’importance à travers lesexpressions artistiques, car les personnages apparaissent chacun dans son espace acoustique. La musique joue un rôle d’observateur, elle est en quelque sorte la baguette du chef d’orchestre.

(…) Garcia n’entendit pas la fin. Pourtant il y avait beaucoup moins de chahut là que dehors. Quelques explosions, de temps à autre, montaient de terre, et martelaient la chevauchée des Walkyries qui venait de la radio de la place. Ses yeux s’habituaient à la pénombre et il distinguait maintenant le capitaine Hernandez: il ressemblait aux rois d’Espagne des portraits célèbres, qui ressemblent tous à Charles Quint jeune; les étoiles dorées, sur sa mono, luisaient vaguement dans l’ombre. Autour de lui devenaient peu à peu distinctes sur le mur des taches régulières dont il était entouré comme les statues de certains saints espagnols le sont de courts rayons: des semelles et des formes de cordonnier. On ne les avait pas retirées de l’échoppe. A côté du capitaine, un          responsable anarchiste, Sils, de Barcelone.(…) p.144

La « Chevauchée des Walkyries » émise sans cesse par la radio témoigne de la présence des fascistes allemands dans la guerre civile. Par un agencement subtil, un chant flamenco, musique populaire de l’Andalousie,  vient juxtaposer la musique de Wagner, compositeur préféré d’Hitler. Dans cet agencement on note aussi l’opposition entre une musique de gitane qui accompagne une danse, et l’opéra de Wagner, un « Gesamtkunstwerk ».

(…) Dans les rues divisées en deux par l’ombre, la vie continuait, des fusils de chasse parmi les tomates. La radio de la place cessa de jouer la « Chevauchée des Walkyries»; un chant flamenco monta: guttural, intense, il tenait du chant funèbre et du cri désespéré des caravaniers. Et il semblait se crisper sur la ville et l’odeur des cadavres comme les mains des tués se crispent sur la terre.(…) p.146

4.5.3.  Musique mécanique = vision

L’instrument servant à reproduire la musique mécaniquement  peut dans l’univers de Malraux se révéler propice à  la vision et amener quelqu’un à  voir. Malraux établit, comme l’exemple le montre, un rapport directe entre la musique et la peinture, entre l’ouïe et le regard.

(…) Le front plissé au-dessous de ses cheveux fous, il leva sur Scali un regard à la fois enfantin et traqué: « Rien –   rien – n’est plus terrible que la déformation d’un corps qu’on aime…- Je suis son ami, dit Scali à mi-voix. Et j’ai l’habitude des blessés.­ Comme si c’était fait exprès, dit Alvear lentement, là, juste en face de ses yeux, dans ces casiers de la bibliothèque, sont tous les livres sur la peinture, les milliers et les milliers de photos qu’il a regardées… Et pourtant, si je fais jouer le phono, si la musique entre ici, je peux parfois le regarder, même s’il n’a pas ses lunettes... » (…) p.381-382

4.5.4.  Hymne fasciste : Diffusion radiophonique

La liaison consciente de la fonctionnalité rationnelle  de la vie avec le mécanisme de l’art, qui agit selon un principe tout autre, celui de l’imagination libre, illimitée, provoque les oppositions les plus violentes. L’hymne républicain diffusé par non moins de vingt radios, est mis en parallèle avec une odeur de brûlé.

(… ) Si les Junkers étaient mauvais, les Savoia étaient des appareils debombardement bien supérieurs à tout ce dont disposaient les républicains. Par la fenêtre ouverte, l’hymne républicain diffusé par vingt radios entrait avec l’odeur brûlée des feuilles. (…) p.1321     

4.5.5.  Contraste : Piano – chant

Dans un chaos total, l’hymne fasciste se confond avec les notes d’un piano et la rumeur nocturne de l’espoir. Ce chaos est interrompu par le silence et une référence à Don Quichotte.

(…) Magnin pensa aux mouchoirs de Karlitch et de Jaime, amicalement secoués au­ dessus de ceux qu’on fusillait. La vie nocturne de Madrid, l’hymne républicain de toutes les radios, des chants de toute sorte, des sa/ud hauts ou bas suivant qu’ils étaient proches ou lointains, mêlés comme des notes de piano, toute la rumeur d’espoir et d’exaltation dont était faite la nuit emplit de nouveau le silence. Vargas hocha la tête.­ C’est bien, de chanter… Et, un ton plus bas: « La guerre sera longue…« Le peuple est optimiste… Les chefs politiques sont optimistes… Le commandant Garcia et moi, qui le serions par tempérament. ..II haussa les sourcils, inquiet. Quand Vargas haussait les sourcils, il prenait l’air naïf, et soudain semblait jeune; et Magnin s’aperçut qu’il n’avait jamais pensé que Don Quichotte eût été jeune.(…) p. 134-135

 

5. ARTS VISUELS

A travers un tissage de références à l’art, Malraux crée une distance parrapport aux événements provisoires. Grâce à l’art ou tous les phénomènes ont déjà une existence préalable, la guerre civile en cours devient réminiscence comme une mémoire collective de l’humanité: l’histoire au présent.

5.1.  Art pictural

5.1.1.   Peinture, tableau, toile

Malraux outrepasse la réalité poétique qui fonctionne comme un reflet du monde réel « grandeur nature », et qui est soumise au déterminisme habituel du rouage de la fable. Dans L’Espoir, l’art évoque une dimension manichéenne, l’art représente une réalité « citée » dans !’oeuvre, qui permet de surmonter le déterminisme objectif. L’on pourrait appeler cette réalité une dimension, la dimension de la « liberté subjective ».

     (…) Les soldats erraient dans Brihuega, étrangement désœuvrés, les mains vides. La grande rue aux maisons roses et jaunes, aux dures églises et aux grands couvents, était si pleine de décombres, tant de maisons éventrées y avaient vidé leurs meubles, elle était à tel point liée à la guerre que, lorsque la guerre s’arrêtait, elle devenait irréelle et absurde comme les temples et les cimetières des autres races, comme ces soldats sans fusil qui la parcouraient avec des airs de chômeurs. D’autres rues, au contraire, semblaient intactes. Garcia avait raconté à Manuel qu’à Jaïpur, aux Indes, toutes les façades sont peintes en trompe l’œil, et que chaque maison de boue porte devant elle son décor rose, comme un masque. Dans nombre de rues, Brihuega n’était pas une ville de boue, mais une ville de mort derrière toutes ses façades de sieste et de vacances, ses fenêtres à demi ouvertes sous le ciel désolé.(…) p.587

Pour Malraux l’art représente la réalité suprême. Tout ce qui est exprimé au moyen de la musique et des arts plastiques est vrai. L’utilisation de l’art comme une sorte d’antipode par rapport aux événements réduisant l’homme à un être« inhumain », permet à Malraux de dévoiler la machination des événements qui échapperaient autrement à la compréhension de l’homme à cause de leur violence et de leur absence d’humanité.

(…) « J’ai vendu selon ma vérité, monsieur Scali ! Vendu ! Un homme peut-il conduire sa vérité plus loin ? Cette nuit je vis avec elle. Les Maures ? non: ça m’est égal…-Vous vous laisseriez tuer par indifférence ?-Pas par indifférence … »Alvear se leva à demi, ne quittant pas des mains les bras du fauteuil, et regarda Scali un peu théâtralement, comme pour souligner ce qu’il disait:« Par dédain…« Pourtant, pourtant, vous voyez ce livre: c’est Don Quichotte. J’ai voulu le lire tout à l’heure: ça n’allait pas…-Dans les églises du Sud où l’on s’est battu gai vu en face des tableaux de grandes taches de sang. Les toiles… perdent leur force… – Il faudrait d’autres toiles, c’est tout, dit Alvear, la pointe de la barbe enroulée sur l’index, du ton d’un marchand qui va changer les tableaux d’un appartement.-Bien, dit Scali: c’est mettre haut les œuvres d’art.-Pas les œuvres: l’art. Le plus pur de nous, ce ne sont pas toujours les mêmes œuvres qui permettent d’y accéder, mais ce sont toujours des œuvres…(…) p.374

Du temps des grands maîtres, il semblait que le rapport entre la réalité ou, si l’on préfère, l’objet et le cadre limité de l’image, était une fois pour toute fixé et immuable. Les rôles et les compétences étaient partagés avec autorité. L’objet était un modèle, ce cadre était le champ d’action s’efforçant de reproduire l’objet, de le répéter et de le disposer dans un schéma total réellement obligatoire.

Les événements historiques ont un caractère unique et éphémère. Le comportement  de l’homme lors de ces événements en cours parait raisonnable. Mais confronté au cours de l’histoire, ce comportement prend l’allure d’une situation révolue, qui déjà du point de vu de l’époque suivante donne lieu à la critique, car l’évolution constante évoque chez l’homme une distance naturelle par rapport au comportement de l’homme de l’époque précédente.

(…) Le ciel uni de fin d’après-midi commençait à peser sur Madrid pleine de flammèches et d’étincelles, où l’odeur du bombardement et de la poussière se mêlait à une autre, plus inquiétante, que Lopez avait connue à Tolède, et qu’il croyait celle de la chair brûlée. Deux Greco et trois petits Goya qui se trouvaient dans un hôtel abandonné par son propriétaire, attendus le matin au Conseil de Protection des monuments, où avait été affecté Lopez, n’avaient pas été apportés; il voulait les faire partir devant lui. Fort peu efficace à la guerre, Lopez s’était montré éblouissant à la protection des œuvres d’art. Grâce à lui, pas un Greco n’avait été détruit dans la pagaille de Tolède; et les toiles des plus grands maîtres, par dizaines, étaient tirées de l’indifférente poussière des greniers de couvents. Assez loin en avant, devant une église, éclata un obus de petit calibre: les pigeons aussitôt envolés revinrent, intrigués, examiner les cassures fraîches de leur fronton. Par les fenêtres, ouvertes maintenant sur l’infini, d’une maison éventrée, apparut la haute tour du Central avec son écusson baroque, blême dans le jour déclinant de novembre. C’était miracle que ce petit gratte-ciel qui domine Madrid ne fût pas encore en miettes. Un coin s’écornait. Quant aux vitres… Derrière la tour monta la fumée d’un obus. Bon Dieu, pensa Lopez, il va finir par en arriver un sur mes Greco.(…) p.437- 438

5.2.  Arts plastiques

 5.2.1.  Sculpture,  bas-reliefs

 Malraux provoque délibérément la confusion entre les activités artistiques conscientes et leurs effets d’une part, et de l’autre, des effets semblables qui apparaissent dans la vie lorsque la réalité, au moment de la rencontre de circonstances inattendues opposées, devient tout simplement absurde.

(…) – Ceci renforce ce que j’allais dire, reprit Lopez, qui vida son verre d’un coup, en signe de joie. Quand j’ai fait les bas-reliefs que tu appelles mes machins scythes, je n’avais pas de pierre. La bonne coûte assez cher: seulement les cimetières en sont pleins, il n’y a même que ça dedans. Alors, je dévalisais le cimetière la nuit. Toutes mes sculptures de cette époque-là ont été sculptées dans des regrets éternels: c’est comme ça que j’ai abandonné la diorite. Maintenant on va passer à une plus grande échelle: l’Espagne est un cimetière plein de pierres, on va en faire des sculptures, tu m’entends, tortue ! Les hommes et les femmes portaient des ballots enveloppés de lustrine noire; une vieille femme tenait une pendule, un enfant, une valise, un autre une paire de chaussures. Tous chantaient. Quelques pas en arrière, un homme tirait unevoiture à bras chargée de toute une boutique de brocanteur, et accompagnait leur chant, en retard. Un jeune type agité, les bras en moulin à vent, les arrêta pour les photographier. C’était un journaliste: il avait un appareil au magnésium.(…) p. 61-62

 (… ) « Tu sais, me dit le copain, le curé était là quand tu es venu, il mangeait avec nous, mais je voulais le prévenir. Ça m’a l’air difficile de l’avoir: il se dégonfle. » Quoi. ilse dégonfle ? Bande de salauds, ils ne peuvent même pas faire leur boulot ! Enfin qu’on m’explique qu’il est chanoine à la cathédrale, tu te rends compte de son grade dans la hiérarchie ecclésiastique ! Ç’aurait été un curé de campagne, il h aurait fait moins d’histoires. Enfin des curés de campagne, je n’en connais pas: s’intéressent pas à la sculpture ! « Ça va, dis-lui que je veux lui parler. S’il y a une chance de sortir les gosses de cette saloperie de guerre, il faut les en sortir. »( … ) p.217-218

(… ) « Un officier comme vous ! » Il me dit ça à moi, pauvre sculpteur! Enfin, je lui réponds: « Officier ou pas, si on me dit d’aller me battre à tel endroit, j’y vais; vous, vous êtes un sacerdote, il y a là-bas des gens qui vous réclament, et moi je veux les gosses. Vous venez ou vous ne venez pas? » Il réfléchit, me demande gravement: « Vous me garantissez la vie sauve ? » Là, alors, il me tapait sur le système. Je lui réponds: « Quand je suis venu ici, tout à l’heure, vous étiez en train de manger avec les miliciens; qu’est-ce que vous croyez, que ceux de Tolède vont vous bouffer à dîner (…) p. 219

5.2.2.  Opposition : Danse – statue

Si le contraste de l’art possède une puissance d’action, chez Malraux il est toujours justifié, même s’il est en contradiction avec le sens commun. Dans le mouvement des formes statiques (sculpture), le récit gagne une dynamique dialectique.

Dans ce système, l’objet et l’homme attireront sur eux toute 1 ‘attention. Malraux utilise des formes abstraites, capables d’exprimer des états psychiques inexprimables qui ont ainsi des chances de s’extérioriser. Dans l’exploration incessante de la réalité par l’art, la guerre civile cesse d’être un terrain fermé par des préjugés politiques.

(…) lis passaient devant l’église. Elle avait été incendiée. Par le portail ouvert venait une odeur de cave et de feu refroidi. Le colonel entra. Manuel regardait la façade. C’était une de ces églises à la fois baroques et populaires d’Espagne auxquelles la pierre, employée A la place du stuc italien, donne un accent presque gothique. Les flammes avaient fait irruption de l’intérieur; d’énormes langues noires convulsées surmontaient chaque fenêtre et s’écrasaient au pied des plus hautes statues, calcinées sur le vide.Manuel entra. Tout l’intérieur de l’église était noir; sous les fragments tordus des grilles, le sol défoncé n’était que décombres noirs de suie. Les statues intérieures en plâtre, décapées par le feu jusqu’à une blancheur de craie, faisaient de hautes taches pâles au pied des piliers charbonneux, et les gestes délirants des saints reflétaient la paix bleuâtre du soir du Tage qui entrait par le portail enfoncé. Manuel admirait, et se sentait de nouveau artiste: ces statues contournées trouvaient dans l’incendie éteint une grandeur barbare, comme si leur danse fût née ici des flammes, comme si ce style fût devenu soudain celui de l’incendie même.(…) p.205-206

5.2.3.  Statue

 Les mouvements et les phénomènes des arts plastiques sont «éternels». La sculpture d’un homme massacré vue de loin, produit une impression encore plus forte qu’une description tordue de la douleur de l’homme. C’est dans cette optique que Malraux semble décrire le sort de l’homme à travers des statues fragmentées, pâlies ou encore faites de pierres tombales volées.

(…)  A travers la poussière d’un peloton de cavaliers paysans semblable à une tribu mongole, ils arrivaient à Santa-Cruz. Au-delà, c’étaient les fenêtres ennemies du Gouvernement militaire; au-dessus, l’Alcazar. – C’est ici que vous voulez essayer la dynamite -Oui. Ils traversèrent un désordre de jardins brûlés, de salles fraîches et d’escaliers, jusqu’à la salle du musée. Les fenêtres étaient bouchées par des sacs de sable et des fragments de statues. Les miliciens tiraient, dans une atmosphère de chambre de chauffe, leur torse nu ocellé de taches de lumière comme les panthères de taches noires: les balles ennemies avaient fait une passoire de la partie supérieure du mur, en briques. Derrière Garcia, sur le bras allongé d’un apôtre, des bandes de mitrail­ leuse séchaient comme du linge. li suspendit sa veste de cuir à l’index tendu.(…) p.151

(…) ll regarda de nouveau l’église, fantastique dans la paix du soir plein de l’odeur de foin, avec son fronton déchiré et ses statues découpées sur un fond de ciel.« Pourquoi faut-il, dit-il à mi-voix, que les hommes confondent toujours la cause sacrée de celui qui vous voit en ce moment et celle de ses ministres indignes? De ceux de ses ministres qui sont indignes … » (…) p. 206

Malraux utilise une statue, donc lourd d’une réalité insistante et brutale, dans une situation qui heurte la pratique. li lui donne un mouvement et une fonction absurde en la transportant dans la sphère de la plurisignification. Ainsi les statues de l’église semblent disparaître, changent de couleur ou encore commentent une conversation.

(…) Manuel s’approcha d’un groupe de paysans, noirs et droits sur un mur encore blanc dans l’ombre.-Dites donc, camarades, elle est moche, l’école, dit-il cordialement, pourquoi n’a-t-on pas transformé l’église en école comme dans la Murcie, plutôt que de la brûler. Les paysans ne répondaient pas. La nuit était presque venue, les statues de l’église commençaient à disparaître. Les deux officiers voyaient les silhouettes immobiles adossées au mur, les blouses noires, les larges chapeaux, mais non les visages.-Le colonel voudrait savoir pourquoi on a brûlé l’église. Qu’est-ce qu’on leur reproche, aux prêtres d’ici ? Concrètement ?(…) p.207

(…) Tous descendirent ensemble. Comme l’avait espéré Manuel, dans les dortoirs et les salles voûtées, sous les statues bleu pâle et or des saints restés là (des drapeaux rouges aux lances des saints guerriers), les hommes épuisés dormaient d’un sommeil de guerre. « Ceux qui veulent manger? » demanda Manuel-pas trop fort. La réponse fut le grognement d’un groupe exténué: il n’aurait pas cent hommes à nourrir. Les camions de Madrid suffiraient. Les talons de ses bottes sonnant sur les dalles d’une sonorité d’église, il avait honte et envie de rigoler.(…) p. 319

(…) – Et qu’on ne passe pas son temps à avoir l’air de prendre les anars pour une bande de cinglés ! disait le Négus. Le syndicalisme espagnol a fait depuis des années un travail sérieux. Sans compromission avec personne. Nous ne sommes pas centsoixante-dix millions, comme vous; mais si la valeur d’une idée se mesure au nombre des bonshommes, les végétariens sont plus nombreux dans le monde que les commu­ nistes, même en comptant tous les Russes. La grève générale, ça existe, oui ou non? Vous l’avez attaquée des années. Relisez Engels, ça vous instruira. La grève générale, c’est Bakounine. J’ai vu une pièce communiste où il y a des anars; à quoi qu’ils ressemblent? aux communistes vus par les bourgeois. Dans l’ombre, les statues des saints semblaient l’encourager de leurs gestes exaltés.-Méfions-nous un peu des généralisations, dit Manuel. Le Négus peut avoir fait des expériences, enfin… malheureuses: tous les communistes ne sont pas parfaits: à part notre camarade russe dont j’ai oublié le nom, excuse-moi, et Pradas, je crois que je suis, à cette table, le seul membre du parti: Hernandez, est-ce que tu crois que je suis un curé? Et toi, Négus ? (…) p.239

5.2.4.  Buste

Dans L’Espoir, le corps de l’homme est souvent fragmenté. Le buste, la partie du corps ou se trouve le coeur, est modelé en plâtre. Le corps humain est un objet brisé qui retrouve son entité dans le plâtre.

(…) Les fascistes tiraient à dix mètres. Un milicien lança un paquet qui explosa sur untoit: les tuiles jaillirent jusqu’au mur qui protégeait les dynamiteurs, Hernandez et Garcia; un filet oblique de balles se tendit au-dessus d’eux.-Mauvais travail, dit Mercery. Une mitrailleuse se mit de la partie. Une seule grenade dans cette dynamite… pensa Garcia. Mercery se leva, tout le buste au-dessus du mur. Les fascistes ne voyaient son corps que jusqu’au ventre, et tiraient à qui mieux mieux sur ce buste incroyable en veston d’alpaga, en cravate rouge, qui lançait une charge de dynamite avec un geste de discobole, du coton dans les oreilles.(…) p. 152      

 (…) La route s’engageait sous un tunnel. Attignies chercha sa lampe électrique. Inutile de la tirer de sa poche trempée. D’innombrables petites lumières, lampes de toutessortes, allumettes, torches, tisons, naissaient et s’éteignaient, jaunes et rougeâtres, ou bien demeuraient, entourées d’un halo, des deux côtés de la coulée d’hommes, de bêtes et de charrettes. A l’abri des avions, un campement de grande migration était installé là dans la vie souterraine, entre les deux trous bleus et lointains du jour. Un peuple d’ombres s’agitait autour des torches ou des lampes-tempête immobiles, bustes et têtes un instant apparus en silhouettes, les jambes perdues dans l’obscurité: et le bruit des charrettes grondait sous la roche comme un fleuve souterrain, dans un silence si fort qu’il avait gagné jusqu’aux animaux. (…) p.509

5.3.  Architecture

 A travers les références architecturales, Malraux représente un moyen pour paraphraser les événements en cours. Elles servent de coulisses historiques, symboliques et explicatives, érigées en quelque sorte sur l’arrière plan du récit et contribuent parfaitement à ce que le récepteur puisse contempler la guerre civile en parallèle avec les événements d’autres époques.

5.3.1.  Monuments historiques

5.3.1.1  L’Escurial

L’Escurial, palais et monastère, compte parmi les oeuvres exposées des peintures de Velasquez, du Greco, ainsi que des tapisserie de Goya. Ces trois maîtres servent dans L’Espoir de références dans le récit entier. Leur mention n’est donc pas liée à l’existence du musée de l’Escurial.

(…) – On avait le soleil quand on les a attaqués. On les voyait pas. Il y avait une modiste; fermée, mais on s’est arrangé. Après, on a gardé les chapeaux. Le village où était ce jour-là leur base et celle du train blindé, se trouvait à six cents mètres: une place à balcon de bois comme une cour intérieure de ferme, une tour à toit pointu d’Escurial, et quelques boutiques de vacances, orange ou carmin, dont l’une était ornée d’un grand miroir.(…) p.99-100

(…) Guernica passa la main dans ses cheveux qui retombaient sur son front. La foule presque silencieuse glissait entre les arcades et les palissades qui obstruaient presque entièrement la Plaza Mayor. Les travaux de terrassement arrêtés avaient abandonné partout pavés et blocs de pierre, et la foule des ombres semblait sauter par-dessus dans un tragique ballet nocturne, sous les clochetons austères semblables à ceux de l’Escurial,-comme si Madrid se fût couverte de tant de barricades qu’on n’y pût rencontrer une seule place intacte.(…) p.366  

 (…) On disait qu’il y avait de grands incendies vers l’Escurial, et des nuages très sombres s’accrochaient aux pentes de la Sierra. Plus loin, vers Ségovie, un villagebrûlait: à la jumelle, Manuel vit des paysans et des ânes courir. -Je savais ce qu’il fallait faire, et je l’ai fait. Je suis résolu à servir mon parti, et ne me laisserai pas arrêter par des réactions psychologiques. Je ne suis pas un homme à remords. Il s’agit d’autre chose.Vous m’avez dit un jour, il y a plus de noblesse à être un chef qu’un individu. La musique, n’en parlons plus; j’ai couché la semaine dernière avec une femme que j’avais aimée en vain, enfin… des années; et j’avais envie de m’en aller… (…) p. 479

5.3.1.2.   L’Alcazar

Les faits historiques exacts qui s’inscrivent dans la fiction et la réflexion subjective de l’auteur, marquent une forte tendance vers un récit essayiste. Cette méthode facilite la représentation des « bohémiens » héroïques participant à la guerre civile qui sont parfois amenés à accomplir des actions qui paraissent du moins grotesques, sinon fantaisistes.

(…) Le regard de Hernandez rencontra enfin Garcia, pipe au coin du sourire.­ Commandant Garcia? Les Renseignements militaires m’ont téléphoné.li lui serrait la main, et l’entraîna vers la rue .- Que souhaitez-vous faire ? – Vous suivre quelques heures, si vous voulez bien. Ensuite nous verrons… – Je vais à Santa-Cruz. Nous allons essayer la dynamite contre les bâtiments du gouvernement militaire.(…) p.144.

(…) Tout ce qui était humain disparaissait dans la brume de novembre crevée d’obus et roussie de flammes. Une gerbe flamboyante fit éclater un petit toit dont Shade s’étonnait qu’il eût pu la cacher, les flammes, au lieu de monter, descendirent  le long de la maison qu’elles brûlèrent en remontant jusqu’au faîte. Comme dans un feu d’artifice bien ordonné, à la fin de l’incendie des tourbillons d’étincelles traversèrent la brume: un vol de flammèches obligea les journalistes à se baisser. Quand l’incendie rejoignait les maisons déjà brûlées, il les éclairait par-derrière,  fantomatiques  et funèbres, et demeurait longtemps à rôder derrière Jeurs lignes de ruines. Un crépuscule sinistre se levait sur l’Âge du feu. Les trois plus grands hôpitaux brûlaient. L’hôtel Savoy brûlait. Des églises brûlaient, des musées brûlaient, la Bibliothèque Nationale brûlait, le ministère de l’Intérieur brûlait, une halle brûlait, les petits  marchés de planches  flambaient,  les maisons s’écroulaient dans les envolées d’étincelles, deux quartiers striés de longs murs noirs rougeoyaient comme des grils sur des braises; avec une solennelle lenteur, mais avec la rageuse ténacité du feu, par l’Atocha, par la rue de Léon, tout cela avançait vers le centre, vers la Puerta del Sol, qui brûlait aussi.(…) p.454-455

Malraux adopte la distance d’un historien par rapport aux événements et aux comportements de l’homme pour mieux cerner les événements et le comportement de l’homme pendant une époque encore non-révolue (la guerre civile). C’est là que l’art et la musique interviennent, car pour instaurer cette distance, Malraux emprunte leur capacité de refléter une période non révolue comme si elle était déjà révolue.

Les fragments de statues sont utilisées pour boucher les fenêtres du Musée de l’hôpital de Santa Cruz, lieu de naissance du Greco.

 (…) Comme le capitaine, Garcia avait vu les photos de femmes et d’enfants exposées à la Jefatura (ceux-là du moins étaient des otages certains) et celles des chambres vides, avec leurs jouets abandonnés.-Nous avons essayé quatre fois…A travers la poussière d’un peloton  de cavaliers  paysans  semblable  à une tribu mongole, ils arrivaient à Santa-Cruz. Au-delà, c’étaient les fenêtres ennemies du Gouvernement militaire; au-dessus, !’Alcazar. -C’est ici que vous voulez essayer la dynamite. -Oui. Ils traversèrent un désordre de jardins brûlés, de salles fraîches et d’escaliers, jusqu’à la salle du musée. Les fenêtres étaient bouchées par des sacs de sable et des fragments de statues. Les miliciens tiraient,  dans une atmosphère  de chambre  de chauffe,  leur torse nu ocellé de taches de lumière comme les panthères de taches noires: les balles ennemies avaient fait une passoire de la partie supérieure du mur, en briques. Derrière Garcia, sur le bras allongé d’un apôtre, des bandes de mitrailleuse séchaient comme du linge. Il suspendit sa veste de cuir à l’index tendu.(…) p. 151

(…) Garcia voyait toujours le cimetière, pris au ventre par ce qu’il y avait de trouble et d’éternel dans ces cyprès et dans ces pierres, pénétré jusqu’aux battements de son cœur par l’inlassable odeur de viande pourrie, et regardant  le jour éblouissant  mêler les morts et les tués dans le même flamboiement. La dernière charge éclata dans le dernier morceau du bâtiment fasciste. Dans la salle du musée, la chaleur était toujours la même, et le chahut toujours semblable. Lanceurs de dynamite, miliciens des souterrains et miliciens du musée se congratulaient.(…) p.153-154

(…) Le téléphone de la Jefatura ne répondait plus. A Santa-Cruz, on disait que les Maures étaient à dix kilomètres. Ils partirent pour l’échoppe de Hernand. Dans une rue où la cohue était celle des gares aux grands jours de vacances, un milicien tendit son fusil à Manuel, un mauser (…) p. 278

6. CONCLUSION

 

La présence de nombreuses traces historiques évoque des commentaires sur !es événements en cours. Pour ce faire, l’art et la musique font office de médium.

L’écriture littéraire, pour Malraux, est celle qui ne reproduit pas, c’est-à-dire celle qui interprète les événements avec les moyens littéraires, mais possède sa propre réalité indépendante. Cette idée, par le concept d’unité qu’elle inclut, et sans quoi l’œuvre littéraire authentique ne peut exister, est aussi impossible à expliquer que le processus même de la création. Le degré d’intégration des composantes de l’écriture détermine la cohésion d’un ensemble clos.

La réalisation du récit de la guerre civile ne représente pour Malraux ni une interprétation, ni un rapport minutieux et fidèle des événements. Malraux n’est pas à la recherche d’un prétendu équivalent littéraire qui ferait office d’action parallèle à l’action politique. Ce que Malraux crée, c’est une réalité, un concours de circonstances qui n’entretient avec les événements réels que des rapports analogiques très étroits et parfois même inversés. Il crée un champ de tensions capables de briser la carapace anecdotique des événements.

Chez Malraux, l’acte de création se transporte dans le domaine de l’initiative, de l’invention, dans la sphère mentale. L’objet et la réalité brutes se trouvent transposés dans la sphère des valeurs esthétiques, sur le terrain de la fiction imagée, modifiant tout à fait ses fonctions, dictant ses droits et sa propre organisation.

***

CITATIONS ANNEXES

Don Quichotte

(…) Pour la fête des enfants, les syndicats avaient décidé de préparer un cortège sans précédent. Les délégations des gosses, consultées, avaient exigé les personnages des dessins animés; les syndicats avaient construit en carton des Mickeys énormes, des Félix-le-Chat, des Canards Donald (précédés, quand même, d’un Don Quichotte et d’un Sancho). Des milliers d’enfants venus de toute la province pour la fête, dédiée aux enfants réfugiés de Madrid, beaucoup étaient sans abri. Sur le boulevard extérieur, les chars, leur triomphe terminé, étaient abandonnés; pendant deux kilomètres apparurent dans les phares des autos les animaux parlants de la féerie moderne, du monde où tous ceux qu’on tue ressuscitent. .. Des gosses sans abri s’étaient réfugiés sur les piédestaux de carton, entre les jambes des souris et des chats. L’escadrille ennemie continuait à bombarder le port, et, au rythme des explosions, sous la garde du Don Quichotte nocturne, les animaux qui tremblaient dans fa pluie hochaient la tête au-dessus des enfants endormis. (…) p.502

L’engagement politique de !’écrivain

 Gide, Mann, Ferrero, Borgese

(…) « Etre un homme, pour moi, ce n’est pas être un bon communiste; être un homme, pour un chrétien c’était être un bon chrétien, et je me méfie.-La question n’est pas mince, mon bon ami c’est celle de fa civilisation. Pendant un bon moment, le sage,-disons: le sage-a été tenu, plus ou moins explicitement, pour le type supérieur de l’Europe. Les intellectuels étaient le clergé d’un monde dont la politique constituait la noblesse propre ou sale. Le clergé incontesté. C’était eux, et pas les autres, Miguel et pas Alphonse XIII-et même: Miguel et pas l’évêque-qui étaient chargés d’enseigner aux hommes à vivre. Et voici que les nouveaux chefs politiques prétendent au gouvernement de l’esprit. Miguel contre Franco et hier contre nous, Thomas Mann contre Hitler. Gide contre Staline, Ferrero contre Mussolini, c’est une querelle des Investitures.
» La rue était devenue oblique, et du brasier du Savoy, invisible, rayonnait au-dessus d’eux une vaste lueur.-Borgese plutôt que Ferrero… dit Scali, l’index levé dans la nuit. Tout ça me paraît tourner, si vous voulez, autour de l’idée fameuse et absurde de totalité. Elle rend les intellectuels fous; civilisation totalitaire, au XXe siècle, est un mot vide de sens; c’est comme si on disait que l’armée est une civilisation totalitaire. A la vérité, le seul homme qui cherche une réelle totalité est précisément l’intellectuel. -Et peut-être n’y a-t-il que lui qui en ait besoin, mon bon ami. Toute la fin du XIXe siècle a été passive; la nouvelle Europe semble bien se construire sur l’acte. Ce qui implique quelques différences.-De ce point de vue, pour l’intellectuel, le chef politique est nécessairement un imposteur, puisqu’il enseigne à résoudre les problèmes de la vie en ne les posant pas.lis étaient dans l’ombre d’une maison. La petite tache rouge de la pipe allumée de Garcia décrivit une courbe, comme s’il eût voulu dire: ça nous mènerait trop loin. Depuis qu’il était arrivé, Scali sentait en Garcia une inquiétude qui n’était pas coutumière au solide commandant aux oreilles pointues.-Dites donc, commandant, qu’est-ce qu’un homme peut faire de mieux de sa vie, selon vous ? »Une sonnerie d’ambulance approcha à toute vitesse, comme une sirène d’alerte, passa et s’éteignit.
Garcia réfléchissait. – Transformer en conscience une expérience aussi large que possible, mon bon ami. » (…) p.464-466

‘ » comme au cinéma »

(…) Lopez alluma une cigarette et partit, la cage à la main. Il la balançait; à chaque obus, le canari chantait plus fort, puis se calmait… Un immeuble brûlait comme au cinéma, de haut en bas; derrière sa façade intacte aux décorations contournées, toutes fenêtres ouvertes et brisées, envahi à tous les étages par les flammes qui ne sortaient pas, il semblait habité par le Feu. Plus loin, au coin de deux rues, un autobus attendait. Lopez s’arrêta, haletant pour la première fois depuis qu’il était sorti. Il s’agita comme un fou, lança comme une pierre la cage avec son canari, cria: « Descendez ! » Des gens de l’autobus le regardèrent s’agiter, semblable à cent autres fous dans cent autres rues. Lopez se jeta par terre, l’autobus sauta.(…) p.440

(…) Compagnie après compagnie, elles dépassent celle de Siry en courant, chargent; et Siry et ses compagnons occupent un terrain jonché d’hommes aux visages fripés.
Nation après nation, les compagnies passent dans la brume qui semble maintenant faite de la fumée des explosions, courbées, fusil en avant. Comme au cinéma, et pourtant si différentes ! Chacun de ces hommes est un des siens. Et ils reviennent, les poings sur la face ou le ventre tenu à deux mains-ou ils ne reviennent pas-et ils ont accepté cela. Et lui aussi. Derrière eux, Madrid, et le sombre murmure de tous ses fusils.(…) p.394-395

Visage de cinéma

(…) – Je suis avec vous ! criait au président le garde civil blessé.Le président observait l’officier qui venait de parler: nez très plat, bouche épaisse, courte moustache et cheveux frisés, une tête de film mexicain. Le président crut un instant qu’il allait gifler le garde blessé, mais il n’en fut rien. Ses mains n’étaient pas des mains de gendarme. Les fascistes avaient-ils noyauté la garde civile, comme la caserne de la Montagne ?­
Quand êtes-vous entré dans la garde civile? (…) p.102

(…) – Il eût trouvé ici un autre drame, dit-il, et je ne suis pas sûr qu’il l’eût compris. Le grand intellectuel est l’homme de la nuance, du degré, de la qualité, de la vérité en soi, de la complexité. Il est par définition, par essence, antimanichéen. Or, les moyens de l’action sont manichéens parce que toute action est manichéenne. A l’état aigu dès qu’elle touche les masses: mais même si elle ne les touche pas. Tout vrai révolutionnaire est un manichéen-né. Et tout politique. » (…) p.462

Le Greco

(…) La porte s’ouvrit sur un vieillard massif, très grand, une tête à la barbe en fer de lance enfoncée entre de larges épaules voûtées. Mais dès qu’il se trouva sous l’ampoule électrique du couloir, Scali s’aperçut que les poils modifiaient ce Greco comme l’eût fait la copie d’un peintre baroque: au-dessus des yeux intenses et très grands, mais un peu éteints par l’épaisseur et les rides des paupières, les cheveux derrière le crâne dégarni s’envolaient en crosses follettes, et les sourcils mobiles et aigus finissaient en virgules, comme la barbe.-Vous êtes Giovanni Scali, n’est-ce pas? demanda-t-il en souriant.­ Votre fils vous a parlé de moi, dit celui-ci, étonné d’entendre son prénom.-Oui, mais je vous ai lu, je vous ai lu…Scali savait que le père de Jaime avait été professeur d’histoire de l’art. lis entraient dans une pièce recouverte de livres, à l’exception de deux hautes niches des deux côtés du divan. Dans l’une, des statues, hispano-mexicaines, baroques et sauvages; dans l’autre, un très beau Moralès. A travers le lorgnon qu’il tenait à la main, Alvear regardait Scali avec une attention insistante, celle qu’on accorde aux objets singuliers. Il le dépassait d’une tête.-Vous êtes surpris ? demanda Scali.-Voir un homme qui pense dans ce costume me surprend toujours (…) p.370-371

Goya

(…) « Toute cette histoire, et ces cardinaux, et même ces Greco, et les touristes et les autres, et toutes ces machines, quand on les a vues pendant vingt-cinq ans, la guerre quand on l’a vue six mois...(…) p.579

Réminiscence militaire

Clausewitz

(…) Manuel savait que du règlement de l’infanterie espagnole (inextricable) à Clausewitz et aux revues techniques francaises, il ne cessait d’apprendre la guerre à travers des grammaires: Ximénès était une langue vivante. En arrière du village s’allumaient les premiers feux des miliciens. Ximénès les regardait avec une affection amère:« Discuter de leurs faiblesses est tout à fait inutile. A partir du moment où les gens veulent se battre, toute crise de l’armée est une crise du commandement. J’ai servi au Maroc: les Maures, quand ils arrivent à la caserne, croyez-vous qu’ils soient magnifiques? (…) p.202-203

(…) Manuel avait appris de Ximénès comment on commande, il apprenait maintenant comment on dirige. Il avait cru apprendre la guerre, et depuis deux mois, il apprenait la prudence, l’organisation, l’entêtement et la rigueur. Il apprenait surtout à posséder tout cela au lieu de le concevoir. Et, montant dans la nuit vers !’Alcazar où une fluide masse de feu ondulait comme une méduse incandescente, il s’apercevait qu’après onze heures de modifications apportées par Heinrich, il commençait à sentir en son corps ce qu’était une brigade en combat. Perdues dans la fatigue, des phrases de chefs d’armée bourdonnaient dans sa tête, mêlées au bruit du feu: « Le courage n’admet pas l’hypocrisie. -Ce qu’on écoute on l’entend, ce qu’on voit on l’imite», l’une de Napoléon, l’autre de Quiroga. Ximénès, lui, avait découvert Clausewitz; sa mémoire tournait à la bibliothèque militaire, mais la bibliothèque n’était pas mauvaise. La fournaise de l‘Alcazar se reflétait dans les nuages bas comme un ruisseau qui flambe se reflète dans la mer. Toutes les deux minutes, un canon lourd tirait sur le brasier. (…) p.258-259

L’Internationale

(…) – Il n’y a rien à foutre avec ce gouvernement disait la belette. Il y a plus de dix jours que je leur ai apporté toutes les indications pour la production massive du microbe de la fièvre de Malte. Quinze ans de recherches, et je ne demandais pas un sou: pour l’antifascisme! Ils n’en ont rien fait. C’était déjà la même chose avec ma bombe. Les autres seront là demain.-La barbe ! dit Garcia.Camuccini était déjà rentré dans la foule nocturne comme dans une trappe, l’accordéon ayant accompagné de /’Internationale son apparition et son plongeon.(…) p.363

(…) L’atmosphère des soirs historiques emplissait l’Alcala comme elle emplissait les rues étroites: toujours pas de canon, rien que les accordéons. Une bande de mitrailleuse. soudain, au fond d’une rue: un milicien tirait contre des fantômes. (…) p.364

(…) Le vieillard se retourna, et il dit, du ton dont il eût dit: hélas !-La qualité de l’homme…11 écouta encore, alla éteindre l’électricité, entrouvrit la fenêtre, par où entra l’Internationale au-dessus du bruit des pas. Dans l’obscurité, sa voix était plus assourdie encore, comme si elle fût venue d’un corps plus petit, plus triste et plus vieux:« Si les Maures entrent tout à l’heure, la dernière chose que j’aurai entendue sera ce chant d’espoir joué par un aveugle… » (…) p. 380

 Chant andalou

(…) Le ciel de l’après-midi d’été espagnol écrasait le champ comme l’avion à demi effondré de Darras écrasait là-bas ses pneus vides, déchirés par les balles. Derrière les oliviers, un paysan chantait une cantilène andalouse. Magnin, qui venait de rentrer du Ministère, avait reuni les equipages au bar.-Un équipage volontaire pour !’Alcazar de Tolède.li y eut un assez long silence, plein du bourdonnement des mouches. Chaque jour, maintenant, les appareils rentraient avec leurs blessés, réservoir en feu dans le soir ou dans le grand soleil, se traînaient en silence, moteurs coupés,-ou ne rentraient plus du tout. (…) p. 169-170

(…) – Annexez une clef anglaise et n’en parlons plus.lis partirent; avant Brihuega, ils avaient déjà trouvé trois camions chacun. Les chauffeurs amenés par Gartner et ceux de Ximénès prenaient le volant et suivaient-Notre petit air de noce andalouse me plaît, dit Manuel .-Nous sommes au kilomètre 88! leur cria un courrier.La victoire était dans l’air. (…) p.578

Phono/disques

(…) Près du bar, Scali, Marcelino et Jaime Alvear se passaient des jumelles. Jaime Alvear, qui avait fait ses études en France, avait été affecté comme interprète combattant à l’aviation internationale. Ce grand Peau-Rouge noir et bosselé, toujours giflé par ses mèches, était flanqué d’un petit Peau-Rouge cramoisi, Vegas, dit saint Antoine, qui, au nom de l’U.G.T., couvrait amicalement les pélicans de cigarettes et de disques de phono. Entre les deux, passait son long nez le basset noir de Jaime, Raplati, qui déjà tournait à la mascotte. Le père de Jaime était historien d’art, comme Scali. (…) p.86

(…) Plusieurs mercenaires, dont Sibirsky, avaient demandé à combattre sans solde un mois sur deux, désireux de n’être privés ni d’argent ni de fraternité. Chaque jour, Saint­ Antoine revenait chargé de cigarettes, de jumelles, de disques de phono, de plus en plus triste. Les avions partis sans chasse (avec quelle chasse fussent-ils partis ?) passaient la Sierra grâce à l’aube, à la prudence, à un combat engagé ailleurs, revenaient une fois sur deux, en écumoire. Au bar, la consommation d’alcool augmentait.(…) p. 180

(…) Shade s’arrêta à la première maison éventrée. La pluie avait cessé, mais on la sentait toute proche. Des femmes en châle noir faisaient la chaîne derrière les miliciens du service de secours qui tiraient des décombres un pavillon de phono, un paquet, un petit coffre…Au troisième étage de la maison, en coupe comme un décor, un lit pendait, suspendu par un pied à un plafond crevé; cette chambre avait vidé dans le ruisseau, presque sous les pieds de Shade, ses portraits, ses jouets, ses casseroles (…) p.413

Hymne

(…) Maintenant, à Madrid, des fascistes haïssaient le peuple, à l’existence de qui, un an plus tôt, ils ne croyaient peut-être pas, au point de ne plus voir que lui dans des gestes d’enfants qui jouaient à travers un square. Sans doute, à cette heure, les douze tueurs attendaient-ils leur victoire: cet après-midi, à la prison modèle, les prisonniers avaient chanté l’hymne fasciste. Et il devait se taire. Il savait qu’il ne faut pas tenter la bête en l’homme; que, si la torture apparaît souvent dans la guerre, c’est-aussi-parce qu’elle semble la seule réponse à la trahison et à la cruauté. (…) p.357

(…) Des coups de feu grêles, isolés. Et soudain, à contresens de la course des républicains, le vent apporta une musique de cuivres et de grosses caisses, celle des cirques, des foires et des armées. Quels chevaux de bois tournent encore ? se demanda Hernandez. Il reconnut enfin l’hymne fasciste: la musique du Tercio jouait sur la place de Zocodover. (…) p. 287

Réminiscence philosophique

Sophocle

(…) Quand j’ai su que vous viendriez ici, dit-il, j’ai feuilleté notre correspondance d’autrefois. J’ai retrouvé cette lettre, d’il y a dix ans, de l’exil. Il écrivait, au milieu: « Il n’ya pas d’autre justice que la vérité. Et la vérité, disait Sophocle, peut plus que la raison. De même que la vie peut plus que le plaisir et plus que la douleur. Vérité et vie est donc ma devise, et non raison et plaisir. Vivre dans la vérité, même si l’on doit souffrir, plutôt que raisonner dans le plaisir ou être heureux dans la raison… »(…) p.446

Sculpture.sculpteur, Lopez

(…) Jaime avait vu le canon. Il était manœuvré par un capitaine de la garde d’assaut qui n’était pas artilleur, et qui parvenait à tirer, mais non à pointer. A côté s’agitait le sculpteur Lopez, commandant de la milice socialiste dont Jaime faisait partie. La pers­ pective ne permettait pas de mettre le canon en batterie contre la porte; le capitaine tirait donc contre les murs, au jugé. Le premier obus-trop haut-était allé éclater en banlieue. Le second contre le mur de brique dans une grande poussière jaune. A chaque obus, le canon, qui n’était pas fixé, reculait rageusement, et les miliciens de Lapez, leurs bras nus tendus aux rayons de ses roues comme dans les gravures de la Révolution française, le ramenaient en place tant bien que mal. Un obus avait pourtant traversé une fenêtre et éclaté à l’intérieur de la caserne. (…) p.48

(…) Golovkine avait les pommettes marquées, toute la figure bosselée des paysans dans les sculptures gothiques. Shade, passé à Moscou pour un reportage, avait noté que les Russes, tout près de leur origine paysanne, ressemblent souvent aux figures occidentales du Moyen Âge: j’ai l’air indien, ce Russe a l’air laboureur, les Espagnols ont l’air cheval. .. (…) p.226

(…) – Reviens t’asseoir, tortue, dit Lapez. Les chats sont des saloperies inamicales, et peut-être fascistes. Les chiens et les chevaux sont des andouilles: tu ne peux rien en tirer en sculpture. Le seul animal ami de l’homme est l’aigle des Pyrénées. A mon époque des rapaces, j’avais un aigle des Pyrénées, c’est un oiseau qui ne se nourrit que de serpents. Les serpents coûtent cher, et comme je ne pouvais pas en barboter au Jardin des Plantes, j’achetais de la viande bon marché, je la découpais en lanières. Je les agitais devant l’aigle, et lui,-par gentillesse,- il faisait semblant de s’y tromper, et il les mangeait avec gloutonnerie. Ici Radio-Barcelone, dit le haut-parleur. Les canons pris par Je peuple sont en position contre la Capitania, où se sont réfugiés les chefs rebelles. En observant l’Alcala et en prenant des notes pour son article du lendemain, Shade remarquait que le sculpteur, avec son nez bourbonien, malgré sa lippe et sa crête de cheveux, ressemblait à Washington; mais surtout à un ara. D’autant plus que Lopez, pour l’instant, agitait les ailes.-En scène, là-dedans, gueulait-il: on tourne !Dans la pleine lumière des lampes électriques, Madrid, costumée de tous les déguisements de la révolution, était un immense studio nocturne. Mais Lapez se calma: des miliciens venaient lui serrer la main. Auprès des artistes qui fréquentaient la Granja, il était moins populaire pour avoir tiré comme au XVè siècle avec le canon de la Montagne, la veille, et même pour son talent, que pour avoir répondu naguère à l’attaché d’ambassade qui venait lui demander de sculpter le buste de la duchesse d’Albe: « Seulement si elle pose comme l’hip-popo-tame. » Le plus sérieusement du monde: toujours fourre au Jardin des Plantes, connaissant les animaux mieux que saint François, il affirmait que l’hippopotame venait quand on le sifflait, se tenait absolument tranquille et repartait quand on n’avait plus besoin de lui. L’imprudente duchP-sse l’avait d’ailleurs échappé belle: Lopez sculptait en diorite, et le modèle, après l’avoir entendu pendant des heures taper comme un maréchal-ferrant, voyait son buste «avancer» de sept millimètres. (…) p. 54-55

Statue

(…) Enrique avait pris son bras sous le sien, geste qui, venant de ce costaud, surprit Magnin. Il divisait les chefs communistes en communistes du type militaire et communistes du type abbé; qu’il dût mettre dans le second ce gars qui avait fait cinq guerres civiles, grand et fort comme Garcia, le gênait. Et pourtant, il trouvait que ces lèvres de statue mexicaine avançaient par instant comme une bouche de marchand de tapis.Que demandait la Sûreté ? Que les trois Allemands ne remissent plus les pieds sur un aérodrome. Krefeld, de l’avis de Magnin, était suspect, d’ailleurs incapable; le mitrailleur, qui s’était donné comme moniteur, ne savait pas se servir d’une mitrailleuse, et il était toujours au parti communiste quand Karlitch avait besoin de lui: ce dernier faisait tout le travail tout seul. L’histoire de Schreiner était tragique, et celui-là était sûrement innocent. Mais, de toute façon, il devait partir à la Défense Contre Avions. (…) p.183

(…) « J’attends plus pour mon Église de ce qui se passe maintenant ici, et même des sanctuaires brûlés de Catalogne, que des cent dernières années de la catholique Espagne, Garcia. Il y a vingt ans que je vois des prêtres exercer leur ministère, ici et en Andalousie; eh bien ! en vingt ans, l’Espagne catholique, je ne l’ai jamais vue. J’ai vu des rites et, dans l’âme comme dans la campagne, un désert… »Toutes les portes du ministère d’État, à la Puerta del Sol, étaient ouvertes. Avant le soulèvement, le hall avait abrité une exposition de sculptures. Et les statues de toutes sortes, groupes, nus, animaux, attendaient les Maures dans la grande salle vide où se perdait le bruit d’une lointaine machine à écrire: le ministère n’était pas complètement abandonné…Mais dans toutes les rues qui rayonnaient autour de la place, fidèles comme le brouillard, les mêmes ombres travaillaient aux mêmes barricades. (…) p.365

(…) « J’attends plus pour mon Église de ce qui se passe maintenant ici, et même des sanctuaires brûlés de Catalogne, que des cent dernières années de la catholique Espagne, Garcia. Il y a vingt ans que je vois des prêtres exercer leur ministère, ici et en Andalousie; eh bien ! en vingt ans, l’Espagne catholique, je ne l’ai jamais vue. J’ai vu des rites et, dans l’âme comme dans la campagne, un désert… »Toutes les portes du ministère d’État, à la Puerta del Sol, étaient ouvertes. Avant le soulèvement, le hall avait abrité une exposition de sculptures. Et les statues de toutes sortes, groupes, nus, animaux, attendaient les Maures dans la grande salle vide où se perdait le bruit d’une lointaine machine à écrire: le ministère n’était pas complètement abandonné.. (…) p. 371

(…) Il montait depuis deux heures au moins, lorsque finit le chemin accroché au pan de la montagne. Le sentier suivait maintenant à travers la neige une nouvelle gorge, vers la montagne plus haute et beaucoup moins âpre, que les avions voyaient à côté de l’autre quand ils partaient pour Teruel. Désormais, les torrents étaient gelés. A l’angle du chemin comme le pommier tout à l’heure, attendait un petit guerrier sarrasin, noir sur le ciel, avec le raccourci des statues à haut piédestal: le cheval était un mulet, et le Sarrasin était Pujol, en serre-tête. Il se retourna et, de profil comme sur les gravures, cria: « V’là Magnin ! » dans le grand silence.(…) p.550

Buste

(…) Entre les coups qui montaient du sol, assourdis par l’épaisseur des fleurs de marronniers pourries, on entendait une cloche ancienne. -Une église, en ce moment ? demanda Manuel. -On dirait plutôt une cloche de jardinier, répondit Lopez. -Ça vient du côté de la gare. D’autres cloches et clochettes, des timbres de vélos. des trompes d’autos, et même des casseroles accompagnaient maintenant la cloche. Les épaves du rêve révolutionnaire, sabres, couvertures rayées, robes de rideaux, fusils de chasse, – même les derniers chapeaux mexicains-revenaient du fond du parc vers ce tam-tam qui ralliait les tribus. -Dire que la moitié au moins sont braves… dit Manuel. -Quand même, disait Lopez, ça s’est fort, tortue: ils n’ont pas bousillé un seul buste ! Le long du parc, les célèbres bustes de plâtre, éclairés en rose par la réverbération des briques anciennes, étaient intacts sous les platanes de contes. Manuel ne les regardait pas.
Tournoyant comme une volière rapportée d’Amérique par les princes pour leur jardin d’Aranjuez, le carnaval dégringolait vers la gare sous les arcades de briques, dans la lumière rose des perspectives royales. (…) p.309-310

(…) Manuel, affalé sur une cathèdre dans la cellule du supérieur d’un couvent, regardait, non sans hébétude, les bustes de plâtre du parc luire faiblement dans la nuit de jardin persan. Lopez proposait d’emporter les bustes à Madrid, et de les remplacer après la victoire par des animaux« significatifs». Mais Manuel n’écoutait pas. Dès qu’il avait quitté Lopez, il avait filé au Comité de Front populaire. Là, il avait trouvé quelques débrouillards qui connaissaient bien la ville. Ils lui avaient déniché ce couvent, réuni six cents paillasses, lits ou matelas. Les petites filles de l’orphelinat, couchées par deux, avaient fourni la moitié de leur literie; tout ce qui restait disponible dans les couvents, casernes ou corps de garde avait été apporté. Pour les autres, de la paille et des couvertures. (…) p.317

(…) Leclerc le regarda obliquement, hargneux cette fois.-Ça te regarde? Je suis un mercenaire de gauche, tout le monde le sait. Mais si je suis ici, c’est parce que je suis un dur. J’ suis un invétéré du manche. Le reste, c’est pour les nouilles flexibles déprimées et journalistes. Chacun son goût, excusemoi. Tu m’as compris ? Plus maigre que jamais, narines ouvertes et cheveux écartés, ses mains de singe serrées contre une bouteille de rouge, buste en arrière, le front plissé, il tenait toute la table où le malaise courait
comme un furet Gardet, rapproché de Jaime, frottait sa brosse d’amère en avant et souriait. (…) p.341

(…) Sur la route, avec eux à leur manière, des deux cent mille habitants de Malaga, cent cinquante mille êtres sans armes fuyaient jusqu’à la mort le « libérateur de l’Es­ pagne ».Ils s’arrêtèrent à mi-hauteur du talus. « On a du culot, pensait Attignies, de dire que les blessures de balles ne font pas mal ! »; et l’eau de mer n’adoucissait rien. Au­ dessus du remblai, les bustes inclinés avançaient toujours vers l’ouest, au pas ou à la course. Devant nombre de bouches un poing tenait un objet confus, comme si tous eussent joué de quelque silencieux clairon, ils mangeaient. Une herbe courte et large, du céleri peut-être. « Il y a un champ», dit le milicien. Une vieille femme dévala le talus en hurlant, s’approcha d’Attignies et lui tendit une bouteille. « Mes pauvres enfants, mes pauvres enfants ! »(…) p. 507

(…) Sous la première république, un Espagnol, qui faisait la cour à sa sœur, à qui il ne plaisait ni ne déplaisait, l’avait emmenée un jour à sa maison de campagne, vers Murcie. C’était une folie de la fin du XVlllè des colonnes crème sur des murs orangés, des décorations de stuc en tulipes et des buis nains du jardin dessinant des palmes sous les roses grenat. L’un de ses possesseurs y avait fait bâtir jadis un minuscule théâtre d’ombres, trente places; lorsqu’ils entrèrent, la lanterne magique y était allumée, et des ombres chinoises tremblotaient sur l’écran minuscule. L’Espagnol avait réussi: elle avait été sa maîtresse ce soir-là. Scali avait été jaloux de ce présent plein de rêves.
Descendant vers le torrent, il pensait aux quatre loges saumon et or qu’il n’avait jamais vues. Une maison à ramages, avec des bustes de plâtre entre les feuilles sombres des orangers… Son brancard passa le torrent, tourna. En face, reparurent les taureaux, Espagne de son adolescence, amour et décor, misère ! L’Espagne, c’était cette mitrailleuse tordue sur un cercueil d’Arabe, et ces oiseaux transis qui criaient dans les gorges. (…) p. 557

L’Alcazar /Musée de Santa Cruz

(…) Le Négus revint du couloir. Les miliciens commençaient à rallumer les lampes­ tempête. -N’est pas sauvage qui veut, dit-il à Hernandez. Il s’en est fallu d’un quart de seconde. Avant que je ne tire, il avait le temps de diriger sa lance sur moi.« Je le regardais. C’est drôle, la vie…« Ça doit être difficile, brûler vif un homme qui vous regarde… »Le couloir de sortie était noir, sauf, au bout, le rectangle de demi-jour de la porte. Le Négus alluma une cigarette; et tous ceux qui les suivaient firent de même à la fois: le retour à la vie. Chaque homme apparut une seconde dans la courte lueur de l’allumette ou du briquet; puis tout retourna à la pénombre. Ils marchaient vers la salle du musée de Santa Cruz.-II y a un avion au-dessus des nuages, criaient des voix dans la salle.(…) p.157

(…) – Qu’est-ce que c’est que la femme? demanda Pradas.-Pas question, vicieux. Je ne la connais pas, mais ce n’est pas une jeune femme.-Alors quoi? dit Golovkine. De l’espagnolisme ?-Ça vous satisfait, ce genre de mots? Il déjeune à Santa-Cruz, allez-y. Vous n’aurez pas de peine à être invité: il y a des communistes.Parmi les miliciens de toutes sortes passait la Terreur de Pancho Villa. Shade prit conscience que Tolède était une petite ville, dans la guerre comme dans la paix; et qu’il allait y rencontrer chaque jour les mêmes originaux, comme, naguère, il y rencontrait chaque jour les mêmes guides et les mêmes retraités.-Chez les fascistes, dit-il, on n’attaque pas entre deux et quatre, à cause de la sieste. Ne vous faites pas d’opinion trop vite sur ce qui se passe ici.Vus du côté de l’Alcazar, les sacs de sable et les matelas rayés des barricades, presque intacts du côté de la ville, étaient troués comme le bois piqué aux vers. La fumée couvrit tout d’ombre. L’incendie poursuivait sa vie indifférente: dans ce calme bizarre de suspension de combat, vers !’Alcazar, une nouvelle maison venait de se mettre à brûler. (…) p.231

(…) Deux tables à angle droit occupaient le coin d’une salle du musée de Santa Cruz. Quelques boute-entrain s’agitaient dans la pénombre. Les points de lumière qui venaient toujours des trous des briques accrochaient les fusils croisés sur les dos; dans l’odeur espagnole d’huile d’olive brute, au milieu d’un amoncellement de fruits et de feuilles, brillaient vaguement les taches suantes des visages. Assis par terre, la Terreur de Pancho Villa réparait des fusils.L’attitude de Hernandez était d’autant plus simple que sa taille voûtée prêtait moins aux poses martiales; son escorte, à l’autre table, jouait à la garde. Aucun des blessés n’avait changé son bandeau. « Trop heureux de leur sang », dit Pradas à mi-voix. Golovkine et Pradas venaient de s’asseoir en face de Hernandez qui parlait avec un autre officier. Le capitaine, une tache de lumière sur le front, une autre sur son menton en galoche de compagnon de Cortez, ne semblait pas d’une autre nation que le journaliste russe, mais d’une autre époque. Tous les miliciens étaient pointillés de soleil. (…) p.232

(…) Un milicien apportait un magnifique jambon aux tomates, cuit à l’huile d’olive, dont Shade avait horreur. Le Négus ne se servit pas.-Vous détestez /’aceite, vous, un Espagnol? demanda Shade intéressé par toute question de cuisine.-Je ne mange jamais de viande: je suis végétarien.Shade prit sa fourchette: elle était aux armes de l’archevêché.Tous mangeaient. Dans les vitrines modernes du musée, verre, acier etaluminium, tout était en ordre, sauf de petits objets pulvérisés sur place par les balles, un trou net entouré de rayons dans le verre devant eux. (…) p.234

(…) Hernandez, qui savait qu’on avait appelé Garcia au téléphone, l’attendait pour revenir au musée.-Vous avez dit une chose qui m’a frappé: c’est qu’on ne fait pas de politique avec de la morale, mais qu’on n’en fait pas davantage sans. Vous auriez fait porter la lettre ?-Non. Le bruit d’armes au repos, les bassines militaires dans le soleil de midi, l’odeur des morts, tout évoquait si bien le chahut de la veille qu’il semblait impossible que la guerre cessât. li restait moins d’un quart d’heure avant la fin de l’armistice; déjà la paix était du pittoresque et du passé. Le pas silencieux et allongé de Hernandez glissait à côté du pas solide de Garcia. – Pourquoi?-Un: ils n’ont pas rendu les otages. Deux: du moment que vous avez accepté une responsabilité, vous devez être vainqueur. C’est tout.-Permettez, je ne l’ai pas choisie. J’étais officier, je sers comme officier.-Vous l’avez acceptée.-Comment voulez-vous que je la refuse ? Vous savez bien que nous n’avons pas d’officiers… (…) p. 247

(…) La face éclairée en orangé par les courtes flammes rageuses de !’Alcazar, il montait à Santa-Cruz, à travers le vent, une tige de fenouil à la main, voir l’état de la mine. Heinrich, dans la ville, sa nuque rasée d’officier allemand faisant des plis comme un front, attendait le téléphone de Madrid. Quand retombait avec le vent le bruit du canon et des fusils, un autre bruit continuait, faible et poignant; le bruit crépitant, étouffé des flammes du toit de !’Alcazar. Ce bruit-là s’accordait à l’odeur qui rendait dérisoire le canon, les appels éloignés, et tout ce qui venait de l’agitation des hommes:l’odeur de feu et de cadavres mêlée, si épaisse qu’il semblait que !’Alcazar n’y pût suffire, qu’elle ne pût être que l’odeur même du vent et de la nuit. Il était devenu indispensable de jeter les milices de Tolède dans la bataille du Tage. A l’exception des souterrains, l’Alcazar devait sauter dans la nuit, et on évacuait la ville. Des paysans passaient, avec leurs cochons et leurs chèvres, en longues files silencieuses dans la nuit rouge, éclairées non par
!’Alcazar mais par l’incendie des nuages. Quand Manuel arriva dans la salle de Santa­ Cruz, l’un des commandants de Tolède était là. Quarante ans, la casquette d’uniforme en arrière de la tête.(…) p.259-2601

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TABLE DES MATIÈRES

 

Ι . INTRODUCTION.. ECRITURE.

1. LA ΝΟΤΙΟΝ D’HEROlSME

2.1.1.  LΑ PRESENCE DU NARRATEUR

2.1.2. LA PRESENCE D’UN HEROS LITTERAlRE

2.1.3. LE  HEROS CINEMATOGRAPHlQUE

2.1.4. LE  HEROS SELON LES MAITRES DΕ LΑ PElNTURE

2.1.5. LE  HEROS MUSlClEN

2.1.6. LE  HEROS DESSlNATEUR DE MODE

2.2. LA  PERCEPTION DU ROMANCIER

2.3.  L’ACTE DE L’ ECRITURE

2.3.1. L’ ECRlTURE MILITANTE

2.3.2. LES TRACES DE LA LITTERATURE ESPAGNOLE

2.4. LA  ΝΟΤΙΟΝ D’ « L’ILLUSION LYRlQUE »

2.4.1. LE LYRISME

2.4.2. LA  ΝΟΤΙOΝ DE ROMANESQUE

2.4.3. LA ΝΟΤΙΟΝ ROMANTlQUE

2.4.4. CONNOTATIONS CINEMATOGRAPHlQUES ΕΤ THEATRALES

3. DISCOURS

3.1. LE DlSCOURS lNSPlRE DE L’ART

3.1.1. LA NARRATION

3.1.2. CONTRASTES : LE STYLE

3.1.3.  CONTRASTES : L’ ART

3.2 . LE DlSCOURS lNSPlRE DE LΑ MUSlQUE

3.2.1. LA  MUSlQUE

4. LES. ARTS MUSICAUX

4.1. LA MUSlQUE lNSTRUMENTALE

4.1.1. CONTRASTES MUSlCAUX

4.1.2. CONTRASTES : MUSlQUE lNSTRUMENTALE vs ART

4.2.  LA MUSlQUE VOCALE

4.3.  LA MUSlQUE POPULAlRE

4.3.2.  CONTRASTES : LA VOIX HUMAlNE vs LA RADlO

4.3.3.  CONTRASTES : CHANT MILITANT vs CHANT D’OPERA

4.4.  OPPOSITION: MUSlQUE CHORALE vs ART

4.4.1. CONTRASTES : CHANT RELlGlEUX vs CHANT POLlTlQUE

4.5. LA  MUSlQUE MECANlQUE

4.5.1.  CONTRASTES : CHANT RELlGlEUX SUR DISQUE vs MUSlQUE lNSTRUMENTALE SUR DlSQUE

4.5.2. CONTRASTES : CHANT CHORAL RADlOPHONlQUE vs VOlX VIVANTE

4.5.3. LA  MUSlQUE MECANIQUE  vs LA VISIOΝ

4.5.4. L’ HYMNE FASCISTE : DIFFUSlON RADlOPHONlQUE

4.5.5.  CONTRASTE : PlANO vs CHANT

5.1. L’ ART PICTURAL

5.1.1. LA  PEINTURE, LE TABLEAU, LA TOILE

5.2 . LES ARTS PLASTIQUES

5.2.1. LA  SCULPTURE, LES BAS-RELIEFS

5.2.2.  L’ OPPOSITION : DANSE vs STATUE

5.2.3. LA  STATUE

5.2.4. LE BUSTE

5.3. L’ ARCHITECTURE

5.3.1. LES  MONUMENTS HISTORIQUES

CITATIONS ANNEXES

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BIBLIOGRAPHIE

 

Malraux, André, L’Espoir, Gallimard, « Edition « Folio », 1990 (1937)

Arnold, Denis, Dictionnaire encyclopédique de la musique, Robert Laffont, 1988

Laffont-Bompiani, Dictionnaire des personnages, Robert Lafont, 1994 (1960)

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UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par M. Werner KUHN dans le cadre de l’option de littérature « Concepts pour une lecture critique« , pour l’obtention du
DIPLÔME D’ETUDES FRANCAISES (Hiver 1994/95)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff