Lecture et analyse psychologique de la nouvelle « Le Silence de la Mer »

INTRODUCTION

1.1.  COURT RESUME DE L’HISTOIRE

« Le silence de la mer » est l’histoire d’une famille française contrainte de loger un officier allemand, Werner von Ebrennac.

Les Français résistent à la barbarie hitlérienne par un silence épais et immobile. En revanche, le jeune officier vit dans un rêve, il voit la guerre comme « la merveilleuse union » de l’Allemagne et de la France.

« Pardonnez-moi : peut-être j’ai pu vous blesser. Mais ce que je disais je le pense avec très bon coeur : je le pense par amour pour la France. Il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne, et pour la France [1]. »

« Mais c’est la dernière. Nous ne nous battrons plus : nous nous marierons ! [2]»

Cette œuvre dénonce les Nazis et leur entreprise diabolique d’avilissement de l’homme pendant la deuxième Guerre Mondiale ; c’est une lutte contre les forces du mal, mais aussi un message d’espérance. La guerre change les hommes, ceux qui essaient de vivre à contre-courant ont la vie dure, « Mais l’homme ne peut pas soumettre l’homme ».

A travers ce chef-d’œuvre, Vercors, homme de conviction, voulait probablement nous transmettre le message de clôture de son histoire  « Post tenebras lux » : « la lumière succède aux ténèbres ».

1.2.  LES PERSONNAGES

Cette nouvelle est construite sur des antithèses ; cependant, ces oppositions ne sont jamais absolues, mais réconciliées : l’ambivalence est constamment présente dans l’oeuvre. De nombreux traits contradictoires coexistent en Werner von Ebrennac, le personnage principal.

Vercors fait preuve de grande habileté en écrivant une œuvre qui, à première vue, est juste la triste histoire de deux Français, une jeune fille et son oncle, obligés d’héberger un officier ennemi. Il parsème son œuvre de situations contradictoires qui semblent s’opposer et qui nous sont transmises soit par les personnages eux-mêmes, soit par de nombreuses images symboliques.

1.3. LE DECOR

L’histoire se déroule dans un village de la France provinciale qui peut être symbolique de la zone occupée par les Allemands pendant la deuxième guerre mondiale. Il existe de nombreux passages du texte qui donnent des indices sur ce lieu, mais ils ne sont pas suffisants pour établir avec précision où la maison se trouve :

« L’hiver en France est une douce saison… ici les arbres sont fins. La neige dessus c’est une dentelle [3]… »

 

1.4. LES RAISONS QUI NOUS ONT AMENEE A FAIRE UNE ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DE CETTE OEUVRE

Après de nombreuses lectures du texte, ce qui nous semble très évident, c’est le désir de Werner von Ebrennac de se réconcilier avec lui-même plus que l’union qu’il souhaitait entre l’Allemagne et la France. C’est cet aspect qui nous a le plus intéressée, car derrière cette proclamation affichée, il y a, en arrière-plan, ce désir chez W. von Ebrennac de créer une osmose totale de son moi « conscient » avec son moi « subconscient ».

2. LE TITRE : UNE CLEF DE L’OEUVRE ?

 

2.1. POLYSEMIE DU TITRE : TROIS INTERPRETATIONS POSSIBLES

Vercors nous plonge dans un effet de sens dès le titre qu’il a choisi pour son œuvre : « Le silence de la mer » – titre qui, par sa polysémie, suggère à l’esprit du lecteur plusieurs interprétations possibles. En outre, nous sommes de l’avis que ces variantes de signification sont en rapport avec les points que l’auteur voulait aborder à travers les différentes facettes des caractères ambigus de ces trois personnages.

Le silence est omniprésent dans l’ouvrage. Tout d’abord, dans le titre énigmatique ; ensuite le mot lui-même ou ses dérivés apparaissent au moins 27 fois dans le texte, sans compter les allusions indirectes au silence.

  • « Le silence de la mer»

Si l’on essaie d’imaginer une mer silencieuse, on n’y arrive pas puisque l’eau est toujours en mouvement : le bruit des vagues est répétitif et éternel. Sauf peut-être avant un orage, quand s’instaure un calme invraisemblable, présage de la tempête. Le message du titre annonce-t-il – peut-être – une apocalypse ?

Le narrateur donne une clef de l’oeuvre dans le passage suivant :

« Certes, sous le silence d’antan, – comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes sous la mer, je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent [4]. »

La mer n’est-elle pas, d’ailleurs, appelée « le monde du silence » ? Mais sous le calme apparent du monde sous-marin, son silence est habité de passions, de conflits, de drames : ceux de la vie et de la mort.

La résistance passive représentée par le silence du narrateur et de sa nièce n’atteint pas son but – ignorer l’intrus, le nier – , puisque, bien au contraire, la communication s’établit. Car le silence les met dans la situation d’entendre puis d’écouter le monologue de Von Ebrennac et d’observer son comportement. Et une certaine réceptivité s’installe progressivement car cet Allemand n’est pas le monstre escompté.

  • « Le silence de la mère»

A partir des études de Freud sur le développement de l’enfant, il a été découvert un stade de l’évolution primordiale, celui de l’auto-érotisme :

« L’autoérotisme, le premier objet d’amour devient pour les deux sexes la mère, dont l’organe nourricier n’était sans doute pas distingué au début du propre corps. Plus tard, mais encore dans les premières années d’enfance, s’instaure la relation du complexe d’Œdipe, sans laquelle le garçon concentre ses désirs sexuels sur la personne de la mère et développe des notions hostiles à l’égard de son père en tant que rival. La petite fille prend une position analogue ; toutes les variations et étapes successives du complexe d’Œdipe sont investies de signification, la constitution bisexuelle innée prend effet et multiplie le nombre des aspirations concomitantes. Il faut pas mal de temps jusqu’à ce que l’enfant soit au clair sur les différences entre les sexes [5]. »

Le titre, par décomposition de la chaîne signifiante, permet de découvrir un contenu latent : le silence de la mère. On peut le percevoir à plusieurs niveaux.

L’absence de référence à la mère de l’officier est la conséquence de la sur-représentation du mâle (Mal !) dans l’Allemagne nazie. L’officier cherche inconsciemment une image de mère en la France, pays d’où il est peut-être originaire, comme le laisse supposer son nom, et qui peut être considéré comme une métaphore de la mère.

« Le nom n’est pas allemand. Descendant d’émigrés protestants ? [6]

En effet, la France lui offre un abri (la maison), la chaleur (le feu de la cheminée), l’attention (en silence) et la nourriture (de l’âme), tout ce qu’une mère peut offrir :

« Je n’ai pas chaud. Je me réchaufferai… à votre feu [7] »

« Maintenant j’ai besoin de la France. Mais je demande beaucoup : je demande qu’elle m’accueille (…) Sa richesse, sa haute richesse, on ne peut la conquérir… il faut la boire à son sein… il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels [8]… »

L’absence de la mère de la nièce peut indiquer l’état d’occupation de la France dont les enfants, telle la nièce, sont devenus en quelque sorte orphelins. On pourrait encore interpréter cette absence comme manifestant soit la résistance de la population dans cette région, soit, à l’opposé, la collaboration de la France devenant mère indigne. Par ailleurs, il y a bien absence physique de la mère dans la maison de l’oncle.

  • « Le silence de l’âme erre »

En présence d’un manque, l’harmonie de l’âme est rompue et l’Homme ne peut exister.

Essayer de l’oublier – ou faire semblant de l’avoir comblé – amène petit à petit notre subconscient à lutter contre notre moi conscient, que cela soit apparent ou non.

Le sentiment de culpabilité et la haine refoulées doivent pouvoir être exprimés afin d’apaiser le subconscient pour que nous commencions enfin à vivre pleinement. Si l’on a appris à se connaître, on peut faire recours à l’analyse profonde de soi-même afin d’y parvenir.

En restant silencieux, en essayant d’oublier ses émotions de façon répétitive au cours des années, on ne fait que sombrer dans les ténèbres, c’est pourquoi Werner von Ebrennac ressent le besoin de retrouver l’objectivité. Il commence sa quête de lucidité à travers le monologue auquel il se livre durant tout le temps que dure sa mission d’occupation.

Son âme continuerait à errer si le silence n’était pas brisé. Aucune psychanalyse ne serait possible sans une totale confession de la part du jeune homme qui, peut-être inconsciemment, veut se retrouver à travers ses six mois que durent ses monologues.

Par ailleurs, une lecture qui est attentive à l’intertextualité ne peut pas faire l’économie de ces indices qui, symboliquement, établissent un lien entre Werner von Ebrennac et le personnage d’Oedipe. La connotation symbolique de la jambe raide de von Ebrennac frappe le lecteur dès le début de la nouvelle. Le pied symbolise « l’âme » [9]. La répétition du mot « âme » est remarquable tout au long du récit, et la description de son boitement le précède chaque fois qu’il veut rejoindre l’oncle et la nièce :

« Enfin des pas se firent entendre. Mais ils venaient de l’intérieur de la maison. Je reconnus, à leur bruit inégal la démarche de l’officier [10]. »

« Je vis alors qu’il avait une jambe raide. Les pas de l’Allemand résonnèrent dans le couloir alternativement forts et faibles [11]. »

3. ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DES TROIS PERSONNAGES
3.1.  WERNER VON EBRENNAC

Ebrennac : la voix de la vérité s’adresse à ses hôtes, mais surtout il se parle à lui-même. Même s’il est adulte, il reste très naïf et ressent le besoin d’une large réflexion afin de finalement réaliser combien le monde peut être cruel. Tout au long de sa vie, il a vécu à l’intérieur de sa propre bulle qui lui servait de protection contre le monde extérieur. Il s’est créé son propre rêve afin de surmonter ses manques et ses tristesses, mais avec l’arrivée de la guerre il a fallu qu’il devienne objectif, qu’il ouvre les yeux et affronte la réalité.

La guerre, le fait qu’il soit l’ennemi – et donc au service des forfaits commis par les nazis – s’opposent fortement au caractère noble et rêveur d’Ebrennac mais finissent par provoquer l’inévitable prise de conscience de la réalité [12] – ce que montre bien la relation que fait l’officier des conversations qu’il a eues avec ses compatriotes à Paris et qui se termine sur ces mots :

« Nous ne sommes pas des musiciens.

« Nous ne sommes pas des fous ni des niais, nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi [13]. »

L’officier, qui dans son inconscient profond a toujours été capable de distinguer le Mal du Bien puisqu’il se montre plein de sagesse et d’amour pour tout ce qui l’entoure, éprouve cependant le besoin de revivre certaines sensations, de ressentir des émotions liées au passé, de s’analyser très profondément à travers toutes les heures qu’il passe en compagnie de l’oncle et de la nièce.

« Il parut dans un silence songeur, explorer sa propre pensée. Il se mordillait lentement la lèvre [14] . »

Toute autre personne se serait sentie gênée face au silence et au total manque de réactions des deux Français, mais Ebrennac, au contraire, s’en sert, peut-être afin de libérer son âme et son cœur des peurs et des angoisses de sa vie et ainsi atteindre la vérité et la paix.

« Sa voix bourdonnante s’élevait doucement,… et ce fut au long de ces soirées sur les sujets qui habitaient son coeur, sa musique, la France… un interminable monologue ; car pas une fois il ne tenta d’obtenir de nous une réponse… Et même un regard [15]. »

Werner est un homme adulte, cultivé, doté d’une grande humanité et d’une extrême sensibilité. Son analyse et ses jugements font preuve de sagesse et d’intelligence, mais en même temps on peut dire que pendant toute sa vie il a manqué d’objectivité et n’est pas arrivé à voir la vérité. C’est comme s’il lui avait manqué quelque chose (ou quelqu’un) durant les différentes étapes de sa croissance, c’est comme si le souvenir de l’idéologie du père et non de celle de la mère l’avait obligé, afin de diminuer ses souffrances et ses tristesses, à vivre dans la naïveté.

C’est pourquoi, une fois qu’il a rencontré la nièce, il l’identifie peut-être à l’image maternelle, ce qui suscite son désir de combler ce manque et de rompre le silence de son âme face à la réalité de la vie.

« Tant de choses remuent dans l’âme d’un Allemand même le meilleur. Et dont il aimerait tant qu’on le guérisse… [16] »

Pour atteindre la perfection du « soi », l’être humain a besoin de parcourir chacune des étapes de l’apprentissage du moi, et ceci ne peut se faire en l’absence des parents qui servent de modèle à l’enfant. C’est pourquoi l’absence de la mère de Werner l’a peut-être rendu très mûr et a avivé sa sensibilité dans certains domaines, notamment artistiques (musique et littérature), mais l’a plongé dans un rêve qui lui a servi de fausse protection jusqu’à l’âge adulte.

Nous pouvons parler de « fausse » protection puisque, pendant de longues années, il a oublié de s’analyser et de réfléchir aux raisons de sa souffrance : il a sauté des étapes importantes de la construction de son « moi conscient » en laissant de côté son « moi inconscient ».

Comme Werner, si l’on a un but, on construit sa vie autour de ce but, en se battant durement pour conjurer un vide intérieur, en essayant de ne pas y penser, en le niant. Notre officier, sans doute inconsciemment, sent sa fin arriver et avec elle une soif de savoir. Il est un homme respectable et juste, mais aveuglé ou dupé par une ancienne souffrance qui, encore une fois, témoigne d’une relation au complexe d’Oedipe.

Une des constantes de la vie éthique du patriarcat est la culpabilité de la femme. Par conséquent la dichotomie de la pensée patriarcale désigne l’homme comme étant innocent. Même quand il pêche, il pêche par innocence. La responsabilité pour le malheur du monde pèse entièrement sur les épaules de la femme. Werner von Ebrennac est un homme innocent et souffrant. Il était privé d’amour dans son propre pays quand une jeune fille allemande a détruit l’idée idyllique qu’il se faisait de l’amour en arrachant les pattes à un moustique :

« …nous étions dans la forêt. Les lapins, les écureuils filaient devant nous. Il y avait toutes sortes de fleurs – des jonquilles, des jacinthes sauvages, des amaryllis… La jeune fille s’exclamait de joie. Elle dit : « Je suis heureuse, Werner. J’aime, oh ! j’aime ces présents de Dieu ! » J’étais heureux, moi aussi. Nous nous allongeâmes sur la mousse, au milieu des fougères. Nous ne parlions pas. Nous regardions au-dessus de nous les cimes des sapins se balancer, les oiseaux voler de branche en branche. La jeune fille poussa un petit cri : – Oh ! Il m’a piqué sur le menton ! Sale petite bête, vilain petit moustique !- Puis je lui vis faire un geste vif de la main. – J’en ai attrapé un, Werner ! Oh ! regardez, je vais le punir : je lui – arrache –les pattes – l’une – après – l’autre… » et elle le faisait [17] . »

Par l’intermédiaire de sa « jambe raide », Werner se double du personnage extra-textuel – mythologique – d’Œdipe, l’homme au pied enflé. Cette déficience au niveau physique désignant le caractère imparfait de l’Homme (Oedipe est une métaphore du genre humain). Ainsi, Ebrennac appartient à l’humanité à la fois belle et misérable. C’est un représentant de l’humanité, avec sa force et avec sa faiblesse, dans tous les sens : psychique et physique.

Von Ebrennac est un personnage ambigu. Il a un côté « civil » très positif : il est artiste, sensible, romantique, intelligent et beau. Mais il a aussi un côté « militaire » négatif : c’est un officier allemand, donc un ennemi, au service des nazis.

Oedipe aussi est un héros et un antihéros à la fois.

Tous les deux donnent une impression trompeuse, mais malgré tout ils inspirent des sentiments positifs, ou tout au moins de la compassion.

Pour que finalement « la lumière succède aux ténèbres », Ebrennac doit faire retour sur sa vie, ses émotions, ses doutes – à voix haute, sans honte ni tristesse face à une femme qu’il respecte, qu’il admire. Car tout concourt, nous semble-t-il, à suggérer qu’il recherche le regard et l’écoute de la mère qu’il n’a pas eue, afin de voir le monde non plus avec des yeux et un cœur rempli de rêves, mais surtout avec une âme libérée.

Tout comme Oedipe, Ebrennac, à la fin de l’histoire, se rend compte de son erreur. Il comprend qu’il a vécu dans l’illusion, dans le mensonge et dans l’aveuglement inconscient. Cette révélation, pour Œdipe, s’est produite quand Créon est rentré de Delphes où il avait été envoyé pour demander ce qu’il fallait faire afin de sauver Thèbes de la peste. Pour Von Ebrennac, c’est l’épreuve douloureuse du voyage à Paris qui sera révélatrice.

Quand von Ebrennac se rend compte de la réalité du nazisme, il se sent déçu, comme un amant trahi. Il est conscient de son erreur, mais il est incapable de réagir d’une façon adéquate. Il ne tente même pas de changer le cours de son destin :

« J’ai fait valoir mes droits, dit-il avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division de campagne. Cette faveur m’a été enfin accordée : demain je suis autorisé à me mettre en route. Je crus voir flotter sur ses lèvres un fantôme de sourire quand il précisa : pour l’enfer [18]. »

Werner von Ebrennac représente l’homme modelé par une idéologie. Dans ce cas-ci, celle du nazisme. Car l’être humain est un produit social : c’est à travers l’éducation que la société transmet ses valeurs.

Ce personnage ne va pas jusqu’à répudier positivement l’idéologie du nazisme, et c’est pour cela qu’il n’a pas la force de rompre avec elle. Il n’a pas le courage de faire ce saut qualitatif qui le conduirait à devenir le héros libérateur (cf. Prométhée). Au lieu de combattre le monstre et de s’unir à la Résistance française, dévoré par les remords stériles, il préfère aller mourir sur le front russe : il est donc, à notre sens, un anti-héros.

Notre officier a pris une décision qui constitue une sorte d’évasion finale de la réalité ; mais il a aussi livré un combat et effectué un voyage initiatique. Ebrennac est ainsi devenu, comme le narrateur et sa nièce, une victime de la guerre.

3.2. L’ONCLE – NARRATEUR

Le personnage de l’oncle est, à notre avis, le plus complexe à interpréter – peut-être parce qu’il a été choisi par l’auteur comme narrateur ? Il pourrait être considéré comme le personnage principal de l’œuvre, car, de la première ligne à la dernière, il nous raconte l’histoire sans se priver de nous donner son point de vue, ses sentiments et ses jugements sur les événements. A travers les réflexions de l’oncle on perçoit clairement la pensée de Vercors, mais à cause de son faible caractère – il est souvent dominé par sa nièce ou par les événements -, il laisse l’histoire suivre son cours, sans s’impliquer dans la dure et radicale décision du début, de ne JAMAIS s’adresser à l’ennemi.

« D’un accord tacite nous avions décidé MA NIECE et moi de ne rien changer à notre vie… [19] . »

« Ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique. Elle ne jeta pas les yeux sur lui, pas une fois [20] »

L’oncle est le personnage le plus âgé, celui qui devrait donner l’exemple, le chef de famille ; mais, encore plus que Werner von Ebrennac et sa nièce, il subit un manque. Il vit presque une vie de couple avec sa jeune nièce et il a un caractère faible, ce qui l’amène souvent à douter de ses premières décisions.

Il accepte de garder le silence, de faire semblant que l’officier n’existe pas, par convenance ; il y est contraint par la situation, mais du point de vue humain on perçoit chez lui, tout au long de l’œuvre, une grande hésitation et le désir de communiquer avec Ebrennac.

« Je terminai silencieusement ma pipe. Je toussai un peu et je dis : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot. »  Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir [21] .»

Si l’on suit l’évolution de sa relation avec son hôte, on a l’impression que son choix lui a été dicté par les circonstances ; on le sent beaucoup moins déterminé que sa nièce. Dès le début, il essaie de trouver des justifications au jeune homme. Il le trouve « convenable [22]» et commence à penser à lui et à s’en préoccuper. Ceci est en opposition avec l’attitude hostile qui consisterait à maintenir le silence envers l’ennemi.

Il refuse toute communication, mais est beaucoup plus bouleversé par la présence de l’officier que ne l’est sa nièce qui, jusqu’au dernier chapitre, reste fidèle à leur engagement.

« Malgré moi, j’imaginai l’officier dehors, l’aspect saupoudré qu’il aurait en entrant [23] .»

« L’avouerai-je ? Cette absence ne me laissait pas l’esprit en repos. Je pensais à lui, je ne sais pas jusqu’à quel point je n’éprouvais pas du regret, de l’inquiétude [24] . »

L’oncle est un homme étrange, qui boit du café avant de se coucher et du lait au réveil. Il vit avec sa jeune nièce presque comme s’ils étaient mari et femme, ou comme un père et une fille ; et cette situation « anormale » conduit notre analyse, une fois de plus, à se focaliser sur un éventuel complexe d’Oedipe.

« Elle venait de me servir mon café comme chaque soir (le café me fait dormir)  [25]. »

« Il était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale [26]. »

On sent naître en lui des sentiments envers W. von Ebrennac, de la même manière qu’en Ebrennac naissent des sentiments pour sa nièce. Mais ces sentiments sont-ils des sentiments paternels ou ne s’agit-il pas plutôt d’une véritable attirance homosexuelle qui serait, en ce cas, inévitablement « censurée », refoulée ?

Au cours des premières lectures de l’œuvre, nous ressentions l’envie de l’oncle de rompre le silence comme la naissance de sentiments paternels envers Werner von Ebrennac, mais en analysant ses commentaires, nous avons ensuite interprété ses réactions et son attitude comme la naissance d’un amour interdit.

  • Nièce/France
  • Oncle/Vercors
  • W von Ebrennac/Allemagne

Le « Silence de la mer » est une tragédie basée sur l’impossibilité, sur le non aboutissement des sentiments entre les personnages mais aussi une splendide analyse de soi et donc comparable à une forte lumière au bout d’un tunnel.

3.3 LA NIECE

Le personnage de la nièce, qui n’a pas été innocemment choisi, nous montre cette France fière et fidèle à elle-même, qui ne se laisse pas impressionner par le caractère dramatique, voire tragique, des événements. Elle demeure fidèle et maternelle jusqu’à la fin. Mais il ne s’agit pas d’une France statique. Non, au fur et à mesure que la lecture avance, on peut capter très subtilement toutes les évolutions que subit ce personnage énigmatique et silencieux.

Un personnage symbolique

Elle jongle en un perpétuel « va et vient » entre différents personnages : on la voit passer de son rôle de « nièce initiatrice », à ceux de Pénélope, Ariane, Vesta, Cassandre. Elle est vierge et mère à la fois. Elle exerce le rôle de médium entre ce monde et l’au-delà. Elle est aussi la Belle qui, séduite par l’amour de la Bête, la sauve d’une terrible fin : l’enfer.

« Il y a un très joli conte pour les enfants, que j’ai lu, que vous avez lu, que tout le monde a lu… « Chez moi il s’appelle Das Tier und die Schöne, la Belle et la Bête [27]. »

« Ses pupilles, celles de la jeune fille amarrées comme, dans le courant, une barque à l’anneau de la rive, semblaient l’être par un fil si tendu, si raide, qu’on n’eût pas osé passer en doigt entre leurs yeux [28]. »

« Il fut un moment la porte ouverte ; le visage tourné sur l’épaule, il regardait la nuque de ma nièce penchée sur son ouvrage…[29]. »

Ainsi, le personnage de la nièce n’est pas seulement une femme, elle est aussi un symbole de toutes les valeurs positives, une sorte de guide pour von Ebrennac.

Dans son esprit, la nièce est sans doute une femme, la femme aimée, mais elle est sublimée par son âme poétique.

Une héroïne héroïque

La décision de la nièce de maintenir le silence est irrévocable, beaucoup plus que celle de l’oncle qui, comme narrateur, nous fait connaître ses impressions.

Elle s’enveloppe dans un silence total, non seulement par rapport à l’officier ennemi, mais également par rapport à son oncle et au lecteur. Elle représente l’image de la force et de l’amour ; et W. von Ebrennac vit pour contempler cette jeune fille qu’il admire profondément. Il ressent le besoin de découvrir l’image de la Femme, de la respecter et d’en déceler tout le charme, c’est pourquoi il la contemple attentivement pendant six mois.

« Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce immanquablement sévère et insensible  [30]. »

Le lecteur perçoit assez clairement l’état d’esprit de Von Ebrennac grâce à ses monologues, pleins d’émotions ; mais en même temps, il devine ce qui se passe dans l’esprit de la nièce en déchiffrant le sens de ses mouvements. Il commence à vivre en elle.

L’image de la jeune fille est très symbolique, comme d’ailleurs toute la nouvelle de Vercors. On peut la comprendre de différentes manières, mais en fin de compte nous sommes d’avis qu’elle est au plus haut point positive et noble.

A notre avis, l’écrivain a délibérément donné à son héroïne des qualités symboliques car les mots amour, chasteté, bonté, justice, conscience, liberté son toujours rattachés aux mots : mère et patrie. Ainsi l’auteur ne trahit pas son style. En employant une langue symbolique, des procédés allégoriques, il laisse son lecteur comprendre que l’image de la nièce est pour lui l’image de la patrie, de la France.

Le langage somatique

Les yeux et le regard de la nièce ont une grande importance tout au long de l’œuvre. Sans jamais parler, elle arrive toujours à envoyer des « messages » à l’officier.

C’est presque comme si elle était dotée d’une vertu surnaturelle qui lui permettait de ne communiquer qu’avec le regard :

« Et ses yeux s’accrochèrent aux yeux pâles et dilatés de ma nièce [31]. »

« … et lentement elle leva la tête, et alors, pour la première fois, – pour la première fois – elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles [32]. »

Les yeux de la nièce sont une source de lumière pour Ebrennac, une lumière qui est symbole de connaissance, d’illumination intérieure. C’est pour cette raison que Werner von Ebrennac, dès le début, recherche un contact au moins visuel qui lui est refusé jusqu’au dernier chapitre.

Par sa froideur et par son silence, elle aide le jeune homme à s’analyser profondément, à se pencher sur sa vie afin de retrouver une objectivité totale. Elle illumine son chemin vers la découverte de son « être caché ».

Une moderne Antigone

En protestant par son silence contre l’occupant, la jeune femme ne lui laisse pas la possibilité d’entrer dans son âme. Von Ebrennac se contente de peu : de contempler son profil. De cette façon, l’auteur met l’accent sur la barrière qui se dresse entre eux.

Pourtant, tout au long de la nouvelle, Vercors nous fait comprendre que la nièce n’est une statue qu’à l’extérieur tandis qu’à l’intérieur elle a une énorme réserve de sentiments et d’émotions.

C’est par sa rigidité qu’elle amène W. von Ebrennac jusqu’à une mort apparente. Apparente parce que physique, mais elle l’accompagne jusqu’à la fin vers la vie – la vie et l’épanouissement de l’âme. Si on devait comparer Ebrennac au personnage mythologique d’Œdipe, la nièce serait Antigone (sa fille) qui le prend par la main, le guide jusqu’au sanctuaire des Euménides, où il meurt. Cette scène signifie qu’il a finalement trouvé la paix dans une juste appréciation de sa faute, dans la connaissance et l’acceptation de soi-même et de son destin.

« Symbole de l’âme humaine et de ses conflits, symbole du nerveux capable d’égarement et de redressement, Œdipe entraîné par sa faiblesse dans la chute, mais puisant dans cette chute même sa force d’élévation, finit par faire figure de héros vainqueur [33]. »

Pour Vercors, cette jeune fille symbolise et incarne ce qu’aurait dû être la France : digne et silencieuse. Car, pour W. von Ebrennac, ce pays a de grandes valeurs : il est à ses yeux le symbole de la Connaissance, de l’Ordre et de la Volonté divine, aussi bien que de l’Amour. C’est pourquoi, pour conclure notre analyse du personnage de la nièce, nous l’assimilerions volontiers à une image de rédemption : celle d’un être angélique, « sauveur surnaturel » du conscient et surtout du subconscient.

CONCLUSION

Si on se limitait à analyser « Le silence de la Mer » uniquement du point de vue littéraire, et en se basant sur le déroulement des événements entre les personnages de la nièce et de W. von Ebrennac, on pourrait sans hésiter considérer cette œuvre comme une tragédie. En effet, le jeune officier Allemand choisit la mort après s’être rendu compte des réelles intentions des nazis; il abandonne toute tentative de séduction envers la nièce et annonce son départ pour le front.

D’autre part, si l’on suit l’évolution que subit l’officier pendant ses six mois d’interminables monologues, on perçoit qu’en dépit des événements il est à la recherche de la vérité, de l’objectivité, qu’il veut se découvrir réellement. Il se laisse guider par le langage non-verbal de la nièce comme s’il guettait la rédemption de son âme avant d’affronter son destin. Durant toute l’œuvre, le jeune homme attend un signe de la part de son « ange » bien aimé ; il se rend au salon des deux Français quotidiennement afin d’établir un contact avec elle. Celle-ci se montre déterminée à rester silencieuse et lui refuse un regard, comme si elle attendait qu’il cesse de vivre dans un rêve impossible et se rende compte du caractère tragique des événements. C’est seulement au dernier chapitre, lorsque il revient de son voyage à Paris où il a rencontré ses compatriotes, que Werner von Ebrennac confesse à ses hôtes qu’il a découvert la vérité. C’est alors seulement que la jeune fille accepte de lui accorder son regard :

« Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu…(…)

            « il faut l’oublier [34]».

« Et alors pour la première fois – pour la première fois – elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles [35] .»

L’officier était à la recherche de lui-même, de la vérité. Il avait vécu dans la naïveté ; son âme était troublée par l’obscurité du mensonge, mais, finalement, il parvient à sortir des ténèbres du non-savoir et à retrouver la lumière qui le guidera vers son avenir. Lorsqu’il rencontre les yeux de la nièce pour la première fois, il en est ébloui :

« Il dit (à peine si je l’entendis) : Oh welch’ ein Licht !, pas même un murmure ; et comme si en effet ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière, il les cacha derrière son poignet [36]

Il nous semble qu’ici plus qu’ailleurs la luminosité de son regard, sa puissance évoquent quelque chose de surnaturel.

Cette scène suggère la présence d’éléments religieux, comme si von Ebrennac était un pécheur qui, pendant six mois, avait essayé de libérer son âme du Mal afin de s’ouvrir l’accès au Paradis. C’est comme s’il avait attendu de recevoir le pardon divin afin de retrouver la lumière du Bien et de sortir des ténèbres du Mal :

« POST TENEBRAS LUX »

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BIBLIOGRAPHIE

Oeuvre principale :

VERCORS, Le silence de la mer, Paris, Editions du livre de poche, 1991.

Ouvrages consultés :

CHEVALIER, J., GHEERBRANT, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/ Jupiter, 1992.

FREUD, Sur le rêve, traduction française, Paris, Gallimard, 1997, collection « Folio ».

FREUD, Sigmund Freud présenté par lui-même, traduction française, Paris, Gallimard, 1997, collection « Folio ».

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

1.1 Court résumé de l’histoire

  • Les personnages
  • Le décor

1 Les raisons qui nous ont amenée à faire une analyse psychologique de cette œuvre.

  1. LE TITRE : UNE CLEF DE L’OEUVRE ?

2.1 La polysémie du titre : trois interprétations possibles

2.2 Le silence de la mer

2.3 Le silence de la mère – Freud

2.4 Le silence de l’âme erre

  1. ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DES TROIS PERSONNAGES

3.1 Von Ebrennac

3.2 L’oncle-narrateur

3.3 La nièce

CONCLUSION

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Notes

[1] VERCORS, Le Silence de la mer, Paris, Edition du livre de poche, 1991, p. 26. Toutes les références au texte de Vercors renverront à cette édition. Par commodité, nous les signalerons en note par son titre abrégé : Silence.

[2] Silence, p.

[3] Silence, p.

[4] Silence, p.

[5] Silence, p.

[6] Silence, p.

[7] Ibid., p. 24

[8] Ibid., p.

[9] Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1969 et 1982, p. 685 : « Le pied… dans de nombreuses traditions sert à figurer l’âme, son état et son sort ».

[10] Silence, p. 23.

[11] Ibid., p. 20.

[12] Silence, pp.

[13] Ibid., p.

[14] Silence, p. 31.

[15] Ibid., p. 27.

[16] Ibid., p. 34.

[17]Silence, ce,ce

[18] Silence, p. 50.

[19] Silence, p. 23.

[20] Ibid., p. 24.

[21] Silence, p.

[22] Ibid., p.

[23] Ibid., p.

[24] Ibid., p. 41.

[25] Ibid., p. 18

[26] Silence, p., 51.

[27] Ibid., p. 29.

[28] Ibid., p.

[29] Ibid., p. 35.

[30] Silence, p. 23.

[31] Silence, p. 54.

[32] Ibid., p. 45.

[33] Paul DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1966, pp. 149-170 cité par Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, op. cit., p. 686.

[34] Silence, p. 45.

[35] Silence, p. 45.

[36] Loc. cit.

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Université de Genève, Faculté des Lettres,  E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Gaia FOLCO pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY