Introduction
Tout essai d’analyse d’un homme se heurte toujours au noyau insaisissable de la nature humaine, c’est-à-dire son essence, à ce qui distingue cet animal pensant des autres espèces vivantes. Or, malgré cet obstacle les hommes, poussés par la curiosité et l’envie de connaitre l’inconnu, cherchent sans cesse à comprendre l’univers qui les entoure, depuis les éléments les plus petits et apparemment insignifiants jusqu’aux plus complexes, y compris lui-même.
En effet, dans toutes les questions que se pose l’homme, il y a, implicite, cette quête d’un sens à donner à l’existence humaine, d’une réponse aux interrogations telles que « Pourquoi suis-je né ? Quelle est ma destinée ? Pourquoi dois-je mourir ? Qu’est-ce que la mort ? » Il est évident que l’homme est angoissé et inquiet face aux mystères de la vie. Il sent qu’il est chargé d’une mission, est né pour accomplir une destinée qu’il ne connaît pas. Le souvenir obscur d’une existence cosmique, avant de naître, pousse l’homme à poursuivre un idéal de valeur, un idéal du moi (comme disent les psychanalystes), à désirer retourner à un état premier, perdu peut-être, quelque chose dont il pressent avoir été séparé, un attribut ou une qualité qui lui appartenait. Il interroge alors l’univers cosmique pour obtenir les réponses qui pourraient assouvir cette angoisse de vivre. Durant toute sa vie, l’homme est tourmenté par ce souvenir vague, et il va créer des symboles, des histoires pour tenter de retrouver le chemin du retour à ses origines.
Georges Bernanos était un de ces hommes. Il nous a laissé toute une oeuvre littéraire dans laquelle on sait qu’il a poursuivi jusqu’à sa mort, avec une ferme ténacité, le sens de la vie humaine. Notre analyse de l’auteur de « Journal d’un curé de campagne » doit donc, suivre la même recherche, prendre les mêmes voies, entrer dans son angoisse existentielle.
Issu d’une famille très catholique, la foi en Dieu lui était essentielle et, depuis son enfance, la mort était pour lui l’événement le plus important C’est donc dans le domaine de la « dame mort » que nous allons situer le romancier. Connu comme l’écrivain du surnaturel, il a beaucoup médité sur la mort, qui était pour lui l’essence de l’existence humaine.
En réalité, l’oeuvre d’un écrivain n’est que l’expression de son psychisme conscient et inconscient, et Bernanos lui-même avoue que c’est dans l’enfant qu’il a été qu’il trouve l’inspiration pour écrire. En outre, chaque drame qui apparait dans ses romans est le reflet de ses propres conflits et drames intimes :
« … ma vie ne ment pas à mes livres (…) Puissions-nous touiours ensemble, moi et mes livres, être à la merci des passants! » (Bernanos)
Notre but, en conséquence, est de montrer les diverses formes d’expression de la mort chez Bernanos et comment la peur et le souci de la mort l’ont angoissé pendant toute son existence. Son oeuvre majeure, « Journal d’un curé de campagne« , sera le véhicule pour la compréhension de cette angoisse dont il a beaucoup souffert, car c’est seulement à l’heure de sa mort qu’il a finalement trouvé la paix spirituelle. Plusieurs critiques ont déjà écrit sur Bernanos écrivain et sur son oeuvre. Notre souhait n’est pas d’ajouter une autre étude à ces ouvrages mais de penser à l’homme Bernanos, dans son individualité et dans sa participation à l’humanité. Pour atteindre notre objectif, nous allons faire une incursion dans le monde inconscient de l’écrivain, dans les premières phases de formation de sa vie intérieure. Ensuite, ce sera le moment de montrer l’universalité de Bernanos à travers sa participation au monde. Dans une étape suivante, nous essaierons de tracer le profil psychologique de notre écrivain en nous basant sur les traits de personnalité des personnages qui figurent dans l’oeuvre « Journal d’un curé de campagne« , surtout le curé d’Ambricourt, sa création la plus aimée.
VIE, MORT, QUELLE EST VOTRE ESSENCE ?
Quand on parle de la mort, l’idée de vie nous vient tout de suite à l’esprit. On ne peut donc avoir la mort sans la vie, ni la vie sans la mort. Celles-ci sont liées et coexistent. Or, pour qu’il y ait vie, il faut résister à la mort, mais où on pense trouver la vie, on rencontre aussi la mort puisque c’est la mort qui est à l’origine de la vie.
On peut affirmer que la naissance, la première manifestation de vie dans le monde, et la mort, la fin de cette vie, sont les deux extrémités qui qualifient I’ homme comme être vivant. Dès la conception, la matrice humaine est constituée par ces deux forces qui vont s’amalgamer, se séparer et se battre I’ une contre l’autre.
C’est dans l’inconscient qu’on trouve le registre de tous ces mouvements qui vont donner sa spécificité à chaque individu.
Durant toute sa vie, Bernanos a ressenti vivement ce combat entre la vie et la mort. Et ce qu’il redoutait le plus, c’était la mort. Mais pourquoi avait-il peur de la mort, si la mort est bien la réponse à sa quête d’un sens à la vie ? En fait, il ne pouvait accepter la mort comme la fin de toute existence, synonyme du vide, de l’anéantissement du corps. Il ne pouvait pas non plus accepter la mort comme une punition du péché de l’homme.
Cette dernière image nous amène tout de suite à l’idée de culpabilité : l’ homme est-ll fautif dès ses origines ? Le christianisme marque l’homme d’un péché originel, à savoir le péché d’Adam et Eve. Comme punition, Dieu leur a retiré l’ immortalité. Le premier couple a été exilé sur terre. Désormais, ils doivent travailler pour gagner leur pain de tous les jours et la femme doit accoucher dans la douleur. La souffrance et la douleur sont le châtiment qu’ils doivent subir et transmettre à leurs enfants.
La culpabilité est donc présente en chaque homme, comme un héritage de ses aïeux. C’est cette culpabilité que nous allons retrouver dans tous les conflits psychiques de l’homme.
Pour en revenir à notre auteur, nous savons par ses lettres qu’il était profondément angoissé par l’idée de la mort. Il signale sa jeunesse comme l’époque de l’apparition des premiers signes de cette peur de la mort :
« Depuis longtemps – à cause de ma jeunesse maladive et des précautions qu’on me faisait prendre – je crains la mort, et par malheur, peut-être mon ange gardien dirait-il par bonheur, j’y pense toujours. La plus petite indisposition me semble le prélude de cette dernière maladie, dont j’ai si peur. Et ce sont des mélancolies sans fin, contre lesquelles je n’avais pendant longtemps, et encore l’année dernière, qu’un remède : m’étourdir. » (2)
On voit bien, ici, que cette angoisse, cet état de panique dont l’écrivain adulte devra, à plusieurs reprises, éprouver à nouveau les atteintes, montrent la force des conflits psychiques, la grande dimension des luttes internes qui vont être le moteur de la production d’une oeuvre dans laquelle Bernanos est entièrement impliqué.
Pour mieux entrer dans l’intelligence de cette obsession, il faut nous rappeler la dynamique des forces intra-psychiques qui entrent en jeu pour aboutir à une personnalité adulte.
C’est Freud qui a été le premier à utiliser la bipolarité « vie et mort » pour expliquer l’appareil psychique humain. Dans son ouvrage « Au-delà du principe de plaisir » (1920), il montre que la pulsion de mort est la tendance d’un être vivant à retourner à l’état anorganique, à la réduction complète des tensions, tandis que la pulsion de vie, constituée par les pulsions sexuelles et d’autoconservation, est génératrice des unités de vie plus complexes et plus grandes. Dans un premier moment, les pulsions de mort qui tendent à retourner à un état antérieur, sont dirigées contre l’individu lui-même et visent sa propre destruction. Mais, la résistance de la vie fait que les pulsions de mort sont détournées vers l’extérieur sous la forme de pulsions agressives engagées tantôt au service de la vie, tantôt pour la destruction.
Mélanie Klein reprend les concepts de Freud et, à travers eux, elle explique la constitution du monde intérieur de l’enfant. D’après Klein, l’univers psychique du petit bébé est peuplé d’objets partiels, c’est-à-dire des premières images que l’enfant a des objets du monde extérieur, résultant de ses premières expériences affectives et cognitives avec celui-là. Des objets partiels, car le petit n’a pas encore une structure cérébrale qui lui permette d’appréhender la totalité de l’objet.
Ce sont donc les objets partiels qui vont participer aux batailles internes où les opposants détiennent un pouvoir presque absolu. C’est le combat tout court entre l’amour et la haine, le bien et le mal, c’est-à-dire entre les pulsions de vie et les pulsions de mort.
Cet univers psychique ne suit pas les règles da la réalité, il crée ses propres lois. Il y a donc une confusion, un chaos dans ce monde intérieur où se mêlent les objets vus tantôt comme bons et tantôt comme mauvais.
Comme en toute confusion, le sentiment de sécurité est très faible, le « moi » du bébé ne réussit pas à bien défendre ses « bons objets » parce qu’il est assailli sur tous les fronts par le mal qui est aussi infiltré parmi les « bons objets ». Cet état est désespérant et le « moi » du bébé fait de son mieux, en faisant recours aux systèmes défensifs disponibles, c’est-à-dire qu’à travers le clivage de l’objet il va essayer de projeter le mal hors de son psychisme, dans le monde extérieur. Mais, malgré ces efforts, le « mauvais » réussit à revenir et à menacer de nouveau les « bons objets » qui doivent garantir le développement sain de la personnalité du bébé.
Ainsi, le combat continue jusqu’au moment où le bébé, cette fois plus âgé, réalise que c’est lui-même qui est en train d’attaquer et de détruire les « bons objets » parce que les « bons objets » et les « mauvais objets » ne font qu’un seul « objet », c’est-à-dire que le « bon sein » et le « mauvais sein » ne sont que sa propre mère, aimée ou haïe selon les circonstances du moment. C’est l’instauration de l’ambivalence, à la fois amour et haine pour sa mère.
C’est à cet instant que l’angoisse augmente et domine le « moi » du bébé, angoisse d’être le contenant du mal, de l’agressivité. L‘enfant perd tout espoir, toute confiance dans la survie du bien, et il s’accuse d’avoir causé le mal. La seule issue, pour lui, est dans la possibilité de faire réparation à l’objet, c’est-à-dire de se faire pardonner en lui donnant beaucoup d’amour, et ainsi, de réparer le mal fait. C’est seulement de cette manière que la confiance peut être restaurée en lui et au monde et que l’espoir et la vie peuvent vaincre la sensation de désespoir d’avoir provoqué la destruction et la mort de ses objets d’amour.
Pour que cela puisse arriver, il faut que le petit être ait pu recevoir beaucoup d’amour, qu’en lui les pulsions agressives et destructives, fortifiées par la révolte, par la carence, par l’égoïsme, perdent le combat au bénéfice des pulsions contraires, d’amour et de don de soi-même.
Après cette digression nécessaire pour faire comprendre toute une vie intime inconsciente des petits enfants, revenons à la peur que Bernanos enfant avait de la mort. Revenons au passé de l’écrivain.
« Qui m’a le premier appris que la Foi est un don de Dieu ? Je l’ignore. Ma mère, sans doute. Il pouvait donc m‘être retiré ? (…) Dès ce moment j’ai connu l’angoisse de la mort car après tant d’années, je ne puis séparer une angoisse de l’autre, la double épouvante s’est glissée par la même brèche de mon coeur d’enfant“ (3) (Bernanos)
Malheureusement, quand on fait appel à ce type de défense, l’ennemi gagne autant de forces que l’opposant et la victoire n’est jamais assurée, c’est-à-dire que le « bon » risque toujours d’être détruit. Tout cela explique bien la remontée de crises de mélancolie et d’angoisse chez Bernanos. Ce combat arrive à son terme seulement quand on réussit à trouver dans le « mauvais » le « bon », ou quand le mal finit toujours par être moins fort que le bien. C’est bien ce qu’on peut remarquer dans les derniers ouvrages de Bernanos, quand le bien et le mal ne font qu’un et que, dans le mal, on trouve le bien, car le salut à l’heure de la mort est toujours là, présent, même pour les grands pécheurs.
Nous avons proposé un type de lecture de la personnalité de l’auteur Georges Bernanos, de ses conflits intra-psychiques, qu’il projette en toute son oeuvre, créant des personnages pris dans un drame qui va jusqu’aux dernières conséquences.
Bernanos révèle dans ses romans une grande habileté à faire une analyse psychologique des êtres humains, une sensibilité qu’il a aussi utilisée, bien sûr, pour se délivrer de la hantise de la mort. On peut même dire que chaque ouvrage a été l’équivalent d’une séance d’auto-psychanalyse.
Et pourtant notre analyse ne se termine pas ici, car l’homme ne vit pas isolé. Il a créé la société pour qu’elle puisse reprendre le rôle de l’espèce, fournir à l’homme un moyen de s’adapter à l’événement de la mort sans perdre son individualité. A travers l’histoire des sociétés, on sait que les grands thèmes de la vie et de la mort ont préoccupé de nombreux écrivains, à toutes les époques. Nous serons donc amenés à suivre Bernanos dans son option d’écrire sur un des grands soucis communs à toute l’humanité : la mort.
L’ÉCRIVAIN CHRÉTIEN ET SA PARTICIPATION AU MONDE
« Vivre et mourir » est la loi intransigeante qui régit les êtres vivants. Elle est le garant de la continuation de la vie, car c’est la mort qui permet le renouvellement de la vie. Les animaux ne discutent pas cette loi, ils l’acceptent tout naturellement.
Néanmoins, l’homme, qui est situé au plus haut niveau de l’échelle de l’évolution, se révolte contre la mort. Il a peur de la mort parce qu’elle va lui ravir son individualité qui le personnalise comme homme. Dès sa naissance, l’homme s’individualise à travers sa participation à la vie et, ce faisant, il s’éloigne de l’espèce et aussi de la mort. Par conséquent, plus l’homme est évolué, plus il aura peur de la visiteuse funèbre. L’évolution de l’homme l’éloigne de la loi de l’espèce, car s’individualiser signifie vivre la vie en toute sa plénitude : penser, agir, désirer, aimer et faire des rêves comme si on était immortel. Et la peur de la mort pourra pourrir toute joie de vivre. Bernanos a bien senti ce fait :
« …et, étant toujours un peu malade, j’ai pensé très souvent à cette mort que je crains tant… Quand on les compare avec elle, les vies les plus brillantes sont si tristes et si vides! » (5)
Méme les hommes primitifs montraient déjà une préoccupation de la mort. Ils souhaitaient l’immortalité, c’est-à-dire l’existence d’une vie après la mort. Les sépultures des hommes primitifs, enterrés avec les outils qu’ils utilisaient dans la vie, sont les signes de ce désir. Comme créateur, l’homme rejette donc la soumission à l’espèce. Il ne veut pas que son oeuvre se termine dans le vide de la mort.
Par son refus, l’homme fonde la société qui, à son tour, crée des valeurs qui transforment la bipolarité vie et mort en Bien et Mal. Désormais, ce n’est plus la lutte entre la vie et la mort, mais entre le bien et le mal. Et, par un système d’associations, le bien et le mal auront tout un groupe de significations équivalentes telles que la beauté, l’enfant, la grâce, ou la maladie, l’agressivité et le péché.
La société, donc, est chargée de faire l’adaptation de l’homme aux occurrences de la mort. C’est elle qui va reprendre les attributs de l’espèce en tant que traditions, coutumes, langage, éducation, législation, tabous… Par exemple, le deuil symbolise le processus social d’adaptation de l’homme à la mort. Il dissipe la tristesse des survivants.
Cependant, le cycle de la vie humaine s’inscrit dans les cycles naturels de mort-renaissance, où toute mort annonce une naissance et toute naissance procède d’une mort. Comme l’indique Edgar Morin :
« La renaissance du mort s’effectue à travers une maternité nouvelle. Maternité de la femme-mère proprement dite, quand l’ancêtre-embryon pénètre en son ventre. Mais maternité aussi de la terre-mère, de la mer-mère, de la nature-mère qui reprend en son sein le mort-enfant…. (…) Tout ce qui est enfantin est aussi infantile, en rapport avec les stades et les puissances infantiles de l’humanité, et ce qui a trait à la mort est ce qu’il y a de plus universellement infantile dans l’homme. Tout homme, infantilisé par la mort, tend à s’aggripper à la mère. « Maman », s’écrie le vieillard sur son lit d’hôpital. » (6)
L’individu Bernanos a bien remarqué les caractéristiques infantiles de l’homme devant la mort. Le mourant récupère l’enfant qu’il a été et c’est avec cet esprit d’enfant qu’il se présente devant la mort. Comme l’a affirmé Albert Béguin dans sa critique sur Bernanos, on peut dire que nous avons besoin de l’audace et du courage de l’enfant pour affronter le risque de la mort.
Il est intéressant de situer Bernanos dans la race humaine, de le situer dans son universalité. Bernanos n’a donc fait que reprendre ce thème éternel, mais toujours si difficile à accepter, toujours si effrayant parce qu’il est le destin final de tout être vivant : la mort.
La mort était pour Bernanos un des sujets-clé pour comprendre la vie :
« On ne saurait juger un homme avant sa mort, c’est la mort qui donne un sens à la destinée » (7) (Bernanos)
Et il parle surtout de l’aspect personnel de la mort de chaque homme car :
« Notre mort est notre mort, personne ne peut mourir à ma place » (8)
Cependant, ce n’est pas à la mort biologique que s’intéresse l’écrivain, c’est à l’aspect surnaturel : c’est l’immortalité ou la vie après la mort qu’il cherche.
Mais quel est le rôle de la religion face au désir de l’homme de devenir immortel ?
Afin de répondre au besoin chez l’homme du surnaturel ou à son désir de retourner au sein du cosmos, les religions ont été créées pour donner à l’homme des origines nobles ou divines. A travers les mythes religieux, l’existence humaine est attachée à un monde des dieux. Le séjour de l’homme sur la terre devient un passage pour regagner les cieux. La dichotomie Bien et Mal va être le centre de plusieurs religions, surtout la chrétienne qui est dépositaire de toutes les valeurs de la société occidentale.
La religion est donc au centre du noeud d’adaptation et d’inadaptation de l’homme à la mort. En renforçant la croyance en l’immortalité, elle lui permet de surmonter son angoisse, sa peur de la mort. La religion implique un ou plusieurs dieux qui sauvent les hommes de la mort. Ces dieux vont se concentrer sur la mort, engager un combat terrible contre elle. Après une première défaite, le héros-dieu meurt, mais il renaîtra, proclamant la victoire sur la mort et assurant l’immortalité. Par la force de la résurrection du dieu qui s’est fait homme pour mourir comme n’importe quel mortel, à sa ressemblance, l’homme peut aussi croire en sa propre résurrection, en une victoire contre la mort. Cette revendication d’immortalité par le salut de l’âme est possible par « la foi ».
Ecoutons Edgar Morin :
« Le christianisme est l’ultime religion de salut, la dernière qui sera la première, celle, qui exprimera avec le plus de violence, le plus de simplicité, le plus d’universalité « l’appel de l’immortalité individuelle, la haine de la mort. Elle sera uniquement déterminée « par la mort“ : le Christ rayonne autour de la mort, n’existe que pour et par la mort, porte la mort, vit de la mort. » (9)
Avec Bernanos, nous nous trouvons bien au centre du Christianisme. Comme nous l’avons déjà dit, sa vision du monde est indissolublement liée à sa foi catholique, et, pour lui, la destinée de l’homme est Dieu, dans le salut de la Grâce. Tous ses romans dégagent une atmosphère surnaturelle où les personnages jouent le drame de la vie, mettent en scène des combats entre le bien et le mal, entre Dieu et Satan, entre la grâce et le péché. Et la mort joue le rôle de jugement dernier, quand l’âme entrera dans le règne de Dieu ou, au contraire, sera damnée à tout jamais dans l’enfer.
Mais, au coeur du christianisme comme héritage de la religion juive, nous retrouvons encore la culpabilité. Cette culpabilité est une des données premières de l’individualité : elle est le sentiment du moi, angoissé par la différence qui sépare le soi du surmoi. On ne peut pas séparer celle-là de la culpabilité du Complexe d’Oedipe, c’est-à-dire des conflits de la conscience infantile déterminés par les rapports avec les parents. Mais il y a d’autres culpabilités : plus le Surmoi sera intériorisé avec une prédominance de l’Ethique, plus la crainte d’une répression, d’un châtiment se transformera en angoisse de culpabilité, en mauvaise conscience. La conscience de la mort retient cette culpabilité, dans la mesure où la mort est vue comme un châtiment.
Le Complexe d’Oedipe est une version psychanalytique de l’histoire du premier homme, Adam, créé immortel, qui est puni à cause de son envie de supplanter le Père, ou de « tuer le père ». La mort a comme noyau la culpabilité d’Adam. Alors, la mort n’est que le châtiment du péché, ou de la sexualité, car c’est Eve, la femme, qui tente Adam par ses instincts charnels. C’est au Christ de sauver l’homme de son malheur par son sacrifice. Il est le Fils qui a racheté les péchés de tous les autres fils devant le Père. Il nous apporte le salut et la rédemption de l’âme.
Une fois de plus, avec le christianisme, on se retrouve sous la pression de l’espèce, car la sexualité est à l’origine de la naissance-mort. La haine du péché, c’est, donc, la haine de la mort de l’individu. Ecoutons encore Edgar Morin :
« En fixant la culpabilité sur le péché-qui-cause-la-mort, le christianisme transforme radicalement le salut … (…). Toute une tendance antisexuelle va se dégager du christianisme : prêchant l’abstinence et le célibat, elle traduira le désir obscur non seulement de limiter le désastre de la sexualité non seulement de mériter l’immortalité par l’asexualité mais peut-être aussi de retourner au stade présexuel de la vie, où la mort n’existe pas.“ (10)
Par la rédemption de la chair, la souffrance humaine va prendre toute sa signification de culpabilité, et en même temps de rédemption de l’âme. La souffrance, désormais, est associée à la joie du salut : « ceux qui moururent dans la douleur se relèveront dans la joie » (apocryphe du ler siècle av. J.-C). A travers le sacrifice et l’agonie du Christ, la mort est devenue la participation au salut éternel. La chair pourrissante à cause du péché est sauvée par le supplice du Fils, elle participera de la résurrection de tous les corps qui se joindront aux âmes, et la mort anéantissante perdra ses proies. Le salut est dans l’amour de Jésus, dans l’amour communautaire des fidèles qui ont la Foi. Et c’est la foi en Dieu et dans le salut de l’âme qui peut résoudre le traumatisme de la mort. Les martyrs qui vont heureux vers la mort, sont un exemple de cette foi.
L’individu Bernanos a su bien reprendre toute son histoire passée et l’actualiser à travers sa participation à l’humanité.
Bernanos (1988-1948) a été surtout un écrivain militant, engagé dans les temps de crise qui ont abouti à deux guerres mondiales. La première moitié du 20ème siècle a vu une recrudescence du vide, du nihilisme, d’une crise de mort qui avait commencé dans le siècle précédent.
En fait, au XIXe siècle, les progrès de la technique ont changé le mode de penser philosophique. A partir de Bacon et de Descartes, la philosophie tendra à une réflexion dominée par les données et les méthodes scientifiques, s’éloignant de tout ce qui est magie et superstition, croyances et surnaturel. Par conséquent, les attitudes religieuses, le miracle seront chassés de la pensée où prédomine dorénavant la raison critique. Les idées de mort seront refoulées. Le monde contemporain connaît le progrès, le capitalisme. La vieille société qui préservait les valeurs spirituelles, religieuses, préoccupée par le surnaturel, cède la place à une société matérialiste, capitaliste où les dieux sont désormais l’argent, et le pouvoir économique. Dans ce climat, l’individu se sent isolé, solitaire, ne connaissant plus de participation, plus d‘universel.
« La rupture des participations renvoie à l’angoisse de la mort et l’angoisse de la mort renvoie à son tour à la rupture des participations. La solitude appelle la hantise de la mort et la hantise de la mort referme la solitude. » (11) (Edgar Morin)
La littérature de cette époque va témoigner de cet état de crise, de cette résurgence de l’angoisse de mort. Selon Morin, cette angoisse, cette sensation de vide va déboucher dans la philosophie du nihilisme, comme la négation de toutes les valeurs intellectuelles et morales de la société, de toutes les participations individuelles à la société. Comme conséquence de ce vide, il y a une névrose de mort qui s’instaure. Comme toute névrose, elle est une tentative de régression pour récupérer une participation antérieure, peut-être, une participation primitive infantile. Mais, comme toute névrose, elle n’est pas une solution adaptée et l‘angoisse subsiste. Il fallait chercher d’autres types de participation et, parmi les vieilles participations, réapparaît le salut chrétien, et le désespoir se transforme en foi. A côté de cette participation au salut, les intellectuels s’engagent dans le combat politique.
C’est dans ce climat que Bernanos assume le désespoir de sa génération, devient un militant pour le retour de la tradition, de l‘ordre, de la monarchie française et surtout de la vraie Eglise Chrétienne. Pour lui, celles-la étaient les seules valeurs véritables, contre le mensonge, l’égoïsme, les plaisirs, la convoitise qui étaient les véritables responsables de la solitude, de la violence, de la décadence et de la crise de la société capitaliste.
A travers son oeuvre, l’écrivain Bernanos a eu le sens de l’histoire. Il a actualisé ce qui l’a précédé et a contribué à l’avenir de l’humanité. Nous allons nous référer à son ouvrage « Journal d’un curé de campagne » où l‘événement mort est présenté au lecteur en diverses circonstances, mais selon lequel seule l’acceptation de notre mort peut transformer le sentiment de peur vis-à-vis d’elle en un sentiment de joie et de plénitude.
BERNANOS ET LE “JOURNAL D’UN CURÉ DE CAMPAGNE »
Bernanos étant un homme personnellement angoissé par la mort, à la fois par ses propres pulsions de mort et par le climat funèbre qui régnait en Europe en raison des difficultés de vie du peuple en général, il est naturel que toute son oeuvre reflète ce désarroi et cette peur d’une manière intense. Dans cette oeuvre, qui s’étend sur vingt-cinq ans, la mort joue un rôle capital.
« La mort n’apparaît pas uniquement dans son oeuvre comme un fait biologique dont la brutalité hante ses personnages, mais elle trouve sa place dans un ensemble de valeurs qui la dépassent. Après avoir suivi la route commune de l’angoisse, les héros bernanosiens se séparent pour affronter la mort : pour les uns, elle est le terme d’une vie sans espoir ; pour les autres, la porte de l’espérance. » ( 12) (Guy Gaucher)
Dans son ouvrage « Journal d’un curé de campagne« , on rencontre de nombreuses morts : mort par suicide, mort subite, mort par maladie, mort de gens simples. Bernanos a voulu montrer au lecteur, dans le roman, un échantillon du monde réel, où chaque individu porte son drame personnel, et comment, chacun dans son angoisse de vivre, arrive à la mort.
Nous allons faire défiler chaque personnage, le présenter, l’interpréter et le rejoindre dans son universalité. Commençons à classer ces personnages selon le type de mort qu’ils ont eu ou auront :
Le suicide
Le docteur Delbende s’est suicidé en se tirant une balle de son fusil dans la tête. Ce personnage, médecin, avait assez peu de patients à cause de mauvaises rumeurs selon lesquelles il n’avait pas d’asepsie dans son travail. Il avait pas mal de problèmes d’argent pour survivre. Il apparaît comme un incrédule, un homme qui ne croyait pas en Dieu, ni à la justice divine. Un homme angoissé par les mensonges qu’il voyait autour de lui, blessé jusqu’à l’âme, fatigué de tenir le coup : et un jour il se tue. Le suicide est le choix volontaire de l’individu pour en finir avec sa propre vie. C’est le paroxysme de l’individualité, c’est-à-dire une solitude immense, quand la vie n’a plus de raison d’être vécue, un vide qui ressemble à la mort dans la vie. En fait, le suicidé a eu tant de chagrins, de pertes, trop de culpabilité dans la vie, si bien qu’il n’a plus d’espoir, de joie de vivre. Pour commettre un suicide, il faut qu’il ait encore de l’énergie vitale, la dernière force pour en finir avec la vie. Ne se suicide pas qui veut : certains seulement ont le courage de le faire. Ecoutons le docteur Laville, qui se sait condamné a mourir :
« Vous n’avez jamais eu la tentation du suicide, vous ? … Il est vrai que le goût du suicide est un don, un sixième sens, je ne sais quoi, on naît avec. » (13)
Même le curé d’Ambricourt a eu envie du suicide : son journal le laisse deviner à ses pages déchirées, dans les moments où l’angoisse de la mort était presque insurmontable. Il avait peur d’avoir perdu la foi, car la prière ne lui donnait plus la paix désirée. En réalité, tout suicide est une tentative d’en finir avec le désespoir et de retrouver la paix, peut-être une réconciliation avec le monde, et de recouvrer la foi perdue.
Pour le curé d’Ambricourt, la tristesse, le désespoir, c’est ceci :
« Je crois de plus en plus que ce que nous appelons tristesse, angoisse, désespoir, comme pour nous persuader qu’il s’agit de certains mouvements de l’âme, est cette âme même, que depuis la chute, la condition de l’homme est telle qu’il ne saurait plus rien percevoir en lui et hors de lui que sous la forme de l’angoisse. Le plus indifférent au surnaturel garde jusque dans le plaisir la conscience obscure de l’effrayant miracle qu’est l’épanouissement d’une seule joie chez un être capable de concevoir son propre anéantissement et forcé de justifier à grand-peine par ses raisonnements toujours précaires, la furieuse révolte de sa chair contre cette hypothèse absurde, hideuse. N’était la vigilante pitié de Dieu, il me semble qu’à la première conscience qu’il aurait de lui-même, l’homme retomberait en poussière. » (14)
Cette vision catholique du mal de l’humanité, causé par le péché originel d’Adam et Eve, le péché de la chair, est l’explication de la grande angoisse de vivre, de la recherche incessante du sens de la vie, et du désir de retour à l’état d’avant le péché, auprès de Dieu. La culpabilité que nous ressentons est un héritage du péché originel. Cette culpabilité, Freud l’explique comme celle de la chair : la culpabilité oedipienne du fils qui a voulu supprimer le père pour occuper sa place à côté de la mère. Et le sentiment de culpabilité, du désespoir sans issue, fait qu’on se hait soi-même. Cette haine de soi-même vient du « surmoi » qui ne peut pas accepter et refuse entièrement le « ça » qui a machiné le péché de la chair. Selon la théorie psychanalytique, c’est le « moi » qui abrite en soi l’objet haï et détruit par les pulsions agressives de mort. Cette haine, qui était avant dirigée vers un objet extérieur, est maintenant dirigée vers l’intérieur de soi-même où se trouve la tombe de l’objet détruit. Et par un dernier acte de destruction, de haine, on se tue pour tuer définitivement l’objet.
Il y a d’autres formes de suicide, quand la haine envers l’autre est tellement grande qu’on se tue pour punir l’autre à tout jamais, pour qu’il porte la culpabilité d’être le responsable du suicide de l’autre. C’est le cas de Chantal, qui voulait se suicider pour punir son père et, en un dernier acte désespéré, pour prouver que son père l’aimait encore.
Le désir de suicide du docteur Laville, était motivé par le désespoir de se savoir condamné, de savoir qu’il allait subir le destin final de tous, celui de la mort. Par un dernier acte d’individualisme, de révolte, le docteur veut s’ôter la vie pour refuser à la visiteuse funèbre le plaisir de la lui retirer. C’est aussi pour raccourcir son agonie.
La mort dans la vie
Mais il y a une autre forme de mort, la mort dans la vie, une vie dominée par la rancune. C’est le cas du personnage de la Comtesse. Après le décès de son fils, elle éprouve une haine sourde contre la vie et contre Dieu qui lui a pris son fils. Elle vit comme un robot, elle participe à la société, faisant tout ce qu’on attend d’elle, d’une femme de son rang, mais avec une totale indifférence, sans aucune émotion. Elle est indifférente à ce qui se passe entre son mari, le Comte, et sa fille. Le curé d‘Ambricourt compare cette existence à « un suaire de soie jeté sur un cadavre pourri« . Bernanos la présente comme une femme séparée de Dieu, en état de péché mortel, dominée par la haine qui tue l’âme. Cet enfermement en soi-même est déjà l’enfer sur terre. En réalité, l’état de haine implique un refus de toute communication : il y a comme un lac d’eaux putrides qui ne reçoit pas d’eau pure, et où règne la mort parce qu’il ne peut y avoir de vie où il n’y a pas de mouvement. Le curé le savait et avait deviné l’état d’âme de la Comtesse :
« Vous ne vous désirez plus. Vous ne désirez plus votre joie. Vous ne pouviez vous aimer qu’en Dieu, vous ne vous aimez plus. Et vous ne vous aimerez plus jamais en ce monde ni dans l’autre – éternellement… ( … ) L’enfer, madame, c’est de ne plus aimer. » (15 ).
Les condamnés à mort
Il y a aussi, dans le roman, d’autres condamnés à mort à cause de maladie grave : le prêtre défroqué qui ne se sait pas condamné et qui ignore qu’il a perdu la foi en Dieu, et sa maîtresse qui, par amour, se dédie à lui au risque de compromettre sa propre vie. Il y a aussi la vision, l’attitude des gens simples vis-à-vis de la mort : la résignation.
Le curé d’Ambricourt : il est le personnage le plus aimé de Bernanos. La figure d’un prêtre jeune, maladroit, humble, qui meurt à la fin du roman, d’un cancer. Il est intéressant de montrer comment les stades de son agonie, dès l’instant qu’il se sait condamné, ressemblent à ceux que le médecin américain Elisabeth Kubler-Ross a constaté chez les malades en phase terminale. Les stades de Kubler-Ross sont au nombre de sept : choc, dénégation, colère, dépression, marchandages, acceptation et décathexis. Jean Ziegler parle de deux grands temps dans l’agonie, renvoyant aux conclusions de Kubler-Ross :
« Deux grands temps sous-tendent l’ensemble du processus : le premier est le temps du corps ; il commence par la mince fissure qui sépare la maladie de l’agonie ; il se termine par la catastrophe physiologique , appelée mort. Mais un deuxième temps, montrant une direction vectorielle et un type d’évolution non pas descendante, ascendante, se révèle également dans l’agonie. C’est le temps de la conscience. Il s’articule à chaque stade de l’agonie et à travers des formulations toujours nouvelles comme l’espoir permanent d’une survie autonome de la conscience après la mort. » (16)
Voyons les réactions du curé :
« Cancer… Cancer de l’estomac… Le mot surtout m’a frappé. J’en attendais un autre. J’attendais celui de tuberculose. Il m’a fallu un grand effort d’attention nour me persuader que j’allais mourir d’un mal qu’on observe en effet très rarement chez les personnes de mon âge. J’ai dû simplement froncer les sourcils comme à l’énoncé d’un problème difficile. J’étais si absorbé que je ne crois pas avoir pâli. » (17)
« Hélas! mon sang-froid n’était que stupeur…. l’ordonnance que j’ai glissée machinalement dans mon calepin. » (18)
On voit ici le verbe « frappé » qui indique le choc et toutes les réactions corporelles d’un état de choc. C’est le traumatisme thanatique, celui du malade qui voit tout à coup changer sa perspective sur la vie et se voit face à la mort imminente. Ecoutons encore Jean Ziegler :
« Une réalité nouvelle et inattendue fait irruption dans sa conscience. Il voit se défaire le monde alentour, puisque ce monde n’existe que par rapport à sa conscience… Pour la première fois de son existence, l’être entrevoit sa solitude, sa nudité. Il la perçoit, mais ne peut l’accepter. Car ce monde qui se défait, ce monde qui s’effondre, cet ordre humain démantelé continue, selon toute évidence, à exister pour les autres…Face à son malheur, le monde montre une désolante indifférence… L’identité du sujet commence alors à changer progressivement. Il se perçoit déjà différent des hommes alentour. Un distanciation nouvelle se développe entre sa conscience et les objets qu’elle perçoit » (19)
Revenons au curé d’Ambricourt :
« Peut-être étais-je trop absorbé par l’entreprise absurde d’accorder en quelques pauvres secondes mes pensées, mes projets, mes souvenirs même, ma vie entière à la certitude nouvelle qui faisait de moi un autre homme ?… J’étais seul, inexprimablement seul en face de ma mort, et cette mort n’était que la privation de l’être – rien de plus. Le monde visible semblait s’écouler de moi avec une vitesse effrayante … » (20)
Le deuxième stade, celui de la dénégation, apparaît pour le curé quand il veut s‘accrocher aux souvenirs du passé, comme en une fuite de la réalité trop pénible, et y substituer une autre qui est cherchée dans les réminiscences :
“ – je sens bien que je souhaiterais d’y retrouver… Mon Dieu d’y retrouver quoi ?… Hé bien seulement la preuve que j’allais et venais aujourd’hui comme d’habitude. » ( 21)
« Je pense à ces matins, à mes derniers matins de cette semaine, à l’accueil de ces matins au chant des coqs, à la haute fenêtre tranquille, encore pleine de nuit, dont une vitre, toujours la même, celle de droite, commence à flamber .. que tout cela était frais, pur… » (22)
« J’aurais d’abord voulu fuir cette maison, ces murs. » … M’échapper! Fuir ! Retrouver ce ciel d’hiver, si pur, où j’avais vu ce matin, par la portière du wagon, monter l’aube ! M. Laville a dû s’y tromper. » (23)
Le troisième stade, celui de la révolte, de la colère contre le monde qui est perçu comme un ennemi :
« Je n’avais jamais senti avec tant de violence la révolte physique contre la prière – et si nettement que je n’en éprouvais nul remords. » (24 )
« Peut-être n’ai-je pu réprimer un mouvement de colère, de révolte contre cet inconnu qui venait tranquillement de disposer de moi comme de son bien. » (25 )
La peur fait aussi partie de ce stade, car le mourant se sépare d’un monde réel où des liens affectifs sont rompus et marche vers la mort qui lui est entièrement inconnue. C’est la peur de quitter les vivants :
« Car je ne luttais pas contre la peur, mais contre un nombre, en apparence infini, de peurs – une peur pour chaque fibre, une multitude de peurs … La sueur ruisselait de mon front, de mes mains. J’ai fini par sortir. Le froid de la rue m’a pris. Je marchais vite. Je crois que si j’avais souffert, j’aurais pu me prendre en pitié, pleurer sur moi, sur mon malheur » (26)
Le quatrième stade, celui de la dépression, apparaît chez le curé quand il s’en prend à lui-même d’être lâche devant la mort :
« Ce n’était pas sur moi que je pleurais, je le jure ! Je n’ai jamais été si près de me haïr. » (p. 291) … » Mais c’était alors de moi que j’avais honte… (p. 292). Je n’étais que trop tenté de dégoût vis-à-vis de ma propre personne, et je sais le danger d’un tel sentiment qui finirait par m’enlever tout courage. Mon premier devoir, au début des épreuves qui m’attendent, devrait être sûrement de me réconcilier avec moi-même … » (p. 294). « Il est même sûr que je ne saurai guère mieux mourir que gouverner ma personne. J’y serai aussi maladroit aussi gauche. » (p. 295) (27)
Le sixième stade, celui de l’acceptation, transparaît dans les paragraphes suivants :
« La pensée que cette lutte va finir, n’ayant plus d’objet, m’était déjà venue ce matin, mais j’étais alors au plein de la stupeur où m’avait mis la révélation de M. le docteur Laville. Elle n’est entrée en moi que peu à peu. C’était un mince filet d’eau limpide, et maintenant cela déborde de l’âme, me remplit de fraîcheur. Silence et paix. »( 28)
« Pourquoi m’inquiéter ? Pourquoi prévoir ? Si j’ai peur, je dirai : J’ai peur, sans honte. Que le premier regard du Seigneur, lorsque m’apparaîtra sa Sainte Face, soit donc un regard qui rassure ! » (29)
« N’importe ! c’est fini. L’espace de méfiance que j’avais de moi, de ma personne, vient de se dissiper, je crois, pour toujours. Cette lutte a pris fin. Je ne la comprends plus. Je suis réconcilié avec moi-même, avec cette pauvre dépouille. Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. » (30)
Et, enfin, le dernier stade, celui de la décathexis :
« Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. » (31)
Georges Bernanos
L‘adulte Bernanos était surtout un idéaliste. Influencé par les grands noms de son époque, il s’est engagé pour la restauration de la monarchie car le système monarchique signifiait pour lui un retour aux véritables valeurs de la religion catholique. Le christianisme donne à l’homme sa dignité humaine, même aux plus pauvres de la société. Suivant ses compagnons intellectuels, notre écrivain a été un militant politique désireux d’exprimer son désespoir devant la crise de son temps. Il a failli être ordonné prêtre : il est devenu un prédicateur laïc de la Foi Chrétienne pour le salut des âmes. Il est devenu le défenseur de la monarchie, de la patrie, des prêtres et de Dieu. Ces entités sont des équivalents du Père. Et le père est synonyme de l’ordre, de la soumission. En ce moment, le mythe du Père-Chef de la horde primitive est symbolisé par tous les pères. Et le mythe nous raconte que le Père-Chef a été tué par les fils qui voulaient sa place. Revenant à Bernanos, symboliquement il veut faire restaurer le tabou ancien, la loi totémique : il est interdit de tuer le Père tribal. Et pourtant, en Bernanos, ce désir d’ordre est souvent confronté au mouvement de révolte qui lui fait rejeter « l’autorité paternelle ».
Bernanos a avoué plusieurs fois qu’il souffrait de la névrose de la mort. Or les pathologies psychiatriques de la mort sont la dépression et la mélancolie. Les grands mélancoliques sentent qu’ils portent la mort en eux-mêmes. Ils voient le monde comme un lieu de mort. Cette image est reflétée au début du roman « Journal d’un curé de campagne« . Le climat du roman est dysphorique :
« Il tombait une de ces pluies fines qu’on avale à pleins poumons, qui vous descendent jusqu’au ventre. De la côte de Saint-Vaast, le village m’est apparu brusquement, si tassé, si misérable sous le ciel hideux de novembre. L’eau fumait sur lui de toutes parts, et il avait l’air de s’être couché là, dans l’herbe ruisselante, comme une pauvre bête épuisée. « (32)
Rappelons-nous que Bernanos utilisait tout un éventail de mots comme équivalents de la mort, tels que Satan, péché, angoisse, misérable, cancer, pauvre, orgueil, etc.
A travers les traits de personnalité du curé d’Ambricourt nous tenterons de tracer le profil idéalisé de notre romancier, ce qu’il a voulu être et montrer au monde.
Le curé d‘Ambricourt, celui que son créateur a aimé le plus, était un pauvre prêtre, jeune, maladroit avec une très faible estime de soi. Il était malheureux car il rêvait de faire de grandes prouesses mais se sentait incapable de les réaliser. Il était à la tête d’une petite paroisse dont le service lui semblait très difficile face au désespoir et à l’incroyance des paroissiens. Le petit curé doutait d’être capable de les reconduire à la foi en Dieu. Lui aussi, comme Bernanos, était un rêveur et souffrait a cause de son idéalisme. Parfois, il aurait préféré être pareil au curé de Torcy, un homme fort, courageux qui semblait même « terre à terre ». Mais le jeune curé se donnait beaucoup de peine, il essayait de faire de son mieux. Or, il était si maladroit que tous ses efforts n’aboutissaient pas. Par conséquent, il avait un sentiment de désespoir, d’impuissance. Issu de la couche pauvre de la société, il avait été un enfant marqué tôt par la mort de ses parents. La souffrance lui était familière. Ce qui distinguait le curé des autres, ses frères dans la douleur, c’etait sa volonté de servir Dieu. Il fallait au curé conserver son ingénuité d’enfant, son humilité pour être avec Dieu. Tous les péchés capitaux l’éloigneraient du Père. Et c’est sa fidélité au Père, sa foi en Lui qui l’aide à accomplir ses rêves ou sa tâche de prédicateur. C’est seulement à travers Dieu que le prêtre peut sauver les âmes. Le curé est aussi un prêtre-écrivain qui écrit un journal pour s’aider dans ses conflits, se connaître et trouver une issue vers une transformation de son état d’esprit. Tout le roman est une agonie, l’agonie du curé qui va déboucher dans la mort réelle. Cette mort qui faisait peur au jeune prêtre est le commencement d’une autre vie, de l’immortalité en Dieu. Avec cette découverte, l’agonisant découvre qu’il n’a plus de crainte de la mort, plus de soucis, et qu’il participe de la « communion des saints » dans l’universalité de Dieu.
Comme le curé d’Ambricourt, Bernanos a voulu garder un esprit d’enfant, centre des valeurs les plus pures de l’homme. Et c’est avec une âme d’enfant que l’homme doit se présenter devant le Père au moment de la mort. Etre enfant signifie avoir confiance en des parents envers qui l’obéissance filiale est une conséquence naturelle. Il n’est donc pas étonnant que le personnage le plus aimé de Bernanos fût jeune, encore jaillissant d’énergie et qui aimât beaucoup la vie. Comme son petit prêtre, notre romancier a beaucoup aimé la vie. Or, c’est l’enfant qui aime le plus la vie, et c’est à l’enfant qu’il a été que Bernanos a voulu être fidèle, gardant toujours son esprit enfantin. Mais le destin a voulu s’opposer à la réalisation de son désir ; les circonstances de la vie lui ont préparé un piège. A la place de la vie, c’est la mort qui, apparemment, a dominé l’esprit de Bernanos dès son enfance. Et la peur de la « camarde » en Bernanos était intense et lui gâchait vraiment la vie. Pour soigner cette peur, l’écrivain a découvert qu’il fallait atténuer son désir d’individualité (représenté par les rêves) pour se soumettre à l’ordre de l’espèce, du cosmos, c’est-à-dire de Dieu. Accepter la loi de l’espèce, c’est accepter la mort sans laquelle la vie n’a pas de sens. Cependant, les forces de la vie, le désir de son individualité suscitaient chez lui de la révolte contre l’acceptation. Il a été difficile à Bernanos d’harmoniser les deux forces de la vie et de la mort, et cette difficulté a été à l’origine de toutes ses souffrances. La vie, que Bernanos a tant aimée, est devenue une agonie, une série de départs et. de renaissances, de crises de désespoir pour déboucher à nouveau sur l’espoir. Mais, on remarque que c’est toujours l’espoir qui est victorieux et que son emprise, finalement, a réussi a changer la mort-fin en la mort-vie. Et c’est à ce moment que Bernanos a pu vraiment accepter la mort dans le sens d’une intégration au cosmos, accepter sa participation au service de l’humanité, conscient de la liaison entre tous les êtres vivants et non vivants de l’univers. Pour Bernanos, la mort et l’immortalité de l’âme signifiaient « la communion des saints », l’homme dépouillé de tout égoisme, de rancunes, d’orgueil et de vanités, tous ces sentiments qui détournent du vrai sens de la vie, qui est la mort, vers les choses matérielles et éphémères. Il fallait encore sur le chemin du salut, savoir se pardonner, ne plus se haïr, à l’imitation du Christ qui a pardonné toutes les offenses des hommes.
Pour conclure, peu importe si Georges Bernanos avait ou non des problèmes d’ordre mental, s’il avait une névrose ou une psychose, ce qui importe, c’est l’héritage qu’il a laissé au monde. Il nous a transmis un message d’amour. Il a été un homme qui a beaucoup aimé l’humanité. Il est vrai qu’il a été un homme angoissé, mais qui ne l’est pas ? Il nous a enseigné l’espoir, la confiance, la foi en la vie. Devant les peurs et les contraintes de la vie, il faut garder l’esprit d’enfant, accepter les risques de la vie et de la mort. Il est important de savoir que la mort, ou le mal, est la condition nécessaire pour que la vie, le bien et la bonté s’épanouissent en toute leur vigueur. L’amour doit régler notre vie. L’amour de Dieu est l’amour d’autrui et de nous-mêmes. C’est l’amour qui est l’essence de la vie terrestre et de la vie éternelle. Suivant cette règle, la mort ne fait plus peur, car l’homme sait qu‘il participe de la grande « communion des tous les saints » en Dieu. Tel est le message de Georges Bernanos.
***Notes
1. »Les enfants humiliés » (page 208). Citée dans « Le thème de la mort ». GAUCHER, Guy. Minard. 1967. (p.10)2. Oeuvres romanesques suivies de dialogues des Carmélites. (page 1727). Lettre à l’abbé Lagrange à l’âge de 17ans, mars 1905. Citée dans le « Le thème de la mort ». Ibid. (p.11)3. « Les grands cimetières sous la lune » (page 239).Citée dans “Le thème de la mort“. Ibid. (p.13)4. Oeuvres romanesques suivies de Dialogues des Carmélites (page 1727). Lettre à l‘abbé Lagrange. Citée dans « Le thème de la mort ». Ibid. (p.12)5. Oeuvres romanesques suivies de Dialogues des Carmélites. Citée dans « Le thème de la mort ». Ibid. (p.11)6. MORIN, Edgar, « L’homme et la mort » Editions du Seuil. 1970 (p.217)7. BERNANOS,Georges, « Le chemin de la Croix-des-Ames“ (p.358), citée dans « Le thème de la mort ». GAUCHER, Guy. Minardi. (p.20)8. BERNANOS, Georges, « Dialogues des Carmélites » (p.1711), citée dans « Le thème de la mort » .ibid. (p.9)9. MORIN,Edgar, Op.cit. (p.226)10. Ibidem (p.230)11. Ibidem (p.304)12. GAUCHER, Guy, “Le thème de la mort ».Lettres Modernes. Minard. 1967 (p.9-10)13. BERNANOS, Georges, « Journal d’un curé de campagne » PLON. 1974 (p. 285)14. Ibidem. (p.218) 15. ibidem (p.185)16. ZIEGLER, Jean, « Les vivants et la mort ». Editions du Seuil. 1970 (p.256)17. BERNANOS, Georges, « Journal d’un curé de campagne ». PLON. 1974 (p.288)
18.Ibidem.(p.289)
19.Ibidem (p.259)
20.Ibidem. (p.290)
21.Ibidem.(p.274)
22.Ibidem. (p.278)
23.Ibidem. (p.288)
24.Ibidem. (p.274)
25.Ibidem. (p.290)
26.Ibidem. (p.274)
27.Ibidem. (p.291-292-294-295)
28.Ibidem. (p.307-308)
29.Ibidem. (p.309)
30.Ibidem. (p.311)
31.Ibidem, (p.313)
32.Ibidem, (p.29-30)
***
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
I. VIE, MORT, QUELLE EST VOTRE ESSENCE ?
II. L’ECRIVAIN CHRETIEN ET SA PARTICIPATION AU MONDE
III. BERNANOS ET LE « JOURNAL D’UN CURE DE CAMPAGNE
IV. -GEORGES BERNANOS
***
Bibliographie
BEGUIN, Albert, « Bernanos par lui-même » Seuil. 1954
BERNANOS, Georges, « Journal d’un curé de campagne », Plon,1974
GAUCHER, Guy, « Le thème de la mort ». Lettres Modernes. Minard. 1967
LAPLANCHE/PONTALIS. « Vocabulario da Psicanâlise ». Editôra Martins Fontes. 5°ediçao. (p.528-539) (Vocabulaire de la Psychanayse, Paris, P.U.F.)
MORIN, Edgar, « L’homme et la mort » Editions du Seuil 1970.
ZIEGLER, Jean, « Les vivants et la mort » . Editions du Seuil. 1975
***
Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte de mémoire présenté par Madame Ma Li TCHEON pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises (D.E.F., session de Juin 1992)
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff