« Chez Marcel Aymé, les juments parlent, les chiens font de l’artithmétique et les bouchers traduisent Virgile. Trop sceptique pour être militant, ce La Fontaine d’un siècle de catastrophes reste notre meilleur fournisseur de songes.
En 1902 naquit à Joigny un enfant au crâne un peu long et à l’oeil goguenard qui, lorsqu’il regardait les hommes, semblait plutôt occupé à trier des coccinelles ou à contempler un défilé de soldats de plomb. Il eut peu loisir de s’entretenir avec sa mère, qui mourut comme il avait deux ans, avant que son père, maréchal-ferrant de son état, s’en fût à son tour, après l’avoir confié, dans un village du Jura, à une tante et une grand-mère qui, elles aussi, disparurent. Il en conclut que les hommes, les coccinelles et les soldats de plomb avaient pour principale activité de passer le temps, mais par petits sauts, comme on passe les murailles.
Le mal était fait : définitivement affecté d’une bizarrerie de la perception qui lui interdisait de faire la moindre distinction entre la féerie et la réalité, cet homme qui avait le rêve dans les veines et le quotidien dans l’épiderme, curieux de tout sans s’étonner de rien, était, sans guérison possible, libre des pieds à la tête et de la rétine au stylo. Il fut écrivain, raconta des juments qui parlent, des chiens qui font de l’arithmétique et des bouchers qui traduisent Virgile et, La Fontaine d’un siècle de catastrophes et de massacres, amusa chacun et gêna tout le monde. Marcel Aymé, c’est, malicieux et intraitables, la vérité flâneuse et le scandale ingénu.
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Mes Contes du chat perché découvrent un auteur réputé facile et qu’on renvoie dès lors au chapitre de la littérature enfantine. Avec le nouvelliste, il faut bien s’apercevoir que Marcel Aymé regarde ses contemporains et que le rêveur et le moraliste, qu’on croyait chien et chat, finalement se débrouillent ensemble. Surtout, on a oublié comme le poète du rêve et de l’irréalité, jongleur des mots et de l’insolite, proche parfois de Lewis Carroll et d’Edward Lear, fut, dès avant la Seconde Guerre mondiale, un témoin – et souvent un acteur – de son temps.
C’est que l’imaginaire, sa patrie, est une planète légère et, à sa manière, ordonnée. On l’a dit anarchiste. Réputation sommaire : c’est dans le réel, chez les hommes, qu’il rencontre l’incohérence, la satisfaction brouillonne, l’anarchie véritable. Le bourgeois béat et apeuré des années trente lui paraît tout simplement fermer les yeux sur les menaces d’un vilain remue-ménage et d’un avenir qui n’est pas joli du tout. Il lui préfère alors les inquiétudes devant les tornades totalitaires et il écrit à un cousin, en 1935 : « Je fais des voeux pour le socialisme. » Mais qui viennent le Front populaire et son déferlement de niaiserie, il publie Travelingue : la cause du peuple, comme naguère celle d’Hitler, est devenue un snobisme. Quand le mot d’ordre politique se fait coopérative de la sottise, le naturaliste Marcel Aymé ouvre son carnet à dessin et croque.
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Lorsque, en 1957, dans Arts, Marcel Aymé avait dénoncé tout ensemble les démissions françaises et les torpeurs confortables de l’anticommunisme, on avait compris qu’il déplairait toujours à tout le monde. Trop sceptique pour être militant, trop désabusé – et trop écrivain – pour être tout à fait subversif, il resterait un suspect. Voilà ce qu’il en coûte d’amuser au point d’être pris pour un amuseur, d’être grave au point de passer pour futile, de regarder ailleurs pour mieux voir ici et d’avoir hier pris son temps, promeneur attardé, pour être plus fidèlement au rendez-vous d’aujourd’hui. »
Renaud MATIGNON, La pétanque du philosophe in La liberté de blâmer…, Paris, Bartillat, 1998, p. 43-44.