TEXTE 1
Meursault et le meurtre de l’Arabe
J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage ou j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
L’Etranger in Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, pp. 175-176.
TEXTE 2
Clamence et le suicide de la jeune femme
Ah ! Je ne mets aucune complaisance, croyez-le bien, à vous raconter cela. Quand je pense à cette période où je demandais tout sans rien payer moi-même, où je mobilisais tant d’êtres à mon service, pour les avoir un jour ou l’autre sous la main, à ma convenance, je ne sais comment nommer le curieux sentiment qui me vient. Ne serait-ce pas la honte ? La honte, dites-moi, mon cher compatriote, ne brûle-t-elle pas un peu ? Oui ? Alors, il s’agit peut-être d’elle, ou d’un de ces sentiments ridicules qui concernent l’honneur. Il me semble en tout cas que ce sentiment ne m’a plus quitté depuis cette aventure que j’ai trouvée au centre de ma mémoire et dont je ne peux différer plus longtemps le récit, malgré mes digressions et les efforts d’une invention à laquelle, je l’espère, vous rendez justice.
Tiens, la pluie a cessé ! Ayez la bonté de me raccompagner chez moi. Je suis fatigué, étrangement, non d’avoir parlé, mais à la seule idée de ce qu’il me faut encore dire. Allons ! Quelques mots suffiront pour retracer ma découverte essentielle. Pourquoi en dire plus, d’ailleurs ? Pour que la statue soit nue, les beaux discours doivent s’envoler. Voici. Cette nuit-là, en novembre, deux ou trois ans avant le soir où je crus entendre rire dans mon dos, je regagnais la rive gauche, et mon domicile, par le pont Royal. Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie qui, sûrement, dormait déjà. J’étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quais en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J’avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j’entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat sur l’eau. Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu’il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. « Trop tard, trop loin… » ou quelque chose de ce genre. J’écoutais toujours, immobile. Puis, à petits pas, sous la pluie, je m’éloignai. Je ne prévins personne.
Mais nous sommes arrivés, voici ma maison, mon abri ! Demain ? Oui, comme vous voudrez. Je vous mènerai volontiers à l’île de Marken, vous verrez le Zuyderzee. Rendez-vous à 11 heures à Mexico-City. Quoi ? Cette femme ? Ah, je ne sais pas, vraiment, je ne sais pas. Ni le lendemain, ni les jours qui suivirent, je n’ai lu les journaux.
La Chute in Œuvres complètes, tome 3, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, pp. 727-729.
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TABLEAU RECAPITULATIF DES RELATIONS INTRA-TEXTUELLES :
SIMILITUDES | DIFFÉRENCES | |||
Texte 1 | Texte 2 | Texte 1 | Texte 2 | |
Les thèmes : – la mort – le rapport à l’Autre |
idem |
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Code spatial (topologique) |
Algérie
(englobant) |
France
(englobant) |
||
Plage
(«nature») |
Pont
(«culture») |
|||
(englobé) | (englobé) | |||
Code temporel
(chronologique) |
Jour d’été
(englobant) |
Nuit d’hiver
(englobant) |
||
Midi
(englobé) |
Minuit
(englobé) |
|||
Code actoriel | Deux personnages :
l’un est défini par son patronyme, l’autre est désigné par un terme générique |
idem | Meursault
vs l’Arabe
|
Clamence
vs la Jeune femme |
Code symbolique | Le feu
(le soleil) |
L’eau
(la Seine) |
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Chaleur | Froid | |||
Visage de l’Autre
indiscernable |
idem | Meursault
face à l’Arabe (mais ne distingue pas son visage) |
Clamence
n’aperçoit que la nuque de la jeune femme, qu’il voit de dos |
|
Code actionnel | Donner la mort | Laisser mourir | Meursault
actif |
Clamence
passif |
L’Arabe
passif : il est tué par Meursault |
La jeune femme
active :
elle se donne à elle-même la mort (elle se suicide) |
|||
Code social | Le rapport
dominant vs dominé |
idem |
le colon vs le colonisé |
l’homme vs la femme |