L’aspect physique de Werner von Ebrennac et l’ambivalence du personnage dans « Le Silence de la Mer »

INTRODUCTION

« Le silence de la mer  » dénonce les Nazis et leur tentative diabolique d’avilissement de l’homme pendant la dernière guerre mondiale. Il s’agit d’une lutte contre les forces du mal mais aussi d’un message d’espérance. La guerre change les hommes ; il n’est pas facile de vivre à contre courant. Mais l’homme ne peut pas soumettre l’homme. A travers ce chef d’oeuvre, Vercors, homme de conviction, voulait probablement nous transmettre ce message : la lumière toujours succède aux ténèbres.

Cette nouvelle est construite sur des antithèses, mais ces oppositions ne sont jamais absolues : l’ambivalence est constamment présente. De nombreux traits contradictoires coexistent en Werner von Ebrennac, le personnage principal. Nous allons aborder notre analyse par l’aspect physique de ce personnage avant d’essayer de découvrir en quoi cet extérieur correspond à son intérieur.

« Le silence de la mer  » est une sobre histoire dans laquelle une famille française est contrainte de loger un officier allemand, Werner von Ebrennac. Les Français résistent à la barbarie hitlérienne par un silence épais et immobile, tandis que cette guerre n’est, pour Werner von Ebrennac, que la réalisation d’une merveilleuse union de l’Allemagne et de la France. Sa voix bourdonnante s’élève dans le silence pour convaincre le narrateur et sa nièce de son idéal. Sa naïveté et son aveuglement se transforment, après un éveil douloureux, à Paris, en désillusion et en lucidité.

I. L’ASPECT PHYSIQUE

1.1.  Le corps et le visage

La structure de la nouvelle est circulaire; elle se caractérise par l’absence de l’officier au début comme à la fin du récit. Mais cette absence n’est pas absolue, car il est présent à l’ouverture de la nouvelle par le truchement de ses soldats, comme si un double le précédait, et, à la fin, dans l’esprit des deux autres protagonistes de la nouvelle, le narrateur et sa nièce.

  • « D’abord deux troufions, tous deux très blonds, l’un dégingandé et maigre, l’autre carré …  » (Ch. 1)
  • « Le chauffeur et un jeune soldat mince, blond et souriant  » (Ch. 1, 19)

Mais, lors de sa première apparition, on ne voit de lui que sa silhouette et ses vêtements :

  • « Je vis l’immense silhouette, la casquette plate, l’imperméable jeté sur les épaules comme une cape. » (Ch. 2, 21)

Ce premier adjectif qui lui est appliqué – « immense » – indique sa grandeur. Il est déjà apparu au premier chapitre, et on le retrouve également aux chapitres deux et trois. L’auteur insiste sur cet aspect physique pour nous montrer la verticalité du personnage   :

  • « Il était immense et très mince. En levant le bras il eût touché les solives.  » (Ch. 2, p. 22)
  • « Il était si grand qu’il devait se courber un peu, moi je ne me cognerais pas même le sommet de la tête.  » (Ch. 3, 27)

La verticalité est symbole d’ascension . On accorde à l’axe vertical un rôle, une valeur et une signification privilégiés. La hauteur représente la domination. D’autre part, c’est par essence le symbole de l’homme, car la station verticale est le premier et le plus important de tous les critères communs à la totalité des hommes et à leurs ancêtres.

La verticalité du personnage est soulignée aussi par l’adjectif « long » qualifiant diverses parties de son corps :

  • « Ses paupières se plissèrent, les dépressions sous les pommettes se marquèrent de deux longues fossettes …  » (Ch. 4, p . 32)
  • « Je considérai le long buste devant l’instrument, la nuque penchée, les mains longues, fines, nerveuses » (Ch. 5, p . 35)
  • « Puis son long visage éclairé d’une expression  » (Ch. 7, 43)

L’auteur ajoute une autre qualification à sa grandeur par l’adjectif et l’adverbe : « très mince  » . Nous remarquons cette minceur présentée comme une beauté :

  • « Ses hanches et ses épaules étroites, étaient  très minces (Ch. 2, p . 22)

Cette image de minceur et de finesse s’oppose à celle de l’Allemagne qui est comparée à un taureau :

  • « Ici les arbres sont fins. La neige dessus c’est une dentelle. Chez moi on pense à un taureau trapu et puissant, qui a besoin de sa force …  » (Ch. 3, p. 27)

Mais s’il est immense et mince, il a la tête penchée en avant. Cette image, par laquelle la verticale est légèrement rompue, rétablit une sorte de lien entre l’officier, qui est debout, et ses vis-à-vis qui sont assis. Cette verticale à la fois s’élance vers le ciel et se penche vers la terre sans laisser de rappeler la relation dominant-dominé .

  • « Sa tête était légèrement penchée en avant, comme si le cou n’eût pas été planté sur les épaules, mais à la naissance de la poitrine. Il n’était pas voûté, mais cela faisait comme s’il l‘était.  » (Ch. 2, p. 22)

La tête penchée en avant (rupture de la verticale)

  • Officier allemand vs civils français
  •  Officier allemand debout vs Français assis
  • dominant vs dominés
  • verticale (ciel) vs horizontale (terre)

L’auteur souligne la vision extérieure de l’officier ; il nous donne à voir d’abord, par le corps habillé, sa silhouette immense et mince, et enfin son visage comme dans un « traveling  » cinématographique .

On le voit de loin, on s’approche doucement de lui et apparaît enfin le visage qui est simplement dit  » beau et viril « . Et ce qui nous frappe – et qui est symbolique -, c’est qu’il s’agit d’un visage sans yeux, privé de ces éléments qui sont pourtant les plus importants et les plus précieux dans un visage.

Le narrateur dit textuellement   :

  • « On ne voyait pas les yeux, que cachait l’ombre portée de l’arcade.  » (Ch. 2, p . 22)

Cette apparence a tout du portrait type de l’aryen, race supérieure pour les Nazis : il s’agit d’un homme grand, aux cheveux blonds et aux yeux bleus.

Mais, ses yeux sont, en réalité,  » dorés » , c’est-à-dire marron clair :

  • « Je vis que ses yeux n’étaient pas bleus comme je l’avais cru mais dorés.  » (Ch . 3, p . 24)

Vercors, en ne dévoilant que plus tard cette vérité, souligne l’importance qu’il convient d’accorder aux yeux du protagoniste, puisqu’il faut attendre jusqu’au chapitre trois pour voir apparaître les yeux dans son visage.

L’image de ce visage sans yeux peut signifier l’aveuglement de l’officier qui ne voit pas la réalité du Nazisme et l’impossibilité de son rêve : l’union de l’Allemagne et de la France.

L’ambivalence de sa personnalité est aussi manifeste dans le nom mixte de l’officier allemand : prénom allemand, nom français reliés par la particule allemande  : Werner von Ebrennac.

  • Les yeux bleus vs les yeux dorés

(Werner von Ebrennac appartient à la  » race supérieure « ).

A tous ces traits positifs : homme immense, mince, hanches et épaules étroites, visage beau et viril, viennent s’ajouter ses cheveux qui sont également un signe de beauté par excellence, puisqu’ils sont non seulement clairs, blonds et souples mais qu’ils brillent soyeusement.  L’auteur nous dépeint, par la redondance, la douceur, la clarté, la souplesse de ses cheveux qui chatoient comme de la soie. :

  • « Les cheveux étaient blonds et souples, jetés en arrière, brillant soyeusement sous la lumière du lustre. »  (Ch. 2, p. 22)

Et, plus loin, on voit son  » profil puissant  » qui ajoute la force à la minceur et à la beauté. Le nez n’échappe pas non plus à ce dernier qualificatif :

  • « … et je pus regarder moi-même à loisir le profil puissant, le nez proéminent et mince. Je voyais, entre les lèvres mi-jointes, briller une dent d’or.  » (Ch. 2, p. 23)

Cette dent en or ajoute encore à la « brillance » qu’on a déjà remarquée plusieurs fois à travers les notations de clarté, de blondeur, de brillance et de soie . Or, tout ce brillant créé, incarné par l’officier allemand, est repris dans l’image du feu . C’est-à-dire que deux pôles brillants se manifestent ici : l’officier et le feu, qui pourrait représenter le foyer du vaincu. L’opposition vainqueurs et vaincus a beau être évidente ici, comme le vainqueur Werner von Ebrennac ressemble au feu par les mêmes éléments, il se crée un lien entre la maison du vaincu et le vainqueur.

Le feu lui-même est également ici un symbole ambivalent. D’une part, il symbolise purification, régénération et illumination, d’autre part, destruction (le feu des passions, du châtiment, de la guerre). Le feu terrestre symbolise l’intellect, c’est-à-dire, la conscience, avec toute son ambivalence ( 1 ) .

  • purification par le feu    vs   destruction par le feu
  • vainqueur    vs    vaincus
  • passion allemande (flamme)    vs    raison française (lumière)
  • pulsion instinctive    vs    jugement éclairé

En effet, cette opposition vainqueur-vaincus se verra dépassée au dernier chapitre dans le mot « Adieu » que la nièce prononcera . Par conséquent, on assiste à la transformation progressive de la non-communication (dysphorie) en communication (euphorie).

1.2.  La jambe raide

L’impression auditive, – les pas de l’officier – est mentionnée aux premier et dernier chapitres . On se trouve à nouveau devant une construction circulaire.

  • « Nous entendÎmes marcher, le bruit des talons sur le carreau.  » (Ch. 2, p . 21)
  • « Et la porte se ferma et ses pas s’évanouirent au fond de la maison.  » (Ch. 8, p. 60)

Ici, nous remarquons que le narrateur n’a pas mentionné les pas inégaux, comme s’il ne voulait présenter qu’une image positive d’Ebrennac.

Après la description de toutes ses qualités de beauté, le narrateur nous révèle son boîtement, trait négatif, rupture avec cette beauté. Cette jambe raide s’accompagne du bruit des pas forts et faibles :

  • « Je les entendis traverser l’antichambre, les pas de l’Allemand résonnaient dans le couloir, alternativement forts et faibles  » (Ch. 2, p. 23)

Et plus loin :

  •  » Enfin des pas se firent entendre. …. Je reconnus, à leur bruit inégal, la démarche de l‘officier Les pas, un fort, un faible, descendirent l’escalier.  » (Ch. 3, p. 26)

Par l’intermédiaire de cette  » jambe raide  » , Werner se double du personnage extra-textuel, mythologique d’Oedipe, qui avait un pied enflé. Cette faiblesse au niveau, physique désigne le côté humain d’Ebrennac, puisque Oedipe est une métaphore du genre humain.

Ainsi, Ebrennac appartient à l’humanité, à la fois belle et misérable. C’est un représentant de l’humanité, avec sa force et sa faiblesse, dans tous les sens, psychique et physique.

D’ailleurs, il veut faire de la musique à mesure humaine, à l’inverse de celle de Bach, qu’il perçoit comme inhumaine.

Ebrennac réunit en lui-même, par son boîtement, deux éléments : la force de l’Allemagne et la faiblesse de la France.

  • « A cause de mon père. Il était un grand patriote .() Il aima Briand, il croyait dans la République de Weimar et dans Briand. (…) Il disait:  » II va nous unir, comme mari et femme.  » Il pensait que le soleil allait enfin se lever sur lEurope » (Ch. 3, p . 28)

Les pas forts et faibles d’Ebrennac :

  • Allemagne    vs    France
  • fort    vs    faible

Ebrennac appartient à la fois aux vainqueurs et aux vaincus. Mais il se pourrait, finalement, qu’il n’appartienne qu’aux vaincus, puisqu’il va choisir la mort. C’est-à-dire qu’il va participer à l’écroulement du monde. Cela prouve que son attitude sera conforme à celle des responsables allemands qui iront jusqu’au bout, jusqu’au suicide.

D’une part, ce boîtement représente une métaphore de son esprit qui est incapable de voir la réalité de l’Allemagne nazie, victorieuse et qui veut anéantir la France. D’autre part, il représente aussi son déséquilibre, sa faiblesse et sa naïveté.

II. LE REGARD

Après la silhouette, le visage sans yeux et le boîtement, ses yeux sont enfin présentés au troisième chapitre. Les yeux sont la partie la plus importante non seulement du visage mais également du corps.

Pour communiquer, le regard est aussi important – parfois plus – que le langage articulé (la parole).

Une sorte de schème répétitif se manifeste dans son regard. Il se dirige toujours vers trois endroits : la pièce, la nièce et le feu.

En revanche, au dernier chapitre, après le voyage à Paris, Vercors nous dépeint un homme blessé mortellement, comme un oiseau pris au piège, enfermé dans une cage :

  • « Son regard passa par-dessus ma tête, volant et se cognant aux coins de la pièce comme un oiseau de nuit égaré.  » (Ch. 8, p. 55)

Notre héros a perdu sa raison d’être . Mais ses yeux retrouvent   leur brillant.

  •  » Puis les yeux parurent revivre,il me sembla être guetté par un faucon, des yeux luisants entre les paupières écartées et raides, les paupières à la fois fripées et raides …  » (Ch. 8, p. 51)
  • « Son regard encore une fois balaya les reliures doucement luisant dans la pénombre, comme pour une .. « 
  • « L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière.  » (Ch. 8, p . SS)
  • « Les yeux de Werner brillèrent .  » (Ch. 8, p. 59)

Cette lumière évoque l’esprit de la France et aussi celui d’Ebrennac

Son suicide symbolique est dû à son rêve illusoire que la France mariée à l’Allemagne transmettra sa spiritualité – en somme tout ce qu’il aime – à son pays qui est rude, cruel et maladroit. C’est là la faute qu’il a commise : confondre ses désirs et ses aspirations avec ceux de l’Allemagne victorieuse. C’est à Paris qu’il prendra conscience de cette erreur. Tout malheur vient d’une erreur.

Dans le dernier chapitre, nous assisterons à un changement de situation.

Quand Ebrennac aperçoit le regard de la nièce pour la première fois, l’éclat de lumière qui jusqu’alors caractérisait les yeux d’Ebrennac est désormais dans le regard de la nièce.

Comprenant enfin ce que voulaient les Allemands: l’anéantissement de la France, il se cache les yeux et baisse le regard. C’est-à-dire que nous assistons à la transformation du vainqueur en vaincu .

Néanmoins, son côté brillant – son lustre ou son éclat – demeure jusqu’à la fin. Bien qu’il soit vaincu et choisisse d’aller mourir sur le front de l’Est, il restera à jamais du côté de la France.

III. L’ ATTITUDE

3.1.  Le sourire

L’image la plus frappante d’Ebrennac est son sourire. C’est aussi la première et la dernière image que l’on a de lui.

  • « La cape glissa sur son avant-brasIl se tourna vers ma nièce, sourit discrètement en inclinant très légèrement le buste.  » (Ch. 2, p. 21)
  • « Et il sourit, de sorte que la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante.  » (Ch. 8, p . 59

Tout au long de la nouvelle, le sourire reflète ses sentiments euphoriques.

Il aime l’endroit où il est : cuisine, salon, feu, France.

Son euphorie nous donne l’impression que son rêve va se réaliser.

  • « Il regardait la vaste pièce en souriant.  » (Ch. 3, 24)
  • « Il regardait autour de lui Un très léger sourire traduisait le plaisir qu’il semblait prendre à cet examen.  » (Ch. 3, p . 25)
  • « Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce, immanquablement sévère et insensible, et quand enfin il détournait son regardj‘étais sûr d’y pouvoir lire une sorte d’approbation souriante.  » (Ch. 3, pp. 25-26)

Ici ce sourire fait contraste avec le silence, l’immobilité et la sévérité de la nièce qui refuse catégoriquement toute communication.

3.2 La posture du corps
  • « Un fauteuil était là offert, tout près. Il ne s’y assit pas. Jusqu’au dernier jour, il ne s’assit jamais . Nous ne le lui offrîmes pas et il ne fit rien, jamais , qui pût passer pour de la familiarité.  » (Ch. 3, p. 28)

Cette position – debout – symbolise les rapports de dominant à dominé par rapport à ceux qui sont assis. Mais, d’autre part, celui qui ne s’assied pas, dans le code social, c’est le serviteur. Telle est l’ambiguïté de son attitude : il domine les deux protagonistes sans les dominer.

Autrement dit, il n’est pas dans cette maison en tant qu’envahisseur manifestant une volonté de domination, mais il est là parce que c’est le destin qui l’y a conduit par erreur : les soldats ont pris en effet cette maison pour le château.

C’est aussi, probablement, parce qu’il se sent comme un intrus, qu’il ne prend pas la liberté de s’asseoir .

3.3 L’effet miroir

On trouve, curieusement, dans l’attitude d’Ebrennac une analogie avec celle de la nièce du narrateur.

Comme la nièce est toujours en train de coudre, elle a la tête inclinée, comme lui. Cette attitude, qui est décrite dans le portrait qui est fait de lui au chapitre deux, longuement détaillé, se retrouve chez la nièce au chapitre trois :

  • « Sa tête était légèrement penchée en avant..  » (Ch. 2, p. 22)
  • « Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce  » (Ch. 3, p . 25)

De nouveau, ce lien entre Ebrennac et la nièce (incarnation de la France) peut symboliser celui de l’Allemagne et de la France. Même s’il y a divergence dans les attitudes de ces deux êtres qui s’opposent catégoriquement, on peut leur trouver plusieurs points communs, dont le premier est l’inclinaison de la   tête.

Voici quelques autres analogies :

a) Ebrennac participe quelquefois de l’immobilité qui est caractéristique de la nièce et du narrateur :

  •  » En parlant il regardait ma niècecomme un hommeregarde une statue.  » (Ch. 3, p. 28)
  • « Quelquefois immobile contre la cheminée, comme une cariatide » (Ch. 4, p.)

b) Par le regard perçant d’un oiseau :

  • « … un regard transparent et inhumain de grand-duc  » (la nièce) (Ch. 8, p . 49)
  • « Puis les yeux parurent revivreil me sembla être guetté par un faucon …  » (Ebrennac) (Ch. 8, p. 51)

c) Par un même mouvement :

  • « … il leva légèrement une main, que presque aussitôt il laissa retomber » (Ch. 8, p. 48)
  • « A la fin, elle laissa tomber ses mains, comme fatiguée…  » (ch.8)

IV. LES HABITS

Apparu en uniforme, l’officier l’enlève au chapitre trois, mais après son voyage à Paris, au dernier chapitre, il choisit délibérément de revêtir à nouveau l’uniforme. Ainsi est marquée l’alternance de l’euphorie et de la dysphorie.

L’uniforme masque (et marque !) le dédoublement (la dualité) de l’officier. L’ambivalence du personnage est donc exprimée à travers ses habits.

Le soir, l’officier apparaît en civil. Cette transformation comporte maintes oppositions symboliques :

  • Uniforme (-)               vs           vêtements civils (+ )
  • tâches militaires      vs      visite sans uniforme
  • la journée                     vs           le soir
  • dysphorique               vs           euphorique
  • l’apparence (la Bête)           vs           la réalité (le Prince)
  • surface                           vs              profondeur

Quand il est apparu en civil pour la première fois, il neigeait dehors et dedans un grand feu brûlait dans l’âtre. (chap. 3)

  • « Il était en civil. Le pantalon était d’épaisse flanelle grise, la veste de tweed bleu acier enchevêtré de mailles d’un brun chaud. Elle était large et ample, et tombait avec un négligé plein d’élégance. Sous la veste, un chandail de grosse laine écrue moulait le torse mince et musclé. « 
  • bleu acier (-) vs brun chaud (+ )
  • ciel, froid vs terre, chau
  • naturel vs culturel
  • ennemi vs ami
  • extérieur vs intérieur

Ici, l’on peut souligner le thème du chaud et du froid

Le chaud évoque la France, tandis que le froid est lié à l’agressivité de l’Allemagne (l’acier évoque le couteau, l’épée, le glaive).

L’épaisse flanelle, le tweed, la grosse laine écrue pourraient s’opposer à son élégance par leur matière grossière, mais justement celle-ci est accordée au froid, au lieu (la cuisine transformée en salle à vivre).

L’élégance du personnage se reflète donc dans l’élégance du vêtement.

Le torse mince et musclé évoque encore une fois l’opposition du fort et du faible. Cette force cachée, qui va lui faire refuser de rester en France et choisir d’aller vers une mort symbolique, montre la force de son caractère.

V.  LA VOIX

  •   » Sa voix était assez sourde, très peu timbrée. L’ensemble ressemblait à un bourdonnement plutôt chantant.  » (Ch. 3, p. 27)

Ces deux adjectifs opposés évoquent aussi l’ambivalence de la personnalité à la fois animale (l’insecte bourdonne) et humaine (l’homme chante).

Si cette voix est spécialement sourde, c’est pour ne pas rompre le silence . Cette voix née du silence tisse un lien entre le silence et la parole comme si l’opposition se résolvait.

  •  » Mais le bourdonnement sourd et chantant s’éleva de nouveau, on ne peut dire qu’il rompit le silence, ce fut plutôt comme s’il en était né.  » (ch. , p. )

voix née du silence

  • silence (+ )      vs     parole (-)

Nous assistons, au dernier chapitre, à l’opposition très forte que souligne le changement de voix : Ebrennac a exprimé avec sa voix sourde tout son rêve d’humanité et d’union. Et, au moment où il veut dire le désespoir, c’est un cri qui jaillit :

  •  » Pas d’espoir, pas d’espoir.  » Et soudain, d’une voix inopinément haute et forte, et à ma surprise claire et timbrée, comme un coup de clairon, comme un cri: « Pas d’espoir !  » (ch. 8, p. )

De nouveau, il y a ambivalence : cet être qui, bien que représentant l’Allemagne victorieuse, n’a parlé, pour exprimer son désir, son rêve, que d’une voix sourde alliée au silence de la maison et de ses hôtes, possède pourtant une voix haute, forte, claire et timbrée (la voix du commandement) qui devient ici la voix du désespoir.

CONCLUSION

Notre officier a pris une décision qui représente l’évasion finale de la réalité mais aussi le combat, le voyage initiatique. Ebrennac est ainsi devenu, comme le narrateur et sa nièce, une victime de la guerre. Mais, comme Oedipe, il trouve finalement la paix dans une juste appréciation de sa faute, dans la connaissance et l’acceptation de lui-même et de son destin. Quoi qu’il arrive au monde terrestre, le soleil se lève et se lèvera toujours. Son sourire se grave dans notre coeur et j’entends sa voix sourde et bourdonnante :

 » Je vous souhaite une bonne nuit. « 

 » Post tenebras lux « 

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BIBLIOGRAPHIE

VERCORS, Le silence de la mer, Paris, éditions du  » Livre de poche « , 1991.

BARTHES, R., L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1991.

CHEVALIER, J., GHEERBRANT, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1992 .

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TABLE DES MATIERES

  1. L’aspect physique
  • Le corps et le visage
  • La jambe raide
  1. Le regard
  1. L’attitude
  • Le sourire
  • La posture du corps
  • L’effet miroir

4 . Les habits

  1. La voix

Conclusion

***

Université de GenèveFaculté des lettres – Ecole de Langue et de Civilisation Françaises

Texte présenté par Mme Junko ASHLYN dans le cadre du séminaire de littérature de M. J.-L. Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY