La signification symbolique du langage des mains dans le Chapitre VIII de la nouvelle « Le Silence de la Mer » de Vercors

INTRODUCTION

Le présent travail consistera en une analyse du chapitre VIII de la nouvelle « Le silence de la mer » de Vercors. Dans la première partie, nous présenterons le codes séquentiel. Nous traiterons ensuite des codes actionnel, topographique et symbolique. Enfin, nous nous focaliserons sur l’analyse de la symbolique des mains des trois principaux personnages : le narrateur, la nièce et Werner Von Ebrennac.

Notre choix de nous concentrer sur le langage des mains s’explique par le fait qu’elles donnent la « tonalité » de tout le chapitre. En effet, comme le souligne le narrateur :

« J’appris ce jour‑là qu’une main peut, pour qui sait l’observer refléter les émotions aussi bien qu’un visage, aussi bien et mieux qu’un visage car elle échappe davantage au contrôle de la volonté « .

LE CODE SEQUENTIEL

Première séquence :

Début : « Nous ne le vîmes pas quand il revint » (disjonction temporelle)

Fin :  » elle non plus n’était pas exempte de pensées pareilles aux miennes« 

Deuxième séquence :

Début : « Un jour je dus aller à la Kommandantur » (disjonction temporelle)

Fin :  » il regagna, en clochant, son bureau, où il s’enferma » (disjonction spatiale)

Troisième séquence :

Début : « Tout au long de la soirée… » (disjonction temporelle)

Fin : « Si c’était une idiotie, elle semblait bien enracinée« 

Quatrième séquence :

Début : « Ce fut trois jours plus tard que… » (disjonction temporelle)

Fin :  » … et nous étions en juillet! » (disjonction temporelle)

Cinquième séquence :

Début : « Les pas traversèrent l’antichambre… » (disjonction spatiale)

Fin : « Entrez, monsieur« 

Sixième séquence :

Début : « Et… il entra » (disjonction spatiale)

Fin :  » Les lèvres en se séparant firent : « Pp… »

Septième séquence :

Début : « et il prononça… »

Fin : « Et la porte se ferma et ses pas s’évanouirent au fond de la maison » (disjonction spatiale)

Huitième séquence :

Début : « Il était parti quand, le lendemain… » (disjonction spatio-temporelle)

Fin : « Il me sembla qu’il faisait très froid. »

Le code topographique

Dans  « Le silence de la mer », les lieux ont une signification (et une valeur) les uns par rapport aux autres. Au début du chapitre VIIII, le récit se situe à l’extérieur de la maison c’est-à-dire à la Kommandantur, où se trouve l’officier allemand.

Avant de schématiser l’opposition entre les lieux, nous énumérerons les différents éléments qui composent le code topographique. Ce sont :

‑ la maison ‑ la Kommandantur ‑ l’antichambre ‑ l’escalier ‑ la porte

la maison       vs      la Kommandantur

intérieur                    extérieur

bas                                haut

bas=maison                        haut=escalier

escalier=seuil        

Le schéma ci‑dessus suggère un mouvement continu de l’intérieur (la maison) vers l’extérieur (la kommandantur).

Le code actionnel

Ce code rapproche le début du texte (« Nous ne le vîmes pas quand il revint ») de la fin du texte (« il était parti quand, le lendemain, je descendis … » ). Entre ces deux actions, on voit certaines analogies (et différences) en ce qui concerne les acteurs du récit. C’est le narrateur qui fait le récit et qui nous informe des mouvements : arrivée, départ. D’autre part, l’actant principal du récit est désigné, dans les deux cas, par le pronom personnel de la troisième personne : « il » et non pas par son nom.

Il est également pertinent de souligner la métamorphose du temps du récit : au début, il s’agit du passé simple et à la fin, de l’imparfait.

Le code symbolique

Euphorie            <‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑>                         Dysphorie

le narrateur, la nièce               vs               Von Ebrennac

communication gestuelle ( + )               communication verbale­ ( – )

rituel familier ( + )                                       déclaration à la Kommaundantur­

le soleil ( + )                                                      la pluie­ ( – )

le silence   ( + )                                                les paroles­ ( – )

la flamme (symbole de la France) ( + )        la vallée sinistre,

les ténèbres d’une lugubre forêt,

la bataille de l’enfer ( – )

LE LANGAGE SYMBOLIQUE DES MAINS

Tout au long du livre, les mains constituent le signifiant d’un langage symbolique, en d’autres termes elles signalent la communication ou la non‑communication gestuelle des divers acteurs.

Les mains sont mentionnées pour la première fois dans la deuxième séquence, et ce sont précisément les mains de Von Ebrennac. Toutefois, le narrateur dit ne pas comprendre la signification du mouvement effectué par l’officier allemand :

« Il ébaucha un geste de la main, dont la signification m’échappa » (p. 23)

Il faut attendre les dernières séquences pour que la signification des mains de Von Ebrennac se dévoile aux yeux du narrateur en dépit du fait que ce personnage demeure peu expressif :

« Le visage si froid … qu’il ne semblait pas que le moindre sentiment pût l’habiter

« J’avais le visage à la hauteur de sa main gauche, je voyais cette main »

« J’appris ce jour là qu’une main peut, pour qui sait l’observer, refléter les émotions aussi bien qu’un visage, mieux qu’un visage car elle échappe d’avantage au contrôle de la volonté » (p.51)

Pour élucider le langage symbolique des mains, nous allons analyser les principales séquences de ce chapitre.

Deuxième séquence

Ici l’officier essaie de communiquer avec le narrateur, mais n’y parvient pas :

« Il leva légèrement une main, que presque aussitôt il laissa retomber » (p. 48)

Euphorie ( + )                     vs                               Dysphorie ( ‑ )

Il leva une main                                                    il laissa retomber

communication                                                   non‑communication

Il est intéressant de relier la non‑communication avec l »‘irrésolution pathétique » dans laquelle est enfermé Von Ebrennac.

On peut également opposer :

haut                   vs                   bas

main levée ( + )                   la main qui descend ( ‑ )

« La main exprime les idées d’activité, en même temps que de puissance et de domination. Le symbolisme de la main rejoint dans le monde celtique celui des bras, qu’il est impossible de les séparer. Dans la tradition biblique et chrétienne, la main est symbole de la puissance et de la suprématie. Dans l’ancien testament, quand il est fait allusion à la main de Dieu, le symbolisme signifie Dieu dans la totalité de sa puissance et de son efficacité. La main de Dieu crée, protège; elle détruit si elle rencontre une opposition » (1)

« et les bras tombant sans expression le long du corps… »

Troisième séquence

Dans cette séquence, le narrateur fait une allusion implicite à sa main : « Je m’efforçais de tenir impassible, tirant sur ma pipe avec application » (p. 48). En somme, le mot main n’est pas prononcé car le narrateur n’essaye pas de communiquer avec sa nièce. En outre, le narrateur n’est pas animé par un désir de « domination ».

Le narrateur utilise constamment le tabac, produit auquel les indiens accordent diverses propriétés : il développe l’intelligence et donne aux utilisateurs le don de la clairvoyance indispensable pour les rites d’initiation.

Quand le narrateur fait la description de la nièce, il montre que ce personnage exprimait ses idées, son attitude à travers le mouvement de ses mains:

« A la fin elle laissa tomber ses mains comme fatiguées, et… » (p. 48)

Ici la nièce cherche à établir une communication avec le narrateur avec ses deux mains, mais elle n’y parvient pas. Du point de vue de la cénesthésie, cette situation s’exprime par le schéma suivant :

Les mains levées                                             = communication + euphorie

Laisser tomber ses mains                                        = non‑communication.

La nièce est triste de n’avoir pas reçu les nouvelles de l’officier qu’elle espérait apprendre de la bouche de son oncle. Bien qu’il ne prononce aucun mot, elle sent une absurde colère contre elle même car elle se reproche d’avoir de tels sentiments.

« un reproche et une assez pesante tristesse« .

On peut ici faire un parallèle avec la mythologie grecque, en comparant l’image du couple (la nièce / von Ebrennac) à celui formé par (Pénélope / Ulysse).

La nièce tricote en attendant des nouvelles de Von Ebrennac et le départ des usurpateurs nazis. Dans la mythologie grecque, le tricotage est représenté par la réalisation d’une «oeuvre d’art en attendant le retour du détenteur légal du pouvoir que les usurpateurs ont chassé. » (2)

Vercors considère également les doigts de la nièce comme élément de communication. Ceux-ci disent que l’index est le doigt du maître de la parole et le doigt majeur de la parole elle‑même :

« Elle passait deux doigts lentement sur son front comme pour chasser une migraine« 

L’utilisation du chiffre 2 (2 doigts) symbolise le conflit, la réflexion et indique également l’équilibre réalisé ou des menaces latentes. C’est un chiffre de toutes les « ambivalences » qui peut être celui de la haine comme celui de la l’amour. Et c’est précisément le genre de sentiments qu’éprouve la nièce pendant cette séquence.

Quatrième séquence

« Moi, je réchauffais mes doigts sur le fourneau de ma pipe et nous étions en juillet« 

Cette fois le narrateur évoque ses doigts comme moyen de se réchauffer car il avait froid comme sa nièce malgré la saison estivale :

Il avait froid ‑‑‑‑‑‑‑‑‑ dysphorie‑

« Ma nièce avait couvert ses épaules d’un carré de soie imprimée aux dix mains inquiétantes ….qui se désignaient mutuellement avec mollesse« 

La nièce attend impatiemment une bonne nouvelle ; elle a froid et se réfugie dans ce tissu imprimé aux dix mains inquiétantes et douces. Les dix mains nous montrent l’abandon à l’espoir, à l’espérance avec une confiance infinie de la part de la nièce.

Le carré est l’une figures géométriques le plus fréquent et le plus universellement employé dans le langage des symboles. La nièce couvre ses épaules d’un carré, que symbolise la terre, par opposition au ciel. Mais à un autre niveau, c’est le symbole de l’univers crée: terre et ciel par opposition à l’incréé et au créateur. Le carré implique une idée de stagnation, de solidification, c’est précisément le cas de la nièce, ce carré de soi sont ses préoccupations terrestres.

En outre, le carré peut symboliser la France et son peuple (10 mains) opprimé par les nazis.C’est la mise en valeur de l’union, la fraternité entre les gens en ce moment de douleur, d’épreuve, c’est la résistance qui s’organise. Malgré la domination, la destruction, les mains de ce peuple s’entrelacent mutuellement avec souplesse.

Dans la tradition chrétienne, le carré en raison de sa forme égale des quatre côtes symbolise également le cosmos.

Cinquième séquence

Ici, les mains ne sont pas mentionnés, mais le narrateur insiste sur le langage du silence et des regards qui se croisent entre le narrateur et sa nièce. Le silence comme prélude d’ouverture à la révélation. Le silence ouvre un passage. Selon la tradition biblique, il y a eu un silence avant la création. Le silence enveloppe les grands événements.

« Il me semblait voir l’homme, derrière la porte l’index levé prêt à frapper.. »

De nouveau, ici, von Ebrennac est prêt à parler. Il lève l’index qui est le maître de la parole, c’est aussi le doigt de jugement, de la décision, de la maîtrise de soi, et enfin il frappa : il prit la décision de sa vie.

« ce fûrent trois coups plein et lents … d’une décision sans retour« .

Sixième séquence

L’entré de l’officier allemand s’accompagne d’une tension que le mouvement de ses mains exprime:

 » … et les bras tombaient sans expression le long du corps« .

Le narrateur introduit un moment d »‘ambivalence » entre l’attitude de von Ebrennac et les « mouvements pathétiques » de la main de l’officier qu’il observe de près.

En outre le narrateur estime que le mouvement des mains reflète mieux le personnage parce qu’elle sont moins contrôlés que les expressions du visage :

« Et les doigts de cette main‑là se tendaient et se pliaient, se pressaient et s’accrochaient, se livraient à la plus intense mimique tandis que le visage et tout le corps demeuraient immobiles et compassés« 

Septième séquence

Le narrateur se focalise sur les doigts de sa nièce :

 » Elle enroulait autour de ses doigts la laine d’une pelote.. ».

Les mains de la nièce expriment un désarroi, un abattement profond

« Elle laissa tomber ses main au creux de sa jupe.. ».

Tout se passe comme si von Ebrennac communiquait avec la nièce par l’intermédiaire des mains. Le regard et la voix viennent toujours comme une suite à la réaction des mains.

Progressivement, von Ebrennac dévoile ses pensées sur le nazisme accompagnées ponctuellement de mouvements de la main ou des doigts. Ces mouvements servent à amplifier ses propos démonstratifs :

« tantôt, il donnait dans son estomac des petits coups du bout de son index« .‑

La gravité de ses propos (« Ils feront ce qu’ils disent!« ) amplifie le poids supporté par ses mains :

« ..les bras allongés comme s’ils eussent eu à porter des mains de plomb« 

Ensuite, pour la première fois, von Ebrennac lève ses mains :

 » ses mains montèrent le long du corps« 

comme pour appeler à la révolte. Mais ses mains « retombèrent » devant la détermination affichée par les nazis.

CONCLUSION

En conclusion, nous pensons que le chapitre VIIII du « Silence de la Mer » exprime la richesse du langage symbolique des mains. En effet, non seulement chaque personnage a son propre « jeu de mains », mais l’interaction entre les mouvements effectués par chaque personnage donne une dynamique gestuelle constante au récit. Parfois, on a même l’impression que le récit verbal (« dialogue ») disparaît devant la profondeur du récit gestuel.

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Bibliographie

  • VERCORS, « Le silence de la mer » et autre récits, Paris, éditions Albin Michel, 1951.
  • CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont/ Jupiter, 1969.

Notes

(1) Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, p.

(2) Ibid., p.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Teresita SCKER AKKARI dans le cadre du Séminaire de littérature : « introduction de l’analyse sémiotique« 

Prof.esseur M. J.-L. Beylard‑Ozéroff

Semestre d’hiver 1992/93

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY