Quelques aspects de la civilisation chinoise et des personnages dans la nouvelle  » Comment Wang Fô fut sauvé » de Marguerite Yourcenar

Lao Tseu

Introduction

« Comment Wang Fô fut sauvé » de Marguerite Yourcenar est une nouvelle orientale qui représente l’ancienne civilisation chinoise. Cette histoire reflète la religion chinoise, surtout le taoïsme, en la personne de Wang Fô, vieux peintre (en Chine, la peinture n’a jamais été séparée du Tao vivant. Son objectif principal a toujours été – et est encore – le Tao, le chemin, l’Ordre Naturel, la manière dont oeuvre la nature). Dans cette histoire, Wang Fô se présente comme un sage taoïste, sa mission est d’aller apprendre à « être ». Nous allons voir brièvement ce qu’est le Taoïsme et le Tao avant d’analyser comment Wang Fô va accomplir sa mission.

Le Taoïsme n’est pas seulement une religion, c’est aussi une philosophie. On l’attribue à Lao Zhi.

Au sens propre, le mot Tao signifie le chemin, la voie. L’idéogramme qui le représente comprend deux éléments: le premier signifiant « tête, chef » , le second « marcher à pied, aller de l’avant » :

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L = marcher à pied, aller de l’avant, le chemin, la voie, mais, dans un sens un peu plus large, il évoque aussi l’idée de « renseigner par la parole, dire, mettre en communication ». Telle sera donc la signification la plus courante et la plus commune du mot Tao : celle de suivre une voie ou de renseigner quelqu’un sur la voie à suivre. De là vient la traduction habituelle de Tao te king : le Livre (king) de la voie (Tao) et de la vertu (te).

Depuis les temps les plus anciens, le terme Tao a été en effet appliqué à la Voie du ciel. Il représentait à la fois la Voie et l’Ordre Cosmique lui-même. Suivant la triade traditionnelle chinoise, il mettait en relation le ciel, la terre et l’homme, étant devenu ainsi un principe d’ordre régissant aussi bien le microcosme que le macrocosme. Nous verrons plus loin qu’il était considéré comme un principe générateur, sous-jacent, mais en même temps immatériel, inconnaissable. D’où son pouvoir mystérieux et universel ! Pour se manifester, on admettait qu’il se dédouble en deux forces, yin et yang, qui s’opposent, se complètent et sont à la base de tout ce qui existe dans l’univers. L’alternance de son repos et de son mouvement crée le jeu des causes et des effets, mais derrière ce mécanisme du monde visible — que les taoïstes appelleront la multiplicité des apparences — sa réalité profonde reste toujours la même. Pour l’homme, reconnaître cette réalité profonde est la Voie du Ciel. C’est le fondement de la sagesse. Pour les taoïstes, on parvient à cette connaissance de manière intuitive, spontanée, par le repos, le non-attachement et la contemplation. C’est une expérience intérieure, qui permet à l’homme de se libérer de l’espace et du temps, du quotidien, de ses désirs, des idées reçues, et enfin de lui-même. En ce sens, le Tao est une voie mystique, une méthode de libération.

Le but de la voie du Tao est de découvrir l’univers mystérieux, caché, que tout homme possède au fond de lui. Mais pour y parvenir, les taoïstes disent qu’il faut d’abord saisir le sens de la solidarité qui existe entre l’homme et le cosmos, puis réintégrer cette unité ou état de perfection qui régnait à l’origine. Sur le plan psychologique, c’est une modification radicale du sens du moi. Ils disent aussi qu’il s’agit pour l’homme de transcender son propre Tao, le Tao de l’homme, afin de lui permettre d’accéder au grand Tao.

Dans cette optique, ils ont défini deux symboles qui sont indissociables de la Voie : ce sont wou wei, le non-agir, et te.

Wou wei est la méthode taoïste pour se libérer. C’est l’art de pratiquer le naturel, le détachement, et d’accepter pleinement la vie comme elle vient.

Te est traditionnellement traduit par les mots vertu, acte ou efficace du Tao. Une fois qu’il a appris à donner libre cours à son esprit de manière qu’il fonctionne selon le mode du wou wei, l’homme accède à cette vertu. Te est le fondement invisible de l’homme de Tao. C’est aussi le principe de base de toutes les activités créatrices. (1)

Le Tao produit les êtres, le te les élève. La matière leur fournit un corps, le milieu les achève… Et le te va plus loin : car si le Tao produit les êtres, c’est le te qui les conserve, qui les fait croître, les soigne, les abrite, les entretient, les nourrit et les protège. (2)

 

1. Wang Fô est le maître de sagesse taoïste.

 

Wang Fô, vieux peintre, mène une vie libre qui consiste, écrit M, Yourcenard, à errer le long des routes, s’emparer de l’aurore et capter le crépuscule. Il aime la sérénité et la paix, il déteste la violence. Il dédaigne les pièces d’argent, « nul objet au monde ne lui semble digne d’être aquis, sauf des pinceaux, des pots de laque et d’encres de Chine, des rouleaux de soie et de papiers de riz ». Il est indifférent au monde politique et au pouvoir, il préfère les huttes des fermiers, ou dans les villes, les faubourgs des courtisanes et les tavernes le long des quais où se querellent les portefaix. Il a le génie créateur. il a le pouvoir de donner la vie à ses peintures par une dernière touche de couleur qu’il ajoute à leurs yeux, de même, il a la capacité de faire se transformer la vision du monde et d’obtenir une perception neuve.

Nous allons voir comment écrire le nom de Wang Fô en chinois et ce que les idéogrammes signifient.

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« Wang » en chinois s’affirme graphiquement comme le Fils du Ciel et de la Terre, il désigne aussi le Roi dans sa fonction suprême; c’est également le symbole du Maître. « Wang » ( 1 ) formé de trois traits horizontaux paraèlles reliés par une ligne verticale comme image de la triade suprême, le Ciel, l’Homme et la Terre unis par la voie; voie royale,  » Wang Tao », la voie de sagesse conduisant l’immortalité de l’âme. (1)

A travers toute la nouvelle « Comment Wang Fô fut sauvé » nous pouvons établir un lien de paternité entre Wang Fô, père spirituel et Ling et l’Empereur, fils spirituels. La mission de Wang Fô est d’aller ouvrir leurs yeux. Nous allons voir l’évolution de ses deux fils spirituels avant et après leur rencontre avec leur père spirituel.

2. Ling et l’Empereur

 

  • Ling

Il menait une vie diamétralement opposée à celle du vieux peintre, Wang Fô.

Il était l’unique enfant d’un père  « changeur d’or ; sa mère était l’unique enfant d’un marchand de jade qui lui avait légué ses biens en la maudissant parce qu’elle n’était pas un fils. »  (selon la tradition chinoise, la fille ne pouvait pas perpétuer la lignée familliale).

Ling a grandi  « dans une maison d’où la richesse éliminait les hasards. Cette existence soigneusement calfeutrée l’avait rendu timide: il craignait les insectes, le tonnerre et le visage des morts. » (P. 12)

Ses biens accumulés retenaient Ling sur place, prisonnier des événements banals et rassurants dans lesquels se reflétait son image plaisante, mais figée, sans âme.

Il  « resta seul en compagnie de sa jeune femme qui souriait sans cesse (… ) Ling aima cette femme au cœur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protégerait toujours. Il fréquentait les maisons de thé pour obéir à la mode et favorisait modérément les acrobates et les danseuses. » (p. 12)

Il ne connaissait pas la beauté autour de lui ni le monde extérieur réel.

« Une nuit, dans une taverne, il eut Wang Fô pour compagnon de table. » (p. 12)

Pour Ling, cette rencontre a été un nouveau tournant dans sa vie. Wang a fait se transformer sa vision du monde et l’a amené à une nouvelle conception des choses et des êtres.

Grâce à lui (Wang Fô), Ling connut la beauté … « cessa d’avoir peur de l’orage, et l’horreur de Ling pour ces bestioles s’évanouit. » (p. 12)

« Ce soir-là, Ling apprit avec surprise que les murs de sa maison n’étaient pas rouges, comme il l’avait cru, mais qu’ils avaient la conleur d’une orange prête à pourrir. » (p. 12)

Ling a pu posséder une perception neuve du monde et des choses, et a connu un nouveau monde, un monde réel (passer de l’irréel au monde réel).

« Alors, comprenant que Wang fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuve, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre où ses père et mère étaient morts. » (p. 13)

Le génie de Wang Fô a fait s’ouvrir ses yeux et accoucher l’essence de son être, et Ling, reconnaissant de cette nouvelle naissance, a pris le vieux peintre comme maître. En Chine, il y a un dicton.’ « yi ri wei shi zhong sheng wei fu n (lorsqu’un jour on l’a pris comme maître, on le traite comme père pour toute la vie) ; la relation entre maître et disciple est donc comme celle de père et fils. Ling a décidé de suivre son père (maître) en le servant jusqu’au bout.

Une fois qu’on transforme sa vision du monde, on s’ouvre aux flux de la vie et on s’offre à la création:

Depuis des années, Wang  Fô rêvait « de peindre un jeune prince (…) Aucun jeune homme du temps présent n’était assez irréel pour lui servir de modèle, mais Ling fit poser sa propre femme sous le prunier du jardin (…) Ling lui (sa femme) préférait les portraits que Wang Fô faisait d’elle (…) Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose. » (p. 14)

Si l’on apprécie réellement un bel objet, on s’identifie complètement à lui et on s’oublie soi-même.

« Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes. » (p. 14)

Ling s’est débarrassé de sa vie passée, il est devenu libre comme son maître, il a pris la route à côté de lui, en suivant le chemin, la voie du bonheur (le Tao).

« Ling vendit successivement ses esclaves, ses jades et les poissons de sa fontaine pour procurer au maître des pots d’encre pourpre qui venaient d’Occident. Quand la maison fut vide, ils la quitèrent, et Ling ferma derrière lui la porte de son passé. » (p. 14)

  • L’Empereur

Il menait une vie similiaire à celle de Ling. Il a grandi dans la solitude d’un monde fermé:

« Mon père avait rassemblé une collection de tes peintures dans la chambre la plus secrète du palais (… ) C’est dans ces salles que j’ai été élevé (…) on avait organisé autour de moi la solitude pour me permettre d’y grandir (…) on avait éloigné de moi le flot agité de mes sujets futurs. » (p 19)

Il vivait isolé, sans connaître le monde réel et sans connaître la vraie beauté. Il vivait seul dans le monde des peintures de Wang Fô.

« La nuit, quand je ne parvenais pas à dormir, je les regardais (…) Le jour, assis sur un tapis dont je savais par cœur le dessin (…) je rêvais aux joies que me procurerait l’avenir (…) Et, pour m’aider à me représenter toutes ces choses, je me servais de tes peintures. » (p. 20)

Il ne connaîssait la beauté qu’à partir des tableaux,  il lui manquait donc la connaissance du réel. Il ne connaîssait qu’un reflet du monde qu’il confondait avec la réalité.

A seize ans, il est sorti du palais [passer de l’irréel (tableau) au monde réel], il a remarqué que le monde n’était pas beau et qu’il était tout à fait différent de ce qu’il avait appris des tableaux.

« Tu m’as menti, Wang Fô, vieil imposteur : le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. » (p. 21)

Pourquoi l’Empereur a-t-il cette idée ?

Nous allons faire une comparaison entre l’Empereur et Ling.

Ling a connu la beauté et le monde réel sous l’orientation de Wang, qui était médiateur vivant entre Ling et le réel. Wang l’a enseigné par sa façon d’être et de faire. Mais l’Empereur a connu le monde par le tableau statique, à qui manque la mobilité, le monde recréé par Wang Fô. L’Empereur a donc manqué d’un contact direct avec Wang Fô et de sa présence. Ce résultat l’a amené à être fidèle aux tableaux de Wang, il ne veut pas transformer sa vision du monde réel, et il ne veut pas non plus renoncer à tout ce qu’il possède : avoir, pouvoir, savoir.

Dieu est le créateur, le créateur est dieu. L’Empereur déteste que Wang possède le pouvoir magique qu’il ne possède pas, il en est jaloux.

« Je ne suis pas l’Empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang (…) Toi seul règnes en paix sur des montagnes couvertes d’une neige qui ne peut fondre, et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir. » (p. 21)

Bien que l’Empereur ait le pouvoir tout puissant, il est impuissant devant Wang Fô, vieux peintre, pauvre. Il hait le fait que Wang Fô puisse donner une nouvelle vie et détourner de la culture (avoir) vers la nature (être). La jalousie fait naître en lui un désir de vengeance :

« J’ai décidé qu’on te brûlerait les yeux, puisque tes yeux, Wang Fô, sont les deux portes magiques qui t’ouvrent ton royaume. Et puisque tes mains sont les deux routes aux dix embranchements qui te mènent au cœur de ton empire, j’ai décidé qu’on te couperait les mains. » (p. 21-22)

L’Empereur aimerait être comme Wang Fô, l’Empereur qui peut régner « en paix sur les montagnes couverts d’une neige qui ne peut pas fondre et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir« . Mais, comme il ne le peut pas, il veut massacrer toutes les oeuvres de Wang et détruire ses espérances de postérité au lieu d’apprendre la vertu, la force, la grandeur, l’humilité de Wang Fô qui est en apparence « vieux, « pauvre » et « faible ».

« Je puis te forcer à l’accomplir. Si tu refuses, avant de t’aveugler, je ferai brûler toutes tes œuvres, et tu seras alors pareil à un père dont on a massacré les fils et détruit les espérances de postérité (…) Je sais que la toile est la seule maîtresse que tu aies jamais caressée. » (p. 23)

L’Empereur croit que l’œuvre achevée et la mort du peintre lui permettraient d’être le seul Maître du monde et d’avoir les derniers secrets accumulés du chef-d’oeuvre. Malheureusement, l’œuvre achevée signifie la fin, la mort de l’art.

« Le rouleau achevé par Wang Fô restait posé sur la table basse. Une barque en occupait tout le premier plan. Elle s’éloignait peu à peu. » (p. 26)

« L’Empereur, penché en avant, la main sur les yeux, regardait s’éloigner la barque de Wang qui n’était déjà plus qu’une tache imperceptible dans la pâleur du crépuscule. » (p. 27)

Conclusion

En définitive, les deux fils spirituels de Wang Fô se sont séparés. L’un, Ling, s’est débarrassé de la contrainte de son passé et a pris le chemin qui le mène au bonheur. Il est entré dans un autre monde en suivant son Maître. Et l’autre, L’Empereur, reste en revanche dans un monde irréel. En réalité, il est prisonnier, entouré d’eunuques, dans un palais impérial dont les murs se dressent comme un pan de crépuscule.

« Le sillage s’effaça de la surface déserte, et le peintre Wang Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang Fô venait d’inventer. »  (p. 27)

Wang Fô et son disciple Ling, eux, s’en sont allés au pays au-delà des flots, dans un monde libre.

Notes

(1) A. Kielce, Le sens de Tao.

(2 ) J. Chevalier, A. Cheerbrant, Dictionnaire des symboles.

Bibliographie

YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963.

CHEVALIER, A. GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Paris, Jupiter, 1992.

VANDIER-NICOLAS, N., Le Taoïsme, Presses Universitaires de France, Paris, 1965

KIELCE, A., Le Sens du Tao, Paris, Edit. le Mail, 1985.

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mmes Zhenai ZHENG, Hong yang GUAN, Manuela CANO dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

Analyse sémiotique de l’un des « Contes du Chat perché » (‘Le Cerf et le Chien’) de Marcel AYME

Cerf et chien 

INTRODUCTION

 

BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR :   Marcel Aymé

Ecrivain, dialoguiste, scénariste (1902 – 1967)

1902 – Naissance le 29 Mars à Joigny (France). Il est le dernier d’une famille de 6 enfants. Il fut élevé à la campagne, puis entreprit des études de mathématiques à Besançon, qu’il dût interrompre pour des raisons de santé.

1925 – Arrive sur Paris et y exerce différents métiers (il fut notamment employé de banque, agent de change et journaliste).

1926 – Publie son premier roman « Brûlebois ».

1933 – Publie le roman  « La Jument verte », récit satirique fondé sur une analyse de la sexualité, qui connaît un vif succès. La même année, il commence à écrire des textes de commande pour le cinéma, activité qu’il continue sous l’occupation, sans pour autant cesser de publier des romans et des nouvelles dans les journaux de l’époque

1941 – Il publie  « Travelingue » qui est le premier volet d’une trilogie romanesque d’histoire qui se situe au début du Front populaire. Cette étude de mœurs comique, qui met en scène des personnages pittoresques, comme le jeune boxeur Milou, poids mouche protégé par un vieux pédéraste, inaugure une fresque sociale fantaisiste et réaliste qui se poursuivit avec « Le Chemin des écoliers » (1946), tableau humoristique de la France sous l’occupation, et qui s’acheva avec « Uranus » (1948), dont l’action se déroule dans les mois qui suivirent la Libération.

1967 – Décède le 14 octobre 1967 à Paris (France)

Adaptations  cinématographiques :

  1. « La rue sans nom », 1934,  réalisé par Pierre Chenal.
  2. « Le Passe-muraille », 1950,  réalisé par Jean Boyer.
  3. « La table aux creves »,  1951, réalisé par Henri Verneuil.
  4. « La traversée de Paris »,  1956, réalisé par Claude Autant-Lara
  5. « Le chemin des écoliers »,  1958, réalisé par Michel Boisrond
  6. « La jument verte », 1959, réalisé par Claude Autant-Lara
  7. « Clerembard », 1969,  réalisé par Ives Robert.
  8. « La vouivre », 1989,  réalisé par Georges Wilson.
  9.  « Uranus »,  1990, réalisé par Claude Berri.
  10. « La montre, la croix et la manière », 1993,  réalisé par Ben Lewin.

Marcel Aymé et les « gendelettres »
Dans le domaine de ses relations professionnelles, il a su aussi se contraindre et, quoi qu’il en ait dit, il n’a jamais été un solitaire dans le monde des lettres. Dès les années trente, non seulement il y est reconnu, mais aussi accepté. Il appartient désormais, qu’il le veuille ou non, à l’univers français des  » gendelettres « , comme il l’écrira plus tard. Il ne faut surtout pas prendre pour argent comptant ses dénégations à ce propos. Certes, il cultive sa différence et veille constamment à ne pas se laisser entraîner enfermer dans telle ou telle chapelle littéraire. Mais il les connaît bien et sait s’y faire recevoir le cas échéant, sans être gêné le moins du monde par leurs diverses étiquettes. D’ailleurs, il affiche un mépris complet pour les exclusions de toute nature.
L’un des premiers avec lequel il se soit lié est un homme réservé, discret et aussi silencieux que lui, Emmanuel Bove. De leurs premières rencontres naîtra une amitié que les divergences politiques n’altéreront pas.

Les origines enfantines
L’enfance de Marcel et de Suzanne Aymé à la tuilerie de Villers-Robert fut un bonheur pour leur imagination déjà fertile. Tout les portait à croire à l’existence d’un monde merveilleux, peuplé de fées, de bêtes faramineuses et d’animaux doués de parole… Ne disait-on pas alors que, la nuit de Noël, les bêtes se mettaient à parler. Le bestiaire de Marcel Aymé se constitua peu à peu durant ces années d’enfance. Bœufs, canards, vaches, poules, chiens, chats, firent partie de son univers quotidien. Le loup même était présent car il rôdait non loin de la forêt. On évoquait sa présence le soir venu, devant les grandes flammes du four qui réconfortaient et inquiétaient à la fois.

Ainsi Marcel vécut de sa deuxième à sa huitième année à Villers-Robert, chez ses grands-parents qui exploitaient une tuilerie. Le village était assez semblable à celui qu’il décrivit plus tard dans La Jument verte et les habitants y connaissaient des passions politiques et religieuses (et antireligieuses) fort vives. La grand-mère attendit la mort du grand-père, en 1908, pour faire baptiser son petit-fils, celui-ci avait alors sept ans.

En 1912, Marcel réussit le concours des Bourses et le regretta vite car, chaque fois qu’il obtenait de mauvaises notes, on lui reprochait de gaspiller l’argent de l’Etat. Il retournait maintenant au village chaque samedi et y passait ses grandes vacances, pendant lesquelles il gardait les vaches avec d’autres bergers.

Le bestiaire des Contes du chat perché
Depuis 1934, Marcel Aymé avait en effet publié plusieurs histoires de Delphine et Marinette qui avaient beaucoup plu. Il n’y avait guère eu qu’André Rousseaux, dans Le Figaro, pour faire la fine bouche et oser écrire :  » Ce sont moins des contes pour enfants que des fables, sans le génie de La Fontaine, étirées en prose, saupoudrées d’ironie et de gentillesse pseudo-poétiques « . C’est pourquoi on lit, dans la prière d’insérer d’un recueil de 1939 :  » […] un critique distingué a déjà fait observer, avec merveilleusement d’esprit, que si les animaux parlaient, ils ne le feraient pas du tout comme ils le font dans Les Contes du chat perché. Il aurait bien raison. Rien n’interdit de croire en effet que si les bêtes parlaient, elles parleraient de politique ou de l’avenir de la science dans les îles Aléouliennes. Peut-être même qu’elles feraient de la critique littéraire avec distinction.  »

Son œuvre

Or son œuvre s’affirme comme une des plus neuves, des plus fortes et probablement des plus durables de notre époque. Elle est très variée, tantôt d’inspiration réaliste, tantôt d’inspiration satirique et tantôt d’inspiration fantastique. Mais il passe parfois d’un registre à l’autre dans le même ouvrage en maintenant une unité de ton. Il est bon peintre de la campagne, des petites villes et de la capitale. Parmi ses romans campagnards, on citera La Table aux crevés (1929) et La Vouivre (1943). Parmi les romans de la province, Le Moulin de la sourdine (1936). Parmi les œuvres parisiennes, Le Bœuf clandestin (1939) et Travelingue (1941). Ce dernier roman est le premier volet d’une trilogie d’histoire contemporaine, dont le deuxième volet s’appelle Le Chemin des écoliers (1946) et se situe pendant l’Occupation, et dont le troisième volet, Uranus (1948), décrit les lendemains de la Libération.

Les recueils de nouvelles d’Aymé sont tous de premier ordre, tels Le Passe-muraille (1943) et Le vin de Paris (1947). Et il faut mettre hors de pair Les Contes du chat perché qui commencèrent de paraître en 1934 sous forme d’albums pour enfants. Ils firent tout de suite les délices des parents. Bon observateur des mœurs, Marcel Aymé est un ami de la fantaisie qui nous délivre de la pesanteur du quotidien. Il ne nous donne aucune leçon, ne nous adresse aucun message et on lui a cherché une mauvaise querelle en lui attribuant les pensées d’un des personnages du Confort intellectuel (1949) où il se plaçait dans une pure tradition moliéresque. De même, dans La Tête des autres, qui déclencha un scandale, il ne cherchait pas à prouver quoi que ce soit : il mettait en lumière certains aspects du monde contemporain. Il s’est toujours voulu absent de son œuvre, mais y est toujours présent par son style inimitable.

 

1.  ANALYSE SEMIOTIQUE

 

1. 1.  La structure générale du récit : L’AXE SEMANTIQUE

Faire l’analyse sémiotique d’un conte, c’est pouvoir reconnaître et décrire les différences dans le texte grâce auxquelles nous pouvons faire l’interprétation des sens du conte, puisque « le sens est fondé sur la différence ».

Le récit est la représentation d’un événement. Un événement est une transformation, un passage d’un état S à un état S’.

La structure générale du récit s’inscrit sur un axe sémantique du type :

 

S    __________________________    t    ________________________________   S

 

Enoncé d’état initial               Enoncé de faire                 Enoncé d’état final

en conjonction ou                    Faire opérateur                  en conjonction ou                                                                                                              ou

disjonction.                                de la transformation           disjonction

  S/\O  ou SVO                                                                                  S/\O ou SVO

L’axe sémantique s’insère dans une suite temporelle.  Les articulations S et S’ correspondent  aux situation finale et initiale, et la transformation se produit à un moment donné « t ». Tout récit s’organise en fonction de sa fin : c’est la situation finale qui commande toute la chaîne des événements antérieurs.

Pour constituer l’axe sémantique de notre texte nous comparons la situation finale (contenu posé, où l’auteur veut arriver à la fin du conte) avec la situation initiale (contenu inversé).

La situation finale résulte d’une chaîne de transformations qui, à partir de la situation initiale, progressivement, détermine la situation finale. Le résultat d’une première transformation constitue une nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante et ainsi progressivement jusqu’à la fin.

 

1.2. AXES SEMANTIQUES DES TRANSFORMATIONS :

Au cours de la lecture, notre conte présente plusieurs transformations intégrés dans la transformation globale.

  1. Delphine et Marinette jouent tranquillement quand, tout à coup, un cerf apparaît chez elles. Il demande de l’aide et elles le cachent dans la maison.

 

S  _________________________________t________________________________  S’

 

Le cerf est en péril             Sujet  opérateur :                      Le cerf est caché

S V O                                                 les filles                                           S /\O

Sujet d’état :   le cerf

Objet de valeur : la sécurité

Le Sujet opérateur (les filles) fait passer le Sujet d’état (le cerf)  d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (la sécurité) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (la sécurité).

 

  1. Le chien arrive à la maison et demande où est le cerf. Les filles nient sa présence dans la maison mais il finit par découvrir qu’il est caché, à cause du poussin.

 

S  _________________________________t_________________________________  S’

 

Le chien cherche le cerf        Sujet opérateur :     Le chien trouve le cerf

 S V O                                                    le poussin                                             S /\O

Sujet d’état : le chien

Objet de valeur : trouver le cerf

Le Sujet opérateur (le poussin) fait passer le Sujet d’état (le chien) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il ne trouve pas le cerf) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il le trouve dans la maison).

 

  1. La meute arrive et les filles parviennent à distraire les chiens de façon qu’ils perdent la trace du cerf.

 

S ___________________________________t__________________________________  S’

 

Les chiens sont               Sujet opérateur:                         Les chiens perdent

dans la trace du cerf.         L’astuce des                             la trace du cerf.

         S /\ O                                        filles                                             S V O

Sujet d’état: les chiens

Objet de valeur: la trace du cerf

Le Sujet opérateur (l’astuce des filles) fait passer le Sujet d’état (les chiens) d’un état de conjonction avec leur Objet de valeur (ils sont sur la trace du cerf) à un état de disjonction d’avec leur Objet de valeur (ils perdent sa trace).

 

  1. Les parents de Delphine et Marinette n’ont pas réussi à trouver un bœuf à acheter à la foire. Ils rentrent à la maison de très mauvaise humeur. Le lendemain, le cerf se présente chez eux pour offrir son travail.

 

S ____________________________________t__________________________________ S’

 

Les parents ont besoin          Sujet op.:         Les parents prennent le cerf

d’un bœuf                           le chat, qui parle             pour travailler chez eux

S V O                                          avec le cerf                                 S / O

Sujet d’état : les parents

Objet de valeur : avoir  un animal pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (le chat) convainc le cerf de se présenter pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (les parents), qui était en état de disjonction avec son Objet de valeur (ils n’avaient pas de bœuf), est maintenant en conjonction avec son Objet de valeur (ils ont trouvé quelqu’un pour remplacer le bœuf).

 

  1. Le cerf est accepté à la ferme, et travaille bien. Il se fait des amis mais ne supporte pas la vie à la ferme. Il décide de partir.

 

S _____________________________________t_______________________________   S’

 

Le cerf se sent mal à l’aise         Sujet op.               Le cerf retourne à

à la ferme                                      la décision de          son milieu : la forêt.

S V O                                                        partir                                         S /\O

Sujet d’état: le cerf

Objet de valeur: sa liberté.

Le Sujet opérateur (la décision de partir) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il est mal à l’aise, privé de liberté) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il se sent bien dans la forêt, où il se sent libre).

 

  1. Le chien, qui travaillait comme chasseur, décide de quitter son métier et essaye d’être accepté à la ferme. Il arrive avec la mauvaise nouvelle que le cerf est mort.

 

S  _________________________________t____________________________________  S’

 

Le chien chasseur             Sujet opérateur:         Le chien reste à  la ferme                                                        la décision de

               S V O                        quitter son maître                                  S /\O

Sujet d’état: le chien.

Objet de valeur: avoir un métier qui lui plaise.

Le Sujet opérateur (la décision de renoncer à la chasse) fait passer le Sujet d’état (le chien chasseur) d’un état de disjonction avec son Objet de valeur (il n’aime pas son métier) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il préfère rester avec les filles à la ferme).

 

AXE SEMANTIQUE GÉNÉRAL  DU CONTE :

 

S ___________________________________t__________________________________   S’

 

Le cerf veut vivre                 Sujet opérateur :                           Le cerf est tué

S /\ O                                              le chasseur                                               S  V  O

Sujet d’état : le cerf

Objet de valeur : sa vie

Le Sujet opérateur (le chasseur) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de conjonction avec son objet de valeur (il est en vie) à un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il perd la vie).

 

1.3.  La segmentation du texte

La segmentation du texte va nous permettre d’organiser celui-ci différemment de la segmentation en paragraphes proposée par l’auteur.  A ce propos, nous faisons intervenir les disjonctions spatiales, temporelles, actorielles et énonciatives.

Nous proposons de segmenter le conte « Le cerf et le chien » en 5 séquences. Pour simplifier,  la délimitation de chaque séquence sera exprimée par le numéro de la ligne et de la page entre parenthèses (ligne/page).

  1. « L’arrivée du cerf» : (1/29  → 24/40).  Cette première séquence comporte 7 sous-séquences qui se déroulent au même endroit et durant la même journée (il n’y a pas de disjonctions temporelles ni spatiales). On peut distinguer les sous-séquences à partir des disjonctions actorielles : le cerf, le chien Pataud, la meute et les parents. Les filles sont les uniques personnages qui sont présents dans toutes les sous-séquences.
  1. « Le cerf à la ferme» : (25/40 → 15/45). La deuxième séquence a lieu dans la ferme, soit dans la cour, soit dans l’écurie ou dans les champs, selon les 5 sous séquences proposées, qui s’étalent sur plusieurs jours. Nous avons alors des disjonctions actorielles (les filles, les parents, le cerf, le bœuf et les bêtes de la ferme), spatiales (la cour, les champs, l’écurie) et temporelles (le lendemain de l’arrivée du cerf et les jours suivants).
  1. « La promenade du dimanche» : (15/45 → 31/48). Cette troisième séquence est l’unique qui ne comporte pas de disjonctions : elle se déroule le même jour, avec les mêmes acteurs (le cerf, les filles, le chien Pataud et les animaux de la forêt) et dans le même endroit. Les parents n’y participent pas.
  1. « La fuite» : (32/48 → 31/50). La quatrième séquence présente une disjonction spatiale qui permet de proposer une segmentation en 3 sous-séquences : dans la cour, dans le champ et dans la forêt. La disjonction actorielle est présente sous la forme de la disparition des parents de la scène.  Les filles ne participent pas à cette séquence.
  1. «La mauvaise nouvelle de Pataud» : (32/50 → 13/52). Nous n’avons pas segmenté cette cinquième séquence car il s’agit d’une séquence trop courte. Il y a une disjonction temporelle : au début, les parents regrettent la perte du cerf le jour même de la fuite, ensuite l’auteur raconte les semaines suivantes (« Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas… ») et, finalement,  « un matin », où Pataud arrive avec la mauvaise nouvelle.

 

1.3.1. LES DISJONCTIONS ACTORIELLES

Dans tout le conte il y a 6 acteurs principaux  et  3 acteurs secondaires (les animaux de la forêt) :

  1. Les filles Delphine et Marinette : elles sont les protectrices du cerf. Elles apparaissent dans toutes les séquences, sauf la . Les activités des filles sont le jeu ou manger (elles sont à table avec leurs parents dans la séquence 1G). L’auteur ne mentionne pas l’école ni  d’autres activités.
  1. Le cerf : il apparaît dans toutes les séquences, à l’exception des sous-séquences 1C et 1D (où il est caché dans la maison des filles). Il éprouve toujours l’angoisse soit d’être persécuté par la meute soit de devoir vivre à la ferme, à laquelle il ne se sent pas appartenir. Il est toujours en conflit avec sa situation.
  1. Le chien Pataud : il apparaît dans les séquences 1C, 1E, 3 et 5. Il veut toujours aider le cerf. Il travaille pour le chasseur mais il n’aime pas son métier, car il n’aime pas tuer.
  1. Les parents : ils sont présents dans les séquences 1F, 2, 4 et 5.  Ils ne pensent qu’à travailler et faire travailler les animaux, car ils ont la responsabilité de nourrir une famille.
  1. Le bœuf : il est présent dans les séquences 2 et 4. Au début, il se moque du cerf mais plus tard il devient son ami. Il voudrait s’enfuir dans la forêt avec le cerf mais il se rend compte que sa vie est à la ferme.
  1. La meute : les chiens chasseurs arrivent à la ferme dans la séquence 1D.  Ils cherchent le cerf mais sont trompés par les filles.
  1. Les animaux de la forêt : une vieille carpe au bord d’un étang, un lapin qui avançait ou bord d’un trou et deux autres lapins qui sortirent derrière le premier lapin apparaissent dans la séquence 3.

1.4. Le niveau figuratif

 

L’analyse du niveau de surface a pour objet la forme et le contenu du discours.

Au niveau figuratif, les « personnages » sont pris en considération en tant qu’ « acteurs », et l’on observe le déroulement concret de leurs actions, dans des lieux et des temps déterminés.

1.4.1. L’ESPACE TEXTUEL

Le code topographique :

Le conte se déroule dans une ferme, à la campagne.   Nous ne savons pas dans quel pays,  mais pouvons supposer qu’il s’agit de la campagne française.

A l’exception de la séquence 3 (qui se déroule dans le bois), toutes les séquences se déroulent dans la ferme, généralement à l’extérieur de la maison, dans la cour.

On peut distinguer, au niveau topographique, l’opposition :

Nature      vs      Culture

(la forêt)           (les champs)

 

Dans la séquence 1 nous trouvons sept sous-séquences, séparées par des disjonctions spatiales ou actorielles :

  • A ((1/29 → 6/30) : dans la cour. Le cerf, en fuite, arrive dans la cour de la ferme pendant que les filles jouent.
  • B (7/30 → 19/30) : à l’intérieur de la maison.  Les filles cachent le cerf dans leur chambre.

 

         « Delphine courut ouvrir la porte de la maison et Marinette, précédant le cerf, galopa jusqu’à la chambre qu’elle partageait avec sa sœur ». (7 – 8 – 9 – 10 / 30)

 

Les sous séquences C, D, E et F se déroulent dans la cour. La séparation en 4 différentes sous-séquences se fonde sur des disjonctions actorielles :

  • C (20/30→ 5/35) : le chien Pataud arrive, cherchant le cerf. Il fait partie de la meute de chiens chasseurs qui poursuit le cerf.
  • D (6/35 → 24/37) : le chien Pataud reste caché dans le jardin tandis que la meute qui poursuit le cerf arrive à la ferme.
  • E (24/37 → 22/38) : le chien Pataud et le cerf sortent de leur cachette. Tous les deux partent, le chien pour rejoindre la meute et le cerf vers les buissons de la rivière.

« Quand elle eut disparu dans les bois, le chien Pataud sortit du jardin où il était resté caché et demanda qu’on fît venir le cerf » (24 – 26 / 37)

  • F (23/38 → 24/40) : les parents rentrent de la foire.
  • G (15/40 →24/40 : deux actions se déroulent au même moment dans des endroits différents : pendant que la famille mange à table à l’intérieur de la maison, le chat sort pour aller trouver le cerf près de la rivière.

 

Dans la séquence 2  nous avons défini  5  sous-séquences au niveau spatial :

  1. Sous-séquence A : dans la cour, le cerf se présente aux parents pour leur offrir son travail. Il est accepté.
  2. Sous-séquence B : le cerf commence à travailler avec le bœuf aux champs.
  3. Sous-séquence C : en rentrant à la ferme, le cerf joue dans la cour.
  4. Sous-séquence D : le soir,  à l’écurie le cerf et le bœuf ont de longues conversations.
  5. Sous-séquence E : cette sous-séquence ne se déroule pas dans un endroit défini parce qu’il s’agit d’un discours qui raconte ce qu’étaient la vie du cerf, son travail, ses week-ends.

 

Dans la séquence 3  le cerf se promène dans la forêt le dimanche.

Dans la séquence 4  nous avons 3 sous-séquences :

  1. Sous-séquence A: dans la cour, le cerf refuse  de se mettre en route vers le travail.
  2. Sous-séquence B: en arrivant au champ, le cerf et le bœuf commencent à travailler.
  3. Sous-séquence C: le cerf et le bœuf prennent la fuite vers la forêt. Mais le bœuf n’arrive pas à marcher dans la forêt et il décide de retourner au travail.

Dans la séquence 5  le chien Pataud arrive à la ferme avec la mauvaise nouvelle. Les filles jouent dans la cour.

 

L’ancrage spatial :

Le conte se déroule dans une ferme et dans une forêt.

Pour le cerf, la ferme signifie la sécurité (le chasseur n’y a pas accès) mais aussi un travail dur, auquel il n’est pas adapté. La ferme constitue un ancrage spatial à la fois positif et négatif.  Positif  à cause de la sécurité qu’elle signifie (la maison et la cour) et négatif par l’ennui et la douleur du travail (les champs). La forêt, au contraire, représente la liberté aussi bien que l’insécurité. C’est pour cela que nous la considérons comme ambiguë : elle représente la liberté mais aussi le danger.

La maison La cour Les champs La forêt
  • Sécurité
  • Protection

 

  • POSITIF
  • Sécurité
  • Plaisir du jeu

 

  • POSITIF
  • Travail
  • Ennui
  • Douleur
  • NÉGATIF

 

  • Liberté
  • Danger
  • Mort
  • AMBIGUË

 

  Culture               vs            Nature

(les champs)                         (la forêt)

Travail           vs          Liberté

(protection)                      (danger)

 Les champs         vs         La cour

(le travail)                         (le jeu)

 

Séquences 1 2 3 4 5
Sous-séq. A    B C D E F   G A     B    C     D    E  A       B      C
Ancrage

spatial

C –  M C C C C  M/F C     Ch  C     E     X F  C       Ch     F  C

 

C : la cour

M : la maison

Ch : les champs

F : la forêt

E : l’écurie

X : partout dans la ferme et la forêt

 

Ancrage spatial

la campagne française

la ferme                                               la forêt

(culturelle)                                          (naturelle)

clos                                                          ouvert

(la maison)

les champs                                       la cour

(espace culturel        vs             (espace des filles  et des animaux : le jeu)

du travail,

responsabilité

des parents)

 

1.4.2. LA TEMPORALITÉ TEXTUELLE

 Le code chronologique :

La séquence 1 se déroule  le même jour.

Dans la séquence 2,  les sous-séquences A et  B  le lendemain et les sous-séquences C, D et E se déroulent dans les jours suivants, sans préciser combien de jours plus tard.  On pourrait supposer qu’il s’agit de trois ou quatre semaines (ces dernières sous-séquences racontent la vie du cerf dans la ferme).

La séquence 3 se déroule en une  journée : un dimanche.

La séquence 4, le lendemain de ce dimanche.

La séquence 5 représente le temps suivant la fuite du cerf : « Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas ». Mais « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans le cour »  pour raconter ce qui était arrivé au cerf.

Nous pensons que tout le conte se déroule en environ deux mois.

  L’ancrage temporel :

t    : le temps actuel,  celui où l’auteur raconte l’histoire.

  : le jour de l’arrivée du chien Pataud : la dernière scène du conte.

t    : le temps après la fuite du cerf.

t    : le jour de la fuite du cerf.

t    : le jour de la promenade dans la forêt.

t    : les trois ou quatre semaines où le cerf travaille à la ferme.

t     : le jour  de l’arrivée du cerf à la ferme.

 

Séquences :                 1      2A      2B           2C        2D          2E            3                  

Le premier jour         Le lendemain     Les semaines suivantes    Un dimanche

(l’arrivée du cerf)        (les parents)           (trois ou quatre)           dans la forêt

 

4                                      5                                                                   5

Quelques jours                             Le jour de l’arrivée du chien Pataud

Le lendemain           (le cerf habite dans la forêt)                     (la fin du conte)

 

Voici quelques exemples relevés dans le texte :

Séquence 2, 25/40 : « Le lendemain matin, de bonne heure, le cerf entra dans le cour de la ferme… ».

Séquence 2, 13/42 : « En effet, après qu’ils eurent labouré ensemble une demi-journée, ils ne pensaient plus à s’étonner de la forme de leurs cornes ».

Séquence 2, 26/43 : « Le soir, à l’écurie, el avait de longues conversations avec le bœuf. ».

Séquence 2, 25/44 : « Le dimanche, le cerf quittait l’écurie dès le matin et s’en allait passer la journée en forêt. Le soir, il rentrait avec des yeux brillants …, mais le lendemain il était triste et… ».   Ici l’auteur utilise le récit pour raconter la monotonie de la vie du cerf.

Séquence 4, 32/48 : « Le lendemain, le cerf était attelé avec le bœuf dans la cour da la ferme… ».

Séquence 5, 9/51 : « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans la cour ».

Dans le texte, la valeur figurative du temps apparaît clairement : les temps qui représentent la joie et le plaisir  sont très courts (la séquence 7 spécialement, où les filles se promènent avec le cerf dans la forêt) et les temps de souffrance plus longs (les séquences de l’arrivée du cerf, de sa fuite ou du travail).

LA SEMAINE                     vs                  LE DIMANCHE

   le travail                                                         le repos

(dysphorie)                                                     (euphorie)

 

1.4.3. LES CODES SENSORIELS

  • L’ouïe

 Le sens de l’ouïe a une valeur figurative positive quand la fille chante pour le chat ou quand le chat ronronne sous les caresses de Delphine.  La chanson et le ronronnement sont l’expression du plaisir et de la joie.

1/29 : « …et Marinette chantait une petite chanson à un poussin jaune qu’elle tenait sur les genoux ».

3/31 : « Marinette lui chanta Su l’pont de Nantes et, … ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

vs

Les aboiements des chiens sont un vif exemple de la peur, de l’angoisse et de l’incertitude.

26/33 : « …mais il se déroba et, l’oreille tendue à des aboiements qui semblaient venir de la lisière du bois….. ».

5/34 : « J’entends aboyer mes compagnons de meute ».

10/35 : « … elle vit poindre la meute annoncée par ses aboiements ».

 

CHANT + RONRONNEMENT          vs         ABOIEMENTS

                   le   plaisir                                                             la peur

(euphorie)                                                                       (dysphorie)

 

  • Le toucher

1/29 : « Delphine caressait le chat de la maison… ».

18/29 : « Les petites le prirent par le cou, appuyant leurs têtes contre la sienne, mais le chat se mit à leur fouetter les jambes avec sa queue et à gronder : – C’est bien le moment de s’embrasser ! ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

16/33 : « A la fin, il toucha le mollet de Delphine avec son nez et dit en soupirant : ».

28/39 : « A midi, pendant qu’elles déjeunaient, je me chauffais au soleil sur le rebord de la fenêtre ».

Dans ces exemples, les caresses des filles et le chat se chauffant au soleil nous donnent une impression de plaisir et de tendresse.

31/47 : « Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans nos bois ».

Le cerf  manifeste son approbation vis-à-vis du bois (il y fait frais et doux) et le contraire à l’égard de la plaine.

LE BOIS         vs       LA PLAINE

  la joie                           la tristesse

 la liberté                      le travail

(euphorie)                   (dysphorie)

 

  • La vision

2/29 : « …un poussin jaune… »

14/31 : « Le chien les regarda l’une après l’autre et, les voyant rougir, se remit à flairer le sol ».

12/35 : « Ils étaient huit d’une même taille et d’une même couleur avec de grandes oreilles pendantes ».

5/36 : « Vraiment, on n’a jamais vu d’aussi beaux chiens… ».

1/37 : « Ils  prenaient plaisir à s’admirer les uns les autres ».

22/43 : « Il y avait un canard bleu et vert avec lequel il s’entendait très bien… ».

Les couleurs sont très peu mentionnées dans le texte : seulement le jaune pour le poussin et le bleu et vert pour le canard. Dans les deux cas, les couleurs n’ont aucune valeur positive ou négative.  Mais la couleur rouge est mentionnée pour indiquer la peur des filles devant le chien Pataud.

Pour ce qui est des chiens de la meute, l’auteur insiste sur leur beauté : ils sont beaux mais aussi méchants (ils veulent chasser le cerf). Cette « beauté » est utilisée par les filles, pour gagner leur confiance car ils acceptent les compliments.

 

  • L’odorat

3/32 : « Je sens ici une odeur de cerf, dit-il en se tournant vers les petites ».

6/33 : « Mon flair ne me trompe jamais ».

12/37 : « Le parfum de l’œillet, du jasmin, de la rose et du lilas, qui lui venait à pleines narines lui masquait en même temps l’odeur de la bête ».

Le flair des chiens est déterminant : la meute parvient jusqu’à la ferme en traquant le cerf grâce à son flair.  Mais les filles, par leur astuce, arrivent à dérouter les animaux grâce au parfum des fleurs. L’odorat joue un rôle très important pour le sort du cerf.

 

1.4.5 LES PARCOURS FIGURATIFS

Dans le conte nous voyons clairement les activités sociales des personnages : les parents doivent travailler et font travailler le bœuf et le cerf.  Les filles et les animaux préfèrent jouer.  Le cerf,  qui préfère jouer, est obligé de travailler s’il veut la sécurité.

Adultes    vs    enfants

Travail        vs        jeu

Les adultes doivent travailler pour gagner leur pain.  Les parents de Delphine et Marinette cultivent les champs avec l’aide des animaux de la ferme et le chasseur doit chasser les animaux sauvages.

Travailler les champs           vs         Chasser

vie sédentaire                                            vie nomade

 

1.5. Le niveau narratif

 

  • LE SCHÉMA ACTANTIEL

Pour le niveau narratif nous utilisons le modèle actantiel de Greimas. Ce modèle simplifie celui de Vladimir Propp, qui affirme que dans tous les contes ce qui change ce sont les noms et les attributs des personnages mais non leurs actions ou leurs fonctions. Il a recensé 31 fonctions dans sept sphères d’action différentes : celles de l’agresseur, du donateur, de l’auxiliaire, de la princesse et de son père, du mandateur, du héros et du faux héros.

Greimas substitue à la notion trop vague de « fonction » la formulation plus rigoureuse de l’énoncé narratif (EN) :

EN = F ( A1, A2,…)

F  = une fonction, au sens logique de « relation »

A1, A2, … = les actants.

Greimas dit : « Le modèle actantiel est en premier lieu l’extrapolation d’une structure syntaxique. Un actant s’identifie donc à un élément (lexicalisé ou non, un acteur ou une abstraction) qui assume dans la phrase de base du récit une fonction syntaxique……  ; le destinateur dont le rôle grammatical est moins visible et qui appartient si l’on peut dire à une phrase antérieur (D1 veut que S…) ou, selon la grammaire traditionnelle, à un complément de cause. »

Nous représentons les six rôles et leurs relations dans notre conte par les schémas suivants :

SCHÉMA 1 :

DESTINATEUR

 

Le chasseur

 

      OBJET

 

Le cerf

DESTINATAIRE

 

Le chasseur

 

 ADJUVANTS

 

Le flair des

chiens

      SUJET

 

La meute

   OPPOSANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR  ______________ OBJET _______________  DESTINATAIRE

Le chasseur                                        Le cerf                                     Le chasseur

Le chasseur  doit chasser pour vivre. C’est son métier. Il a besoin pour proie d’un animal de la forêt, il choisit le cerf. Le chasseur est à la fois le Destinateur et le Destinataire car l’objet de la chasse est destiné à lui-même.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ______________________________________    OBJET

La meute                                                                                 Le cerf

La meute est envoyée chasser le cerf. Les chiens sont le Sujet du Destinateur : ils doivent servir au chasseur dans son métier.

  • AXE DU POUVOIR :

ADJUVANTS  ___________   SUJET  _____________ OPPOSANTS

Le flair des chiens                                                  La meute                                          Les filles

Pataud

Le chat

L’axe du pouvoir concerne la réalisation du mandat. Grâce à l’intervention des Adjuvants, le Sujet peut vaincre les Opposants.  La meute a besoin de son flair pour chasser le cerf. Les Opposants sont les filles, Pataud et le chat : ils essayent de dérouter les chiens pour qu’ils ne puissent pas trouver le cerf.

Au début du conte, les Opposant sont vainqueurs : le Sujet n’arrive pas à réaliser le désir du Destinateur.

 

SCHÉMA 2 :

DESTINATEUR

 

Le cerf

 

 

      OBJET

 

Sa vie

DESTINATAIRE

 

Le cerf

 

 ADJUVANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

      SUJET

 

La fuite

L’instinct de

survie

 

   OPPOSANTS

 

Le chasseur

La meute

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR  ________________   OBJET   _____________DESTINATAIRE

Le cerf                                               Sa vie                                             Le cerf

Le cerf  veut conserver sa vie.  Il ne veut pas être tué par le chasseur.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ____________________________________________    OBJET

La fuite

L’instinct de survie                                                                           La vie

L’instinct de survie va aider le cerf à s’enfuir.  Il doit conserver sa vie.

  • AXE DU POUVOIR :

ADJUVANTS  ____________     SUJET    _________________     OPPOSANTS

Les filles                                           L’instinct                                            Le chasseur

Pataud                                               de survie                                              La meute

Le chat                                               La fuite

Grâce à l’intervention des Adjuvants (les filles, Pataud et le chat), l’instinct de survie peut l’emporter sur les Opposants (le chasseur et la meute).

 

 

1.6. Le niveau thématique

 

Au niveau thématique, nous analysons les valeurs profondes, véhiculées implicitement par les textes :

 

1.6.1. PERSPECTIVE  PARADIGMATIQUE :  Les oppositions de valeurs.

Le carré sémiotique se constitue sur la base d’un axe sémantique, qui s’articule en deux valeurs contraires : S1 et S2.

 

S1 = Vie  _________________________________    S2 =  Mort

 

S1 =  La ferme   (culture)   ___________________  S2 =  La forêt (nature)

 

S1 =  Le travail    _____________________________   S2 =  La liberté

 

 

1.6.2. PERSPECTIVE SYNTAGMATIQUE :  Les parcours thématiques.

Les carrés sémiotiques de notre conte :

S1    ___________________________     S2

(vie)                                                          (mort)

 

S1    _____________________________   S2

(non-vie)                                                 (non-mort)

 

Dans ce premier carré sémiotique la vie et la mort sont présentées comme des valeurs opposées :  le cerf doit lutter pour sa vie, qui est son Objet de valeur. L’échec de sa lutte aura pour résultat la mort.

 

S1    _______________________________      S2

(la culture)                                                          (la nature)

 

S1  __________________________________    S2

(la non-culture)                                               (la non-nature)

 

Dans ce deuxième carré, les valeurs opposées sont la culture et la nature.  Pour le cerf, la culture représente la sécurité, l’amitié des filles et des animaux de la ferme. La nature, c’est la forêt, où il a vécu toute sa vie, où il se sent soi-même.

 

S1  _________________________________      S2

(le travail)                                                           (la liberté)

 

S1   ___________________________________   S2

(le non-travail)                                                       (la non-liberté)

 

Pour finir, dans le  troisième carré sémiotique, nous avons les valeurs opposées travail et liberté.  Le travail signifie pour le cerf la sécurité mais aussi le manque de liberté.

Mais, pour les parents, le travail est l’unique moyen de gagner leur vie.

 

2. ESSAI D’HERMENEUTIQUE

 

 « L’herméneutique a d’abord désigné la science des règles d’interprétation des textes bibliques, puis l’art d’interpréter les textes en général puis l’art de comprendre, de déceler ce qui n’est pas manifeste. On l’emploie souvent aujourd’hui comme synonyme d’interprétation, mais comme synonyme enrichi. Ce qu’il ajoute, c’est l’idée que l’interprétation doit franchir la distance culturelle qui nous sépare des textes en même temps que l’écart qui sépare le discours de ce qu’il doit dire.»  (Henri BouillardExégèse, Herméneutique et Théologie).

 

  • SÉQUENCE 1 :

Marinette et Delphine, deux fillettes qui habitent dans une ferme de la campagne française, jouent tranquillement dans la cour de leur maison quand, tout à coup, apparaît un cerf qui est en train de fuir un chasseur.

           « Ses flancs haletaient, ses pattes frêles tremblaient et il étais si essoufflé qu’il ne put parler d’abord ».

Le cerf est désespéré. Il est en péril de mort et demande l’aide des fillettes en suppliant :

           « Cachez-moi. Les chiens sont sur ma trace. Ils veulent me manger. Défendez-moi ! ».

Le péril  dans la forêt                    vs           La sécurité  dans la ferme

Les hommes qui chassent           vs         Les hommes qui protégent

Les adultes qui utilisent les animaux   vs   les enfants       qui                                                                                             sont leurs amis

(animal = moyen de vivre)                              (animal = ami pour jouer)

La réaction des fillettes est de l’apaiser, de le cajoler, mais le chat, qui est le personnage le plus raisonnable du conte, leur ordonne de cacher le cerf dans la maison le plus rapidement possible.

           « C’est bien le moment de s’embrasser ! Quand les chiens seront sur lui, il en sera bien plus gras !… »

Les sentiments       vs      La raison

(les filles)                                (le chat)

C’est le chien Pataud qui arrive le premier, avant la meute. Au début, les fillettes veulent lui faire croire qu’elles n’ont pas vu le cerf. Mais, à cause de son flair, on ne peut pas le tromper. Finalement, c’est le poussin qui va dire la vérité. Le poussin est un personnage innocent, il ne veut pas faire de mal mais, comme les enfants, il ne sait pas cacher la vérité.

Quelle est la valeur du mensonge ? Nous savons que la société condamne le mensonge mais  nous voyons que, parfois, mentir est accepté quand il s’agit de sauver la vie de quelqu’un.

La vérité       vs        La non-vérité justifiée

A l’arrivée de la meute, les filles, le chat et Pataud ont déjà décidé de la façon de la dérouter : par la flatterie elles gagnent la confiance des chiens et, trompés par l’arome des fleurs, ils ne retrouveront pas les traces du cerf.  L’astuce des fillettes sauve la vie du cerf à ce moment là.

           « Vous êtes si beaux, dit Marinette, que je veux vous faire un cadeau de mes fleurs. Jamais chiens ne les auront mieux méritées ».

 

  • SÉQUENCE  2 :

 Etant donné que les parents n’ont pas trouvé un bœuf à acheter, le chat a la bonne idée de proposer au cerf de se présenter le lendemain à la ferme.

           « Il faudrait d’abord savoir ce que tu sais faire, répondirent les parents ».

Pour les parents, avoir un cerf à la place d’un bœuf n’est pas un problème. Ils ont besoin d’un animal pour le travail, qui soit capable de jouer le même rôle que le bœuf. Le cerf a le courage de changer totalement sa façon de vivre en échange de la sécurité. Cela lui va coûter très cher car son corps n’est pas adapté au travail des champs. Il tient le plus  longtemps possible, mais un jour décide de s’en aller.

A la ferme, le cerf éprouve des sentiments opposés : il se sent très bien en compagnie des fillettes et des animaux, avec lesquels il se lie d’amitié. Mais il ne supporte pas le dur travail.

Etre                vs             Avoir

(l’amitié,                       (la sécurité,

la joie,                             la nourriture

le bonheur)                  une demeure)

 

  • SÉQUENCE 3 :

           « Delphine et Marinette n’eurent jamais non plus la permission d’accompagner le cerf, mais un dimanche après-midi, sous prétexte d’aller cueillir le muguet, elles le rejoignirent dans un endroit de la forêt où ils s’étaient donné rendez-vous. »

Les fillettes font une chose interdite : elles vont dans la forêt en sachant qu’elles n’ont pas l’autorisation de leurs parents.  Elles mentent pour la deuxième fois, mais cette fois non pour sauver la vie de personne, mais pour le plaisir.  Elles risquent les dangers de la forêt, mais c’est leur choix.

Cette sortie-fugue est très intéressante pour les filles, qui apprennent beaucoup des choses et rencontrent quelques animaux très sympathiques, comme, par exemple, la carpe, qui connaît leur mère depuis qu’elle était petite.

Le chien Pataud apparaît : « il fut très content d’apprendre qu’il travaillait à la ferme ». Il conseille au cerf de rester à la ferme pour toujours :

           « Toujours ? protesta le cerf.  Non, ce n’est pas possible. Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans  nos bois. »

Le chien veut le bien du cerf, mais le cerf doit choisir lui-même son destin. C’est comme les parents qui donnent des conseils à leurs enfants, mais pour ceux-ci le plus important est de vivre leur vie, de faire leurs expériences et leurs choix personnels.

Suivre des conseils                 vs               Faire sa propre expérience

Pour sa part, le chien manifeste son malheur :

           « Ah !  quel métier ! depuis que je vous connais, je ne peux pas dire combien il m’est pénible.  Si je pouvais, moi aussi, quitter la forêt pour aller travailler dans une ferme… »

Le chien a changé dans sa façon de considérer les animaux qu’il doit chasser : maintenant il éprouve des sentiments pour eux et il lui est difficile de les tuer.  Son métier ne lui plait plus et il désire en changer, mais il ne voit pas comment il pourrait le faire : « Je ne peux pas, soupira Pataud. Quand on a un métier, il faut bien qu’on le fasse. C’est ce qui compte d’abord. ».

Etre                                  vs                     Avoir

(en accord avec                               (un métier,

sa conscience)                                  une position dans la société)

 

  • SÉQUENCE  4 :

Dans cette séquence, le cerf doit prendre une décision : il ne supporte plus le travail  et il doit choisir entre la sécurité de la ferme et le danger de la forêt.  Il sait bien qu’il sera certainement chassé dans la forêt mais il décide d’y retourner. Le bœuf tente de s’enfuir avec lui mais il ne parvient pas à marcher dans la forêt. On voit que :

 

Le cerf appartient à la forêt     vs   Le bœuf appartient à la ferme

Le cerf ne peut pas travailler   vs     Le bœuf ne peut pas habiter

comme un bœuf à la ferme                  dans la forêt comme le cerf

Chacun a sa place dans le monde et on ne peut pas changer de position.

 

  • SÉQUENCE 5 :

           « Les petits ne voulaient pas croire que leur ami le cerf fût parti pour toujours. – Il reviendra, disaient-elles, il ne pourra pas toujours se passer de nous ».

Les fillettes sont très tristes après le départ du cerf. Elles pensent qu’il va revenir. Elles pensent que l’amour qu’il a pour elles est trop grand pour qu’il les abandonne comme ça.  Elles ne comprennent pas qu’il ne puisse pas vivre à la ferme.

L’espoir           vs         La réalité

Quand Pataud arrive avec la nouvelle de la mort du cerf, les fillettes pleurent, inconsolables. Mais elles ont un réconfort : elles sont sûres maintenant que le cerf avait de l’ affection pour elles : il a donné à Pataud une marguerite « Pour les petites », il m’a dit ».  Le cerf va rester pour toujours dans la mémoire des fillettes.

Finalement, après la mort du cerf, le chien prend la décision d’abandonner son métier et de rejoindre les fillettes à la ferme. C’est ce qu’il voulait faire au début, quand il avait rencontré les fillettes. Mais il n’en avait pas alors le courage. Il a fallu la mort de son ami pour qu’il puisse prendre la décision de changer de vie.

Le courage de changer           vs         l’inertie  de la vie   ( ? )

CONCLUSION

 

Dans « Le cerf et le chien », Marcel Aymé nous présente des problèmes que les hommes rencontrent dans leur vie quotidienne : ils doivent prendre des décisions, s’adapter à différents milieux sociaux, mentir, souffrir de la disparition d’un ami, faire un travail sans plaisir, prendre des risques pour un ami, avoir le courage de vaincre l’inertie de la vie …

Sa façon d’écrire est simple et claire. Ses contes sont destinés aux enfants mais seuls les adultes peuvent en trouver le sens profond.

Marcel Aymé a vécu son enfance à la campagne et c’est pour cette raison que ses contes se déroulent dans une ferme où les animaux sont des personnages humanisés.

***

Texte présenté par Mme Oriana

Certificat d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

L’intention de l’auteur dans « Le silence de la mer » de VERCORS

Silence

Introduction

Si l’importance du « Silence de la mer  » de Vercors comme oeuvre littéraire au service de la Résistance française est incontestable, il n’y a pas unanimité en ce qui concerne son interprétation. Lorsque Vercors adapte sa nouvelle pour le théâtre, en 1949, il l’enrichit de quelques répliques qui ont une fonction non seulement dramaturgique mais aussi d’explication : le silence des deux protagonistes français n’est ni d’indifférence ni de simple résistance passive. Leur mutisme constitue le prélude à une résistance dynamique. Deux ans plus tard, à la suite d’observations faites par certains amis aux dires desquels certains lecteurs pourraient lire dans le « Silence » une incitation à la réconciliation franco-allemande, l’auteur ajoute quelques lignes dans la réédition de 1951, afin d’écarter tout risque d’ambiguïté dans l’interprétation de l’oeuvre.
Pourquoi l’oeuvre la plus connue de Vercors, est-elle caractérisée par une telle ambiguïté qu’elle nécessite une explication ? Que voulait dire l’auteur ? Le but de ce travail est de tenter d’éclairer l’intention de l’auteur lui-même au moyen d’une analyse du texte à la lumière de certains faits biographiques.

La naissance de la Résistance dans l’esprit de Vercors

En 1940, Jean Bruller (Vercors) est replié avec son bataillon à Besayes, près de Romans. Pendant l’attente dans ce petit village, atterré par la manière dont les opérations avaient été menées, par l’incompétence, par la lâcheté, par l’esprit d’intrigue de nombreux officiers généraux, il s’abandonne au désespoir. C’est dans « Désespoir est mort« , le petit texte que Vercors a placé « en guise de Préface » au « Silence« , que l’auteur décrit son état d’esprit : il vivait un « infernal silence » jusqu’au moment où ce silence fut brisé par le rire et les mots encourageants de ses amis. Alors le désespoir « pervers et stérile » glissa de ses épaules « comme un manteau trop lourd. »

La genèse du « Silence de la mer »

Longtemps un pacifiste en réaction contre les horreurs de la guerre de 1914-1918, Vercors comprend finalement que le pacifisme n’est plus d’actualité face à l’Allemagne nazifiée. D’abord il se retire à Villiers-sur-Morin et, comme acte de résistance, il se promet de ne rien publier tant que la France sera occupée. Néanmoins, quelque temps plus tard, il assume un rôle plus actif dans un réseau de Résistance qui travaille en relation avec l’Intelligence Service. Avec la dissolution du réseau, l’écriture devient son arme de combat et il fonde une maison d’éditions clandestines : Les Editions de Minuit. Une année après son séjour à Besayes, pendant l’été de 1941, il rédige « Le Silence de la mer« , mais le livre n’est publié qu’en février 1942, en raison des difficultés d’impression de l’époque.

Diverses interprétations

Cependant, bien que son oeuvre soit considérée comme un manifeste de résistance à l’envahisseur, au moment de sa publication nombre de lecteurs remarquent que la résistance par le silence, qui semble être l’esprit de ce récit, est déjà dépassée. Ils interprètent le silence des deux Français envers l’officier allemand comme une forme de résistance passive.

Parallèlement à sa publication clandestine en France, le « Silence » est publié par « La Marseillaise« , journal des Français de Londres. On reproche à Vercors de n’avoir pas fait une peinture réaliste. Pour Arthur Koestler, l’histoire n’est pas crédible psychologiquement parlant et, sur le plan politique, il l’estime stupide et néfaste. On a de la peine à comprendre pourquoi les deux protagonistes français ont puni par un silence obstiné un Allemand aussi franchement anti-nazi. De plus, cet officier fait preuve d’un aveuglement extrême : comment accepter qu’un Allemand éclairé puisse être encore, en 1940, aussi ignorant des desseins du IIIème Reich? En revanche, les communistes en Algérie sont persuadés que ce récit, qui fait la part belle à un Allemand aussi sympathique, ne peut être l’oeuvre que d’un collaborationniste !

Le but de l’auteur

Mais que dit Vercors lui-même à propos du « Silence » ? Dans « La Bataille du Silence« , il décrit avec précision les débuts des Editions de Minuit ainsi que la genèse de ses propres textes. L’idée du « Silence » était d’affirmer la dignité de la France au moment où précisément elle en avait le plus besoin et où l’honneur lui faisait cruellement défaut. Aux yeux de Vercors, La France manquait au devoir de dignité. Le « Silence » n’était pas encore une littérature de combat mais une exploration subtile des circonstances de l’époque, une apologie destinée à ceux qui se sentaient déçus par ce qui se passait en France. Vercors était bien placé pour comprendre ces sentiments.
On a déjà dit qu’après la Première Guerre mondiale il était devenu pacifiste, mais il était aussi un partisan acharné de l’entente avec l’Allemagne, mettant tous ses espoirs dans la politique d’Aristide Briand. Plus tard, en 1981, il va d’ailleurs consacrer une « autobiographie » en hommage à Briand. Cependant, ses expériences à partir de 1938 le convainquent du danger de l’Allemagne nazifiée et surtout de la politique trompeuse de la main tendue adoptée dans les premiers temps de l’Occupation. En outre, il est choqué par l’affabilité des gens de son village à l’égard des soldats allemands qui y sont cantonnés. Loin donc d’être l’oeuvre d’un collaborationniste, le « Silence » peut être considéré comme un avertissement de Vercors à ceux qui, sans être des collaborateurs, se sont néanmoins laissés endormir par les propos rassurants du Maréchal, par la courtoisie de commande de l’occupant.


Une première analyse du texte

Une lecture naïve, linéaire, de ce sobre récit nous présente l’histoire d’un officier allemand, Werner von Ebrennac, qui est hébergé chez des Français, un homme et sa nièce. Toute l’histoire a pour thème la tentative de fraternisation de cet officier sensible et cultivé avec les Français et le silence obstiné de ses hôtes. Pourtant, une lecture plus attentive dissipe cette première impression, celle d’une histoire édifiante de résistance et ceci parce qu’aucun des protagonistes ne remplit la fonction qu’une telle interprétation tendrait à lui assigner. L’officier et la nièce sont tellement irréels comme personnages qu’on ne peut que leur attribuer une signification symbolique. Quant à l’oncle, ses réactions n’ont rien de si exemplaire comme actes de résistance qu’on puisse accepter l’interprétation de l’histoire édifiante. Il faut chercher une autre interprétation. La clé du mystère se trouve sûrement dans une meilleure appréciation du rôle de chaque personnage.

Première constatation : contrairement à ce que l’on pense, le rôle du narrateur dans ce récit n’est pas simplement celui du narrateur-témoin. Il ne reste pas en dehors des événements. Bien au contraire, il en est un protagoniste et Ebrennac s’adresse à lui autant qu’à sa nièce.
Deuxième constatation : Ebrennac ainsi que la nièce n’existent pour le lecteur que par l’intermédiaire de l’observation subjective du narrateur. Ils sont des projections de sa pensée. La nièce en particulier reste pendant tout le récit un personnage immatériel. Elle s’oppose à la fois à Ebrennac et à son oncle avec une dignité, une pureté, mais aussi une austérité qui fait d’elle « une statue animée » (p. 28, chapitre III) : la personnification de la France, ce qu’aurait dû être la France en 1941.
Le narrateur, en revanche, est un personnage réel, l’homme de 1941 humilié par la défaite, un Français cultivé et habile de ses mains, comme d’ailleurs l’était Vercors lui-même, dont la vie est bouleversée par l’occupation allemande et qui se trouve au carrefour entre la résistance et la collaboration. On voit ces deux tendances dans sa relation avec sa nièce et avec von Ebrennac. La nièce symbolise l’esprit de la France, plein de dignité, qui l’encourage à résister, von Ebrennac l’occupant, dont la courtoisie l’étonne et l’entraîne vers la collaboration. Des deux personnages symboliques, Ebrennac est le plus complexe car il représente le mensonge involontaire d’un Allemand dupé, qui vit dans l’illusion, mais aussi, indirectement, le mensonge volontaire des nazis et de Vichy.

On peut donc conclure que c’est le narrateur qui est le héros de ce récit.

Début d’une analyse sémiotique

Pour mieux comprendre le déroulement et le sens du récit, nous allons faire une analyse comparative entre la situation initiale et la situation finale du récit, avec pour Sujet d’état le narrateur. Entre les deux situations, initiale et finale, il y a un développement, une transformation de l’état du narrateur. On peut la représenter par l’axe sémantique suivant :

S ——————————–> t ——————————-> S’

situation initiale ———> transformation ——–> situation finale

La nouvelle commence par un court premier chapitre, l’avant-propos du récit, où est décrit le méfait, cause de la disjonction qui va caractériser la situation initiale du récit : l’invasion allemande. Verner von Ebrennac « fut précédé par un grand déploiement d’appareil militaire« . Le narrateur se résigne à cette invasion et à l’occupation forcée de sa maison qui en résulte. Il ne peut communiquer avec ces premiers envahisseurs que par des gestes.

Les oppositions figuratives

Il y a eu une dégradation de la condition du narrateur qui est symbolisée par la réquisition de son atelier par trois cavaliers et leurs chevaux. La bâtisse revient à son premier état de grange. Cependant, le matin du troisième jour de l’invasion, un jeune homme cultivé annonce l’arrivée imminente de l’occupant, Ebrennac : il demande des draps à la nièce « dans un français correct« . Au niveau figuratif, on peut décrire la relation entre les oppositions en jeu au moyen du  » triangle culinaire  » de Claude Lévi Strauss :

                                    jeune homme souriant + des draps

grange ( » nature « )                                 vs                             atelier ( » culture « )

cavaliers/troufions (état militaire)         vs                 narrateur (état civil)

 

Dégradation

Ce jeune homme cultivé, précurseur de l’officier, est la première indication que la dégradation subie à cause de l’occupation brutale pourrait par la suite être tempérée. Cet avant-propos, fortement symbolique, témoigne de la nature complexe et travaillée de l’oeuvre. On est loin ici d’une histoire réaliste, d’une simple documentation sur des événements.

Une analyse de la situation initiale

Le chapitre II, où est décrite la situation initiale, débute avec l’arrivée de l’occupant. Le narrateur est chez lui, avec sa nièce. Ils entendent « le bruit des talons sur le carreau« , ils voient « l’immense silhouette, la casquette plate« . C’est la nièce, la France personnifiée, « silencieuse… adossée au mur, regardant droit devant elle« , qui va ouvrir la porte de la maison à l’occupant. Le narrateur, par contre, reste « assis au fond de la pièce, relativement dans l’ombre« . Il attend et il observe.

Pourtant, la tonalité apparemment détachée de son dire, masquée par la feinte objectivité du témoignage, cache une subjectivité clairement visible dans ses descriptions, surtout celle qu’il consacre à Ebrennac. On est frappé par l’animalité du corps de l’officier dont les yeux, qui dans un premier temps paraissaient « clairs » au narrateur, se révèlent n’être « pas bleus comme [il] l’avait cru, mais dorés » au chapitre III. Malgré la courtoisie d’Ebrennac, le Français ne peut que ressentir la présence du loup, de l’agresseur qui se cache.

La nièce est aussi le sujet d’une minutieuse observation tout au long du récit, et ceci parce qu’elle est le point de référence du narrateur, la Patrie symbolisée, une forte présence qui tempère l’influence qu’exerce Ebrennac. Au chapitre VIII, le narrateur confie : « Je regardai ma nièce pour pêcher dans ses yeux un encouragement ou un signe« .

Cependant, il y a une autre présence, dès la situation initiale, un complément à la triade actorielle, dont le narrateur nous indique l’existence : le silence. Il s’agit d’un silence omniprésent, parlant, tangible dont les trois protagonistes se servent. Dans la situation initiale, ce silence « épais et immobile » signale l’indifférence, la passivité du narrateur et de sa nièce. Plus tard, au chapitre III, on voit clairement son aspect « immobile« , indiquant un manque total de réaction. N’ayant pas fermé la porte à clé pour éviter que l’officier n’entre dans les pièces qu’ils utilisent, le narrateur s’explique : « D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail – comme si l’officier n’existait pas,’ comme s’il eût été un fantôme« .

Ce silence-là constitue-t-il vraiment une forme de résistance au sens propre du terme ? Ebrennac n’est désorienté que momentanément. Ce silence, ce manque de réaction, n’est pour lui qu’une invite. Le narrateur lui-même admet que « les raisons de cette abstention ne [sont] très claires ni très pures« .

A la fin du chapitre II, le narrateur exprime son soulagement : « Dieu merci, il a l’air convenable. » On en comprend que ce qu’il désire, c’est tout d’abord une cohabitation paisible avec l’occupant. La libération du joug allemand est encore très loin pour lui. La nièce, par contre, « hausse les épaules« , geste négatif mais ambigu. La France ne laisse pas entendre sa voix.

Il y a donc une disjonction, dans l’énoncé d’état, entre le Sujet d’état (le narrateur) et ce qu’il désire, son Objet de valeur (une cohabitation paisible/la libération finale). Il vit donc dans la dysphorie. On peut représenter ainsi cette disjonction :

S V O

Analyse de la situation finale

La situation finale est décrite au chapitre VIII (la quatrième sous-séquence qui débute ainsi : « Ce fut trois jours plus tard  » jusqu’à la fin du récit). Beaucoup plus longue et très détaillée, on y trouve tous les indices de la transformation de l’état du narrateur. Il semble que cette transformation soit conjonctive . On aurait donc :

S /\ O.

 » Il (Ebrennac) était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale« .

Le narrateur est libéré de la présence de l’occupant. Pourtant, cet occupant n’était qu’Ebrennac et non pas l’Allemagne nazie. La transformation, est-elle vraiment conjonctive, et si oui, dans quel sens ? Nous allons faire une analyse des indices de la transformation subie.

Trois jours après l’incident à la Kommandantur, où un Ebrennac au visage «  pâle et tiré  » changé après son séjour à Paris, a évité de parler au narrateur, les deux protagonistes français entendent approcher  » le battement irrégulier des pas familiers « . Le narrateur se souvient du soir, six mois auparavant, où l’officier est arrivé chez eux. Il pleut, comme il pleuvait ce soir-là, et l’atmosphère est « froide et moite » dans la maison. La nièce a couvert ses épaules « d’un carré de soie imprimé où dix mains inquiétantes, dessinées par Jean Cocteau, se désignaient mutuellement avec mollesse « . On ne peut que penser à la lâcheté et à la récrimination mutuelle des collaborateurs. Le narrateur éprouve du regret et de l’inquiétude devant le changement qu’il a constaté en Ebrennac, et ceci parce qu’après  » plus de cent soirées d’hiver  » en compagnie de l’officier, il l’admire : au point que  » jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage… » (chapitre VI, p.38).

Pourtant, il semble reconnaître, au moins inconsciemment, le danger qu’Ebrennac constitue pour eux car il poursuit :  » …parfois il laissait ce silence envahir la pièce et la saturer jusqu’au fond des angles comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s’y trouvait le plus à l’aise  » .

Les pas irréguliers d’Ebrennac, forts et faibles, sont un avertissement de ce danger. La personnalité d’Ebrennac manque de cohérence. Son côté fort, héritage de son père, de l’Allemagne humiliée, croit au mariage franco-allemand, mais au prix de la guerre  » Je ne regrette pas cette guerre  » (chapitre III, p. 29). Il porte en lui la douleur, la honte de la défaite de la Première Guerre mondiale, d’où la référence au  » gaz pesant et irrespirable « . Juxtaposé à cette Allemagne dure, trop masculine, il y a le côté « faible » du musicien, du romantique qui pense que de cette guerre  » il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne et pour la France. » (p. 29).

Jusqu’au moment de son voyage à Paris, il croit sincèrement qu’on peut  » vaincre le silence de la France « , exactement comme la Bête a conquis le coeur de la Belle dans le conte :  » Aussitôt la Bête se transforme, le sortilège qui la maintenait dans ce pelage barbare est dissipé : c’est maintenant un chevalier très beau et très pur, délicat et cultivé…(…) Leur union détermine un bonheur sublime. Leurs enfants…sont les plus beaux que la terre ait portés.  » (chapitre IV, pp. 33-34). Telle est la mesure de son illusion !

A Paris, les  » hommes victorieux  » ont ri de lui, disant :

 » La politique n’est pas un rêve de poète.(…) nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera.(…) Son âme surtout  » (p. 53).

Ce dernier soir chez les Français, Ebrennac va se plaindre :

«  Ils m’ont blâmé …  » (…)Vous voyez combien vous l’aimez ! Voilà le grand Péril ! Mais nous guérirons l’Europe de cette peste ! »

Ebrennac frappe à la porte :  » trois coups pleins et lents, les coups assurés et calmes d’une décision sans retour  » puis il attend. Il va partir pour le front,  » Pour l’enfer « . Il constitue un danger, autant pour les projets de l’Allemagne nazie que pour la France. Il va mourir.  » Il n’y a pas d’espoir  » , leur répète-t-il. Les nazis le condamnent à se suicider : son devoir ! Le silence qui tombe est de désespoir total, comme l’ infernal silence que Vercors a vécu dans « Désespoir est mort« .

Il n’y a plus  » la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent  » comme  » sous les silences d’antan  » , il n’y a  » qu’une affreuse oppression  » , le silence total de la mer.

 » Avec une fixité lamentable  » Ebrennac regarde encore une fois, comme au début, l’ange de bois sculpté au-dessus de la fenêtre. Il cherche une inspiration auprès de  » l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste  » mais c’est dans l’  » Adieu  » de la nièce qu’il trouvera le soulagement. La France, la mère dont il a besoin, cette France dont il a dit : la  » richesse, sa haute richesse, on ne peut la conquérir. Il faut la boire à son sein » va finalement rompre le silence et lui parler.

Le sens de la transformation conjonctive

Soulagé et en uniforme –  » Je dirais volontiers qu’il était plus que jamais en uniforme  » – Ebrennac part pour entraîner avec lui dans la mort l’Allemagne nazie, car, désabusée de l’illusion dangereuse d’une cohabitation fructueuse avec cette Allemagne-là, la France peut désormais lutter pour sa libération : tel est le sens de la transformation conjonctive.  » Le Silence de la mer  » n’est pas une injonction à la résistance passive mais une injonction à la résistance tout court. L’homme de 1941, représenté par le narrateur du récit, doit oublier toute idée d’un rapprochement franco-allemand. L’Allemagne nazie est un péril pour la France et pour l’humanité entière. Il n’y a rien dans ce récit qu’on puisse attribuer à un collaborationniste.

Vercors a le courage de parler franchement de ses espoirs d’autrefois en une entente franco-allemande et de les dissiper par le biais d’une analyse de la réalité de la France occupée, qui prend ici la forme d’un conte. C’est un avertissement contre toute forme de collaboration, d’autant plus efficace qu’il sort de la bouche d’un officier allemand qui découvre les vrais desseins de son pays, celle d’un personnage raffiné, francophile et anti-nazi, comme l’étaient d’ailleurs beaucoup d’officiers de la Wehrmacht. L’auteur nous met doublement en garde : il faut se méfier même de ces officiers.

L’Adieu de Vercors

Quand le narrateur rompt le silence en disant  » Entrez, monsieur  » , il invite l’homme, l’Allemand et non pas l’officier ennemi. A cet instant, il parle pour Vercors comme il le fait à la fin, quand il dit :  » la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante  » : une illusion souriante déjà en train de se dissiper :

 » Il n’avait pas bougé. Il était toujours immobile, raide et droit dans l’embrasure de la porte, les bras allongés comme s’ils eussent eu à porter des mains de plomb, et pâle, – non pas comme de la cire, mais comme le plâtre de certains murs délabrés : gris, avec des taches plus blanches de salpêtre. »

Et avec l' » Adieu  » de la nièce, l’auteur dit adieu à tous les espoirs qu’il avait mis dans la politique d’entente.

Une affirmation de dignité

 » Le silence de la mer  » se voulait une affirmation de la dignité de la France. Personnification de la France, la nièce influence le comportement et les décisions de l’oncle et d’Ebrennac. A plusieurs reprises, c’est elle qui décourage le narrateur :

 » Je toussai un peu et je dis :  » C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot.  » Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir.  » (chapitre III, p. 29).

Dans le dernier chapitre, son regard est devenu  » un regard transparent et inhumain de grand-duc « . A Ebrennac elle présente un  » visage impitoyablement insensible  » : c’est le signe qu’elle n’accepte aucune forme de collaboration.

Néanmoins, le narrateur – lui aussi – fait preuve de dignité. En effet, quand, au dernier chapitre, Ebrennac frappe à la porte mais attend une réponse, le narrateur se dit :

«  Pourquoi ce changement ? Pourquoi attendait-il que nous rompions ce soir [le] silence… Quels étaient ce soir, – ce soir, – les commandements de la dignité ? « 

Pendant l’occupation forcée, ils ont préservé leur dignité par le silence d’indifférence, mais à l’homme Ebrennac, à celui qui a finalement vu l’affreuse réalité, faut-il refuser une parole ? C’est de cette dignité aussi – de la dignité d’un peuple sensible et cultivé – que Vercors parle, de la dignité d’un homme qui dit :

 » je ne puis sans souffrir offenser un homme, fût-il mon ennemi.  » (chapitre III, p. 25).

Conclusion

Au dernier tableau que le récit nous présente, la nièce et le narrateur boivent leur lait matinal «  en silence « , un silence de compréhension, de complicité mais aussi de chagrin. En envoyant Ebrennac à la mort, Vercors a affirmé la nécessité, pour sauver la France, de sacrifier tout espoir d’une entente quelconque avec les Allemands. Il faut une résistance absolue. «  Dehors luisait au travers de la brume un pâle soleil : l’espérance de la Libération. Ecoutons la dernière remarque du narrateur :  » Il me sembla qu’il faisait très froid. »

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Helen HARDY dans le cadre du séminaire de littérature de M. J.-L. Beylard-Ozeroff
(Diplôme d’Etudes Françaises)

« Une aventure parisienne » : une nouvelle de Guy de Maupassant

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INTRODUCTION

Le texte

L’objet de l’analyse est un texte de Guy de Maupassant qui s’intitule Une aventure parisienne. Il s’agit d’un conte sensuel qui « a paru d’abord dans Gils Blas, le 22 décembre 1881, sous le titre « Une épreuve » et signé Maufrigneuse. Il a été recueilli dans les premières éditions de  Mademoiselle Fifi  (Bruxelles, Kistemaeckers, 1882; Paris; Havard, 1883) et repris, sous le titre « Une épreuve », par La Vie populaire, le 14 août 1884[1].

L’analyse porte sur le texte de la deuxième édition de Mademoiselle Fifi.

L’analyse

L’objectif de l’analyse est de retracer les étapes de la production du sens dans le texte. Ainsi, l’analyse se développe sur deux niveaux :

  1. le niveau de surface;
  2. le niveau profond.

L’analyse du niveau de surface a pour objet la forme et le contenu du discours. Il s’agit de :

  1. décrire et nommer les programmes narratifs qui manifestent les réalisations particulières de la séquence narrative canonique;
  2. identifier et définir les parcours figuratifs, les configurations discursives et les rôles thématiques qui sont pris en charge et ordonnés par les programmes narratifs.

(1) et (2) correspondent respectivement à l’analyse narrative et à l’analyse discursive.

L’analyse du niveau profond porte sur la forme de la signification. Il s’agit de :

  1. décomposer les figures des parcours figuratifs en valeurs minimales du sens qui sont appelées .sèmes »;
  2. dénommer les isotopies sémiologiques et l’isotopie sémantique qui sont produites respectivement par la redondance de catégories sémiques nucléaires et par la redondance de catégories sémiques classématiques.
  1. décrire et représenter le réseau de relations qui effectue un classement des valeurs du sens selon les relations qu’elles entretiennent;
  2. décrire et représenter le système d’opérations qui organise le passage d’une valeur à l’autre.

L’analyse du niveau profond est donc composée d’une analyse sémique, d’une analyse des isotopies et d’une description et d’une représentation d’un réseau de relations et d’un système d’opérations.

LE NIVEAU DE SURFACE

  1. ANALYSE NARRATIVE

Le texte est composé d’un discours englobant et d’un récit englobé. L’objet de l’analyse narrative est de décrire les programmes narratifs : opérations narratives et rôles actantiels.

L’analyse s’appuie sur la séquence narrative canonique:

  1. La manipulation est la phase du faire‑faire. Cette phase met en place un destinateur qui fait faire et un sujet opérateur qui fait être. Par ailleurs, le sujet opérateur devient sujet compétent du devoir-faire et/ou du vouloir‑faire, et accepte de réaliser la performance du programme narratif envisagé.
  1. La compétence est la phase de l’être du faire. Dans cette phase, le sujet opérateur acquiert la compétence nécessaire à la réalisation de la performance du programme narratif: Il devient sujet compétent du savoir‑faire et/ou du pouvoir‑faire.
  1. La performance est la phase du faire‑être. Dans cette phase, le sujet opérateur réalise la performance qui transforme la relation entre le sujet d’état et l’objet‑valorisé.
  1. La sanction est la phase de l’être de l’être. Dans cette phase, le destinateur interprète et évalue la performance du sujet opérateur et le sujet d’état interprète et évalue son état transformé.

1.1.     Discours englobant

De « Est‑il un sentiment plus aigu » à « platement honnête jusque‑là. »

Le discours englobant met en place un sujet opérateur qui est dans l’obligation de communiquer un savoir pour étayer un argument.

Le sujet opérateur est figuré par « je« . Il est sujet compétent du devoir‑faire et du vouloir‑faire. Le devoir‑faire est manifesté par les figures « je parle ». Elles introduisent un argument pour appuyer une assertion. Le vouloir‑faire est enregistré par les figures « je veux dire ». Elles annoncent l’étayage d’un argument et manifestent l’acceptation du contrat. Le sujet opérateur accepte de réaliser la performance du programme narratif et raconte l’aventure d’une petite provinciale. Le pouvoir‑faire est présupposé. Il correspond à l’objet de communication, « l’aventure d’une petite provinciale ».

Le destinateur des valeurs modales virtuelles, le /devoir‑faire/ et le /vouloir‑faire/, est le « narrateur » selon le paraître et l' »argumentation » selon l’être.

Le tableau ci‑dessous résume les opérations narratives qui organisent le discours dans le discours englobant.

 

Programme Narratif
Manipulation argumentation

acceptation du contrat

Compétence savoir + /devoir-faire/ + /vouloir-faire/
Performance raconter l’aventure d’une petite provinciale

 

1.2.     Récit englobé

Séquence 1 : de « Sa vie, calme en apparence » à « des mystères d’amour prodigieux. »

Cette séquence est une expansion figurative de l’état initial. Elle met en place un sujet d’état et un objet de valeur et s’étend sur la relation de disjonction entre les deux actants :

S1 V O                        où                       S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

 

De « Sa vie, calme en apparence » à « elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu » : ce passage correspond à un énoncé d’état disjoint. Le sujet d’état est figuré par « elle« , une anaphore qui renvoie à la figure « une petite provinciale » dans le discours englobant. L’objet valorisé est pris en charge par la valeur « aventure« . Cette valeur se manifeste avec les figures ci-après : « Paris« , « fêtes« , « toilettes« , « joies« . La relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé est enregistrée par des figures du comportement qui manifestent le vouloir‑être : « songer« , « Iire », « entrevoir« , « apercevoir« .

Le passage sur les longues nuits de rêve et sur les boulevards et maisons de Paris étend l’expansion figurative. Les figures ci‑après manifestent le vouloir‑être et enregistrent la relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé : « songer », « se figurer », « sembler être« . Les figures de « débauche » :  » continuelles débauches « , « orgies antiques épouvantablement voluptueuses« , « raffinements de sensualités« , convergent vers la valeur « aventure », soit l’objet de valeur.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état :            elle

Objet valorisé :            aventure

 

Séquence 2 : de « Elle se sentait vieillir cependant » à « et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule. »

Cette séquence est la phase de manipulation d’un programme narratif qui vise une aventure à Paris.

Elle met en place un destinateur et un sujet opérateur d’une performance conjonctive:

F (S2) = [ ( S1 V 0 ) ‑> ( S1 Λ 0) ]

      F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

De « Elle se demandait si » à « tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes. » : cet énoncé manifeste une opération de persuasion qui porte sur la qualification du destinataire de la manipulation comme sujet opérateur du PN envisagé « aventure ». Ce faire persuasif est pris en charge par « elle« . Il porte un jugement positif sur la compétence du sujet opérateur : « elle » peut monter à Paris, rencontrer un homme connu et avoir une aventure.

« Elle » n’est que le destinateur selon le paraître : « elle se demandait ». Le destinateur selon l’être est la « routine ». Cette valeur apparaît sous les figures qui décrivent le bonheur du foyer et sous les figures qui définissent « jolie ».

De « Avec une longue persévérance » à « et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule » : cet énoncé enregistre le vouloir‑faire et l’acceptation du contrat par le sujet opérateur.

De manière schématique, les rôles actanctiels sont :

Destinateur :           la routine selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :            elle

Objet modal :           /vouloir‑être/

 

Remarques

  1. La communication de l’objet modal est à la fois transitive et réfléchie; dans le premier cas, des acteurs différents assument les rôles du destinateur et du sujet opérateur; dans le deuxième cas, le même acteur assume les rôles du destinateur et du sujet opérateur.
  2. La réalisation du PN « aventure » implique une performance d’appropriation : le même acteur assume les rôles du sujet d’état et du sujet opérateur.

 

Séquence 3 : de « Sitôt arrivée » à « les mystères d’une religion persécutée. »

Cette séquence est la phase de compétence du PN « aventure ». Le sujet opérateur devient sujet compétent du savoir‑faire et du non‑pouvoir‑faire.

Dans les paragraphes (1) et (2), le sujet opérateur prévoit et programme les opérations nécessaires à la réalisation du PN « aventure ». Il se déplace vers les lieux où il réalisera la performance de son PN et se met à la recherche d’un homme connu qui l’aidera à réaliser la performance de son PN. Le déplacement et la recherche manifestent le savoir‑faire.

Dans le paragraphe (3), le sujet opérateur poursuit sa recherche sans succès. Les figures des lieux fermés : « temples », « caverne », « catacombes » et les figures de la négation: « jamais rien ne», « rien ne« , enregistrent le non‑pouvoir‑faire.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet opérateur :           elle

objets modaux  :          /savoir‑faire/ + /non‑pouvoir‑faire/

 

Séquence 4 : de « Ses parents » à « quand le hasard vint à son aide. »

Dans cette séquence, la sanction débouche sur la manipulation.

De « Ses parents » à « ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. » : cet énoncé manifeste une opération d’interprétation qui porte sur la non‑réalisation de la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par le « narrateur ». Il porte sur le sujet opérateur: « elle » à qui manque la compétence nécessaire pour réaliser la performance du PN « aventure ».

« Elle, désespérée, songeait à s’en retourner » : cet énoncé fait état d’une décision du sujet opérateur pour la suspension du PN « aventure » et pour la poursuite du PN « vie conjugale ».

Le sujet opérateur du PN « vie conjugale » est sujet compétent du devoir‑faire et du non‑vouloir‑faire. Le devoir‑faire est figuré par la valeur « échec ». Cette valeur apparaît sous l’énoncé suivant: : « Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. » La qualification « désespérée » enregistre le non‑vouloir‑faire.

La concomitance du devoir‑faire et du non‑vouloir‑faire traduit une résistance active du sujet opérateur au destinateur. Le destinateur est « elle » selon le paraître : « elle songeait à s’en retourner« , et, l’ « échec » selon l’être : « ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. »

La suite du récit montre que le PN  » vie conjugale » reste virtuel.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Destinateur :            échec selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur  :          elle

Objets modaux  :           /devoir‑faire/ + /non‑vouloir‑faire/

 

Séquence 5 : de « Un jour, comme elle descendait » à « s’il eût été seul dans un désert. »

Cette séquence est un énoncé d’état initial pour un PN d’usage. Elle met en place un sujet d’état

disjoint d’un objet valorisé :

S1 V O                        où                         S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

Le PN d’usage vise une relation avec un homme renommé afin que le sujet opérateur puisse réaliser la performance principale du PN « aventure ». Le PN d’usage « nouer une relation » correspond à la performance de qualification du PN « aventure » : la performance par laquelle le sujet opérateur du PN « aventure » devient sujet compétent du pouvoir‑faire.

Le sujet d’état et l’objet valorisé sont figurés respectivement par « elle » et « une rencontre« . Les figures ci‑après enregistrent le vouloir‑être et la relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé: « Le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. »

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état  :          elle

Objet valorisé  :           une rencontre

 

Séquence 6 : de « Elle était entrée tremblante » à « n’est pas la première venue. »

Cette séquence est la phase de manipulation du PN d’usage « nouer une relation ». Elle instaure un destinateur et un sujet opérateur d’une performance de conjonction :

F (S2) => [ ( S1 V 0 ) → ( S1 Λ 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

La manipulation se manifeste avec une opération de persuasion portant sur la qualification du destinataire de la manipulation comme sujet opérateur : « Elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin! « . Ce faire persuasif est pris en charge par « elle« . Il porte un jugement positif sur la compétence du sujet opérateur : « elle » peut entrer dans le magasin, aborder Jean Varin et faire sa connaissance.

« Elle » est le destinateur selon la paraître : « elle ne se demandait pas« . La « célébrité du nom de l’écrivain » est le destinateur selon l’être : « C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin! ».

Le sujet opérateur est figuré par « elle« . Il est sujet compétent du vouloir‑faire. L’énoncé ci‑après manifeste le vouloir‑faire et enregistre l’acceptation du contrat par le sujet opérateur : « Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança: « .

De manière schématique, les rôles actantiels sont:

Destinateur  :          célébrité du nom de l’écrivain selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :           elle

Objets modaux  :          /savoir-faire/ + /vouloir‑faire/

 

Remarques

  1. La communication de l’objet est à la fois transitive : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par des acteurs différents, et réfléchie : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par le même acteur.
  2. La réalisation du PN d’usage implique une performance d’appropriation : le sujet opérateur et le sujet d’état sont figurés par le même acteur.

 

Séquence 7 : de « Elle eut alors un mouvement » à « La chose lui parut si drôle qu’il accepta. »

Cette séquence est la phase de performance du PN d’usage. Le sujet opérateur réalise le faire et le sujet d’état passe d’un état disjoint à un état conjoint :

F (S2) = [ ( S1 V 0 ) ‑‑> ( S1 Λ 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

Trois activités composent la performance :

  1. se présenter;
  2. faire connaissance;
  3. donner rendez‑vous.

La communication de l’objet valorisé est une opération réfléchie : l’acteur « elle » assume le rôle de sujet opérateur et le rôle de sujet d’état disjoint dans l’état initial et conjoint dans l’état final. L’acteur s’attribue à lui‑même l’objet valorisé.

Le pouvoir‑faire est présupposé. L’audace aide le sujet opérateur à réaliser la performance du PN d’usage. Elle fait figure de l’adjuvant. Les conventions sociales s’opposent au sujet opérateur dans la réalisation du PN d’usage. Elles font figure de l’opposant.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final :           elle

Sujet opérateur :           elle

Objet valorisé :           une rencontre

Adjuvant :           l’audace

Opposant :           les conventions sociales

 

Séquence 8 : de « Elle demanda » à « Ils ne se comprirent pas, pas du tout. »

Cette séquence marque la reprise du PN « aventure ». Elle correspond à la phase de performance. Le sujet opérateur réalise la performance principale et le sujet d’état passe d’un état de disjonction à un état de conjonction avec l’objet valorisé :

F ( S2 ) => [ ( S1 V 0 ) ‑‑‑> ( S1 Λ 0 ) ]

Où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

Sl = sujet d’état

0 = objet valorisé

Six activités composent la performance principale :

  1. se promener au Bois de Boulogne;
  2. prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard;
  3. dîner au café Bignon;
  4. aller au théâtre du Vaudeville;
  5. rentrer chez l’écrivain;
  6. faire l’amour.

La communication de l’objet valorisé est une opération réfléchie : « elle » assume le rôle de sujet opérateur et le rôle de sujet d’état disjoint dans l’état initial et conjoint dans l’état final. « Elle » s’attribue à elle‑même l’objet valorisé.

Le pouvoir‑faire est présupposé. Il correspond à l’objet‑valeur du PN d’usage : « une rencontre ». Le rituel parisien aide le sujet opérateur à réaliser la performance du PN « aventure ». Il fait figure de l’adjuvant. Le code social s’oppose au sujet opérateur dans la réalisation du PN « aventure ». Il fait figure de l’opposant.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final :           elle

Sujet opérateur :           elle

Objet valorisé  :          l’aventure

Adjuvant    :         le rituel parisien

Opposant   :         le code social

 

Séquence 9 : de « Alors il s’endormit  » à « coulait d’un coin de sa bouche entrouverte. »

Dans cette séquence, la sanction débouche sur la manipulation. Le récit passe du PN « aventure » au PN « séparation » et instaure un destinateur et un sujet opérateur d’une performance disjonctive.

« Elle, immobile, songeait aux nuits conjugales  » : cet énoncé manifeste une opération d’interprétation qui porte sur la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle« . Il porte sur l’état consécutif à la performance du PN « aventure » : l’état transformé inspire au sujet d’état le non‑vouloir‑être. Ce même énoncé fait état d’une décision du sujet opérateur pour un changement de programme : il envisage le PN « séparation » suite à la fin du PN « aventure ».

La description du sommeil et du physique de l’écrivain et la qualification « navrée » manifestent aussi une opération d’interprétation qui porte sur la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle« . Il porte sur la relation entre le sujet opérateur et la performance : le sujet opérateur éprouve un sentiment de remords face à sa performance.

Dans le cadre du PN « séparation », « elle » est le destinateur selon le paraître : « elle songeait aux nuits conjugales« , et le « remords » est le destinateur selon l’être : les figures de la description du sommeil et du physique de l’écrivain et la qualification « navrée« , enregistrent cette valeur. Le vouloir‑faire est manifesté par les figures « elle songeait aux nuits conjugales« .

De manière schématique, les rôles actantiels pour le PN « séparation » sont :

 

Sujet d’état  :          elle

Objet valorisé  :          l’aventure

Destinateur  :          le remords selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :           elle

Objet modal :           /vouloir‑faire/

 

Remarques

  1. La communication de l’objet valorisé implique une performance de renonciation : le sujet opérateur se disjoint lui‑même de l’objet valorisé.
  2. La communication de l’objet modal est à la fois transitive : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par des acteurs différents, et réfléchie : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par le même acteur.

 

Séquence 10 : de « L’aurore enfin glissa » à  » se jeta dans la rue. »

Cette séquence est la phase de performance du PN « séparation ». Le sujet opérateur réalise le faire et le sujet d’état passe d’un état de conjonction à un état de disjonction avec l’objet valorisé.

F (S2) = [ ( S1 Λ 0 ) ‑‑> ( S1 V 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

 

La performance comporte trois étapes :

  1. le départ discret manqué;
  2. l’explication;
  3. le départ hâtif.

La compétence est présupposée. La « honte » fait figure de l’adjuvant. Cette valeur est enregistrée par des figures du comportement : « rester debout« , « balbutier », « ne pas répondre« , « se rapprocher doucement » et par des figures de qualification : « confuse« , « rougissante comme une vierge« . Le « code de rapports amoureux » fait figure de l’opposant. Ce code est manifesté par le comportement de l’écrivain : il retient la femme et lui demande d’expliquer son comportement de la veille.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final  :          elle

Sujet opérateur  :          elle

Objet valorisé   :         l’aventure

Adjuvant  :          la honte

Opposant   :         le code des rapports amoureux

 

Remarque

La communication de l’objet valorisé correspond à une performance de renonciation : le sujet se disjoint lui‑même de l’objet valorisé.

 

Séquence 11 : de « L’armée des balayeurs » à « dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota. »

Cette séquence est la phase de sanction du PN « séparation ». Elle comporte un procès du faire interprétatif.

« Il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout ses rêves surexcités » : cet énoncé correspond à une opération d’interprétation qui porte sur l’objet communiqué dans la réalisation du PN « séparation ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle ». Il porte sur l’objet : la valeur de l’objet (aventure) s’est anéantie.

 

Bilan du récit englobé

Le discours du récit englobé est organisé par quatre programmes narratifs :

  1. PN1 = « aventure »;
  2. PN2 = »vie conjugale »;
  3. PN3 = « nouer une relation »;
  4. PN4 = « séparation ».

Les PN (1), (2) et (4) sont des programmes complexes. Ils enregistrent les transformations de la relation entre « elle » et l »‘aventure ». Les PN (1) et (4) se focalisent respectivement sur une performance de conjonction et sur une performance de disjonction. Le PN2 est un programme virtuel. Le PN3 est le programme d’usage du programme narratif complexe PN1. Il enregistre la transformation de la relation entre « elle » et une « rencontre » et se focalise sur une performance de conjonction.

Les tableaux ci‑après rappellent les rôles actantiels qui correspondent aux transformations dans les programmes narratifs. « Elle » assume les rôles du sujet d’état et du sujet opérateur sur les quatre programmes.

 

Programme narratif 1 : aventure

Manipulation routine de la vie conjugale

acceptation du contrat

Compétence 1. savoir
2. vouloir-faire
3. savoir-faire + non-pouvoir-faire
4. pouvoir faire
Performance appropriation

 

Programme narratif 2 : vie conjugale

Manipulation échec apparent de la recherche
Compétence devoir-faire + non-vouloir-faire
Performance retourner dans sa province et rester une chaste épouse

 

Programme narratif 3 : nouer une relation

Manipulation célébrité du nom de l’écrivain
acceptation du contrat
Compétence 1. savoir
2. vouloir-faire
Performance appropriation

 

Programme narratif 4 : séparation

Manipulation remords
Compétence présupposée
Performance renonciation

 

Dans la manifestation du récit, les PN se suivent ainsi : PN1 → PN2 → PN3 → PN1 → PN4. Les PN (1), (2), et (4) ne réalisent pas un état final positif. La dysphorie apparaît sous les figures du désespoir, du remords et du vide que manifestent les performances du faire interprétatif et qui convergent vers la tristesse. Le PN3 réalise un état final positif. L’euphorie (ou la joie) se retrouve sous la relation de conjonction entre le sujet d’état et l’objet‑valeur. Les PN (1), (2) et (4) se rejoignent sur la valeur « tristesse » et le PN3 se retrouve sous la valeur « joie ».

PN (joie)             PN (tristesse)

PN 3      <———>   PN 1  —>  PN 2 —>  PN 4

(nouer une relation) <———>    (aventure)  —   (vie conjugale)  —  (séparation)

 

  1. ANALYSE DISCURSIVE

 

L’analyse discursive a pour objet de repérer

  1. les parcours figuratifs : les figures et les relations qu’elles entretiennent entre elles;
  2. les configurations discursives : les réseaux relationnels entre les parcours figuratifs;
  3. les rôles thématiques : les résumés‑condensations des parcours figuratifs.

Discours englobant

Le discours englobant met en place et déploie une configuration : « argumentation ». Trois parcours figuratifs en ordonnent les figures : « proposition », « argument », « justification ».

La « proposition » se manifeste avec la forme et non pas le contenu du discours : une phrase interrogative, une phrase exclamative et une assertion, au début du discours englobant.

L »‘argument » apparaît sous :

  1. une figure du comportement à caractère argumentatif : « parier »; cette figure introduit l’argument qui appuie la proposition;
  2. des figures de la composition linéaire: « l’un », « l’autre », « le dernier’; chaque figure introduit une preuve.

La « justification » se retrouve sous une figure du comportement à caractère argumentatif : « vouloir dire ». Cette figure annonce l’étayage de l’argument et indique le moyen d’étayage : le narrateur se sert de la description narrative pour étayer son argument.

 

Récit englobé

Séquence 1

Le récit s’ouvre avec deux configurations qui dressent le portrait de la « petite provinciale » avant I’aventure à Paris : « milieu », « états affectifs ».

La configuration « milieu » se déploie avec un parcours figuratif : « milieu familial ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures socio‑démographiques : « ménage », « mari », « enfants », « femme ». Il décrit une femme qui est « épouse » et « ménagère ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec trois parcours figuratifs : « agitation », « rêverie », « délaissement ».

  • L »‘agitation » apparaît sous des figures qui décrivent une femme en proie à des émotions violentes : « son coeur frémissait d’une curiosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu », « faisait bouillonner ses désirs« . Ce parcours figuratif se rapporte au rôle thématique « agitée ».
  • La « rêverie » est décrite avec des figures qui enregistrent une activité mentale excessive et incontrôlée : « songer a Paris« , « lire avidement les journaux mondains« , « entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes« , « apercevoir Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu« . Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « rêveuse ».
  • Le « délaissement » se manifeste avec la description du sommeil du mari de la « petite provinciale »; des figures du comportement: « songer », « se figurer »; des figures désignant les objets désirés : « hommes connus« , « débauches continuelles« , « orgies antiques« , « raffinements de sensualité« . Ce parcours figuratif décrit une « épouse délaissée » qui se laisse aller à la rêverie pour soulager sa souffrance.

Séquence 2

Le récit se poursuit avec deux configurations : « arguments pour une aventure », « aventure ».

Quatre parcours figuratifs succincts ordonnent les figures de la première configuration : « ennui », « solitude », « insatisfaction », « curiosité ».

  • Le parcours « ennui » apparaît sous des figures de « désoeuvrement » : « se sentir vieillir », «  vieillir sans rien connaître de la vie », ainsi que sous des figures de « monotonie » : « occupations régulières« , « monotones« , « banales« .
  • Le parcours « solitude » décrit une femme qui vit « enfermée » et « isolée« . Il se manifeste avec une épithète : « conservée comme un fruit d’hiver dans une armoire close« .
  • Le parcours « insatisfaction » se retrouve sous quatre figures qui convergent vers un besoin inassouvi : « rongée », « ravagée », « bouleversée« , « ardeurs secrètes« . Il correspond au rôle thématique « insatisfaite ».
  • Le parcours « curiosité » se trouve décrit avec des figures qui enregistrent une hypothèse : « elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu … sans s’être jetée« . Il se rapporte au rôle thématique « curieuse ».

Un parcours figuratif ordonne les figures de la deuxième configuration :  » départ ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures du comportement : « préparer un voyage à Paris« , « inventer un prétexte« , « se faire inviter par des parents« , « partir seule« . Il se rapporte au rôle thématique « rusée ».

Séquence 3

Dans cette séquence, la « petite provinciale » devient « une femme qui cherche désespérément « un homme connu ».

Ce rôle thématique se rapporte à la configuration « aventure » et au parcours figuratif « recherche ». Il apparaît sous des figures du comportement : « chercher« , « parcourir les boulevards« , « sonder de l’oeil les grands cafés« , « lire attentivement la petite correspondance du Figaro« , et sous des figures des lieux privés : « temples« , « caverne« , « catacombes« .

Séquence 4

Cette séquence reprend les configurations « milieu » et « états affectifs ».

La configuration « milieu » se déploie avec le parcours « milieu social ». Ce parcours figuratif se manifeste avec les figures « parents » et « petits bourgeois » et se rapporte au rôle thématique « petite bourgeoise ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « désespoir ». Ce parcours figuratif apparaît sous une figure de qualification : « désespérée« , et sous une figure du comportement: « songer à s’en retourner« . Il correspond au rôle thématique « désespérée ».

Séquence 5

Cette séquence dresse le portrait de l »‘écrivain » avec les configurations « milieu » et « traits caractéristiques », et reprend la configuration « aventure ».

La configuration « milieu » se déploie avec un parcours figuratif : « milieu social ». Ce parcours figuratif se retrouve sous la description du comportement du marchand et des autres clients dans la boutique : « montrer avec force révérences« , « contempler d’un coup d’oeil furtif et rapide, d’un coup d’oeil comme il faut et manifestement respectueux« , et sous le syntagme suivant : « le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon« . Il se rapporte au rôle thématique « grand bourgeois ».

Le parcours « repoussant » ordonne les figures de la configuration « traits caractéristiques ». Ce parcours figuratif décrit un homme qui inspire la répulsion. Il se construit avec des figures qualificatives : « gros« , « petit« , « chauve de crâne« , « gris de menton« , « laid« , et correspond étroitement au rôle thématique « repoussant ».

Le parcours « rencontre » rappelle la configuration « aventure ». Ce parcours figuratif décrit une rencontre fortuite avec des figures du comportement : « descendre la rue de la Chaussée‑d’Antin« , « s’arrêter à contempler un magasin », « considérer la vitrine« , « entendre une voix à l’intérieur de la boutique« , « voir un marchand en train de montrer un objet à un client« . Il se rapporte au rôle thématique « chanceuse ».

 

Séquence 6

Cette séquence poursuit les configurations « états affectifs » pour la « petite provinciale » et « traits caractéristiques » pour l »‘écrivain », et instaure la configuration « traits caractéristiques » pour la « petite provinciale » et « nouer une relation » pour la « petite provinciale » et l »‘écrivain ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « excitation » à deux reprises dans la séquence, au début et à la fin. Ce parcours figuratif apparaît sous la description de l’entrée de la « petite provinciale » dans le magasin et sous l’épithète « saisie d’une audace affolée« . Il décrit une femme dans un état de légère ivresse et correspond au rôle thématique « excitée ».

Pour l »‘écrivain », la configuration « traits caractéristiques » se déploie avec deux parcours figuratifs: « avarice », « connaisseur en femmes ».

L »‘avarice » apparaît sous les figures de la séquence dialogique entre le marchand et l »‘écrivain ». Ce parcours figuratif décrit un homme qui a de l’argent et refuse de le dépenser. Il se rapporte au rôle thématique « avare ».

Le parcours figuratif, ainsi que le rôle thématique, « connaisseur en femmes » se retrouve sous des figures du comportement: « la regarder de pieds à la tête« , « la détailler », et sous des figures de qualification: « en observateur », « oeil un peu fermé« , « en connaisseur ».

Pour la « petite provinciale », la configuration « traits caractéristiques » se manifeste avec le parcours « séduisant ». Ce parcours figuratif décrit une femme qui plaît au sexe masculin. Il se construit avec trois attributs : « charmante« , « animée », « éclairée« , et se rapporte au rôle thématique « séduisante ».

La configuration « nouer une relation » se déploie avec un parcours figuratif : « aborder l’homme ». Ce parcours figuratif apparaît sous des figures du comportement : « entrer dans le magasin« , « s’avancer vers le marchand et l’écrivain« , « leur adresser la parole« . Il correspond au rôle thématique « audacieuse ».

 

Séquence 7

Cette séquence étend la configuration « nouer une relation » et reprend la configuration « états affectifs ».

La configuration « nouer une relation » se déploie avec trois parcours figuratifs : « se présenter », « faire connaissance », « donner rendez‑vous ».

Le parcours « se présenter » se retrouve sous des figures du comportement : « se tourner vers l’écrivain« , « lui présenter ses excuses« , « lui faire un cadeau« . Ce parcours figuratif rappelle le rôle thématique « audacieuse ».

Le parcours « faire connaissance » se déploie successivement pour la « petite provinciale » et pour l »‘écrivain ». Pour la femme, ce parcours figuratif apparaît sous les figures du comportement suivantes : « parler de son admiration« , « citer ses oeuvres« , « être éloquente« . Il correspond au rôle thématique « ensorcelante ». Pour l’homme, ce parcours figuratif se manifeste avec les figures du comportement suivantes : « causer« , « plonger en elle ses yeux aigus« , « chercher à la deviner ». Il se rapporte au rôle thématique « ensorcelé ».

Le parcours « donner rendez‑vous » comporte trois séquences :

  1. « faire un cadeau »;
  2. « rejeter le refus »;
  3. « arriver à un compromis ».

La première séquence se manifeste avec les figures du discours direct suivantes : « Monsieur, dit‑elle, faites‑moi un grand, un très grand plaisir. Permettez‑moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes. » Cette séquence correspond au rôle thématique « généreuse ».

La deuxième séquence se déploie avec les figures d’ »obstination » et les figures de « poursuite ». L »‘obstination » apparaît sous les figures du comportement :

  1. « insister » et « se montrer intraitable » pour la femme, et « résister », « prier » et « insister » pour l’homme;
  2. une épithète : « obstinée »;
  3. les figures du discours direct suivant : « Eh bien! je vais le porter chez vous tout de suite; où demeurez‑vous? ».

La « poursuite » se retrouve sous les figures du comportement : « payer son acquisition« , « se sauver vers un fiacre« , « sauter en voiture« , pour la femme; « refuser de donner son adresse« , « courir pour la rattraper« , « la joindre« , « s’élancer », « tomber presque sur elle« , « s’asseoir à son côté« , pour l’homme. Cette séquence se rapporte aux rôles thématiques « importune » et « importuné ».

La troisième séquence se manifeste avec les figures du comportement suivantes : « poser ses conditions » pour la femme et « accepter » pour l’homme.

La configuration « états affectifs » reprend le parcours « excitation ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures du comportement : « parier avec une voix tremblante« , « frissonner de plaisir« , « avoir une audace suprême« , et avec des figures qualificatives : « émue« , « grisée« , « comme les généraux qui vont donner l’assaut« . Il se rapporte au rôle thématique « excitée ».

 

Séquence 8

Dans cette séquence, cinq configurations se déploient : « aventure » pour la « petite provinciale » et l’ « écrivain », « traits caractéristiques » et « états affectifs » pour la « petite provinciale », et « milieu » et « traits caractéristiques » pour l' »écrivain ».

La configuration « aventure » se manifeste avec un parcours figuratif : « séduction ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures du comportement et sous des figures des lieux publics et privés: « se promener au Bois de Boulogne« , « prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard« , « dîner au café Bignon« , « aller au théâtre du Vaudeville« , « rentrer chez l’écrivain« , « faire l’amour ». Il décrit une séduction dans laquelle les rôles sont inversés : la « petite provinciale » et l »‘écrivain » assument respectivement les rôles thématiques « soupirant » et « soupirante ». Le « soupirant » apparaît sous :

  1. des figures du comportement : « ordonner’, « ajouter’, « demander’, « interrompre »;
  2. des figures argumentatives: « alors« , « eh bien« ;
  3. l’impératif.

La « soupirante » se manifeste avec les figures « un peu d’hésitation » et « répondre« .

Pour la « petite provinciale », la configuration « traits caractéristiques » se déploie avec le parcours « chaste ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures du comportement : « se déshabiller bien vite« , « se glisser dans le lit sans prononcer une parole« , « attendre« , et avec des figures qualificatives : « blottie contre le mur », « simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province« .

Pour l »‘écrivain », la configuration « traits caractéristiques » reprend le parcours « connaisseur en femmes » et instaure le parcours « débauché ».

« Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices » : cet énoncé rappelle le parcours figuratif et le rôle thématique « connaisseur en femmes ».

« Il était plus exigeant qu’un pacha à trois queues » : cet énoncé manifeste le parcours figuratif et le rôle thématique « débauché ».

La configuration « états affectifs » reprend le parcours « excitation » à deux reprises. Au début de la séquence, l »‘excitation » se manifeste avec les figures suivantes : « folle de joie« , « et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : « Enfin, enfin! » ». A la fin de la séquence, l »‘excitation » se retrouve sous une figure qualificative : « secouée des pieds à la tête« , et sous des figures du comportement : « se mettre à rire d’un rire tremblant« , « frissonner par instants« , « avoir des envies de fuir et des envies de rester », « se cramponner à la rampe ».

La configuration « milieu » reprend le parcours « milieu social ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures désignant les activités qui composent le rituel parisien : « se promener au Bois de Boulogne« , « prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard« , « dîner au café Bignon« , « aller au théâtre du Vaudeville ». Il se rapporte au rôle thématique « grand bourgeois ».

 

Séquence 9

Dans cette séquence, deux configurations se déploient : « états affectifs » pour la « petite provinciale » et « traits caractéristiques » pour l’ « écrivain ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « remords ». Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « navrée ». Il apparaît sous la description du sommeil et du physique de l’ « écrivain » et les figures suivantes : « nuit« , « troublée par le tic‑tac de la pendule« , « navrée« , « songer, immobile, aux nuits conjugales« .

La configuration « traits caractéristiques » reprend le parcours figuratif et rappelle le rôle thématique « repoussant » avec les figures « petit« , « tout rond« , « ventre en boule« , « vingt cheveux fatigués » et « crâne nu ».

 

Séquence 10

Cette séquence met en place la configuration « séparation » et reprend la configuration « états affectifs ».

La configuration « séparation » se déploie avec deux parcours figuratifs : « évasion », « explication ».

L »‘évasion » se manifeste à deux reprises. Au début de la séquence, ce parcours figuratif est décrit avec une figure temporelle : « l’aurore enfin glissa un peu de jour », et avec des figures du comportement : « se lever’, « s’habiller sans bruit », « ouvrir la porte ». A la fin de la séquence, ce parcours figuratif est construit avec des figures du comportement : « se sauver », « descendre l’escalier », « se jeter dans la rue ».

L »‘explication » se manifeste avec les figures de la séquence dialogique entre la « petite provinciale » et l »‘écrivain », et les figures du comportement « demander », « balbutier », et « répondre ». A l’instar de la « séduction », il y a un renversement des rôles : la « petite provinciale » et l »‘écrivain » sont respectivement le « tombeur » et la « femme délaissée ». La « petite provinciale » rompt l’aventure et l »‘écrivain » demande une explication.

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « honte ». Ce parcours figuratif se rapporte au rôle thématique « femme qui a honte ». Il se trouve décrit avec :

  1. des figures du comportement : « rester debout« , « balbutier », « ne pas répondre« , « se rapprocher doucement« ;
  2. des figures qualificatives : « confuse« , « rougissante comme une vierge« ;
  3. des figures du discours direct : « J’ai voulu connaître … le… le vice … eh bien … eh bien, ce n’est pas drôle. »

 

Séquence 11

Le récit s’achève avec la configuration « états affectifs ». Un parcours figuratif en ordonne les figures : « repentir ».

Le parcours « repentir » apparaît sous la figure d’ « un vif regret d’une faute » : « sangloter », et sous les figures d’ « un désir de réparer la faute » : « balayer quelque chose« , « pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités« . Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « repentante ».

 

Bilan du discours englobant et du récit englobé :

Les tableaux ci‑après récapitulent les éléments discursifs et/ou mettent en évidence les rapports entre les éléments discursifs et les éléments narratifs.

Tableau 1: Composition thématique des principaux personnages. Le tableau 1 présente les rôles thématiques selon les principaux personnages : « petite provinciale », « écrivain », « narrateur ».

 

Personnage Rôles thématiques
Petite provinciale « épouse et ménagère »
« agitée »
« rêveuse »
« épouse délaissée »
« femme qui s’ennuie »
« enfermée et isolée »
« insatisfaite »
« curieuse »
« rusée »
« femme qui cherche désespérément un homme connu »
« petite bourgeoise »
« désespérée »
« chanceuse »
« excitée »
« séduisante »
« audacieuse »
« généreuse »
« ensorcelante »
« importune »
« soupirant »
« chaste »
« navrée »
« tombeur »
« femme qui a honte »
« repentante »

 

Ecrivain « grand bourgeois »
« repoussant »
«  avare »
«connaisseur en femmes »
« ensorcelé »
« importuné »
« soupirante »
« débauché »
« femme délaissée »
Narrateur « moralisateur »
« connaisseur »
« rapporteur »

 

 

Tableau 2 : Représentation de l’acteur « la petite provinciale ». Le tableau 2 présente les rôles thématiques et les rôles actantiels qui composent la « petite provinciale » selon les programmes narratifs.

Acteur
Rôles actantiels Rôles thématiques
Sujet d’état de PN1 « épouse et ménagère »
« agitée »
« rêveuse »
« épouse délaissée »
« femme qui s’ennuie »
« enfermée et isolée »
« insatisfaite »
«  curieuse »
Sujet opérateur de PN1 « femme qui cherche désespérément un homme connu »
« soupirant »
« excitée »
« chaste »
Sujet d’état de PN2 « désespérée »
Sujet d’état de PN3 « chanceuse »
Sujet opérateur de PN3 « excitée »
« séduisante »
« audacieuse »
« généreuse »
« ensorcelante »
« importune »
Sujet de PN4 « navrée »
Sujet opérateur de PN4 « tombeur »
« femme qui a honte »
« repentante »

 

Explications :

Acteur = lieu de rencontre des rôles thématiques et des rôles actantiels,

PN1 = « aventure ».

PN2 = « vie conjugale ».

PN3 = « nouer une relation ».

PN4 = « séparation ».

 

Tableau 3 : Rapports entre les programmes narratifs et les parcours figuratifs. Le tableau 3 présente les programmes narratifs et les parcours figuratifs qu’ils prennent en charge.

Programme narratif Parcours figuratifs
PN1 (aventure) « milieu familial »
« agitation »
« rêverie »
« délaissement »
« ennui »
« solitude »
« insatisfaction »
« curiosité »
« départ »
« recherche »
« séduction »
« chaste »
« débauché »
« excitation »
« milieu social »
PN2 (vie conjugale) « désespoir »
« milieu social »
PN3 (nouer une relation) « milieu social »
« repoussant »
« rencontre »
« excitation »
« avare »
« connaisseur en femmes »
« séduisante »
« généreuse »
« aborder l’homme »
« se présenter »
« faire connaissance »
« donner rendez-vous »
PN4 (séparation) « remords »
« repoussant »
« évasion »
« explication »
« honte »
« repentir »

 

Le schéma ci‑dessous complète celui présenté à la fin du bilan du récit englobé de l’analyse narrative.

 

PN (joie)                                    PN (tristesse)

PN 3            PN 1                   PN 2               PN 4

(nouer une relation)               (aventure)                        (vie conjugale)                         (séparation)

 

« milieu social »            « milieu familial »                        « désespoir »                             « remords »

« repoussant »            « agitation »                        « milieu social »                         « repoussant »

« rencontre »            « rêverie »                                                     « évasion »

« excitation »            « délaissement »                                          « explication »

« avare »            « ennui »                 « honte »

« connaisseur en femmes »            « solitude »                 « repentir »

« séduisante »            « insatisfaction »

« généreuse »            « curiosité »

« aborder l’homme »            « départ »

« se présenter »            « recherche »

« faire connaissance »            « séduction »

« donner rendez‑vous »            « chaste »

« débauché »

« excitation »

« milieu social »

 

LE NIVEAU PROFOND

 

  1. ANALYSE SEMIQUE

L’analyse sémique a pour objet de déconstruire les figures du récit englobé en unités minimales de signification.

Le tableau ci‑dessous présente les traits sémiques selon les parcours figuratifs et donne des explications pour chacun.

Séquence Parcours figuratif Traits sémiques Explications
1 « milieu familial » /enfermée/ La femme est enfermée dans un mariage.
/honnête/ La femme est une chaste épouse.
« agitation » /manque/ La femme a des besoins sensuels non-satisfaits.
/remplie/ La femme est remplie d’émotions violentes : elle brûle de désir.
« rêverie » /enfermée/ Le manque est censuré.
/solitude/ La femme réalise plusieurs activités individuelles dans la solitude.
/remplie/ La tête de la femme est remplie d’images sensuelles.
/impure/ Les images sensuelles font outrage aux bonnes moeurs et à la pudeur.
/dehors/ La femme convoite les mondanités de la haute société parisienne.
« délaissement » /libre/ La nuit, au lit avec son mari, la femme s’évade imaginairement de son mariage : elle se laisse aller sans retenue à ses pensées illicites.
/impure/ Les images de débauche font outrage aux bonnes moeurs et à la pudeur.
/remplie/ La tête de la femme est remplie d’images illicites.
/manque/ Il y a un manque de rapports sensuels dans le couple : le mari dort et la femme se figure la vie affolante des hommes connus.

 

2 « ennui » /mélancolique/=/triste/ La femme ne trouve pas d’intérêt ni de plaisir à sa vie.
« solitude » /enfermée/ /isolée/ La femme vit enfermée et isolée.
/pure/ La femme est sans défaut moral.
« insatisfaction » /manque/ Les ardeurs secrètes manifestent des besoins non-satisfaits.
/renfermé/ Le manque est censuré.
/remplie/ La femme est remplie d’émotions violentes.
« curiosité » /prémédité/ La femme prémédite d’avoir une liaison extra- conjugale.
/malhonnête/ La femme envisage un comportement moralement mauvais.
/impure/ La femme a des pensées contraires aux bonnes moeurs et à la pudeur.
« départ » /prémédité/ La femme prépare en calculant son départ pour Paris.
/libre/ La femme s’évade littéralement de son mariage:
elle part pour Paris, sans son mari, pour réaliser ses rêves.
3 « recherche » /prémédité/ La femme se construit un alibi pour une éventuelle absence nocturne.
/réfléchi/ Le déroulement de la recherche manifeste une activité mentale de préparation préalable.
/fermé/ vs /ouvert/ /grands cafés/ vs /boulevards/
=/lieu de discrimination/ vs /lieu d’intégration/
/fermé/ Temples, caverne, catacombes : des lieux qui désignent des milieux où l’on s’introduit difficilement.
4 « désespoir’ /haut/ vs /bas/ /hommes connus/ vs /parents/
=/gens à un degré élevé de l’échelle sociale/ vs /gens à un degré peu élevé de l’échelle sociale/
=/haute bourgeoisie/ vs /petite bourgeoisie/
/honnête/ La femme envisage un comportement moralement bon : elle songe à retourner à sa famille.
/pure/ La femme a des pensées conformes aux bonnes moeurs et à la pudeur.

 

5 «  rencontre » /hasard/ La rencontre se produit sans calcul.
/fermé/ vs /ouvert/ /magasin/ vs /rue/=>/lieu de discrimination/ vs /lieu d’intégration/
/dehors/ La femme est à l’extérieur du magasin = La femme est à l’extérieur du milieu qu’elle valorise
« milieu social » /haut/ L’homme se trouve à un degré élevé de l’échelle sociale : c’est un grand bourgeois.
/dedans/ L’homme est à l’intérieur du magasin. = L’homme fait partie du milieu que la femme désire intégrer.
« repoussant » /laid/ L’homme a un physique qui inspire la répugnance.
6 « aborder /impulsif/ La femme entre dans le magasin et aborde l’homme sous l’impulsion de mouvements irréfléchis.
l’homme »
/dedans/ La femme entre dans le magasin. => La femme pénètre le milieu qu’elle valorise.
« excitation » /gaie/ La femme est dans un état de légère ivresse.
« séduisante » /jolie/ La femme a un physique qui plaît.
« connaisseur en femmes » /impur/ L’homme a des pensées impures : il convoite une femme mariée.
7 « se présenter » /spontané/ La femme agit sans réflexion ni calcul.
« faire connaissance » /naturel/ La femme s’exprime avec sincérité et naturel.
/expansive/ La femme communique librement, et avec abandon, ses sentiments et ses opinions.
l
/impur/ L’homme a des pensées impures: il convoite une femme mariée.
« donner rendez-vous »

/impulsif/ L’offre du cadeau est un acte impulsif.
/spontané/ L’obstination est une réaction spontanée au refus du cadeau.
/imposé/ La femme s’impose par l’obstination auprès de l’homme.
/subi/ L’homme subit l’obstination de la femme.
« excitation » /ivre/ La femme est dans un état d’euphorie.

 

8 « séduction » /imposé/ La femme impose sa volonté.
/subi/ L’homme subit la volonté de la femme.
/dedans/ La femme s’est introduite dans le milieu qu’elle valorise.
/compagnie/ + La femme réalise plusieurs activités collectives en compagnie de l’homme et découvre le rituel parisien.
/communauté/
/expansive/ La femme communique librement ses sentiments et ses souhaits.
« chaste » /chaste/ La femme se conduit comme une vierge.
/satisfaction/ La femme satisfait ses besoins sensuels.
/impur/ Le comportement de la femme est contraire aux bonnes moeurs. => La femme n’est plus sans défaut moral,
/malhonnête/ La femme n’est plus une chaste épouse.
«connaisseur en femmes » /impur/ L’homme vit dans la débauche : il connaît les vices des femmes de la haute société parisienne.
« débauche » /débauché/ L’homme se conduit comme un débauché.
«excitation » /ivre/ La femme est dans un état d’euphorie.
/impur/ vs /impur/ /fuir/ vs /rester/
/comportement moralement bon/ vs /comportement moralement mauvais/
/honnête/ vs /fuir/ vs /rester/ = /épouse fidèle/ vs /épouse infidèle/
/malhonnête/
« milieu social » /haut/ L’homme se trouve à un degré élevé de l’échelle sociale.
9 « remords » /enfermée/ La femme est enfermée dans une liaison amoureuse : elle est retenue dans le lit de l’homme par la nuit.
/libre/ La femme s’évade en pensée de la liaison : elle songe aux nuits conjugales.
/pur/ La femme a des pensées conformes aux bonnes mœurs : elle songe aux nuits conjugales.
/lucide/ La femme n’est plus dans un état d’euphorie et se rend compte de sa transgression.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de regret face à sa transgression.
« repoussant » /laid/ L’homme a un physique qui inspire la répugnance.

 

10 « évasion » /enfermée/ La femme est enfermée dans une liaison amoureuse: elle est retenue dans la chambre de l’homme par lui.
/libre/ La femme quitte la chambre de l’homme et se libère d’une liaison compromettante.
« explication » + « honte » /involontaire/ La femme parle et agit contre son gré.
/forcé/ La femme ne veut pas communiquer ses sentiments ni sa motivation.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de regret face à sa transgression.
11 « repentir » /vide/ La femme renonce à ses rêves surexcités et à ses émotions et impulsions violentes.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de tristesse face à son destin : la routine de la vie conjugale.

 

  1. ANALYSE DES ISOTOPIES

L’analyse des isotopies s’appuie sur les traits sémiques dans le récit englobé pour dénommer les isotopies sémiologiques et l’isotopie sémantique.

Les isotopies sémiologiques assurent la cohérence des parcours figuratifs. Elles sont produites par la redondance de catégories sémiques nucléaires qui définissent les parcours figuratifs.

L’isotopie sémantique assure la cohérence et la cohésion de tous les parcours figuratifs. Elle est produite par la redondance de catégories sémiques classématiques qui assurent la mise en contexte des parcours figuratifs.

4.1.  Des traits sémiques aux isotopies sémiologiques

Dans le récit englobé, il y a six isotopies sémiologiques :

  1. l’isotopie /affectivité/ avec des traits sémiques se rapportant aux sentiments et aux états de plaisir et de bonheur ;
  2. l’isotopie /traits caractéristiques/ avec des traits sémiques se rapportant au caractère et aux caractéristiques physiques ;
  3. l’isotopie /comportement/ avec des traits sémiques se rapportant à la manière de se conduire et d’agir ;
  4. l’isotopie /moral/ avec des traits sémiques se rapportant aux moeurs et aux convenances ;
  5. l’isotopie /relationnel/ avec des traits sémiques se rapportant aux liens de dépendance et/ou d’influence ;
  6. l’isotopie /social/ avec des traits sémiques se rapportant aux classes sociales.

Le tableau ci‑dessous présente les six isotopies sémiologiques et les parcours figuratifs et oppositions qui les engendrent.

Isotopie sémiologique Oppositions sémiques Parcours figuratifs
/affectivité/ /manque/ vs /satisfaction/ « agitation », « rêverie »,
/renfermée/ vs /expansive/ « délaissement », « ennui »,
/remplie/ vs /vide/ « insatisfaction », « excitation »,
/triste/ vs /gaie/ « faire connaissance »,
/ivre/ vs /lucide/ « remords », « séduction »,
/plein/ vs /vide/ « explication », « chaste »,
« honte », « repentir ».
/traits caractéristiques/ /renfermée/ vs /expansive/ « rêverie », « ennui »,
/triste/ vs /gaie/ « insatisfaction », « excitation »,
/jolie/ vs /laid/ « repoussant », « séduisante »,
/chaste/ vs /débauché/ « faire connaissance »,
/honnête/ vs /déshonnête/ « séduction », « chaste », « milieu familial ».
/comportement/ /prémédité/ vs /hasard/ « rêverie », « curiosité »,
/réfléchi/ vs /impulsif/ « insatisfaction », « départ »,
/spontané/ vs /involontaire/ « recherche », « rencontre »,
/naturel/ vs /forcé/ « aborder l’homme », « donner rendez-vous ».
/chaste/ vs /débauché/ « se présenter »,
/honnête/ vs /déshonnête/ « faire connaissance »,
/pur/ vs /impur/ « séduction », « chaste »,
/imposé/ vs /subi/ « explication », « honte »,
/renfermée/ vs /expansive/ remords », « milieu familial »,
« connaisseur en femmes »,
« désespoir ».
/moral/ /honnête/ vs /malhonnête/ « milieu familial », « chaste »,
/pur/ vs /impur/ « rêverie », « délaissement »,
/chaste/ vs /débauché/ « curiosité », « désespoir’’,
« débauché », « connaisseur en femmes », « excitation ».
/relationnel/ /enfermée/ vs /libre/ « milieu familial », « rêverie »,
/solitaire/ vs /compagnie/ « délaissement », « chaste »,
/manque/ vs /satisfaction/ « solitude », « séduction »,
/isolée/ vs /communauté/ « insatisfaction », « départ »,
« remords », « évasion ».
/social/ /fermé/ vs /ouvert/ « recherche », « désespoir’,
/haut/ vs /bas/ rencontre », « milieu social »,
/dehors/ vs /dedans/ aborder l’homme »,
séduction ».

 

4.2.  Des isotopies sémiologiques à l’isotopie sémantique

L’isotopie sémantique qui assure la compatibilité des parcours figuratifs et la liaison des isotopies sémiologiques entre elles, est désignée par l’opposition : /dysphorique/ vs /euphorique/.

La manifestation et la succession des programmes narratifs et les parcours figuratifs montrent que la « petite provinciale » oscille entre la « tristesse » et la « gaieté ». La « petite provinciale » est « triste » avant et après l’aventure et « gaie » pendant l’aventure.

La représentation ci‑après projette l’écart de l’isotopie sémantique sur les isotopies sémiologiques.

 

Classèmes           +     sèmes nucléaires            =       sémèmes organisés

du plan sémantique                                 des plans sémiologiques                                         par les parcours figuratifs

 

/dysphorique/            +            /affectivité/            =                 « ennui »

+            /comportement/                   =                 « milieu familial »

+            /moral/            =                 « solitude »

+            /relationnel/            =                 « solitude »

+            /social/            =                 ‘’rêverie »

+            /traits caractéristiques/            =                   « rêverie »

=                   « solitude »

/euphorique/            +            /affectivité/            =                 « excitation »

+            /comportement/            =                   « chaste »

+            /moral/            =                   « chaste »

+            /relationnel/            =                   « séduction »

+            /social/            =                   « séduction »

+            /traits caractéristiques/            =                   « faire connaissance »

=                   « séduction »

 

Explication de la représentation

  1. La différence entre /triste/ et /gaie/ sur l’isotopie /affectivité/ est prise en charge par les parcours figuratifs « ennui » et « excitation ».
  2. La différence entre /honnête/ et /malhonnête/ sur l’isotopie /comportement/ est prise en charge par les parcours figuratifs « milieu familial » et « chaste ».
  3. La différence entre /pur/ et /impur/ sur l’isotopie /moral/ est prise en charge par les parcours figuratifs « solitude » et « chaste ».
  4. La différence entre /isolé/ et /communauté/ sur i’isotopie /relationnel/ est prise en charge par les parcours figuratifs « solitude » et « séduction ».
  5. La différence entre /dehors/ et /dedans/ sur l’isotopie /social/ est prise en charge par les parcours figuratifs « rêverie » et « séduction ».
  6. La différence entre /renfermé/ et /expansive/ sur l’isotopie /traits caractéristiques/ est prise en charge par les parcours figuratifs « rêverie » et « solitude », et « faire connaissance » et « séduction ».

La projection de l’écart de l’isotopie sémantique sur le carré sémiotique donne une représentation des relations entre les valeurs de sens de la forme suivante :

 

/triste/                                                             /gaie/

/honnête/                                                      /malhonnête/

/dysphorique/                       /euphorique/

/pur/                                                             /impur/

/isolé/                                                            /communauté/

/dehors/                                                             /dedans/

/renfermé/                                                             /expansive/

 

/non‑gaie/         /non‑euphorique/                   /non‑dsyphorique/                       /non‑triste

 

4.3.  Des programmes narratifs aux opérations profondes

 

Dans la manifestation du récit englobé les PN se suivent ainsi : PN→ PN2 → PN3→ PN1 → PN4.

 

Le déploiement d’un PN donne lieu à des figures du « faire » qui prennent sens sur chacune des isotopies sémiologiques : « s’épanouir » sur l’isotopie /affectivité/ ; « satisfaire sa curiosité » sur l’isotopie i comportement/ ; « pécher » sur l’isotopie /moral/ ; « connaître la liberté sociale » sur l’isotopie /relationnel/ ; « intégrer la haute société parisienne » sur l’isotopie /social/ ; « découvrir le moi profond » sur l’isotopie /traits caractéristiques/.

Chaque PN prend en charge les opérations qui s’instaurent entre les valeurs du plan profond :

‑ la négation de /dysphorique/ correspond au « départ » pour Paris de la femme et à sa recherche d’un homme connu; cette négation rend possible la sélection de /euphorique/ manifesté par la « rencontre », par « aborder l’homme », par « se présenter », par « faire connaissance », par « donner rendez-vous » et par la « séduction »;

‑ la négation de /euphorique/ correspond au « remords » de la femme après la consommation de l’aventure, à l »‘évasion » et l »‘explication » au lendemain de l’aventure, et au « désespoir » face à l’échec apparent de la « recherche »; cette négation rend possible la sélection de /dysphorique/ manifesté par le « repentir », par le « délaissement », et par la « curiosité ».

En d’autres termes :

  1. /dsyphorique/                         /non‑dsyphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « départ » pour Paris de la femme et de « recherche » d’un homme connu.

 

  1. /non‑dysphorique/                         /euphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « rencontre », de « aborder l’homme », de « se présenter », de « faire connaissance », de « donner rendez-vous », et de « séduction ».

 

  1. /euphorique/                               /non‑euphorique/: ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « remords », de « évasion », de « explication », et de « désespoir ».

 

  1. /non‑euphorique/                                  /dysphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de «repentir’.

 

Soit, sur le carré sémiotique :

 

/dysphorique/                                    /euphorique/

4                                                                          2­

3                                                                         1

 

/non‑euphorique/                      /non-dysphorique/

 

(1) et (2) correspondent au PN1 « aventure » et au PN3 « nouer une relation » ; (3) et (4) correspondent au PN2 « vie conjugale » et au PN « séparation ».

 

Résumé

Dans le récit englobé, il y a six isotopies sémiologiques qui assurent la cohérence des parcours figuratifs :

  1. /affectivité/;
  2. /traits caractéristiques/;
  3. /comportement/;
  4. /moral/;
  5. /relationnel/;
  6. /social/.

L’isotopie sémantique, qui assure la compatibilité des parcours figuratifs et la liaison des isotopies sémiologiques entre elles, est désignée par l’opposition : /dysphorique/ vs /euphorique/.

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BIBLIOGRAPHIE

ADAM, J.‑M. & REVAZ, F., L’analyse des récits, Paris, Seuil, 1996.

BARTHES, R., Introduction à l’analyse structurale des récits in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985 (p.167-206).

BARTHES, R., Les suites d’actions in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985 (p. 207-217).

ENTREVERNES, Groupe d’, Analyse sémiotique des textes, Ouvrage collectif, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979.

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ANNEXE

UNE AVENTURE PARISIENNE

Est‑il un sentiment plus aigu que la curiosité chez la femme? Oh! savoir, connaître, toucher ce qu’on a rêvé ! Que ne ferait‑elle pas pour cela ? Une femme, quand sa curiosité impatiente est en éveil, commettra toutes les folies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, ne reculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douées de cet esprit à triple fond qui semble, à la surface, raisonnable et froid, mais dont les trois compartiments secrets sont rem­plis : l’un, d’inquiétude féminine toujours agitée ; l’autre, de ruse colorée en bonne foi, de cette ruse de dévots, sophistique et redoutable; le dernier enfin, de canaillerie charmante, de tromperie exquise, de déli­cieuse perfidie, de toutes ces perverses qualités qui poussent au suicide les amants imbécilement crédules, mais ravissent les autres.

Celle dont je veux dire l’aventure était une petite provinciale, platement honnête jusque‑là. Sa vie, calme en apparence, s’écoulait dans son ménage, entre un mari très occupé et deux enfants, qu’elle éle­vait en femme irréprochable. Mais son coeur frémissait d’une curiosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu. Elle songeait à Paris, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Le récit des fêtes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner ses désirs ; mais elle était surtout mystérieusement troublée par les échos pleins de sous‑entendus, par les voiles à demi soulevés en des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes.

De là‑bas elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu.

Et pendant les longues nuits de rêve, bercée par le ronflement régulier de son mari qui dormait à ses côtés sur le dos, avec un foulard autour du crâne, elle songeait à ces hommes connus dont les noms apparaissent à la première page des journaux comme de grandes étoiles dans un ciel sombre ; et elle se figurait leur vie affolante, avec de continuelles débauches, des orgies antiques épouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualité si compliqués qu’elle ne pouvait même se les figurer.

Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre des passions humaines ; et toutes leurs maisons recelaient assurément des mystères d’amour prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusement monotones et banales qui constituent, dit‑on, le bonheur du foyer. Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquille comme un fruit d’hiver dans une armoire close; mais rongée, ravagée, bouleversée d’ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s’être jetée une fois, une seule fois, tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris, inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer (les raisons qui lui permettraient au besoin de s’absenter deux jours ou plutôt deux nuits, s’il le fallait, ayant retrouvé, disaitelle, des amis qui demeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir, sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l’oeil les grands cafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, qui lui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel de l’amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgies d’artistes et d’actrices; rien ne lui révélait les temples de ces débauches qu’elle imaginait fermés par un mot magique, comme la caverne des Mille et Une Nuits et ces catacombes de Rome, où s’accomplissaient secrètement les mystères d’une religion persécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans sa tête ; et, désespérée, elle songeait à s’en retourner, quand le hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée‑d’Antin, elle s’arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelots japonais si colorés qu’ils donnent aux yeux une sorte de gaieté 2. Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potiches aux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, à l’intérieur de la boutique, le patron qui, avec force révérences, montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton, un énorme magot ventru, pièce unique, disait‑il.

Et à chaque phrase du marchand, le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, des messieurs élégants, contemplaient, d’un coup d’oeil furtif et rapide, d’un coup d’oeil comme il faut et manifestement respectueux, l’écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot de porcelaine. Ils étaient aussi laids l’un que l’autre, laids comme deux frères sortis du même flanc.

Le marchand disait : «  Pour vous, monsieur Jean Varin, je le laisserai à mille francs ; c’est juste ce qu’il me coûte. Pour tout le monde ce serait quinze cents francs; mais je tiens à ma clientèle d’artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ils viennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach m’achetait une grande coupe ancienne. J’ai vendu l’autre jour deux flambeaux comme ça (sont‑ils beaux, dites ?) à M. Alexandre Dumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait, elle serait vendue, monsieur Varin. »

L’écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l’objet, mais songeant à la somme; et il ne s’occupait pas plus des regards que s’il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l’oeil fixé effrontément sur lui, et elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin !

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa la potiche sur une table. «  Non, c’est trop cher », dit-il.

Le marchand redoublait d’éloquence. « Oh ! monsieur Jean Varin, trop cher ? cela vaut deux mille francs comme un sou. »

L’homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours le bonhomme aux yeux d’émail : « Je ne dis pas non ; mais c’est trop cher pour moi. »

Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança :

« Pour moi, dit‑elle, combien ce bonhomme ? »

Le marchand, surpris, répliqua :

« Quinze cents francs, madame. »

« Je le prends. »

L’écrivain, qui jusque‑là ne l’avait pas même aperçue, se retourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête en observateur, l’oeil un peu fermé ; puis, en connaisseur, il la détailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flamme qui jusque‑là dormait en elle. Et puis une femme qui achète un bibelot quinze cents francs n’est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse ; et se tournant vers lui, la voix tremblante : «  Pardon, monsieur, j’ai été sans doute un peu vive ; vous n’aviez peut‑être pas dit votre dernier mot. »

Il s’inclina : «  Je l’avais dit, madame. »

Mais elle, tout émue : « Enfin, monsieur, aujourd’hui ou plus tard, s’il vous convient de changer d’avis, ce bibelot est à vous. Je ne l’ai acheté que parce qu’il vous avait plu. »

Il sourit, visiblement flatté. « Comment donc me connaissiez‑vous ? » dit‑il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses oeuvres, fut éloquente.

Pour causer, il s’était accoudé à un meuble, et plongeant en elle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclame vivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l’autre bout du magasin : « Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est‑ce beau ? » Alors toutes les têtes se levaient, et elle frissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec un Illustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les généraux qui vont donner l’assaut. ‑ « Monsieur, dit‑elle, faites‑moi un grand, un très grand plaisir. Permettez‑moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes. »

Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant de grand coeur.

Elle, obstinée, lui dit : « Eh bien ! je vais le porter chez vous tout de suite où demeurez‑vous ? »

Il refusa de donner son adresse ; mais elle, l’ayant demandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle se sauva vers un fiacre. L’écrivain courut pour la rattraper, ne voulant point s’exposer à recevoir ce cadeau, qu’il ne saurait à qui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et il s’élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui se mettait en route; puis il s’assit à son côté, fort ennuyé.

Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Comme ils arrivaient devant la porte, elle posa ses conditions. « Je consentirai, dit‑elle, à ne point vous laisser cela, si vous accomplissez aujourd’hui toutes mes volontés. »

La chose lui parut si drôle qu’il accepta.

Elle demanda : « Que faites-vous ordinairement à cette heure‑ci ? »

Après un peu d’hésitation            : « Je me promène », dit‑il.

Alors, d’une voix résolue, elle ordonna            : « Au Bois ! »

Ils partirent.

Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. « Que faites‑vous tous les jours a cette heure ? » dit‑elle.

Il répondit en riant : « je prends l’absinthe. »

Alors, gravement, elle ajouta : « Alors, monsieur, allons prendre l’absinthe. »

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu’il fréquentait, et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elle était folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : « Enfin, enfin !»

Le temps passait, elle demanda : «  Est‑ce l’heure de votre dîner ? »

Il répondit : « Oui, madame. »

« Alors, monsieur, allons dîner. »

En sortant du café Bignon : « Le soir, que faites­ vous ? » dit‑elle.

Il la regarda fixement Cela dépend ; quelquefois je vais au théâtre. »

« Eh bien, monsieur, allons au théâtre. »

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloire suprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise aux fauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main : « Il me reste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse….. » Elle l’interrompit. ‑ « A cette heure‑ci, que faites‑vous toutes les nuits ? »

« Mais… mais… je rentre chez moi. »

Elle se mit à rire, d’un rire tremblant.

« Eh bien, monsieur… allons chez vous. »

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toute secouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des envies de rester, avec, tout au fond du coeur, une bien ferme volonté d’aller jusqu’au bout.

Dans l’escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant son émotion devenait vive ; et il montait devant, essoufflé, une allumette‑bougie à la main.

Dès qu’elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite et se glissa dans le lit sans prononcer une parole; et elle attendit, blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province, et lui plus exigeant qu’un pacha à trois queues. lls ne se comprirent pas, pas du tout.

Alors il s’endormit. La nuit s’écoula, troublée seulement par le tic‑tac de la pendule; et elle, immobile, songeait aux nuits conjugales ; et sous les rayons jaunes d’une lanterne chinoise elle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, tout rond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballon gonflé de gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d’orgue, des renâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingt cheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement, fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ils devaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d’un coin de sa bouche entrouverte.

L’aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés. Elle se leva, s’habilla sans bruit, et déjà elle avait ouvert à moitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s’éveilla en se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement ses sens, puis, quand toute l’aventure lui fut revenue, il demanda : * Eh bien, vous partez ? »

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia : « Mais oui ‘ voici le matin. »

Il se mit sur son séant Voyons, dit‑il, à mon tour j’ai quelque chose à vous demander. »

Elle ne répondait pas, il reprit : « Vous m’avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche, avouez‑moi pourquoi vous avez fait tout ça ; car je n’y comprends rien. »

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. « J’ai voulu connaître… le… le vice… eh bien… eh bien, ce n’est pas drôle. »

Et elle se sauva, descendit l’escalier, se jeta dans la rue.

L’armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d’un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi‑cercle devant eux; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil.

Et il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tète la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin,

Et, dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota.

***

[1] A. FONYI, Notes in Guy de MAUPASSANT, Les sœurs Rondoli et autres contes sensuels, Paris, Flammarion, 1995, p. 222.

***
Texte présenté par Mlle Phumule NGWENYA
Cours de Méthodologie Littéraire
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

« Le renégat ou un esprit confus » d’Albert CAMUS

Idole
Structure et symbolisme dans la nouvelle d ‘Albert Camus : « Le renégat ou un esprit confus« 

 

I. LE PROPOS

 « Le Renégat » est un récit bouleversant : à la lecture, on se sent attiré, depuis le début, par ce fanatique du supplice, par son comportement pathologique et par l’esprit aliéné qui l’habite.

La lecture nous subjugue, mais on ne peut expliquer pourquoi. Ce ne sont apparemment qu’impressions subjectives sans aucun fondement.

A partir de ces impressions subjectives on doit toutefois se poser la question de l’analyse, comme le fait R. Barthes, éclairé par la pensée de Lévi-Strauss et de Propp:

 »Ou bien le récit est un simple radotage d’événements, auquel cas on ne peut parler qu’en s’en remettant à l’art, au talent ou au génie de l’auteur, ou bien il possède en commun avec d’autres récits une structure accessible à l’analyse, quelque patience qu’il faille mettre à l’énoncer; car il y a un abîme entre l’aléatoire le plus complexe et la combinatoire la plus simple, et nul ne peut produire un récit sans se référer à un système implicite d’unités et de régles« . (R. Barthes, L’Aventure Sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p.168).

Si l’on accepte la deuxième présupposition, une étude appro­fondie  du « Renégat » s’impose. Etude qui n’essaie pas de situer la nouvelle dans ce système implicite d’unités et de règles dont parle R. Barthes (car cela ferait l’objet d’une autre étude beaucoup plus vaste), mais de trouver – maintenant avec des principes solides et objectifs – le pourquoi de notre bouleversement au moment de la première lecture.

A l’issue de l’analyse, on verra que « Le Renégat » reste un récit bouleversant et subjuguant, mais qu’en outre notre admiration en sort renforcée. On s’aperçoit que rien n’est gratuit: les disjonctions temporelles, la réitération de certains thèmes, les régressions dans l’espace et dans le temps ainsi que l’apparition d’une autre voix narrative que celle du renégat, tout est au service de la narration. Ce n’est que par la structure du texte que le personnage du renégat acquiert toute sa valeur. Le fond et la forme étant liés intimement.

C’est cette union intrinsèque qui va focaliser notre étude. Dans un premier temps, on se livrera à une analyse du code séquentiel; analyse qui demontrera, grâce au découpage en séquences, cette union intime du fond et de la forme dont on parlait antérieurement.

L’étape suivante consistera à étudier le symbolisme du récit car ce symbolisme participe autant de la forme que du fond: il est partie intégrante de la structure en même temps qu’il nous permet de mieux appréhender l’esprit du renégat.

II. LA STRUCTURE DU RECIT

  1. Introduction

Le « fond » et la « forme » dont on a parlé jusqu’à maintenant doivent être dénommés désormais, signifié et signifiant. Ce choix n’est pas arbitraire; il est complètement justifié du fait que c’est à partir de cette réalité linguistique que l’analyse structurale peut avoir lieu:

Le signifié (concept, fond) et le signifiant (image acousti­que, forme) sont, selon Saussure, les composants du signe, la signification étant l’association qu’on fait du signifiant et du signifié:

« L’entité linguistique n’existe que par l’association du signifiant et du signifié; dès qu’on ne retient qu’un de ces éléments elle s’évanouit; au lieu d’un objet concret on n’a plus devant soi qu’une pure abstraction« .   [1]

Il en est de même dans le récit: le récit n’existe que par l’association de son signifiant (plan de l’expression [2] ) et de son signifié (plan du contenu [3] ). Ce qui est significatif, c’est l’association entre la structure du récit et son contenu; ils sont complémentaires; l’un est la raison d’être de l’autre. Ils n’ont aucune valeur en soi car si l’associa­tion entre eux, -comme composants d’une même unité-, ne se réalise pas, la signification n’existe pas . Pour reprendre un exemple de Saussure: « L’eau est une combinaison d’hydrogène et d’oxygène; pris à part, chacun de ces éléments n’a aucune des propriétés de l’eau. » (4)

2. Analyse du code séquentiel

Une fois établie cette union intime entre la structure du récit et l’argument, on peut procéder au découpage en séquen­ces.

La nouvelle se déroule tout au long d’une journée. Le récit commence au lever du soleil :

« le jour se lève sur le désert » (R. , 15)

et finit vingt-quatre heures plus tard:

« l’aube se lève » (R., 695)

dans un lieu précis:

« Je suis là sur la piste à une heure de Taghâza » (R. , 13);

Temps du présent qui, en outre, est marqué à chaque reprise par le mouvement du soleil, de l’aube au crépuscule, ou par références indirectes : la chaleur/ le froid (le jour / la nuit) .

Et un deuxième temps qui, par opposition au premier, est un temps du « passé » et qui est aussi très bien délimité dans sa structure : les épisodes ne se mélangent pas; entre chaque référence au temps présent on se retrouve devant un épisode concret (qui suit un ordre strictement chronologique) de la vie du renégat.

Ainsi, on se retrouve devant les faits suivants :

Séquence 1:

temps présent (R., 1-24)

  • code chronologique : « le jour se lève sur le désert » (R., 15)
  • code topologique : « je suis là sur la piste à une heure de Taghâza, caché dans un éboulis de rochers » (R. , 13).

Séquence 2:

temps passé (R., 25-85)

Sous-sequence 2.1. (R. , 25-49) :

  • c.chr. : enfance
  • c.top.: Massif Central

Sous-séquence 2.2. (R. , 4§-85):

  • c.chr. : adolescence
  • c.top. : Grenoble (séminaire)

Séquence 3:

temps présent (R., 86-95)

  • c.chr.: « Soleil sauvage! il se lève » (R., 86)

« L’heure ingrate avant le grand é­ blouissement » (R., 89-90)

  • c.top. : « la piste remonte jusqu’à la dune qui cache Taghâza » (R., 93-94)

Séquence 4:

temps passé (R., 95-148)

  • c.chr. : deuxième étape de sa formation au sémi­naire.
  • c.top.: Alger (?)

Séquence 5:

temps présent (R. , 149-160)

  • c.chr. : « le soleil est encore monté, mon front commence à brûler » (R. , 149-150)
  • c.top.: « (un voile de chaleur) commence à se lever de la piste » (R. , 155-156)

Séquence 6:

temps passé (R. , 161-247)

– sous-séquence 6.1. (R., 161-187)

  • c.chr.: âge adulte (indéterminé)
  • c.top.: fuite d’Alger, traversée de l’Atlas

– sous-séquence 6.2. (R., 188-247)

  • c.chr.: âge adulte
  • c.top.: rencontre de Taghâza

Séquence 7:

temps présent (R. , 248-255)

  • c.chr. : « la vaste musique de midi »  (R. , 253)
  • c.top. : « (je sens le soleil) sur la pierre au dessus de moi » (R., 250-251)

Séquence 8:

temps passé (R., 255-397) : Les tortures

– sous-séquence 8.1. (R., 255-279)

  • c.chr.: temps englobant : âge adulte

temps englobé : « la journée était dans son milieu »   (R. , 266)

  • c.top. : « quand les gardes m’ont mené …au centre de la place »    (R. , 256-258)

– sous-séquence 8.2. (R. , 280-360)

  • c.chr.: temps englobant: âge adulte

temps englobé: « plusieurs jours » (R. , 282)

  • c.top.: « dans l’ardeur intolérable du jour » ( R . , 320)

– sous-séquence 8.3. (R., 361-397)

  • c.c.: temps englobant:âge adulte

temps englobé: consécutif au temps de 8 .2 .

  • c.t.: « […) remplissait la pièce (…) » ( R . , 365-366)

Séquence 9:

temps présent (R., 398-405)

  • c.c.: « le soleil a un peu depassé le milieu du ciel » (R., 398-399)
  • c.t. : « Entre les fentes du rocher » (R. , 399)

« Sur la piste devant moi » (R., 403)

Séquence 10:

temps passé    (R., 405-439) : Description de sa vie à Taghâza.

  • c.chr. : temps englobant: « les jours ainsi succé­daient aux jours » (R. , 425) = « long jour sans âge » (R., 431)

temps englobé: « à la fin de l’après-midi » (R. , 405-406) = « le soir » (R., 409)

  • c.top.: « la maison du fétiche » (R. , 408)  =  « ma maison de rochers » (R. , 432-433)

Séquence 11:

temps présent  (R., 440-460)

  • c.c.: « ivre de chaleur » (R., 440-441)

« je ne peux pas supporter cette chaleur qui n’en finit plus » (R., 442-443) = l’après-midi

  • c.t. : « Nul oiseau, nul brin d’herbe, la pierre » ( R . , 442-443)

« je le verrai au moins monter du désert » ( R . , 454-455)

Séquence 12:

temps passé (R., 461-540)

– Sous-séquence 12 .1.     (R., 461-490) :La castration

  • c.chr.: « il faisait chaud » (R., 461)
  • c.top.: « le sorcier a ouvert la porte du réduit. Puis il est sorti sans me regarder » (R., 469-470)

– Sous-séquence 12.2. (R. , 490-540): Après la castration, le renégat converti à l’adoration du fétiche

  • c.chr.: « j’étais seul dans la nuit » (R. , 491)
  • c.top.: « collé contre la paroi »     (R., 491- 492)

Séquence 13:

temps présent  (R., 540-557)

  • c.chr.: « cette chaleur me rend fou … la lumière intolérable » (R., 540-541) = l’après-midi
  • c.top. : « le désert crie partout »  (R. , 541)

Séquence 14:

temps passé (R., 558-612) : Le renégat apprend l’arrivée du missionaire

  • c.chr. : « Ce jour pareil aux autres …à la fin de l’après-midi »    (R., 564-566)
  • c.top. : « j’étais traîné à la maison du fétiche la porte fermée » (R. , 568-569)

Séquence 15:

temps présent (R., 613-616)

  • c.chr. : « la chaleur cède un peu » (R., 613) = la fin de l’après-midi
  • c.top.: « la pierre ne vibre plus, je peux sortir de mon trou » (R., 613-614)

Séquence 16:

temps passé (R., 616-623): Fuite de Taghâza

  • c.chr. : « Cette nuit » (R., 616)
  • c.top. : « je suis sorti. ..et je suis arrivé ici » ( R . , 618-621)

Séquence 17:

temps présent (R., 623-660): Arrivée et mort du missionaire.

  • c.chr.: « le ciel qui s’attendrit une ombre violette se devine au bord opposé » (R. ,657-658) = le crépuscule
  • c.top. : « je suis tapi dans ces rochers » (R., 624-625)

« au bout de la piste deux chameux grandissent » (R., 630-631)

Séquence 18:

temps présent (R .’ 661-682): Le renégat saisi et frappé à mort

  • c .chr. :   indéterminé
  • c .top. : « les voilà » (R .’ 662)

Séquence 19:

temps présent (R. , 683-714): l’agonie

– Sous-séquence 19.1. (R., 683-693)

  • c.chr.: « la nuit déjà » (R. , 683)

« la nuit obscure emplit mes yeux » (R., 692-693)

  • c.top. : « le désert est silencieux » (R., 683)

– Sous-séquence 19.2. (R., 694-714)

  • c.chr.: « l’aube se lève » (R., 695)
  • c.top.: « qui parle personne …non, Dieu ne parle pas au désert » (R., 697-699)

Séquence 20 :

« Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard« .   (R. , 715-716)

***

Avant de commencer l’interprétation du code séquentiel quelques précisions s’imposent:

A partir de la séquence 8, les codes chronologique et topologique dans les séquences appartenant au temps passé acquièrent une définition très précise car, à partir de cette séquence, le renégat nous décrit sa vie à Taghâza qui fait partie de son passé récent. En conséquence, les références restent très claires dans son discours.

A partir de la séquence 17, on ne peut plus continuer avec l’alternance temps présent / temps passé car elle n’existe plus. L’alternance dans le récit continue, mais les temps se confondent désormais en un seul et unique temps.

La dernière précision, mais d’une très grande importance, concerne la dernière séquence de la nouvelle, -« Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard » (R., 715-716)-. Elle représente la chute du récit, pas seulement parce qu’elle est placée à la fin, ce qui est évident, mais parce qu’il n’aurait pas pu en être autrement. En effet, il est strictement im­possible de continuer le récit.

D’une part, parce qu’on se retrouve en dehors de l’alternance structurale qui a dominé tout le récit : alternance d’un temps présent et d’un temps passé, qui étaient liés par la présence d’un même narrateur: le renégat.

D’autre part, parce que le renégat est aussi emblématique du discours oral (il ne faut pas oublier que la nouvelle n’est que le reflet écrit de la conversation que le renégat soutient avec lui-même) et, ces deux lignes impliquent le passage du discours oral au texte écrit (5).

Et, finalement, parce que ces deux lignes nous présentent un nouveau narrateur, inconnu jusqu’à ce moment, qui vient nous confirmer que le texte est clos : clos parce qu’un changement structurel d’une telle magnitude ne peut être que définitif, comme est définitive la mort du renégat .

   III. Essai d’herméneutique

 

Le découpage en séquences du récit fait apparaître un dua­lisme temporel qui fonctionne par alternance et opposition.

Ce dualisme des temps n’est que le reflet d’un autre dualisme: celui des voix du renégat. La voix du conscient qui suit une démarche progressive et la voix de l’inconscient qui suit une démarche régressive. (6)

C’est dans cette progression de la conscience et dans cette régression de l’inconscient qu’on peut appréhender l’esprit du renégat.

Par régression, il nous renvoie à son enfance et, à partir de là, à chaque étape de sa vie où, à travers déguisements et déplacements, les mêmes figures symboliques se reproduisent.

Quand il nous renvoie à son enfance, il nous dit de son père:

  • « Tête de vache » disait mon père ce porc » (R., 42-43)
  • « râ râ tuer son père » (R., 48)
  • « puisqu’il est mort depuis longtemps, le vin acide a fini par lui trouer l’estomac » (R., 50-51)

Ces références suggèrent la rudesse du père envers le fils et, surtout, la domination qu’il exerce sur lui. Donc, quand le père meurt -le renégat étant encore enfant- celui-ci n’est plus capable d’échapper à cette domination. Il se sent même coupable de la disparition du père et cherche, dans le châti­ment immérité et l’idéalisation de la figure du « Père Mauvais » (6) le seul exutoire à son sentiment de culpabilité et, en conséquence, la seule façon d’échapper à la souffrance.

Cette domination implique un rapport d’ambivalence (binaire) d’idolâtrie et de haine. Quand la haine est trop forte, il fuit la domination par le reniement et il subit la nécessité de « tuer » « l’objet » qui le domine.

Dans les autres régressions auxquelles il est sujet, on trouve le même parcours:

Quand il a tué son père, c’est pour retomber sous la domination de Dieu. Quand il renie Dieu, c’est parce qu’il a déjà trouvé un autre  maître: le sorcier puis, enfin, l’idole.

Le renégat ne peut pas exister par lui-même. Il lui faut la présence d’un autre être dominateur pour pouvoir exister, toujours par rapport à un Autre, jamais par rapport à lui­-même.

Ces régressions et, surtout, les mécanismes de répétition qu’elles nous révèlent nous permettent de comprendre ses obsessions et son caractère masochiste. S’il est « un esprit confus » – c’est ainsi que Camus nous le présente – c’est bien parce que, dans les régressions de son inconscient, il ressasse – sous des figures différentes – les mêmes fantasmes . Il est « malade » parce qu’il n’est pas sorti de l’enfance. Il est resté fixé à un stade infantile : les raisonnements qu’il fait sont typiques du comportement des enfants . Mais ce qui est normal chez l’enfant est tout simplement névrose chez l’adulte. D’ailleurs, le renégat ne s’exclame-t-il pas d’entrée :

« Il faut mettre de l’ordre dans ma tête » ? (R. , 1-2)

En opposition à la régression de l’inconscient, il y a la progression de la conscience. Si l’inconscient nous fait remonter à l’origine, la conscience nous pro-jette vers la fin:

« la conscience c’est l’ordre du terminal, l’inconscient celui du primordial »  (7]

« l’inconscient est origine, genèse, la conscience est fin des temps, apocalypse »  (8].

Et cette pro-gression de la conscience, que nous montre-t­ elle?

Elle nous montre une lente progression à travers vingt-quatre heures de patience et d’attente qui aboutissent à deux morts :

– la mort du missionaire (l’artisan potentiel et supposé de sa souffrance) , comme il a déjà « tu(é] son père » (R. , 48) et tué Dieu;

– sa propre mort : une fois accomplie la mort du missionaire et de tout ce qu’il représente, la vie du Renégat n’a plus de sens : avec la mort du missionaire il détruit aussi, et indi­rectement, la ville de son supplice et ses habitants-tor­tionnaires.

Sans châtiment possible, son sentiment de culpabilité va renaître. Il sait qu’en tuant le missionaire il se tue lui­-même. Mais il l’accepte, car la mort est la seule issue qu’il lui reste : à défaut de punitions, le sentiment de culpabilité va s’installer de nouveau dans son être et la seule façon de lui échapper définitivement, c’est la mort; mort qui, de surcroît, est la mort qu’il désire : dans la torture et la punition. Il est frappé à mort, sans pitié. C’est la mort violente et sauvage qu’il a tant cherchée sans la trouver auparavant.

  • LE SYMBOLISME
  1. Introduction

L’importance du symbolisme dans « Le Renégat » réside dans le fait que les éléments qu’on va analyser apparaissent dans le récit comme les symptômes, les signes de cette structure « binaire » – alternance des temps, alternance des voix.

Les symboles sont aussi organisés en paires qui s’opposent et se confortent en même temps . C’est la réitération de ces symboles dans le texte qui les rend significatifs ; d’abord parce que la réitération est toujours significative au niveau structural. Et, deuxièmement, parce que, au niveau du contenu, la réitération représente l’obsession du renégat; obsession qui est le symptôme de sa folie.

Comme on l’a déjà exposé, les symboles sont organisés en paires. Et, pour revenir à la terminologie linguistique, de la même façon que « dans la langue il n’y a que des différences  » {SAUSSURE, F. de, Cours de Linguistique Générale, p. 166) et que ce sont les différences qui sont significatives, au moment d’étu­dier le symbolisme du récit il faut procéder de la même manière: analyser les symboles par opposition les uns aux autres, parce que c’est dans l’opposition qu’ils acquièrent leur pleine signification.

Les symboles que nous allons analyser sont la langue et le silence.

2. Les symboles :

a) Langue / Silence

 – LA LANGUE :

  • « Savoir tenir sa langue » signifie avoir atteint l’âge d’homme, être maître de (9)
  • D’autre part, la langue est l’organe du goût, c’est-à-dire du discernement: elle sépare ce qui est bon de ce qui est mauvais . [10]

Quelles sont les raisons pour lesquelles on coupe la langue au renégat ?

D’une part, le renégat n’a pas su, au long de sa vie, dis­cerner ce qui était bon de ce qui était mauvais :

« Ah! Si je m’étais trompé à nouveau!  » (R., 704-705)

Il souffre d’avoir à prendre un chemin qu’il n’avait pas imaginé: son image de lui-même se voit contrariée. Il se sent coupable de n’être pas conforme à l’image qu’il s’était faite de lui-même et, pour échapper à ce sentiment de culpabilité et, en conséquence, à la souffrance, il se livre jusqu’au moment de sa mort à une fuite en avant (11). Il n’est pas seulement un renégat, mais encore, et peut-être surtout, un fugitif : fuir sa propre réalité en inventant des images de soi-même est un stratagème grâce auquel ce sont toujours les autres qui ont tort et non pas nous : c’est sa condition de fugitif par rapport à lui-même qui le fait renier tout ce qui a compté, à un moment ou à un autre, dans sa vie.

D’autre part, le fait qu’il ne réussisse pas à « tenir sa langue » est symbolique de son incapacité à contrôler son désir génital (R.,461-481) . Par conséquent, il n’est pas maître de soi, il n’a pas atteint « l’âge d’homme », expression qui doit être comprise en deux sens : l’un donné par l’opposition âge adulte / enfance, et l’autre par l’opposition homme libre / esclave.

Lorsqu’on lui coupe la langue, on ampute l’organe de la parole, du discernement; mais on effectue aussi, par analogie, la castration de l’organe phallique : sa nouvelle nature d’es­clave va être définie par la castration.

Mais c’est dans le châtiment, dans l’amputation de l’organe que le renégat récupère partiellement la connaissance de soi.

Il va parcourir le même itinéraire qu’OEdipe :

« OEdipe voit avec ses yeux mais son entendement est aveugle; en perdant la vue, il reçoit la vision, la punition comme conduite masochiste est devenue la nuit des sens de l’entendement et de la volonté« .  [12]

Ainsi, le renégat récupère, si l’on peut dire, une certaine capacité de réflexivité :

« Depuis qu’ils m’ont coupé la langue, une autre langue, je ne sais pas, marche sans arrêt dans mon crâne, quelque chose parle, ou quelqu’un, qui se tait soudain et puis tout recommence ô j’entends trop des choses que je ne dis pourtant pas » (R., 2-7):

Il entend des choses qu’il ne peut pas dire, par opposition aux choses qu’il disait avant, sans les entendre: la ré­gression inconsciente ainsi que le surgissement de la voix de son moi conscient  – qui définit et commente son présent et ses intentions concernant le futur – sont postérieurs et seulement postérieurs à l’amputation de sa langue: en perdant la langue il récupère le discernement et sa propre parole qui, pourtant, reste muette.

 – LE SILENCE :

  • le silence est un prélude, une ouverture à la révélation (par opposition au mutisme qui est la fermeture à la révéla­tion, soit par refus de la communiquer ou de la transmettre  [1]

– le silence ouvre un passage. [13]

  • selon les traditions il y eut un silence avant la création; il y aura silence à la fin des temps: le silence enveloppe les grands événements. [14]
  • Dieu arrive dans l’âme qui fait régner en elle le silence, mais il rend muet qui se dissipe en bavardage et ne pénètre pas en qui s’enferme et se bloque dans le mutisme. [15]

 Ces trois prémisses se vérifient dans le récit du Renégat : chaque fois qu’on retrouve le silence, il s’agit d’un prélude à quelque chose.

Le récit dans son ensemble n’est qu’un grand silence qui entoure le renégat au milieu du désert. Lui-même nous le dit :

« La vaste musique de midi vibration d’air et de pierres sur des centaines de kilomètres râ comme autrefois j’entends le silence » (R., 252-255).

Ce silence qui précède l’arrivée du missionaire est-il autre chose que la réalité qui force le renégat à soutenir cette longue conversation avec lui-même ? N’essaie-t-il pas de cette manière d’échapper à l’angoisse de l’attente   – dont le silence est la réalisation tangible ?

Le renégat entend le silence; il est donc conscient que ce silence qui l’entoure enveloppe le grand événement du récit : l’arrivée du missionaire. Mais, en même temps, ce silence lui est étranger. Dans son âme, il n’y a pas de silence et le renégat se dissipe en bavardage pour essayer de lui échapper. Ce point est extrêmement important car il nous donne la clé de son reniement : il renie Dieu, l’Europe, son éducation et sa vie passée (16). Mais il renie tout cela parce qu’il n’est pas capable de reconnaître que le problème s’origine en son for intérieur : s’il était capable de reconnaître « ça »!, d’en être conscient, il ne renierait pas, mais son sentiment de culpabilité serait trop grand et sa souffrance hors des limites du supportable (17).

Ce silence, qui englobe le récit, on le retrouve plusieurs fois dans le texte comme révélateur d’une attitude personnelle.

C’est un silence significatif, qui parle par lui-même. Ainsi, quand le renégat arrive à Taghâza et qu’il est capturé :

« Je ne pouvais soutenir leurs regards, je haletais de plus en plus fort; j’ai pleuré enfin, et soudain ils m’ont tourné le dos en silence et sont partis tous ensemble dans la même direction » (R., 270-274)

Ce silence est éloquent; c’est un silence qui parle, qui reflète la supériorité des gardes sur le renégat. Ce silence exprime leur mépris: ils sont sans pitié et les êtres sans pitié méprisent tous ceux qui ne sont pas capables de soutenir un regard ou qui pleurent.

Une fois de plus, on retrouve sa condition d’esclave, et cette fois-ci, c’est le silence qui nous la révèle.

La dernière référence au silence qu’on trouve dans le texte est, elle aussi, d’une importance capitale; elle nous montre l’union intime qui existe  entre le symbolisme du silence et celui de la langue:

« L’un d’entre eux me maintenait à terre, dans l’ombre, sous la menace de son sabre en forme de croix et le silence a duré longtemps jusqu’à ce qu’un bruit inconnu remplisse la ville d’ordinaire paisible, des voix que j’ai mis longtemps à reconnaitre parce qu’elles parlaient ma langue . . .  » ( R . , 569 -575 )

On ira ainsi du SILENCE au BRUIT jusqu’à trouver, un peu plus loin, des VOIX pour arriver, finalement, à MA LANGUE

En analysant les traits pertinents, c’est-à-dire les consti­tuants sémiques (le sémème), de ces quatre éléments on trouve:

silence

  [ -] humain

[ -] culturel

[ -] production

[ -] individuel

bruit

[ – ] humain

[ – ] culturel

[ + ] production

[ – ] individuel

(absence de sens = non-sens)

vs

des voix

[ + ] humain

[ + ] culturel

[ + ] production

[ – J  individuel

ma langue

[ + ] humain

[ + ] culturel

[ + ] production

[ + ] individuel

(sens)

Ces traits pertinents et ces marques positives ou négatives nous permettent de voir très clairement cette progression et l’univers signifiant qu’ils impliquent.

Du silence, marqué négativement dans tous ces traits, à ma langue, où tous les traits sont marqués positivement, on se trouve devant la même réalité sous des formes différentes :

En langage mathématique, en effet, une double négation équivaut à une affirmation.

Ainsi:

+ + = +

+   – =

= +

– + =

Si l’on applique cette grille de lecture à nos quatre éléments, on trouve que ce qu’il y a de positif, c’est, d’une part, le silence (tous les traits sont marqués négativement) et, d’autre part, « ma langue » (tous les traits sont également marqués positivement); c’est -à-dire l’origine et la fin : le silence est antérieur à toute création (ici le sème « production ») mais prélude à celle-ci, et « ma langue » aboutissement de l’affir­mation du sujet (ma) dans l’univers de la signifiance (la langue) .

Les deux éléments intermédiaires restent négatifs en ce sens qu’ils ne sont ni origine ni fin : ils appartiennent chacun à l’une des sphères définies ci-dessus, le non-sens et le sens, mais ils sont uniquement des éléments de transition et de progression entre le silence et « ma langue« . Ils sont ainsi le point de rencontre entre le silence et ma langue, et on peut représenter cette idée à l’aide du triangle culinaire de Lévi­ Strauss (18):

                                                bruit / voix

 

( – )                                                                                              ( + )

 

silence                                                                                  ma langue

NON-SENS                                                                          SENS

 

b) Langue / Sel

On a vu l’importance de la relation symbolique entre la langue et le silence mais on ne peut pas conclure cette analyse sans faire mention d’une autre relation symbolique : celle de la langue et du sel.

La langue se confronte aussi dans le récit au sel, car les deux se retrouvent dans la bouche (oralité) pour se compléter dans leurs différences.

La bouche, par rapport à la langue, représente le parler et, en conséquence, une projection, un dynamisme tourné vers l’extérieur.

Par rapport au sel, la bouche est symbole du manger et donc d’une introjection, d’un statisme, car il est tourné vers l’intérieur.

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NOTES :

( l ): F. de Saussure, Cours Linguistique Générale, éd. par Tullio de MAURO, Paris, Payot, 1972, p. 144 .

( 2 ): « Le plan des signifiants constitue le plan d’expression et celui des signifiés le plan de contenu« . (R. Barthes, L’Aventure Sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 39).

( 3 ): F. de Saussure, op. cit., p. 145.

( 4 ): « L’évacuation du discours oral amène nécessairement l’avènement du texte écrit. Et c’est ce qui se passe dans le cas de la nouvelle, dès que sa dernière phrase vient clore le texte et notamment le récit du renégat lui-même, aussi sûrement que la poignée de sel vient « empli[r] la bouche de l’esclave bavard »   (R., 715-716). Car cette ultime phrase est précédée de la fermeture de guillemets et marque ainsi une nouvelle étape décisive dans l’évolution formelle du texte: la naissance d’une voix qui est autre que celle du renégat« . (Brian T., FITCH)

( 5 ): « [ …] cette dialectique peut être saisie en deux temps. Dans un premier temps nous pouvons la comprendre comme une relation d’opposi­tion; nous pouvons opposer à la démarche régressive de l’analyse freudienne la démarche progressive de la synthèse hégélienne« . (Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 113-114 )

( 6 ): Alain COSTES, Albert Camus et la parole manquante, Paris, Payot, 1973, p. 196.

( 7 ): Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p.114.

( 8 ): Paul RiCOEUR, ibid, p. 119.

( 9 ): Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/

Jupiter, 1982, p. 562.

( 10 ): Denis VASSE, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983, p. 13.

( l1 ): Paul RICOEUR, op. cit., p. 118

( l2 ): Jean CHEVALIER, op. cit., p. 883

( 13 ): Loc. cit.

( 14 ): Loc. cit.

( 15 ): Ibid ., p. 884

( l6 ): « je reniai la longue histoire qu’on m’avait enseignée, on m’avait trompé (… )  » (R., 524-525)

« [ …] â bas l’Europe, la raison, et l’honneur et la voix » (R., 535- 536)

« le Seigneur de la douceur, dont le seul nom me révulse, je le renie, car je le connais maintenant » (R., 542-544)

( 17 ): cf. supra

( 18 ): Claude LEVI-STRAUSS, « Le Triangle Culinaire« , L’Arc 26, Cavaillon, Mistral, 1977, p. 19-29.

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BIBLIOGRAPHIE

BARTHES, Roland, L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985.

CAHIERS ALBERT CAMUS, N°5, Albert Camus : Oeuvre fermée, oeuvre ouverte ? : Actes du Colloque du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle tenu en juin 1982, Paris, Gallimard, 1985.

CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982.

COSTES, Alain, Albert Camus et la parole Manquante, Paris, Payot, 1973.

LEVI-STRAUSS, Claude, « Le Triangle Culinaire » in revue L’Arc 26, Cavaillon, Mistral, 1977.

SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, édition critique par Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1972.

VASSE, Denis, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Maria-Eugenia MARQUÉS
pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff