Hommage aux héros du ghetto de Varsovie

Le Quotidien de Paris, N° 1056 – MARDI 19 AVRIL 1983

 

HOMMAGE AUX HEROS DU GHETTO DE VARSOVIE

Un texte de Georges Bernanos

 

Georges Bernanos admirait Drumont. Il lui a consacré un livre « la Grande Peur des bien-pensants ». Cela a suffi pour l’accuse d’antisémitisme. Pour faire litière de ces accusations, Jean-Loup Bernanos nous a fait parvenir un texte quasiment inconnu dans lequel son père évoque l’insurrection du ghetto de Varsovie.

 

« J’écris ces pages en mémoire de Georges Torrès, ami de mon fils Michel, parti du Brésil avec lui pour rejoindre les armées de la France libre et qui, dans l’enthousiasme et la naïveté de ses vingt ans, croyait devoir quelque chose à mes livres et à moi-même, alors qu’il était déjà écrit que je devais rester au contraire pour toujours débiteur envers lui de sa pure et noble mort. Georges Torrès était juif, juif comme un certain nombre d’amis de mes livres (…).

En présentant ce livre au public français, je voudrais m’acquitter envers les morts, mais aussi envers les vivants. Je crois avoir quelque chose à dire sur les morts juifs, sur les innombrables morts juifs, sur les immenses charniers juifs de cette guerre, et je le dirai aussi clairement que je le pourrai. Ayant écrit « la Grande Peur des bien-pensants », je passe pour antisémite (…) puisque le livre dont je viens de parler est consacré à mon vieux maître Edouard Drumont. Le mot d’antisémitisme est un mot mal né, un mot qui devait tôt ou tard, comme disent les bonnes gens, « mal tourner », à l’exemple de tous ceux qu’on a formés sans grande dépense de jugement ni d’imagination, grâce à la particule prépositive anti. (…) Le mot d’antisémite n’est pas un mot d’historien, c’est un mot de foule, un mot de masse, et le destin de pareils mots est de ruisseler, tôt ou tard, de sang innocent.

 

Hommage aux insurgés

 

Je comprends bien qu’en tête de ces pages le nom de Drumont fasse scandale. Le mien ne fera pas moins scandale à la fin, qu’importe ? Ce double scandale n’est pas inutile, je le crois. Il donne son vrai sens au témoignage que je vais porter. Ayant décidé de rendre, selon mes forces, justice à des mémoires héroïques, je ne vais pas à elles sous un déguisement quelconque, je vais à elles tel que je suis, sans rien renier de moi-même, de mes amis, de mes maîtres, de mon passé, tel que beaucoup de juifs me connurent et, me connaissent, m’accordèrent librement leur confiance et leur amitié (…).

Ma pensée, mon cœur et ma gratitude vont en premier lieu à l’admirable, à l’incomparable, à l’insurpassable insurrection de Varsovie – de Varsovie trahis, livrée crucifiée entre deux voleurs, lorsque les pièces de la DCA russe tiraient conjointement avec celles de la DCA allemande sur les avions anglais qui, en formation serrée, tentaient de parachuter des armes aux insurgés, quand l’armée soviétique maintenait sous le feu de l’artillerie allemande, jusqu’à extermination totale, l’armée insurrectionnelle, exactement comme un garçon d’abattoir serrant la bête entre les cuisses, lui maintient violemment la tête en arrière, afin de faciliter le travail de l’égorgeur…

 

Un peuple complice d’Hitler

 

Je ne crois pas, personne n’est capable de croire, que les héros du ghetto de Varsovie se soient sacrifiés dans le seul but de rendre l’orgueil de leur nom et de leur race à ceux qui ne l’ont d’ailleurs jamais perdu. Il est permis de penser, au contraire, que leur silencieux message s’adresse précisément à ceux du dehors, à ceux qui, jugeant Israël non pas tant sur ses qualités ou ses défauts que sur son extraordinaire, son unique aventure à travers l’Histoire, refusent de nier lâchement un problème dont l’importance se mesure aux effroyables sacrifices humains qu’il a coûtés ; bref, il s’adresse à ceux qui – pour tout résumer en peu de mots – se sentent incapables de soutenir, contre l’évidence, aux applaudissements des imbéciles confirmés dans leur sécurité d’imbéciles, que le peuple juif est un peuple absolument pareil aux autres, un peuple moyen, formé d’hommes moyens, tenant dans le passé une place moyenne. Au temps de ma jeunesse, il était de bon ton, en effet, de nier qu’il y eût un problème juif, mais ces pudeurs académiques n’ont pas empêché Hitler de poser le problème à sa manière, avec l’immense majorité du peuple allemand pour complice. Qui eût osé prédire, en ces années déjà lointaines, qu’un demi-siècle plus tard, une jeunesse juive enthousiaste, sur la terre même de ses aïeux et sous son propre étendard, défierait l’immense monde arabe, et ferait plier, à deux reprises, la volonté de l’Angleterre ?

 

Le génie contre les bourreaux

 

Qu’en ces derniers temps Israël ait été une fois de plus broyé comme le grain sous la meule, comme le raisin dans le pressoir, le fait n’a rien qui puisse surprendre. Depuis deux mille ans, c’est bien ainsi que par une espèce de substitution formidable, il nous apparaît sous les traits de celui qu’il vit lui-même un jour, au seuil du prétoire de Pilate, le visage défiguré par les coups, sa robe blanche trempée du sang de la flagellation : « Ecce homo »… Mais il semble bien que cette dernière expérience ne sera pas renouvelée, que la preuve est faite désormais qu’aucune persécution n’est capable d’en finir avec un peuple dont le génie est  précisément, de lasser la patience et d’épuiser l’imagination des bourreaux.

Les charniers refroidissent lentement, la dépouille des martyrs retourne à la terre, l’herbe avare et les ronces recouvrent le sol impur où tant de moribonds ont sué leur dernière sueur, les fours crématoires eux-mêmes s’ouvrent béants et vides sur les matins et sur les soirs, mais c’est bien loin maintenant de l’Allemagne, c’est aux rives du Jourdain que lève la semence des héros du ghetto de Varsovie.

 

L’honneur juif

 

Dans l’extraordinaire récit qu’on va lire (1), on remarquera qu’une grande partie de la population du ghetto s’est presque jusqu’au bout refusée à organiser la lutte. Oh ! certes, on peut dire que ce fut par crainte, ou même par simple bon sens, car il était clair qu’une poignée de héros n’avait aucune chance d’affronter la Wermacht avec quelque espoir de succès. Mais je crois aussi que, le sachant ou sans le savoir, les opposants à l’insurrection obéissaient à une vieille conception juive de l’honneur, très étrangère à notre sensibilité, conformant ainsi leur attitude à l’attitude immémoriale de leurs pères, depuis la dispersion. L’honneur juif, en effet, depuis deux mille ans, n’est pas de résister par la force, mais par la patience, par tous les moyens de la patience, car le but que se propose, que s’est toujours proposé ce peuple impérissable n’est pas de vaincre, mais de durer ; c’est de la durée qu’il attend le salut. Qu’Israël dure, et le Très-Haut vaincra pour lui. En attendant, l’honneur, c’est de rester juif et de faire des enfants juifs, d’en faire assez pour que tous les pogroms ne puisse anéantir ce que Dieu à ordonné de conserver.

Je me souviens du soir à l’enfant magnifique auquel j’ai dédié ces pages me parlait à cœur ouvert, m’ouvrait son cœur, tandis que l’encens d’une soirée tropicale entrait à flots par la fenêtre ouverte. Il me parlait de sa famille, de ses amis, de certaines expériences qui avaient blessé profondément une sensibilité précocement douloureuse. Son départ pour Londres lui apparaissait comme la voie du salut, son destin passait par Londres… « Je leur montrerai, me dit-il tout à coup, comment un juif peut se battre. » Et ce « leur » mystérieux prenait dans sa bouche un accent de sérieux enfantin qui me frappa le cœur d’un pressentiment funèbre.

 

Oh ! sans doute, l’enfant que j’avais là devant moi ressemblait comme un frère à n’importe quel jeune garçon de bonne race que tentent le risque et l’honneur, mais son enthousiasme trop réfléchi, volontaire, avait aussi je ne sais quoi de blessé, comme certains rires une imperceptible fêlure. Le regard qui me fixait posait une question à laquelle je n’osais pas répondre. Mais les héros de Varsovie et lui-même ont depuis répondu pour moi. »

 

Georges BERNANOS

Gabès, 1948

 

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(Ce texte, publié en 1949 dans la revue « Evidence », devait servir de préface à un ouvrage collectif sur le ghetto de Varsovie qui finalement n’est pas paru.

  1. Les intertitres sont de la rédaction.

 

 

 

 

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY