INTRODUCTION
Tout au long de la nouvelle « Le Silence de la mer », on rencontre une série d’animaux qui sont autant de métaphqores des personnages, de leur état d’esprit ou même d’une situation. Ces animaux n’ont pas été choisis par hasard. Ils sont riches de symboles. Le but de ce travail est de proposer une interprétation de ces métaphores, d’abord en analysant un par un le symbolisme de chacun des animaux pris isolément puis, surtout, leur rôle dans le contexte.
Chapitre 3
« …Ici les arbres sont fins. La neige dessus c’est une dentelle. Chez moi, on pense à un taureau, trapu et puissant, qui a besoin de sa force pour vivre. Ici c’est l’esprit, la pensée subtile et poétique. » (p. 27)
C’est ici la première fois que Von Ebrennac exprime son admiration pour la France et l’on constate qu’il existe une différence de force entre l’Allemagne et la France. Le « taureau » comporte une série de significations très parlantes :
- Le taureau évoque l’idée de puissance et de fougue irrésistible. Dans la tradition grecque, les taureaux indomptés symbolisaient le déchaînement sans frein de la violence. Et , selon l’interprétation éthico‑biologique de Paul Diel, ils signifient, avec leur force brutale, la domination perverse ‑ leur souffle est la flamme dévastatrice.
A partir de ces énoncés, on peut établir un schéma symbolique correspondant au contexte :
hiver dur x hiver doux
taureau trapu/puissant x esprit/pensée subtile/poétique
nature ‑ instinct x culture ‑ intellect
irrationnel x rationnel
Allemagne x France
Le taureau « qui a besoin de sa force pour vivre » représente l’Allemagne qui a aussi besoin de sa force pour s’imposer et dominer. D’une part, le caractère impitoyable et la violence du Taureau illustrent bien le comportement de l’Allemagne dans la Guerre. D’autre part, la France représente le savoir, l’intellect en voie d’être dominés.
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« De temps en temps il s’y frottait lentement l’occipital, d’un mouvement naturel de cerf. Un fauteuil était là offert, tout près. Il ne s’y assit pas. Jusqu’au dernier jour, il ne s’assit jamais. Nous ne le lui offrîmes pas et il ne fit rien, jamais, qui pût passer pour de la familiarité. » (p. 28)
- Le cerf est un animal aux multiples symboles, mais il représente, sans doute, la beauté, la prudence :
Le cerf est considéré comme l’annonciateur de la lumière. Le guide vers la clarté du jour. Pour le Bouddhiste, le cerf est le Bodhisattva, qui sauve les hommes du désespoir, apaisant leurs passions.
Von Ebrennac essaye de dévoiler ses sentiments envers la France. Il parle aussi de son père et de sa prédiction concernant le destin de l’Europe. Il veut montrer qu’il n’est pas un ennemi.
Des écrivains et des artistes ont fait du cerf un symbole de prudence, parce qu’il fuit dans le sens du vent qui emporte avec lui son odeur, et qu’il reconnaît d’instinct les plantes médicinales. Par contre, Saint Jean de la Croix attribue aux cerfs un effet de timidité.
Von Ebrennac est un homme cultivé, musicien, amateur des arts, il agit donc avec prudence et respect, car il veut gagner le respect et la confiance de ses hôtes (involontaires !), ce qui explique son attitude consistant à ne pas s’asseoir dans le fauteuil sans en avoir obtenu la permission, et ce jusqu’à la fin de l’histoire.
Les gazelles de Bénarès (symboles du premier sermon) sont aussi des cerfs : la force du cerf sauvage (Wangtchou), c’est la puissance de l’enseignement et de l’Ascèse du maître, qui se répand avec la rapidité d’un coursier et n’est pas sans inspirer par ses difficultés une certaine crainte.
On peut en inférer que Von Ebrennac est un cerf sauvage qui, tout au long du roman, parle comme un instituteur, un missionnaire qui explique la raison de la guerre, ou même, un gourou qui, à travers ses paroles, parfaits monologues, veut apprendre à l’oncle et à la nièce une autre réalité de la guerre.
Chapitre 4
« Il y a un très joli conte pour les enfants, que j’ai lu, que vous avez lu, que tout le monde a lu. Je ne sais si le titre est le même dans les deux pays. Chez moi il s’appelle : Das tier und di Schone, La Belle et la Bête (…) Leur union détermine un bonheur sublime. Leurs enfants, qui additionnent et mêlent les dons de leurs parents, sont les plus beaux que la terre ait portés… » (p. 33)
la Belle x la Bête
la nièce x Von Ebrennac
la France x l’Allemagne
impuissante/prisonnière x maladroite/brutale
L’interprétation directe du conte :
La Belle et la Bête = « Le Silence de la Mer »
« Au fond des yeux du geôlier haï une lueur ‑ un reflet où peuvent se lire la prière et l’amour. » = La nièce pouvait lire dans les yeux de von Ebrennac son amour.
« Elle cesse de haïr, cette constance la touche, elle tend la main » = « pour la première fois‑ elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles » (p.52)
« C’est maintenant un chevalier très beau et très pur délicat et cultivé » = la race aryenne et von Ebrennac
Von Ebrennac se reconnaît, inconsciemment, dans le rôle de la Bête : « J’aimais surtout la Bête, parce que je comprenais sa peine ». Il faut se rappeler cette citation de Pascal : « l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ».
La reconnaissance de l’amour de Von Ebrennac par la Nièce, l’acceptation de l’Allemagne par la France représenteraient l’union parfaite, comme dans le conte « La Belle et la Bête ».
En réalité, cette union n’est qu’un rêve solitaire de von Ebrennac, parce que ses amis, comme le Füher, ne la désirent pas. Ainsi, on pourrait faire un second schéma, qui montrerait la contradiction dans laquelle von Ebrennac est plongé :
Bête x Chevalier
maladroite/brutale x beau, délicat et cultivé
Allemagne x Von Ebrennac
désire détruire la France x l’amour pour la France
métamorphose de la Bête x le rêve (impossible) de von Ebrennac
Dans le conte, l’épouvantable Bête se transforme en Chevalier grâce à l’acceptation de la Belle : von Ebrennac pourrait être sauvé si la nièce l’acceptait. Son image d’officier allemand, « son pelage barbare », se dissiperait alors, le transformant ainsi en « Français ».
« La France les (les Allemands) guérira. Et je vais vous le dire: ils le savent . Ils savent que la France leur apprendra à être des hommes vraiment grands et purs » (p. 41)
A ce moment, Von Ebrennac reprend l’idée de l’union comme moyen de purification et de salut de l’Allemagne. Son espoir provient de son état d’ignorance quant au problème réel. On peut jouer sur la signification classique (Petit Robert) du mot « bête » :
‑ Bestiole; tout être animé, l’homme excepté; l’homme dominé par ses instincts.
Cette bête représente l’Allemagne, irrationnelle , aliénée par son instinct de domination et de conquête.
– Personne dénuée d’esprit de jugement, de bon sens.
Cette personne, c’est ici von Ebrennac, qui n’a pas de bon sens, qui ne voit pas la réalité de la guerre.
Chapitre 5
On constate de nouveau l’aveuglement de von Ebrennac sur la vérité des faits. Il présente une conception fausse de l’Allemagne, en même temps qu’il refuse sa propre identité par le rejet de la musique de Bach (allemand – son compatriote – son frère) :
« ‑Cette musique‑là, je l’aime, je l’admire …. Mais ce n’est pas la mienne. »
musique inhumaine vs musique à la mesure de l’homme x musique humaine
nature inconnaissable vs homme connaissable
Allemagne vs France
Il exprime son désir d’être l’Autre, le Français :
« Je veux faire, moi, une musique à la mesure de l’homme: cela aussi est un chemin pour atteindre la vérité. C’est MON chemin. »
Il cherche la vérité et la trouve à Paris. C’est là qu’il constate que la « nature divine et inconnaissable » des Allemands n’était qu’une interprétation coupablement flatteuse due à son aveuglement, et à son ignorance. Il comprend que l’Allemagne est LA Bête.
La vérité est trop dure pour lui : « 0 Dieu! Montrez‑moi où est MON devoir! » (p. 58)
Toujours dans le chapitre 5, von Ebrennac, avec un instinct tout animal, demande son adoption par la France :
« Il faut la (sa richesse) boire à son sein, il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels… »
Chapitre 6
« ‑ Un jour, reprit‑il, nous étions dans la forêt .(…) Puis je lui (la jeune fille allemande) vis faire un geste vif de la main. « J’en ai attrapé un (un moustique), Werner ! Oh! regardez, je vais le punir : je lui ‑ arrache ‑ les pattes ‑ l’une ‑ après ‑ l’autre… » et elle le faisait… »
Von Ebrennac confirme ici le côté cruel des Allemandes et veut montrer qu’il ne fait pas partie de ce groupe (il s’en exclut de nouveau). Sans s’en apercevoir, il nie donc derechef son identité.
Atmosphère bucolique vs violence
Scène paisible vs la jeune fille arrache les pattes du moustique
vie vs mort
Dieu/nature vs Diable/nazis
La jeune fille allemande aime les présents de Dieu : les plantes, les animaux, la nature enfin. Néanmoins, bien que le moustique fasse partie de la nature, au moment où il dérange la jeune fille, la haine se substitue à l’atmosphère paisible de la nature. Elle se sent le droit de le tuer sadiquement, en lui arrachant les pattes, comme le Führer et les amis de von Ebrennac seraient capables de le faire. Cela nous renvoie à une réalité extra-textuelle : la cruauté de la guerre livrée par les Nazis.
La jeune fille allemande = les nazis les nazis
le moustique = les juifs
arracher les pattes = les exécutions sommaires
= les expérimentations « scientifiques » (cobayes humains)
Chapitre 8
« De cela je ne dis rien à ma nièce. Mais les femmes ont une divination de félin. »
- Le chat a le don de clairvoyance, ce qui fait que nombre de « sacs à médecine sont faits de peau de chat sauvage, en Afrique Centrale. Dans le monde bouddhique, on lui reproche d’avoir été le seul, avec le serpent, à ne s’être pas ému de la mort du Bouddha, ce qui pourrait toutefois, d’un autre point de vue, être considéré comme un signe de sagesse supérieure.
La nièce savait très bien que quelque chose s’était passé le jour où son oncle avait rencontré von Ebrennac à la Kommandantur. Le soir de ce jour‑là, elle agit comme une voyante :
« Elle ne cessa de lever les yeux de son ouvrage, à chaque minute, pour les porter sur moi; pour tenter de lire quelque chose sur un visage que je m’efforçais de tenir impassible. »
Son don de clairvoyance se révèle surtout au moment où elle dit : « Il va partir… » , avant même que l’officier ne soit entré dans le salon. Elle souffre profondément.
« Ma nièce avait levé la tête et elle me regardait, elle attacha sur moi, pendant tout ce temps, un regard transparent et inhumain de grand‑duc. »
« Elle le (le bouton de la porte) regardait avec cette fixité inhumaine de grand-duc qui m’avait déjà frappé… »
- Le hibou est symbole de tristesse, d’obscurité, de retraite solitaire et mélancolique. La mythologie grecque en fait l’interprète d’Atropos, celle des Parques qui coupe le fil de la destinée. En Egypte, il exprime le froid, la nuit et la mort.
Grâce à son don de félin, elle prévoit la disparition de von Ebrennac de la scène de sa vie. Ses yeux sont pleins de tristesse. C’est la rupture définitive avec lui. L’expression de son regard (de hibou) trahit la fin de la destinée de l’officier.
Par contre, von Ebrennac se transforme momentanément en faucon pour avoir la force de dire les « paroles graves »
« Puis les yeux (de Von Ebrennac) parurent revivre, ils se portèrent un instant sur moi, ‑ il me sembla être guetté par un faucon … » (p. 51)
- Le faucon incarne entre autres divinités et par excellence le Horus ‑ dieu des espaces aériens, dont les deux yeux étaient le soleil et la lune . Il est un symbole ascensionnel, sur tous les plans, physique, intellectuel et moral. Il indique une supériorité, soit acquise, soit en voie d’être acquise.
Von Ebrennac est en uniforme, ce qui signifie un état de supériorité (même sous une forme dysphorique). Il doit adresser des « paroles graves » parce qu’il a appris la vérité sur l’Allemagne et la guerre. Au premier instant, on pourrait voir en lui l’image d’un faucon. Mais, au fond, il est plus perdu que jamais :
« Son regard passa par‑dessus ma tête, volant et se cognant aux coins de la pièce comme un oiseau de nuit égaré. »
Cette image décrit très bien l’état dans lequel il se trouve. De « faucon », il se transforme en « oiseau de nuit » perdu.
La nuit : dans la théologie mystique, la nuit symbolise la disparition de toute connaissance d’instinct, analytique, exprimable, bien plus, la privation de toute évidence et de tout support psychologique.
Sa souffrance est loin d’être finie :
« Il secoua la tête, comme un chien qui souffre d’une oreille. Un murmure passa entre ses dents serrées, le « oh » gémissant et violent de l’amant trahi. » (p. 57
- Le chien est destiné à accompagner et à guider les morts dans l’au‑delà.
Von Ebrennac a décidé de rejoindre une division en campagne. Il est perturbé par la vérité qu’il vient de découvrir : c’est le chien qui souffre d’une oreille.
La connaissance du Chien de l’au‑delà comme de l’en‑deçà de la vie humaine fait que le chien est souvent présenté comme un héros civilisateur, le plus souvent maître ou conquérant du feu, et également comme ancêtre mythique, ce qui enrichit son symbolisme d’une signification sexuelle. Les mythes océaniens nous précisent sa signification sexuelle toujours liée à la conquête du feu.
sensualité = séduction de la nièce
chien = von Ebrennac
feu mort guerre mort du rêve (vérité (mariage)
« Il (l’ami de Von Ebrennac) était le plus enragé ! Il mélangeait la colère et le rire. Tantôt il me regardait avec flamme et criait ! « C’est un venin! Il faut vider la bête de son venin! »
- Cette bête nous fait penser au serpent qui souffle le chaud – la Bête qui apparaît dans le texte biblique. C’est la Bête de l’Apocalypse. Le discours nazi est violent et a l’habileté d’invertir les valeurs. La bête représente l’Allemagne et non pas la France. Il est intéressant de noter que le mot « venin » peut signifier aussi le discours dangereux et la haine. Von Ebrennac est bouleversé par les paroles de son ami et presque frère :
« Je le regardais. Je regardais au fond de ses yeux clairs. Il était sincère, oui. C’est ça le plus terrible. »
Pour finir ce travail, un passage – extrait encore du dernier chapitre – illustre bien le conflit existentiel de von Ebrennac. Maintenant, ce sont la mer et les animaux marins qui sont utilisés comme métaphores :
« Certes, sous les silences d’antan, ‑ comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes dans la mer, ‑ je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent. »
La première lecture, suggérée par le narrateur, est bien riche en symboles. Mais, une deuxième lecture serait possible : les paroles bestiales et maudites de ses amis allemands sont les bêtes qui ont envahi le corps et l’esprit de von Ebrennac. Désormais, il ne peut pas se libérer de ces bêtes cruelles, car elles habitent dans son intérieur. Il n’y a plus d’espoir :
« – Il n’y a pas d’espoir. » Et d’une voix plus sourde encore et plus basse, et plus lente, comme pour se torturer lui‑même de cette intolérable constatation: « Pas d’espoir. Pas d’espoir. »
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Sources (bibliographie) :
Notes prises en cours.
CHEVALIER, Jean et GHEERBRANDT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter,1969.
DIEL, Paul, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1966.
ROBERT (Paul), Le petit Robert, Paris, 1990.
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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par Mmes Lenka KYSELOVA, Susana SALVADOR et M. Eduardo HARO pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises
Séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff