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Sommaire
INTRODUCTION
CHAPITRE I : L’UNIVERS GRACQUIEN
1. La structure de l’espace textuel
- 1.1. La mythologie de la forêt
- 1.2. La maison
2.. Le temps de l’attente
- La nuit initiatique et l’aube purificatrice
CHAPITRE 2 : LE REGARD EXTÉRIEUR ET INTÉRIEUR DES PERSONNAGES
- Jacques Nueil et le mythe d’Orphée
- La femme : Dualisme et contradictions
- Le narrateur et son attente
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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« Est-il rien de plus vrai que la vérité ? Oui : la légende. C’est elle qui donne un sens immortel à l’éphémère vérité. » (NIKOS KAZANTSAKIS)
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INTRODUCTION
Bien que quelques-uns ne voient en lui qu’une « situation équivoque et une satisfaction virile« , Le Roi Cophetua ne doit pas être considéré comme une simple histoire banale car sa valeur réside dans la richesse des symboles qu’il contient.
« Le surréalisme est vie. Il ne lui importe pas de faire oeuvre littéraire, mais d’extérioriser des forces humaines, d’aimer, d’espérer et de découvrir. De la littérature et, pourrait-on dire du papier, écrit Georges Hugnet – la poésie, par lui a glissé en plein coeur de la vie. Elle n’est plus un art, un état d’esprit, mais la vie, mais l’esprit. Réfléchir sur l’espoir, c’est donc tenter de découvrir le rapport du réel et de l’imaginaire (1). »
C’est avec ce regard que nous avons voulu analyser la nouvelle de Julien Gracq.
Notre travail est structuré en deux parties, la première consistant à déterminer le cadre dans lequel se déroule le récit, lequel comprend deux axes : l’espace et le temps. La deuxième partie considère les relations existant entre les personnages et les rôles que chacun joue dans l’oeuvre.
CHAPITRE I : L’UNIVERS GRACQUIEN
- LA STRUCTURE DE L’ESPACE TEXTUEL
Avec une minutieuse précision, Gracq décrit le paysage dans lequel s’inscrit l’attente. Celui-là n’est pas décrit d’une manière impersonnelle, mais en communication profonde avec le personnage : Gracq tisse de subtiles analogies entre le milieu extérieur et le milieu intérieur.
Il ne sépare pas l’homme de son milieu naturel, le cadre n’est pas un décor purement extérieur mais il est étroitement mêlé a l’affectivité. Ce milieu naturel, la forêt, le paysage de ténèbres, corrobore la folle angoisse de notre personnage. Plusieurs images nous suggèrent l’absence, représentée par un paysage nu, vide, dans un état de stagnation et qui conserve tout entier sa sauvage immobilité : rues toujours vides, tout repose dans une immobilité pétrifiée et semble figé par un instantané.
Dans « Le Roi Cophetua » la femme est représentée figée dans l’ immobilité, « comme si un instantané l’avait surprise« . Elle apparaît dans une indifférence et une ataraxie (2) qui semblent la détacher du monde. Neutre, impersonnelle, elle est en relation d’analogie avec un monde sans couleur et sans appartenance. Enfin, la neutralité caractérise à certains moments le rapport entre les personnages : « elle me servait les yeux baissés, sans hâte ni lenteur, avec une précision neutre et posée » (p.222). Le silence inexprimable, est un signe du vide gracquien. Dans le récit, le silence est suspendu à une absence sans fond. Silence et vide sont intimement liés.
Nature et êtres sont confrontés, comme le remarque Marie Francis. Ils sont dans « une sorte de dissolution, de désintégration de l’univers cosmique qui est en rapport avec la lente déliquescence du personnage (3). »
« Il me semblait, dit le héros narrateur du Roi Cophetua, que la terre entière moisissait lentement dans la mouillure spongieuse , s’affaissait avec moi dans un cauchemar marécageux« . (p. 189 )
Cette perception intime de l’effondrement révèle une fascination troublante pour la chute. Le personnage vit intensément sa déchéance, son enlisement, il voit déjà le lieu de sa métamorphose, il sent venir sa mort comme un processus déjà engagé et prévoit d’autant plus l’issue finale que sa chute, cette glissade dans le non être a commencé.
Expérience hallucinante de mourir dans un paysage qui marque l’issue lugubre de l’évidence. Le caractère funèbre du paysage est l’accord du monde , la réponse de l’extérieur à un climat intérieur. Ainsi, dans une concordance parfaite , la nature et le personnage se vident et en même temps subissent ensemble une lente désintégration.
Le récit gracquien décrit le périple d’une conscience dans sa relation avec l’univers spatial. Il présente un être d’abord fragmenté puis rassemblé dans un monde qui se défait et se refait. Ce cheminement d’une désintégration vers une reconstitution atteste, une fois de plus, la fascination de Gracq pour une civilisation qui déchoit pour se renouveler, et dit son goût pour une dynamique, composante essentielle de son oeuvre qui implique un mouvement.
Telle est la situation initiale, telle est la position assignée à l’être dans son récit dès qu’il commence. Dans cet univers, le personnage s’appréhende dans son anéantissement et tend vers une recomposition. Situé dans une terre qui semblait maussadement retirer sa promesse, le héros gracquien est impuissant à se mouvoir à l’aise dans une existence évacuée de toute virtualité. Autour de lui, dans un monde stérile, il semble qu’il n’y ait presque pas de chance de germination.
Le personnage principal assume son rôle de modifier, de recomposer un monde inanimé : « il me semblait, dit le héros du Roi Cophetua, que je venais au fond de cette cavée perdue dans les feuilles éveiller je ne sais quoi d’enseveli. »
Aussi, dans le récit gracquien, assistons-nous à l’histoire d’un univers mort qui renaît. Le monde gracquien est fin et commencement, mort et vie, vacuité et attente. Il semble que Gracq soit orienté vers une vision du monde compensatrice. Dans son univers, la mort appelle la vie comme la terre appelle la pluie dans des longues sécheresses, le vide réclame ce qui peut le combler et c’est dans un paysage désertique qu’apparaît et se développe l’attente qui assume la possibilité d’un accomplissement.
C’est parce qu’il ressent profondément le vide de son univers et sa carence à être que le héros éprouve le besoin de combler sa lacune, de tendre a une complétude, avec la conscience du vide corroborée par un espace dénudé où s’épanouit son attente.
Le vide et ses différentes perspectives : neutralité, silence, sommeil, immobilité mortelle, ou désintégration dissolvante sont autant de justifications inavouées de l’attente, attente hautaine surgie et développée dans un vide initial, vide moisi obscurément réveillé.
Les lieux de l’attente gracquienne sont subtilement imprègnés d’irréalité, ils baignent dans un climat fantomatique. Ainsi, l’espace de l’attente gracquienne est un univers où le réel est doublé de l’imaginaire, où ces deux contraires sont unis dans une totalité sans fissure.
1.1. LA MYTHOLOGIE DE LA FORET
L’univers romanesque de Julien Gracq, comme l’indique Marc Eigeldinger, se distingue par l’attention qu’il porte à la nature, et par la volonté d’établir une communication constante entre la substance cosmique et l’énergie psychique des personnages.
Non seulement la nature incite le héros à céder a son appel, mais elle contient les symboles de la vie spirituelle et révèle les signes, les présages annonciateurs du destin.
La nature renferme les éléments mythiques composant la texture de l’univers romanesque de Gracq. Parmi ces éléments, il en est deux qui gouvernent son oeuvre par leur rôle fondamental : le liquide et le végétal . Ces sont avant tout l’eau et la forêt qui déterminent le climat et la substance romanesques, ils suscitent le décor mythique dans lequel s’inscrit l’existence des héros.
Ce paysage, unissant le liquide et le végétal, forme la toile de fond sur laquelle se détachent les acteurs, et la structure originelle sur laquelle s‘organise le comportement de la conscience et de l’inconscient humains. La description de la forêt sert de cadre extérieur, mais elle est aussi associée au drame intérieur vécu par les personnages.
« Braye-la-forêt » est le nom de l’endroit où se déroule l’action et, comme son nom le suggère, c’est plus qu’un « de ces village accotés aux anciennes forêts royales« , c’est la forêt même qui regagne peu à peu le terrain perdu par les lotissements.
Dans Le Roi Cophetua la masse végétale de la forêt présente de singulières analogies avec la masse liquide de la mer, elle suggère à Julien Gracq des métaphores maritimes originales :
« C’était comme un village au péril de la mer. On eût dit que la forêt écumeuse allait d’un instant à l’autre déferler par-dessus sa digue, dans une espèce de revanche élémentaire« . (p.218)
« Les têtes des arbres dominaient de très haut » (…) … qui déferlait vague après vague (…) … J’écoutais presque intimidé rouler le bruit de mer qui brassait les masses d’écume verte« . (p.193)
« L’oeil évoquait vaguement, plutôt qu’une maison habitée…..un paquebot échoué sous les branches d’un crique perdu. » (p.199)
D’une part, la forêt représente une espèce d’écran, de frontière par son exubérance qui veut remplir tous les espaces. Elle s’empare des espaces vides, cerne les habitations et encercle les villes de telle manière qu’elle éveille dans l’âme du narrateur des sentiments contradictoires : d’oppression et de liberté. Ainsi le narrateur s’exprime-t-il :
« Je respirais à l’aise le parfum de la terre crue qui montait de la nuit…je me sentais étrangement perdu, flotté, soudain très loin de toutes les amarres« .( p.226).
Et encore : « les arbres s’étaient refermés sur la route, j’avançais dans un tunnel qui ne menait plus nulle part… » (p.231).
D’autre part, la forêt se définit comme une espèce de scène naturelle mystérieuse où les contrastes de l’ombre et de la lumière, du froid et du chaud, du clos et de l’ouvert, manifestent les différents états d’esprit du narrateur.
Les solitudes de la forêt deviennent l’image des tourments intérieurs et des abîmes de l’inconscient du héros. Elle est le symbole des forces souterraines de l’inconscient selon les analystes modernes. Ainsi nous trouvons : « la forêt semblait cerner de partout la clairière sablée« , ou bien : « il me semblait que je venais au fond de cette cavée perdu dans les feuilles« .
Le narrateur : « On traversait alors, après le vacarme parisien, ces forêts nobles et vides qui barricadaient les avancées de la vie civile comme un rideau de silence un peu initiatique. » (p.192).
Le choix des adjectifs qualificatifs est révélateur : silence d’étang noir, douceur tranquille et mouillée, quelque chose de doux, de triste et de brûlant.
La forêt signifie aussi le monde sauvage, primitif, porteur des vestiges de l’originel et du souvenir des genèses, la fraîcheur du végétal qui ressuscite cycliquement en ne cessant de s’accroître.
« Je regardais à travers les vitres petites la forêt matinale: quelque chose qui n’était pas seulement la pluie l’avait rafraîchie, apprivoisée… »(p.251 ).
La forêt constitue, dans l’univers de Gracq, le centre où se recréent les figures ancestrales de la mythologie et le milieu où se rattachent les vestiges du sacré.
Elle représente un espace qui permet au mythe de s’incarner, d’opérer la réconciliation du réel et de l’imaginaire, elle propose un temps cyclique qui, en se superposant au déroulement de l’histoire, établit la continuité entre le passé et le présent ou, plus exactement, inscrit les données du présent dans la trame légendaire du passé :
« le bruit de la guerre passait très loin au-dessus des futaies rassurées, si inamovibles maintenant qu’on s’attendait presque d’un moment à l’autre à voir lever derrière elle un ruban d’aube grise. Il me semblait qu’il était très tard » (p.231).
La forêt « est assimilée, chez Julien Gracq, à une figuration mythique de l’anima, au sens où l’entend C.G. Jung, c’est-à-dire une image archétypale et collective de la féminité. La forêt apparaît comme la composante de la rêverie féminine en l’âme masculine, comme l’image de l’aspiration nostalgique à rejoindre la Terre-Mère des origines (4). »
1.2. LA MAISON
L’allée, paysage de cauchemar couvert de nuages gris, corrobore la folle angoisse des personnages. Tendus avidement dans une perception désirante vers l’événement dont ce chemin suggère le caractère funèbre, les personnages sentent l’allée déchiffrer pour eux l’inconnu auquel ils aspirent; ils sentent se déchirer les ténèbres du mystère funèbre. Ils perçoivent l’allée délestée leur révéler à chaque seconde les chemins secrets et jamais parcourus de la vraie nuit dont elle escaladait visiblement l’entière épaisseur. Pour les guetteurs gracquiens, cette allée étire sa fatale longueur. Elle est possibilité de mort, elle leur donne l’image d’une porte ouverte sur un paysage entièrement inconnu.
Dans la maison vide et silencieuse, où toutes les issues sont maintenant fermées, l’angoisse de celui qui a cessé d’attendre croît. Les images des bougies, des flambeaux et des torches se multiplient, obsédantes et inquiétantes comme la femme qui les promène d’une pièce à l’autre. Le regard du narrateur est de plus en plus fasciné par le contraste entre les ténèbres de la maison, l’obscurité de « galerie de mine » et la danse des flammèches qui partout font « tanguer les ombres« . Même à distance les images le poursuivent :
« Onze heures sonnèrent et presque aussitôt le reflet de la lumière se mit à bouger au plafond du couloir. De nouveau je me levais de mon fauteuil d’un bond. Je n’imaginais plus rien. L’image de la flamme des bougies montant toute droit dans la pièce fermée était revenue se fixer dans mon esprit comme au foyer d’un cabinet de glaces (5) . » ( p.231).
La chambre gracquienne diffuse une atmosphère macabre, sinistre par les différentes associations qu’elle polarise : associations hantées de mort, même si ce caractère est voilé. La chambre, espace de prédilection du guet gracquien funèbre, est intimement liée au thème du double. Gracq marque souvent les rapports de la mort avec un double nourri de ses réminiscences égyptiennes avec cette image du mort dans le tombeau qui est, pour reprendre la vieille croyance égyptienne, le double impalpable qui se ranime et volète à travers les espaces funèbres. La présence constante du double dans la chambre du guet, renvoie à une signification funeste qui trahit la présence de la mort. Rentrer dans la chambre vide de l’Autre implique une identification. L’ Autre devient, en même temps, « Je ».
La pénétration dans la chambre de l’Autre favorise les rapports des guetteurs, réalise leur jonction. Violant l’intimité de quelqu’un, l’intrus se fait son double. L’attente se soutient dans le contact avec l’Autre, et l’angoisse du guetteur se nourrit de l’acte profanateur. L’intrusion dans une pièce habitée, en l’absence de son occupant, est une violation, un interdit qui s’accompagne d’angoisse.
Marie FRANCIS remarque : dans la chambre close, le thème du double est également présent sous un autre aspect. Le double est aussi cette image du guetteur réfléchie dans le miroir de la chambre. Cette forme de double apparaît surtout vers la fin de l’attente, au seuil de la mort. Le guetteur qui prévoit une mort imminente est envahi par le sentiment inquiet de sa visibilité et utilise son reflet comme une méditation pour confirmer son identité.
La salle d’attente et la vision à travers la vitre pourraient représenter l’existence humaine cloîtrée dans un huis-clos désespéré, le narrateur enfermé attendant quelque chose qui ne viendra jamais.
Le tableau, le mot privilégié du décor gracquien, prend valeur d’emblème. La représentation picturale du Roi Cophetua apparaît comme une concentration emblématique de l’attente et une condensation de la panique du héros.
Deux oeuvres : La Mala Noche, de Goya et le Roi Cophetua d’après Burne-Jones, sont décrites avec des distorsions intéressantes : notamment, la description de la peinture anglaise se caractérise par l’inversion de la place qu’occupent les personnages. Si l’oeuvre de Burne-Jones est présentée comme une « Annonciation« , celle de Gracq doit être lue comme le récit d’une annonciation à l’envers (6).
- LE TEMPS DE L’ATTENTE
Le récit entrelace toute la courbe : du sommeil inanimé à l’état de veille, et enfin à l’aurore qui apporte au monde et à l’homme l’aventure libératrice (7).
Dans Le Roi Cophetua, Gracq semble avoir voulu organiser le récit le long d’un double plan : inférieur et supérieur. C’est l’interprétation qu’autorise du moins l’image de ce couple étrange où la femmeservante et le maître absent appartiennent, l’une à un ordre inférieur, l’autre à un ordre supérieur.
Le motif central autour duquel s’organise le récit, c’est l’attente, mais une attente immobile, en lieu clos. Elle est veille puis veillée – l’envers de l’attente : dans les deux cas, un sentiment de panique est présent. Pendant le moment miraculeux de l’attente, l’attention est portée à tous les signes du monde.
L’attente n’abolit pas la quête : elle la porte, au contraire, à sa plénitude. Le passé, le présent, l’avenir des personnages s’abolissent dans l’immédiat de l’existence. Leur durée est la même : de l’après-midi à la matinée, bien que rien ne marque l’écoulement du temps.
Dans le salon, où le narrateur attend seul, sans savoir si son ami absent n’est pas maintenant disparu, rien ne parle de Jacques Nueil, pas même la salle de musique où il composait : « Ce coin le plus intime de la pièce ne respirait pas le désordre chaud du travail journalier » (p. 199). La pièce est devenue salle de musée. Il y a comme un refus des choses à se délester de leur secret dont rien, sauf l’entêtement du regard, ne garantit l’existence.
Dans ce monde refroidi, vide et silencieux, à la veille de la Toussaint, les images d’ombre et les bruits des rafales et des canonnades suggèrent moins une attente qu’une veille funèbre. Et lorsqu’une panne d’électricité plonge brusquement la maison dans l’obscurité totale, l’étrange servante qui promène un flambeau, devient l’unique source de lumière.
Au double niveau littéral et figuré, elle seule peut désormais éclairer l’attente. Le regard se déplace et glisse lentement des objets à la femme-servante, dont la seule présence est l’empreinte de l’absence du maître.
La tension monte, et rien ne dissipe le malaise qui ne peut venir de l’attente puisqu’on sait maintenant que l’heure du dernier train est passée et que Nueil n’arrivera pas. Tout va se jouer en huis-clos pendant le dîner et l’après-dîner avec, entre eux, un dernier appel au monde extérieur, le bureau des PTT où le narrateur comptait se renseigner mais qu’il trouve fermé, inexorablement muet. Sur le chemin de retour de la poste à la maison, où il avance comme « dans un tunnel« , il se rend brusquement compte qu’à son insu, son attente s’est retournée contre lui. Il se sent piégé.
Le narrateur dit : « Une image m’assiégeait maintenant toute proche : celle du gravier ratissé sous mes semelles et de la lampe qui viendrait au-devant de moi à travers les gouttes de plomb des feuillages. tout s’arrêtait au geste du bras nu élevant la lampe… Jamais je n’avais été envahi à ce point par le sentiment nu que quelqu’un m’attendait (8) » (p. 228.)
Le héros Gracquien est relancé par un « ennui vide« , par le « sentiment d’un vide« , Ia conscience d’une déficience. Il se perçoit « comme un être à qu’il manque de l’être » selon le mot de Poulet, « un être qui n’arrive pas à être complètement.
Nous suivrons d’abord le héros Gracquien dans son aventure du manque, du vide, dans une trajectoire qui s’inscrit sous le signe de l’atemporel et du temporel.
Nous analyserons ensuite le rapport entre une vacuité mortelle et une attente de la mort, rapport qui confirme le lien indissociable, Gracquien, de vie et de mort .
Dans son récit, l’artiste souligne cette relation, marque le passage entre le temps de la mort et celui de la vie par des moments privilégiés de l’automne et du crépuscule. Le héros éprouve en lui même le non-être, le « vide ».
Épuisé, impuissant à conjurer le non-être, par manque d’être comme le personnage lui-même, le temps ne s’écoule pas, semble s’arrêter, c’est « un temps vide et purement fantastique dont l’horreur consistait tout entière en sa différenciation sensible, du cours de la durée, un Temps d’où paraissait entièrement distrait l’écoulement de tout phénomène véritablement vital« .
Ce monde Gracquien, congelé dans une immobilité mortuaire, suggère une réflexion sur les civilisations épuisées. On pense à une humanité prostrée dans la torpeur mécanique du quotidien, engloutie par des occupations absentes, détachée, séparée de l’essentiel.
Le héros voit venir une mort lente, vit une désintégration progressive, la dégradation d’un personnage qui subsiste dans un milieu où « les journées s’écoulaient, de plus en plus vides, de plus en plus inoccupées« .
Dans ce mouvement de fuite, de chute, le temps se rétrécit, tend à se perdre dans le vide, à se dissiper dans le néant.
Cette lente agonie atteste la fascination de Gracq, historien, pour un monde en décadence. Le récit Gracquien décrit l’aventure d’un héros situé dans une société en décomposition et qui vise à se recomposer, à travers un long cheminement dans le temps. Il s’ouvre sur un monde vide qui se désagrège. Mais, avec la conscience du manque, un besoin de se sentir vivre relance le personnage mourant qui revendique de grandes giclées de vie.
Le héros gracquien, qui a atteint le niveau le plus bas, se reconnaît sous le signe de la mort, cherche dans une aventure sans issue un recours possible qui réaliserait une permanence de son être.
Comme l’automne, un autre temps d’élection, un autre moment préféré de Gracq, le crépuscule, rend parfaitement ce lien indissociable de mort et de vie. Le crépuscule est déclin et naissance, le temps, les êtres y meurent pour renaître.
L’après-midi déclinante entretient l’impression d’un monde agonisant, le climat d’un univers mourant. Le crépuscule connote le macabre, les fins des journées suggèrent la pensée de la mort, qui établit les liens entre l’anéantissement et la régénération, mais il est également symbole d’une renaissance.
L’ être gracquien, qui s’appréhende au moment de s’anéantir pour se reconstituer, se voit dans un présent situé entre tout un passé de vie inaccomplie et un futur. L’étude de l’architecture de l’attente gracquienne implique celle du temps en fonction du personnage. Chez Gracq, le récit de l’attente s’appuie sur le « Je du guetteur » qui organise le temps selon la double tension de l’angoisse et du désir, nourrie par une « torturante inquiétude ».
L’imparfait, temps directeur de son récit, est employé avec ingéniosité dans l’expression d’une durée indéfinie, dans la représentation d’interminables heures d’affût. Dans cette longue aventure, l’écoulement linéaire de la durée est souvent bouleversé par une pause dans le présent ou un recul vers le passé, ou encore par une projection vers l’avenir. Dans Le Roi Cophetua, cette durée, s’étend de l’après-midi de la Toussaint à la matinée du lendemain.
A ce passé-présent imaginaire de l’imparfait qui concerne le romancier, se mêle un autre passé qui concerne le héros, un passé que le personnage reconstitue au coeur du présent dans une profonde rêverie. Celle-ci est liée au possible, l’attente comporte donc la notion de futur, contient de l’avenir.
De plus, le futur n’est perçu qu’à partir du passé, dans la mesure où ce passé est accepté, assumé, utilisé par le guetteur gracquien comme fondement de son avenir. Le personnage s’intéresse à un passé qui jette les bases du futur et enrichit un moment qui le prolonge.
- LA NUIT INITIATIQUE ET L’AUBE PURIFICATRICE
Gracq emprunte aux Romantiques plus qu’un décor nocturne : la signification profonde de la nuit qui, en fait, dans la vie des personnages, est l’instant privilégié où ils ont au plus haut point le sentiment de l’existence et où ils s’unissent à leur destin.
C’est dans cette nuit mystique que le héros de Gracq est initié, et elle marque le terme de l’errance nocturne, la révélation de la terre inconnue (9) : « On traversait alors … un rideau de silence un peu initiatique. » (p.192).
« La journée oppressante finissait, et ce qui lui succédait n’était pas exactement la nuit : il me semblait plutôt que c’était – égale et calme comme une petite flamme bougeante au milieu des pièces endormies – la veillée. » (p. 204).
« La nuit ne supprimait pas la distance, mais elle la rendait abstraite et presque immatérielle ; on eût dit qu’il n’y avait plus rien entre moi et cette percussion lourde qui heurtait à la porte« . ( p. 213).
La nuit initiatique et la femme sont étroitement liées à ce passage obligatoire que doit faire le narrateur pour arriver à l’aube libératrice.
La nuit fait l’heure privilégiée du roman, elle est entourée d’ombre, de lumière, et d’orage. Ces faits ont valeur de signe. L’orage sur Braye-la-forêt annonce la descente aux enfers et à la mort. Le lendemain, le rayon de soleil signifie le baptême, la renaissance : « un soleil jeune et encore mouillé (…) La vie s’était remise en ordre« . ( p.250 ).
La nuit est à la fois obscure et éclairée, elle est profondément marquée par la présence du mythe. L’obscurité est celle qui frappe le plus l’imagination, ne serait ce que parce que le noir est toujours valorisé négativement. « Symbole dans les hiérophanies solaires de la mort… la nuit reste de nos jours encore grosse de toutes les légendes de l’angoisse, entraînant à sa suite les fantômes qui hantent les nuits du folklore et de notre prime enfance (10). »
Les ténèbres s’opposent à l’espérance, et les mots utilisés par Gracq sont très éloquents pour nous montrer les aspects négatifs : « silence d’étang noir« , « la mala noche« , « nuit close et coite« , « nuit d’hiver« , « nuit épaisse« .
Qu’elle soit chargée ou non de signes, la nuit est angoisse pour le narrateur : « l’inquiétude tomba sur moi (…) qui coulait dans la nuit, sourde et muette. » (p. 225).
C’est donc l’aube qui rend mieux compte de la fascination qu’exerce sur Gracq la purification : « le lointain fracas d’ange furieux … donnait de l’air à la nuit oppressante. » (p. 230).
« Cette heure du petit matin était froide et lucide ; d’ordonner mes pensées sans fièvre … me donnait un sentiment de possession calme… » (p.. 248).
Le rite de la purification est lié à l’eau de la pluie et au feu des flammes des bougies et du soleil qui ont des vertus purificatrices. Il symbolise la pureté des origines restituée, le sentiment des souillures issues des fautes et des contacts terrestres lavés, ainsi qu’une aspiration à une vie en quelque sorte céleste et le retour aux sources de la vie.
On voit clairement ces deux éléments : l’eau et le feu dans le texte du Roi Cophetua :
« l’air nettoyé par la pluie gardait une transparence vitreuse et plaisante à l’oeil » (p. 244)
« ...il semblait pétiller par spasmes, comme un feu qui tombe, sur un tambourinement discontinu de coups plus sourds« . (p.244).
A ce sujet, JUNG dit : « l’eau et le feu jouent un rôle fondamental dans le processus de la purification, bien que ces deux éléments soient antagonistes et constituent même une paire d’opposés typique, ils ne sont qu’un et un seul si l’on croit le témoignage des alchimistes » (11). »
CHAPITRE 2 : LE REGARD EXTERIEUR ET INTERIEUR DES PERSONNAGES
- JACQUES NUEIL ET LE MYTHE D’ORPHÉE
Le nom de Jacques Nueil suggère, sans forcer l’intention, une analogie avec l’altitude et l’impénétrable (nues, nuages, nuit). Et le titre du récit, Le roi Cophetua, appuie encore davantage le fantasme royal évident. Aviateur et roi, épris d’une servante digne d’un roi, altière et humble.
Il est critique et compositeur musical. Il est très apprécié parmi ses amis, matérialisé par une vie sociale réussie et pleine. Il est « snob« , « distingué« , « parisien au dernier degré« , il appartient à une « faune exotique« . Il charme et séduit son entourage.
Ce mythe nous introduit dans une histoire d’amour et de séduction ; l’amour entre Nueil et sa servante et la séduction du héros par cette femme.
Le rôle principal de ce personnage est de nous donner la clé pour pouvoir interpréter la nouvelle sur la base du Mythe d’Orphée auquel il est fait allusion (p.249).
Si nous établissons la relation entre Euridyce et la servante, la maison étant les enfers, ce n’est plus Orphée (Nueil) qui va la chercher mais notre narrateur.
Nous pouvons établir un autre parallélisme : Orphée est foudroyé par Zeus pour avoir révélé ses expériences du royaume des morts à ses adeptes. De même, Nueil disparaît dans les airs par une nuit d’orage, foudroyé par Dieu, pour avoir introduit son ami journaliste dans sa maison (les enfers).
Nous voyons aussi une autre référence : l’orphisme est une religion initiatique qui professe l’immortalité de l’âme et un cycle de réincarnations jusqu’à atteindre la purification définitive.
- LA FEMME : DUALISME ET CONTRADICTIONS.
Ce personnage autour de qui se développe l’histoire est chargé de significations. Elle est, tout d’abord, comme toutes les femmes gracquiennes, une étrangère : incognito, elle est un univers à part auquel l’homme n’a pas accès. Leur rencontre est fortuite et passagère, impersonnelle, les sentiments en sont exclus.
« J’ai rarement – je n’ai peut-être jamais, même dans l’amour – attendu … quelqu’un qui pourtant ici ne pouvait être pour moi qu' »une femme », – c’est-à-dire une question , une énigme pure« . (p. 238)
Dans la caractérisation des yeux de la femme il existe une dualité par deux éléments opposés, l’eau et le feu associés. Dans le premier cas, l’élément « eau » est euphorique, lié au sourire ironique, « … une acuité dans les prunelles plutôt qu’un sourire« . « Voir est savoir », et cette phrase anticipe sur le fait que la femme « sait » ce qui se passera. C’est l’image de la voyante. Mais cette connaissance, cette contemplation font aussi souffrir : ainsi, dans le deuxième cas, le feu est-il un élément dysphorique qui décrit la détresse et le désespoir :
« …l’expression des yeux brûlants et sombres, que la lumière accrochait avec dureté, était si clairement une expression perdue … » (p. 210)
Les cheveux noirs et lourds servent surtout à cacher le visage, comme un voile de deuil, et font apparaître cette femme à la fois comme une femme souffrante qui pleure la mort de son amant mais aussi comme une femme fatale, mystérieuse et dangereuse. Idée renforcée par l’adjectif « animal » (p.240) qui nous renvoie à la Méduse, personnage mythique, qu’on ne pouvait voir qu’au risque de périr. C’est aussi un visage impénétrable et anonyme, donc distant et lointain : inatteignable.
Ainsi nous trouvons :
« La masse lourde, presque orageuse, des cheveux noirs« ( p. 205), un « flot épais et animal » (p. 240) qui tombe en rideau devant un « visage dérobé … comme derrière une grille » (p. 242), un visage noyé qui regagne sournoisement l’abri de la chevelure, un visage tapi et fuyant.
Cette femme est plutôt muette, mais quand elle parle sa voix a des pouvoirs magiques, elle attire et enchante comme la sirène. Elle domine : même si l’homme perçoit le mensonge, il l’accepte.
« La voix … faible, presque un chuchotement » (…) devient « musicale » et « sensuelle« , marquée d’un ton de « supplication tendue qui s’y embusquait » (p. 210) et à laquelle il est difficile de résister.
« Les monosyllabes les plus simples prenaient dans cette bouche une signification plus lourde et presque charnelle » (p. 211)
Si Jacques Nueil est Orphée, elle aurait le rôle d’Eurydice : celui d’une morte habitant les Enfers. C’est pourquoi Gracq la décrit comme « Une silhouette qui fond dans l’obscurité, qui vit quelque part épaissement dans la maison enténébrée. »
Et aussi :
« L’attache nourricière qui l’irrigue toute, le flot répandu des cheveux noirs, l’ombre qui mange le contour de la joue, le vêtement sombre sortent moins de la nuit qu’ils ne la prolongent«
Cette femme est aérienne, presque immatérielle comme un ange, mais un ange noir, un fantôme du pays des ombres. Ainsi elle va, les pieds touchant le sol à peine (p. 197), de son pas vivant qui mord le sable ; elle arrive sans aucun bruit, elle glisse sur la moquette (pp. 221, 225) d’un mouvement silencieux propre à elle :
« Elle arrivait sans aucun bruit, se spas étouffés par la moquette qui tapissait le couloir … » (p. 221)
« Une demi-seconde, elle parut se figer sur le seuil, le pied suspendu, puis recommença à glisser sur la moquette de ce mouvement silencieux qu’elle avait. » (p. 225)
Si elle habite dans les ténèbres, elle est aussi confondue avec le feu des bougies. Son déplacement et la lumière qu’elle porte font un tout , elle est source de lumière et la lumière même :
« La lueur hésita, s’arrêta une seconde sur le seuil, où le battant de la porte ouverte me la cachait encore ; puis la silhouette entra de profil. » (p. 238)
Annie-Claude DOBBS nous dit à ce propos (12) :
« Analogue a la flamme avec laquelle de plus en plus elle se confond, la femme servante attire et repousse. Le sentiment qu’elle inspire est fait de désir et de panique. Femme flambeau , femme torche onduleuse dans son vêtement de nuit « Flamme vive » dardée dans un instant et replongée dans les plis de la lourde étoffe de soie. Elle est imprévisible dans ses mouvements et dans ses intentions comme le remarque le narrateur dans la salle à manger, elle est capable de brûler, « quand elle s’approchait de moi pour me servir, le dos de ma main un instant se brûlait a distance a la faible et forte chaleur de son bras nu » (p.222). Porteuse de lumière, elle peut alternativement, éclairer et enténébrer selon qu’elle s’approche ou s’éloigne. De plus, le plaisir érotique qu’elle donne à cet amant clandestin d’une nuit est lui aussi « violent et court comme la flamme. » (p 202). »
Elle est « une simple femme de chambre » par la déférence impersonnelle des mots, par la manière qu’elle a de n’apparaître que pour les besoins du service ». Mais ses façons indiscrètes directes, peu conventionnelle la définissent comme la servante-maîtresse qui a un pas humilié et serf, et pourtant calmement autoritaire – enchaîné – enchaînant. Elle le sert les yeux baissés, sans hâte ni lenteur, avec une précision neutre et posée« .
« … le costume servile si brusquement revêtu était si strict et si affiché, si insolent presque dans sa correction humiliante » (p. 221) qu’il fait songer a une espèce de cérémonial « ses ornements blancs » (p. 221) ayant un caractère rituel.
Elle a l’air d’apparaître en servante, d’y retrouver une aisance intimidante, comme un souverain qui lève son incognito. (p 221)
La tradition chrétienne définit la Vierge Marie comme la servante de Dieu : Tristan Corbière va plus loin en disant d’elle qu’elle est « Servante maîtresse altière, très haute devant le Très-Haut « (« Amour. La Rapsodie foraine »). Julien Gracq joue dans cette nouvelle avec la double signification du mot » maîtresse » en tant qu’amante mais aussi en tant que souveraine .
Le rapport entre la Vierge Marie et notre personnage est renforcé par la description que Gracq fait du tableau « Le Roi Cophetua » lorsqu’il le décrit en parlant de la mendiante : « Le front penché très bas , le visage perdu dans l’ombre , la verticalité hiératique de la silhouette pouvaient faire penser à quelque Vierge d’une Visitation… » (pp. 223-224) (13)
Si nous ajoutons à cela l’image de la femme flambeau mentionnée ci-dessus, nous somme renvoyés au rôle principal que cette femme pourrait jouer dans l’histoire : celui d’une initiatrice qui permettra au narrateur de réaliser sa purification.
Elle a donc l’ambiguïté qui ressort de l’association de l’ombre et de la lumière, de la vie et de la mort, de la femme spirituelle et de la femme animale.
- LE NARRATEUR ET SON ATTENTE
Nous ne connaissons du narrateur que sa voix, ou plutôt sa pensée qui transmet ce qu’il regarde ( l’oeil ) ou écoute ( l’oreille ) :
« L’oreille se heurtait à lui (le grondement) sans percevoir aucun changement de fréquence ou de volume, comme l’oeil à un mur« . ( p.216)
DURAND nous explique à ce sujet :
« l’oreille peut entendre plus profondément que les yeux ne peuvent voir » l’oreille est alors « le sens de la nuit », l’obscurité est aussi amplificatrice du bruit qu’elle est résonance » ( p. 99 )
Néanmoins, l’oeil au singulier est plus qu’un simple regard : il est associé à l’objet de la vision, c’est-à-dire à la lumière. La notion de vision est toujours liée à la transcendance et elle n’est possible qu’à distance.
DURAND ajoute :
« le surmoi est avant tout l’oeil du Père et plus tard l’oeil du roi, l’oeil de Dieu, en vertu du lien profond qu’établit la psychanalyse entre le père, l’autorité politique et l’impératif moral « (p. 170).
Alors, cet oeil qui voit est à la fois témoin, juge, surveillant clairvoyant et instigateur de rectitudes morales.
Notre personnage n’a pas de nom, il est anonyme, de même que la femme. On sait seulement qu’il a été un combattant, puis qu’il a été réformé et qu’à présent il exerce le métier de journaliste.
Ce personnage est marqué par la solitude : où qu’il aille où qu’il se trouve, il est toujours seul :
« J’étais seul dans mon compartiment – presque seul, semblait-il dans ce train de grande banlieue… » (p. 188).
« Je me sentais étrangement seul entre ces murs sans accueil … » (p. 194)
« De nouveau la bourrasque seule me tenait compagnie dans le dédale des futaies privées » (p. 195).
« La solitude des villas enterrées sous les branches était si complète que mon pas malgré moi se faisait plus léger et plus long » ( p. 195)
« Personne ne m’attendait. (… ) j’écoutais presque intimidé rouler le bruit de mer qui brassait les masses d’écume verte et je tentai de m’orienter. Il n’y avait pas en vue âme qui vive. » (p. 193).
Deux autres thèmes sont liés a cette solitude : celui de l’attente et celui de la mort.
Ce récit a comme fil conducteur le motif de l’attente ; il y a deux étapes : l’attente de la femme mystérieuse signale que
« Pendant le moment miraculeux de l’attente l’attention est portée à tous les signes du monde. L’attente n’abolit pas la quête : elle la porte, au contraire, à sa plénitude. Le passé , le présent, l’avenir des personnages s’abolissent dans l’immédiat de l’existence » (…)
« Dans ce monde refroidi, vide et silencieux, à la veille de la Toussaint, les images d’ombre et les bruits de rafales et de canonnades suggèrent moins une attente qu’une veille funèbre«
En effet, l’idée de la mort est présente depuis le début du roman, soit par le vocabulaire : « jour des morts« , « enterrés« , « enseveli« , « pas âme qui vive« , soit par les allusions à la possible mort de l’ami du journaliste, Nueil, soit encore par les images qui nous la rappellent comme, par exemple, la maison en tant que « royaume » des morts ou des enfers.
La mort, ici, est synonyme de vide, mais aussi de désintégration progressive. N’oublions pas que le récit se déroule au cours d’un après-midi automnal et d’une longue nuit oppressante.
« Le récit Gracquien décrit l’aventure d’un héros situé dans une société en décomposition et qui vise à se recomposer. A travers un bref cheminement dans le temps, il s’ouvre sur un monde vide qui le désagrège. Mais avec la conscience du manque un besoin de se sentir vivre relance le personnage mourant qui revendique de grandes giclées de vie. Le héros Gracquien, qui a atteint le niveau le plus bas, se reconnaît sous le signe de la mort, cherche dans une aventure sans issue un recours possible qui réaliserait une permanence de son être (14).«
Chez Gracq, la mort et la vie sont toujours indissociables : cette nuit angoissante fera place à une aube purificatrice et rénovatrice. Marie FRANCIS ajoute :
« L’être Gracquien, qui s’appréhende au moment de s’anéantir pour se reconstituer, se voit dans un présent situé entre tout un passé de vie inaccomplie et un futur réalisateur. »
Nous avons dans la nuit un symbole d’inversion. Comme le remarque Gilbert DURAND (15) :
« C’est au sein de la nuit même que l’esprit quête sa lumière et la chute s’euphorise en descente » (p.224).
et encore :
« Il ne subsiste qu’une limite fort mince entre l’acte téméraire de la descente sans guide et la chute vers les abîmes animaux » (p. 228)
Dans « Le Roi Cophetua« , il s’agit d’une descente aux enfers et le narrateur, dans le rôle d’Ulysse, disposera lui aussi d’un guide pour que cette descente – non prévue- ne devienne une chute :
« Je songeais qu’on pouvait suivre Orphée très loin, dans le sombre royaume, tant qu’il ne se retournait pas. Elle ne se retournait jamais. Je l’avais suivie . Encore maintenant je la suivais presque, protégé de tout faux pas tant que je mettais les miens dans les siens l’un après l’autre – étrangement pris en charge, étrangement charmé. » (p. 249).
Une fois de plus, Gracq pratique une inversion des symboles car, dans ce paragraphe, Orphée et la femme Eurydice sont un seul être, détour qui rend le passage plus riche.
Au contraire d’Ulysse, notre héros ne retrouvera pas le passé, il s’en libérera et récupérera un avenir, un monde remis en ordre.
Dès que le narrateur prend conscience que Nueil n’arrivera pas, son attente-veille se change en une attente-veillée. La tension monte et rien ne dissipe son malaise :
« Je ressentais toujours cette constriction de la gorge qui ne m’avait pas quitté depuis que j’étais entré dans la maison. Mais l’inquiétude, les mauvais pressentiments n’y avaient plus autant de part (…) je guettais le moment où derrière moi, dans le rectangle de la porte ouverte, la femme de nouveau s’encadrerait. » (p. 220)
C’est pendant le dîner qu’il découvre le tableau du roi Cophetua et la relation qui existe entre son ami et cette femme :
« Il semblait difficile de se taire au point où se taisaient ces deux silhouettes paralysées. Une tension que je localisais mal flottait autour de la scène inexplicable : honte et confusion brûlante, panique, qui semblait conjurer autour d’elle la pénombre épaisse du tableau comme une protection – aveu au-delà des mots (…) Je restai un moment devant le tableau, l’esprit remué, conscient qu’une accommodation nécessaire se faisait mal. (…) Le Roi Cophétua ! Le roi Cophetua amoureux d’une mendiante … » (p. 224)
Plus tard, sur le chemin du retour de la poste à la maison, il se rend brusquement compte qu’à son insu son attente s’est retournée contre lui. Il se sent piégé (16) :
« Avec l’évidence de l’attente le narrateur, comprend qu’en l’absence de son ami c’est à lui qu’est désormais assigné le rôle du roi Cophetua. Et à chacune de ses questions muettes il croit lire sur le visage de la femme la réponse, toujours la même, » C’est ainsi « (p. 199 )
« Le narrateur peu à peu conclut à son impuissance à comprendre et encore moins à contrôler ce qu’il interprète désormais comme un sortilège, une conjuration. « Il me semblait qu’on disposait étrangement de moi ».
« Je me sentais dépossédé de mon sillage. » (p. 235)
Penché sur le visage de la femme endormie à ses côtés, il croit y lire l’évidence d’une fatalité qui se confirme (17) :
» Je me sentais entrer dans un tableau, prisonnier de l’image où m’avait peut-être fixé ma place une exigence singulière. » (p. 246)
Cette femme avait été fébrilement désirée :
« Je la désirais. Je l’avais désirée, je le savais maintenant, dès la première seconde, dès que mon pas à côté du sien avait fait craquer le gravier de la cour. » (p. 241)
Liée au désir charnel, c’est une attente qui fait souffrir :
« Les nerfs tendus (…) la gorge serrée, Je n’étais plus qu’attente » (pp. 237-238 )
« J’ai rarement – je n’ai peut-être jamais, même dans l’amour – attendu … le coeur battant, la gorge nouée » (p. 238)
Il est révélateur que ce soit surtout pendant le dîner que le narrateur subit le plus cette angoisse :
Selon DURAND, le schème digestif de l’avalement est « inversion de la puissance virile, il confirme le thème psychanalytique de la régression du sexuel au buccal et au digestif » (p. 243 )
Cela rejoint, encore une fois, l’idée d’une descente :
« L’imagination de la descente vérifie l’intuition freudienne qui fait du tube digestif l’axe descendant de la libido avant sa fixation sexuelle » (p. 228)
Et encore :
« Ce ventre polyvalent peut certes, facilement engouffrer des valeurs négatives comme nous l’avons déjà noté et venir symboliser l’abîme de la chute, le microcosme du péché. » (p. 229)
C’est pourquoi ce fort désir sexuel s’accompagne d’un sentiment de panique. En effet, si l’on se réfère à nouveau au mythe d’Orphée, celui-ci finit par être inutile, anéanti, en épilogue à sa passion malheureuse.
En même temps, le ventre féminin est le ventre maternel uni a l’eau (l’orage dans la nouvelle). Il est, chez les surréalistes, « l’objet d’un espoir fondamental » ( p 266), mais aussi fluidité du désir. Et « toute l’imagerie des eaux est réhabilitée par le poète, soumis à l’archétype suprême, au symbole de la femme. Car la femme prend, dans la table des valeurs surréalistes, la place de Dieu » (p. 267). Même sur le plan de la franche psychopathologie, parallèlement à la guérison se fait un retour symbolique au ventre maternel
Ainsi, cette femme ambivalente est à la fois pour le héros une épreuve et le moyen de sa purification .
CONCLUSION
1. Dans le déploiement de l’oeuvre romanesque de Gracq, nous avons considéré l’espace de l’attente, cet univers qui unit le réel et l’imaginaire dans une vaste synthèse. L’analyse de la texture de cet espace a montré que la nature a pour fonction essentielle de représenter l’aventure du guetteur dans ses modalités d’angoisse et de désir, et l’étude des éléments fondamentaux du décor : ombre, lumière, mer-forêt, lieux hauts et lieux clos, avec les différentes associations qu’ils polarisent, a révélé une intime participation de l’espace à l’attente et aux émotions du guetteur. Enfin, le repérage des signes a reconnu un climat qui nourrit l’attente, l’angoisse et le désir et crée le suspens. Gracq oblige les deux espaces, intérieur et extérieur, à fusionner ensemble en un tout harmonieux.
2. Dans le temps présenté dans la nouvelle, on considère deux aspects, l’automne et le crépuscule, comme un monde en état de décomposition, mais avec l’idée qu’il faut prendre conscience de la continuité d’un cycle et que cette décomposition fait appel à une future recomposition de l’univers. La nuit représente les bas fonds de l’individu où il cherche la Raison de son existence, c’est aussi le « ça », c’est-à- dire, l’inconscient qui agit sur le conscient.
3. Dans l’univers gracquien, l’homme n’est jamais seul mais solitaire, entouré des êtres qu’il cherche à rejoindre et qui lui sont étrangers comme ils le sont par leur nom avant de l’être par leur présence.
4. Dans le drame de Gracq, la femme est chaque fois l’Autre : haute, multiple et inaccessible.
Homme ou femme, le personnage Gracquien est vulnérable et le thème de la blessure est une des constantes de l’oeuvre, sans compter les innombrables images létales que l’on trouve partout. Il ne s’agit pas tant de dire la souffrance du monde que de rendre évident et de concrétiser l’indissoluble rapport de la vie et de la mort. Sensible à cet inéluctable, le personnage Gracquien cherche dans le rêve et le mythe l’immunité que lui refuse la réalité.
5. L’oeuvre de Julien Gracq, métaphoriquement ou non, ne cesse de faire appel au vocabulaire de la vision et de mentionner des dispositifs optiques (trompe-l’oeil, cyclorama, diorama, panorama, miroirs, etc.). La perspective et le point de fuite ont une tendance marquée à s’inverser, à basculer, à se redoubler.
« Quand l’oeil désoeuvré plonge d’un balcon la nuit, à travers la rue, dans une pièce éclairée dont on a oublié de clore les rideaux, on voit des silhouettes qui semblent flotter sur une eau lente, se déplacer aussi incompréhensiblement que des pièces d’échecs dans l’aquarium de cet intérieur inconnu«
6. A l’instar des gravures romantiques de Rembrandt ou de Gustave Doré, « Gracq prend plaisir à disposer des éclairs ou des tâches de lumière sur un fond uniformément sombre » et « c’est dans le récit du roi Cophetua, qui baigne dans sa quasi totalité dans le noir, que Gracq rivalise avec l’art de la gravure. »
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Notes
(1) Ferdinand ALQUIE, Philosophie du Surréalisme, Paris, Flammarion, 1955, p. 29
(2) Ataraxie : quiétude absolue de l’âme, qui est, selon l’épicurisme, l’apanage des dieux et l’idéal du Sage.
(3) Marie FRANCIS, Forme et signification de l’attente dans l’oeuvre romanesque de Julien Gracq, Paris, 1979.
(4) Marc EIGELDINGER, Julien Gracq, Cahier de l’Herne, Ed. de l’Herne.
(5) Annie-Claude DOBB, Dramaturgie et liturgie dans l’oeuvre de Julien Gracq, Paris, Corti, 1972, p. 206.
(6) Jean-Louis LEUTRAT, Julien Gracq, Paris, Seuil, 1991, p. 63.
(7) Denis ARIEL, L’éternelle imminence in « Julien Gracq », Cahier de l’Herne, p. 131.
(8) A.-C. DOBBS, op. cit., p. 189
(9) Gilbert ERNST, Le mythe de la nuit dans les romans de Gracq, in « Julien Gracq », Cahier de l’Herne, p. 254.
(10) Ibid., p. 248.
(11) Carl-Gustav JUNG, Psychologie et alchimie, Paris, Buchet/Chastel, 1970, p. 305.
(12) A.-C. DOBBS, op. cit., p. 240.
(13) Jean-Louis LEUTRAT, op. cit., pp. 223-224.
(14) Marie FRANCIS, op. cit., p. 216.
(15) Gilbert DURAND, Structures Anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Ed. Bordas, 1984, p. 345.
( 16) A.-C. DOBBS, op. cit., pp. 198, 203, 209.
(17) Ibid., p. 203.
(18) Jean-Louis LEUTRAT, op. cit., pp. 91-92.
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BIBLIOGRAPHIE
- ALQUIE, Ferdinand, « Philosophie du surréalisme« , Flammarion, Paris, 1955.
- ALQUIE, et ALL., « Surréalisme et symbolisme, » Ed. Padova, Italie, 1965.
- DOBBS, Annie-Claude, « Dramaturgie et liturgie dans l’oeuvre de Julien Gracq« , Ed. Corti, Paris, 1972
- CAHIER DE L’HERNE, « Julien Gracq« , Ed. Cahier de l’Herne, Paris, 1973.
- DURAND, G., « Les structures anthropologiques de l’imaginaire« , Ed. Bordas, Paris, 1984.
- FRANCIS, Marie, « Forme et signification de l’attente dans l’oeuvre romanesque de Julien Gracq« , Ed. Nizet, Paris, 1979.
- JUNG, Carl Gustav, « Psychologie et Alchimie« , Buchet/Chastel, Paris, 1970.
- LEUTRAT, Jean-Louis, « Julien Gracq« , Ed.Du Seuil, Paris, 1991.
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UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par Mmes Ada REVOLLE, Beatriz MAYCA et Teresita SCKELL AKKARI dans le cadre du séminaire de littérature « Concepts pour une lecture critique« .
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozéroff