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Chargé d’enseignement à l’Université de Genève, Jean-Louis BEYLARD-OZEROFF a fait ses études secondaires à Nice, ses études supérieures à la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence (littérature française sous la direction de Bernard Guyon et Marcel Ruff ; littérature anglaise ; littérature américaine) et à Wesleyan University, Connecticut, U.S.A. - En 1967, il obtient un diplôme de linguistique à la Faculté des Lettres de l’Université de Nice sous la direction de Pierre Guiraud et de Michel Oriol. Il a enseigné à l’Université de Genève de 1968 à 2004, à la Faculté des Lettres (ELCF) ainsi qu’à l’Ecole de Traduction et d’Interprétation (1978 et 1979). Il a également enseigné à l’Ecole de Français Moderne de l’Université de Lausanne (1981). Il a animé pendant plusieurs années un séminaire de Méthodologie Littéraire destiné à de futurs enseignants de Français Langue Etrangère (FLE) dans le cadre d’un Diplôme d’Etudes Spécialisées de FLE (DESFLE) délivré par l’Ecole de Langue et de Civilisation Françaises de l’Université de Genève.

L’opposition de l’amour-passion et de l’amour-compréhension (Analyse de la Cinquième séquence de la nouvelle « Vanina Vanini » de STENDHAL)


L’OPPOSITION DE L’AMOUR-PASSION ET DE L’AMOUR-COMPREHENSION :


Analyse de la Cinquième séquence (Ed. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », pp. 755-758) de la nouvelle « Vanina Vanini » de Stendhal.

Texte de la séquence :


1ère S/Sq.


« Un jour, le chirurgien rendit la liberté à son malade. Que vais-je faire ? pensa Missirilli : rester caché chez une des plus belles personnes de Rome ? Et les vils tyrans qui m’ont tenu treize mois en prison sans me laisser voir la lumière du jour croiront m’avoir découragé : Italie, tu es vraiment malheureuse, si tes,enfants t’abandonnent pour si peu !
Vanina ne doutait pas que le plus grand bonheur de Pietro ne fût de lui rester à jamais attaché; il semblait trop heureux; mais un rnot du général Bonaparte retentissait amèrement dans l’âme de ce jeune homme ,et influençait toute sa conduite à l’égard des femmes.


2ème S/Sq.


En1796, comme le général Bonaparte quittait Brescia, les municipaux qui l’accompagnaient à la porte de la ville lui disaient que les Bressans aimaient la liberté par-dessus tous les autres Italiens. – Oui, ils aiment à en parler à leurs maîtresses.


3ème S/Sq.


Missirilli dit à Vanina,d’un air assez contraint :
–  Dès que la nuit sera venue, il faut que je sorte.
– Aie bien soin de rentrer au palais avant le point du jour; je t’attendrai.
– Au point du jour, je serai à plusieurs milles de Rome.
– Fort bien, dit Vanina froidement, et où irez-vous ?
– En Romagne, me venger.

– Comme je suis riche, reprit Vanina de l’air le plus tranquille, j’espère que vous accepterez de moi des armes
et de l’argent. Missirilli la regarda quelques instants sans sourciller, puis, se jetant dans ses bras :
– Ame de ma vie, tu me fais tout oublier, lui dit-il, et même mon devoir. Mais plus ton coeur est noble, plus tu dois me comprendre.


4ème S/Sq.


Vanina pleura beaucoup, et il fut convenu qu’il ne quitterait Rome que le surlendemain.
– Pietro, lui dit-elle le lendemain, souvent vous m’avez dit qu’un homme connu, qu’un prince romain, par exemple, qui pourrait disposer de beaucoup d’argent, serait en état de rendre les plus grands services à la cause de la liberté, si jamais l’Autriche est engagée loin de nous, dans quelque grande guerre.

– Sans doute, dit Pietro étonné.

– Eh Bien ! vous avez du coeur; il ne vous manque qu’une haute posltion; je viens vous offrir ma main et deux cent mille livres de rentes. Je me charge d’obtenir le consentement de mon père.
Pietro se jeta à ses pieds; Vanina était rayonnante de joie.

– Je vous aime avec passion, lui dit-il; mais je suis un pauvre serviteur de la patrie; mais plus l’Italie est malheureuse, plus je dois lui rester fidèle. Pour obtenir le consentement de don Asdrubale, il faudra jouer un triste rôle pendant plusieurs années. Vanina, je te refuse.

Missirilli se hâta de s’engager par ce mot. Le courage allait lui manquer.

– Mon malheur, s’écria-t-il, c’est que je t’aime plus que la vie, c’est que quitter Rome est pour moi le pire des supplices. Ah ! que l’Italie n’estelle délivrée des barbares ! Avec quel plaisir je m’embarquerais avec toi pour aller vivre en Amérique.

Vanina restait glacée. Ce refus de sa main avait étonné son orgueil;  mais bientôt elle se jeta dans les bras de Missirilli.

 – Jamais tu ne m’as semblé aussi aimable, s’écriatelle; oui,mon petit chirurgien de campagne,  je suis à toi pour toujours. Tu es un grand homme comme nos anciens Romains.

Toutes les idées d’avenir, toutes les tristes suggestions du bon sens disparurent ; ce fut un instant d’amour parfait. Lorsque l’on put parler la raison:

Je serai en Romagne presque aussitôt que toi, dit Vanina. Je vais me faire ordonner les bains de la Poretta. Je m’arrêterai au château que nous avons à San Nicolo près de Forli… Là, je passerai ma vie avec toi! s’écriaMissirilli.

 – Mon lot désormais est de tout oser, reprit Vanina avec un soupir. Je me perdrai pour toi, mais n’importe… Pourrastu aimer une fille déshonorée?

 – N’estu pas ma femme , dit Missirilli, et une femme à jamais adorée? Je saurai t’aimer et te protéger.

5ème S/Sq.

Il fallait que Vanina allât dans le monde. A peine eutelle quitté Missirilli, qu’il commença à trouver sa conduite barbare.

« Qu’estce que la patrie? se ditil. Ce n’est pas un être à qui nous devions de la reconnaissance pour un bienfait, et qui soit malheureux et puisse nous maudire si nous y manquons. La patrie et la liberté, c’est comme mon manteau, c’est une chose qui m’est utile, que je dois acheter, il est vrai, quand je ne l’ai pas reçue en héritage de mon père; mais enfin j’aime la patrie et la liberté, parce que ces deux choses me sont utiles. Si je n’en ai que faire,si elles sont pou rmoi comme un manteau au mois d’août, à quoi bon les acheter, et à un prix énorme? Vanina est si belle! elle a un génie si singulier ! On cherchera à lui plaire; elle m’oubliera. Quelle est la femme qui n’a jamais eu qu’un amant ? Ces princes romains, que je méprise comme citoyens, ont tant d’avantages sur moi ! Ils doivent être bien aimables! Ah! si je pars, elle m’oublie, et je la perds pour jamais. »

6ème S/Sq.

Au milieu de la nuit, Vanina vint le voir; il lui dit l’incertitude où il venait d’être plorngé, et la discussion à laquelle, parce qu’il l’aimait, il avait livré ce grand mot de patrie.Vanina était bien heureuse.

« S’il devait choisir absolument entre la patrie et moi, se disait-elle, j’aurais la préférence. »

L’horloge de l’église voisine sonna troisheures; le moment des derniers adieux arrivait. Pietro s’arracha des bras de son amie. Il descendait déjà le petit escalier, lorsque Vanina, retenant ses larmes, lui dit en souriant:

 – Si tu avais été soigné par une pauvre femme de la campagne, ne ferais-tu rien pour la reconnaissance? Ne chercherais-tu pas à la payer ? L’avenir est incertain, tu vas voyager au milieu de tes ennemis: donne-moi trois jours par reconnaissance, comme si j’étais une pauvre femme, et pour me payer de mes soins. »

 

***

Cinquième séquence (pages 755-758)

Code séquentiel & sousséquences :

 

1ère s/sq.

« Un jour —–> à l’égard des femmes. »

Code CHR. : Un jour (Déictique temporel)

Code TOP. : Le palais de Vanina Vanini

Code ACT. : Le chirurgien Pietro –  Vanina (monologue)

2ème s/sq.

« En 1796 —–> leurs Maîtresses »

Code CHR. :  En 1796 (déictique temporel)

Code TOP.: Brescia

Code ACT. : Bonaparte et les Bressans

3ème.s/sq,

« Missirilli dit —–> que le surlendemain »

.Code TOP.: Le palais de Vanina

Code ACT. : Vanina et Pietro (dialogue)

4ème s/.sq.

« Pietro, lui ditelle…et te proteger ».

Code CHR. :  Le lendemain (déictique temporel)

Code ACT.: Vanina et Pietro (dialogue)

me s/sq.
 
« Il fallait —–> pour jamais »
 
Code CHR.: A peine (déictique temporel)
 
Code TOP : A peine eut-elle quitté Missirilli  (déplacement d’un personnage (Vanina)
 
Code ACT.: Pietro– (monologue)
 
6ème s/sq.
 
« Au milieu de la nuit —–> mes soins. »
 
Code CHR.: Au milieu de la nuit (déictique temporel)
 
Code TOP.: Il descendait déjàle petit escalier ( déplacement d’un personnage (Pietro)
 
Code ACT.: Pietro et Vanina    (dialogue)
 
***

Les prisons de Pietro Missirilli

 
Le personnage de Pietro Missirilli, dans toute la nouvelle mais particulièrement dans cette séquence, est constamment entouré par différentes prisons qui entravent et freinent, soit à un niveau strictement physique, soit à un niveau psychologique, son désir ardent de liberté.
On pourrait se représenter cette série de prisons comme des boîtes chinoises encastrées les unes dans les autres.
La première prison que l’on rencontre tant au début de la nouvelle qu’au début de la séquence, est celle du Fort SaintAnge, d’où Pietro s’était enfui et où, ditil,
 
« Les vils tyrans (…) m’ont tenu treize mois en prison sans me laisser voir la lumière du jour. »
 
L’ordre qui a enfermé Pietro et que celuici combat, est celui des « vils tyrans« .
 
La deuxième prison est le palais de Vanina Vanina où il est pratiquement cloîtré, même si cette situation est d’abord due à ses blessures et au fait qu’il est recherché par la police. Pietro a réussi à sortir de la première prison grâce à son audace et à l’aide d’un déguisement. Il peut sortir de la deuxième en raison de sa guérison, décrétée par le chirurgien :
 
 » ( …) le chirurgien rendit la liberté à  son malade. »
 
La troisième prison est Rome, d’où Pietro doit sortir pour enfin recommencer la lutte. Rome est un lieu très dangereux pour lui, mais c’est aussi la ville symbole du pouvoir temporel et spirituel des Papes, les « vils tyrans » contre qui Pietro se bat :
 
Le thème « quitter Rome » réapparaît trois fois dans cette séquence :
 
 (…) « Je serai à plusieurs milles de Rome. »
 
(…) « il ne quitterait Rome que le surlendemain.« 
 
(…) « c’est que quitter Rome est pour moi le pire des supplices » 
 
et une fois, au début de la séquence suivante :
 
« Enfin il quiitta Rome. »
 
La quatrième prison n’est pas un lieu physique, elle se trouve à l’intérieur des trois précédentes mais, en même temps, elle les dépasse : c’est Vanina ellemême. Elle construit, avec son amour, une véritable prison autour de Pietro dont elle est le geôlier et de laquelle elle n’admet pas qu’il puisse sortir.
 
« Vanina ne doutait pas que le plus grand  bonheur de Pietro ne fût de lui rester à jamais attaché  »
 
Et quand elle se rend compte que « son prisonnier veut s’évader », elle cherche par tous les moyens à renforcer cet enfermement. D’abord, elle essaie de l’acheter en lui proposant un mariage économiquement rentable :
 
« (…) il ne vous manque qu’une haute position; Je viens vous offrir ma main et deux cent mille livres de rentes.«                                            
 
Puis, devant l’échec de sa tentative, elle essaie le chantage moral et psychologique :
 
« (…) donne-moi trois jours par reconnaissance, comme si j’étais une pauvre femme, et pour me payer de mes soins. »
 
Et quand, enfin, Pietro a décidé de quitter la prison du palais, Vanina fait immédiatement apparaître à l’horizon une autre possible prison : le château de San Nicolo :
 
« Je m’arrêterai au château que nous avons à San Nicolo, près de Forli.« 
 
Le château est, en effet, soit un symbole du pouvoir de la classe dominante soit un signe du pouvoir qui s’impose par la force (prison, force armée).
 

L’amour pour la passion et l’amour pour la personne

 

Le cornportement de Vanina pourrait être interprété comme la démonstration la plus évidente de son amour-passion qui s’oppose à l’amour de la patrie chez Pietro;  le « rêve de nuit« , le désir de se réaliser individuellement dans la sphère privée, est antithétique du « rêve de jour« , du désir de gloire, qui consiste à se réaliser dans une dimension sociale, publiquement.

 – « Et les vils tyrans (…) croiront m’avoir découragé ! Italie tu es vraiment malheureuse, si tes enfants t’abandonnent pour si peu. »

et encore :

– « En Romagne, me venger. « 

– « (…) mais plus l’Italie est malheureuse, plus je dois lui rester fidèle. »

Toutes ces affirmations de Pietro s’opposent, en effet, au désir d’un amour total et absolu de Vanina.

« S’il devait choisir absolument entre la patrie et moi, se disait-elle, j’aurais la préférence. »

L’amour de Vanina est le Grand Amour, l’Amour-Passion. Elle veut qu’il soit semblable à l’amour d’un roman auquel il faut tout consacrer et tout sacrifier :

« Mon lot désormais est de tout oser (…). Je me perdrai pour toi, mais n’ importe « . 

La « passion » dans son sens classique, vit l’instant présent, sans se projeter dans l’avenir. Ce fait est évident dans le passage suivant :

« Toutes les idées d’avenir, toutes les tristes suggestions du bon sens disparurent; ce fut un instant d’amour parfait. »

Ici, les deux personnages subissent la passion avec la même intensité. Mais Pietro, au contraire de Vanina, commence (jusqu’à un certain point) à regarder vers l’avenir, malgré la souffrance que ses projets lui causent :

« ( … ) c’est que quitter Rome est pour moi le pire des supplices. »

Pietro, en effet, continue à aimer Vanina, mais non pas avec le « totalitarisme » de l’amour-passion.

En effet, on ne remarque pas seulement un contraste entre le « rêve de jour » et le « rêve de nuit ». Une autre opposition peut être envisagée entre deux conceptions différentes de l’amour liées à deux conceptions différentes de la vie.

L’amour-passion de Vanina est un narcissisme qui croit être un véritable amour pour l’autre. En réalité, il n’est autre qu’un amour pour l’amour, une adoration de soi et de ses propres sentiments. Vanina est une personne qui a rêvé de vivre les grandes passions romanesques. Elle veut les transposer dans sa vie qu’elle trouve fort ennuyeuse et banale.

Quand Vanina dit à Pietro :

« Tu es un grand homme comme nos anciens Romains« 

elle le place aux antipodes de l’aristocratie romaine contemporaine, qu’elle considère avec mépris :

« Quelle est sa raison ? la même que celle de Sylla pour abdiquer, son mépris pour les Romains. »

La phrase précédente nous montre que Vanina est comparée à Sylla, personnage héroïque de l’histoire de Rome. Cette identification illustre la raison pour laquelle elle s’affirme supérieure aux autres aristocrates. En même temps, elle projette sur Pietro toutes ces « Vertus Romaines » qu’elle croit avoir et qu’elle veut trouver en lui.

Vanina n’est pas réellement intéressée par ses véritables vertus, par ses plus profonds intérêts. En lui, elle veut trouver son idéal et toutes les caractéristiques que l’homme idéal doit avoir. En Vanina, il n’y a pas la volonté d’accepter l’autre tel qu’ il est, dans son intime singularité. Elle ne veut pas le « bien de l’être aimé, au-delà de son propre bonheur ». En réalité, elle veut posséder son amour. On peut noter l’idée de possession presque morbide dans le passage suivant :

– « Pietro s’arracha des bras de son amie« .

– « Vanina ne doutait pas que le plus grand bonheur de Pietro ne fût de lui rester à jamais attaché … »

Et pour parvenir à cette possession elle utilise toutes les méthodes typiques d’une mentalité bourgeoise et commerciale : pour posséder la chose désirée, il faut l’acheter, car il y a un prix pour tout. En effet, tout au long de la séquence, on relève des indices qui caractérisent la classe sociale de Vanina, motivée surtout par l’argent et non par une tradition noble. Vanina essaie véritablement d’acheter Pietro.

On trouve par exemple :

« Comme je suis riche, (…) j‘espère que vous accepterez de moi des armes et de l’argent ».

Le mariage même est proposé comme un véritable marché :

« (…) Je viens vous offrir ma main et deux cent mille livres de rentes« .

 Et quand Pietro refuse parce qu’il considère une telle offre comme contraire à sa dignité :

« (…) Il faudra jouer un triste rôle pendant plusieurs années. Vanina, je te refuse. »

Vanina cherche à « se faire payer pour ses soins » et, pour y arriver, elle utilise les sentiments de reconnaissance de Pietro :

« (…) ne ferais-tu rien pour la recon­naissance ? Ne chercherais-tu pas à la payer ? (…) donne-moi trois jours par reconnaissance comme si j’étais une pauvre femme , et pour me payer de mes soins. »

L’amour passion-possesion de Vanina, son désir que Pietro lui reste « à jamais attaché » est antithétique du rêve de Pietro :

« Avec quel plaisir je m’embarquerais avec toi pour aller vivre en Amérique. »

L’Amérique est la terre nouvelle de la liberté et de l’égalité, le monde nouveau où les catégories et les conventions sociales ne sont pas encore strictement établies. En Amérique, l’édification de quelque chose de différent est encore imaginable.

L’amour de Pietro semble différent. Bien sûr, c’est un amour passionné  « comme on aime pour la première fois à dix-neuf ans et en Italie » (p.755), mais on ne perçoit pas chez lui l’exaltation que provoquerait une Vanina idéalisée.

Pietro l’aime comme on aime une femme réelle et non pas comme un être imaginaire sorti d’un monde chimérique :

« N’es-tu pas ma femme, dit Missirilli, et une femme à jamais adorée ? Je saurai t’aimer et te protéger« 

et avec laquelle il veut partager sa vie :

 ( …) « Je passerai rna vie toi ! « 

Un tel amour, irréductible aux rapports sociaux, vit dans le respect réciproque de l’être humain et de sa liberté.

C’est de cette manière que Pietro aime Vanina, comme un être humain et non pas comme une princesse.

 

L’ alternance du « tu » et du « vous »

 

L’utilisation du « tu » et du « vous dans les dialogues définit l’attitude des deux personnages.

Dans tous les dialogues, Pietro utilise le « tu » pour s’adresser à Vanina :

–  (…) « tu me fais tout oublier… »

– (…) « plus ton coeur est noble plus tu dois me comprendre… »

– (…) Je t’aime plus que la vie… »

– (…) « je m’embarquerais avec toi... « 

– (…) « je passerai ma vie avec toi... »

 – (…) « N’es-tu pas rna femme (…) ? Je saurai t’aimer et te protéger« 

Le « tu » dénote l’égalité entre deux êtres qui s’aiment et qui ne sont pas contraints de suivre les conventions sociales.

Une fois seulement Pietro utilise le « vous » :

« Je vous aime avec passion, mais je suis un pauvre serviteur de la patrie … »

quand Vanina lui propose un mariage qui est un véritable « contrat social » et non pas le couronnement de leur amour. Par cette proposition Vanina approfondit l’abîme social qui sépare les deux amants, abîme dont elle est fort consciente.

Cela est souligné par l’alternance du « tu » et du « vous » dans son discours :

 – « Aie bien soin de rentrer au palais avant le point du jour; je t’attendrai.

 – Au point du jour je serai à plusieurs milles de Rome.

 – Fort bien, dit Vanina froidement, et où irez-vous ? »

Au début de la séquence, Vanina utilise le « tu » parce qu’elle est très sûre d’elle-même et ne doute pas que Pietro « veut lui rester à jamais attaché« .

Mais quand elle se rend compte qu’elle n’est pas la seule passion importante de sa vie, elle utilise le « vous » qui marque sa désillusion et son orgueil.

Et elle continue à le vouvoyer :

« Comme je suis riche (…), j’espère que vous accepterez de moi... »

Ici, Vanina n’utilise pas le « vous » comme un signe de respect, mais pour souligner une supériorité sociale due à sa richesse. Elle insiste une fois de plus sur cette supériorité quand elle lui propose le mariage :

– « (…) souvent vous m’avez dit qu’un homme connu… « 

– « (…) il ne vous manque qu’une haute position; je viens vous offrir ma main… »

Mais elle se remet à le tutoyer quand elle se rend compte que Pietro n’est plus rebelle à ses désirs et que le doute assaille son esprit et ébranle ses certitudes :

– « Jamais tu ne m’as semblé aussi aimable (…) oui, mon petit chirurgien de campagne, je suis à toi pour toujours. »

– « Je serai en Romagne presque aussitôt que toi, dit Vanina. »

Elle utilise aussi le « tu » quand elle veut obtenir quelque chose de lui en lui montrant le sacrifice auquel elle consent :

– « (…) Je me perdrai pour toi (…) Pourras-tu aimer une fille déshonorée ? »

– « Si tu avais été soigné par une pauvre femme de la campagne, ne ferais-tu rien pour la reconnaissance ? Ne chercherais-tu pas à la payer ? …

 

Vanina-Missirilli vs Cléopâtre-Antoine

 

Cette alternance du « vous » et du « tu » nous rappelle celle d’un dialogue qui nous conduit au bord du Nil. Jadis, Cléopâtre, une reine mue aussi fortement par la passion que Vanina, a conduit son amant à une fin tragique.

On peut relever ce parallèle avec ‘ »Antoine et Cléopâtre« , la célèbre pièce de théâtre de Shakespeare, précisément dans le passage suivant, une fois qu’Antoine a pris la décision de partir :

(1) « These strong Egyptian fetters I must break, / Or lose myself in dotage. » (Act I Sc. II)

Et quand il essaie de lui annoncer sa décision, elle se lance dans le même jeu que Vanina : tantôt reine en le vouvoyant, et tantôt femme en lui adressant la parole en le tutoyant :

(2) « Pray you (…) I know by that same eye there’s some good news. » (Act I Sc. III

(3) « Or thou, the greatest soldier of the world,/Art turn’d the greatest liar.  » (Act I Sc. III)

On trouve le même dilemme chez Missirilli et chez Antoine : en tous deux l’amour-passion se heurte à l’amour de la patrie :

(4) « The strong necessity of tirne commands / Our services awhile; but my full heart / Remains in use with you. Our Italy / Shines o’er with civil swords (…). » (Act I Sc. IV)

Ce sont les mêmes propos chez Missirilli quand il dit :

« Je vous aime avec passion , lui dit-il; mais je suis un pauvre serviteur de la patrie; mais plus l’Italie est malheureuse, plus je dois lui rester fidèle. » 

Une fois que la passion s’est emparée d’elle, Cléopâtre, comme Vanina, ne songe qu’à garder pour elle seule l’homme « qui a fait battre son coeur ». Toutes les deux exigent l’amour absolu.

Cléopâtre demande à Antoine :

 « If it be love indeed, tell me how much. (…)

I’ll set a bourn how far to be belov’d. » (Act I Sc. I)

Et Vanina, comme si elle était l’écho de Cléopâtre, se dit :

« S’il devait choisir absolument entre la patrie et moi (…), j’aurais la préférence. »

 Lorsqu’on veut décrire Vanina, l’image de Cléopâtre vient tout de suite à l’esprit, comme pour souligner les points communs : comme Cléopâtre, Vanina est pleine de contrastes; tour à tour vaniteuse comme une coquette et grande comme une reine; volage dans sa soif de voluptés, et sincère dans son attachement pour Antoine. Mais Cléopâtre se montre digne, à la fin de la pièce, parce qu’elle partage la tombe d’Antoine, tandis que Vanina choisit de soulager son chagrin dans les bras de Silvio…

***

NOTES   

(1) Il faut que je brise ces fortes chaînes égyptiennes, ou je me perds dans ma folle passion.

(2) Je vous prie, (…) Je lis dans vos yeux que vous avez reçu de bonnes nouvelles. 

(3) Ou bien toi, le plus grand guerrier de l’univers (…) tu en es devenu le grand imposteur.

(4) L’impérieuse nécessité des circonstances exige pour un temps notre service; mais mon coeur tout entier reste avec vous. Partout notre Italie étincelle des épées de la guerre civile.

(5) Si c’est de l’amour, dites-moi, quel degrés d’amour ? Je veux établir par une limite , jusqu’à quel point je puis être aimée.

***

BIBLIOGRAPHIE

 

ALQUIE, Ferdinand, Le désir d’éternité, PUF

LEFEVRE, Henri, Le marxisme, Paris, 1948.

SHAKESPEARE, William, Antony and Cleopatra, Penguin Books Ltd., 1937

SHAKESPEARE, William, Antoine et Cléopâtre, traduction française, Librairie académique Perrin, 1960.

STENDHAL, Vanina Vanini, in Romans et Nouvelles II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 748-772.

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UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Alba FERRARI et Mme Rocio SANABRIA pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises (CEF) dans le cadre du séminaire de littérature (1989-1990)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

 

L’animal dans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix » de François MAURIAC

France, Paris: Francois Mauriac lisant debout au debut des annees 50

Introduction


Ce travail de recherche se réfère à un travail portant le même titre que j’ai effectué pendant le semestre d’hiver et qui constitue le point du départ de cette recherche-ci.

J’ai prolongé mon étude, que j’ai élargie et approfondie, sur le thème de l’animal dans les deux romans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix » de François Mauriac. En outre, j’ai regroupé les animaux caractérisant un personnage donné afin de faciliter les observations spécifiques concernant les personnes mentionnées. De plus, j’ai ajouté deux petites conclusions qui reflètent ma propre interprétation


François Mauriac (1885 – 1969) : abrégé de sa vie


En François Mauriac, né à Bordeaux, se rencontrent deux traditions familiales: celle de la bourgeoisie et celle des grands propriétaires terriens. François Mauriac est élevé par sa mère, car son père meurt quand il a deux ans seulement. Il reçoit une éducation catholique qui le « poursuit » plus tard dans tous ses romans. Après une licence de lettres à Bordeaux, François Mauriac monte à Paris pour y préparer l’Ecole des Chartes. Cependant il se décide pour une carrière littéraire. Il est encouragé immédiatement par plusieurs auteurs de renom, dont Maurice Barrès qui salue ses premiers poèmes. Pourtant, François Mauriac choisit bientôt le roman, et dans les années 20, il produit ses oeuvres les plus marquantes: « Le baiser au lépreux« , « Genitrix« , « Le désert de l’amour« , « Thérèse Desqueyroux« . Parallèle­ment, il publie nombre d’essais et de chroniques littéraires. En 1933, il est élu à l’Académie Française.

La guerre venue, il s’engage aux côtés de la Résistance en utilisant ses armes spécifiques d’écrivain. La création romanesque fait place à l’activité journalistique et théâtrale. En 1944 il devient éditorialiste du « Figaro ». Quatre ans après, il fonde la revue « La
Table Ronde » où il commence à publier son fameux « Bloc-Notes« , poursuivi dans « L’Ex­press », puis au « Figaro littéraire ». En 1952 il reçoit le Prix Nobel de littérature. Parallèlement à son intense activité de journaliste, il continue son oeuvre de romancier: « Le Sagouin« , « Galigai« , « L’Agneau » en 1954. Après ces oeuvres, le romancier s’éclipse devant le mémorialiste et l’essayiste. Il consacre son temps à ses « Bloc-Notes I, Il, Ill » qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 1969.


François Mauriac, un romancier catholique


Influencé par son enfance et son éducation, François Mauriac dénonce l’argent, la propriété et la sexualité qui éloignent l’homme de l’amour de Dieu. Ses héros sont écartelés entre leurs pulsions et leurs scrupules, leurs remords et leurs regrets, l’idée fixe de leur faute et celle de leur salut. François Mauriac lui-même est l’homme des déchirements. Chrétien, le romancier est en rupture avec l’église et ses fidèles, « pharisiens » qu’il accuse d’avoir perdu le message du Christ. Bourgeois, il dénonce impitoyablement les défauts de sa classe.

Ses héros n’en finissent pas d’assister en eux au combat de l’Ange et de la Bête, de la spiritualité et de la « chiennerie« . Pour lui, rien n’est plus difficile que de résoudre « le problème du corps posé par la chair, par la cohabitation de l’âme, capable de Dieu, et de l’instinct le plus bestial. »

Cette partie bestiale en l’homme joue un très grand rôle dans les romans mauriaci­ens. Souvent ses personnages sont comparés à des bêtes. Vu que, chez François Mauriac, l’homme doit toujours lutter contre sa « bête intérieure », les animaux n’ont guère un aspect flatteur. Ils apparaissent presque toujours dans des séquences dysphoriques, c’est-à-dire dans des situations de malaise et d’obscurité.


L’animal dans les deux romans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix »



Sigmund Freud notait que le langage demeurait « ein schwarzer Kontinent » (un continent noir), signifiant par là qu’il recélait encore, intérieur à lui-même, une très grande part d’inconnu.

Le langage contient toujours des écarts – images, métaphores et autres « déviations » – qui introduisent des éléments plus ou moins marqués de subjectivité. Sur la base des découvertes de Freud, il est possible de s’interroger sur la personnalité subconsciente de l’écrivain à partir des images. Une méthode pour analyser les images consiste à les classer selon les quatre éléments isolés par les philosophes grecs: le feu, l’eau, la terre et l’air, comme le fait Bachelard (cf. « La psychanalyse du Feu« , « L’eau et les Rêves« , etc.) Ces quatre éléments de l’univers sont largement représentés parmi les images des deux romans de François Mauriac, « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« . Mais il peut être dangereux de s’y cantonner. L’imagination se nourrit d’autres images encore, appartenant à d’autres domaines, à d’autres registres: le règne animal, le règne végétal, la nuit ou la lumière, etc. L’importance de l’animal ou du végétal, de la nuit ou de la lumière dans l’imaginaire des deux romans est telle qu’il est nécessaire de les étudier séparément.

Vu que, selon François Mauriac, l’homme cohabite avec un animal intérieur méchant, ce travail de recherche est consacré au règne animal. En effet, la partie bestiale en l’homme joue un très grand rôle dans les romans de François Mauriac. Je vais donc essayer de montrer l’importance de l’animal dans les deux romans, « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« , et de mettre en évidence que, pour François Mauriac, la bête est une métaphore du mal et qu’elle est significative de son univers sémantique et de son idiolecte.

Les citations se réfèrent aux pages de l’édition Bernard Grasset (collection du Livre de Poche).


Résumé des deux romans



Je considère comme utile de rappeler brièvement les thèmes principaux des deux romans qui serviront de référence ainsi que quelques éléments de leur structure afin de mieux situer les images.


« Le baiser au lépreux »



Riche héritier, laid et complexé, Jean Péloueyre paraît insignifiant. Il est malgré tout promis à la belle Noémi de la famille d’Artiailh. En dépit de sa répugnance, Noémi accepte cette union, car « on ne refuse pas le fils Péloueyre« . Le mariage développe le dégoût instinctif de cette jeune fille, mais, en même temps, son devoir d’épouse. Dévoré par le remords, Jean trouve un prétexte pour fuir son épouse qu’il adore mais qu’il voit s’étioler du fait de sa seule présence, et il quitte les Landes pour Paris.

Dans la seconde partie du roman, Noémi profite de l’absence de son mari, contribuant à accentuer la chute de Jean Péloueyre. Durant la séparation, Noémi connaît la libération et l’épanouissement, tandis que Jean sombre dans l’anéantissement. Noémi est alors attirée par le jeune médecin de son beau-père qu’elle soigne avec tendresse. Parallèlement, Jean est tenté de se perdre dans la débauche et la luxure de Paris.

Le retour de Jean marque le début d’une troisième partie du roman, marquée par la maladie de Jean, la mort de celui-ci et la fidélité sublime de Noémi à son mari au-delà de la mort. Jean a en effet décidé de se suicider lentement en allant veiller un tuberculeux à l’agonie et meurt discrètement. Noémi se consacre alors à son beau-père et résiste à une dernière tentation.

Les étapes du roman sont donc marquées par deux séparations: la première temporaire (le départ à Paris), la seconde définitive (la mort de Jean Péloueyre). Les relati­ons du couple sont directes; elles sont le plus souvent dominées par une agressivité intério­ risée qui, finalement, sera dépassée.

Le schéma se présente de la manière suivante:


Noémi <—————————-  vs  ——————————–> Jean

Dans « Genitrix« ,  il est déjà plus complexe.


« Genitrix »


Seule dans un pavillon désert, Mathilde Cazenave se meurt, après une fausse couche. Le couple Mathilde-Fernand est brisé par la présence et l’action insidieuse de Félicité, la mère de Fernand. La maladie, mais aussi l’anxiété devant la mort, le regret d’une vie manquée (absence d’enfants) et la haine pour la belle-mère achèvent la jeune femme. Son époux, complètement dominé par sa mère, la « Genitrix », laisse s’accomplir ce véritable assassinat. Mais, rongé de remords, il accuse sa mère de cette mort et se détache d’elle, passant ses nuits dans la chambre mortuaire, anéanti par son amour pour son épouse, au-delà de la mort. Félicité perd progressivement toute l’illusion de ramener à elle son fils désespéré. Victime d’une attaque, elle meurt dans une chaise, près de la porte où elle attendait tout au long du jour la rentrée du « bien-aimé« .

Après la mort de Félicité, la solitude de Fernand est complète. Il mesure alors le vide de sa vie et, excédé, chasse la famille de Marie de Lados, la vieille servante. Mais, au moment où il pense mourir seul, Marie revient et « il [sent] sur son front [sa] main usée« .

L’intervention de la Genitrix perturbe le déroulement de la vie du couple Mathilde­-Fernand qui se trouve au point de convergence de plusieurs agressivités: la propre rancoeur de Félicité envers Fernand et Mathilde et l’aversion qu’elle inspire en retour:

Fernand <—— vs ——> Félicité <—— vs ——>  Mathilde

Ce rôle de la mère est original dans « Genitrix » et n’a pas d’équivalent dans « Le baiser au lépreux« . Un tiers s’immisce entre les conjoints et produit une disproportion essentielle. Ce qui rapproche, au contraire, les deux romans c’est l’accomplissement de l’amour qui se réalise à travers la mort. La fidélité de Noémi a pour correspondant la fidélité de Fernand, l’une et l’autre au-delà de la mort. Dans les deux romans, les couples, au départ mal assortis, se rapprochent progressivement dans l’Amour.


Remarque concernant la façon de procéder pour classer les animaux

 

Pour classer les images animales et, en même temps, bien dépeindre les caractères « bestiaux », j’ai recherché tous les animaux qui caractérisent un personnage donné et je les ai regroupés sous le nom de ce personnage. A la fin de chaque présentation, j’ai ajouté une petite conclusion, ou plutôt une réflexion personnelle, voulant essayer de trouver la bête spécifique et typique qui symbolise au plus haut point le caractère de chaque personnage. Cela n’a pas toujours été facile, et ma décision en faveur de tel ou tel animal est très personnelle et différera peut-être des interprétations d’autrui.



L’animal dans « Le baiser au lépreux« 



L’image de l’animal, dans « Le baiser au lépreux« , caractérise presque toujours le personnage de Jean Péloueyre. Elle relève d’une même vision globale, celle d’une régression. Jean ressemble à un animal terrestre qui creuse dans la terre pour se cacher du monde et de sa lumière. Noémi, sa femme, n’a presque jamais cet aspect « bestial ». Elle est plutôt désignée par des termes relevant de la nature végétale qui symbolisent la pureté et la beauté de cette vierge.


Jean



Toute une série d’animaux sont considérés par nature comme inférieurs ou repoussants, par exemple la larve, le cloporte, le grillon, le ver, le rat et la chauve-souris. François Mauriac convie toutes ces bêtes pour dépeindre le personnage de Jean Péloueyre.

Lors de la première rencontre de Jean et de Noémi dans le parloir de la cure, l’assimilation à la larve et au grillon dans l’imagination de Noémi n’est guère flatteuse:

« La vierge mesure de l’oeil cette larve qui est son destin. » (p. 33)

« Le beau jeune homme aux interchangeables visages, le compagnon du rêve de toutes les jeunes filles, – celui qui offre à leurs insomnies sa dure poitrine et la courroie serrée de deux bras, – il se dilue dans le crépuscule de cette cure, il fond jusqu’à n’être plus, au coin le plus obscur du parloir, que ce grillon éperdu. » (p. 33)

Dans le presbytère où Noémi rencontre son futur mari, elle a peur:

« Jean se tut enfin et elle eut peur comme dans une chambre où l’on sait qu’une chauve-souris est entrée et se cache. » (p. 33/34)

Les animaux réputés abjects font peur, surtout s’il s’agit d’animaux nocturnes. Jean est l’être de la nuit qui effraie par sa laideur son épouse. Jean, « accoutumé à se tapir loin du monde et de qui c’était l’unique souci de n’être pas vu« , est comparé à un oiseau nocturne:

« Le destin le tirait de ses ténèbres; comme une formule de magie, les mots de Nietzsche avaient renversé les murs de sa cellule; le cou dans les épaules et les yeux clignotants, on eût dit d’un oiseau nocturne lâché dans le grand jour. » (p. 34)

Une fois le mariage consommé, l’opinion de Noémi sur Jean ne varie guère, il reste le grillon répugnant:

« Les grillons qui crépitaient au bord de leur trou, lui rappelaient son maitre. Un soir, étendue sur ses draps et toute livrée à la nuit chaude, elle sanglota d’abord à petit bruit, puis gémit longuement et regarda avec pitié son chaste corps intact, brûlant de vie mais d’une végétale fraicheur. Qu’en ferait le grillon? Elle savait qu’il aurait droit à toute caresse, et à celle-là, mystérieuse et terrible, après quoi un enfant naitra, un petit Péloueyre tout noir et chétif… Le grillon, elle l’aurait toute sa vie et jusque dans ses draps. » (p. 36)

Dans le lit conjugal, le dégoût éprouvé ne s’est pas modifié. L’abjection profonde s’exprime par la comparaison à un ver:

« Trempé de sueur, Jean Péloueyre n’osait bouger, – plus hideux qu’un ver auprès de ce cadavre enfin abandonné. » (p. 47)

Noémi est tellement dégoutée de Jean que sa situation est comparable au jeu mortel qui se déroule dans l’amphithéâtre:

« Alors, pleine de remords et de pitié, comme dans l’amphithéâtre une vierge chrétienne, d’un seul élan se jetait vers la bête, les yeux fermés, les lèvres serrées, elle étreignait ce malheureux. » (p. 53)

Jean lui-même s’assimile aux rats qu’il a pu contempler le long des quais de la Seine:

« Et maintenant il se glissait dans la cohue, trottait comme un rat le long des vitrines, élaborait le plan d’une étude péremptoire qu’il intitulerait: Volonté de Puissance et Sainteté. » (p. 81)

Il sent sa mort prochaine et se compare lui-même à un chat mort, bête sauvage et sans maison, qui meurt seule dans les rues de Paris:

« Le ramasserait-on un jour, dans le ruisseau comme un chat mort ? » (p. 81)

Mais les images animales dans « Le baiser au lépreux » ne sont pas seulement celles de la régression. Elles peuvent aussi être celles de la pitié, et c’est alors le chien qui a la faveur de Mauriac.

A l’époque de son enfance Jean était un chien perdu:

« Ses trois années de collèges, il les avait consumées en amitiés jalousement cachées: ni ce camarade Daniel Trasis, ni cet abbé maÎtre de réthorique, ne comprirent ses regards de chien perdu. » (p. 13/14)

Domestiqué, le chien a perdu l’habitude de se défendre, le chien est abandonné par les hommes qui l’ont domestiqué. C’est ici le cas de Jean, éduqué au collège puis aban­donné à lui-même.

Par la suite il est victime de son épouse:

« Il levait vers sa jeune femme ses yeux de chien battu: ‘Il faut que je m’en aille, Noémi.« ‘ (p. 69)

A l’école, Jean était l’objet de la moquerie de ses camarades, le pauvre garçon se sentait poursuivi comme le gibier à la chasse:

« Ah! pauvre figure de landais chafouin, de ‘landousquet’ comme au collège on le désignait, triste corps en qui l’adolescence n’avait su accomplir son habituel miracle, minable gibier pour le puits sacré de Sparte! » (p. 13)

 

Noémi

 

Les animaux qui caractérisent Jean Pélouyre sont répugnants. L’abject finit donc logique­ment par avilir la pureté de son épouse. Jean est le ver hideux qui ronge la beauté et la fraîcheur de Noémi.

Noémi, au contraire, n’a presque jamais cet aspect bestial. Elle est la « végétale fraîcheur« . Sa beauté est qualifiée par analogie aux fleurs:

« Comme dilatée hors du vase une fleur de magnolia, la robe de Noémi déborde sa chaise. Ce parloir pauvre où Dieu est partout, sur tous les murs et sur la cheminée, elle l’imprègne de son odeur de jeune fille, un jour fauve de juillet – pareille à ces trop capiteuses fleurs qu’on ne saurait prudemment laisser dans sa chambre, la nuit. » (p. 31)

Quand Jean apprend le nom de sa future épouse, il est effrayé:

« Noémi de la grand-messe, Noémi dont jamais il ne put regarder en face les yeux pareils à des fleurs noires? » (p. 26)

Ces images appartiennent plutôt au règne végétal. En employant, d’une part, la bête dégoûtante et, d’autre part, la fleur fraîche pour désigner les caractères des deux personna­ges principaux, François Mauriac souligne vigoureusement l’opposition entre ces deux êtres humains.

Une fois, néanmoins, Noémi s’assimile elle-même à une bête, c’est quand elle veut persuader le jeune médecin qu’elle va bien et qu’elle n’a pas besoin de son aide:

« Oh! Moi, je résiste à tout; je trouve la force de manger et de dormir comme une bête… » (p. 117)

Tout à la fin, toujours à cause du jeune médecin, elle est comparée à une bête:

« Bouche bée et la gorge gonflée, elle attendait, elle attendait – humble bête soumise. » (p. 126)

Mais ces deux images restent exceptionnelles.

 

Les Cazenave

 

Les Cazenave – Madame Cazenave est la soeur de Monsieur Jérôme, le père de Jean – ne sont guère décrits flatteusement. Ils passent tous les jeudis chez les Péloueyre, le jour de marché.

Le malade, Monsieur Jérôme, se lamente de mille douleurs et courbatures car, de plus, les Cazenave arriveront le lendemain:

« (…] dès cette aube néfaste, les bestiaux sur le foirail réveilleraient le malade; l’auto des Cazenave, grondant devant la porte, annoncerait la présence de l’hebdoma­daire fléau. » (p. 17)

Les Péloueyre, comme le pasteur, ne veulent absolument pas que les Cazenave héritent un jour de la maison Péloueyre:

« Or, il a décidé qu’il n’était pas bon que Jean Péloueyre demeurât seul; et il lui importe surtout, à ce pasteur, que la maison Péloueyre ne devienne un jour la maison Cazenave; que le loup ne se recèle pas dans la bergerie. » (p. 32)

C’est la raison pour laquelle Monsieur Jérôme et le pasteur cherchent à marier Jean:

« Rampant et faible devant l’ennemi, M. Jérôme dans le secret nourrissait sa rancoeur. Si souvent il grommelait qu’il réservait aux Cazenave ‘un chien de sa chienne‘, que Jean Péloueyre, ce jour-là, ne prêta nulle attention à ce que lui glissait son père:

Nous allons leur jouer un tour, Jean, pour peu que tu veuilles t’y prêter… Mais le voudras-tu? »‘ (p. 18)

La servante Cadette souffre aussi de la présence et des critiques constantes des Cazena­ve:

« Cadette comparut avec des yeux de volaille pourchassée, défendit son gigot en un patois gémissant, – inutile vacarme puisque le conseiller finit tout de même par assouvir sur la viande trop cuite sa fringale. » (p. 24)

Elle « appartient » à la volaille, comme plus tard, dans « Genitrix« , la fille de la servante Marie de Lados. En outre, Cadette a un petit-fils qui vit dans la maison Péloueyre. Il est comparable au petit-fils de Marie de Lados, lequel est aussi décrit comme un bel oiseau:

« Un oeillet rouge à l’oreille, il était brillant et vernissé comme un jeune coq. » (p. 23)

 

Conclusion

 

Les images animales dans « Le baiser au lépreux » servent quasi exclusivement à caractéri­ser Jean Péloueyre. Les animaux choisis par François Mauriac sont presque tous répugnants et repoussants. C’est là une manière très cruelle de décrire un personnage. Le pauvre être humain subit une régression après l’autre. Ce n’est que tout à la fin, dans la dernière phrase, que Noémi assimile son époux mort à un être végétal:

« Ainsi courut Noémi à travers les brandes, jusqu’à ce qu’épuisée, les souliers lourds de sable, elle dût enserrer un chêne rabougri sous la bure de ses feuilles mortes mais toutes frémissantes d’un souffle de feu, – un chêne noir qui ressemblait à Jean Péloueyre. » (p. 126)

Mais le chêne est noir, Jean Péloueyre reste un être de l’ombre et de la nuit profonde. Il est le ver hideux qui a peur de la lumière et qui dégoûte son entourage. Or son épouse est tout à fait le contraire: elle est la fraîcheur, la beauté, la lumière. François Mauriac ne la dépeint pas avec des images animales, mais avec des images végétales. Elle est la fleur épanouie qui perd sa beauté à côté du ver hideux:

« Entre les volets rapprochés, Jean Péloueyre vit-il [ ..] cette robe de Noémi, cette robe un peu fripée qui ne s’épanouirait plus, cette nuque fléchie, fleur moins vivante, fleur déjà coupée ? (p. 34)

Les Cazenave sont des vautours qui veulent profiter des Péloueyre. En posant la question de savoir « si Jean est seulement mariable« , Fernand exprime son opinion et laisse paraître son mépris envers les Péloueyre.

 

L’animal dans « Genitrix »

 

Les images animales dans « Genitrix » sont plus variées que dans « Le baiser au lépreux« .

Elles ne caractérisent pas spécifiquement un personnage – comme Jean Péloueyre dans le premier roman-, mais tous les personnages principaux. En outre, l’animal n’est pas toujours nommé explicitement, c’est une expression ou un verbe qui évoquent l’image d’un animal. Pourtant les images d’animaux traqués et celles qui suggèrent la régression jouent encore un rôle considérable. Il reste que la beauté animale n’est pas absente de ce roman. Il s’agit d’un aspect de l’animal qu’on ne trouve pas dans « Le baiser au lépreux« .

 

Félicité

 

La mère de Fernand, Félicité, est décrite, d’une part, comme une féroce bête, comme une masse noire et tapie qui fait peur à Mathilde. La belle-mère est méchante et insidieuse, toujours en train de chercher à séparer Mathilde de Fernand.

Même en mourant, Mathilde se sent menacée par Félicité:

« Quelle était cette masse noire, près de la fenêtre, cette bête couchée et comme repue – ou tapie peut-être ? » (p. 11)

Dans son agonie, Mathilde craint le retour de sa belle-mère:

« Elle se sentait mise de côté par une féroce bête, ah! peut-être d’une seconde à l’autre près de revenir! » (p. 22)

Dès avant le mariage, Mathilde ressentait le ton animal des voix des Cazenave. Les épiant derrière la haie, Mathilde est le témoin d’une de ces « scènes » après lesquelles Fernand part pour Bordeaux retrouver « son habitude« . Cette fois l’assimilation à l’animal est évoquée par un verbe:

« Mathilde se souvient de quel ton ils glapirent cette menace et cette réplique par quoi fut fixé son destin. » (p. 37)

Quand Félicité est devant la porte de Mathilde et entend gémir sa belle-fille, elle n’est guère dépeinte d’une façon flatteuse:

« Dieu seul put voir ce qu’exprimait cette tête de Méduse aux écoutes, et dont fa rivale, derrière une porte, râlait. » (p. 43)

Félicité est poursuivie par sa propre angoisse, celle de perdre l’attachement de son fils secoué par son deuil:

« La vieille s’aplatit comme une bête, attendit. Ses yeux se rouvrirent, sa gorge se desserra: l’oiseau sombre était passé au large. Elle respira. Le fils dormait toujours avec un bruit de gorge encombrée. » (p. 74)

Mais, d’autre part, Félicité représente la mère protectrice de Fernand. Elle aime son fils et veut seulement son bien: Fernand, le « bien-aimé« , signifie tout pour Félicité. Aussi la laideur de la bête n’est-elle pas permanente. La beauté animale est sauvée par quelques séquences euphoriques où Félicité apparaît comme une mère affectueuse. Elle a élevé son fils avec la tendresse d’une mère animale:

« Longtemps, du même geste qu’en ces jours où, jeune mère animale, elle flairait avidement le nouveau-né, ses lèvres ne quittèrent pas le front de son vieux fils. » (p. 101)

Dans son enfance Fernand était protégé comme un petit oiseau qui est couvert par les ailes chauffantes de sa mère:

« (…) sa mère le couvrait de son manteau comme d’une aile noire. » (p. 133)

La lettre de Fernand, écrite durant le voyage de noces, annonce « le retour à la mère » et remplit Félicité de joie:

« Un matin d’été pareil à celui-ci, cette lettre vint inonder à la fois d’inquiétude et de bonheur la vieille mère louve. » (p. 82)

En fait, Fernand revient à sa mère après la mort de sa femme. Félicité est son seul refuge. Avec un instinct animal, il cherche à se terrer dans ce gîte vivant devant le mal du monde:

« Comme elle s’était affaissée sur le canapé, il appuya sa tête contre l’épaule offerte. Pour se terrer, il revenait à ce gîte vivant, et parce qu’il n’y avait pour lui aucun autre refuge au monde. » (p. 101)

 

Fernand

 

Fernand est dominé par sa mère. Il est même possédé par elle. Il n’a jamais été libre; il vit comme un poisson dans l’aquarium, trop gros et lourd pour se mouvoir. Ainsi son caractère est suggéré par des animaux pris ou domestiqués. Mathilde a deviné et reconnu la situation misérable de Fernand en épiant entre les branches les débats de la mère et du fils:

 « […] la belle affaire, songe-t-elle, d’avoir su attiser le désir de ce quinquagénaire timide! D’autant que le gros poisson avait donné, de son plein gré, dans la nasse tendue. » (p. 27)

Pour protéger Fernand, sa mère avait éliminé de son entourage tous les dangers. Par conséquent elle l’a totalement isolé du monde, il est « emprisonné »:

« Dans le minuscule univers de sa bassesse, dans ce réseau, dans cette toile gluante que sa mère, pour le protéger, avait dévidée autour de lui pendant un demi­ siècle, il se débattait, grosse mouche prise. » (p. 92)

Félicité traite son fils comme une bête sauvage qui doit être domestiquée pour son bien. Après la mort de Mathilde, Fernand s’installe dans la chambre mortuaire et ne veut plus descendre. Cette attitude, provoquée par le deuil, effraie Félicité, mais elle est sûre d’elle­-même et sait que son fils va bientôt lui revenir:

« ‘Demain soir, il sera maté.' » (p. 54)

Mathilde, elle aussi, a de l’assurance et parle de mater sa belle-mère afin de domestiquer Fernand. Pour elle, c’est Félicité qui est la grande ennemie et l’obstacle à surmonter pour gagner Fernand. Lui, ce ne sera qu’un jeu de lui passer les brides:

« Il suffisait de mater sa belle-mère; Fernand, ce ne serait qu’un jeu de lui pa

Mathilde, elle aussi, a de l’assurance et parle de mater sa belle-mère afin de domestiquer Fernand. Pour elle, c’est Félicité qui est la grande ennemie et l’obstacle à surmonter pour gagner Fernand. Lui, ce ne sera qu’un jeu de lui passer les brides:

« Il suffisait de mater sa belle-mère; Fernand, ce ne serait qu’un jeu de lui passer la bride. » (p. 27)

Ainsi les deux femmes ont l’intention de mater ce pauvre Fernand. Toutes les deux veulent le posséder, elles se disputent Fernand comme un objet. Fernand n’est jamais sollicité de donner son avis.

Jeu consistant à « mater » Fernand:

 

   Mathilde  < —————  vs    —————> Félicité

 

                              passer les brides

                                          à

                                    Fernand

 

L’image du chien convient à Fernand, comme elle convenait à Jean dans « Le baiser au lépreux« : Il ressemble à un vieux chien qui est domestiqué depuis longtemps et n’attend que sa propre mort. C’est une image triste:

« Dans quel état le lui rendait la morte! Lèvres plus blanches qu’il s’était abreuvé de vinaigre – et les yeux pleins de sang comme ceux d’un vieux chien… » (p. 83)

Après la mort de sa mère, Fernand est totalement perdu. Il n’a plus de raison d’exister. Le vieux chien a perdu son maître et il ne sait pas vivre sans lui. Il n’a rien à faire et s’ennuie, même sa fantaisie le quitte:

« Et maintenant, dans l’allée du Midi, Fernand désoeuvré s’arrête, renifle un lilas, puis un autre, comme un lourd bourdon, sans que la haie de troènes lui évoque aucun visage. » (p. 134)

 

Mathilde

 

Mathilde est souvent comparée à un animal terrestre. Aux yeux de Félicité, elle est aussi une bête tapie qui agit « dans le sous-sol« . Après la mort de Mathilde, Félicité la sent encore présente en Fernand:

« Femme positive, ses armes accoutumées ne valaient pas contre un fantôme. Elle ne savait travailler que sur la chair vivante. La tactique de la disparue la déconcer­tait: tapie en Fernand, elle l’occupait comme une forteresse. » (p. 66)

Félicité se sent impuissante car Mathilde s’est introduite dans la famille en « se coulant« . Cette image peut évoquer la vision d’un serpent qui est rentré sous terre et en ressort comme par magie:

« Ah! l’idiote avait eu vite fait de se couler. » (p. 20)

Mathilde se « qualifie » elle-même d’animal terrestre. La taupe, qu’elle évoque, cherche à sortir de la terre:

« Un instinct de taupe te faisait chercher partout une issue à ta vie subalterne. » (p. 37)

Ces images de la terre profonde suscitent un sentiment de malaise puisque l’homme n’a pas accès à cette terre profonde, à ce subconscient ténébreux qu’on imagine volontiers peuplé d’animaux monstrueux et infernaux.

En fait, on ne sait pas ce qui se passe en Mathilde. Chez les Lachassaigne elle savait disparaître et semblait « se volatiliser« :

« Les Lachassaigne disaient de leur cousine pauvre ‘qu’elle avait du tact, qu’elle savait disparaitre’. C’était vrai qu’au dessert il semblait qu’elle se volatilisât. Pendant le repas même on eût dit qu’elle éteignait se cheveux blonds. Ses yeux ne regardaient rien; sa robe avait la couleur des boiseries. Aussi en sa présence le linge le plus sale était-il lavé sans que le couple se méfiât d’une doucereuse qui feignait de n’avoir pas d’yeux, mais qui voyait – ni d’oreilles, mais qui entendait. Ici, Mathilde contentait jusqu’à plus soif’, dans le secret, ce goût de moquerie qui, chez les Cazenave, devait la perdre. Elle n’était alors que sécheresse, qu’aridité: triste terre sans eau ! » (p. 32)

Ici, Mathilde est comparée avec la terre, mais cette image n’en est pas moins dysphorique puisque la jeune femme est « triste terre sans eau« .

Une fois, elle est décrite comme un oiseau; pourtant cette image n’est pas liée à la liberté et au bonheur; l’oiseau est malade, emprisonné, sans issue face à sa mort:

« Son coeur s’affolait, oiseau qu’on étouffe et dont les ailes battent plus vite, plus faiblement. » (p. 44)

Toute une série d’images évoque la situation de Mathilde poursuivie en tant qu’épouse de Fernand. C’est surtout celui-ci qui reconnaît l’existence misérable de Mathilde mainte­nant morte. ll la regarde alors qu’elle vient de mourir:

 « (…) plus rien de cette expression avide, dure, tendue d’une pauvre fille qui toujours calcule, méprise et se moque; plus rien de la bête aux abois et qui fait front – plus rien de cette face besogneuse et traquée… » (p. 57)

Fernand est même obsédé par cette image de Mathilde poursuivie comme un gibier:

« Mais Fernand se rappelait ce dos rond, cet air battu, ces yeux jaunes de chatte pourchassée. » (p. 144)

Dans son imagination il la voit parmi les guêpes:

« Mais voici qu’étendu sur le lit de Mathilde, dans le noir, il regardait un beau jour brûler l’allée du Midi et, derrière les troènes bourdonnants, il voyait ce jeune corps parmi les guêpes… » (p. 89)

Le père de Mathilde a connu le même sort: il a été poursuivi pendant toute sa vie. Cependant, Mathilde et son frère Jean n’étaient même pas conscients du drame:

« Tout de même ils riaient sans malice parce qu’ils n’entendaient pas à côté d’eux gémir cet homme – gibier forcé et aux abois. » (p. 28)

 

Raymond

 

Le petit-fils de la servante Marie de Lados est le seul être humain de ce roman qui bénéficie presque toujours des aspects positifs de l’animal. Il a la beauté et la liberté d’un oiseau qui fait ce qu’il veut.

Ses cheveux ont toute la beauté du plumage d’un corbeau:

« Dans ses cheveux hirsutes, et comme un plumage de corbeau, sa main était prise et paraissait blanche. » (p. 116)

Fernand observe cet enfant plein de vie de manière quasi obsessionnelle. Il veut lui parler, mais il n’a aucune idée de la façon dont il pourrait le faire:

« Du même regard lourd dont l’année précédente l’avait couvé sa mère taciturne, il suivait ce petit merle. Il aurait voulu lui parler; mais qu’est-ce qu’il faut dire à un enfant ? » (p. 141)

En lui offrant des bonbons, Fernand veut retenir cet enfant. Mais il ne peut le posséder, Raymond est un oiseau qui peut s’envoler et se libérer quand il veut:

« Mais lui, le cheveu bleu-noir hérissé comme de la plume, la tête détournée, piétinant, il cherchait à s’envoler... » (p. 141)

Même quand il est malade, Raymond est décrit comme un oiseau:

« Marie de Lados recula avec une adoration terrifiée, et elle entrainait vers la souillarde le drôle hérissé, sautillant comme un merle malade. » (p. 152)

Raymond est lié à la vie sauvage, à la liberté et à la nature; il apparaît en rapport avec les canards sauvages à la maison de Fernand:

« Avec les canards sauvages, avec les palombes farouches, le temps des vendan­ ges ramena dans la cuisine, Raymond, ce petit-fils de Marie, dont les parents coupaient le raisin à Yquem, chez M. le marquis. » (p. 141)

Cependant, un être humain qui fait tout ce qu’il veut a des caprices qui déplaisent aux autres. En trébuchant chaque fois au même endroit de son « Credo », il se désigne comme ânon:

« Il récita d’affilée mais, ânon rétif, s’arrêta net au même tournant, l’air buté, anxieux. » (p. 122)

Mais cette image n’a pas un aspect négatif, de même que la suivante n’a pas non plus un sens dysphorique:

« La tête charmante était inerte, les jambes égratignées et sales balançaient des souliers ferrés comme les sabots d’un petit âne. » (p. 117)

Raymond est un petit enfant innocent, mais déjà rusé puisqu’il est comparé à un renard:

« La porte de la souillarde s’entrouvrit et l’enfant y glissa un museau de petit renard pris au gite. » (p. 154)

 

Marie de Lados

 

La vieille servante des Cazenave était servante de métayer dès l’âge de douze ans, domestique de domestiques. Elle a eu un destin horrible: elle était la bête de somme de son mari et la servante soumise de ses maîtres:

« Jaousèt, qui l’avait prise dans la brande un soir de l’été 47, et dont elle fut, pendant trente ans, la bête de somme, jusqu’à ce petit enfant de trois ans qu’elle avait perdu. » (p. 110)

Elle a peur de Madame Cazenave. Elle est aussi comparée à une chienne, domestiquée et obéissante. Les Cazenave l’ont « matée » elle aussi:

« Mais ses yeux craintifs de chienne couchante ne quittaient pas ceux de la maîtresse, de peur d’être en retard d’une seconde pour approuver. » (p. 109)

 
La fille de Marie de Lados

 

La fille de Marie de Lados, la mère de Raymond, est loin d’évoquer l’aspect positif de l’animal. Elle fait plutôt songer à la « volaille« .

Marie de Lados a peur de sa propre fille:

« Marie de Lados redoutait fort cette fille: landaise édentée et noire, elle trahissait, par l’oeil et par le bec, une férocité de poule. » (p. 143)

La voix de cette fille semble sortir d’un gosier bestial:

« Mais avec une horrible voix du gosier, la fille soudain hurla en patois. » (p. 145)

Fernand la voit à la cuisine comme une femme « aux yeux de volaille« :

« Le maÎtre y pénétra, vit d’abord la fille aux yeux de volaille et, derrière elle, les mains jointes et levées, Marie de Lados. » (p.153)

 

Conclusion

 

Les animaux, dans « Genitrix« , sont nombreux et variés. Chaque personnage est caractérisé par un aspect animal particulier, qui lui est propre. Ainsi on pourrait essayer de trouver un animal typique de chacun des protagonistes, comme je l’ai fait plus haut pour les personna­ges du « Baiser au lépreux« .

Félicité doit être une bête féroce qui veut dominer et posséder son entourage. Elle lutte seule contre ses adversaires. Je lui accorderais volontiers le lion, roi du règne animal, mais il lui manque la noblesse de cette bête. Elle pourrait être aussi une chatte qui joue un jeu mortel avec ses victimes. Pourtant elle est mère et chérit son fils. C’est pourquoi je me déciderai pour la louve (« vieille mère louve« ) qui est rapace et féroce pour protéger son enfant.

Fernand est une bête matée, emprisonnée. Je le vois comme un gros et lourd poisson dans la nasse tendue. Il est lent et vieux et n’a aucune chance de se libérer. Une autre bête pourrait le désigner, un vieux cheval: Il est domestiqué et possédé par deux femmes qui se sont assises sur son dos et qui lui ont passé les brides. Personnellement, je le vois comme un vieux chien domestiqué toujours enchaîné à Félicité qui a dominé et arrangé sa vie. Sans elle, il est perdu et condamné à mort.

Mathilde ressemble à une bête terrestre qui cherche à disparaître. Elle est le serpent qui s’est introduit en « se coulant » dans la famille Cazenave et qui injecte poison et malheur dans la relation entre la mère et le fils. Cependant, elle est poursuivie comme le gibier à la chasse, comme un mouton perdu par la louve Félicité. Je la désignerais comme une souris qui s’est creusé un abri dans la terre. Chaque fois qu’elle ose revenir à la lumière, la chatte Félicité s’en empare et tente de la tuer.

Raymond est le rayon de soleil dans la maison déserte des Cazenave. C’est un oiseau qui amène liberté et bonheur. Il est sauvage et s’envole quand il en a envie. Tandis que sa mère est la poule, une femme sans moeurs, sans tact ni douceur.

Enfin Marie de Lados, sa mère, a la fidélité d’une chienne. Elle s’occupe des Cazenave d’une façon humble et soumise.

 

Tableau des animaux dans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« 

 

 

positif                                       le ciel                                    


 

animaux de l’air                                                      corbeau

                                                                               merle

 

animaux de la forêt                                                renard

                                                                               loup

                                                                               gibier

 

animaux des prés                                                  grillon     

                                                                               bourdon     

                                                                               chauve-souris   

                                                                              guèpe

 

animaux domestiqués et emprisonnés                chien

                                                                            chat

                                                                            âne

                                                                           poule

                                                                           volaille

                                                                          mouche

                                                                          poisson

                                                                          cheval

 

négatif                                  la terre


 animaux terrestres                                          larve

                                                                        cloporte

                                                                        rat

                                                                        ver

 

 

D’un point de vue général, plus les animaux sont liés à la terre, plus ils ont un caractère négatif.

 

Conclusion

 

Les images ont des origines complexes. Elles sont le résultat d’expériences faites dans l’enfance, de l’éducation et de l’influence de l’entourage dans lequel on a vécu.

Le contexte familial et social a beaucoup marqué François Mauriac. Des éléments typiques reviennent dans chacun de ses romans. Dès ses premières années, Mauriac est orphelin de père. L’absence du père et la présence possessive de la mère dans « Genitrix » tiennent directement à l’histoire de Mauriac. Les images du gibier pourchassé, l’importance du chien ont leur origine dans la chasse des Landes à laquelle le jeune Mauriac assistait.

Ses récits ont un caractère subjectif; la plupart des images sont délibérément voulues par l’auteur, mais si tel être fait penser à une bête, la race ou l’espèce importe peu, ce qui compte c’est le concept (une bête tapie). Mauriac dépeint ses personnages à l’aide d’images violentes qui font appel à tous les sens. Il rapproche cruellement l’homme de l’animal; c’est surtout le cas de Jean Péloueyre. Une description plus forte et plus horrible n’est guère possible. Ces images apportent une intensité, un frisson qui naît seulement quand l’essence d’une âme se mêle au fond des choses.

L’image tire son origine du plus profond de l’être. Par ce canal on peut parvenir à la connaissance de la personnalité de !’écrivain. Il est évident que l’enfance a joué un très grand rôle dans la vie de Mauriac. La blessure de l’absence de son père et l’influence de sa mère dominatrice ont marqué son enfance et sont à l’origine de beaucoup d’images animales. Mauriac restera toujours enraciné dans les Landes où il a grandi. A côté de ce profond enracinement dans son terroir, ses dons d’observateur paraîtront également significatifs : « Tout entrait en moi, et rien n’en sera perdu.« 

*****

Bibliographie

 

BONTE Michel, Images et spiritualité dans !’oeuvre romanesque de François Mauriac, La Pensée Universelle, 1981

GLENISSON Emile, L’amour dans les romans de François Mauriac, Edition Universi­ taire, 1970

LACOUTURE Jean, François Mauriac, Editions du Seuil, 1980

MAURIAC François, Le baiser au lépreux, Bernard Grasset, 1922 (Collection du « Livre de poche »)

MAURIAC François, Genitrix, Bernard Grasset, 1923 (Collection du « Livre de poche »)

*****

Table des matières

 

Introduction

 François Mauriac, abrégé de sa vie

François Mauriac, un romancier catholique

L’animal dans les deux romans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« 

Résumé des deux romans

 « Le baiser au Iépreux »

« Genitrix »

Remarque concernant la façon de procéder pour classer les animaux

L’animal dans « Le baiser au lépreux« 

Jean

Noémi

Les Cazenave

Conclusion

L’animal dans « Genitrix »

Félicité

Fernand

Mathilde 

Raymond

Marie de Lados

La fille de Marie de Lados

Conclusion

Tableau des animaux dans « Le baiser au lépreux » et « Genitrix« .

Conclusion

Bibliographie

***

 

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

« L’animal dans « Le baiser au lépreux » et « Génitrix » de François Mauriac » : texte présenté par Mme Sabine WOODTLI pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises.

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

L’art et la musique dans « L’Espoir » d’André Malraux

 INTRODUCTION

 

Ecrit pendant la guerre civile d’Espagne, « L’Espoir » a le caractère d’un carnet de bord, contenant des traces des faits historiques authentiques. Mais, considérant que « L’Espoir » n’est pas un récit documentaire qui relate fidèlement les événements de la guerre civile en Espagne, la présente recherche se focalisera sur la sphère artistique.

Le point de départ de cette recherche est l’étude de la réalité de la guerre civile, sujets réels que Malraux a transposés dans le champ artistique et décrit à travers des métaphores relevant des domaines de l’art et de la musique. Il s’agit d’étudier « L’Espoir » dans la perspective d’un récit romanesque, et non pas à travers les faits autobiographiques. Ephémères et éternels à la fois, l’art et la musique semblent représenter pour Malraux des vecteurs idéaux pour communiquer l’inexplicable : la violence que l’homme peut exercer envers l’homme.

L’objectif de la présente recherche est d’étudier la place que Malraux accorde à l’art et à la musique. Dans ce contexte, deux postulats formulés par Malraux dans « L’Espoir » feront l’objet de paramètres. Pour la musique :

« Ce ne sont pas les dieux qui ont fait la musique, monsieur Scali, c’est la musique qui a fait les dieux… » et pour l’art : « C’est mettre haut les oeuvres d’art. — Pas les oeuvres : l’art. »

Les expressions artistiques dans « L’Espoir » se manifestent essentiellement de deux manières. D’une part, il y a des notations servant à paraphraser directement un événement concret, et, d’autre part, des discours fondamentaux mis en parallèle par rapport au sujet du récit constituent un commentaire sur les événements historiques en cours.

2. L’ECRITURE

 

« L’Espoir » représente une forme de narration qui n’a pas recours aux rouages de la fable, mais qui, au contraire, naît en franchissant les limites de celle-ci grâce au transfert d’une expérience en une conscience[1]. Malraux se situe là où la notion du sujet et de l’objet disparaissent, se confondent, et où la réalité ne peut pas être perçue dans sa totalité, mais où certains aspects importants pour l’homme paraissent plus accessibles que normalement.

« L’Espoir » n’est pas la vision d’un observateur» passif nourrie par un réalisme cynique. Le récit de Malraux est une vision marquée par un regard que l’on pourrait qualifier à la fois d’extérieur et d’intérieur. Malraux et ses personnages se meuvent dans une dimension irréelle, tout en étant engagés dans  des événements réels, ceux de la guerre civile.

2.1. La notion d’héroïsme

2.1.1.  La présence du narrateur

Malraux réfute le voyeurisme de l’écrivain. Dans « L’Espoir » le style s’oppose au rôle conventionnel du narrateur qui se cache derrière l’anonymat, derrière une objectivité postulée ou, au contraire, derrière une réalité entièrement romanesque. Dans « L’Espoir » la représentation métaphorique de la réalité entraîne l’intégration manifeste de l’auteur-philosophe dans son « modèle » littéraire.

2.1.1.1.  Voltaire

Malraux défie le doute répandu quant aux possibilités de l’homme d’intervenir dans l’histoire. Il exige de lui-même d’être présent en tant que narrateur pour créer un rapport vivant entre sa subjectivité personnelle et l’objectivité du sujet. Malraux confère à l’écriture une transparence  qui permet au lecteur de deviner la voix et le visage de l’auteur.

Malraux prête à l’un de ses héros l’apparence d’un jeune Voltaire. L’un des pilotes de l’escadrille de Malraux est décrit comme un bon Voltaire en tenue blanche, couleur de l’innocence.

« (…) Magnin, « le patron », commandait l’aviation internationale, Sembrano l’aérodrome civil et les avions de ligne transformés en avions de combat; Sembrano ressemblait à un Voltaire jeune et bon. Aidés par les vieux avions militaires des champs de Madrid, les Douglas neufs des lignes espagnoles, achetés par le Gouvernement, pouvaient à la rigueur accepter le combat contre les avions de guerre italiens. Provisoirement… (…) p. 67

« (… ) Sa mince lèvre inférieure avançant de profil sur la lumière du bar, il ressemble de plus en plus à Voltaire; à un Voltaire bon, en combinaison blanche d’aviateur.— avaient des fusils. Quatre ans de discipline et de front. Et les communistes, eux, étaient une discipline.—pourquoi êtes-vous révolutionnaire, Magnin? demande Vallado. C…) » p.97

L’authenticité subjective » imposée par Malraux fait éclater la réalité en général, et en particulier le miroitement d’une réalité unie et globale. Les événements historiques étant vus dans la perspective d’une expérience individuelle, Malraux évite la description d’une évolution historique à travers l’introduction d’un héros typique, positif.

« (…) Les camions avaient été systématiquement sabotés pour que les fascistes ne puissent les employer. Sembrano qui s’était penché se releva, la bouche ouverte et les yeux à demi clos, Voltaire assommé; et d’un pas de boxeur groggy, il se dirigea sans fermer la bouche vers la ferme suivante.(…) »  p.51

2.1.2. Présence d’un héros littéraire

2.1.2.1. Don Quichotte

Dans L’Espoir évoluent côte à côte barbarie et subtilité, tragédie et rire grossier. L’allusion à Don Quichotte semble inévitable dans un récit qui relate un combat qui ne manque pas de grotesque et de dérisoire. A tour de rôle l’apparence de ce héros revêt celle des héros de la guerre civile qui eux aussi se sont battus contre des moulins à vent.

« (…)ll (Vargas) se rassit, ses longues jambes allongées dans la mono, son étroit et osseux visage de Don Quichotte sans barbe plein d’amitié. Vargas était un des officiers avec qui Magnin avait préparé les lignes aériennes espagnoles, avant le soulèvement, et c’était avec lui et Sembrano que Magnin avait fait sauter les rails du Séville-Cordoue. Il présenta Garcia et Magnin l’un à l’autre, et fit apporter à boire et des cigarettes.(…) »  p. 131

« (…)Deux cents mètres environ séparaient les civières; Langlois, extravagant éclaireur aux cheveux en blaireau, était à près d’un kilomètre, fantomatique sur son âne, dans la brume qui commençait à monter. Derrière Scali et Magnin ne venait plus que le cercueil. Les brancards, l’un après l’autre, passaient le torrent: le cortège, de profil, se déployait sur l’immense pan de roc aux ombres verticales. —Voyez-vous, dit Scali, j’ai eu autrefois…—Regarde ça: quel tableau ! Scali rentra son histoire; sans doute eût-elle tapé sur les nerfs de Magnin comme la comparaison d’un tableau et de ce qu’ils voyaient tapait sur les nerfs de Scali.(…) » p.556-557

« (…)Le premier était toujours le bombardier. Les paysannes, sur le rempart, étaient graves, mais sans surprise: seul le visage du blessé était hors de la couverture, et il était intact. De même pour Scali et Mireaux. Langlois, en Don Quichotte, bandeau saignant et orteils vers le ciel (un pied foulé, il avait retiré une chaussure) les étonna; la guerre la plus romanesque, celle de l’aviation, pouvait-elle finir ainsi ? (…) »  p.560

« (…)Le soir ne venait pas encore, mais la lumière perdait sa force. Magnin, statue équestre de travers sur son mulet sans selle, regardait le pommier debout au centre de ses pommes mortes. La tête en blaireau sanglant de Langlois passa devant les branches. Dans le silence empli tout à coup de ce bruissement d’eau vivante, cet anneau pourrissant et plein de germes semblait être, au-delà de la vie et de la mort des hommes, le rythme de la vie et de la mort de la terre. Le regard de Magnin errait du tronc aux gorges sans âge.(…) » p.557-558

2.1.3.  Le héros cinématographique

2.1.3.1. Charlot

Décrivant les participants à la guerre civile, Malraux, souvent, ne cache pas que certains ont une allure de héros comique, sans moyen réel pour se battre. Il y en a même un qui, à un certain moment, apparaît comme Charlot, le maître incontestable du film muet.

« (…) —C’est ça qui vous étonne ? L’autre hésita:—Ça… quoi ? Les…ll montra du doigt les richesses de Sinbad. « Oh! non!… »ll semblait traqué.Ce qui l’étonnait était peut-être Scali lui-même : cet air de comique américain, dû moins à son visage à la bouche épaisse, mais aux traits réguliers malgré les lunettes d’écaille, qu’à ces jambes trop courtes pour son buste, qui le faisaient marcher comme Charlot, cette veste de daim, si peu « rouge », et ce porte-mine sur l’oreille.(…) » p. 164-165

2.1.4. Héros des maîtres de la peinture

2.1.4.1. Piero della Francesca

A en juger par une simple photo, un combattant fasciste ressemble à un portrait de Piero della Francesca, le peintre qui a contribué à la codification du système de la perspective. Le monde étant vu dans une telle perspective, on ne peut pas nier une dépendance du point statique de l’œil, rigide et maintenue, n’ayant définitivement rien à voir avec la vie. La référence à Piero della Francesca véhicule donc, en dehors de la description d’un héros fasciste, une réflexion très précise sur le fascisme.

« (…) Sur le tas de droite, l’observateur posa une quittance, quelques billets espagnols, une petite photo. Scali rapprocha ses lunettes pour l’examiner (il n’était pas myope, mais presbyte): c’était un détail d’une fresque de Piero delta Francesca.—C’était à vous ou à lui ?—Vous m’avez dit: à droite ce qui est à moi.—Bien, alors continuez. Piero della Francesca. Scali regarda le passeport : étudiant, Florence. Sans le fascisme, cet homme eût peut-être été son élève. Scali avait pensé un instant que la photo avait appartenu au mort, dont il s’était senti confusément solidaire… Il avait publié l’analyse la plus importante des fresques de Piero…(…) » p.165-166

2.1.4.2.  Velasquez

Malraux compare le héros catholique aux portraits pâles du peintre baroque Velasquez, ce qui est particulièrement intéressant, car ce peintre avait une obsession pour un type d’espace où celui qui regarde est en même temps celui qui est regardé. La référence à Velasquez véhicule donc aussi, en dehors du campement du personnage de l’écrivain catholique, le conflit de toute idée humanitaire avec les agissements de l’église catholique pendant la guerre civile : l’église regarde passivement, mais elle est aussi celle qui est regardée.

« (…)Une mince silhouette voûtée montait, seule au milieu de l’escalier immense: Guernico venait chercher de l’aide pour le service d’ambulance qu’il s’efforçait de transformer. Ce qu’il avait organisé au temps de Tolède devenait infime depuis que la guerre approchait de Madrid. Au rez-de-chaussée déjà presque obscur du ministère, il y avait des armures; et l’écrivain catholique, long, blond pâle comme tant de portraits de Velasquez, seul au milieu de ces grandes marches blanches, semblait sorti d’une des armures historiques, et destiné à y rentrer à la naissance du jour.(…) »  p.359

2.1.5. Le héros musicien

Officier-né, l’ingénieur du son, à la fois technicien et artiste, donc proche de l’art et organisateur, semble réunir pour Malraux les qualités  d’un vrai héros, celles de « l’homme d’action ».

« (…) Ximénès avait fait reconnaître le terrain par Manuel, que son parti avait intelligemment placé auprès d’un des officiers de qui il pût le plus apprendre. Il avait de l’affection pour lui: Manuel n’était discipliné ni par goût de l’obéissance ni par goût du commandement, mais par nature et par sens de l’efficacité. Et il était cultivé, ce à quoi le colonel était sensible. Que cet ingénieur du son, excellent musicien, fût un officier-né, étonnait le colonel, qui ne connaissait guère les communistes que par des légendes absurdes; et ne se rendait pas compte qu’un militant communiste de quelque importance, contraint par ses fonctions à une discipline stricte et à la nécessité de convaincre, à la fois administrateur, agent d’exécution rigoureux et propagandiste, a beaucoup de chances d’être un excellent officier.(…) »  p. 194

2.1.6.  Le héros dessinateur de mode

La participation d’un dessinateur de mode à la guerre civile, réunit deux aspects importants qui sont caractéristique de « L’Espoir » ; d’une part, le fait qu’un artiste participe à l’action politique et, d’autre part, le fait que ce soit quelqu’un qui s’occupe professionnellement de changer l’apparence des hommes et d’inventer des tendances.

« (…)Le chef des dynamiteurs, le chef des mines, des officiers de l’état-major de Miaja, des officiers du 5è corps… Pas un de ces derniers n’était soldat six mois plus tôt: un dessinateur de modes, un entrepreneur, un pilote, un chef d’entreprises industrielles, deux membres de comités centraux de partis, un métallo, un compositeur, un ingénieur, un garagiste et lui-même. (…) (…)—Un fusil pour combien d’hommes, en ce moment ? demande Enrique.—Pour quatre, répond un des officiers. C’est un camarade de Manuel, celui qui était dessinateur de modes. Il contrôle la mobilisation des civils: la veille, le parti communiste a demandé la mobilisation générale des syndicats. (…) »   p.384

2.2.  La perception du romancier

II faut considérer « L’Espoir  » comme un lieu d’actualité où sont mises en scène des formes radicales de l’écriture fiction-documentaire. Il s’agit d’une écriture qui préconise l’incontrôlable et le sublime de la vie et par le même biais l’incontrôlable dans la littérature. Malraux semble prendre conscience des limites des mots pour rendre transparentes des expériences.

Dans « L’Espoir », l’action humaine est masquée par un rideau d’actions politiques qui s’ouvre ponctuellement pour la rituelle «badauderie politique » des fidèles camarades de l’Internationale.

Des écrivains sont affectés à l’escadrille de Malraux. L’un d’eux, un mitrailleur, écrit avec sa mitraillette, alors que l’autre, pilote et poète, s’identifie à Icare. Ici l’écriture signifie mitrailler, mais aussi voler, se libérer.

« (…) ll était en train de prendre des notes sur un carnet de vol et déjà la moitié si une boîte de cachous qu’il avait eu l’imprudence de montrer avait pris le chemin de la poche de Pol, quand un relatif silence, et l’intensité de l’attention lui firent relever le nez.

Gueule en coin, voûté, ses touffes de cheveux noirs dépassant les bords de la cape grise reparue, un sourire assez inquiétant sous le nez, les bras plus longs que jamais, Leclerc descendait l’escalier. Un mitrailleur du Pélican-ll l’appela. « Un camarade écrivain », dit-il en montrant Nadal. « Viens boire un coup avec ton confrère. » Leclerc  s’assit. —Alors, t’es aussi un écrivain, petite tête de coccinelle ? Qu’est-ce que t’écris Des nouvelles. Et toi ?—Des romans-fleuves. J’étais aussi poète. J’ suis le seul poète qu’ait vendu toute sa plaquette au volant. Les nuiteux, quand ils avaient un touriste frais du jour ou schlass, ils lui barbotaient la pièce. Moi, jamais. Mais je leur collais la plaquette, parce que c’était le résultat d’un travail. Quinze balles seulement. J’ai épuisé le tirage. Icare au volant, que ça s’appelait. Icare à cause de la poésie et de l’aviation, tu comprends ?—Tu écris, en ce moment ?—J’ai renoncé. Excuse-moi, je trace à la mitrailleuse.(…) »  p.337

2.2.1.1.  Le reportage romanesque

Au moyen d’un langage imagé et plein de contrastes romanesques, Malraux dirige le regard du lecteur vers l’histoire en cours, afin de créer une véritable conscience historique contemporaine, au-delà du reportage.

« (…)Ce qui ne faisait pas l’affaire de Nadal. Son journal était lu, entre autres lecteurs, par plus d’un million de prolétaires: il lui fallait donc, pour son patron, du libéralisme, l’éloge de ces sympathiques aviateurs (les Français surtout), du pittoresque sur les mercenaires, du sentiment sur les autres, un pleur ému sur les morts et les grands blessés (dommage que Jaime… Enfin I Après tout, il n’était qu’espagnol)—pas de communisme, et le moins possible de convictions politiques. Puis, pour son compte personnel, glaner en douce quelques histoires, sexuelles de préférence: le plus intéressant du reportage romanesque, c’est le retour. Il s’occupait présentement des menteurs. Il n’était pas dupe: ça faisait de la copie. Il y a un romancier dans chaque imbécile, pensait-il, il ne s’agit que de choisir. Ça commença par un qui disait: « Mes hommes » (pas trop haut tout de même). Notes prises, Nadal pensa à la phrase de Kipling: « Allons maintenant de l’autre côté, écouter encore des blagues. » Ce qu’il fit.(..,) »

2.3.  L’acte de l’écriture

2.3.1 L’écriture militante

Il semble que Malraux porte un regard très réaliste sur les événements, comme s’il comprenait les mécanismes et les causes au moment même et à travers l’acte de l’écriturell Le fait d’écrire, chez Malraux, ne semble pas seulement véhiculer une réflexion sardonique sur les systèmes politiques. Dans « L’Espoir », des liens sont dévoilés qui, malgré tous les obstacles,  peuvent unir la mémoire de l’homme avec l’histoire. Quand les hommes, dans « L’Espoir », peignent des signes douloureux sur les murs, le passé renoue avec le présent.

Comme une fresque graphique, un garçon écrit sur un mur un slogan souhaitant la mort du fascisme à l’aide du sang d’un fasciste exécuté. Mais Malraux n’hésite pas à démasquer le côté mythique des actes héroïques » qui, sanctifiés par des slogans rituels, n’en sont pas moins de vulgaires actions dans l’engrenage d’une machine meurtrière.

« (…)—Je suis avec vous ! hurla de nouveau le blessé avec un accent pour la première fois convaincant. Je vous dis que je suis avec vous !Manuel n’arriva sur la place qu’après avoir entendu la décharge du peloton. Les trois hommes avaient été fusillés dans une rue voisine, les corps étaient tombés sur le ventre, têtes au soleil, pieds à l’ombre. un tout petit chat mousseux penchait ses moustaches sur la flaque de sang de l’homme au nez plat. Un garçon s’approcha, écarta le chat, trempa l’index dans le sang et commença à écrire sur le mur. Manuel, la gorge serrée, suivait la main: « MEURE LE FASCISME ». Le jeune paysan retroussa ses manches et alla laver ses mains à la fontaine. Manuel regardait le corps tué, le bicome à quelques pas, le paysan penché sur l’eau, et l’inscription encore presque rouge. « Il faut faire la nouvelle ; Espagne contre l’un et contre l’autre, pensa-t-il. Et l’un ne sera pas plus facile que l’autre. »Le soleil tapait de toute sa force sur les murs jaunes.(…) »  p. 103

 « (…)—Peut-être que quelque chose a changé en moi, et pour le restant de ma vie; mais ça ne vient pas de l’attaque de la batterie, avant-hier; c’est né aujourd’hui quand j’ai vu le type écrire sur le mur avec le sang du fasciste tué. Je ne me sentais pas plus responsable en donnant des instructions dans l’oliveraie qu’en conduisant le camion, ou autrefois la bagnole-à-skis. . . —Autrefois, répéta Ramos. Il n’y avait pas un mois.—Le passé n’est pas une question de temps. Mais devant le type hagard qui écrivait sur le mur, là, j’ai senti que nous étions responsables. Le pucelage du commandement, mon vieux Ramos…(…) »  p.106

Malraux renonce au récit journalistique de la guerre civile, il le remplace par les arts, qui expriment l’origine de l’action, sa course, sa dynamique, ses conflits, sa croissance, son développement, ses points culminants, qui créent des tensions.

Tout devient langage symbolique et rituel. Ce qui a été vécu et ce qui est vivant divise comme un rayon de lumière les mots de Malraux, unit le chaos et pointe vers un avenir incertain et pourtant prévisible pour l’humanité.

La voix humaine sortant d’une radio, sert de musique de fond à une écriture pratiquée par un journaliste retranché dans un instrument de guerre.

« (…)Trois mois plus tôt, Shade, à la même heure, avait entendu ici les sabots d’un âne invisible, et des guitaristes qui jouaient allègrement l’Intemationale dans la nuit, au retour de quelque sérénade. L’Alcazar apparut entre deux toits, éclairé par des projecteurs.« Allons jusqu’à la place, dit-il, j’écrirai dans le tank. »Les journalistes avaient pris l’habitude de se réfugier dans le tank généralement inutilisé, d’emporter une bougie et de s’y installer pour écrire.lls arrivèrent enfin à la barricade. A gauche, des miliciens tiraillaient; à droite, d’autres, couchés sur des matelas, jouaient aux cartes; d’autres encore étaient confortablement installés dans des fauteuils d’osier; au milieu, le poste de radio jouait un chant d’Andalousie. Au-dessus, d’un second étage, la mitrailleuse tirait. Shade s’approcha d’un trou de la barricade.(…) »   p.221

« (…)—Et ils crachaient quand ils entendaient des mots comme République ou Syndicat, tristes ballots… J’ai vu un prêtre avec un fusil, il croyait qu’il défendait sa foi, et dans un autre quartier, un aveugle. Il avait un bandeau neuf sur les yeux. Et sur le bandeau, on avait écrit à l’encre violette: « Vive le Christ-Roi ». Je crois bien qu’il se croyait volontaire aussi, celui-là…—ll était aveugle ! (…) »   p.61

« (…)—Vous connaissez Barcelone, dit Ximénès; sur certaines églises, l’écriteau ne porte pas, comme de coutume : Contrôlé par le peuple, mais : Propriété de la vengeance du peuple. Seulement… Sur la place de Catalogne, le premier jour, les morts sont restés assez longtemps; deux heures après la cessation du feu, les pigeons de la place sont revenus,—sur les trottoirs et sur les morts… La haine des hommes aussi s’use…(…)  p.213

2.3.2.  Influence de la littérature espagnole

La réminiscence du passage des soldats dans le palais, un fil de fer« inexplicable » donne lieu à une histoire secondaire, dont le Cid Campéador qui serait passé dans ce lieu est le héros. Ce qui est inexplicable pour l’homme ne l’est donc pas pour la littérature.

« (…) La victoire était dans l’air. Sur la place de Brihuega, devant le poste de commandement (tous les officiers responsables devaient passer là dans la matinée), Garcia et Magnin écoutaient un vieil olibrius en lavallière, pas rasé depuis des jours, et de toute évidence surgi d’une cave.—Quand on s’est décidé à nous foutre à la porte, on a tout arrangé; mais ils ont laissé les fils de fer auxquels nous pendions nos culottes. Et     les guides ne savaient pas du tout comment expliquer les fils de fer. Sauf un. un vieux copain; un artiste, celui-là… Il fit le geste de peigner de longs cheveux:« Il faisait de l’aquarelle, et des vers, et tout: un artiste. Et alors, lui, il leur disait, aux touristes de l’Alcazar de Tolède: « Mesdames et Messieurs, le Cid Campéador il avait beaucoup à faire, naturellement, quand il avait fini tous ses travaux, les ordres et les écrits et les expéditions, il venait dans cette salle. Tout seul. Et alors, voyez-vous, pour se reposer, qu’est-ce qu’il faisait ? Il se pendait au fil de fer, et hop ! il se balançait.—Ce camarade était guide au palais de Guadalajara, dit Garcia à Manuel et à Ximénès; et, autrefois, à Tolède. C’était un vieil homme à favoris en pattes de lapin, avec le visage et le geste des acteurs de vocation, de ceux qui ne peuvent vivre que dans la fiction:« Moi aussi j’aimais tout ça, les choses originales, avant d’avoir perdu ma première femme… J’ai parcouru le monde, jétais avec un cirque. Chaque fois qu’il y avait quelque chose à voir, j’y courais. Mais, ici, toute cette histoire…(…) » p. 578-579

2.4. La notion d’« illusion lyrique »
 2.4.1.  Le lyrisme

Du moins là où Malraux se heurte aux limites de l’exprimable, c.a.d. les limites de ce que l’homme est capable d’exprimer, « L’Espoir » se soustrait à la colonisation d’une ratio consensuelle, en faisant triompher l’utopique : l’« illusion lyrique ». Dans cette réalité, la peinture n’est pas un ornement, c’est un monde existant en soi et où naissent la vie, la dynamique, les tensions, les énergies, les rapports : « L’Espoir ». Une lecture purement visuelle de cette peinture nouvelle devient impossible, car pour

2.4.2.  Le romanesque

Pour qu’elle devienne « possible », Malraux encadre l’espérance illusoire des combattants révolutionnaires par des notions « romantiques ». En fait, une véritable fascination pour le romanesque, pour tout ce qui est par définition métaphorique, se dégage du récit.

« (…) Toutes les cinq minutes, ils étaient arrêtés par le contrôle. Les miliciens, dont beaucoup ne savaient pas lire, tapaient sur l’épaule des occupants de la voiture dès qu’ils reconnaissaient Ramos, et à peine avaient-ils entendu celui-ci gueuler: « Ne fumez pas! » que, voyant la voiture chargée de paquets, ils commençaient à trépigner de joie: la dynamite était la vieille arme romanesque des Asturies.(…) »  p.21

« (…) Schreiner repartait, les yeux dans le vide. Les pilotes s’écartaient de lui comme d’une agonie d’enfant, comme de toutes les catastrophes auprès desquelles les mots humains sont misérables. La guerre unissait les mercenaires aux volontaires dans le romanesque; mais l’aviation les unissait comme les femmes sont unies dans la matemité. Leclerc et Séruzier avaient cessé de raconter des histoires. Chacun savait qu’il venait d’assister à ce qui serait un jour son proche destin. Et aucun regard n’osait rencontrer celui de l’Allemand—-qui les fuyait tous.(…) »  p.90

« (…) Et l’air de dire: avec ces abrutis, sait-on jamais ? Et aussi d’un œil rigoleur, l’air de trouver tout ça très drôle. Manuel n’était pas sans sympathie pour la tristesse de Hernandez, mais cette ironie indifférente et supérieure le crispait. Et, depuis la chute qu’il avait faite avec Ramos, la dynamite lui semblait une arme romanesque, et par là suspecte. Les bruits de la guerre, un instant, s’arrêtèrent: dans le silence, on entendit régulièrement des coups à la fois métalliques et sourds, qui semblaient venir du plancher et des murs. (…) »  p.260

Dans la présentation manichéenne des idées romantiques au sujet de la guerre civile, on devine le mensonge qui lie les hommes qui se soutiennent les uns les autres. Les traces des hommes prennent des proportions irréelles dans des situations de « mise en scène ». Sur un fond presque surréaliste, omniprésente et décrite sur un ton ludique, la peur mutuelle devant la mort prend encore plus d’ampleur.

« (…) Derrière les tranchées allemandes de la brigade intemationale, monte la lueur des premiers grands incendies de Madrid. Les volontaires ne voient pas les avions; mais le silence noctume, qui n’est plus celui de la campagne, l’étrange silence de la guerre, tremble comme un train qui change de rails. Les Allemands sont tous ensemble, ceux qu’on a exilés parce qu’ils étaient marxistes, ceux qu’on a exilés parce qu’ils étaient romanesques et se croyaient révolutionnaires, ceux qu’on a exilés parce qu’ils étaient juifs; et ceux qui n’étaient pas révolutionnaires, qui le sont devenus, et sont là. Depuis la charge du Parc de l’Ouest, ils repoussent deux attaques par jour: les fascistes essaient en vain d’enfoncer la ligne de la Cité Universitaire.(…) »  p.410

2.4.3.  Notion romantique

On attribue souvent au terme « romantisme » un sens qui dépasse tout ce qui est saisissable historiquement, et qui s’oppose aux valeurs classiques. Malraux traite le romantisme comme un masque de la réalité ou comme un signe de l’individualisme, ce qui est contradictoire avec l’action politique, laquelle nécessite un rassemblement des individus.

(…)—Salauds à dix francs par jour ! » répond Maringaud, qui se jette à quatre pattes : même au fond de l’appartement, les balles arrivent à hauteur de la tête. Il a eu autrefois le romantisme de la Légion. Les réfractaires, les durs. Elle est sous lui, la Légion espagnole, venue défendre elle ne sait quoi, saoule de vanité guerrière. Le mois précédent, au Parc de l’Ouest, Maringaud a attaqué à la baïonnette. A quand le Tercio ? Cette meute dressée au sang servile à elle ne sait quoi, lui fait horreur. Les Internationaux aussi sont une Légion, et ce qu’ils haïssent le plus, c’est l’autre.(…) p.485 

(…) Depuis le lance-flammes de l’Alcazar, le Négus s’est réfugié dans ce combat souterrain qu’il aime, où presque tout combattant est condamné, où il sait qu’il mourra, et qui garde quelque chose d’individuel et de romantique. Quand le Négus ne se tire pas de ses problèmes, il se réfugie toujours dans la violence ou dans le sacrifice; les deux à la fois, c’est mieux encore.(…) p.489 

(…) La première civière débouchait en face de Magnin. Quatre paysans la portaient, chacun un brancard sur l’épaule, suivis aussitôt de quatre camarades. C’était le bombardier. ll ne semblait pas avoir la jambe cassée, mais des années de tuberculose. La face s’était durement creusée, donnant aux yeux toute leur intensité, et changeant en masque romantique cette tête à petites moustaches de fantassin trapu. Celle de Mireaux, qui suivait, n’avait pas moins changé, mais autrement: là, la douleur était allée chercher l’enfance. (…) p.554 

2.4.4. Connotations cinématographiques et théâtrales 

2.4.4.1.   « Comme au cinéma »

Le cinéma et le théâtre remplissent la tâche de décrire l’irréalité d’une situation concrète. Une situation se déroule « comme au cinéma » et « comme au théâtre » quand les moyens de l’homme au vu de la violence ne servent plus à grand chose. 

(…) Puig voyait les canonniers que leurs pare-balles ne protégeaient plus, grossir comme au cinéma. Une mitrailleuse fasciste tirait et grossissait. Quatre trous ronds dans le triplex. Penché en avant, exaspéré par ses jambes courtes, Puig écrasa l’accélérateuì comme s’il eût voulu enfoncer le plancher de l’auto pour atteindre ses copains de l’autre côté des canons. Deux trous de plus dans le triplex givré. Une crampe au pied gauche, les mains crispées sur le volant, des canons de mousquetons qui se jettent sur le parebrise, le fracas du fusil-mitrailleur dans les oreilles, les maisons et les arbres qui basculent,—le vol des pigeons juste en train de changer de couleur en même temps que de direction,—la voix du Négus qui crie...(…) p.35 

2.4.4.2.   « Comme au théâtre »

(…)—L’équipage ! appela Magnin. Décidé à rester le plus important, Leclerc passa le premier. Le silence demeura suspendu, rempli par l’embrayage du camion et le bruit du moteur qui décrut jusqu’à se confondre avec celui du vent. Magnin était resté dans l’encadrement de la porte. Quand il se retourna, un fatras de verres, d’interjections, d’éternuements, d’assiettes monta comme, au théâtre, la salle se détend à la fin d’un acte. Magnin vint à la table, et sembla couper cette détente avec le couteau dont il frappa un verre pour commander l’attention : -Camarades, dit-il sur le ton de la conversation, vous regardiez cette porte. A quinze kilomètres d’ici, il y a les Maures. A deux kilomètres de Madrid.  Deux,(…) p. 350 

(…) Garcia connaissait, pour l’avoir vu, le geste terrifiant par quoi une mère protège ce qui reste de son enfant. Combien de gestes semblables aujourd’hui ? Trois obus éloignés éclatèrent sourdement comme les trois coups du théâtre ; la porte s’ouvrit, les correspondants entrèrent. Sur une table basse, des fleurs artificielles en verre, pas encore cassées, vibraient à chaque détonation. Comme les vitres étaient en morceaux, l’odeur de la ville en feu entrait avec la fumée par les deux fenêtres (…) p. 442-443.

2.4.4.3.  Ralenti de cinéma

Le « ralenti de cinéma » se traduit dans la sphère psychologique par l’importance accordée à un moment terrible. Chaque phase du mouvement correspond à une pensée ou une réflexion. Dans l’étirement, l’action en cours rend la violence presque surréaliste.

(…) La lance enflammée tomba en sonnant sur la dalle, lançant toutes les ombres au plafond: le fasciste chancela au-dessus de la lumière qui venait de la lance à terre, son visage éclairé en dessous,- un officier assez âgé – en plein dans la phosphorescente clarté de l’essence. Il glissa enfin le long du Négus, avec un ralenti de cinéma, la tête dans le jet de flammes, qui bouillonna et la rejeta comme un coup de pied.(…) p.156-157

2.4.4.4.  Visage de cinéma

Au cours du récit et donc au cours de la guerre civile, les visages commencent à ressembler à des visages de cinéma appartenant à différents genres des films. C’est comme si Malraux essayait de garder un lien avec la multiplicité des cultures à travers ces références métaphoriques.

(…) – Je dis: tout. Ce qu’on ne pourrait pas supporter, ce serait d’être sûr, quand on vous gifle ou qu’on vous assomme, qu’après on vous tuera. Et qu’il n’y aura rien autre. La passion tendait son visage de cinéma, qui venait de reprendre, dans l’éclairage tour à tour fauve et violet de la fournaise invisible, une véritable beauté. (…) p.266-267

(…) Magnin alla à la fenêtre : encore en civils, mais chaussés de chaussures militaires, avec leurs faces têtues de communistes ou leurs cheveux d’intellectuels, vieux Polonais à moustaches nietzschéennes et jeunes à gueules de films soviétiques, Allemands au crâne rasé, Algériens, Italiens qui avaient l’air d’Espagnols égarés parmi les internationaux, Anglais plus pittoresques que tous les autres, Français qui ressemblaient à Maurice Thorez ou à Maurice Chevalier, tous raidis, non de l’application des adolescents de Madrid, mais du souvenir de l’armée ou de celui de la guerre qu’ils avaient faite les uns contre les autres, les hommes des brigades martelaient la rue étroite, sonore comme un couloir. (…) p. 325

2.4.4.5.  Lumière de studio, lumière de théâtre

Mis à part l’allusion à la réalisation cinématographique de L’Espoir que l’on pourrait voir dans ce passage, Malraux montre à quel point même la lumière bélectrique lors d’une guerre civile, la guerre entre frères, peut paraître mystique.

(…) Sous une lumière de studio, des décombres d’Asie, un arc, des magasins grattés par les balles, fermés et abandonnés, et, sur tout un côté, des chaises de fer de bistrot, éparses, enchevêtrées ou isolées. Au-dessus des maisons, une énorme publicité de vermouth, hérissée de Z; sur les côtés obscurs, faiblement éclairées, les chambres des observateurs. De face, les projecteurs enfonçaient leur lumière de théâtre dans toutes les ruelles montantes; et au bout des ruelles, en pleine lumière aussi, mieux éclairé pour la mort qu’il ne l’avait été pour les touristes, bizarrement plat sur le fond du ciel nocturne, l’Alcazar fumait.(…) p.221-222

 

2.4.4.6.  Film de gangster

 Malraux décrit l’action des Internationaux comme si il s’agissait de décrire un hold-up dans un film policier, ce qui souligne d’autant plus le caractère illusoire de leur action.

(…) Derrière lui, dans un hurlement haletant de trompes et de klaxons, deux Cadillac arrivaient avec les zigzags balayés des films de gangsters. La première, conduite par le chauve aux petites moustaches, dévala dans le feu convergent des fusils et de la mitrailleuse, sous les obus qui passaient trop haut. Fonçant entre les deux canons, elle rejeta les soldats comme un chasse-neige, et alla s’écraser sur le mur à côté du porche du canon de 37, qu’elle visait sans doute. Des débris noirs au milieu des taches de sang-une mouche écrasée sur un mur…(…) p.34
2.4.4.7.   Situation théâtrale
Malraux traite le sujet de l’action révolutionnaire et son atmosphère, sans pour autant le vernir. Il montre la rudesse, l’austérité de cette action en faisant découvrir au récepteur une réalité nouvelle, une juxtaposition de l’histoire du présent, du passé et de l’avenir.
(…) – Procédons par ordre… Un : pour ne pas refuser; il a été officier par décision paternelle, il est républicain depuis des années par libéralisme, et passablement intellectuel… Deux : notez qu’il est officier de carrière (il n’est pas le seul ici); quoi qu’il pense, politiquement, des gens d’en face, ça joue son rôle. Trois : nous sommes à Tolède. Vous savez bien qu’il y a pas mal de théâtre au début de toute révolution; en ce moment, ici, l’Espagne est une colonie mexicaine.(…) p.241
2.4.4.8.  Scène d’amour
Malraux confère à l’amour et aux femmes, sujets qui occupe d’ailleurs un rôle mineur dans L’Espoir, une réalité théâtrale et cinématographique.
(…) Pol, installé sur l’autre aile, et qui se tenait, lui, de la main droite à la poignée de la portière, tendit la main gauche, à quoi le paysan s’agrippa; le chauffeur était presque toujours obligé de conduire à demi dressé, car les deux mains se rejoignaient devant le pare-brise. Le médecin et Attignies ne pouvaient en détacher leurs yeux. Le médecin, devant les scènes d’amour du théâtre et du cinéma, se sentait toujours indiscret. Et ici aussi: cet ouvrier étranger qui allait de nouveau combattre, tenant le poignet du vieux paysan d’Andalousie devant le peuple en fuite, le troublait; il s’efforçait de ne pas les regarder. Et pourtant la part la plus profonde de lui-même demeurait liée à ces mains.­ la même part qui les avait fait s’arrêter tout à l’heure, celle qui reconnaît sous leurs expressions les plus dérisoires la maternité, l’enfance ou la mort.(…) p.512-5133.

3. DISCOURS

La technique de la reproduction autobiographique est une convention si forte qu’on n’en imagine souvent point d’autre. Elle est considérée comme l’unique, la vraie, la seule, concordant avec la réalité. Mais dans L’Espoir, la réalité est discutée, commentée, les héros l’adoptent, la rejettent, y reviennent, la répètent.
3.1. Discours inspiré de l’art
3.1.1.  Narration
Dans le monde manichéen de Malraux, l’homme foudroyé, réduit à un être inhumain, cherche, poussé par sa souffrance, un sens infini et universel à la mort. Seule une sorte de déconstruction d’ordre empirique transcendée par les arts sépare l’homme de la mort.(…)
(…) Mais la poésie et la musique valent pour la vie et la mort… Il faudrait relire Numance. Vous souvenez-vous ? La Guerre avance à travers la ville assiégée sans doute avec ce bruit étouffé de pas qui courent. Il se leva, chercha l’édition des œuvres complètes de Cervantès, ne la trouva pas. – Tout est sens dessus dessous avec cette guerre ! Il tira de sa bibliothèque un autre livre, et lut à haute voix trois vers du sonnet de Quevedo: Que pretende el temor desacordado / De la que a rescatar piadosa viene / Espiritu en meser as anudado ? L’index qui suivait les vers faisait reparaître le professeur; assis, l’épaule de nouveau calée, vieil oiseau réfugié à la fois dans cette chambre fermée, dans ce fauteuil et dans la poésie, il lisait avec lenteur, avec un sens du rythme d’autant plus saisissant que la voix était sans timbre, aussi vieille que son sourire. Le bruit assourdi des pas en fuite dans la rue, les détonations lointaines, tous les bruits de la nuit et du jour que Scali sentait encore collés à lui, semblaient tourner comme des animaux inquiets autour de cette voix engagée déjà dans la mort.. « Bien entendu, je puis être tué par les Arabes. Et Je puis être tué aussi par les vôtres, plus tard. C’est sans importance. Est-ce une chose si difficile, monsieur Scali, que d’attendre la mort (qui ne viendra peut-être pas !) en buvant tranquillement et en lisant des vers admirables ? Il y a un sentiment très profond à l’égard de la mort, que nul n’a plus exprimé depuis la Renaissance…« Et pourtant j’avais peur de la mort quand j’étais jeune», dit-il un peu plus bas, comme une parenthèse. – Quel sentiment ? – La curiosité…Il posa Quevedo sur un rayon. Scali n’avait pas envie de s’en aller. – Vous n’avez pas de curiosité à l’égard de la mort ? demanda le vieillard. Toute opinion décisive sur la mort est si bête…(…) p.374-376
Pour faire face à la crise des valeurs humaines au moment de l’apparition du fascisme en Europe, Malraux semble vouloir, en faisant référence à Cervantès, esquisser un sens à l’absurde à travers la narration.
(…) Naguère, au-dessus du tombeau de Cervantès, un anarchiste, du tison de la torche dont il voulait incendier la chapelle, avait tracé une grande flèche, en direction du crucifix laissé intact, et écrit: « Cervantès, il t’a sové. »-Tu es d’accord ? demanda Manuel. – Ces sculptures-là, l’homme qui les a faites, il aimait ce qu’il faisait. Moi, ici, j’ai toujours été contre ce qui est destruction. Les curés, bien sûr, je suis pas d’accord; les églises, j’ai rien contre. Moi j’ai mon idée, je trouve qu’on devrait en faire des théâtres: c’est riche, on entend bien... » (…) p.575
C’est à l’acte de narration que Malraux, « homme d’action », attribue le rôle d’instrument pouvant servir à une évolution personnelle et en définitive au changement historique.
(… ) – J’ai beaucoup pensé à la mort, dit Scali, la main dans ses cheveux frisés; depuis que je me bats, je n’y pense plus jamais. Elle a perdu pour moi toute… réalité métaphysique, si vous voulez. Voyez-vous, mon avion est tombé une fois. Entre l’instant où l’avant a touché le sol, et l’instant où j’ai été blessé, très légèrement,-pendant le craquement, je ne pensais à rien, j’étais frénétiquement à l’affût, un affût vivant: comment sauter, où sauter? Je pense maintenant que c’est toujours comme ça; un duel: la mort gagne ou perd. Bien. Le reste, ce sont des rapports entre les idées. La mort n’est pas une chose si sérieuse: la douleur, oui. L’art est peu de chose en face de la douleur, et, malheureusement, aucun tableau ne tient en face de taches de sang.-Ne vous y fiez pas, ne vous y fiez pas ! Au siège de Saragosse par les Français, les grenadiers avaient fait leurs tentes avec les toiles de maître des couvents. Après une sortie, les lanciers polonais, à genoux, récitèrent leurs prières parmi les blessés, devant les vierges de Murillo qui fermaient les tentes triangulaires. C’était la religion, mais aussi l’art, car ils ne priaient pas devant les vierges populaires. Ah ! monsieur Scali, vous avez une grande habitude de l’art, et pas encore une assez grande habitude de la douleur… Et vous verrez plus tard, car vous êtes encore jeune: la douleur devient moins émouvante, quand on est assuré qu’on ne la changera plus... (…) p.376
3.1.2.  Contrastes : Style
La critique à travers l’art peut prendre deux différentes directions. Elle peut se tourner vers la société et devenir un moyen pour commenter et critiquer les aspects sociaux et politiques du contexte dans lequel l’art a été produit. Elle peut, d’autre part, se diriger vers elle-même et s’engager dans une critique de ses propres procès et histoires. Dans le meilleur des temps les deux directions coïncident et s’expriment dans un art radical dans le sens le plus large du terme.
(…) A trois cents mètres ils furent arrêtés par le premier poste de contrôle.­ Documentation. La documentation, c’était la carte syndicale. Manuel ne portait guère sur lui sa carte du parti communiste. Comme il travaillait aux studios de cinéma (il était ingénieur de son), un vague style montparnassien lui donnait l’illusion d’échapper ves­ timentairement à la bourgeoisie. Seuls, dans ce visage très brun, régulier et un peu lourd, les sourcils épais pouvaient prétendre à quelque prolétariat. A peine d’ailleurs les miliciens lui avaient-ils jeté un coup d’œil qu’ils reconnurent la tête hilare et frisée de Ramas. L’auto repartit parmi les tapes sur l’épaule, les poings levés et les salud: la nuit n’était que fraternité. (…) p.19-20
(…) – C’était bien. Car s’ils étaient arrivés ici avec le canon, tout aurait peut-être changé. -Vous avez eu de la chance en traversant la place Le colonel, qui aimait sauvagement l’Espagne, était reconnaissant à l’anarchiste, non de son compliment, mais de montrer ce style dont tant d’Espagnols sont capables et de lui répondre comme l’eût fait un capitaine de Charles Quint. Car il était clair que par chance », il entendait « courage ». – J’ai eu peur, disait Puig, de ne pas arriver jusqu’au canon. Vivant ou mort, mais jusqu’au canon. Et vous, qu’est-ce que vous pensiez ? (…) p.39
La représentation directe de la réalité dans !’oeuvre n’est pas au centre des préoccupations de Malraux. En revanche, une relation entre le lecteur et le modèle (du récit) est établie à travers les références artistiques, incitant ainsi le lecteur à réfléchir sur la relation fonctionnelle et relationnelle entre la réalité et le modèle.
Reconnaissant la valeur de l’image comme trace de l’action, Malraux fait sortir la procédure artistique vivante du cadre rigide de l’image.
(…) Un style naîtrait-il de ces murs dispersés, de ces hommes qui passeraient devant,-les mêmes que ceux qui passaient devant lui en cette seconde, secoués de cette kermesse de liberté ? Ils avaient en commun avec leurs peintres cette communion souterraine qui avait été, en effet, la chrétienté, et qui était la révolution; ils avaient choisi la même façon de vivre, et la même façon de mourir. Et pourtant…-C’est un projet dans la lune, ou quelque chose qui doit être organisé par toi, ou par l’Association des artistes révolutionnaires, ou par le ministère, ou par la Société des aigles et des hippopotames, ou quoi? demanda Shade.(…) p.60
Malraux semble trouver dans la subjectivité de l’art et de la musique des moyens puissants pour mettre la menace du fascisme dans une perspective historique fondamentalement différente de l’attitude laxiste et dominante face au mouvement fasciste, qui à l’époque était en train de s’accroître en Europe. La forme artistique forme un paravent derrière lequel Malraux se protège de son époque et de l’intolérance, par lequel, d’autre part, cette époque se garantit contre le phénomène inexplicable, existant au-delà des normes, qu’est la création.
(…) Ils passaient devant l’église. Elle avait été incendiée. Par le portail ouvert venait une odeur de cave et de feu refroidi. Le colonel entra. Manuel regardait la façade. C’était une de ces églises à la fois baroques et populaires d’Espagne auxquelles la pierre, employée à la place du stuc italien, donne un accent presque gothique. Les flammes avaient fait irruption de l’intérieur; d’énormes langues noires convulsées surmontaient chaque fenêtre et s’écrasaient au pied des plus hautes statues, calcinées sur le vide.
Manuel entra. Tout l’intérieur de l’église était noir; sous les fragments tordus des grilles, le sol défoncé n’était que décombres noirs de suie. Les statues intérieures en plâtre, décapées par le feu jusqu’à une blancheur de craie, faisaient de hautes taches pâles au pied des piliers charbonneux, et les gestes délirants des saints reflétaient la paix bleuâtre du soir du Tage qui entrait par le portail enfoncé. Manuel admirait, et se sentait de nouveau artiste: ces statues contournées trouvaient dans l’incendie éteint une grandeur barbare, comme si leur danse fût née ici des flammes, comme si ce style fût devenu soudain celui de l’incendie même.(…) p.205-2063.
1.2.1.  Contrastes architecturaux
Si l’homme est capable de partager les émotions d’autres hommes d’une époque lointaine à travers des oeuvres d’arts héritées, il faut admettre que les intérêts que l’on partage de cette façon sont vraiment humains. Malraux exploite cette thèse en opposant les intérêts de l’homme contemporain aux émotions qu’ont vécus les espagnols du temps des Maures ainsi qu’au XVlè siècle et qui continuent à survivre dans des oeuvres d’art anciennes.
(…) – Et se battre avec ça toutes les semaines contre des avions modernes, faut être patient !-Il y a une chose curieuse, dit Scali: aucun pays n’a, comme celui-ci, le don du style. On prend un paysan, un journaliste, un intellectuel; on lui donne une fonction, et il l’exerce bien ou mal, mais presque toujours avec un style à donner des leçons à l’Eu­ rope. Ce commandant n’a pas de style: quand un Espagnol perd le style, c’est qu’il a déjà tout perdu. – A !’Alhambra, cette nuit, dit Karlitch, j’ai vu une chose telle: une danseuse un peu à poil, elle passe sur la scène. Tout près. A toucher. Un milicien saoul, il court, il la caresse de tout son bras. Le public, il rigole. Le milicien, il se retourne, les yeux fermés, aussi la main fermée. Comme s’il avait pris la beauté de la femme quand il l’a caressée, et gardée dans sa main. Et il se retourne sur le public, et il lui jette la beauté. Avec mépris pour le public. Admirable. Seulement possible ici. (…) p.498
Même une référence artistique mentionnée en passant véhicule chez Malraux un message humanitaire. La mention de bâtiments conçus par Le Corbusier par exemple met encore une fois en évidence l’échelle humaine que Malraux essaie de mettre en avant dans le combat, car c’est bien cet architecte qui a inventé le« Modulor» par préoccupation d’une architecture à l’échelle humaine.
(…) Y a-t-il un style des révolutions ? Dans le soir, des miliciens qui ressemblent à la fois à ceux des révolutions mexicaines et à ceux de la Commune de Paris, passent derrière les bâtiments Le Corbusier du champ d’aviation. Tous les avions sont attachés. Magnin, Sembrano et son ami Vallado boivent de la bière tiède: depuis la guerre, il n’y a plus de glace au champ. -Ça ne va pas bien à l’aérodrome militaire, dit Sembrano.L’armée de la révolution est à faire du commencement à la fin… Sinon Franco, lui, fera de l’ordre à coups de cimetières. Comment crois-tu qu’ils ont fait, en Russie ?( … ) p.96- 97
Dans un passé séculaire révolu, un système rigide de relations, de contraintes, de pressions, de soumissions et de hiérarchies était appliqué dans l’art, d’une façon mécanique, des conventions formelles obligatoires, générales, comme des corsets rigides, emprisonnant l’organisme humain vivant. L’œuvre vivante fut entourée d’un cordon de conventions de styles de fantômes historiques. On créa des locaux­ panthéons spéciaux, des musées pour les pierres tombales ainsi préparées.
(…) – Comment ça va à la Sierra ? demanda celui-ci.-Passeront pas. Les miliciens arrivent tout le temps.-Parfaitement, dit Lopez pendant que l’officier continuait sa marche. Et il y aura un jour ce style sur toute l’Espagne, comme il y a eu les cathédrales sur l’Europe et comme il y a sur tout le Mexique le style des fresquistes révolutionnaires.-Oui. Mais seulement si tu prends l’engagement de me foutre la paix avec les cathédrales.(…) p.59
3.1.3.  Contrastes : Art

La rupture du peuple avec l’église, signifiée par la discussion de la destruction d’oeuvres d’art met entre parenthèses l’image de« l’espoir». L’hésitation quant à destruction des cathédrales à cause des tortures, reflète la volonté du peuple de purifier l’atmosphère des falsifications, des mythes, mais aussi son dilemme idéologique, le manque d’alternatives, les querelles vaines entre tendances et soi­ disant solutions.

(…) – Le clergé, écoutez: d’abord je n’aime pas les gens qui parlent et qui ne font rien. Je suis de l’autre race. Mais je suis aussi de la même, et c’est avec caque je les déteste. On n’enseigne pas aux pauvres, on n’enseigne pas aux ouvriers à accepter la répression des Asturies. Et qu’ils le fassent au nom… au nom de l’amour, quoi ! c’est le plus dégoûtant. Des copains disent: tas d’idiots, vous feriez mieux de brûler les banques !Moi, je dis: Non. Qu’un bourgeois fasse ce qu’ils font, c’est régulier. Eux, les prêtres, non. Des églises où on a approuvé les trente mille arrestations, les tortures et le reste, qu’elles brûlent, c’est bien. Sauf pour les œuvres d’art, faut garder pour le peuple: la cathédrale ne brûle pas.(…) p.42-431121

3.1.3.1.  Le Greco  vs  Picasso

Malraux adopte la distance d’un historien par rapport aux événements et auxcomportements de l’homme pour mieux cerner les événements et le comportement de l’homme pendant une époque encore non-révolue (la guerre civile). C’est là que l’art et la musique interviennent, car pour instaurer cette distance, Malraux emprunte leur capacité de refléter une période non révolue comme si elle était déjà révolue. La peinture cubiste de Picasse, fragmentée avec ses profils interminables, ses coupes, ses plans éloignés et proches, est mise en parallèle à celle de Greco, au style novateur hors de tout schéma et école.

(…) Alvear sourit de ses paupières épaisses et de ses joues tombantes, et montra la bouteille du lorgnon qu’il tenait à la main: -J’ai acheté la fine. »Il avait le même nez courbe et mince, le même visage bosselé que Jaime; et les mêmes orbites, en cet instant où l’ombre faisait sous son front de grandes lunettes noires.« Vous voulez dire, reprit-il, que la menace devrait me séparer de…11 montra les murs chargés de livres.« Et pourquoi? Pourquoi? C’est étrange: j’ai vécu quarante ans dans l’art et pour l’art, et, vous, un artiste, vous vous étonnez que je continue… « Ecoutez bien, monsieur Scali: j’ai dirigé pendant des années une galerie de tableaux. J’ai introduit ici le baroque mexicain, Georges de La Tour, les Français modernes, la sculpture de Lapez, les primitifs… Une cliente arrivait, regardait un Greco, un Picasso, un primitif aragonais: « Combien? » C’était généralement une aristocrate, avec son Hispano, ses diamants et son avarice. « Pardon, madame, pourquoi voulez-vous acheter ce tableau ? » Presque toujours elle répondait: « Je ne sais pas. -Alors, madame, rentrez chez vous.Réfléchissez. Quand vous saurez pourquoi, vous reviendrez. »Entre tous les hommesque Scali rencontrait ou avec lesquels il vivait depuis la guerre, Garcia seul avait l’habitude d’une discipline de l’esprit. Et Scali se sentait d’autant plus volontiers repris par la relation intellectuelle qui s’établissait entre le vieillard et lui, que sa journée avait été plus brutale, et que, s’étant senti chef faible, l’univers où il trouvait sa valeur l’attirait.­ Elles revenaient ? demanda-t-il.-Elles se mettaient à savoir pourquoi tout de suite: « Je veux ce tableau parce qu’il me plaît, parce que je trouve ça bien, parce que mon amieen a un. » On savait que les plus beaux Greco étaient chez moi.-Quand acceptiez-vous? Alvear leva un doigt noueux, aux poils frisés.-Quand elles me répondaient: « Parce que j’en ai besoin. » Alors, quand elles étaient riches, je le leur vendais,-fort cher; quand il ou elle était pauvre, eh ! il m’arrivait de le lui donner sans bénéfice. (…) p. 372- 373

3.1.3.2.  Goya

La situation de la guerre civile en cours est perçue dans le cadre d’une évolution culturelle et historique où les oeuvres anciennes et les oeuvres contemporaines prennent une place équitable. La guerre civile devient sous la plume de Malraux une époque où les oeuvres des maîtres anciens sont cultivées tout naturellement par les contemporains révolutionnaires.

Goya, peintre espagnol de la période romantique et représentateur des sujets de violence et notamment de la guerre, s’exprimait de façon que l’aspect métaphysique s’accentue.

(…) – Hernandez, penser à ce qui devrait être, au lieu de penser à ce qu’on peut faire,même si ce qu’on peut faire est moche, c’est un poison. Sans remède, comme dit Goya. Cette partie-là est perdue d’avance pour chaque homme. C’est une partie désespérée, mon bon ami. Le perfectionnement moral, la noblesse sont des problèmes individuels où la révolution est loin d’être engagée directement. Le seul pont entre les deux, pour vous, -hélas- c’est l’idée de votre sacrifice.-Vous connaissez Virgile: Ni avec toi, ni sans toi… Maintenant, je n’en sortirai…Le grondement du 155, le bourdonnement pointu de l’obus, l’explosion et le bruit presque cristallin des tuiles et des gravats qui retombent-L’abbé a échoué, dit Garcia. (…) p.250-251

(…) Comme presque tous les hôtels réquisitionnés, comme l’hôtel d’Albe, celui où Lopez allait, était abondamment orné d’animaux empaillés. Beaucoup d’aristocrates espagnols aimaient plus leurs chasses que leurs tableaux; et, s’ils conservaient leurs Goya, ils leur mêlaient volontiers leurs trophées. L’inventaire des maisons des grandes familles en fuite- seules celles dont les propriétaires avaient fui étaient réquisitionnées- comprenaient souvent une dizaine de toiles de maîtres (quand elles n’avaient pas été emportées à l’étranger la semaine qui précéda le soulèvement) et un nombre inattendu de défenses d’éléphant, cornes de rhinocéros, ours empaillés et animaux divers.Quand Lapez entra dans les jardins de l’hôtel, salué par une bombe à cent mètres, un milicien vint à sa rencontre.-Alors, tortue, gueula Lopez en lui tapant sur l’épaule, mes Greco, bon Dieu ? – Quoi ? Les tableaux ? On n’avait pas de moyen de transport: c’est assez gros depuis que tes types les ont emballés comme si c’était des œufs. Mais ton camion est passé.(…) p.438-439

L’art, dans ce qui dans L’Espoir est représenté et conçu comme un embrayage, un lieu d’échange, où la présentation « objective » de l’auteur et l’identification passive du lecteur peuvent être écartées. Prendre le point de départ dans le vécu, signifie pour Malraux paraphraser la réalité de sorte qu’elle puisse inciter à la réflexion: l’action.

(…) Deux autobus chargés de miliciens, hérissés de fusils, partaient pour Tolède. Là, la rébellion n’était pas terminée.-Nous donnons les murs aux peintres, mon vieux, les murs nus: allez hop ! dessinez, peignez. Ceux qui vont passer là devant ont besoin que vous leur parliez. On ne peut pas faire un art qui parle aux masses quand on n’a rien à leur dire, mais nous luttons ensemble, nous voulons faire une autre vie ensemble, et nous avons tout à nous dire. Les cathédrales luttaient pour tous avec tous contre le démon, – qui d’ailleurs a la gueule de Franco. Nous…-Les cathédrales me font suer. Il y a plus de fraternité ici, dans la rue, que dans n’importe quelle cathédrale, de l’autre côté. Continue -L’art n’est pas un problème de sujets. Il n’y a pas de grand art révolutionnaire pourquoi? Parce qu’on discute tout le temps de directives au lieu de parler de fonction. Donc il faut dire aux artistes: vousus avez besoin de parler aux combattants ? (à quelque chose de précis, pas à une abstraction comme les masses).Non? Bon, faites autre chose. Qui? Alors, voilà le mur. Le mur, mon vieux, et puis c’est tout. Deux mille types vont passer devant chaque jour. Vous les connaissez. Vous voulez leur parler. Maintenant arrangez-vous. Vous avez la liberté et le besoin de vous en servir. Ça va.-Nous ne créerons pas des chefs-d’œuvre, ça ne se fait pas sur commande, mais nous créerons un style. Les palais espagnols des banques et des compagnies d’assurances, là-haut, dans l’ombre, et, un peu plus bas toute la pompe coloniale des ministères, appareillaient dans le temps et dans la nuit, avec les corbillards extravagants, les lustres des clubs, les girandoles et les étendards des galères pendus dans la cour du ministère de la Marine, immobiles par cette nuit sans air. Un vieillard quittait le café; il avait écouté au passage, et posa sa main sur l’épaule de Lapez. -Je ferai un tableau avec un vieux qui s’en va et un type qui se lave. L’idiot qui se lave, sportif, crétin, agité, c’est un fasciste …Lopez leva la tête: celui qui parlait était un bon peintre espagnol. Il pensait manifestement: ou un communiste. « … un fasciste, donc. Et le vieux qui s’en va, c’est la vieille Espagne. Mon cher Lapez, je vous salue. » Il partit, boitillant, dans l’acclamation immense qui emplissait la nuit: les gardes d’assaut qui avaient battu les rebelles d’Alcala rentraient à Madrid. Des tables, des trottoirs, tous les poings dressés montèrent dans la nuit. Les gardes passaient, poing levé eux aussi. Il n’est pas possible, reprit Lopez déchaîné, que, de gens qui ont besoin de parler et de gens qui ont besoin d’entendre, ne naisse pas un style. Qu’on les laisse tranquilles, qu’on leur foute des aérographes et des pistolets à couleur et toute la technique moderne et plus tard la céramique, attends un peu !

Ce qu’il y a de bien dans ton projet, dit Shade, pensif et tirant les bouts de sa cravate papillon, c’est que tu es un idiot. Je n’aime que les idiots. Ce qu’on appelait autrefois l’innocence. Tous les gens ont de trop grosses têtes, ils ne savent rien faire avec. Tous ces types sont des idiots comme nous…(…) p.56-58

3.2.  Discours inspiré de la musique

3.2.1.  Musique

Ce type de récit est censé mettre en question les réflexions stéréotypées tant chez le récepteur que chez l’émetteur, afin de permettre une intervention dans le cours de l’histoire, une réflexion active en quelque sorte. Malraux procède en dévoilant les facteurs psychiques qui lient historiquement les hommes du présent aux hommes du passé et qui empêchent les futures possibilités d’évolution.
L’Espagne du XVlème siècle, l’Espagne de l’orgue, s’oppose à la musique d’opéra de Verdi. L’orgue, instrument de musique préféré par l’église espagnole, qui pendant la guerre civile soutint les fascistes est aussi mise en parallèle à L’Africaine, opéra de Meyerbeer qui dure six heures et dont la création a été constamment interrompue par des modifications. Les transformations perpétuelles de cet opéra correspondent à la transformation constante que subissent les Internationaux dans la guerre civile.

(…) – Je suis un Espagnol du XVlème siècle, dit Manuel avec son sourire sérieux et descendant-Mais, dites-moi, vous n’êtes pas un musicien professionnel. Où diable avez-vous appris l’orgue ?-C’est le résultat d’un chantage. L’abbé chargé de m’enseigner le latin le faisait une heure sur deux la seconde était pour mon plaisir. Au début, mon plaisir fut d’ailleurs remplacé par le sien: il mettait une aiguille d’ivoire, grand luxe pour l’époque, à un phono de marché aux puces au pavillon en volubilis, et jouait du Verdi:, J’ai su /’Africaine par cœur. Ensuite j’ai exigé des leçons de tactique (de tactique, mon colonel !). Il m’a fait observer que ce n’était ni de ses connaissances ni de son caractère; mais il a apporté une boîte à chaussures pleine de soldats découpés… Sur des civières et dans des couvertures passaient des soldats de chair vivante ou morte.­ Puis les disques de Palestrina ont paru. Dans l’espoir perfide de se délivrer de la tactique, il les a fait passer sous l’aiguille d’ivoire et le pavillon en volubilis. Plein succès: j’ai abandonné la tactique, et exigé l’orgue. J’étais bon pianiste.(…) p.577

Toutefois, l’assemblage de notions aussi paradoxales que la tactique de guerre et la musique polyphonique de Palestrina peut paraître facile et de ce fait inconcevable. Mais la distance réflective de la musique empêche Malraux de faire un récit fidèle de cette guerre. La musique d’opéra de Verdi, de Meyerbeer ou les messes de Palestrina apparaîssent dans L’Espoir comme une analogie structurale à la réalité qui, régie par une réalité réinventée, ne l’imite pas.

(…) Il parlait sans emphase, peut-être avec un vague sourire. Scali entendit le bruit des volets refermés. Un instant, la pièce fut complètement noire; enfin, Alvear trouva le commutateur et ralluma. -Car ils ont besoin de notre univers pour la défaite, dit le vieillard, et ils en auront besoin pour la joie… Il regardait Scali qui venait de s’asseoir sur le divan. « Ce ne sont pas les dieux qui ont fait la musique, monsieur Scali, c’est la musique qui a fait les dieux… » -Mais peut-être est-ce ce qui se passe dehors qui a fait la musique…-L’âge du fondamental recommence… dit Alvear de nouveau. (…) p. 381

4.  ARTS MUSICAUX

Dans L’Espoir la musique est conçue comme une sorte de disnarration qui fait abstraction du contenu narratif du récit. Parmi les formes sonores l’on compte d’une part celles qui forment de grandes masses immobiles et d’autre part celles qui sont mobiles et agitées. Les moments dramatiques sont paraphrasés à travers une texture polyphonique où l’expression vocale s’oppose et complémente la musique instrumentale. C’est souvent la trame des images musicales qui relie les événements ou qui sert de transition pour les thèmes principaux.

4.1.  Musique instrumentale

4.1.1. Contrastes musicaux

Les événements « quotidiens » et les personnes de notre entourage ont quelque chose de naturel, d’habituel. L’art et la musique les rendent exceptionnels et visibles. C’est précisément dans le but de rendre extraordinaire le comportement de l’homme lors d’une guerre civile et plus particulièrement de l’homme face à la menace du fascisme, que Malraux semble emprunter à l’art et à la musique sa perception de la réalité.

Sur un fond de bruit d’eau s’oppose une romance interprétée par trois pianos, chacun joué par un seul doigt. La musique de trois pianos jouant des airs romantiques s’oppose aux Adieux de Beethoven, une sonate pour piano qui sort d’un phono. La sonate tenue en mi bémol majeur a d’ailleurs été intitulée par l’éditeur français « Les Adieux, l’absence et le retour», tandis que le titre allemand« Das Lebewohl » pourrait être traduit par« le départ ».

(…) Manuel n’entendait que le bruit des fontaines. Le dégel avait commencé; l’eau sous les chevaliers de pierre ou dans de simples angles, puis se dispersait dans tous lesruisseaux sur ces pavés pointus de la vieille Espagne, où elle dégringolait avec le bruit des petits torrents de montagne, entre les portraits jetés à la rue, les fragments de meubles les casseroles et les décombres. Aucun animal n’était resté; mais, dans cette solitude emplie de bruits d’eau, les miliciens qui, çà et là, passaient en silence d’une rue à l’autre, glissaient comme des chats. Et, à mesure que Manuel s’approchait du centre, un autre bruit se mêlait à celui de l’eau, cristallin comme lui accordé à lui comme un accompagnement: des notes de piano. Dans une maison toute proche dont la façade s’était effondrée dans la rue, toutes les pièces à ciel ouvert, un milicien jouait avec un doigt une romance. Manuel écouta avec soin: au-dessus du bruit de l’eau, il entendait trois pianos. Chacun était frappé d’un seul doigt. Pas question d’internationale: chaque doigt jouait une romance, lentement, comme s’il eût joué pour la tristesse infinie des pentes de camions démolis qui montait de Brihuega vers le ciel blafard. Manuel dit à Gartner qu’il était séparé de la musique, et il s’apercevait que ce qui’il souhaiterait le plus, en cet instant où il était seul dans cette rue conquise, c’était en entendre. Mais il n’avait pas envie de jouer, et il voulait rester seul. Il y avait deux phonos dans la salle à manger de sa brigade. Il n’avait pas conservé les disques emportés au début de la guerre, mais il y en avait beaucoup dans le coffre du grand phono: Gartner était allemand. Il trouva des symphonies de Beethoven, et les Adieux. Il n’aimait qu’à demi Beethoven, mais peu importait. Il emporta dans sa chambre le petit phono et le mit en mouvement. Comme la musique supprimait en lui la volonté, elle donnait toute sa force au passé. (…) p. 587-589

Malraux opprime l’instinct de la mort en attribuant aux hommes une prise dans la guerre civile, une conscience qui surpasse ce qui était possible au moment historique en question. Les mouvements musicaux jouent un rôle prémonitoire par rapport à la mort et aux événements tragiques de la 2ème Guerre Mondiale qui vont marquer l’Europe à jamais.

(…) Il sentait la vie autour de lui, foisonnantes présages, comme si, derrière ces nuages bas que le canon n’ébranlait plus, l’eussent attendu en silence quelques destins aveugles. Le chien-loup écoutait, allongé comme ceux des bas-reliefs. Un jour il y aurait la paix. Et Manuel deviendrait un autre homme, inconnu de lui-même, comme le combattant d’aujourd’hui avait été inconnu de celui qui avait acheté une petite bagnole pour faire du ski dans la Sierra. Et sans doute en était-il ainsi de chacun de ces hommes qui passaient dans la rue, qui tapaient d’un doigt sur les pianos à ciel ouvert leurs opiniâtres romances, qui avaient combattu hier sous les lourds capuchons pointus. Autrefois, Manuel se connaissait en réfléchissant sur lui-même; aujourd’hui, quand un hasard l’arrachait à l’action pour lui jeter son passé à la face. Et, comme lui et comme chacun de ces hommes, l’Espagne exsangue prenait enfin conscience d’elle-même, – semblable à celui qui soudain s’interroge à l’heure de mourir. On ne découvre qu’une fois la guerre, mais on découvre plusieurs fois la vie. Ces mouvements musicaux qui se succédaient, roulés dans son passé, parlaient comme eût pu parler cette ville qui jadis avait arrêté les Maures, et ce ciel et ces champs éternels; Manuel entendait pour la première fois la voix de ce qui est plus grave que le sang des hommes, plus inquiétant que leur présence  sur la terre,-la  possibilité  infinie  de leur destin,  et il  sentait  en lui cette présence mêlée au bruit des ruisseaux et au pas des prisonniers, permanente et profonde comme le battement de son cœur.(…) p. 589-590

4.1.1.1.  Piano joué avec un doigt

A Badajoz, ville en « terres africaines » avec son Alcazar, jardin hispano­ mauresque, les arènes témoignant d’une culture grecque où romaine, sont vides. Dans cette atmosphère lugubre des enfants, symboles de l’innocence, jouent du piano avec un doigt seulement.

(…) Les pierres devinrent plus nombreuses. Enfin, âpre comme sa terre de rochers, toits sans arbres, vieilles tuiles grises de soleil, squelette berbère sur des terres africaines : Badajoz, son Alcazar, ses arènes vides. Les pilotes regardaient leurs cartes, les bombardiers leurs viseurs, les mitrailleurs les petits moulinets des points de mire qui tournaient à toute vitesse hors de la carlingue. Au-dessous, une vieille ville d’Espagne rongée, avec ses femmes noires derrière les fenêtres, ses olives et ses anis au frais dans des seaux d’eau de puits, ses pianos dont les enfants jouaient avec un doigt, et ses chats maigres aux aguets des notes qui se perdaient l’une après l’autre dans la chaleur… Et une telle impression de sécheresse qu’il semblait que tuiles et pierres, maisons et rues dussent se craqueler et se pulvériser  à la première bombe, dans un grand bruit d’os et de pierrailles. Au-dessus de la place, Karlitch et Jaime agitèrent leur mouchoir. Les bombardiers espagnols lançaient des foulards aux couleurs de la République. Maintenant, une ville fasciste: les obseNateurs reconnaissaient le théâtre antique de Merida, les ruines: une ville semblable à Badajoz, semblable à toute l’Estramadure.(…) p.118-119

La forêt, lieu par excellence sauvage, menace d’engloutir des pianos que des soldats sans soucis apparent jouent« ensemble », avec un doigt seulement. L’enterrement d’un instrument (musical) significatif pour la culture, s’oppose ici à un individualisme prononcé, celui du jeu avec un doigt .

(…) Le guide était derrière Garcia, qui ne l’avait pas entendu revenir. Il leva l’index et plissa les yeux, tout son visage affiné par le mystère, malgré son nez de pochard.« Le principal ennemi de l’homme, messieurs, c’est la forêt! Elle est plus forte que nous, plus forte que la République, plus forte que la révolution, plus forte que la guerre. Si l’homme cessait de lutter, en moins de soixante ans la forêt recouvrirait l’Europe. Elle serait ici, dans la rue, dans les maisons ouvertes, les branches par les fenêtres,-les pianos dans les racines, eh ! eh ! messieurs, voilà…Quelques soldats entrés dans les maisons éven­ trées y jouaient du piano avec un doigt.(…) p.585

4.1.1.2.  Piano vs la musique de danse

La musique véhicule le mouvement révolutionnaire, s’accomplissant dans le récit par un ralentissement ou une accélération du rythme. La musique vivante d’un piano par exemple est accompagnée par une vieille rumba sur un phono et un bruit de fond de fausses nouvelles sortant d’un haut-parleur. La rumba, danse latino­ américaine à fort caractère africain, utilise des rythmes syncopés et brisés. L’on peut donc considérer qu’il s’agit d’une allusion à l’armée « africaine » de Franco. Les francistes dansent, triomphent dans une situation chaotique.

(…) Au téléphone, il résuma ce qu’il venait d’apprendre des otages: peu de chose.­ Enfin, dit-il, il n’y a pas d’erreur, il faut que nous sauvions ces gens-là !-Dans l’Espagne tout entière les fascistes ont pris des otages. Lopez entendait très mal: dans la cour, un officier jouait d’un piano posé sur le pavé; une vieille rumba tournait sur un phono, et un haut-parleur proche gueulait de fausses nouvelles. La voix de Madrid reprit, plus fort:­ Je suis d’accord qu’il faut faire l’impossible pour eux; mais if faut en finir avec !’Alcazar, et envoyer les miliciens à Talavera. Vous devez quand même donner leur chance aux salauds de là-haut.(…) p.177

4.1.2.  Contrastes : musique instrumentale – art

 4.1.2.1.  Violon vs statue

La mise en histoire est conçue de sorte que les moments à forte tendance visuelle s’inscrivent dans une partition des sens où la musique est citée et où de différentes expressions musicales telles que le chant, les sons concrets et les sonorités s’opposent et complètent l’aspect visuel.

L’art semble être pour Malraux une manifestation de la vie. La chose la plus précieuse est la vie, quelque chose qui s’envole, qui passe. La vie est une course. Ce qui reste en arrière, pour autant que cela se transforme en mythes, gêne cette course. Seul ce qui accompagne la vie, cette course de l’instant, seul cela est précieux. Un sens métaphorique est accordé au violon. Jouer du violon semble réduire les hommes à des statues.

(…) A travers la porte ouverte de la grande salle, avec leurs profils d’éclopés des Grandes Compagnies, les blessés dont le bras était plâtré marchaient, leur bras saucissonné de linge tenu loin du corps par l’attelle comme des violonistes, violon au cou. Ceux-là étaient les plus troublants de tous: le bras plâtré à l’apparence d’un geste, et tous ces violonistes fantômes, portant en avant leurs bras immobilises et arrondis, avançaient comme des statues qu’on eût poussées, dans le silence d’aquarium renforcé par le bourdonnement clandestin des mouches.(…) p.115-116

Les images musicales et visuelles dans L’Espoir expriment toutes la volonté de l’auteur de créer un récit ouvert engendrant une palette de lectures possibles. Le jeu avec ces images sert à construire des structures narratives analogues à la réalité loin de la reproduction mécanique des événements. Les sonorités et tempi métaphoriques  constituent  un reflet acoustique et spatial, un mouvement asynchrone et dissocié du mouvement littéraire.

4.2.  Musique vocale

4.3. Musique populaire

4.3.1.1. Chant d’espoir

Le texte de L’Internationale écrit par un ouvrier des transports parisiens, en 1871, à l’époque de la Commune commence par« Debout les damnés de la Terre». L’accordéon, instrument populaire par excellence, apparaît dans le chapitre intitulé « Sang de gauche ». L’accordéon est toujours joué par un mendiant aveugle, et le thème interprété est l’lnternationale.

(…) Tous marchaient très vite, dans le même sens.-La ville a ses nerfs, dit-il. Un aveugle jouait l’Internationale, sa sébile devant lui. Dans leurs maisons éteintes, les fascistes attendaient le lendemain en un affût de cent mille hommes.-On n’entend rien, dit Guernica. Les pas seulement. La rue frémissait comme une veine. Les Maures étaient aux portes du Sud et de l’Ouest, mais le vent venait de la ville. Pas un coup de fusil, pas même le canon. Le grattement de la multitude courait sous le silence comme celui des rongeurs sous la terre. Et l’accordéon.( …) p.(…) – C’est une camarade allemande, dit Guernica à Garcia, sans répondre à la femme. -11 dit que je dois partir, reprit celle-ci. Il dit qu’il ne peut pas se battre bien si je suis là.-11 a sûrement raison, dit Garcia. -Mais moi je ne peux pas vivre si je sais qu’il se bat ici… si je ne sais même pas ce qu’il se passe …L’/nternationale d’un second accordéon accompagnait les mots en sourdine; un autre aveugle, sa sébile devant lui, continuait la musique, là où le premier l’avait abandonnée. Toutes les mêmes, pensa Garcia. Si elle part, elle le supportera avec beaucoup d’agitation, mais elle le supportera et si elle reste, il sera tué.(…) p.360

4.3.2.  Contrastes: voix humaine-radio

Lorsque les actes de l’homme prennent de la valeur symbolique, inévitablement, ils sont condamnés au pathos. Le pathos est un maniérisme insupportable, mais Malraux ne se contente pas de rendre le sujet symbolique et pathétique. Il « pathétise » par exemple le sujet à travers la musique tout aussi bien que le vecteur qui l’exprime. Malraux exploite le choc que peuvent produire les expressions artistiques comme un moyen réel de frapper le petit pragmatisme généralisé de l’homme afin de lui faire saisir les contenus qui n’ont pas leur place dans l’esprit cartésien.

4.3.2.1. Chant folklorique

Les chants andalous et le chant des gitans, le chant accompagnant la danse flamenco représentent l’atmosphère folklorique du récit.

(…) Les mitrailleuses ennemies commencèrent à tirer, avec leur bruit précis. Le premier camion patina, fit un quart de cercle versa ses hommes comme un panier, s’abattit. Ceux qui n’étaient ni morts ni blessés tiraient, réfugiés derrière. Les hommes du train ne voyaient plus de Ramos que ses grosses jumelles et ses mèches frisées; à leur radio, quelqu’un chantait un chant andalou, et la résine des pins arrachés emplissait de son odeur de cercueil l’air qui tremblait comme s’il eût été secoué par les mitrailleuses.(…) p. 75

(…) Trois Douglas et trois multiplaces de combat, à mitrailleuses 1913, tenaient en largeur la moitié du champ. Pas d’avions de chasse: tous à la Sierra. Sembrano, son ami Vallado, les pilotes de ligne espagnols, Magnin, Sibirsky, Darras, Karlitch, Gardet,Jaime, Scali, des nouveaux,-le père Dugay et les mécaniciens au bord des hangars, avec le basset Raplati-toute l’aviation était dans le jeu. Jaime chantait un chant flamenco. Les deux triangles des appareils partirent vers le sud-ouest. Il faisait frais dans les avions, mais on voyait la chaleur au ras de terre, comme on voit l’air chaud trembler au-dessus des cheminées.( …) p. 117-118

 4.3.3. Contrastes: Chant militant – Chant d’opéra

Malraux ne méprise pas le traitement aigu de la surface des phénomènes par l’art, mais il s’arrête au contraire souvent sur celle-ci, sans prétendre à des interprétations et des commentaires internes ultérieurs.

L’Internationale qui représente le chant militant du récit, s’oppose par exemple au divertissement de l’opéra populaire Manon ou à des sérénades, reconstituant ainsi le climat des intérêts et des idéologies divergantes.

(…) Une trentaine d’hommes grimpèrent dans le camion. Les obus tombaient aux abords du village. Barca prit conscience que les artilleurs fascistes voyaient le village, mais non ce qui s’y passait (il n’y avait pas d’avions en l’air, pour le moment). Chargé de civils qui chantaient l’Internationale en brandissant des fusils au-dessus du chahut d’embrayage, le camion demarra. Les paysans connaissaient Manuel depuis la pro­ pagande de Ramos dans la Sierra. Ils éprouvaient pour lui une sympathie prudente, qui allait s’accentuant au fur et à mesure qu’il était plus mal rasé et que ce visage de Romain un peu alourdi, aux yeux vert clair sous des sourcils très noirs, devenait une tête de matelot méditerranéen. Le camion filait sur la route, dans le grand soleil; au-dessus, les obus allaient vers le village, avec un frou-frou de pigeons. Manuel, tendu, conduisait. Il chantait pas moins Manon à tue-tête: Adieu, notre peutiteu table… Les autres, tendus aussi, enchaînaient sur l’Internationale; ils regardaient deux civils tués, sur lesquels ils fonçaient à toute vitesse, avec la trouble amitié qu’éprouvent pour les premiers morts ceux qui montent au combat. Barca se demandait où étaient les canons.(…) p.72-73

(…) Trois mois plus tôt, Shade, à la même heure, avait entendu ici les sabots d’un âne invisible, et des guitaristes qui jouaient allègrement l’Internationale dans la nuit, au retour de quelque sérénade. (…) p.321

 4.4.    Opposition: musique chorale – art

Les formes de chants s’inscrivent dans une partition littéraire comme des moyens pour paraphraser les motifs des personnages et pour s’opposer à la mémoire statique et éternelle des hommes emplâtrés: des sculptures.

Un requiem chanté par quatre ou cinq voix est accompagné par la « musique » gestuelle des hommes emplâtrés qui ressemblent à des violonistes.

(…) Garcia pensait aux grandes salles moisies, aux fenêtres basses envahies par les plantes. Comme tout ca était loin…-C’était une salle de blessés aux bras. Quand le prêtre dit Requiem œternam dona ei Domine, des voix donnèrent le répons: Et lux perpetua /uceat… Quatre ou cinq voix, qui venaient de derrière moi…- Tu te souviens du Tantum ergo de Manuel? Plusieurs amis de Garcia, dont Manuel et Guernico, avaient rassé avec lui une nuit de départ cinq mois plus tôt, et, au lever du jour. l’avaient mené sur les collines qui dominent Madrid. Pendant que la craie mauve des monuments se dégageait à la fois de la nuit et des masses sombres de la forêt de l’Escurial, Manuel avait chanté des chants des Asturies qu’ils avaient repris, puis il avait dit: « Pour Guernico, je vais chanter le Tantum Ergo. »Et tous, élevés par les prêtres, l’avaient terminé en choeur, en latin. Comme ses amis avaient retrouvé ce latin amicalement ironique, les blessés révolutionnaires, avec leurs bras courbes de plâtrés sur lesquels ils semblaient se préparer à jouer du violon, retrouvaient le latin de la mort…(…) p.367-3681     

 4.4.1.    Contrastes : Chant religieux – politique

4.4.1.1. Te Deum

Les fascistes, amateurs d’hymnes, se réunissent à la cathédrales pour chanter le Te Deum, ce long hymne qui constitue l’expression suprême de la joie dans la liturgie catholique et se situe au moment du flot des louanges du service de dimanche et des jours de fête.

(…) Ils arrivèrent aux arènes. Il y avait là une trentaine de miliciens. De l’intérieur, les arènes avaient l’air d’une forteresse. En carton pensa Hernandez. Il regarda au-dehors: les Maures commençaient à garder les portes. « Au premier coup de canon, on va être jolis ! » dit un artilleur, en civil aussi.-Les civils fascistes ont déjà un brassard blanc, dit un milicien.-lls font un Te Deum à la cathédrale. Le curé est là. Il a été caché ici tout le temps.« Nos exécutions en masse», pensa Hernandez. Il regardait toujours dehors. Vers la gauche, la ville n’était pas encore investie. – La cavalerie Maure ! cria un type.(…) p.288

4.5.  Musique mécanique

4.5.1.  Contrastes : Chant religieux sur disque – musique instrumentale sur disque

 La musique religieuse jouée à l’église, appartenant à la mémoire, c.à.d. au disque, s’oppose à la musique de Chopin également enregistrée sur disque. On note que le chant sacré est joué et non chanté, ce qui explique une certaine distance de la plupart des héros malrusiens avec l’église. La mise en opposition du Kyrie de Palestrina et de la musique Chopin est d’autant plus intéressante, lorsqu’on constate que le piano, instrument individuel, s’oppose au chant choral.

(…) Manuel se souvenait des miliciens qu’il avait interrogés avec Ximénès sur le front du Tage. Il observa attentivement la nef et finit par y découvrir, près d’un pilier, les cheveux tondus qui luisaient dans l’ombre comme un duvet de poussin. Manuel savait que Ximénès entendait la musique. Il regarda affectueusement l’auréole blanche du Vieux canard, sourit comme s’il eût préparé une blague et s’assit devant le clavier. Il commença à jouer: le premier morceau de musique religieuse qui passa dans sa mémoire, le Kyrie de Palestrina. Dans la nef vide le chant sacré se déployait, raide et grave comme les draperies gothiques, mal accordé à la guerre et trop bien accordé à la mort; malgré les chaises en débris, et les camions, et la guerre, la voix de l’autre monde reprenait possession de l’église. Manuel était troublé, non par le chant, mais par son passé. Le milicien, ahuri, regardait ce lieutenant-colonel qui se mettait à jouer un chant d’église. -Alors ça va, il marche toujours bien, le truc, dit-il quand Manuel cessa de jouer. Manuel redescendit. Il caressa le chien, qui n’avait pas aboyé. Il le caressait souvent: il ne tenait plus rien dans sa main droite. Gartner l’attendait à l’entrée de l’escalier. Près des camions, de grandes taches noires couvraient les dalles. Depuis longtemps, Manuel n’en était plus à se demander quel liquide faisait de telles taches.­ Le Kyrie est admirable, dit-il troublé, et je le jouais en pensant à autre chose. J’en ai fini avec la musique… Au cantonnement, la semaine dernière, tu as vu qu’il y avait sur le piano tout un paquet de Chopin, du meilleur. Je l’ai feuilleté, tout ça venait d’une autre vie…-Peut-être était-ce trop tard,-… ou trop tôt.-Peut-être… Mais je ne crois pas. Je crois qu’une autre vie a commencé pour moi avec le combat; aussi absolue que celle qui a commencé quand j’ai pour la première fois couché avec une femme… La guerre rend chaste…(…) p. 575-576

  4.5.2.  Contrastes : Chant choral radiophonique-voix vivante 

Les contradictions des événements prennent plus d’importance à travers lesexpressions artistiques, car les personnages apparaissent chacun dans son espace acoustique. La musique joue un rôle d’observateur, elle est en quelque sorte la baguette du chef d’orchestre.

(…) Garcia n’entendit pas la fin. Pourtant il y avait beaucoup moins de chahut là que dehors. Quelques explosions, de temps à autre, montaient de terre, et martelaient la chevauchée des Walkyries qui venait de la radio de la place. Ses yeux s’habituaient à la pénombre et il distinguait maintenant le capitaine Hernandez: il ressemblait aux rois d’Espagne des portraits célèbres, qui ressemblent tous à Charles Quint jeune; les étoiles dorées, sur sa mono, luisaient vaguement dans l’ombre. Autour de lui devenaient peu à peu distinctes sur le mur des taches régulières dont il était entouré comme les statues de certains saints espagnols le sont de courts rayons: des semelles et des formes de cordonnier. On ne les avait pas retirées de l’échoppe. A côté du capitaine, un          responsable anarchiste, Sils, de Barcelone.(…) p.144

La « Chevauchée des Walkyries » émise sans cesse par la radio témoigne de la présence des fascistes allemands dans la guerre civile. Par un agencement subtil, un chant flamenco, musique populaire de l’Andalousie,  vient juxtaposer la musique de Wagner, compositeur préféré d’Hitler. Dans cet agencement on note aussi l’opposition entre une musique de gitane qui accompagne une danse, et l’opéra de Wagner, un « Gesamtkunstwerk ».

(…) Dans les rues divisées en deux par l’ombre, la vie continuait, des fusils de chasse parmi les tomates. La radio de la place cessa de jouer la « Chevauchée des Walkyries»; un chant flamenco monta: guttural, intense, il tenait du chant funèbre et du cri désespéré des caravaniers. Et il semblait se crisper sur la ville et l’odeur des cadavres comme les mains des tués se crispent sur la terre.(…) p.146

4.5.3.  Musique mécanique = vision

L’instrument servant à reproduire la musique mécaniquement  peut dans l’univers de Malraux se révéler propice à  la vision et amener quelqu’un à  voir. Malraux établit, comme l’exemple le montre, un rapport directe entre la musique et la peinture, entre l’ouïe et le regard.

(…) Le front plissé au-dessous de ses cheveux fous, il leva sur Scali un regard à la fois enfantin et traqué: « Rien –   rien – n’est plus terrible que la déformation d’un corps qu’on aime…- Je suis son ami, dit Scali à mi-voix. Et j’ai l’habitude des blessés.­ Comme si c’était fait exprès, dit Alvear lentement, là, juste en face de ses yeux, dans ces casiers de la bibliothèque, sont tous les livres sur la peinture, les milliers et les milliers de photos qu’il a regardées… Et pourtant, si je fais jouer le phono, si la musique entre ici, je peux parfois le regarder, même s’il n’a pas ses lunettes... » (…) p.381-382

4.5.4.  Hymne fasciste : Diffusion radiophonique

La liaison consciente de la fonctionnalité rationnelle  de la vie avec le mécanisme de l’art, qui agit selon un principe tout autre, celui de l’imagination libre, illimitée, provoque les oppositions les plus violentes. L’hymne républicain diffusé par non moins de vingt radios, est mis en parallèle avec une odeur de brûlé.

(… ) Si les Junkers étaient mauvais, les Savoia étaient des appareils debombardement bien supérieurs à tout ce dont disposaient les républicains. Par la fenêtre ouverte, l’hymne républicain diffusé par vingt radios entrait avec l’odeur brûlée des feuilles. (…) p.1321     

4.5.5.  Contraste : Piano – chant

Dans un chaos total, l’hymne fasciste se confond avec les notes d’un piano et la rumeur nocturne de l’espoir. Ce chaos est interrompu par le silence et une référence à Don Quichotte.

(…) Magnin pensa aux mouchoirs de Karlitch et de Jaime, amicalement secoués au­ dessus de ceux qu’on fusillait. La vie nocturne de Madrid, l’hymne républicain de toutes les radios, des chants de toute sorte, des sa/ud hauts ou bas suivant qu’ils étaient proches ou lointains, mêlés comme des notes de piano, toute la rumeur d’espoir et d’exaltation dont était faite la nuit emplit de nouveau le silence. Vargas hocha la tête.­ C’est bien, de chanter… Et, un ton plus bas: « La guerre sera longue…« Le peuple est optimiste… Les chefs politiques sont optimistes… Le commandant Garcia et moi, qui le serions par tempérament. ..II haussa les sourcils, inquiet. Quand Vargas haussait les sourcils, il prenait l’air naïf, et soudain semblait jeune; et Magnin s’aperçut qu’il n’avait jamais pensé que Don Quichotte eût été jeune.(…) p. 134-135

 

5. ARTS VISUELS

A travers un tissage de références à l’art, Malraux crée une distance parrapport aux événements provisoires. Grâce à l’art ou tous les phénomènes ont déjà une existence préalable, la guerre civile en cours devient réminiscence comme une mémoire collective de l’humanité: l’histoire au présent.

5.1.  Art pictural

5.1.1.   Peinture, tableau, toile

Malraux outrepasse la réalité poétique qui fonctionne comme un reflet du monde réel « grandeur nature », et qui est soumise au déterminisme habituel du rouage de la fable. Dans L’Espoir, l’art évoque une dimension manichéenne, l’art représente une réalité « citée » dans !’oeuvre, qui permet de surmonter le déterminisme objectif. L’on pourrait appeler cette réalité une dimension, la dimension de la « liberté subjective ».

     (…) Les soldats erraient dans Brihuega, étrangement désœuvrés, les mains vides. La grande rue aux maisons roses et jaunes, aux dures églises et aux grands couvents, était si pleine de décombres, tant de maisons éventrées y avaient vidé leurs meubles, elle était à tel point liée à la guerre que, lorsque la guerre s’arrêtait, elle devenait irréelle et absurde comme les temples et les cimetières des autres races, comme ces soldats sans fusil qui la parcouraient avec des airs de chômeurs. D’autres rues, au contraire, semblaient intactes. Garcia avait raconté à Manuel qu’à Jaïpur, aux Indes, toutes les façades sont peintes en trompe l’œil, et que chaque maison de boue porte devant elle son décor rose, comme un masque. Dans nombre de rues, Brihuega n’était pas une ville de boue, mais une ville de mort derrière toutes ses façades de sieste et de vacances, ses fenêtres à demi ouvertes sous le ciel désolé.(…) p.587

Pour Malraux l’art représente la réalité suprême. Tout ce qui est exprimé au moyen de la musique et des arts plastiques est vrai. L’utilisation de l’art comme une sorte d’antipode par rapport aux événements réduisant l’homme à un être« inhumain », permet à Malraux de dévoiler la machination des événements qui échapperaient autrement à la compréhension de l’homme à cause de leur violence et de leur absence d’humanité.

(…) « J’ai vendu selon ma vérité, monsieur Scali ! Vendu ! Un homme peut-il conduire sa vérité plus loin ? Cette nuit je vis avec elle. Les Maures ? non: ça m’est égal…-Vous vous laisseriez tuer par indifférence ?-Pas par indifférence … »Alvear se leva à demi, ne quittant pas des mains les bras du fauteuil, et regarda Scali un peu théâtralement, comme pour souligner ce qu’il disait:« Par dédain…« Pourtant, pourtant, vous voyez ce livre: c’est Don Quichotte. J’ai voulu le lire tout à l’heure: ça n’allait pas…-Dans les églises du Sud où l’on s’est battu gai vu en face des tableaux de grandes taches de sang. Les toiles… perdent leur force… – Il faudrait d’autres toiles, c’est tout, dit Alvear, la pointe de la barbe enroulée sur l’index, du ton d’un marchand qui va changer les tableaux d’un appartement.-Bien, dit Scali: c’est mettre haut les œuvres d’art.-Pas les œuvres: l’art. Le plus pur de nous, ce ne sont pas toujours les mêmes œuvres qui permettent d’y accéder, mais ce sont toujours des œuvres…(…) p.374

Du temps des grands maîtres, il semblait que le rapport entre la réalité ou, si l’on préfère, l’objet et le cadre limité de l’image, était une fois pour toute fixé et immuable. Les rôles et les compétences étaient partagés avec autorité. L’objet était un modèle, ce cadre était le champ d’action s’efforçant de reproduire l’objet, de le répéter et de le disposer dans un schéma total réellement obligatoire.

Les événements historiques ont un caractère unique et éphémère. Le comportement  de l’homme lors de ces événements en cours parait raisonnable. Mais confronté au cours de l’histoire, ce comportement prend l’allure d’une situation révolue, qui déjà du point de vu de l’époque suivante donne lieu à la critique, car l’évolution constante évoque chez l’homme une distance naturelle par rapport au comportement de l’homme de l’époque précédente.

(…) Le ciel uni de fin d’après-midi commençait à peser sur Madrid pleine de flammèches et d’étincelles, où l’odeur du bombardement et de la poussière se mêlait à une autre, plus inquiétante, que Lopez avait connue à Tolède, et qu’il croyait celle de la chair brûlée. Deux Greco et trois petits Goya qui se trouvaient dans un hôtel abandonné par son propriétaire, attendus le matin au Conseil de Protection des monuments, où avait été affecté Lopez, n’avaient pas été apportés; il voulait les faire partir devant lui. Fort peu efficace à la guerre, Lopez s’était montré éblouissant à la protection des œuvres d’art. Grâce à lui, pas un Greco n’avait été détruit dans la pagaille de Tolède; et les toiles des plus grands maîtres, par dizaines, étaient tirées de l’indifférente poussière des greniers de couvents. Assez loin en avant, devant une église, éclata un obus de petit calibre: les pigeons aussitôt envolés revinrent, intrigués, examiner les cassures fraîches de leur fronton. Par les fenêtres, ouvertes maintenant sur l’infini, d’une maison éventrée, apparut la haute tour du Central avec son écusson baroque, blême dans le jour déclinant de novembre. C’était miracle que ce petit gratte-ciel qui domine Madrid ne fût pas encore en miettes. Un coin s’écornait. Quant aux vitres… Derrière la tour monta la fumée d’un obus. Bon Dieu, pensa Lopez, il va finir par en arriver un sur mes Greco.(…) p.437- 438

5.2.  Arts plastiques

 5.2.1.  Sculpture,  bas-reliefs

 Malraux provoque délibérément la confusion entre les activités artistiques conscientes et leurs effets d’une part, et de l’autre, des effets semblables qui apparaissent dans la vie lorsque la réalité, au moment de la rencontre de circonstances inattendues opposées, devient tout simplement absurde.

(…) – Ceci renforce ce que j’allais dire, reprit Lopez, qui vida son verre d’un coup, en signe de joie. Quand j’ai fait les bas-reliefs que tu appelles mes machins scythes, je n’avais pas de pierre. La bonne coûte assez cher: seulement les cimetières en sont pleins, il n’y a même que ça dedans. Alors, je dévalisais le cimetière la nuit. Toutes mes sculptures de cette époque-là ont été sculptées dans des regrets éternels: c’est comme ça que j’ai abandonné la diorite. Maintenant on va passer à une plus grande échelle: l’Espagne est un cimetière plein de pierres, on va en faire des sculptures, tu m’entends, tortue ! Les hommes et les femmes portaient des ballots enveloppés de lustrine noire; une vieille femme tenait une pendule, un enfant, une valise, un autre une paire de chaussures. Tous chantaient. Quelques pas en arrière, un homme tirait unevoiture à bras chargée de toute une boutique de brocanteur, et accompagnait leur chant, en retard. Un jeune type agité, les bras en moulin à vent, les arrêta pour les photographier. C’était un journaliste: il avait un appareil au magnésium.(…) p. 61-62

 (… ) « Tu sais, me dit le copain, le curé était là quand tu es venu, il mangeait avec nous, mais je voulais le prévenir. Ça m’a l’air difficile de l’avoir: il se dégonfle. » Quoi. ilse dégonfle ? Bande de salauds, ils ne peuvent même pas faire leur boulot ! Enfin qu’on m’explique qu’il est chanoine à la cathédrale, tu te rends compte de son grade dans la hiérarchie ecclésiastique ! Ç’aurait été un curé de campagne, il h aurait fait moins d’histoires. Enfin des curés de campagne, je n’en connais pas: s’intéressent pas à la sculpture ! « Ça va, dis-lui que je veux lui parler. S’il y a une chance de sortir les gosses de cette saloperie de guerre, il faut les en sortir. »( … ) p.217-218

(… ) « Un officier comme vous ! » Il me dit ça à moi, pauvre sculpteur! Enfin, je lui réponds: « Officier ou pas, si on me dit d’aller me battre à tel endroit, j’y vais; vous, vous êtes un sacerdote, il y a là-bas des gens qui vous réclament, et moi je veux les gosses. Vous venez ou vous ne venez pas? » Il réfléchit, me demande gravement: « Vous me garantissez la vie sauve ? » Là, alors, il me tapait sur le système. Je lui réponds: « Quand je suis venu ici, tout à l’heure, vous étiez en train de manger avec les miliciens; qu’est-ce que vous croyez, que ceux de Tolède vont vous bouffer à dîner (…) p. 219

5.2.2.  Opposition : Danse – statue

Si le contraste de l’art possède une puissance d’action, chez Malraux il est toujours justifié, même s’il est en contradiction avec le sens commun. Dans le mouvement des formes statiques (sculpture), le récit gagne une dynamique dialectique.

Dans ce système, l’objet et l’homme attireront sur eux toute 1 ‘attention. Malraux utilise des formes abstraites, capables d’exprimer des états psychiques inexprimables qui ont ainsi des chances de s’extérioriser. Dans l’exploration incessante de la réalité par l’art, la guerre civile cesse d’être un terrain fermé par des préjugés politiques.

(…) lis passaient devant l’église. Elle avait été incendiée. Par le portail ouvert venait une odeur de cave et de feu refroidi. Le colonel entra. Manuel regardait la façade. C’était une de ces églises à la fois baroques et populaires d’Espagne auxquelles la pierre, employée A la place du stuc italien, donne un accent presque gothique. Les flammes avaient fait irruption de l’intérieur; d’énormes langues noires convulsées surmontaient chaque fenêtre et s’écrasaient au pied des plus hautes statues, calcinées sur le vide.Manuel entra. Tout l’intérieur de l’église était noir; sous les fragments tordus des grilles, le sol défoncé n’était que décombres noirs de suie. Les statues intérieures en plâtre, décapées par le feu jusqu’à une blancheur de craie, faisaient de hautes taches pâles au pied des piliers charbonneux, et les gestes délirants des saints reflétaient la paix bleuâtre du soir du Tage qui entrait par le portail enfoncé. Manuel admirait, et se sentait de nouveau artiste: ces statues contournées trouvaient dans l’incendie éteint une grandeur barbare, comme si leur danse fût née ici des flammes, comme si ce style fût devenu soudain celui de l’incendie même.(…) p.205-206

5.2.3.  Statue

 Les mouvements et les phénomènes des arts plastiques sont «éternels». La sculpture d’un homme massacré vue de loin, produit une impression encore plus forte qu’une description tordue de la douleur de l’homme. C’est dans cette optique que Malraux semble décrire le sort de l’homme à travers des statues fragmentées, pâlies ou encore faites de pierres tombales volées.

(…)  A travers la poussière d’un peloton de cavaliers paysans semblable à une tribu mongole, ils arrivaient à Santa-Cruz. Au-delà, c’étaient les fenêtres ennemies du Gouvernement militaire; au-dessus, l’Alcazar. – C’est ici que vous voulez essayer la dynamite -Oui. Ils traversèrent un désordre de jardins brûlés, de salles fraîches et d’escaliers, jusqu’à la salle du musée. Les fenêtres étaient bouchées par des sacs de sable et des fragments de statues. Les miliciens tiraient, dans une atmosphère de chambre de chauffe, leur torse nu ocellé de taches de lumière comme les panthères de taches noires: les balles ennemies avaient fait une passoire de la partie supérieure du mur, en briques. Derrière Garcia, sur le bras allongé d’un apôtre, des bandes de mitrail­ leuse séchaient comme du linge. li suspendit sa veste de cuir à l’index tendu.(…) p.151

(…) ll regarda de nouveau l’église, fantastique dans la paix du soir plein de l’odeur de foin, avec son fronton déchiré et ses statues découpées sur un fond de ciel.« Pourquoi faut-il, dit-il à mi-voix, que les hommes confondent toujours la cause sacrée de celui qui vous voit en ce moment et celle de ses ministres indignes? De ceux de ses ministres qui sont indignes … » (…) p. 206

Malraux utilise une statue, donc lourd d’une réalité insistante et brutale, dans une situation qui heurte la pratique. li lui donne un mouvement et une fonction absurde en la transportant dans la sphère de la plurisignification. Ainsi les statues de l’église semblent disparaître, changent de couleur ou encore commentent une conversation.

(…) Manuel s’approcha d’un groupe de paysans, noirs et droits sur un mur encore blanc dans l’ombre.-Dites donc, camarades, elle est moche, l’école, dit-il cordialement, pourquoi n’a-t-on pas transformé l’église en école comme dans la Murcie, plutôt que de la brûler. Les paysans ne répondaient pas. La nuit était presque venue, les statues de l’église commençaient à disparaître. Les deux officiers voyaient les silhouettes immobiles adossées au mur, les blouses noires, les larges chapeaux, mais non les visages.-Le colonel voudrait savoir pourquoi on a brûlé l’église. Qu’est-ce qu’on leur reproche, aux prêtres d’ici ? Concrètement ?(…) p.207

(…) Tous descendirent ensemble. Comme l’avait espéré Manuel, dans les dortoirs et les salles voûtées, sous les statues bleu pâle et or des saints restés là (des drapeaux rouges aux lances des saints guerriers), les hommes épuisés dormaient d’un sommeil de guerre. « Ceux qui veulent manger? » demanda Manuel-pas trop fort. La réponse fut le grognement d’un groupe exténué: il n’aurait pas cent hommes à nourrir. Les camions de Madrid suffiraient. Les talons de ses bottes sonnant sur les dalles d’une sonorité d’église, il avait honte et envie de rigoler.(…) p. 319

(…) – Et qu’on ne passe pas son temps à avoir l’air de prendre les anars pour une bande de cinglés ! disait le Négus. Le syndicalisme espagnol a fait depuis des années un travail sérieux. Sans compromission avec personne. Nous ne sommes pas centsoixante-dix millions, comme vous; mais si la valeur d’une idée se mesure au nombre des bonshommes, les végétariens sont plus nombreux dans le monde que les commu­ nistes, même en comptant tous les Russes. La grève générale, ça existe, oui ou non? Vous l’avez attaquée des années. Relisez Engels, ça vous instruira. La grève générale, c’est Bakounine. J’ai vu une pièce communiste où il y a des anars; à quoi qu’ils ressemblent? aux communistes vus par les bourgeois. Dans l’ombre, les statues des saints semblaient l’encourager de leurs gestes exaltés.-Méfions-nous un peu des généralisations, dit Manuel. Le Négus peut avoir fait des expériences, enfin… malheureuses: tous les communistes ne sont pas parfaits: à part notre camarade russe dont j’ai oublié le nom, excuse-moi, et Pradas, je crois que je suis, à cette table, le seul membre du parti: Hernandez, est-ce que tu crois que je suis un curé? Et toi, Négus ? (…) p.239

5.2.4.  Buste

Dans L’Espoir, le corps de l’homme est souvent fragmenté. Le buste, la partie du corps ou se trouve le coeur, est modelé en plâtre. Le corps humain est un objet brisé qui retrouve son entité dans le plâtre.

(…) Les fascistes tiraient à dix mètres. Un milicien lança un paquet qui explosa sur untoit: les tuiles jaillirent jusqu’au mur qui protégeait les dynamiteurs, Hernandez et Garcia; un filet oblique de balles se tendit au-dessus d’eux.-Mauvais travail, dit Mercery. Une mitrailleuse se mit de la partie. Une seule grenade dans cette dynamite… pensa Garcia. Mercery se leva, tout le buste au-dessus du mur. Les fascistes ne voyaient son corps que jusqu’au ventre, et tiraient à qui mieux mieux sur ce buste incroyable en veston d’alpaga, en cravate rouge, qui lançait une charge de dynamite avec un geste de discobole, du coton dans les oreilles.(…) p. 152      

 (…) La route s’engageait sous un tunnel. Attignies chercha sa lampe électrique. Inutile de la tirer de sa poche trempée. D’innombrables petites lumières, lampes de toutessortes, allumettes, torches, tisons, naissaient et s’éteignaient, jaunes et rougeâtres, ou bien demeuraient, entourées d’un halo, des deux côtés de la coulée d’hommes, de bêtes et de charrettes. A l’abri des avions, un campement de grande migration était installé là dans la vie souterraine, entre les deux trous bleus et lointains du jour. Un peuple d’ombres s’agitait autour des torches ou des lampes-tempête immobiles, bustes et têtes un instant apparus en silhouettes, les jambes perdues dans l’obscurité: et le bruit des charrettes grondait sous la roche comme un fleuve souterrain, dans un silence si fort qu’il avait gagné jusqu’aux animaux. (…) p.509

5.3.  Architecture

 A travers les références architecturales, Malraux représente un moyen pour paraphraser les événements en cours. Elles servent de coulisses historiques, symboliques et explicatives, érigées en quelque sorte sur l’arrière plan du récit et contribuent parfaitement à ce que le récepteur puisse contempler la guerre civile en parallèle avec les événements d’autres époques.

5.3.1.  Monuments historiques

5.3.1.1  L’Escurial

L’Escurial, palais et monastère, compte parmi les oeuvres exposées des peintures de Velasquez, du Greco, ainsi que des tapisserie de Goya. Ces trois maîtres servent dans L’Espoir de références dans le récit entier. Leur mention n’est donc pas liée à l’existence du musée de l’Escurial.

(…) – On avait le soleil quand on les a attaqués. On les voyait pas. Il y avait une modiste; fermée, mais on s’est arrangé. Après, on a gardé les chapeaux. Le village où était ce jour-là leur base et celle du train blindé, se trouvait à six cents mètres: une place à balcon de bois comme une cour intérieure de ferme, une tour à toit pointu d’Escurial, et quelques boutiques de vacances, orange ou carmin, dont l’une était ornée d’un grand miroir.(…) p.99-100

(…) Guernica passa la main dans ses cheveux qui retombaient sur son front. La foule presque silencieuse glissait entre les arcades et les palissades qui obstruaient presque entièrement la Plaza Mayor. Les travaux de terrassement arrêtés avaient abandonné partout pavés et blocs de pierre, et la foule des ombres semblait sauter par-dessus dans un tragique ballet nocturne, sous les clochetons austères semblables à ceux de l’Escurial,-comme si Madrid se fût couverte de tant de barricades qu’on n’y pût rencontrer une seule place intacte.(…) p.366  

 (…) On disait qu’il y avait de grands incendies vers l’Escurial, et des nuages très sombres s’accrochaient aux pentes de la Sierra. Plus loin, vers Ségovie, un villagebrûlait: à la jumelle, Manuel vit des paysans et des ânes courir. -Je savais ce qu’il fallait faire, et je l’ai fait. Je suis résolu à servir mon parti, et ne me laisserai pas arrêter par des réactions psychologiques. Je ne suis pas un homme à remords. Il s’agit d’autre chose.Vous m’avez dit un jour, il y a plus de noblesse à être un chef qu’un individu. La musique, n’en parlons plus; j’ai couché la semaine dernière avec une femme que j’avais aimée en vain, enfin… des années; et j’avais envie de m’en aller… (…) p. 479

5.3.1.2.   L’Alcazar

Les faits historiques exacts qui s’inscrivent dans la fiction et la réflexion subjective de l’auteur, marquent une forte tendance vers un récit essayiste. Cette méthode facilite la représentation des « bohémiens » héroïques participant à la guerre civile qui sont parfois amenés à accomplir des actions qui paraissent du moins grotesques, sinon fantaisistes.

(…) Le regard de Hernandez rencontra enfin Garcia, pipe au coin du sourire.­ Commandant Garcia? Les Renseignements militaires m’ont téléphoné.li lui serrait la main, et l’entraîna vers la rue .- Que souhaitez-vous faire ? – Vous suivre quelques heures, si vous voulez bien. Ensuite nous verrons… – Je vais à Santa-Cruz. Nous allons essayer la dynamite contre les bâtiments du gouvernement militaire.(…) p.144.

(…) Tout ce qui était humain disparaissait dans la brume de novembre crevée d’obus et roussie de flammes. Une gerbe flamboyante fit éclater un petit toit dont Shade s’étonnait qu’il eût pu la cacher, les flammes, au lieu de monter, descendirent  le long de la maison qu’elles brûlèrent en remontant jusqu’au faîte. Comme dans un feu d’artifice bien ordonné, à la fin de l’incendie des tourbillons d’étincelles traversèrent la brume: un vol de flammèches obligea les journalistes à se baisser. Quand l’incendie rejoignait les maisons déjà brûlées, il les éclairait par-derrière,  fantomatiques  et funèbres, et demeurait longtemps à rôder derrière Jeurs lignes de ruines. Un crépuscule sinistre se levait sur l’Âge du feu. Les trois plus grands hôpitaux brûlaient. L’hôtel Savoy brûlait. Des églises brûlaient, des musées brûlaient, la Bibliothèque Nationale brûlait, le ministère de l’Intérieur brûlait, une halle brûlait, les petits  marchés de planches  flambaient,  les maisons s’écroulaient dans les envolées d’étincelles, deux quartiers striés de longs murs noirs rougeoyaient comme des grils sur des braises; avec une solennelle lenteur, mais avec la rageuse ténacité du feu, par l’Atocha, par la rue de Léon, tout cela avançait vers le centre, vers la Puerta del Sol, qui brûlait aussi.(…) p.454-455

Malraux adopte la distance d’un historien par rapport aux événements et aux comportements de l’homme pour mieux cerner les événements et le comportement de l’homme pendant une époque encore non-révolue (la guerre civile). C’est là que l’art et la musique interviennent, car pour instaurer cette distance, Malraux emprunte leur capacité de refléter une période non révolue comme si elle était déjà révolue.

Les fragments de statues sont utilisées pour boucher les fenêtres du Musée de l’hôpital de Santa Cruz, lieu de naissance du Greco.

 (…) Comme le capitaine, Garcia avait vu les photos de femmes et d’enfants exposées à la Jefatura (ceux-là du moins étaient des otages certains) et celles des chambres vides, avec leurs jouets abandonnés.-Nous avons essayé quatre fois…A travers la poussière d’un peloton  de cavaliers  paysans  semblable  à une tribu mongole, ils arrivaient à Santa-Cruz. Au-delà, c’étaient les fenêtres ennemies du Gouvernement militaire; au-dessus, !’Alcazar. -C’est ici que vous voulez essayer la dynamite. -Oui. Ils traversèrent un désordre de jardins brûlés, de salles fraîches et d’escaliers, jusqu’à la salle du musée. Les fenêtres étaient bouchées par des sacs de sable et des fragments de statues. Les miliciens tiraient,  dans une atmosphère  de chambre  de chauffe,  leur torse nu ocellé de taches de lumière comme les panthères de taches noires: les balles ennemies avaient fait une passoire de la partie supérieure du mur, en briques. Derrière Garcia, sur le bras allongé d’un apôtre, des bandes de mitrailleuse séchaient comme du linge. Il suspendit sa veste de cuir à l’index tendu.(…) p. 151

(…) Garcia voyait toujours le cimetière, pris au ventre par ce qu’il y avait de trouble et d’éternel dans ces cyprès et dans ces pierres, pénétré jusqu’aux battements de son cœur par l’inlassable odeur de viande pourrie, et regardant  le jour éblouissant  mêler les morts et les tués dans le même flamboiement. La dernière charge éclata dans le dernier morceau du bâtiment fasciste. Dans la salle du musée, la chaleur était toujours la même, et le chahut toujours semblable. Lanceurs de dynamite, miliciens des souterrains et miliciens du musée se congratulaient.(…) p.153-154

(…) Le téléphone de la Jefatura ne répondait plus. A Santa-Cruz, on disait que les Maures étaient à dix kilomètres. Ils partirent pour l’échoppe de Hernand. Dans une rue où la cohue était celle des gares aux grands jours de vacances, un milicien tendit son fusil à Manuel, un mauser (…) p. 278

6. CONCLUSION

 

La présence de nombreuses traces historiques évoque des commentaires sur !es événements en cours. Pour ce faire, l’art et la musique font office de médium.

L’écriture littéraire, pour Malraux, est celle qui ne reproduit pas, c’est-à-dire celle qui interprète les événements avec les moyens littéraires, mais possède sa propre réalité indépendante. Cette idée, par le concept d’unité qu’elle inclut, et sans quoi l’œuvre littéraire authentique ne peut exister, est aussi impossible à expliquer que le processus même de la création. Le degré d’intégration des composantes de l’écriture détermine la cohésion d’un ensemble clos.

La réalisation du récit de la guerre civile ne représente pour Malraux ni une interprétation, ni un rapport minutieux et fidèle des événements. Malraux n’est pas à la recherche d’un prétendu équivalent littéraire qui ferait office d’action parallèle à l’action politique. Ce que Malraux crée, c’est une réalité, un concours de circonstances qui n’entretient avec les événements réels que des rapports analogiques très étroits et parfois même inversés. Il crée un champ de tensions capables de briser la carapace anecdotique des événements.

Chez Malraux, l’acte de création se transporte dans le domaine de l’initiative, de l’invention, dans la sphère mentale. L’objet et la réalité brutes se trouvent transposés dans la sphère des valeurs esthétiques, sur le terrain de la fiction imagée, modifiant tout à fait ses fonctions, dictant ses droits et sa propre organisation.

***

CITATIONS ANNEXES

Don Quichotte

(…) Pour la fête des enfants, les syndicats avaient décidé de préparer un cortège sans précédent. Les délégations des gosses, consultées, avaient exigé les personnages des dessins animés; les syndicats avaient construit en carton des Mickeys énormes, des Félix-le-Chat, des Canards Donald (précédés, quand même, d’un Don Quichotte et d’un Sancho). Des milliers d’enfants venus de toute la province pour la fête, dédiée aux enfants réfugiés de Madrid, beaucoup étaient sans abri. Sur le boulevard extérieur, les chars, leur triomphe terminé, étaient abandonnés; pendant deux kilomètres apparurent dans les phares des autos les animaux parlants de la féerie moderne, du monde où tous ceux qu’on tue ressuscitent. .. Des gosses sans abri s’étaient réfugiés sur les piédestaux de carton, entre les jambes des souris et des chats. L’escadrille ennemie continuait à bombarder le port, et, au rythme des explosions, sous la garde du Don Quichotte nocturne, les animaux qui tremblaient dans fa pluie hochaient la tête au-dessus des enfants endormis. (…) p.502

L’engagement politique de !’écrivain

 Gide, Mann, Ferrero, Borgese

(…) « Etre un homme, pour moi, ce n’est pas être un bon communiste; être un homme, pour un chrétien c’était être un bon chrétien, et je me méfie.-La question n’est pas mince, mon bon ami c’est celle de fa civilisation. Pendant un bon moment, le sage,-disons: le sage-a été tenu, plus ou moins explicitement, pour le type supérieur de l’Europe. Les intellectuels étaient le clergé d’un monde dont la politique constituait la noblesse propre ou sale. Le clergé incontesté. C’était eux, et pas les autres, Miguel et pas Alphonse XIII-et même: Miguel et pas l’évêque-qui étaient chargés d’enseigner aux hommes à vivre. Et voici que les nouveaux chefs politiques prétendent au gouvernement de l’esprit. Miguel contre Franco et hier contre nous, Thomas Mann contre Hitler. Gide contre Staline, Ferrero contre Mussolini, c’est une querelle des Investitures.
» La rue était devenue oblique, et du brasier du Savoy, invisible, rayonnait au-dessus d’eux une vaste lueur.-Borgese plutôt que Ferrero… dit Scali, l’index levé dans la nuit. Tout ça me paraît tourner, si vous voulez, autour de l’idée fameuse et absurde de totalité. Elle rend les intellectuels fous; civilisation totalitaire, au XXe siècle, est un mot vide de sens; c’est comme si on disait que l’armée est une civilisation totalitaire. A la vérité, le seul homme qui cherche une réelle totalité est précisément l’intellectuel. -Et peut-être n’y a-t-il que lui qui en ait besoin, mon bon ami. Toute la fin du XIXe siècle a été passive; la nouvelle Europe semble bien se construire sur l’acte. Ce qui implique quelques différences.-De ce point de vue, pour l’intellectuel, le chef politique est nécessairement un imposteur, puisqu’il enseigne à résoudre les problèmes de la vie en ne les posant pas.lis étaient dans l’ombre d’une maison. La petite tache rouge de la pipe allumée de Garcia décrivit une courbe, comme s’il eût voulu dire: ça nous mènerait trop loin. Depuis qu’il était arrivé, Scali sentait en Garcia une inquiétude qui n’était pas coutumière au solide commandant aux oreilles pointues.-Dites donc, commandant, qu’est-ce qu’un homme peut faire de mieux de sa vie, selon vous ? »Une sonnerie d’ambulance approcha à toute vitesse, comme une sirène d’alerte, passa et s’éteignit.
Garcia réfléchissait. – Transformer en conscience une expérience aussi large que possible, mon bon ami. » (…) p.464-466

‘ » comme au cinéma »

(…) Lopez alluma une cigarette et partit, la cage à la main. Il la balançait; à chaque obus, le canari chantait plus fort, puis se calmait… Un immeuble brûlait comme au cinéma, de haut en bas; derrière sa façade intacte aux décorations contournées, toutes fenêtres ouvertes et brisées, envahi à tous les étages par les flammes qui ne sortaient pas, il semblait habité par le Feu. Plus loin, au coin de deux rues, un autobus attendait. Lopez s’arrêta, haletant pour la première fois depuis qu’il était sorti. Il s’agita comme un fou, lança comme une pierre la cage avec son canari, cria: « Descendez ! » Des gens de l’autobus le regardèrent s’agiter, semblable à cent autres fous dans cent autres rues. Lopez se jeta par terre, l’autobus sauta.(…) p.440

(…) Compagnie après compagnie, elles dépassent celle de Siry en courant, chargent; et Siry et ses compagnons occupent un terrain jonché d’hommes aux visages fripés.
Nation après nation, les compagnies passent dans la brume qui semble maintenant faite de la fumée des explosions, courbées, fusil en avant. Comme au cinéma, et pourtant si différentes ! Chacun de ces hommes est un des siens. Et ils reviennent, les poings sur la face ou le ventre tenu à deux mains-ou ils ne reviennent pas-et ils ont accepté cela. Et lui aussi. Derrière eux, Madrid, et le sombre murmure de tous ses fusils.(…) p.394-395

Visage de cinéma

(…) – Je suis avec vous ! criait au président le garde civil blessé.Le président observait l’officier qui venait de parler: nez très plat, bouche épaisse, courte moustache et cheveux frisés, une tête de film mexicain. Le président crut un instant qu’il allait gifler le garde blessé, mais il n’en fut rien. Ses mains n’étaient pas des mains de gendarme. Les fascistes avaient-ils noyauté la garde civile, comme la caserne de la Montagne ?­
Quand êtes-vous entré dans la garde civile? (…) p.102

(…) – Il eût trouvé ici un autre drame, dit-il, et je ne suis pas sûr qu’il l’eût compris. Le grand intellectuel est l’homme de la nuance, du degré, de la qualité, de la vérité en soi, de la complexité. Il est par définition, par essence, antimanichéen. Or, les moyens de l’action sont manichéens parce que toute action est manichéenne. A l’état aigu dès qu’elle touche les masses: mais même si elle ne les touche pas. Tout vrai révolutionnaire est un manichéen-né. Et tout politique. » (…) p.462

Le Greco

(…) La porte s’ouvrit sur un vieillard massif, très grand, une tête à la barbe en fer de lance enfoncée entre de larges épaules voûtées. Mais dès qu’il se trouva sous l’ampoule électrique du couloir, Scali s’aperçut que les poils modifiaient ce Greco comme l’eût fait la copie d’un peintre baroque: au-dessus des yeux intenses et très grands, mais un peu éteints par l’épaisseur et les rides des paupières, les cheveux derrière le crâne dégarni s’envolaient en crosses follettes, et les sourcils mobiles et aigus finissaient en virgules, comme la barbe.-Vous êtes Giovanni Scali, n’est-ce pas? demanda-t-il en souriant.­ Votre fils vous a parlé de moi, dit celui-ci, étonné d’entendre son prénom.-Oui, mais je vous ai lu, je vous ai lu…Scali savait que le père de Jaime avait été professeur d’histoire de l’art. lis entraient dans une pièce recouverte de livres, à l’exception de deux hautes niches des deux côtés du divan. Dans l’une, des statues, hispano-mexicaines, baroques et sauvages; dans l’autre, un très beau Moralès. A travers le lorgnon qu’il tenait à la main, Alvear regardait Scali avec une attention insistante, celle qu’on accorde aux objets singuliers. Il le dépassait d’une tête.-Vous êtes surpris ? demanda Scali.-Voir un homme qui pense dans ce costume me surprend toujours (…) p.370-371

Goya

(…) « Toute cette histoire, et ces cardinaux, et même ces Greco, et les touristes et les autres, et toutes ces machines, quand on les a vues pendant vingt-cinq ans, la guerre quand on l’a vue six mois...(…) p.579

Réminiscence militaire

Clausewitz

(…) Manuel savait que du règlement de l’infanterie espagnole (inextricable) à Clausewitz et aux revues techniques francaises, il ne cessait d’apprendre la guerre à travers des grammaires: Ximénès était une langue vivante. En arrière du village s’allumaient les premiers feux des miliciens. Ximénès les regardait avec une affection amère:« Discuter de leurs faiblesses est tout à fait inutile. A partir du moment où les gens veulent se battre, toute crise de l’armée est une crise du commandement. J’ai servi au Maroc: les Maures, quand ils arrivent à la caserne, croyez-vous qu’ils soient magnifiques? (…) p.202-203

(…) Manuel avait appris de Ximénès comment on commande, il apprenait maintenant comment on dirige. Il avait cru apprendre la guerre, et depuis deux mois, il apprenait la prudence, l’organisation, l’entêtement et la rigueur. Il apprenait surtout à posséder tout cela au lieu de le concevoir. Et, montant dans la nuit vers !’Alcazar où une fluide masse de feu ondulait comme une méduse incandescente, il s’apercevait qu’après onze heures de modifications apportées par Heinrich, il commençait à sentir en son corps ce qu’était une brigade en combat. Perdues dans la fatigue, des phrases de chefs d’armée bourdonnaient dans sa tête, mêlées au bruit du feu: « Le courage n’admet pas l’hypocrisie. -Ce qu’on écoute on l’entend, ce qu’on voit on l’imite», l’une de Napoléon, l’autre de Quiroga. Ximénès, lui, avait découvert Clausewitz; sa mémoire tournait à la bibliothèque militaire, mais la bibliothèque n’était pas mauvaise. La fournaise de l‘Alcazar se reflétait dans les nuages bas comme un ruisseau qui flambe se reflète dans la mer. Toutes les deux minutes, un canon lourd tirait sur le brasier. (…) p.258-259

L’Internationale

(…) – Il n’y a rien à foutre avec ce gouvernement disait la belette. Il y a plus de dix jours que je leur ai apporté toutes les indications pour la production massive du microbe de la fièvre de Malte. Quinze ans de recherches, et je ne demandais pas un sou: pour l’antifascisme! Ils n’en ont rien fait. C’était déjà la même chose avec ma bombe. Les autres seront là demain.-La barbe ! dit Garcia.Camuccini était déjà rentré dans la foule nocturne comme dans une trappe, l’accordéon ayant accompagné de /’Internationale son apparition et son plongeon.(…) p.363

(…) L’atmosphère des soirs historiques emplissait l’Alcala comme elle emplissait les rues étroites: toujours pas de canon, rien que les accordéons. Une bande de mitrailleuse. soudain, au fond d’une rue: un milicien tirait contre des fantômes. (…) p.364

(…) Le vieillard se retourna, et il dit, du ton dont il eût dit: hélas !-La qualité de l’homme…11 écouta encore, alla éteindre l’électricité, entrouvrit la fenêtre, par où entra l’Internationale au-dessus du bruit des pas. Dans l’obscurité, sa voix était plus assourdie encore, comme si elle fût venue d’un corps plus petit, plus triste et plus vieux:« Si les Maures entrent tout à l’heure, la dernière chose que j’aurai entendue sera ce chant d’espoir joué par un aveugle… » (…) p. 380

 Chant andalou

(…) Le ciel de l’après-midi d’été espagnol écrasait le champ comme l’avion à demi effondré de Darras écrasait là-bas ses pneus vides, déchirés par les balles. Derrière les oliviers, un paysan chantait une cantilène andalouse. Magnin, qui venait de rentrer du Ministère, avait reuni les equipages au bar.-Un équipage volontaire pour !’Alcazar de Tolède.li y eut un assez long silence, plein du bourdonnement des mouches. Chaque jour, maintenant, les appareils rentraient avec leurs blessés, réservoir en feu dans le soir ou dans le grand soleil, se traînaient en silence, moteurs coupés,-ou ne rentraient plus du tout. (…) p. 169-170

(…) – Annexez une clef anglaise et n’en parlons plus.lis partirent; avant Brihuega, ils avaient déjà trouvé trois camions chacun. Les chauffeurs amenés par Gartner et ceux de Ximénès prenaient le volant et suivaient-Notre petit air de noce andalouse me plaît, dit Manuel .-Nous sommes au kilomètre 88! leur cria un courrier.La victoire était dans l’air. (…) p.578

Phono/disques

(…) Près du bar, Scali, Marcelino et Jaime Alvear se passaient des jumelles. Jaime Alvear, qui avait fait ses études en France, avait été affecté comme interprète combattant à l’aviation internationale. Ce grand Peau-Rouge noir et bosselé, toujours giflé par ses mèches, était flanqué d’un petit Peau-Rouge cramoisi, Vegas, dit saint Antoine, qui, au nom de l’U.G.T., couvrait amicalement les pélicans de cigarettes et de disques de phono. Entre les deux, passait son long nez le basset noir de Jaime, Raplati, qui déjà tournait à la mascotte. Le père de Jaime était historien d’art, comme Scali. (…) p.86

(…) Plusieurs mercenaires, dont Sibirsky, avaient demandé à combattre sans solde un mois sur deux, désireux de n’être privés ni d’argent ni de fraternité. Chaque jour, Saint­ Antoine revenait chargé de cigarettes, de jumelles, de disques de phono, de plus en plus triste. Les avions partis sans chasse (avec quelle chasse fussent-ils partis ?) passaient la Sierra grâce à l’aube, à la prudence, à un combat engagé ailleurs, revenaient une fois sur deux, en écumoire. Au bar, la consommation d’alcool augmentait.(…) p. 180

(…) Shade s’arrêta à la première maison éventrée. La pluie avait cessé, mais on la sentait toute proche. Des femmes en châle noir faisaient la chaîne derrière les miliciens du service de secours qui tiraient des décombres un pavillon de phono, un paquet, un petit coffre…Au troisième étage de la maison, en coupe comme un décor, un lit pendait, suspendu par un pied à un plafond crevé; cette chambre avait vidé dans le ruisseau, presque sous les pieds de Shade, ses portraits, ses jouets, ses casseroles (…) p.413

Hymne

(…) Maintenant, à Madrid, des fascistes haïssaient le peuple, à l’existence de qui, un an plus tôt, ils ne croyaient peut-être pas, au point de ne plus voir que lui dans des gestes d’enfants qui jouaient à travers un square. Sans doute, à cette heure, les douze tueurs attendaient-ils leur victoire: cet après-midi, à la prison modèle, les prisonniers avaient chanté l’hymne fasciste. Et il devait se taire. Il savait qu’il ne faut pas tenter la bête en l’homme; que, si la torture apparaît souvent dans la guerre, c’est-aussi-parce qu’elle semble la seule réponse à la trahison et à la cruauté. (…) p.357

(…) Des coups de feu grêles, isolés. Et soudain, à contresens de la course des républicains, le vent apporta une musique de cuivres et de grosses caisses, celle des cirques, des foires et des armées. Quels chevaux de bois tournent encore ? se demanda Hernandez. Il reconnut enfin l’hymne fasciste: la musique du Tercio jouait sur la place de Zocodover. (…) p. 287

Réminiscence philosophique

Sophocle

(…) Quand j’ai su que vous viendriez ici, dit-il, j’ai feuilleté notre correspondance d’autrefois. J’ai retrouvé cette lettre, d’il y a dix ans, de l’exil. Il écrivait, au milieu: « Il n’ya pas d’autre justice que la vérité. Et la vérité, disait Sophocle, peut plus que la raison. De même que la vie peut plus que le plaisir et plus que la douleur. Vérité et vie est donc ma devise, et non raison et plaisir. Vivre dans la vérité, même si l’on doit souffrir, plutôt que raisonner dans le plaisir ou être heureux dans la raison… »(…) p.446

Sculpture.sculpteur, Lopez

(…) Jaime avait vu le canon. Il était manœuvré par un capitaine de la garde d’assaut qui n’était pas artilleur, et qui parvenait à tirer, mais non à pointer. A côté s’agitait le sculpteur Lopez, commandant de la milice socialiste dont Jaime faisait partie. La pers­ pective ne permettait pas de mettre le canon en batterie contre la porte; le capitaine tirait donc contre les murs, au jugé. Le premier obus-trop haut-était allé éclater en banlieue. Le second contre le mur de brique dans une grande poussière jaune. A chaque obus, le canon, qui n’était pas fixé, reculait rageusement, et les miliciens de Lapez, leurs bras nus tendus aux rayons de ses roues comme dans les gravures de la Révolution française, le ramenaient en place tant bien que mal. Un obus avait pourtant traversé une fenêtre et éclaté à l’intérieur de la caserne. (…) p.48

(…) Golovkine avait les pommettes marquées, toute la figure bosselée des paysans dans les sculptures gothiques. Shade, passé à Moscou pour un reportage, avait noté que les Russes, tout près de leur origine paysanne, ressemblent souvent aux figures occidentales du Moyen Âge: j’ai l’air indien, ce Russe a l’air laboureur, les Espagnols ont l’air cheval. .. (…) p.226

(…) – Reviens t’asseoir, tortue, dit Lapez. Les chats sont des saloperies inamicales, et peut-être fascistes. Les chiens et les chevaux sont des andouilles: tu ne peux rien en tirer en sculpture. Le seul animal ami de l’homme est l’aigle des Pyrénées. A mon époque des rapaces, j’avais un aigle des Pyrénées, c’est un oiseau qui ne se nourrit que de serpents. Les serpents coûtent cher, et comme je ne pouvais pas en barboter au Jardin des Plantes, j’achetais de la viande bon marché, je la découpais en lanières. Je les agitais devant l’aigle, et lui,-par gentillesse,- il faisait semblant de s’y tromper, et il les mangeait avec gloutonnerie. Ici Radio-Barcelone, dit le haut-parleur. Les canons pris par Je peuple sont en position contre la Capitania, où se sont réfugiés les chefs rebelles. En observant l’Alcala et en prenant des notes pour son article du lendemain, Shade remarquait que le sculpteur, avec son nez bourbonien, malgré sa lippe et sa crête de cheveux, ressemblait à Washington; mais surtout à un ara. D’autant plus que Lopez, pour l’instant, agitait les ailes.-En scène, là-dedans, gueulait-il: on tourne !Dans la pleine lumière des lampes électriques, Madrid, costumée de tous les déguisements de la révolution, était un immense studio nocturne. Mais Lapez se calma: des miliciens venaient lui serrer la main. Auprès des artistes qui fréquentaient la Granja, il était moins populaire pour avoir tiré comme au XVè siècle avec le canon de la Montagne, la veille, et même pour son talent, que pour avoir répondu naguère à l’attaché d’ambassade qui venait lui demander de sculpter le buste de la duchesse d’Albe: « Seulement si elle pose comme l’hip-popo-tame. » Le plus sérieusement du monde: toujours fourre au Jardin des Plantes, connaissant les animaux mieux que saint François, il affirmait que l’hippopotame venait quand on le sifflait, se tenait absolument tranquille et repartait quand on n’avait plus besoin de lui. L’imprudente duchP-sse l’avait d’ailleurs échappé belle: Lopez sculptait en diorite, et le modèle, après l’avoir entendu pendant des heures taper comme un maréchal-ferrant, voyait son buste «avancer» de sept millimètres. (…) p. 54-55

Statue

(…) Enrique avait pris son bras sous le sien, geste qui, venant de ce costaud, surprit Magnin. Il divisait les chefs communistes en communistes du type militaire et communistes du type abbé; qu’il dût mettre dans le second ce gars qui avait fait cinq guerres civiles, grand et fort comme Garcia, le gênait. Et pourtant, il trouvait que ces lèvres de statue mexicaine avançaient par instant comme une bouche de marchand de tapis.Que demandait la Sûreté ? Que les trois Allemands ne remissent plus les pieds sur un aérodrome. Krefeld, de l’avis de Magnin, était suspect, d’ailleurs incapable; le mitrailleur, qui s’était donné comme moniteur, ne savait pas se servir d’une mitrailleuse, et il était toujours au parti communiste quand Karlitch avait besoin de lui: ce dernier faisait tout le travail tout seul. L’histoire de Schreiner était tragique, et celui-là était sûrement innocent. Mais, de toute façon, il devait partir à la Défense Contre Avions. (…) p.183

(…) « J’attends plus pour mon Église de ce qui se passe maintenant ici, et même des sanctuaires brûlés de Catalogne, que des cent dernières années de la catholique Espagne, Garcia. Il y a vingt ans que je vois des prêtres exercer leur ministère, ici et en Andalousie; eh bien ! en vingt ans, l’Espagne catholique, je ne l’ai jamais vue. J’ai vu des rites et, dans l’âme comme dans la campagne, un désert… »Toutes les portes du ministère d’État, à la Puerta del Sol, étaient ouvertes. Avant le soulèvement, le hall avait abrité une exposition de sculptures. Et les statues de toutes sortes, groupes, nus, animaux, attendaient les Maures dans la grande salle vide où se perdait le bruit d’une lointaine machine à écrire: le ministère n’était pas complètement abandonné…Mais dans toutes les rues qui rayonnaient autour de la place, fidèles comme le brouillard, les mêmes ombres travaillaient aux mêmes barricades. (…) p.365

(…) « J’attends plus pour mon Église de ce qui se passe maintenant ici, et même des sanctuaires brûlés de Catalogne, que des cent dernières années de la catholique Espagne, Garcia. Il y a vingt ans que je vois des prêtres exercer leur ministère, ici et en Andalousie; eh bien ! en vingt ans, l’Espagne catholique, je ne l’ai jamais vue. J’ai vu des rites et, dans l’âme comme dans la campagne, un désert… »Toutes les portes du ministère d’État, à la Puerta del Sol, étaient ouvertes. Avant le soulèvement, le hall avait abrité une exposition de sculptures. Et les statues de toutes sortes, groupes, nus, animaux, attendaient les Maures dans la grande salle vide où se perdait le bruit d’une lointaine machine à écrire: le ministère n’était pas complètement abandonné.. (…) p. 371

(…) Il montait depuis deux heures au moins, lorsque finit le chemin accroché au pan de la montagne. Le sentier suivait maintenant à travers la neige une nouvelle gorge, vers la montagne plus haute et beaucoup moins âpre, que les avions voyaient à côté de l’autre quand ils partaient pour Teruel. Désormais, les torrents étaient gelés. A l’angle du chemin comme le pommier tout à l’heure, attendait un petit guerrier sarrasin, noir sur le ciel, avec le raccourci des statues à haut piédestal: le cheval était un mulet, et le Sarrasin était Pujol, en serre-tête. Il se retourna et, de profil comme sur les gravures, cria: « V’là Magnin ! » dans le grand silence.(…) p.550

Buste

(…) Entre les coups qui montaient du sol, assourdis par l’épaisseur des fleurs de marronniers pourries, on entendait une cloche ancienne. -Une église, en ce moment ? demanda Manuel. -On dirait plutôt une cloche de jardinier, répondit Lopez. -Ça vient du côté de la gare. D’autres cloches et clochettes, des timbres de vélos. des trompes d’autos, et même des casseroles accompagnaient maintenant la cloche. Les épaves du rêve révolutionnaire, sabres, couvertures rayées, robes de rideaux, fusils de chasse, – même les derniers chapeaux mexicains-revenaient du fond du parc vers ce tam-tam qui ralliait les tribus. -Dire que la moitié au moins sont braves… dit Manuel. -Quand même, disait Lopez, ça s’est fort, tortue: ils n’ont pas bousillé un seul buste ! Le long du parc, les célèbres bustes de plâtre, éclairés en rose par la réverbération des briques anciennes, étaient intacts sous les platanes de contes. Manuel ne les regardait pas.
Tournoyant comme une volière rapportée d’Amérique par les princes pour leur jardin d’Aranjuez, le carnaval dégringolait vers la gare sous les arcades de briques, dans la lumière rose des perspectives royales. (…) p.309-310

(…) Manuel, affalé sur une cathèdre dans la cellule du supérieur d’un couvent, regardait, non sans hébétude, les bustes de plâtre du parc luire faiblement dans la nuit de jardin persan. Lopez proposait d’emporter les bustes à Madrid, et de les remplacer après la victoire par des animaux« significatifs». Mais Manuel n’écoutait pas. Dès qu’il avait quitté Lopez, il avait filé au Comité de Front populaire. Là, il avait trouvé quelques débrouillards qui connaissaient bien la ville. Ils lui avaient déniché ce couvent, réuni six cents paillasses, lits ou matelas. Les petites filles de l’orphelinat, couchées par deux, avaient fourni la moitié de leur literie; tout ce qui restait disponible dans les couvents, casernes ou corps de garde avait été apporté. Pour les autres, de la paille et des couvertures. (…) p.317

(…) Leclerc le regarda obliquement, hargneux cette fois.-Ça te regarde? Je suis un mercenaire de gauche, tout le monde le sait. Mais si je suis ici, c’est parce que je suis un dur. J’ suis un invétéré du manche. Le reste, c’est pour les nouilles flexibles déprimées et journalistes. Chacun son goût, excusemoi. Tu m’as compris ? Plus maigre que jamais, narines ouvertes et cheveux écartés, ses mains de singe serrées contre une bouteille de rouge, buste en arrière, le front plissé, il tenait toute la table où le malaise courait
comme un furet Gardet, rapproché de Jaime, frottait sa brosse d’amère en avant et souriait. (…) p.341

(…) Sur la route, avec eux à leur manière, des deux cent mille habitants de Malaga, cent cinquante mille êtres sans armes fuyaient jusqu’à la mort le « libérateur de l’Es­ pagne ».Ils s’arrêtèrent à mi-hauteur du talus. « On a du culot, pensait Attignies, de dire que les blessures de balles ne font pas mal ! »; et l’eau de mer n’adoucissait rien. Au­ dessus du remblai, les bustes inclinés avançaient toujours vers l’ouest, au pas ou à la course. Devant nombre de bouches un poing tenait un objet confus, comme si tous eussent joué de quelque silencieux clairon, ils mangeaient. Une herbe courte et large, du céleri peut-être. « Il y a un champ», dit le milicien. Une vieille femme dévala le talus en hurlant, s’approcha d’Attignies et lui tendit une bouteille. « Mes pauvres enfants, mes pauvres enfants ! »(…) p. 507

(…) Sous la première république, un Espagnol, qui faisait la cour à sa sœur, à qui il ne plaisait ni ne déplaisait, l’avait emmenée un jour à sa maison de campagne, vers Murcie. C’était une folie de la fin du XVlllè des colonnes crème sur des murs orangés, des décorations de stuc en tulipes et des buis nains du jardin dessinant des palmes sous les roses grenat. L’un de ses possesseurs y avait fait bâtir jadis un minuscule théâtre d’ombres, trente places; lorsqu’ils entrèrent, la lanterne magique y était allumée, et des ombres chinoises tremblotaient sur l’écran minuscule. L’Espagnol avait réussi: elle avait été sa maîtresse ce soir-là. Scali avait été jaloux de ce présent plein de rêves.
Descendant vers le torrent, il pensait aux quatre loges saumon et or qu’il n’avait jamais vues. Une maison à ramages, avec des bustes de plâtre entre les feuilles sombres des orangers… Son brancard passa le torrent, tourna. En face, reparurent les taureaux, Espagne de son adolescence, amour et décor, misère ! L’Espagne, c’était cette mitrailleuse tordue sur un cercueil d’Arabe, et ces oiseaux transis qui criaient dans les gorges. (…) p. 557

L’Alcazar /Musée de Santa Cruz

(…) Le Négus revint du couloir. Les miliciens commençaient à rallumer les lampes­ tempête. -N’est pas sauvage qui veut, dit-il à Hernandez. Il s’en est fallu d’un quart de seconde. Avant que je ne tire, il avait le temps de diriger sa lance sur moi.« Je le regardais. C’est drôle, la vie…« Ça doit être difficile, brûler vif un homme qui vous regarde… »Le couloir de sortie était noir, sauf, au bout, le rectangle de demi-jour de la porte. Le Négus alluma une cigarette; et tous ceux qui les suivaient firent de même à la fois: le retour à la vie. Chaque homme apparut une seconde dans la courte lueur de l’allumette ou du briquet; puis tout retourna à la pénombre. Ils marchaient vers la salle du musée de Santa Cruz.-II y a un avion au-dessus des nuages, criaient des voix dans la salle.(…) p.157

(…) – Qu’est-ce que c’est que la femme? demanda Pradas.-Pas question, vicieux. Je ne la connais pas, mais ce n’est pas une jeune femme.-Alors quoi? dit Golovkine. De l’espagnolisme ?-Ça vous satisfait, ce genre de mots? Il déjeune à Santa-Cruz, allez-y. Vous n’aurez pas de peine à être invité: il y a des communistes.Parmi les miliciens de toutes sortes passait la Terreur de Pancho Villa. Shade prit conscience que Tolède était une petite ville, dans la guerre comme dans la paix; et qu’il allait y rencontrer chaque jour les mêmes originaux, comme, naguère, il y rencontrait chaque jour les mêmes guides et les mêmes retraités.-Chez les fascistes, dit-il, on n’attaque pas entre deux et quatre, à cause de la sieste. Ne vous faites pas d’opinion trop vite sur ce qui se passe ici.Vus du côté de l’Alcazar, les sacs de sable et les matelas rayés des barricades, presque intacts du côté de la ville, étaient troués comme le bois piqué aux vers. La fumée couvrit tout d’ombre. L’incendie poursuivait sa vie indifférente: dans ce calme bizarre de suspension de combat, vers !’Alcazar, une nouvelle maison venait de se mettre à brûler. (…) p.231

(…) Deux tables à angle droit occupaient le coin d’une salle du musée de Santa Cruz. Quelques boute-entrain s’agitaient dans la pénombre. Les points de lumière qui venaient toujours des trous des briques accrochaient les fusils croisés sur les dos; dans l’odeur espagnole d’huile d’olive brute, au milieu d’un amoncellement de fruits et de feuilles, brillaient vaguement les taches suantes des visages. Assis par terre, la Terreur de Pancho Villa réparait des fusils.L’attitude de Hernandez était d’autant plus simple que sa taille voûtée prêtait moins aux poses martiales; son escorte, à l’autre table, jouait à la garde. Aucun des blessés n’avait changé son bandeau. « Trop heureux de leur sang », dit Pradas à mi-voix. Golovkine et Pradas venaient de s’asseoir en face de Hernandez qui parlait avec un autre officier. Le capitaine, une tache de lumière sur le front, une autre sur son menton en galoche de compagnon de Cortez, ne semblait pas d’une autre nation que le journaliste russe, mais d’une autre époque. Tous les miliciens étaient pointillés de soleil. (…) p.232

(…) Un milicien apportait un magnifique jambon aux tomates, cuit à l’huile d’olive, dont Shade avait horreur. Le Négus ne se servit pas.-Vous détestez /’aceite, vous, un Espagnol? demanda Shade intéressé par toute question de cuisine.-Je ne mange jamais de viande: je suis végétarien.Shade prit sa fourchette: elle était aux armes de l’archevêché.Tous mangeaient. Dans les vitrines modernes du musée, verre, acier etaluminium, tout était en ordre, sauf de petits objets pulvérisés sur place par les balles, un trou net entouré de rayons dans le verre devant eux. (…) p.234

(…) Hernandez, qui savait qu’on avait appelé Garcia au téléphone, l’attendait pour revenir au musée.-Vous avez dit une chose qui m’a frappé: c’est qu’on ne fait pas de politique avec de la morale, mais qu’on n’en fait pas davantage sans. Vous auriez fait porter la lettre ?-Non. Le bruit d’armes au repos, les bassines militaires dans le soleil de midi, l’odeur des morts, tout évoquait si bien le chahut de la veille qu’il semblait impossible que la guerre cessât. li restait moins d’un quart d’heure avant la fin de l’armistice; déjà la paix était du pittoresque et du passé. Le pas silencieux et allongé de Hernandez glissait à côté du pas solide de Garcia. – Pourquoi?-Un: ils n’ont pas rendu les otages. Deux: du moment que vous avez accepté une responsabilité, vous devez être vainqueur. C’est tout.-Permettez, je ne l’ai pas choisie. J’étais officier, je sers comme officier.-Vous l’avez acceptée.-Comment voulez-vous que je la refuse ? Vous savez bien que nous n’avons pas d’officiers… (…) p. 247

(…) La face éclairée en orangé par les courtes flammes rageuses de !’Alcazar, il montait à Santa-Cruz, à travers le vent, une tige de fenouil à la main, voir l’état de la mine. Heinrich, dans la ville, sa nuque rasée d’officier allemand faisant des plis comme un front, attendait le téléphone de Madrid. Quand retombait avec le vent le bruit du canon et des fusils, un autre bruit continuait, faible et poignant; le bruit crépitant, étouffé des flammes du toit de !’Alcazar. Ce bruit-là s’accordait à l’odeur qui rendait dérisoire le canon, les appels éloignés, et tout ce qui venait de l’agitation des hommes:l’odeur de feu et de cadavres mêlée, si épaisse qu’il semblait que !’Alcazar n’y pût suffire, qu’elle ne pût être que l’odeur même du vent et de la nuit. Il était devenu indispensable de jeter les milices de Tolède dans la bataille du Tage. A l’exception des souterrains, l’Alcazar devait sauter dans la nuit, et on évacuait la ville. Des paysans passaient, avec leurs cochons et leurs chèvres, en longues files silencieuses dans la nuit rouge, éclairées non par
!’Alcazar mais par l’incendie des nuages. Quand Manuel arriva dans la salle de Santa­ Cruz, l’un des commandants de Tolède était là. Quarante ans, la casquette d’uniforme en arrière de la tête.(…) p.259-2601

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TABLE DES MATIÈRES

 

Ι . INTRODUCTION.. ECRITURE.

1. LA ΝΟΤΙΟΝ D’HEROlSME

2.1.1.  LΑ PRESENCE DU NARRATEUR

2.1.2. LA PRESENCE D’UN HEROS LITTERAlRE

2.1.3. LE  HEROS CINEMATOGRAPHlQUE

2.1.4. LE  HEROS SELON LES MAITRES DΕ LΑ PElNTURE

2.1.5. LE  HEROS MUSlClEN

2.1.6. LE  HEROS DESSlNATEUR DE MODE

2.2. LA  PERCEPTION DU ROMANCIER

2.3.  L’ACTE DE L’ ECRITURE

2.3.1. L’ ECRlTURE MILITANTE

2.3.2. LES TRACES DE LA LITTERATURE ESPAGNOLE

2.4. LA  ΝΟΤΙΟΝ D’ « L’ILLUSION LYRlQUE »

2.4.1. LE LYRISME

2.4.2. LA  ΝΟΤΙOΝ DE ROMANESQUE

2.4.3. LA ΝΟΤΙΟΝ ROMANTlQUE

2.4.4. CONNOTATIONS CINEMATOGRAPHlQUES ΕΤ THEATRALES

3. DISCOURS

3.1. LE DlSCOURS lNSPlRE DE L’ART

3.1.1. LA NARRATION

3.1.2. CONTRASTES : LE STYLE

3.1.3.  CONTRASTES : L’ ART

3.2 . LE DlSCOURS lNSPlRE DE LΑ MUSlQUE

3.2.1. LA  MUSlQUE

4. LES. ARTS MUSICAUX

4.1. LA MUSlQUE lNSTRUMENTALE

4.1.1. CONTRASTES MUSlCAUX

4.1.2. CONTRASTES : MUSlQUE lNSTRUMENTALE vs ART

4.2.  LA MUSlQUE VOCALE

4.3.  LA MUSlQUE POPULAlRE

4.3.2.  CONTRASTES : LA VOIX HUMAlNE vs LA RADlO

4.3.3.  CONTRASTES : CHANT MILITANT vs CHANT D’OPERA

4.4.  OPPOSITION: MUSlQUE CHORALE vs ART

4.4.1. CONTRASTES : CHANT RELlGlEUX vs CHANT POLlTlQUE

4.5. LA  MUSlQUE MECANlQUE

4.5.1.  CONTRASTES : CHANT RELlGlEUX SUR DISQUE vs MUSlQUE lNSTRUMENTALE SUR DlSQUE

4.5.2. CONTRASTES : CHANT CHORAL RADlOPHONlQUE vs VOlX VIVANTE

4.5.3. LA  MUSlQUE MECANIQUE  vs LA VISIOΝ

4.5.4. L’ HYMNE FASCISTE : DIFFUSlON RADlOPHONlQUE

4.5.5.  CONTRASTE : PlANO vs CHANT

5.1. L’ ART PICTURAL

5.1.1. LA  PEINTURE, LE TABLEAU, LA TOILE

5.2 . LES ARTS PLASTIQUES

5.2.1. LA  SCULPTURE, LES BAS-RELIEFS

5.2.2.  L’ OPPOSITION : DANSE vs STATUE

5.2.3. LA  STATUE

5.2.4. LE BUSTE

5.3. L’ ARCHITECTURE

5.3.1. LES  MONUMENTS HISTORIQUES

CITATIONS ANNEXES

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BIBLIOGRAPHIE

 

Malraux, André, L’Espoir, Gallimard, « Edition « Folio », 1990 (1937)

Arnold, Denis, Dictionnaire encyclopédique de la musique, Robert Laffont, 1988

Laffont-Bompiani, Dictionnaire des personnages, Robert Lafont, 1994 (1960)

***

UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par M. Werner KUHN dans le cadre de l’option de littérature « Concepts pour une lecture critique« , pour l’obtention du
DIPLÔME D’ETUDES FRANCAISES (Hiver 1994/95)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

 

Le Silence de la mer et la littérature, un texte de Jean-Michel DELACOMPTÉE

 

«  »Dans Le Silence de la mer, le film de Jean-Pierre Melville d’après le roman de Vercors dont l’histoire se passe sous l’Occupation dans un village du centre de la France, l’officier allemand qui s’est installé chez le vieil oncle et sa nièce parcourt du regard les rayons de la bibliothèque de ses « hôtes ». L’oncle se souvient, et sa voix en off commente la scène où l’officier, amoureux de la culture française, énumère les noms qu’il lit sur les reliures : « Chateaubriand, Corneille, Descartes, Fénelon, Flaubert. L’officier s’interrompt à la lettre F et mentionne les auteurs qu’il aurait cités s’il avait poursuivi l’énumération :  » … ni Racine, ni Pascal, ni Stendhal, ni Voltaire, ni Montaigne, ni tous les autres ! Les Anglais, reprit-il, on pense aussitôt : Shakespeare. Les Italiens : Dante. L’Espagne : Cervantès. Et nous (les Allemands), tout de suite : Goethe. Après, il faut chercher. Mais si on dit : et la France ? Alors qui surgit à l’instant ? Molière ? Racine ? Hugo ? Voltaire ? Rabelais ? Ou quel autre ? Ils se pressent, ils sont comme une foule à l’entrée d’un théâtre, on ne sait pas qui faire entrer d’abord ! »
Pour les auteurs français, de la lettre C à la lettre F, on a déjà cinq écrivains illustres. Si l’on poursuit jusqu’à l’initiale de Zola, il est loisible d’en faire défiler une bonne quinzaine d’autres. Il n’y a d’ailleurs pas que des romanciers, mais des poètes, des dramaturges, des mémorialistes, des philosophes, des évêques.

Le roman de Vercors a été écrit en 1941   et le film de Melville tourné en 1947. Pour l’officier allemand, la littérature définissait la France, la musique l’Allemagne, et pour le public de l’époque où fut tourné le film, cette opinion relevait de l’évidence. Il est douteux qu’à présent un industriel de la Rhur de passage à Paris professe la même. Il figurerait l’Hexagone par d’autres traits, au mieux par la richesse de sa gastronomie, la diversité de ses paysages, et insisterait sur sa croissance molle, le déficit de son commerce extérieur, etc. Peu de chances qu’il définisse la France par sa littérature. D’abord parce que l’industriel, en bon Européen moderne, se ficherait comme d’une guigne de la littérature. Ensuite parce que la France ne se distingue plus du reste du monde par sa production littéraire (ni par son cinéma, ni par ses productions artistiques en général). L’offre culturelle de Paris n’a pourtant pas d’équivalent, elle reste exceptionnelle : musées, expositions, pièces de théâtre, concerts, films de toute provenances, riches bibliothèques publiques, librairies copieuses. »

Jean-Michel DELACOMPTÉE, Notre langue française, Paris, Fayard, 2018, pp. 55-57.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La représentation de la femme dans les « Nouvelles Orientales » de Marguerite YOURCENAR


Introduction

Ce travail a pour but de déterminer les caractéristiques les plus marquantes du type féminin dans les Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar. Nous essayerons de définir les traits inhérents à cette représentation du féminin et, en nous référant au texte source, citerons des exemples à l’appui de nos suppositions pour ensuite en proposer une interprétation. Nous parlerons également de l’élément autobiographique et auto-projectif, qui a exercé une forte influence sur cette œuvre, de la mythification de la femme et des raisons possibles du choix des mythes et des contes empruntés aux « cultures barbares » comme moyens d’expression et finalement du langage des symboles employés par l’auteur.

Nous n’en sommes pas moins conscients qu’une certaine part de subjectivité est inévitable dans ce genre de recherche.



I. La spécificité de la vision de la femme par Yourcenar

1. Le contexte « historique » des Nouvelles

Le recueil des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, « écrit entre 1932 et 1937, publié en 1938, a été modifié et en partie réécrit lors de sa réédition de 1963, et enfin a été augmenté d’un récit et d’un post-scriptum en 1978 . »
Comme le constate Josyane Savigneau, ces années sont « une période presque vide dans sa carrière littéraire ». La jeune femme voyage beaucoup. Elle va souvent en Grèce où elle passe plusieurs mois chaque année. « A partir de 1932 et jusqu’en 1939, la vie de Marguerite Yourcenar, de son propre aveu, est « centrée sur la Grèce ». De plus, elle fait une longue croisière qui la conduit à Istanbul avec André Embiricos à qui elle dédiera les Nouvelles. Ce sont les années au cours desquelles « la notion même du mythe a joué un rôle vraiment essentiel » ; notion dont seront nourris trois des ouvrages écrits pendant cette période : Feux, Nouvelles orientales et Les Songes et les Sorts.
C’est aussi la période où Yourcenar vit, selon sa propre confession, une crise passionnelle. Son amour est impossible. Sa passion est sans espoir, car l’homme de sa vie est un homosexuel. Il s’appelle André Fraigneau. Il est son éditeur.
L’opinion de ce dernier sur les sentiments de Marguerite est d’une franchise frappante, presque cruelle. Mais il nous permet d’avoir une idée plus claire du caractère et des habitudes de la jeune femme. En décrivant Yourcenar à cette époque, Fraigneau constate :

« Physiquement, je la trouvais plutôt laide. Je comprends qu’elle ait pu attirer les femmes qui aiment les femmes, mais elles devaient bien être les seules à lui trouver de la beauté. Elle, elle aimait l’amour, c’est évident. Elle aimait les bars, l’alcool, les longues conversations. Elle cherchait sans cesse à séduire. Elle a essayé avec plusieurs de mes amis. (…) j’ai simplement été un « objet » pour une passion dont elle avait envie. (…) Elle était le type même de la femme qui aime les femmes. Pourtant, j‘ai vite compris qu’elle rêvait d’être la maîtresse d’hommes qui aiment les hommes ».


C’était donc pour la jeune écrivaine des années de voyages, de nombreuses aventures avec des femmes comme avec des hommes, une grande passion désespérée, une vie sociale active.


2. La femme comme état métaphysique.

Tout au long des Nouvelles, l’auteur est à la recherche de l’image de la femme parfaite. Mais il ne s’agit pas de la femme au sens traditionnel. Pour Yourcenar, il n’est pas nécessaire d’être une femme dans le sens biologique pour être une femme. L’auteur féminise des objets (la mer), des plantes (les fleurs), des animaux (les hirondelles), voire des hommes (le disciple Ling). Nous rencontrons souvent dans ses récits des créatures « hybrides » : femmes-animaux, femmes-oiseaux, femmes-hommes, mère-mer. La dualité est une constante de cette oeuvre. Elle est aussi présente dans ce qui concerne le champ émotionnel de son oeuvre : l’amour et la haine, la vie et la mort y vont toujours côte à côte.

On dirait qu’elle tente de cerner les limites de ce qu’est une femme. C’est comme si elle dessinait le portrait de La Femme non pas en décrivant la femme elle-même, mais en se portant aux marges de ce qui n’est déjà plus une femme et de ce qui l’est encore un peu.
Pour elle, une femme est plus qu’un corps physique/biologique. Dans ses Nouvelles, on peut être femme en n’ayant aucune des caractéristiques physiques d’une femme. La femme est un état métaphysique. Le disciple Ling (qui est un homme) dans Comment Wang Fô fut sauvé est « la femme » de son maître, le peintre Wang-Fô. Les Néréides sont des hybrides de femmes-déesses et d’animaux de la forêt. La mère est souvent symbolisée par son homonyme – la mer. La mort elle-même est féminisée dans Kâli décapitée. Nous citerons des passages illustrant ces remarques dans les chapitres qui suivent.


3. L’élément autobiographique et autoprojectif.

La mère de Marguerite est morte à sa naissance. Ce fait a eu de nombreuses conséquences sur la façon dont notre auteur percevait le monde. D’abord, et dès le début de sa vie, son environnement familial est amputé de la relation traditionnelle que l’on considère généralement comme un facteur d’équilibre : mère-père-enfant. Elevée par son père, elle n’a pas de modèle féminin à imiter. A cause de la mort de sa mère, elle se sent à la fois coupable et trahie.

Si l’on se souvient que les Nouvelles sont l’une de ses premières créations, on comprend que ce livre illustre la recherche personnelle de la jeune femme, sa quête de réponses aux questions existentielles, ses tâtonnements sur son chemin dans la vie. Mais, pour Marguerite, cette quête est surtout définie par un profond désir de fusion avec le corps maternel, par des types de représentations et de comportements hérités de son père (comme, par exemple, l’image dégradée de la femme). Dans son œuvre, elle essaie de comprendre ce qu’est une femme, ce qu’est son rôle dans l’amour, dans la société, dans les relations avec un homme, un enfant (le sien), la nature, d’autres femmes, elle-même. Toutes questions auxquelles un enfant élevé dans une famille « traditionnelle » obtient naturellement des réponses en observant ses parents, leurs relations et en imitant et adoptant leurs schèmes de comportement.


4. Le mythe et le conte.

Yourcenar s’inspire souvent d’anciennes légendes, balades ou mythes. Toutefois, l’écrivain ne se limite pas à les paraphraser. Elle les utilise comme source d’inspiration et les développe selon sa volonté créative.
Même quand le texte ne s’appuie pas sur une base préexistante, l’auteur s’efforce de nous faire croire que l’histoire racontée s’est réellement passée il y a peu de temps. La forme de la nouvelle lui permet une plus grande liberté d’expression que le mythe ou le conte. Néanmoins, les personnages gardent la « rigidité » des héros mythiques.

Ils ont toujours des rôles nettement définis qui peuvent être comparés aux masques du théâtre grec, qui nous montrent dès le premier abord la nature du personnage représenté et ne changent pas d’expression tout au long de la pièce. Cette comparaison est flagrante lorsque l’on se souvient que dans le théâtre de la Grèce antique les rôles féminins étaient joués par des hommes.
Chaque personnage féminin, dans les Nouvelles orientales, est très « catégorique », « absolu ». Il ne change pas au fur et à mesure du développement du sujet. Il n’est jamais « un peu » ou « à moitié » : une bonne mère l’est à cent pour cent, comme l’est aussi une mauvaise mère. Les femmes, chez Yourcenar, vont jusqu’à la mort dans la vengeance comme dans l’amour. Elles ont toutes une sorte de « devoir-mission », qui détermine l’Acte à accomplir. Et ce dernier est finalement le but de leur existence. Cette particularité de la femme yourcenarienne fait elle aussi penser à la tragédie grecque. Nous trouvons dans les Nouvelles plusieurs exemples de ce « devoir ». Il y a la Dévotion : le disciple Ling (qui est, selon nous, un personnage féminin) vit et meurt pour son maître, le peintre Wang Fô, et la mort même ne peut l’empêcher d’accomplir sa mission (il revient pour sauver le vieillard) ; la Vengeance : la veuve du pacha de Scutari, dans sa rage de vengeance, invente jusqu’à son dernier soupir les tortures les plus cruelles pour punir Marko, son amant ingrat ; la Maternité : la jeune femme du Lait de la Mort se donne jusqu’a son dernier souffle à son enfant ; l’Amour impossible : La Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent vient rejoindre l’homme qu’elle aime dans son renoncement au monde et dans son dépouillement ; la Volupté : le jeune Panégyosis (un autre personnage travesti) renonce au monde « réel » au nom des plaisirs secrets de l’univers des Néréides ; la Fidélité à sa religion et/ou l’authenticité : les Nymphes qu’on tue parce qu’elles sont différentes des hommes ; l’Amour-passion : la veuve Aphrodissia pour laquelle la vie devient impossible sans son amant ; Le Désespoir : la déesse au corps de prostituée, Kâli, est condamnée à errer à travers le monde qu’elle hait.


5. Le travestissement : l’indistinction des sexes.

5.1 Le disciple Ling : épouse fidèle


La frontière entre le masculin et le féminin n’est pas clairement marquée. Yourcenar utilise souvent des personnages masculins pour transmettre sa propre vision du monde. « Pour elle, écrire, c’était affirmer une identité qui transcende l’opposition homme-femme », affirme Simone Proust . Elle constate aussi que la thèse « de l’indistinction des sexes » est essentielle pour Marguerite Yourcenar .
Des personnages dénotés comme « homme » dans le récit jouent, dans la réalité textuelle, des rôles féminins.
C’est notamment le cas du disciple Ling, car :
– En dessinant son portrait, au début de la nouvelle, Marguerite Yourcenar lui confère déjà des traits féminins :

« Cette existence soigneusement calfeutrée l’avait rendu timide : il craignait les insectes, le tonnerre et le visage des morts . »

– Le passage cité ci-dessous, notamment les mots « miroir » et « talisman », est très parlant. En regardant sa femme, il se voit lui-même, comme dans un miroir :

« Après les noces, …[Ling] resta seul dans sa maison …en compagnie de sa jeune femme, qui souriait sans cesse… Ling aima cette femme au cœur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protègerait toujours ».

– Puis, dans le récit, il rencontre le peintre Wang-Fô, qui lui ouvre un nouveau monde :

« comprenant que Wang Fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuves (schème oriental type du comportement masculin traditionnel), Ling coucha respectueusement le vieillard (schème oriental typique du comportement féminin traditionnel) dans la chambre où ses père et mère étaient morts

« Ling mendiait la nourriture, veillait sur le sommeil du maître »

Ici l’on reconnaît le modèle de la relation homme-femme – classique dans la mentalité orientale et qui correspond aussi à la symbolique du Ying et du Yang – où Ling (notez que son nom est presque homophone de Ying) s’occupe des tâches ménagères, est soumis à son maître et ne voit le monde qu’à travers ses yeux, bref, n’existe pas sans lui. Ling loge et nourrit le peintre, ce qui est d’habitude la fonction de la femme.

– Plus loin dans le texte, Wang Fô peint Ling habillé en femme :

« Depuis des années, Wang-Fô rêvait de faire le portrait d’une princesse d’autrefois (…). Aucune femme n’était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisqu’il n’était pas une femme . »

5.2  Panégyotis : amante des femmes mystiques

Si nous examinons attentivement le personnage de Panégyotis, nous remarquons que c’est l’écrivaine elle-même qui parle à travers le jeune insensé. Nous pourrions observer dans cette nouvelle
– un reflet de la bisexualité de l’auteur
– la valorisation de la sensualité
– une confusion entre le féminin et le masculin

Yourcenar se sert d’un personnage masculin pour exprimer sa propre perception du monde.

Il existe « deux mondes » dans ce récit : le monde réel, celui des hommes, et le monde mythique/fantastique, celui de Nymphes. Selon le texte, on devient sourd et fou pour le monde réel si l’on s’approche des Nymphes, car l’on entre de ce fait dans le monde fantastique. Nous pouvons dire aussi que l’on est jugé, dans ce cas, différent, déficient, méritant le mépris et la pitié, incompréhensible pour la société « réelle». Connaissant certains faits de la vie de Yourcenar, nous pourrions établir ici un lien avec sa bisexualité. Dans le texte, elle se dessine en homme, tandis que l’acte d’amour décrit dans la nouvelle fait penser à celui qui peut avoir lieu entre deux femmes :

« Les Néréides ont ouvert au jeune insensé l’accès d’un monde féminin aussi différent des filles de l’île que celles-ci le sont des femelles du bétail ; elles lui ont apporté l’enivrement de l’inconnu, l’épuisement du miracle, les malignités étincelantes du bonheur . »

Panégyotis fait donc partie du monde des Nymphes. Quelques lignes plus haut, nous lisons :

« … les baisers de Panégyotis dévorant ces chevelures qui lui donnent l’impression de mâchonner du miel ; son désir se perdant entre ces jambes blondes. De même qu’il n’y a pas d’amour sans éblouissement du cœur, il n’y a guère de volupté véritable sans émerveillement de la beauté. Le reste n’est tout au plus que fonctionnement machinal, comme la soif et la faim. »

On pourrait comprendre ici que dans l’acte sexuel « idéal » il n’y a pas ce « fonctionnement machinal » qu’on peut associer à l’acte sexuel « traditionnel », entre un homme et une femme. Il pourrait donc s’agir de l’acte sexuel impliquant deux femmes, dans lequel cette mécanique physiologique est absente.

Le personnage est donc un homme, mais il appartient au monde des femmes mythiques et, qui plus est, il les aime comme une femme. Nous percevons ici une confusion entre le masculin et le féminin. Comme si, selon l’auteur, l’on pourrait être une femme ou un homme, selon son choix et selon la situation où l’on se trouve. On peut alors parler d’une indistinction des sexes.
L’on pourrait aussi établir un parallèle entre la vie du héros de la nouvelle et la vie de l’écrivain.

– L’écrivaine se croit un homme et est attirée par les femmes. Donc, un travestissement femme-homme a lieu.
(Comme nous l’avons déjà noté, Marguerite a été élevée par son père. Cela a eu pour conséquence que les modèles de comportement de la jeune fille sont des modèles masculins. L’absence de la mère rend son désir de « fusion » avec le corps maternel particulièrement compulsif.)
– Elle vient d’une famille aisée.
– Son comportement (son travestissement) est vu comme différent et pervers par la société traditionnelle qui a une opinion défavorable des relations homosexuelles.
– Toutefois, elle a son cercle d’amis et d’admirateurs.

– Panégyotis est un jeune homme.

(Toutefois, après sa rencontre avec les Néréides, il est dépeint plutôt comme une femme). Donc, un travestissement homme-femme est présent.

– Il vient d’une famille aisée.
– Après son travestissement, il est vu comme « fou » et différent après sa rencontre avec les merveilleuses femmes mystiques (cette rencontre le transforme en une femme).
– Dimitriadis, « un homme riche » et « raisonnable » voudrait être à sa place/l’envie.


6. L’élément sado-masochiste

6.1 Sur la présence de ce phénomène chez M. Yourcenar

Il est incontestable que notre perception du monde, nos relations envers l’Autre et nous-même et notre sexualité sont étroitement liés à l’environnement familial et socioculturel de notre enfance. Marguerite a été élevée par un père qui « méprisait ouvertement les femmes et [voyait] seulement en elles un objet de plaisir ». Comme tout enfant, Marguerite a adopté inconsciemment son attitude. En outre, la bonne qui avait remplacé sa mère durant les premiers huit ans de sa vie a été renvoyée sans explication ni préavis après qu’on eut découvert qu’elle « fréquentait des messieurs ». Comme le constate Simone Proust, « cette mère marquée par la dévalorisation sociale, devenue une bonne que l’on renvoie, donne forcément une image dégradée de la femme ». La jeune fille a hérité de son entourage une vision déformée de la femme qui fait d’elle un être à la merci de l’homme, qui sert à faire le ménage et à satisfaire ses besoins sexuels. L’écrivain étant elle-même une femme, cette dépréciation rejaillit, en quelque sorte, jusque sur elle-même. Le manque d’amour maternel conforte cette attitude paradoxale.
Le résultat est que :
– elle est fortement attirée par les femmes (cf. le désir aigu de la fusion avec le corps maternel)
– elle les méprise et leur attribue le rôle d’un être soumis, à la disposition de l’homme et source de plaisir sexuel pour lui (le modèle de comportement de son père)
– elle se méprise elle-même car elle est aussi une femme

Ce dernier point explique l’agressivité envers elle-même comme envers les autres femmes qu’on observe dans ses œuvres, notamment dans les Nouvelles orientales.

6.2 Classification : la femme dominante et la femme dominée

Les personnages féminins du livre peuvent être partagés en deux catégories selon la direction de leur agressivité : des femmes dominantes et des femmes dominées. Chez beaucoup d’héroïnes, la tendance sadique ou la tendance masochiste est très prononcée. Ce dernier point explique l’agressivité envers elle-même et vis-à-vis des autres femmes que l’on observe dans ses œuvres, notamment dans les Nouvelles orientales.
Nous proposons de résumer cela par le tableau ci-dessous :


position
opposition
dominante
dominée

Femmes mythiques :
Les Néréides
Les Nymphes-hirondelles

Femmes réelles :
Les mères

Femmes amoureuses :
La gitane
La veuve du pacha
La Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent
Ling
L’épouse de Ling
La jeune mère
La veuve Aphrodissia


6.3 La tendance sadique et la tendance masochiste

« Il existe aussi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar toute une série de femmes malmenées, dégradées, humiliées », constate Simone Proust. Les Nouvelles orientales n’y font pas exception. Nous remarquons souvent une attitude sadique envers la femme, que ce soit de la part de l’homme, d’autres femmes, de la société en général ou de la femme elle-même. Elle est mise ou elle se met dans un contexte humiliant, dénigrant. Elle est soumise à la volonté de l’homme, de la société ou aux circonstances. Nous découvrons toutes sortes de relations très complexes dont l’élément sado-masochiste fait souvent partie. Ces relations sont difficiles à classifier, car il n’est pas toujours évident de distinguer où, par exemple, se termine le sacrifice et où commence le masochisme. En outre, nous observons de nombreux cas où une femme ne sépare pas sa personnalité de celle de son conjoint et se considère comme « morte », au sens propre ou au sens figuré, dès que son lien avec lui est rompu. Peut-on voir là aussi une tendance masochiste ? Peut-être…
Nous allons néanmoins tenter de différencier quelques types de relations parmi les plus évidents.
Nous pouvons distinguer trois types de relations qui impliquent des éléments sadiques ou masochistes :

Type de relation 1 :

H O M M E – F E M M E SADIQUE MASOCHISTE

Nous parlerons d’abord des héroïnes que nous avons mentionnées quelques lignes auparavant. Elles se trouvent dans une dépendance absolue vis-à-vis de leur conjoint. Dans la majorité des cas, elles l’adorent et ne peuvent pas exister sans lui.
Dans la nouvelle Comment Wang-Fô fut sauvé, Ling rencontre un artiste renommé qui l’impressionne dans une telle mesure que le jeune homme abandonne sa maison et sa femme. Cette dernière meurt dès que son mari cesse de lui prêter attention :

« Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang-Fô faisait d’elle, son visage flétrissait, comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose (…) Wang-Fô la peignit une dernière fois, car il aimait cette teinte verte dont se recouvre la figure des morts. Son disciple Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes ».

La froideur avec laquelle l’auteur décrit la mort de cette femme est stupéfiante, de même que le manque de compassion de la part des deux hommes.

La jeune mère, dans le Lait de la Mort, laisse les frères de son époux l’emmurer après qu’elle s’est rendu compte qu’il ne montre plus signe de vie :

« Ne me tuez pas : j’aime tant la vie. Ne mettez pas entre mon bien-aimé et moi l’épaisseur de la pierre.
« Mais brusquement elle se tut, car elle s’aperçut que son jeune mari étendu sur le bord de la route ne remuait pas les paupières, et que ses cheveux noirs étaient salis de cervelle et de sang. Alors, elle se laissa sans cris et sans larmes conduire par les deux frères jusqu’à la niche creusée dans la muraille …»

Dès le moment où la jeune femme s’aperçoit qu’elle n’a plus son homme, elle s’estime morte également et cesse de se débattre.
La Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent renonce à sa vie normale pour rejoindre l’homme qu’elle aime désespérément dans son exclusion du monde. Nous pouvons même dire qu’elle le rejoint dans sa mort. Tandis qu’elle n’existe pas pour lui, le prince, sur son lit de mort, se souvient des noms de toutes ses amantes sauf du sien : « Le seul nom que Genghi avait oublié, c’était précisément le sien . »
Une autre femme qui renonce à la vie sans son bien-aimé est la veuve Aphrodisia qui se lance dans un gouffre « la tête barbouillée de sang » de son amant entre les mains.

Type de relation 2 :

F E M M E – F E M M E SADIQUE MASOCHISTE

C’est la relation entre la femme du frère aîné et la femme du frère cadet dans Le lait de la mort. Le cœur léger, elle envoie la jeune femme chez les autres frères en sachant qu’ils vont la tuer :
« Et elle frappa dans ses mains sans cérémonie pour appeler la femme du cadet :
« – Femme de notre frère cadet …va-t-en à notre place porter à manger à nos hommes. (…)/ Va, chère petite … »


Type de relation 3 :

F E M M E- H O M M E SADIQUE NON MASOCHISTE

Nous rencontrons dans ces récits des femmes qui se montrent atrocement cruelles envers l’homme. Mais ce dernier, contrairement à la femme agressée, ne l’accepte pas : il se révolte et finit par avoir raison.
La veuve, dans Le sourire de Marko, livre son amant à ses ennemis et les aide ensuite à le torturer :

« Prenez des clous et un marteau ; crucifiez ce chien comme fut crucifié son dieu … »

Toutefois, à la fin du récit, Marko est gagnant et la veuve est morte :

« Soudain, Marko se redressa ; il enleva avec sa main droite le clou de sa main gauche, prit la veuve par ses cheveux roux et lui cloua la gorge; puis, enlevant avec sa main gauche le clou de sa main droite, il lui cloua le front. Il arracha ensuite les deux épines de pierre qui lui perçaient les pieds et s’en servit pour lui crever les yeux. Quand les bourreaux revinrent, ils trouvèrent sur le rivage le cadavre convulsé d’une vielle femme, au lieu du corps d’un héros nu . »




II. La quête de la mère

1. Le thème de la mère dans l’ensemble des Nouvelles

La quête de la mère est la constante la plus éminente des Nouvelles. Yourcenar vit tous les « schèmes » manqués, tous les types de relation qu’elle n’a pas connus dans la réalité (faute d’en avoir acquis une connaissance « existentielle ») à travers le processus créatif de l’écriture. Elle essaie les contrastes : les bonnes mères et les mauvaises, les amantes qui trahissent et celles qui sauvent, les femmes qui tuent et les femmes qui donnent la vie. Par exemple, quand la jeune mère, dans Le Lait de la Mort, se rend compte qu’elle va être emmurée, elle pense tout de suite à son enfant et à la manière dont elle pourra continuer à prendre soin de lui après sa mort. A la fin de cette nouvelle, nous rencontrons une femme gitane qui rend son enfant aveugle pour pouvoir ensuite exploiter son handicap à son profit.
Il n’est pas rare que des personnages-hommes des Nouvelles jouent des rôles féminins, comme c’est le cas, par exemple, du disciple Ling ou de Panégyotis. Le premier a les fonctions d’une épouse, le deuxième celles d’une amante. Cependant, aucun homme ne joue jamais le rôle d’une mère.


2. La construction de la « tour » et l’image de la mère dans Le Lait de la Mort :

La quête de la mère est le thème central de la nouvelle Le Lait de la Mort. Dans le dialogue entre les deux protagonistes hommes, au début du texte, nous trouvons la question clé de l’histoire :
« A propos, Philip, êtes-vous assez chanceux pour avoir ce qu’on appelle une bonne mère ? »

Ici encore, Marguerite Yourcenar, bien que se cachant derrière un personnage masculin, aborde les thèmes qui la perturbent. Cette fois, elle essaie de construire l’image d’une bonne mère, celle qu’elle aimerait avoir eue. Mais cette tâche n’est pas facile, car « Quelques douzaines de mères et d’amoureuses, depuis Andromaque jusqu’à Griselda [l’]ont rendu[e] exigeant[e] à l’égard de ces poupées incassables qui passent pour la réalité ». Dans le paragraphe suivant, l’auteur annonce directement ses préférences : «… mais celle que j’aurais voulue pour mère est une toute petite fille de la légende albanaise, la femme d’un jeune roitelet de par ici ». La première partie de la nouvelle nous montre que, même si le narrateur est séduit par quelques belles de mythes et de légendes qui font partie de l’héritage littéraire mondial, l’auteur préfère pour prototype de sa mère imaginaire une simple femme, réelle, qu’on connaît aux alentours et qui a laissé une preuve concrète de sa capacité d’être une « vraie » mère. Yourcenar nous annonce dès le début de la nouvelle son but qui n’est autre que de créer sa propre légende de « la bonne mère ». Pour réaliser son intention, elle va s’appuyer sur une histoire racontée par « de vieilles femmes serbes ». Le passage suivant confirme notre supposition par rapport à la façon dont l’auteur veut construire cette image:

« …un édifice s’effondre si l’on n’a pas pris soin d’enfermer dans son soubassement un homme ou une femme dont le squelette soutiendra jusqu’au jour du Jugement Dernier cette pesante chair de pierres . »

Le mot « édifice » peut être interprété ici comme l’image de la mère. Cette phrase signifie, d’une manière figurée, que pour créer un personnage vraisemblable il faut se baser sur une personne réelle. La tour bâtie par les trois frères dans la nouvelle symboliserait alors le concept de la mère que Yourcenar cherche à se construire.


3. Le rôle de la Mer dans les Nouvelles

La mer apparaît à plusieurs reprises dans la majorité des textes. D’une part, elle symbolise sans doute son homonyme la mère et complète le thème de la quête de la mère. C’est la mer qui sauve le peintre dans la première nouvelle et Marko dans la deuxième. Elle réapparaît d’une nouvelle à l’autre. Dans Le sourire de Marko, la veuve accueille son amant et réchauffe « son corps glacé par les baisers mous de la mer ». L’écrivaine attribue à la mer des caractéristiques humaines. En décrivant le bandit l’auteur dit :

« Marko charmait les vagues ; (…) il charmait aussi les femmes . »

Dans la description de Panégyotis, au début du récit, nous lisons :

« Le regard vague de l’idiot se perdait du côté de la mer . »

Si nous prenons en compte le fait que cette nouvelle nous montre l’amour entre des femmes et que le désir de fusion avec le corps maternel était particulièrement fort chez l’auteur, il est évident que le mot « mer » signifie ici son homonyme : la « mère ».

La majorité des nouvelles se déroulent au bord de la mer. Dans certaines nouvelles, comme Le Lait de la Mort, L’homme qui a aimé les Néréides, La veuve Aphrodissia, elle n’est mentionnée qu’une seule fois. Cette référence contribue toutefois à l’atmosphère générale de l’œuvre dans laquelle le phonogramme /mεr/ est répété une cinquantaine de fois. Le Dictionnaire des symboles nous éclaire à ce sujet :

« Le symbolisme de la mère se rattache à celui de la mer, comme à celui de la terre, en ce sens qu’elles sont les unes et les autres réceptacles et matrices de la vie. La mer et la terre sont des symboles du corps maternel. »
« On retrouve dans ce symbole de la mère la même ambivalence que dans celui de la mer et de la terre : la vie et la mort sont corrélatives. Naître, c’est sortir du ventre de la mère ; mourir, c’est retourner à la terre . »

D’autre part, la mer est aussi « symbole de la dynamique de la vie. Tout sort de la mer tout y retourne ». Cela rejoint la vision bouddhique de la vie qu’on perçoit souvent chez Yourcenar.
En outre, pour un auteur qui est fascinée par les secrets de l’âme humaine et qui attribue une grande importance à la sensualité, la mer reste le symbole « du cœur humain, en tant que siège des passions . »


III. Le rapport entre la femme et la nature

1. La femme, incarnation de la Nature vivante

1.1. La nature-femme dans les Nouvelles

« Je resterai jusqu’au bout stupéfaite que des créatures qui par leur constitution et leur fonction devraient ressembler à la terre elle-même, qui enfantent dans les déjections et le sang, que la menstruation relie au cycle lunaire et à ce même mystère du flot sanguin, qui portent comme les douces vaches un aliment primordial dans leur glandes mammaires, /…/ puissent être à ce point factices » confie Yourcenar dans une lettre adressée à Helen Howe Allen. Dans toutes ses œuvres, la femme est très proche de la nature. L’écrivaine voit dans la femme « un être presque élémentaire », d’une sensibilité extraordinaire. Le manque d’amour maternel chez l’auteur aboutit à une sublimation où le désir de fusion se transforme en amour envers la Terre-Mère ou la Mère-Nature. Cet amour s’étend souvent de la mère à la femme en général. Cette « transgression » peut être représentée par le schéma suivant :

L’amour pour la mère —– l’amour pour la femme en général —- l’amour pour la nature

On obtient donc ainsi l’équation : MERE = FEMME = NATURE


Dans certaines nouvelles, comme par exemple « L’homme qui a aimé les Néréides » ou « Notre-Dame-des-Hirondelles », la femme est dépeinte en lien tellement étroit avec la nature qu’on la voit davantage comme une créature sauvage que comme un être humain. Elle est belle et sensible, mais aussi vicieuse. Dans la première de ces deux nouvelles, ce sont des Néréides. En voici la description :

« …elles existent comme la terre, l’eau et le dangereux soleil. En elles, la lumière de l’été se fait chair, et c’est pourquoi leur vue dispense le vertige et la stupeur. Elles ne sortent qu’à heure tragique de midi ; elles sont comme immergées dans le mystère du plein jour . »

Le choix des mots est parlant. Nous avons ainsi l’impression de lire une description de la chasse dans le passage qui précède la rencontre de Panégyotis avec les déesses de la forêt :

« Les gens ont cru relever dans l’herbe maigre des traces légères de pieds féminins, des places foulées par le poids des corps. On imagine la scène : les trouées de soleil dans l’ombre des figuiers, qui n’est pas une ombre, mais une forme plus verte et plus douce de la lumière ; le jeune villageois alerté par des rires et des cris de femmes comme un chasseur par des bruits de coups d’ailes »

Dans la seconde, ce sont des Nymphes. « Ces fantasques belles » sont comparées à « une bande de louves », leur souffle chaud ressemble à « celui d’une bête à demi apprivoisée », leur façon de marcher au « trot capricieux et saccadé de jeune chèvres ».
Yourcenar recourt à toutes sortes de métaphores animales pour parler de la sensualité des femmes. Dans « Le sourire de Marko », la jeune danseuse est décrite de la manière suivante :
« elle était comme le chevreuil qui bondit, comme le faucon qui vole »


1.2. Les deux catégories de femmes des Nouvelles orientales.

Les femmes, dans les Nouvelles, peuvent être réparties en deux catégories : celles qui sont en lien direct avec la Nature et celles dont le rapport à la Nature est médiatisé par l’un des quatre éléments, l’eau.

1.2.1. Les femmes liées étroitement à la Nature : les femmes mythiques

De telles femmes n’appartiennent pas à la race humaine. A l’exception de l’épouse de Ling, ce sont des femmes mythiques, des femmes-déesses : les Nymphes, les Néréides, Kâli.
Femme-fleur : l’épouse de Ling
Femme-animale : les Néréides

les Nymphes Créatures
mythiques

Femme-création universelle, bouddhique, cosmique : Kâli

1.2.2. Les femmes dans la description desquelles la métaphore de la nature est absente : les femmes « réelles »

Ce sont des femmes impliquées dans une relation humaine, telle que la relation de couple ou celle qui associe la mère et l’enfant. Le lien avec la nature est toujours présent, mais il est établi à travers un élément « liquide » comme les larmes, le lait, la sueur, le sang. Les femmes de cette catégorie peuvent être à leur tour subdivisées en femmes amoureuses (dans leurs deux variantes extrêmes et opposées) et mères (également selon leurs deux variantes extrêmes et opposées).
– La femme amoureuse :
Celle qui meurt pour (sans) son amant : la veuve Aphrodissia
La-dame-du-village-des-fleurs-qui- tombent
L’épouse de Ling

Celle qui veut la mort pour son amant : la veuve dans Marko

– La mère :
Bonne : celle qui meurt pour son enfant : la jeune mère dans Le Lait de la Mort
Méchante : celle qui tue (rend aveugle) son enfant : la gitane dans la même nouvelle

Deux personnages féminins, l’épouse de Ling et la danseuse qui sauve Marko, appartiennent aux deux catégories. Bien qu’elles soient des femmes « réelles », qui entretiennent une relation amoureuse avec un homme, ces héroïnes secondaires ne sont pas liées à leur objet d’amour par une relation physique, comme l’est une mère avec l’enfant qu’elle allaite ou comme peuvent l’être deux amants.



2. L’élément liquide comme intermédiaire dans le rapport entre la femme et la nature.

Dans beaucoup de traditions du monde, l’eau est le symbole de la fertilité, origine et véhicule de toute vie. L’eau, associée à la terre et à la lune, est féminine. Elle symbolise la « fécondité accomplie ». Ici, « le symbole de l’eau contient aussi celui du sang ». Cela permet de faire le lien avec la maternité. L’eau représente aussi l’inconscient ; elle est le symbole « des puissances informes de l’âme, des motivations secrètes et inconnues », caractéristiques qui sont également attribuées à la femme. La féminité, la sensualité et l’élément maternel de l’eau sont brillamment chantés dans les Nouvelles orientales. Ces textes sont riches d’un vocabulaire référant à toutes sortes de liquides, surtout les liquides du corps, tels que les larmes, le sang, la sueur, le lait, la salive. Ces termes reviennent souvent dans la description des personnages féminins.
En lisant le paragraphe qui décrit la femme de Ling dans Comment Wang-Fô fut sauvé, nous en rencontrons abondamment :
«L’épouse de Ling était frêle comme un roseau ( = une plante qui pousse dans l’eau), enfantine comme du lait, douce comme la salive, salée comme les larmes . »

Dans La veuve Aphrodissia nous trouvons :
«… la sueur d’Aphrodissia coulait plus abondante que n’avaient été ses larmes . »
«… les mains appuyées contre ses joues humides, elle laissait couler ses larmes sur le visage du mort

Le portrait de Kâli ne fait pas exception :
« Le visage de Kâli, éternellement mouillé de larmes, est pâle et couvert de rosée comme la face inquiète du matin
« …la tête de Kâli ondoyait comme un lotus, et ses longs cheveux noirs nageaient autour d’elle comme des racines flottantes . »

Les belles Nymphes et les Néréides sont des divinités de l’eau.
Le passage suivant du Lait de la Mort sur ce qu’est la « vraie » femme selon le narrateur confirme notre hypothèse concernant l’importance du symbole de l’eau dans son rapport avec l’image féminine dans les Nouvelles :

« … ce dont nous manquons, c’est de réalités. (…) … les femmes stérilisées contre le malheur et la vieillesse ont cessé d’exister. Ce n’est plus que dans les légendes des pays à demi barbares qu’on rencontre encore ces créatures riches de lait et de larmes dont on serait fier d’être l’enfant . »



IV. Des paires de personnages féminins antagoniques comme principe organisateur de l’œuvre.



Armelle Lelong, dans son oeuvre Le parcours mythique de Marguerite Yourcenar, qui propose une analyse structurale des Nouvelles orientales parle de « structure en miroir . » Se basant sur le post-scriptum rédigé par l’écrivaine, elle prétend que les récits sont organisés « deux à deux symétriquement . » La phrase de Yourcenar que Lelong cite à l’appui de sa théorie est la suivante : « Je n’ai pas résisté à l’envie de mettre en regard du grand peintre chinois /…/ cet obscur contemporain de Rembrandt méditant . » A notre avis, ce sont plutôt les personnages qui sont mis en paires antagoniques (et d’ailleurs la citation parle de personnages et pas de textes !) et non les nouvelles.
Les paires sont formées suivant la situation du personnage par rapport à la vie et à la mort. Ces personnages peuvent se trouver dans la même histoire comme dans des récits différents. Compte tenu du titre de notre travail, nous ne parlerons que des personnages féminins.

LES MERES
Bonne mère vs mauvaise mère
La jeune mère du Lait de la mort qui, même après sa mort, continue à allaiter son fils : « le jaillissement miraculeux continua, jusqu’à ce que l’enfant sevré se détournât de lui-même du sein . » La gitane du Lait de la mort rend son enfant aveugle, car « le soin d’un infirme est une profession lucrative

LES AMANTES
Bonne amante vs amante méchante
La veuve Aphrodissia, dans la nouvelle du même nom, ne voit plus aucun sens à la vie après la mort de Kostis : « elle ne comprenait que la nécessité d’échapper au village, au mensonge, à la lourde hypocrisie, au long châtiment d’être un jour une vieille femme qui n’est plus aimée .» La veuve du pacha, dans Le sourire de Marko, veut à tout prix tuer son amant, car il s’est montré ingrat envers elle : « Prenez des clous et un marteau ; crucifiez ce chien comme fut crucifié son dieu … »


LES FEMMES MYTHIQUES
Qui tuent l’homme vs que l’homme tue
Les Néréides de L’homme qui a aimé les Néréides ont fait un idiot d’un beau jeune homme : « Les Nymphes l’ont abêti pour le mieux mêler à leurs jeux, comme une espèce de faune innocent. Il ne travaille plus ; il ne s’inquiète plus ni des mois ni des jours ; il s’est fait mendiant (…) . Il vagabonde dans le pays... »
Les Nymphes de Notre-Dame-des-Hirondelles sont les victimes du zèle religieux du moine Thérapion : « Toute la nuit suivante, le moine Thérapion continua de monter sa garde de prière au seuil de la chapelle (…). Il se réjouissait de penser qu’avant la nouvelle lune … les Nymphes mortes de faim ne seraient plus qu’un impur souvenir

LES MERES DIVINES
Le pur vs l’impur
La Vierge Marie :
« La mère divine symbolise la sublimation la plus parfaite de l’instinct et l’harmonie la plus profonde de l’amour. La Mère de Dieu, dans la tradition chrétienne, est la Vierge Marie . »
Kâli :
« Les Grandes Déesses Mères ont toutes été des déesses de la fertilité : Gaïa, Rhéa, Héra, Déméter chez les Grecs, /…/, Kâli chez les Hindous . »


LA FEMME OBJET
Celle qu’on ne veut plus vs celle qu’on désire
La femme de Ling meurt dès que son mari cesse de lui prêter attention : « Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang-Fô faisait d’elle, son visage flétrissait comme la fleur en butte au vent chaud ou au pluie d’été. Un matin on la trouva pendue aux branches du prunier rose . » La danseuse du Sourire de Marko devient la femme du bandit : Marko « enleva la belle fille qui avait éveillé son sourire . »



Conclusion

Bien qu’étant une des oeuvres de sa jeunesse les Nouvelles orientales possèdent déjà toute la profondeur et la complexité propres à Marguerite Yourcenar. Nous y trouvons, comme dans toutes ses créations, un intérêt infini pour l’âme de l’homme en proie aux sentiments les plus extrêmes. Ce livre est centré surtout sur l’image féminine. Il reflète la recherche personnelle de l’écrivaine de ce qu’est une femme et des limites jusqu’où elle peut aller dans ses actes et ses émotions, les meilleurs comme les pires. La personnalité sensible de l’auteur transforme les mésaventures et les traumatismes de son enfance en des obsessions qu’elle essaie de sublimer par le processus créatif de l’écriture. A travers les personnages des Nouvelles, nous apercevons la jeune femme sensuelle, intelligente, tourmentée par des désirs qu’elle n’arrive pas à déchiffrer en elle-même. La femme, chez Yourcenar, est extrême et absolue. Elle peut être sainte et impure, belle et horrible, clémente et vicieuse, douce et cruelle. Elle peut se cacher derrière un masque masculin, un animal et même un objet. Toutefois, il y a des constantes dans ce portait qui se répètent d’un récit à l’autre. Cette femme est toujours proche de la Nature, sensuelle, résolue à vivre son destin quel qu’il soit.


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Bibliographie

Texte de référence :

YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963, collection « L’imaginaire ».

Ouvrages généraux et études critiques :

FROMM, Erich, Le cœur d’homme, Paris, Payot, 1964.

LELONG, Armelle, Le parcours mythique de Marguerite Yourcenar :
de Feux à Nouvelles orientales, Paris, l’Harmattan, 2001.

PROUST, Simone, L’autobiographie dans Le Labyrinthe du Monde de Marguerite Yourcenar, Paris, l’Harmattan, 1997.

SAVIGNEAU, Josyane, Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1990.

Dictionnaires et encyclopédies :

CHEVALIER, Jean & GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont / Jupiter, 1982.
Le Robert Micro, Paris, Dictionnaires le Robert, 1998.


Table des matières

Introduction

I. La spécificité de la vision de la femme par Yourcenar :
1. La situation « historique » des Nouvelles
2. La femme comme état métaphysique
3. L’élément autobiographique et auto-projectif
4. Le mythe et le conte
5. Travestissement, « l’indistinction des sexes » :
5.1 Le disciple Ling : l’épouse fidèle
5.2 Panégyotis : l’amante des femmes mystiques
6. L’élément sadomasochiste
6.1 Sur la présence de ce phénomène chez M. Yourcenar
6.2 Classification : la femme dominante et la femme dominée
6.3 La tendance masochiste et la tendance sadique

II. La quête de la mère :
1. Le thème de la mère dans l’ensemble des Nouvelles
2. La construction de la « tour » et l’image de la mère dans Le Lait de
la Mort
3. La signification de la Mer

III. Le rapport entre la femme et la nature
1. La femme comme incarnation de la Nature vivante :
1.1 La nature-femme dans les Nouvelles
1.2 Deux catégories de femmes :
b. la femme dominante
c. la femme dominée
2. L’eau comme élément médiateur dans la relation entre la femme et
la Nature

IV. Des paires de personnages féminins antagoniques comme principe organisateur de l’œuvre.

Conclusion


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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises (D.E.F.) présenté par

Mme Léna X

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozéroff

 

Les thèmes de l’absurde et de la culpabilité chez Camus et Dostoïevski.

« La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine ? »

Charles Baudelaire « Les fleurs du mal » Au lecteur


***

Il est banal aujourd’hui d’affirmer que sans Dostoïevski la littérature occidentale ne serait pas ce qu’elle est. Albert Camus partageait ce point de vue, se considérant comme un disciple de Dostoïevski. Le génie de l’écrivain russe a traversé les frontières depuis longtemps et n’a pas perdu de son influence, disait-il de Dostoïevski. En 1959, juste avant sa mort, il déclarait :

« Les créatures de Dostoïevski, nous le savons bien maintenant, ne sont ni étranges, ni absurdes. Elles nous ressemblent, nous avons le même cœur. Et si Les possédés sont un livre prophétique, ce n’est pas seulement parce qu’ils annoncent notre nihilisme, c’est aussi qu’ils mettent en scène des âmes déchirées ou mortes, incapables d’aimer et souffrant de ne pouvoir le faire, voulant et ne pouvant croire, qui sont celles mêmes qui peuplent aujourd’hui notre société et notre monde spirituel. » (Pléiade, tome I, p.1886)


Pendant un quart de siècle (1935-1960), la vie créatrice de Camus a été étroitement liée à Dostoïevski. Mais ses vues sur la signification de l’œuvre du grand écrivain n’étaient pas immuables. Elles ont surmonté l’évolution compliquée due aux événements historiques et aux changements survenus dans la vie spirituelle de Camus lui-même. En 1955, dans son discours Pour Dostoïevski, il se souvenait :

« J’ai rencontré cette œuvre à vingt ans et l’ébranlement que j’en ai reçu dure encore, après vingt autres années… J’ai d’abord admiré Dostoïevski à cause de ce qu’il me révélait de la nature humaine. Révéler est le mot. Car il nous apprend seulement ce que nous savons, mais que nous refusons de connaître. De plus il satisfait chez moi un goût assez complaisant de la lucidité pour elle-même. Mais très vite, à mesure que je vivais plus cruellement le drame de mon époque, j’ai aimé dans Dostoïevski celi qui a vécu et exprimé le plus profondément notre destin historique. » (I, p.1888)

Cependant, ces mots ne signifient pas une piété filiale. Même si la lecture de Dostoïevski a influencé la philosophie de Camus, la philosophie de Camus à son tour a prédéterminé sa lecture de Dostoïevski.


Pour Camus jeune, la vie spirituelle contemporaine de l’Europe s’est présentée par son côté peu attrayant – c’était, avant tout, la tragédie « du destin humain ». Ayant absorbé beaucoup de choses de la philosophie de l’irrationnel, Camus, à cette époque-là, imagine la réalité comme une sorte d’entité statique qui pose à l’homme toujours les mêmes « questions maudites ». Il cherche des valeurs qu’il pourrait mettre au-dessus de l’Histoire et se trouve dans une situation ambivalente : d’un côté, il essaye de se mettre du côté de ceux à qui il est attaché par ses souvenirs de la misère et du chagrin auxquels il a survécus dans son enfance ; de l’autre côté, il ne trouve pas les moyens effectifs pour changer cet ordre de vie. Sa jeunesse se passe à la recherche d’une telle conception du monde qui permettrait de réconcilier ces contrastes et de se sauver du désespoir.
A cette époque-là, le problème de la liberté était pour lui une question essentielle. Mais à quel type de liberté pensait-il en débutant ses activités littéraires ? C’était, avant tout, la liberté par rapport à la mort, et, en conséquence, la reconnaissance de la finitude de l’être. Il disait dans ses carnets de 1938 que celui qui accepte la mort comme elle est, accepte aussi ses conséquences qui sont la subversion de toutes les valeurs traditionnelles. Selon lui, le « tout est permis » d’Ivan Karamasov est la seule possibilité d’exprimer la liberté.
En outre, le problème de la mort était lié chez Camus à ses problèmes de santé. La maladie dont il souffrait, incurable à cette époque, l’a poussé à mettre de l’ordre dans ses sentiments. Camus est certain que la mort est un événement par lequel l’absurdité de la vie se manifeste de la manière la plus évidente, et que la mort oblige l’homme soit à se suicider, soit à trouver un sens à la vie qui ne puisse pas être détruit par la mort. Et Camus choisit le deuxième chemin : il résout le problème de la mort en cherchant ce sens afin de trouver un absolu qui surmonterait les contradictions et qui dicterait la façon de se comporter.
L’essence de ce problème, pour Camus, réside dans le fait qu’il n’y a pas d’autre vie au-delà de la vie réelle et donc qu’on ne peut croire ni au salut ni à l’appel divin. La conviction avec laquelle il nie toute vie outre-tombe s’étend à tout ce qui concerne la transcendance car, à son avis, toute religion qui affirme la possibilité du salut dans une autre vie ne fait que donner un espoir éphémère. La solidarité avec les gens et la compassion qu’il éprouve pour eux en raison de leur malheur rendent la religion chrétienne pour lui inacceptable.


Pourtant, dès 1938-1939, il comprend qu’une « déification » de l’existence, sa perception tragique, entraîne, en fin de compte, ce fatalisme qui exclut toute possibilité d’influence de l’individu sur le cours des événements. La dynamique historique n’a pas lieu d’exister au profit d’une vision du monde immobile, où l’homme n’est pas libre et n’est pas capable d’alléger sa propre souffrance, pas plus que la souffrance de l’autre. Comment faire face à cette fondamentale déficience morale? Comment peut-on conjuguer la recherche du bonheur et de la liberté avec la société pénitentiaire ? Raskolnikov, Ivan Karamazov, Kirilov, Stavroguine, tous ces personnages de Dostoïevski donnent la réponse à ces questions : c’est la révolte, une charge furieuse lancée contre le granit de l’irrationnel, une négation de toutes les idées reçues, un renversement de toutes les valeurs bourgeoises et religieuses. La flamme de la rébellion illumine et fait bien ressortir l’irrationnel : c’est la conscience révoltée, c’est la liberté et la passion.

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Selon Camus, Stavroguine illustre cet état d’esprit absurde qui obsède l’homme contemporain. Dans le chapitre « L’Homme absurde » du Mythe de Sisyphe, Camus choisit comme épigraphe une citation des Possédés : « Si Stavroguine croit, il ne croit pas qu’il croie. S’il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croie pas. » Dans ce cas, le suicide peut sembler l’unique moyen de se libérer de cette torture de l’esprit. Autour de ce problème « vraiment sérieux », Camus construit son Mythe de Sisyphe. A partir de 1938, il rédige des esquisses de son essai qu’il se propose d’intituler « Dostoïevski et le suicide ». En 1940, ces notes constitueront un chapitre du Mythe qui s’intitulera Kirilov.
Dans ce chapitre du Mythe de Sisyphe, il est difficile d’imaginer un partisan plus conséquent que Camus du héros probablement le moins conséquent de Dostoïevski ! Camus s’intéresse à Kirilov à cause de sa philosophie qui s’incarne dans la logique ultime de sa vie. Il s’agit du raisonnement sur le « suicide logique » du « Journal d’un écrivain » de Dostoïevski.

«… Puisque, à mes questions au sujet du bonheur, il m’est déclaré en réponse, par l’intermédiaire de ma conscience, que je ne puis être heureux autrement que dans cette harmonie avec le grand tout, que je ne conçois et ne serai jamais en état de concevoir… » cite Camus. (…) « Puisque enfin, dans cet ordre de chose, j’assume à la fois le rôle du plaignant et celui du répondant, de l’accusé et du juge, et puisque je trouve cette comédie de la part de la nature tout à fait stupide, et que même j’estime humiliant de ma part d’accepter de la jouer. En ma qualité indiscutable de plaignant et du répondant, de juge et de l’accusé, je condamne cette nature qui, avec un si impudent sans-gêne, m’a fait naître pour souffrir – je la condamne à être anéantie avec moi. » (II, 182)

Camus pense que « le paradoxal » Dostoïevski a très clairement décrit le destin humain. Cependant, il évacue, quant à lui, l’idée de suicide comme contredisant sa conception de l’absurde : le suicide de même que le « sursaut » des existentialistes vers Dieu est un paradoxe où l’irrationnel signifie, selon lui, la mort de la conscience.
Dostoïevski, remarque-t-il, traite ce sujet avec « un peu d’humour » : l’homme est « existentiellement » vexé et il se venge de la loi de la nature. Kirilov est un cas totalement différent. Il se révolte et il se sacrifie en rêvant de montrer aux gens le chemin vers la liberté. En fait, le héros des Possédés résout la tâche typiquement existentielle de surmonter l’effroi de l’être.

« La vie est une souffrance, la vie est une crainte et l’homme est malheureux », dit Kirilov. On donne la vie pour la souffrance et pour la crainte – voilà tout un mensonge. Ceux qui cherchent la liberté doivent se tuer, celui qui ose se tuer rencontrera l’énigme de ce mensonge.»

Le fait que Kirilov est manipulé par un des démons, le plus lâche, Petre Verkhovenski, Camus l’accepte comme une manifestation de l’indifférence morale qui est propre à l’homme absurde. Cette histoire d’un ingénieur russe, racontée par l’auteur du Mythe devient pour lui un étalon du « suicide supérieur ». Un homme assez terrestre, sans folie des grandeurs se tue pour une idée.

« Progressivement, tout le long de la scène où le masque de Kirilov s’éclaire peu à peu, la pensée mortelle qui l’anime nous est livrée. » (II, 183)

L’ingénieur Kirilov est un personnage absurde avec cette seule différence : il se tue. Cette contradiction, Dostoïevski la résout en découvrant « le secret absurde ». Kirilov décide de se tuer pour devenir dieu.

« Pour Kirilov comme pour Nietzsche, dit Camus, tuer Dieu, c’est devenir dieu soi-même – c’est réaliser dès cette terre la vie Eternelle dont parle l’Evangile. » (II.184).

Il déduit de la révolte de Kirilov un impératif « agir à volonté » (déclarer ses ambitions). Les héros de Camus, ceux du moins du « cycle de l’absurde », agissent exactement de cette manière-là.

« Stavroguine : Vous croyez à la vie éternelle dans l’autre monde ? – Kirilov : Non, mais à la vie éternelle dans celui-ci. »


Les mots de Kirilov : « tout est bien », prononcés juste avant son coup de feu fatal et « vieux comme la souffrance humaine », sont particulièrement importants pour Camus. La reconnaissance par Kirilov de la vie et du monde comme ils sont était pour Dostoïevski une sorte de combat contre la philosophie des naturalistes, contre leur « théorie du milieu ». Le frère de Zosime disait en mourant :

« …la vie est un paradis, et nous sommes tous dans le paradis mais nous ne voulons pas le savoir ; pourtant si nous voulions le comprendre, dès demain ce serait le paradis sur toute la terre. » (p.332)


Camus comprend ces mots d’une façon différente : « Tout est bien » signifie pour lui une perception stoïcienne de la vie. Et c’est exactement cette conclusion-là à laquelle parvient le héros tragique de Sophocle, Œdipe. Vieux, aveugle et désespéré, errant quelque part dans le monde, il trouve les mots sages pour saluer la vie : « Malgré tant d’épreuves, mon âge avancé, et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien. » (II, 197) Les personnages de Sophocle et de Dostoïevski, selon Camus, donnent la formule de la victoire absurde. Ainsi, Sisyphe éprouve le même sentiment de bonheur que Kirilov.


Camus reconnaît aussi Kirilov dans d’autres personnages de Dostoïevski. « La vie ironique » de Stavrogine et le discours triste d’Ivan Karamazov avec son « tout est permis » sont de nouveaux visages du même absurde.

« Mais quelle prodigieuse création que celle où ces êtres de feu et de glace nous semblent si familiers ! Le monde passionné de l’indifférence qui gronde en leur cœur ne nous semble en rien monstrueux. Nous y retrouvons nos angoisses quotidiennes. Et personne sans doute comme Dostoïevski n’a su donner au monde absurde des prestiges si proches et si torturants. » (II, 186)

Pourtant, Camus se rend compte que Dostoïevski n’a pas pris le côté de ses « représentants de l’absurde ». La pseudo-apologie de leur révolte métaphysique se termine par l’échec. Kirilov ainsi qu’Ivan sont des sophistes en quelque sorte. Camus cite la formule très connue de Dostoïevski empruntée à son livre Le journal d’un écrivain : « Si la foi en l’immortalité est si nécessaire à l’être humain (que sans elle il en vienne à se tuer) c’est donc qu’elle est l’état normal de l’humanité. Puisqu’il en est ainsi, l’immortalité de l’âme humaine existe sans aucun doute. » (II, p.186) Donc, l’auteur du « Mythe » croit que la foi chez Dostoïevski triomphe de l’absurde.


Au-delà de la conscience qu’en a Camus à cette époque-là, reste le fait que l’idée de Dostoïevski de l’immortalité de l’âme humaine se base non sur l’affirmation de l’existence de Dieu, de l’enfer et du paradis, mais sur une compréhension particulière des besoins de l’être humain. En bref, Dostoïevski précisait le sens de sa croyance en exprimant l’idée que l’immortalité est notre vie proprement dite, sa formule décisive et la source de la conscience sainte pour l’humanité. La foi de Dostoïevski est à la base de la morale humaine qui réunit les gens dans une communauté de frères et de sœurs où chacun est responsable de soi-même et des autres, et lié aux autres par la sagesse des générations précédentes. Cette foi, selon l’écrivain, est indispensable, tel le germe biblique, pour la fertilité de la vie éternelle. D’ici vient, peut-être, sa conviction que le sentiment de responsabilité ne peut exister que comme sentiment religieux. Il ne dépend pas des circonstances, de la violence du « milieu » ou de la volonté propre. Et c’est pour cela qu’il est ressenti par l’homme comme un don d’en-haut.

En effet, Dostoïevski désapprouvait ses héros qui agissaient selon leur « volonté » et son désaccord procédait moins de positions religieuses que de positions éthiques. Tous les sophismes de Kirilov et d’Ivan Karamazov aboutissent à un échec dans leur propre conscience puisqu’ils finissent par les détruire. La réponse de Dostoïevski à ses héros – que Camus aimait tant – était catégorique : l’homme ne peut pas vivre sans une idée morale.

***


Dans Le mythe de Sisyphe, Dostoïevski n’est pas le romancier absurde par qui Camus jeune était tellement inspiré, mais un romancier existentiel. Camus regrette, ainsi que les existentialistes, d’ailleurs, que Dostoïevski fasse le saut en Dieu. Ainsi, Kirilov, Stavrogine et Ivan sont vaincus. Les Karamazov ont répondu aux Possédés. Le « saut dans la foi » de Dostoïevski est un acte touchant et excitant d’acceptation de Dieu dans l’ardeur et l’incertitude en même temps. Camus se rend compte que toutes ces questions que soulève la foi étaient une sorte de torture pour Dostoïevski.

« Il est difficile de croire, écrit-il, qu’un roman ait suffit à transformer en certitude joyeuse la souffrance de toute une vie. » (II, 187)

Cependant, il n’est pas certain que Dostoïevski mette le point final à son « gigantesque combat avec Dieu » en introduisant le discours d’Aliocha dans les dernières pages des Karamazov. En tous cas, il est évident que, malgré tout, l’écrivain s’est affirmé contre ses héros absurdes.

« La réponse de Dostoïevski est l’humiliation, la « honte » selon Stavrogine. Une œuvre absurde au contraire ne fournit pas de réponse, voilà toute la différence. Ce qui contredit l’absurde dans cette œuvre, ce n’est pas son caractère chrétien, c’est l’annonce qu’elle fait de la vie future. Il y a des exemples de chrétiens qui ne croient pas à la vie future. (…) Les convictions n’empêchent pas l’incrédulité. On voit bien au contraire que l’auteur des Possédés, familier de ces chemins, a pris pour finir une voie toute différente. La surprenante réponse du créateur à ses personnages, de Dostoïevski à Kirilov, peut en effet se résumer ainsi : l’existence est mensongère et elle est éternelle. » (II, 187-188)


En fait, il était difficile pour Camus de confiner Dostoïevski dans les bornes de l’absurde. L’écrivain russe a montré l’issue de la casuistique de conscience, il a donné une réponse à ceux qui en ont besoin, tandis que l’absurde de Camus, à l’époque, a supprimé non seulement la responsabilité éthique de l’être humain mais aussi le problème moral en tant que tel.

« J’ai vu des gens mal agir avec beaucoup de morale et je constate tous les jours que l’honnêteté n’a pas besoin de règles. Il n’est qu’une morale que l’homme absurde puisse admettre, celle qui ne sépare pas de Dieu : celle qui se dicte. » (II, 149)

Pourtant, l’homme absurde vit sans Dieu. Les règles religieuses lui sont étrangères. Le point de départ, pour lui, est un principe « d’innocence de l’être humain », mais déjà il admet ici que cette innocence peut être redoutable. Et déjà ici le « tout est permis » d’Ivan Karamasov n’est pas pour Camus le cri joyeux de la délivrance mais une constatation amère :

« L’absurde ne délivre pas, il lie. Il n’autorise pas tous les actes. Tout est permis ne signifie pas que rien n’est défendu. (…) Il ne recommande pas le crime, ce serait puéril, mais il restitue au remords son inutilité. De même si toutes les expériences sont indifférentes, celle du devoir est aussi légitime qu’une autre. On peut être vertueux par caprice. » (II, 150)

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Cependant, une fois déterminée sa philosophie de l’absurde dans le Mythe de Sisyphe, Camus cherche d’autres formes littéraires pour développer sa théorie. L’évolution de son point de vue sur l’absurde le force à reprendre « les questions maudites » auxquelles il essaye de répondre dans son roman L’Etranger. Dans cette œuvre, on distingue déjà une certaine prédisposition pour la recherche des valeurs morales, pour les expériences qui opposent un homme à la société.
Meursault est l’incarnation dans le roman de ce que Dostoïevski déterminait comme « indifférence » à l’apogée de l’existence humaine. La vie d’un petit employé algérien est aussi, en quelque sorte, un suicide supérieur. Meursault n’a aucune envie de jouer selon les règles de la société. Il refuse de mentir, et défend la vérité ultime : cette vérité est le droit de vivre et d’éprouver des sentiments ici, sur la Terre. Le phénomène de son « indifférentisme » consiste en les conclusions qu’il a tirées après s’être rendu compte de la finitude et de « la fausseté » de la vie terrestre.

« Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. » (I, 1210)

Camus oblige son héros à vivre dans « le présent éternel ». Et, pour cette raison, nous pouvons trouver quelques analogies avec le roman de Dostoïevski L’Idiot. On pourrait dire que Meursault vit d’une façon analogue à celle de l’idiot, le prince Mychkine. Mais en fait, le héros de Camus se distingue de la société et devient l’étranger. Son état ressemble plutôt à celui d’Hippolyte, le suicidé du même roman de Dostoïevski. Rejeté de la joie de la vie, Hippolyte crie à ceux qui continuent à vivre :

« Que m’importent votre nature, votre parc de Pavlovsk, vos levers et vos couchers de soleil, votre ciel bleu et vos mines prospères, si je suis le seul à être regardé comme inutile, le seul exclu, dès le début, de ce banquet sans fin ? » (p.502)


La ressemblance entre les intonations de la révolte chez Hippolyte et chez Meursault est évidente. Meursault crie à l’aumônier :

« Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’importaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés (…) on les condamnerait un jour. » (I, 1210-1211)

De cette réplique de « L’étranger » certains analystes tirent la conclusion que Meursault n’aime pas la vie autant que ne l’aime Hippolyte. Je dirais plutôt le contraire. Le postulat de Camus qu’il n’existe pas d’amour de la vie sans désespoir de vivre est sacré pour Meursault. Selon Camus, la vie est tragique non seulement parce qu’elle est belle et finie, mais aussi parce que l’homme n’y participe pas, restant un étranger à tout ce qui pourrait faire la joie de vivre. Contrairement à Hippolyte qui souffre à cause de « son isolement du monde harmonique » et de la nature, Meursault affirme son unité avec la nature, la lumière, la mer, le soleil. Les remarques concernant le fait qu’il n’éprouve pas un sentiment d’horreur devant la mort inévitable et qu’il se sent libre en prison sont en fait fausses. Au contraire, l’absence de liberté, de possibilité de vivre la fusion avec la nature est pénible pour le héros de Camus. Il s’agit plutôt d’une autre liberté : de la liberté existentielle de l’homme condamné à mort. Pour un tel homme, le lendemain n’existe plus et il profite de chaque instant ; il est heureux du fait qu’il vit ou, plus exactement, qu’il existe.


Nous trouvons pourtant qu’un autre aspect du thème du condamné à mort est également très important pour découvrir le lien profond entre la philosophie de Camus et celle de Dostoïevski. Dans L’Etranger, le but de l’auteur était de dresser son héros « nu » face à la société, de faire se heurter les valeurs du panthéisme méditerranéen et les valeurs chrétiennes. Camus crée un héros sans normes morales ou éthiques. Il suppose qu’un tel personnage doit rencontrer des obstacles qui l’empêcheront de réaliser son instinct de vivre. Il commet un acte que la société considère comme le crime le plus grave. Toutefois, il a de la sympathie pour son héros :

« Meursault pour moi, écrit-il, n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible. » (I, 1928)


L’assassinat de l’Arabe, dans le roman, est un acte absurde selon le sens commun qui ne peut être justifié par rien. Les quatre coups de revolver, provoqués par une sorte d’hallucination, ont été autant de coups frappés sur la porte du malheur. On arrête Meursault, on le juge et le condamne. Et on le condamne à mort parce qu’il ne veut pas mentir, autrement dit, parce qu’il ne veut pas sortir du « sous-sol ». Le récit de la vie de Meursault en prison est analogue aux scènes où Dostoïevski parle des condamnés à mort. Camus qui, à cette époque-là, apprécie beaucoup l’authenticité dans l’art, a eu besoin de l’expérience psychologique de l’écrivain qui a survécu lui-même à la plus cruelle souffrance morale sur la place Semenov. Inspiré par l’expérience de Dostoïevski, Camus reproduit dans la conscience de son héros la même attitude mentale, jusqu’aux plus petits détails. Ainsi, chez Dostoïevski, les détenus sont obsédés par l’espoir d’être graciés, mais la réalité tragique écrase cruellement tout espoir dans leurs âmes. Mychkine exprime le sentiment d’un condamné à mort à qui on a offert la grâce :

« Si je pouvais ne pas mourir ! Si la vie m’était rendue ! quelle éternité s’ouvrirait devant moi ! Je transformerais chaque minute en un siècle de vie ; je n’en perdrais pas une seule et je tiendrais le compte de toutes ces minutes pour ne pas les gaspiller ! – Cette idée finit par l’obséder tellement qu’il en vint à désirer d’être fusillé au plus vite. » (p.73)

Les derniers mots de Meursault sont pleins de rage mais leur signification est un peu différente. Après « la révolte », dans la scène avec l’aumônier, Meursault a connu pendant un court instant une sorte d’éloignement du monde, des gens, et en même temps une sorte de fusion avec la nature belle et indifférente.

« …je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vide d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. (…) j’ai senti que j’avais été heureux et que je l’étais encore. » (I, 1211)


Cependant, pour le lecteur, il est assez difficile de croire à ce bonheur. Un condamné pour qui la mort est inévitable voit quand-même devant ses yeux la guillotine. Camus reste fidèle à la réalité psychologique : au sentiment de bonheur succède un sentiment de férocité, de défi envers ceux qui osent juger les âmes. Des notes de malédiction percent dans sa dernière phrase :

« …il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » (I, 1212)

Meursault a envie de s’en aller « en claquant la porte », et en maudissant cette vie qui lui a été imposée par la société (stagnante ?)
Mais pourquoi a-t-il eu besoin de la haine des spectateurs ? Pour se sentir moins seul le jour de son exécution. Les souffrances des condamnés ont poussé Dostoïevski à écrire : « C’est de ce tourment et de cette angoisse que le Christ a parlé. Non ! On n’a pas le droit de traiter ainsi la personne humaine ! » (p.27)

Plus tard, dans les années 50, Camus a décrit son roman comme « l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé, écrit-il, de dire aussi et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul Christ que nous méritons. » (I, 1928-1929) Dans l’Evangile, le Christ marchant à son exécution a été accueilli par des cris de haine. Camus s’est référé assez souvent à cette scène dans sa prose. Dans « l’Etranger », la haine des spectateurs est nécessaire à Meursault pour que « tout soit consommé », c’est-à-dire pour que son destin soit accompli (comme celui du Christ).


Revenons maintenant aux principes essentiels de la théorie de l’absurde chez Camus. L’auteur réprouve le suicide et, simultanément, il s’élève contre l’idée principale de Dostoïevski : la nécessité de croire en l’immortalité de l’âme. Dans cette période, Camus ne voit pas que cette idée de Dostoïevski suppose sous cette croyance un état d’esprit qui nourrit et remplit de sens la vie humaine. Pour Camus, pourtant, la notion de la vie humaine ne va pas plus loin que l’existence biologique. Ici, Camus « ajuste » Dostoïevski à sa théorie. Nous voyons qu’il était assez difficile pour Camus d’évoluer dans ses idées et de comprendre que l’absurde amène à une impasse métaphysique. Meursault tue, selon le principe de Karamazov : « tout est permis », et néanmoins subit un échec. Il lui aurait fallu réviser son système de valeurs pour établir une nouvelle hiérarchie des priorités et renoncer à ses sophismes absurdes.


Dans son œuvre L’Homme révolté (1951), Camus s’est rendu compte objectivement de tout ce qu’il lui avait fallu surmonter :

« Le sentiment de l’absurde, quand on prétend d’abord en tirer une règle d’action, rend le meurtre au moins indifférent et par conséquent, possible. Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n’a d’importance. Point de pour ni de contre, l’assassin n’a ni tort ni raison. On peut tisonner les crématoires comme on peut aussi se dévouer à soigner les lépreux. Malice et vertu sont hasard ou caprice. » (II, 415)

Les événements de l’Histoire ont corrigé le mode de pensées de l’auteur du Mythe de Sisyphe. Une nouvelle période dans l’œuvre de Camus est venue. Désormais, il fallait trouver d’autres valeurs idéologiques pour aider Sisyphe et les millions de ses compatriotes à trouver la force de résister au fascisme et pour donner aux gens qui ne se résignaient pas devant l’ennemi le sentiment de la solidarité.


Toutefois, nous passerons ici sur l’analyse du « cycle de la révolte » chez Albert Camus, même s’il y a de nombreux parallèles sur ce sujet entre Camus et Dostoïevski, et nous en viendrons directement à l’analyse du « cycle de la culpabilité ».

* * *


« La chute de l’homme est notre histoire » (H. Michaux, « Difficultés »)


De 1953 à 1956, Camus a travaillé à la mise en scène des Possédés de Dostoïevski, en même temps qu’il écrivait « La Chute » (1956). Ce sont là les œuvres dans lesquelles on trouve la suite des réflexions de Camus sur l’œuvre de Dostoïevski. Selon Camus, le roman Les Possédés était un des trois ou quatre livres qu’il avait mis au-dessus de tout le reste.
En transposant le roman à la scène, Camus l’envisageait non seulement comme un chef-d’œuvre de la littérature mondiale, mais aussi comme l’œuvre « moderne ».

« Pour moi, écrit-il en 1955, Dostoievski est d’abord l’écrivain qui, bien avant Nietzsche, a su discerner le nihilisme contemporain, le définir, prédire ses suites monstrueuses, et tenter d’indiquer les voies du salut. » (I, p.1888)

Camus supposait que dans Les Possédés Dostoïevski avait dessiné l’esquisse d’une maladie de l’esprit qui a frappé toute la société occidentale. On ne comparera pas ici (en l’analysant) en détails la pièce de théâtre et le grand original. On se bornera à marquer qu’en travaillant sur la mise en scène des Possédés, Camus était évidemment très sensible et réceptif à la manière littéraire qu’avait Dostoïevski de résoudre le problème de la culpabilité et des supplices éthiques de la personne dont la liberté frise le crime. C’est pour cela qu’on trouve ces réflexions de Camus dans « La Chute ».


Le héros principal de Dostoïevski, Stavrogine, a donné un certain nombre de ses traits au héros de « La Chute », Jean-Baptiste Clamence. Camus a écrit que son héros était effectivement un portrait, mais pas celui d’un homme – un portrait composé des défauts de sa génération dans toute la plénitude de leur développement. Conçu comme un pamphlet contre l’existentialisme de Sartre, le récit de Camus au fur et à mesure choisissait, comme cible de sa critique, l’individualisme d’intellectuels «mandarins». Au bout du compte, « La chute » devient une histoire de la décadence de la personnalité, une tragédie de la solitude et de la haine pour l’être humain. Selon Camus, Dostoïevski a annoncé amèrement cette tragédie, prévoyant toute la profondeur et toute l’envergure qu’elle prendrait dans le siècle suivant.


Quels traits communs voit-on chez Clamence et Stavrogine en lisant ces œuvres ?

Tout d’abord, tous les deux sont obsédés par une hallucination étrange. Ainsi, Stavrogine raconte à Tikhon qu’il subit la nuit une sorte de cauchemar, que de temps en temps il voit ou sent à côté de lui un être méchant, railleur dont, chaque fois, les caractères et les visages sont différents. Clamence, de son côté, est poursuivi par à peu près la même obsession : il entend derrière lui un rire qui s’adresse à lui. Se surprenant lui-même, le brillant avocat parisien, « le défendeur des veuves et des orphelins » s’est rendu compte que ses « vertus » ont toujours eu non seulement une face imposante, mais aussi un revers peu attrayant. « Je, je, je » : voilà le leitmotiv de tout ce qu’il a dit ou a fait. Il a commencé à être objectif par rapport à lui-même lorsqu’il s’est rappelé une nuit, deux ou trois ans avant le soir où il avait entendu rire dans son dos, où il n’avait rien fait pour sauver une jeune fille qui s’était jetée dans la Seine. Les cris de la noyée étaient restés sans réponse. Comme Stavrogine dans son affaire avec Matrecha, Clamence n’a pas empêché le suicide, il est resté indifférent. Son état est analogue à celui de Stavrogine.

« En somme, nous voudrions, en même temps, ne plus être coupables et ne pas faire l’effort de nous justifier, réfléchit Clamence. Pas assez de cynisme et pas assez de vertu. Nous n’avons ni l’énergie du mal, ni celle du bien. » (I, p.1516)

« Je sais toutes tes affaires, – Tikhon rappelle à Stavrogine les mots de l’Evangile, – tu n’es ni froid, ni chaud. »
Immédiatement après la mort de Matrecha, Stavrogine paraissait gai, satisfait : il n’avait pas éprouvé de spleen et il avait parlé sensément. De même, après l’incident du pont Royal, Clamence a agi comme si rien n’avait changé dans sa vie. Il a continué à travailler, étalant toujours sa loyauté et sa noblesse, mais il n’éprouvait de la répugnance que vis-à-vis des autres et non pas pour lui-même. Un peu plus tard, Stavrogine évoque par un acte de mémoire involontaire « le petit poing de Matrecha » : un souvenir pour lui insupportable. Clamence aussi est pourchassé par l’image de la jeune noyée, par son cri et, avec tout cela, par le sentiment ardent de la honte ou d’une de ces émotions qui concernent l’honneur. Sa révélation le poursuit partout.

«Certains matins, j’instruisais mon procès jusqu’au bout et j’arrivais à la conclusion que j’excellais surtout dans le mépris. Ceux même que j’aidais le plus souvent étaient le plus méprisés. » (I, p.1517)


Pourtant ni Stavrogine ni Clamence ne peuvent mettre fin à leurs jours. Ils sont attachés à la vie par « l’amour de vivre ». Clamence dit :

« J’aime la vie, voilà ma vrai faiblesse. Je l’aime tant que je n’ai aucune imagination pour ce qui n’est pas elle. Une telle avidité a quelque chose de plébéien, vous ne trouvez pas ? » (I, p.1514)

Cependant, le cercle dont le centre était Clamence s’est déchiré et le monde des autres gens – le monde de juges – s’est ouvert devant lui. Il se révolte contre le jugement de son âme, contre le jugement d’autrui, mais un jour arrive où il ne peut plus supporter son mensonge infini.

« Puisque j’étais menteur, j’allais le manifester et jeter ma duplicité à la figure de tous ces imbéciles avant même qu’ils la découvrissent provoqué. Provoqué à la vérité, je répondrais au défi. Pour prévenir le rire, j’imaginai donc de me jeter dans la dérision générale. En somme, il s’agissait encore de couper le jugement. » (I, p.1520)

En poursuivant ce but, Clamence mène une vie « ironique », la même, d’ailleurs, que celle de Stavrogine qui avait essayé de se noyer dans la débauche, d’écraser son âme dans la dépravation. Clamence se jette donc dans la débauche qui, croit-il, va le libérer de ce qu’il a ressenti et à quoi il a survécu. Voici ce qu’il dit de cette période de sa vie :

« Je vivais dans une sorte de brouillard où le rire se faisait assourdi, au point que je finissais par ne plus le percevoir. L’indifférence qui occupait déjà tant de place en moi ne trouvait plus de résistance et étendait sa sclérose. » (I, p.1528)

Quelque chose de semblable se passe chez Stavrogine. Juste après le crime, il oublie Matrecha pendant un certain temps en déversant sa colère sur n’importe qui : « L’essentiel, c’était que je mourrais d’ennui. »Cependant, il n’est pas si simple de s’enfuir de soi-même. Les événements les plus banals évoquent dans la mémoire de ces deux protagonistes les images de leurs victimes. Par exemple, au cours d’un voyage à bord d’un transatlantique avec son amie, Clamence a eu l’impression d’apercevoir la noyée. Ce n’était qu’un de ces débris que les navires laissent derrière eux.

« Pourtant, je n’avais pu supporter de le regarder, j’avais tout de suite pensé à un noyé. Je compris alors, sans révolte, comme on se résigne à une idée dont on connaît depuis longtemps la vérité, que ce cri qui, des années auparavant, avait retenti sur la Seine, derrière moi, n’avait pas cessé (…) et qu’il m’avait attendu jusqu’à ce jour où je l’avais rencontré », avoue Clamence. (I, p.1529)

C’est exactement à ce moment-là qu’il comprend qu’il n’est pas guéri et que, peut-être, il ne guérira jamais. En conséquence, il décide de changer de vie de façon radicale pour se débarrasser de ce sentiment brûlant de la honte. Il laisse tout et s’enfuit de Paris à Amsterdam, « à la capitale d’eaux et de brumes », où il devient l’avocat des gens du « souterrain ». L’homme des cimes et des ponts supérieurs, chez qui la seule pensée du « souterrain » provoquait un sentiment d’horreur, est devenu lui-même l’homme du « souterrain ».

« La raison du souterrain, écrit Dostoïevski, est la disparition de la foi dans les règles communes. Il n’y a rien de sacré. Les héros du souterrain imaginent que tout le monde est pareil et, en conséquence, qu’il ne vaut pas la peine de changer leur façon de vivre. Qu’est-ce qui pourrait aider celui qui est en train de changer de vie ? La récompense ? La foi ? Pour ce qui concerne la récompense, il n’y a personne de qui ils pourraient la recevoir, et quant à la foi, il n’y a personne que l’on puisse croire. Encore un pas, et voilà la débauche ultime, le crime, le meurtre. »


Et comme les héros de Dostoïevski, Clamence veut que son secret soit connu de tous. Il s’est condamné lui-même à la confession, mais pas devant un prêtre catholique, à la confession devant le public.

« J’aime que tout le monde me regarde. Est-ce que cela me soulagera ? Je ne sais pas. Je l’essaie comme un ultime moyen », dit de son côté Stavrogine.


L’idée principale de Stavrogine, qui n’était pas croyant, est celle de la vraie nécessité du châtiment, la nécessité de la croix, de l’exécution publique. Pourtant, en même temps, il y a dans son idée, selon Dostoïevski, quelque chose de violent et de frénétique, et là, on a le pressentiment d’un nouveau défi lancè à la société : le défi inattendu et impardonnable.


L’auto-flagellation de Clamence – et c’est là que se déploie la profondeur de sa chute – se transforme au fur et à mesure en accusation furieuse et presque misanthropique contre tous ses concitoyens. La confession du juge-pénitent, du clown, qui se délecte de son discours est entièrement ambiguë. Cette bouffonnerie de sincérité est jouée afin que cet autoportrait répugnant, dessiné par lui devienne un miroir dans lequel ses concitoyens puissent voir leur véritable image. C’est la même feinte qu’utilise Stavrogine pour se disculper, pour éviter le jugement et, finalement, pour se mettre de nouveau à commettre des crimes plus atroces encore que ceux qui pèsent sur sa conscience. Clamence et Stavrogine désirent chasser les démons qui sont en eux, mais ils agissent par des moyens démoniaques.


En continuant à n’admirer que lui-même mais en dissimulant quand même derrière sa confession son vieux principe du « chacun pour soi », Clamence avoue la bassesse de sa nature, de son comportement. Cependant, ce n’est que pour la galerie.

« J’ai accepté la duplicité au lieu de m’en désoler. Je m’y suis installé, au contraire, et j’y ai trouvé le confort que j’ai cherché toute ma vie. J’ai eu tort, au fond de vous dire que l’essentiel était d’éviter le jugement. L’essentiel est de pouvoir tout se permettre, quitte à professer de temps en temps, à grands cris sa propre indignité. » (I, p.1546)

Clamence est persuadé que pour autant qu’il s’accuse lui-même, il a le droit d’accuser les autres. Insensiblement, il passe dans son discours du « je » au « nous » et il parvient jusqu’à « voilà ce que nous sommes ». Il faut admettre, d’ailleurs, que ces attaques contre son époque ont été bien ajustées.
Clamence suppose que ses compatriotes sont en quête d’irresponsabilité. Leur idéal est d’être libre d’obligations, de convictions, de remords. Pour eux, tout sens moral signifie la servitude. Ils n’aspirent qu’à se distinguer par le biais de leur richesse de jugement.

« Chacun exige d’être innocent, à tout prix, même si pour cela, il faut accuser le genre humain et le ciel. (…) Mais ces fripons veulent la grâce, c’est-à-dire l’irresponsabilité, et ils excipent sans vergogne des justifications de la nature ou des excuses des circonstances, même s’ils sont contradictoires. L’essentiel est qu’ils sont innocents, que leurs vertus, par grâce de naissance, ne puissent être mises en doute, et que leurs fautes, nées d’un malheur passager, ne soient jamais que provisoires. » (I, p.1541)

La lutte de Dostoïevski contre « le milieu » qui libère l’homme de la voix de sa conscience-juge coïncide d’une manière générale avec la lutte de Camus contre la conception existentialiste de la liberté de l’individu. Dans les deux cas, la lutte est menée pour la loi morale qui existe par delà le milieu et l’existence (la situation). Dans « La Chute », Camus met « le signe égal » entre l’existentialisme et la servitude.

« Sans servitude, avouait Clamence avec une sincérité cynique, à vrai dire, il n’y a point de solution définitive. J’ai très vite compris cela. Autrefois, je n’avais que la liberté à la bouche. (…) J’assenais ce maître mot à quiconque me contredisait, je l’avais mis au service de mes désirs et de ma puissance. » (I, p.1541)


Une telle liberté de l’individu se transforme en son contraire et devient servitude. « Au bout de toute liberté, il y a une sentence ; voilà pourquoi la liberté est très lourde à porter… » (I, p.1541)

Dans les années 60-70 du XIXème siècle, Dostoïevski a compris le fond de l’individualisme contemporain avec ce qu’il implique comme attitude : une personnalité pleine de désespoir et d’égocentrisme, de même qu’il a prédit l’effondrement de cette théorie. Clamence aussi considère que ses compatriotes-intellectuels vivent dans la solitude, l’ennui, le désespoir et la haine. D’après lui, quatre-vingts pour cent de « nos écrivains » détestent les gens. Avec une volonté satanique, il retrouve dans ses compatriotes les traits qui autrefois effrayaient Dostoïevski : une aspiration à vivre selon leurs propres désirs, qui tourne en veulerie et qui, au bout du compte, mène à la chute de la personnalité. Une telle personnalité tombe dans « le malconfort », qui est une sorte de piège, tendu par « les guides de la vie ». Clamence va même plus loin : il se présente comme un prophète de la future servitude sous le joug de nouveaux « Grand Inquisiteurs ».

« Mais sur les ponts de Paris, j’ai appris moi aussi que j’avais peur de la liberté. Vive donc le maître, quel qu’il soit, pour remplacer la loi du ciel. « Notre père qui êtes provisoirement ici… Nos guides, nos chefs délicieusement sévères, ô conducteurs cruels et bien aimés… » Enfin, vous voyez, l’essentiel est de n’être plus libre et d’obéir dans le repentir, à plus coquin que soi. Quand nous serons tous coupable, ce sera la démocratie. » (I, p.1543)

Il n’est donc pas utile de progresser, de changer de vie ni d’environnement. Et pour ce qui est des serviteurs, dont il est impossible de se passer, on pourrait les appeler « les gens libres. »
« Le faux prophète qui crie dans le désert et refuse d’en sortir » : voilà comment Clamence se décrit lui-même. Stavrogine regrette ce qui s’est passé avec Matresha, mais cela ne l’empêche pas de continuer à commettre ses crimes. Le héros de « La Chute » ne s’est pas rapproché non plus de la résurrection morale. Depuis des années, la nuit il entend ces mots et n’ose pas les prononcer : « O, jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux ! » Pourtant, il connaît déjà la réponse à cet appel : « Il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement ! » A la fin de « La Chute » on perçoit très clairement une sorte de sarcasme de l’auteur qui résonne à l’unisson de celui de Dostoïevski lorsqu’il décrit la chute « du citoyen du Canton d’Uri ».


« La Chute », comme nous le voyons, (mais l’on pourrait relever davantage de parallèles) présente des points communs avec la problématique, les idées et les images des Possédés. L’analyse comparative nous permet non seulement de trouver dans « La Chute » beaucoup d’éléments venus directement de l’œuvre de Dostoïevski mais aussi de voir le développement de ces traits de l’œuvre de Dostoïevski qui étaient destinés à jouer un rôle important dans l’évolution de la philosophie de Camus et de ses contemporains (occidentaux). Ce sont les tourments et l’effondrement de l’individualisme qui, bien qu’en quête de la liberté, sombre dans la servitude du nihilisme et de l’isolement.


L’évolution qu’ont connue les idées de Camus, coïncide avec ce que l’on peut observer dans la pensée de Dostoïevski. Après avoir déclaré pendant la période de la Résistance sa foi en l’homme, en sa vaillance, en sa capacité de se sacrifier, Camus, malgré toutes ses hésitations et ses doutes, n’a pas perdu confiance en la force de la solidarité humaine, en la richesse de l’âme humaine qui ne vit pas par la haine mais par la compassion envers l’humanité. L’idée de fraternité entre les gens et les peuples qui est l’aboutissement de la réflexion de Dostoïevski, nourrissait pendant les années 40-50 l’humanisme profond de Camus et a prédéterminé, en quelque sorte, le pathétique vivifiant de ses dernières œuvres.


En ce qui concerne l’influence de l’œuvre de Dostoïevski sur Camus, l’auteur français partageait avec lui l’idée que la prospérité de la société est impossible si elle omet le bonheur d’une seule personne. Ainsi, dans son discours pour Dostoïevski, il affirmait que le grand écrivain russe savait que désormais notre civilisation revendiquerait le salut pour tous ou pour personne. Mais il savait aussi qu’on ne saurait sauver tous les hommes en oubliant la souffrance d’un seul. Cette idée le touchait énormément, et par ce discours il nous montre sa volonté de comprendre le maître russe et de reconnaître la place qu’il occupe dans l’héritage littéraire mondial.


Dostoïevski, l’artiste de la réalité, son contemporain, a montré avec profondeur le rôle de l’inconscient dans la vie de l’homme. Néanmoins, comme pour n’importe quel artiste, « les fleurs du mal », la laideur, les maladies n’étaient pas pour lui la norme morale et esthétique. Au contraire, il espérait que «la beauté sauvera[it] le monde. » Et il est dommage que la littérature occidentale n’ait distingué que le thème du « souterrain », qu’elle n’ait pas aperçu dans son œuvre le pathétique humaniste et qu’elle l’ait considéré comme « un grand malade » ( A.Gide.) Camus aimait un autre Dostoïevski, celui qui « encore aujourd’hui nous aide à vivre et à espérer. » Camus regrettait le destin qui fut longtemps, en Occident, celui de l’écrivain qu’il aimait, lorsqu’il disait que certains écrivains occidentaux n’ont retenu de Dostoïevski qu’un héritage d’ombres.
C’est un fait connu : dans le cabinet de Camus il n’y avait que deux portraits, ceux de Tolstoï et de Dostoïevski. Restant un homme de son époque, Camus a apporté à la littérature moderne ce qui est commun à ces grands écrivains russes : le chagrin pour l’Homme honnête, l’idéal de la conscience sainte (dans le sens moral et éthique) – et l’humanisme.


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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises (D.E.F.) présenté par

Mme Galina CHERNIKOVA

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff
Octobre 2002

 

 

 

 

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« Le Renégat ». Analyse sémiotique d’une nouvelle d’Albert Camus

                                                   LE RENEGAT

                                     Une analyse sémiotique


LE RENEGAT est la deuxième nouvelle d’un recueil de six nouvelles, intitulé  » L’exil et le royaume « , d’Albert Camus. Publié en 1957, cet ouvrage illustre bien la technique de l’auteur ainsi que sa philosophie. Chaque nouvelle traite d’une façon différente les thèmes de l’exil et de l’aliénation, deux notions récurrentes dans l’oeuvre de Camus, lui-même exilé à Paris, nostalgique de son pays natal, l’Algérie. On trouve des échos de sa propre expérience à travers les divers dilemmes auxquels doivent faire face les personnages principaux de ce recueil.

Pourtant, LE RENEGAT est un cas à part. Dans ce recueil de « récits », écrits à la troisième personne et au passé, c’est le seul « discours » : un monologue où le locuteur, le renégat, semble ne pas être conscient d’un allocutaire. Camus nous raconte l’histoire du renégat par le biais de ce monologue dans lequel on trouve une alternance d’observations au présent et de souvenirs au passé. Si, dans les autres nouvelles, on trouve un peu de lumière, dans ce cas précis, il n’y a que de la noirceur. Cet « antihéros » est seul, enfermé en lui-même, et ses aventures semblent la forme perverse d’un conte merveilleux. En effet, on peut y trouver une succession de « fonctions narratives », conformément à l’inventaire des 31 fonctions de Vladimir Propp.

Une lecture superficielle nous présente l’histoire pénible d’un missionnaire catholique. Celui-ci, sur la suggestion d’un curé, quitte son pays natal primitif et protestant pour aller chercher « le soleil » du catholicisme dans un séminaire (1e , 2e , 3e , 10e , 11e fonctions de l’inventaire de Propp). Là, on lui parle d’une mission auprès des païens; il accepte, mais veut en outre devenir un missionnaire « exemple » et, par la vérité du Dieu chrétien, subjuguer les païens les plus sauvages (12e , 13e , 14e ). Il quitte le séminaire pour la ville de sel où se trouvent les barbares (15e ), mais il est finalement vaincu par eux, et on lui coupe la langue. (16e , 17e , 18e ). Prisonnier, il trahit son dieu d’amour pour le dieu des païens, ayant trouvé en celui-ci le seigneur qu’il a cherché (19e). Ensuite, apprenant qu’un missionnaire, son remplaçant, va arriver, il décide de le tuer pour affirmer sa nouvelle foi (25e). Cependant, les païens le capturent avant qu’il réussisse (=26e). Pensant qu’il les a trahis, ils le punissent (28e , 30e).
Néanmoins, après une lecture approfondie, ce conte rebutant semble de plus en plus participer d’une forme surréaliste, être une sorte de fantastique onirique. Il s’agit d’un monologue intérieur hallucinant, dans lequel l’irruption de l’irrationnel est frappante. Le héros-narrateur, confus et bavard, souffre d’une terrible folie d’angoisse et de haine. Si son identité de religieux catholique est plausible, ses aventures chez les païens de Taghâsa sont largement des produits de son cerveau fiévreux.
Pour tenter de défendre cette interprétation de l’ouvrage, nous allons en faire une analyse détaillée en utilisant divers outils de l’analyse sémiotique.

La structure générale du texte

Le monologue intérieur du renégat n’est pas présenté d’une manière naturaliste car la confusion qui règne dans la tête du héros, si irrationnelle qu’elle paraisse à première vue, se manifeste d’une façon méthodique. L’ouvrage est une construction très sophistiquée dans laquelle Camus fait alterner délibérément temps et images symboliques et littérales. Il y a une succession de transitions entre présent et passé, à travers laquelle l’auteur joue sur les mots et sur les images et suggère des contrastes et des tendances opposées.

La nouvelle débute au présent et se termine aussi au présent. Entre les deux situations, initiale et finale, il y a un développement, une transformation de l’état du renégat. On peut représenter cela par l’axe sémantique suivant :    

S  ————————————>  t ————————————-> S’

situation                                                                                                              situation
initiale                                        transformation                                        finale


Prenons, d’abord, la situation initiale (p.37). Le renégat ne peut plus communiquer : on lui a coupé la langue. Ceci entraîne un bouillonnement de sa pensée, et ce désordre le gêne. Toutefois, il patiente, « caché dans un éboulis de rochers » où, armé d’un vieux fusil, il attend le missionnaire qui doit venir le remplacer. Dans la situation finale (p. 55-58), le missionnaire arrive. Le renégat arme le fusil – « que la haine règne sans pardon…. que le royaume enfin arrive » -, mais avant qu’il réussisse à faire mal au missionnaire, ses « maîtres », habitants de la ville de sel où il est prisonnier, le saisissent et le punissent. Ensuite, il se repent d’avoir cru en le fétiche, dieu malfaisant de cette ville, et veut retourner chez lui. La nouvelle se termine sur une phrase, à la troisième personne, qui indique qu’il est trop tard pour les remords. Le renégat doit rester esclave du fétiche, dans la ville de sel. On commence donc par une disjonction, dans l’énoncé d’état, entre le Sujet (le renégat) et ce qu’il désire (= son Objet de valeur, c’est-à-dire la mort/le mal pour le missionnaire) mais cette disjonction demeure, car le Sujet opérateur (encore le renégat) semble avoir échoué dans la transformation conjonctive.


S————————————-> t  ————————————-> S’
situation initiale                   transformation                            situation finale


Pourtant, on a déjà constaté que, dans cet ouvrage sophistiqué, il y a une alternance délibérée de séquences textuelles au présent et au passé. La séquence au passé, qui suit la première séquence au présent (p.38), ne peut que revêtir une grande signification pour la compréhension de la situation initiale. On a vu comment notre héros, faute de communication verbale, a décidé de recourir à l’action, mais c’est dans les souvenirs de son enfance qu’on apprend les raisons qui le poussent à faire du mal au missionnaire. Il a « un compte à régler » avec son père, avec son passé et, finalement, avec lui-même, le jeune séminariste qui a cru mais que « tout le monde » a trompé.
Si l’on considère cette séquence des premiers souvenirs (situation initiale), le Sujet, le jeune héros chez lui, a comme Objet de désir la fuite de ses origines : « je voulais partir, les quitter d’un seul coup et commencer enfin à vivre dans le soleil, avec de l’eau claire ». Encore une fois, le Sujet opérateur est le même personnage-acteur que le Sujet d’état. Dans la situation finale, on voit que, dans cette tâche aussi, le héros semble avoir échoué. Sa recherche du bonheur n’ayant pas réussi, il se retrouve prisonnier, incapable de réaliser un nouveau désir : « je veux retourner chez moi » (p. 58). Il est revenu mentalement à son point de départ.


Or il y a des indices tendant à montrer que l’analyse à laquelle on vient de procéder est insuffisante. Le missionnaire est une sorte de substitut : « … alors il ne reste qu’à tuer le missionnaire. » (p.38). On pourrait donc en inférer que le missionnaire et le renégat sont le même personnage ; on trouve des arguments pour étayer cette thèse dans la séquence finale. Si son acte de vengeance est contrecarré, c’est parce qu’au moment de se venger sur le missionnaire il est touché par des souvenirs : « pourquoi faut-il que je pleure au moment du triomphe ? » (p.56). De plus, il y a la question étrange dont l’énonciateur peut être soit le renégat, soit un de ses maîtres » : « Si tu consens à mourir pour la haine et la puissance, qui nous pardonnera ? » (p.57). Ainsi, on pourrait en conclure qu’il s’agit d’une tentative de suicide. Il arme le fusil (p. 55), mais finalement il parle « de la crosse » (p. 56) du fusil et plus exactement, du « bruit » qu’il peut faire avec la crosse, le bruit qui signale aussi l’arrivée de ses maîtres. Si l’on refait l’axe sémantique, on obtient :

S  ————————————–>  t ———————————–> S’
situation initiale                           transformation                    situation finale



Dans la situation initiale, pour que le Sujet d’état puisse (1) rétablir la communication et (2) retrouver aussi de l’ordre dans sa pensée, le Sujet opérateur veut effectuer une tentative de suicide en forme d’appel au secours. Dans la situation finale, le Sujet opérateur a réussi à rétablir la communication (la disjonction devient conjonction), et, concernant le deuxième but, on peut voir dans le repentir du Sujet d’état et dans son désir de retourner chez lui, une résolution partielle de la disjonction. Cependant, « Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard » : avec cette phrase finale, la communication semble être coupée définitivement et la disjonction rétablie. Nous allons voir ci-après que même cette phrase finale, pour terrible qu’elle semble, cache un peu d’espoir pour le renégat.

La segmentation du texte

On a déjà évoqué la structure séquentielle du texte, basée sur l’alternance entre temps du présent et temps du passé. En utilisant ces changements de temps (code chronologique), on peut découper le texte en 25 séquences : 13 au présent, et 12 au passé. Cette segmentation est moins un découpage narratif qu’un tissage délibéré des éléments présents et passés. Une telle succession des séquences a pour but d’aider le lecteur à mieux comprendre le héros ainsi que l’influence de ses origines et de son caractère sur ses actions. A cet égard, un regard plus attentif porté sur les 10 premières séquences est indispensable.
On débute au présent, et le renégat « patiente encore », mais avec la deuxième séquence on comprend qu’il patiente depuis très longtemps, depuis son enfance, chez lui (p.38). Ce qu’il a désiré, c’est « vivre dans le soleil » et le curé lui a montré le soleil du catholicisme. Dans la même séquence, il utilise le mot « soleil » pour parler aussi de lui-même : au séminaire, on l’a vu « arriver comme le soleil d’Austerlitz » c’est-à-dire comme la victoire. Pourtant, dans la courte séquence, au présent, qui suit (p.38), ce soleil est devenu un soleil malade qui veut se venger. La quatrième séquence (p.39) est très révélatrice : on y voit l’importance de la conviction du jeune séminariste et comment il a voulu devenir un missionnaire « exemple ». Mais on y voit aussi sa faiblesse : c’est un homme entêté, dont la fausse humilité cache l’orgueil : « à travers moi saluez mon Seigneur ». Dans la cinquième séquence (p.39-40), le soleil-exemple est devenu un « soleil sauvage » qui rêve de son pays, si lointain et si différent de la ville de sel où il est condamné à vivre maintenant. Le thème du « soleil » est repris dans les sixième et septième séquences (p. 40-41). La mission auprès des païens est devenue sa mission : « je subjuguerais ces sauvages, comme un soleil puissant ». Un désir, jusque là implicite, de pouvoir se montre explicitement : « je rêvais du pouvoir absolu ». Pourtant, en attendant le missionnaire, le soleil brûle, mais le renégat brûle aussi.
On a donc, dès le début du texte, l’apparition d’une tendance très significative chez le héros : celle de s’identifier avec l’objet de sa croyance. On voit aussi comment l’auteur utilise le même signifiant, « le soleil », pour plusieurs signifiés. Dans les deux séquences courtes qui suivent (p. 41-42), le renégat ne supporte plus son malheur : « Mais c’est fini, »; son seul espoir c’est le fusil « frais, … comme la pluie du soir, autrefois, ». Il ne reste qu’à tuer le missionnaire, à tuer « l’amour », à se tuer.
Avec la dixième séquence commence la narration de la chute du jeune séminariste. Pourtant, cette narration est si pleine de symbolisme qu’on ne peut pas la comprendre sans considérer d’abord l’univers sémantique de Camus.


L’analyse du niveau de surface: les oppositions figuratives


Dans la deuxième séquence (p.38), il est clair que les origines du renégat sont primitives : « père grossier », « mère brute », alimentation frugale, végétation primordiale (« fougères »), climat glacial. On peut opposer à ce monde primitif d’hier, le monde civilisé et l’avenir que le curé lui a montrés : le soleil du catholicisme, la lumière de la foi chrétienne et du savoir.
On peut utiliser le « triangle culinaire » de Claude Lévi-Strauss pour indiquer le chemin proposé au renégat, un chemin de l’exil au royaume:


LE « TRIANGLE CULINAIRE » (application) :


                                                               exil ( – )

                                                             présent
                                                     climat brûlant


exil   ( – )                                                                                                       royaume  ( + )
passé                                                                                                                 avenir         
climat glacial                                                                         soleil du  catholicisme

monde primitif                                                                                    monde civilisé



Cependant, on voit dans le déroulement du texte que le soleil de la lumière devient un soleil sauvage, qui brûle, un soleil puissant et impitoyable. Chez Camus, il y a comme une horreur de toute forme d’excès. Grâce à un deuxième « triangle culinaire », on comprendra mieux cette philosophie de la modération et du juste milieu :

                                                               crépuscule ( + )
                                                      modération, sagesse


nuit glaciale   ( – )                                                                              jour brûlant ( – )




Dans « L’exil et le royaume », on trouve souvent une valorisation du crépuscule, moment très doux où règnent la modération et la sagesse.
Notre héros semble être passé d’une nuit primitive et glaciale au jour tout aussi sauvage d’un soleil brûlant. Comment ce soleil de la lumière, devient-il sauvage et brûlant? On a déjà constaté que le renégat s’identifie, à sa façon, avec le soleil du catholicisme. Il faut donc chercher une réponse dans le caractère même du héros.
Au séminaire, on l’a enseigné en lui prodiguant des encouragements et en faisant preuve de tolérance : « Mais non, il y a du bon en vous ! » (p.39). Néanmoins, on l’a découragé des excès. Malgré tout, notre héros « mulet intelligent » a décidé d’aller « jusqu’au bout » Une phrase de la sixième séquence est particulièrement révélatrice à cet égard : « Convertir des braves gens un peu égarés c’était l’idéal minable de nos prêtres, je les méprisais de tant pouvoir et d’oser si peu, ils n’avaient pas la foi et je l’avais... » (p.41). Le renégat ne connaît guère la modération des ses maîtres. Voici un troisième « triangle culinaire » :

                                                      tolérance (des maîtres) ( + )




   humilité, soumission  ( – )                                             orgueil et mépris  ( – ) 

complexe d’infériorité                                               arrogance et intolérance                                                                          
                                                                                                                  


Il faut en conclure que le renégat est passé de ses origines humbles où il se montrait soumis – souffrant peut-être d’un complexe d’infériorité – directement à l’arrogance et à l’intolérance d’un missionnaire « exemple », sans avoir écouté ce que ses maîtres, modestes et tolérants, lui disaient. Il est clair que son Seigneur n’a jamais été le Seigneur qui « commande d’une voix douce » (p. 39). Il est passé du long hiver glacé de son enfance à l’été sans fin de « la ville affreuse » (p. 43). Cette ville de sel est un monde fermé, stérile, « une froide cité torride » (p. 44), où on oscille entre l’enfer du midi et un minuit polaire. On peut la représenter en utilisant une figure comportant deux axes, l’un représentant l’immanence, l’autre la transcendance :


                                                air /  eau (ciel)  = transcendance

     

                                               terre / feu (ville de sel)  = immanence


Diamétralement opposé à la ville de sel, feu/terre, est le lieu ciel/eau. C’est de là que le renégat attend « La pluie, ô Seigneur, une seule vraie pluie, longue, dure, la pluie de ton ciel » (p.43), mais aussi « la nuit, avec ses étoiles fraîches et ses fontaines obscures », qui seules peuvent le sauver des « dieux méchants des hommes » (p.50). C’est la douceur qu’il cherche, mais « toujours enfermé, je ne pouvais la contempler » (p.50) puisque on l’a traîné dans la maison du fétiche, où « entre ces murs que le soleil brûlait au-dehors avec application », il a « essayé de prier le fétiche » (p. 47) son nouveau seigneur, son « Dieu despote » (p.55).


Pourtant, si l’interprétation que nous avons donnée est juste, ni la ville de sel, ni la maison du fétiche n’existent en dehors de l’esprit du renégat. Il y a de nombreux indices selon lesquels la mission du renégat ne l’a pas mené aux païens, mais finalement à un monastère : « à trente jours de toute vie, dans ce creux au milieu de désert, où la chaleur de plein jour interdit tout contact entre les êtres…… esquimaux noirs…… dans leurs igloos cubiques. » (p.43). C’est-à-dire auprès de moines d’un ordre austère qui « disent qu’ils ne sont qu’un seul peuple, que leur dieu est le vrai, et qu’il faut obéir » (p.44).
Pour admettre la plausibilité de cette idée, il faut examiner le symbolisme du désert que Camus semble d’avoir utilisé dans sa conception de la ville de sel. Dans la tradition judéo-chrétienne, le désert est un lieu à la signification privilégiée. Région géographique d’excès climatiques, d’aridité, de solitude et de silence, elle est devenue un lieu de retraite, de contemplation et de purification. On se retire au désert, on s’y impose des privations, pour mieux effectuer une préparation spirituelle. Le désert est donc un lieu de passage entre l’exil de la terre et le Royaume de Dieu. C’est un lieu qui peut être métaphorique, mais qui peut être aussi imposé à quelqu’un dans un but spirituel.
La question qu’il faut alors se poser est la suivante : la cruauté, l’intolérance, l’arrogance et la sexualité primitive et débridée, chez les « barbares » de la ville de sel, sont-elles réelles, ou simplement des projections de l’esprit méchant et fou du renégat ? Autrement dit, dans « l’aventure » du renégat, ne s’agit-il pas, peut-être, d’une sorte de séjour disciplinaire dans une institution religieuse que le renégat, dans sa folie, a vécu comme un cauchemar, un désert effrayant de solitude ? Pour tenter de trouver une réponse à cette question, nous utiliserons l’analyse des rôles des actants telle que nous la propose A.-J. Greimas.

L’analyse du niveau profond


Nous allons faire une analyse du niveau narratif sur deux séquences : la sixième séquence : « Le premier à m’en parier —>ils avaient tous pitié ! » (p. 40-41) et la dixième séquence : « Quand j’ai fui du séminaire —> avec éclat et orgueil, « (p. 42). C’est-à-dire une analyse détaillée de la narration de ce que le renégat avait l’intention de faire et de ce qu’il a finalement fait.


Prenons d’abord l’axe du vouloir (Sujet —> Objet) : dans les deux séquences on a le même Sujet : le renégat, et le même Objet de désir : aller chez les barbares pour les subjuguer.
Pour l’axe de la communication, le Destinataire, mais aussi le Destinateur, sont, dans les deux séquences, le même personnage : encore le renégat.
Si l’on prend ensuite l’axe du pouvoir, on constate que, dans les deux cas, les Opposants au Sujet sont nombreux par rapport aux Adjuvants éventuels. Plus précisément, dans la sixième séquence, son désir d’aller auprès des barbares est fortement découragé au séminaire ; de plus, il manque de préparation et d’expérience. Dans la dixième séquence, même le chauffeur de la Transsaharienne et le guide deviennent finalement des Opposants à sa mission.

Pourtant, l’analyse de la dixième séquence se révèle problématique : bien que la mission soit sous-entendue comme Objet de désir, le renégat parle aussi d’une fuite et d’un vol : un vol d’argent qui est en même temps un vol de passage. Ce que le renégat semble avoir finalement fait, c’est s’enfuir du séminaire, avoir « quitté la robe », après avoir « volé la caisse de l’économat ». Dans un tel contexte, le guide, qui ensuite lui a volé l’argent, mais qui a « de l’honneur », est de façon plausible le renégat lui-même, sa conscience. Par conséquent, « ces barbares » qu’il « imaginait autrement » sont ceux qui l’ont discipliné enfin, des religieux catholiques, du séminaire ou d’un autre établissement religieux.
Notre héros a donc sous-estimé « le soleil cruel de la vrai foi » . Il a renié le soleil du catholicisme dans un acte double de renoncement et de transgression : il a quitté la vie religieuse comme un voleur vulgaire. Cependant, après avoir traversé « les hauts plateaux et le désert » et « la mer de cailloux bruns, interminable, hurlante de chaleur » il a éprouvé finalement des remords. Tout comme il y a si longtemps, dans son pays natal, il a voulu, encore une fois, rompre avec son passé. Et telle est bien sa faiblesse: un manque de vraie foi et d’endurance. On comprend maintenant pourquoi Camus a d’abord intitulé sa nouvelle « L’esprit confus ». Le héros est un esprit confus parce qu’il lui manque l’ancrage de vraies convictions. Il est comme une feuille dans le vent ; c’est son instabilité, sa tendance aux excès, due à ce manque, qui le rendent fou.


Conclusion


A l’issue de cette analyse détaillée de la mission du jeune séminariste, l’on comprend mieux, nous semble-t-il, la mission finale du renégat. Nous en avons conclu qu’il est vraisemblable que le missionnaire, mais aussi le guide du renégat, ne soient pas des personnages indépendants ; qu’ils représentent le renégat encore très jeune, quand il a cru, ou a voulu croire en le Seigneur des chrétiens.
On pourrait tirer la même conclusion en ce qui concerne le guide du missionnaire. Dans la rencontre finale, le renégat ne parle que du missionnaire, qui arrive « dans sa robe détestée » et qui lui sourit. Il veut écraser ce « visage de la bonté » mais la nostalgie de son pays l’empêche de le faire. Il trahit le fétiche, son Dieu despote, en appelant au secours par une tentative de suicide. Ainsi, il renie encore une fois celui dans lequel il a cru. D’où son nom : le renégat.

Il faut comprendre sa folie. Sa pensée embrouillée l’empêche d’agir et de raisonner logiquement. Il veut l’assistance de ses maîtres, mais il a du mal à accepter cette aide. Il oscille entre les deux Seigneurs, l’un de l’amour et de la douceur, l’autre de la haine et de la puissance. Il rêve des « hommes autrefois fraternels » (p. 57), de la miséricorde, mais il continue d’être excité par la violence. Bref, il s’agit d’un homme sans force de caractère, tiré à hue et à dia par toutes les pulsions et tendances de sa nature humaine, incapable de les maîtriser. Lui, qui voulait « être un exemple », un héros, n’est qu’un entêté arrogant, pitoyable dans sa médiocrité. Mais ce qui est le plus tragique, c’est qu’il n’y a pas d’amour en lui, seulement du narcissisme.


A la lumière de ce qu’on vient de constater, comment comprend-on la fin de la nouvelle ? L’appel au secours du renégat peut-il réussir ?
Il espère : « Ne m’abandonnez pas ! » (p.57). Pourtant, d’après la dernière phrase de la nouvelle, il semble qu’on ait fait la sourde oreille à son appel. C’est là une réaction tout à fait logique : comment sauver un être aussi égoïste, qui manque à ce point d’amour ? Camus, lui-même, doit s’être posé cette question avant de terminer la nouvelle.


Et si cette nouvelle était aussi une allégorie de l’église catholique, ou de la foi chrétienne, ou même de l’humanité entière ? Comment faut-il répondre ? Comment réagir à la médiocrité de l’homme ?
Dans son amour triste et tolérant de la condition humaine, Camus a laissé une fenêtre ouverte au pauvre renégat : quand le vieux prêtre lui a parlé de la ville de sel, il a dit qu’« un seul de ceux qui avaient tenté d’y entrer…… avait pu raconter ce qu’il avait vu. Ils l’avaient fouetté et chassé dans le désert après avoir mis du sel dans ses plaies et dans sa bouche, il avait rencontré des nomades pour une foi compatissants, une chance... » Ainsi, même pour le renégat, il y a de l’espoir !


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BIBLIOGRAPHIE


CAMUS, Albert, L’exil et le royaume, Paris, éditions Gallimard, 1957.

La revue des lettres modernes : Albert Camus, volume 6, « L’exil et le royaume », Paris, Minard, 1973.

Les photocopies du cours de littérature de M. Beylard-Ozeroff « Introduction à l’analyse sémiotique ».


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UNIVERSITE de GENEVE , Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Helen HARDY, (Groupe A)
pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises
Genève, 14 mars, 2000

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Marguerite Yourcenar : de Zénon aux negro-spirituals ( un article de M. Thierry Clermont)

« Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d’exactitude. » Peut-on lire dans “L’Œuvre au noir”, paru en mai 1968. Ce fut aussi le credo de Marguerite Yourcenar. Son plus célèbre roman, avec Les “Mémoires d’Hadrien“, est au centre du quatrième volume de sa correspondance, qui couvre les années 1964 à 1967. Le tome précédent s’achevait sur une évocation de Gabriele D’ Annunzio, où elle réaffirmait son dédain définitif de tout « commérage et de l’effet facile ».

Yourcenar, née Crayencour, à Bruxelles en 1903, est alors à un tournant. Elle vient de passer le cap de la soixantaine aux côtés de sa compagne, la fidèle traductrice Grace Frick, qui partage sa vie sur le littoral du Maine, à Mount Desert lsland, où le couple s’est installé une douzaine d’années auparavant. Elles ont baptisé leur refuge « Petite Plaisance ». La romancière et essayiste a alors abandonné l’enseignement et toute activité professionnelle depuis le succès international des “Mémoires d’Hadrien“, paru en 1951. Elle a également derrière elle ”Alexis ou le traité du vain combat”, ”Le Coup de grâce”, ”Feux”, son ouvrage injustement négligé, et son essai paru en 1962 ”Sous bénéfice d’inventaire”, où se croisent Thomas Mann, Agrippa d’Aubigné et Cicéron.

Yourcenar a alors trois fers au feu, et pas des moindres : “La Couronne et la Lyre”, anthologie de la poésie grecque ancienne, depuis Homère jusqu’à Damascius, en passant par Sappho et Pindare, qu’elle présente comme un «divertissement», paru en 1979. Ensuite, sa présentation inédite d’une bonne centaine de negro-spirituals qu’elle a elle-même traduits et à propos desquels elle confie : « Étrange situation que d’avoir perpétuellement à choisir entre le rythme et l’idée, sacrifiant tantôt le cheval et tantôt le cavalier. » Enfin, son opus mirandum : ”L’Œuvre au noir”, présenté comme le pendant des Mémoires d’Hadrien, et centré sur Zénon, un philosophe fictif, médecin et alchimiste de Bruges, en pleine Renaissance. « Hadrien s’intéressait à la mort « parce qu’elle représente un départ« , a-t-elle expliqué, mais la formule restait celle d’un grand intellectuel ; il meurt en réalité avec la noble mélancolie d’un homme de l’Antiquité satisfait d’avoir vécu. Avec Zénon, j’ai au contraire essayé de faire entendre « le bruit suraigu des portes qui s’ouvrent« . Non certes qu’il s’agisse de foi ou de conversion, mais d’une autre lueur. »

Par ailleurs, elle songe déjà à mettre en chantier “Le Labyrinthe du monde”, sa trilogie ou triptyque familiale dont le premier volet, “Souvenirs pieux”, paraîtra en 1974.

Si cette riche correspondance ne constitue pas à proprement parIer le “laboratoire central”de L’Œuvre au noir, elle est parcourue par Zénon, ses avatars et ses déboires, éditoriaux. Avec ses correspondants à de rares exceptions près, Yourcenar est encline aux familiarités, aux confidences et aux secrets d’atelier. Pour cela, il faut se tourner vers les superbes entretiens menés par Matthieu Galey en 1980 (Les yeux ouverts). Ici, avec une certaine emphase, on la surprend pointilleuse à l’excès, voire procédurière, avec ses éditeurs, ses traducteurs et ses autres contacts professionnels, en particulier son avocat, Maître Brossollet, qui la soutient ardemment dans son combat contre les Editions Plon, au profit de Gallimard. C’est que Yourcenar est d’humeur plutôt sombre, avec un humour plus féroce que badin.

Ses amitiés épistolaires sont discrètes, les épanchements, rares, à l’exception de sa fidélité notable envers « l’Amazone » Natalie Barney. Proche également de Louise de Bochgrave, Yourcenar se livre du bout des lèvres, en juillet 1966, en lui confiant dans une longue lettre, à propos de son père, Michel de Crayencour, mort en 1929 : « On est finalement ce qu’on a décidé d’être et ce qu’on reste jusqu’à la fin », ajoutant : « Quant aux souvenirs d’enfance dont tu évoques la possibilité, non : si intempestif que cet aveu puisse être, je n’en ai pas aujourd’hui qui m’attendrissent sur lui. » La messe est dite.

Autre fait marquant à la lecture de ses missives : la présence réduite de l’actualité, pourtant heurtée, voire tragique durant ces années. Silence sur les assassinats du sénateur Bob Kennedy et de Martin Luther King, quelques mots à peine sur la guerre du Vietnam, sinon ce constat daté de février 1967 : «La, guerre cruelle et vaine dans laquelle, ce pays est engagé pèse sur l’atmosphère ici comme partout», tout en disant son attachement aux États-Unis, où elle a choisi de vivre en 1939, revenant sur cette «longue intimité qui aura été la mienne avec la terre américaine, terre indienne» plutôt, bien plus vieille que nos agitations et nos folies et qui j’espère lui survivra» (le 1er octobre 1964). Plus loin, elle déplore de vivre dans «un monde qui s’enlaidit et s’endurcit chaque jour un peu plus. »

Reste que l’écriture est son obsession exclusive et que ses personnages la taraudent, y compris ceux qu’elle a traduits : Constantin Cavafy, Henry James et Virginia Woolf (Les Vagues), qu’elle  avait rencontrée à Londres  en 1937. Une quête insensée qui lui  fera dire : « Tant qu’un être inventé ne nous importe pas autant que nous-mêmes, il n’est rien. » Un sacerdoce à peine troublé par quelques voyages, En Europe de l’Est, en Italie et en Autriche, où elle a goûté à la « douceur vraiment enveloppante de Salzbourg« , au printemps 1964.

La suite est connue : son élection mouvementée à l’Académie française en 1980 et son entrée  sous la Coupole, accueillie par Jean d’Ormesson, le 11 janvier 1981. Six ans plus tard, Yourcenar rejoignait Zénon, Hadrien, Piranèse, Mishima, et les héroïnes russes qu’elle admirait tant. »

Ce texte est un article du M. Thierry CLERMONT  publié dans « Le Figaro » daté du 6 février 2020.

« Femme légère », une nouvelle de Jehanne JEAN-CHARLES

« LES PLUMES DU CORBEAU ET AUTRES NOUVELLES CRUELLES »

(voir en annexe le texte de la nouvelle « Femme légère« )

PRESENTATION

Jehanne JEAN-CHARLES écrit peu. Ses lecteurs inconditionnels le lui reprochent assez. En dehors d’un roman, « La Virole », d’un « Livre des Chats », Jehanne Jean-Charles a écrit les quarante nouvelles de ce recueil.

Treize d’entre elles ont paru, en 1962, chez Jean-Jacques Pauvert, sous   le titre « Les Plumes du Corbeau ». Vingt-quatre autres ont été publiées en 1964, chez Julliard, dans un deuxième recueil « Les Griffes du Chat ». Les trois nouvelles supplémentaires ont été écrites depuis.

Deux nouvelles de ce recueil ont été adaptées en court métrage pour le cinéma : « Une méchante petite fille », en 1972, par Robin Davis ; « Le bonheur d’être père », en 1973, par Olivier Ricoeur-

La nouvelle que j ‘ai choisie, « FEMME LEGERE », compte sept pages, elle est donc suffisamment courte pour ne pas lasser une classe d’adolescents non francophones (et même francophones !).  D’autre part, elle est ancrée dans un quotidien tout à fait banal et présente, par conséquent, un vocabulaire simple et concret que les élèves n’auront aucun mal à comprendre. Enfin, elle est construite de telle manière qu’il est relativement aisé d’en faire repérer la structure.

L’irruption de l’imaginaire ou du fantastique dans ce contexte peut provoquer une certaine résistance de la part des élèves et amener quelques discussions fort intéressantes : en effet, le lecteur ne reçoit aucune explication ni commentaire et reste libre d’interpréter les événements comme il l’entend.

J’ajouterai pour terminer que rien ne vaut le plaisir partagé, fût-il celui de la lecture, d’une nouvelle qu’on a aimée.

PROPOSITIONS DE TRAVAIL
  1. Lecture de la nouvelle dans sa totalité
  2. Problèmes de vocabulaire, références à la mythologie et à l’histoire
  3. La Narration
  4. Le Code temporel
  5. L’axe sémantique
  6. Corentin MEYER et une interprétation possible
  7. Remarques diverses et autres pistes possibles
Lecture de la nouvelle dans sa totalité

Lexique et références

Pour ce qui concerne le lexique, nous l’avons déjà signalé, il ne présente que peu de difficultés ; il s’agit essentiellement de la vie quotidienne d’un ménage, les personnages n’ont pas d’épaisseur psychologique, le décor n’est qu’esquissé. On pourra donc, dans un premier temps, se borner à signaler les termes suivants :

  1. « Corbin » (p. 24) : vieux : corbeau   En bec-de-corbin : recourbé en pointe syn. : busqué, arqué
  2. « Stupre »  (p. 24) : débauche

Pour ce qui concerne les références, mythologique et historique, elles pourront servir de tremplin à certaines hypothèses ultérieures, si bien que nous donnons les deux définitions suivantes :

Pour « satyre » (p. 24) : « divinités grecques des Bois et des Montagnes, les Satyres, parfois appelés Silènes, parfois même Faunes par les Romains, symbolisent la force expansive et sans limites des êtres vivants, qu’elle soit animale ou végétale. Les Satyres ont l’aspect de petits hommes aux cheveux hirsutes, aux oreilles semblables à celles des animaux sauvages. Ils portent deux cornes au front. Ils ont parfois une queue de cheval ou de chèvre. Parcourant sans cesse les campagnes, ils cherchent à nourrir leurs appétits et sont, pour cette cause, redoutés par les humains, qui craignent surtout en eux les débordements néfastes et incontrôlés de la nature. » (Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Larousse)

Général Cambronne : général français (17701842) : A Waterloo,  il répond à la sommation de se rendre par un « merde » : c’est le « mot de Cambronne ».

La narration

Le récit de la nouvelle est fait à la troisième personne et au passé par un narrateur extradiégétique, qui n’est pas nommé.

Le texte présente une alternance de passé-simple et d’imparfait dont le repérage peut faciliter un premier découpage sommaire. En effet, on peut observer :

  • que le récit commence et se termine au passé-simple
  • que la description de la vie conjugale avec Mme Meyer tout comme celle de la vie commune avec Myra sont faites à l’imparfait

D’autre part, on remarquera également qu’à part deux remarques de Mme Meyer, un bref échange entre Mme Meyer et Corentin ainsi qu’à deux reprises les jurons proférés par Corentin, il n’y a pas de discours direct dans le texte. C’est à travers du discours indirect que nous apprenons ce que Myra confie à Corentin, comme si la parole directe était dangereuse, néfaste.

Ces quelques remarques préliminaires devraient maintenant permettre de mettre en rapport certaines séquences du texte et d’esquisser une structure grossière que l’on complètera au fil des découvertes.

  • Début du texte

– Passé-simple : « Corentin rentra chez lui en sifflotant (…) »

– Imparfait : (vie conjugale avec Mme Meyer) : « à la fin du déjeuner, Corentin avait le droit (…) »

– Discours direct : « merde «

VS

  • Fin du texte

 – Passé-simple : « Puis il s‘en fut, guilleret, à son travail (…)

 – Imparfait : (vie commune avec Myra) : « Myra vivait avec un charmant laisser-aller » (…)

 – Discours direct : « merde »

***

Un examen rapide de ce premier tableau appelle d’emblée quelques remarques :

— on peut considérer que le texte présente au moins deux parties distinctes, présentant des points communs et des différences :

 

  • Points communs entre les première et dernière parties

( a ) un mouvement de Corentin

( b ) l’état d’esprit de Corentin :    – en sifflotant

guilleret

( c ) Corentin vit avec une femme  :  – Mme Meyer
– Myra

( M Y R sont des lettres communes aux deux patronymes et Myra, à une lettre près, est contenue dans Meyer)

( d ) Corentin profère le même juron : « merde »

 

  • Différences entre la première et la dernière partie :

(a) le mouvement de Corentin :   – de l’extérieur vers l’intérieur                                                                           – de l’intérieur vers l’extérieur

(b) la femme : – Mme Meyer : qui accorde « le droit  »
–  Myra : qui vit avec « un charmant laisser-aller »

( E E , en plus des 3 lettres communes pour Mme Meyer ;  A , en plus des 3 lettres communes pour Myra  : elles paraissent plus semblables que différentes).

D’autre part , la mise en relation de la première et de la dernière phrase du texte donne I’impression (sur laquelle on pourra faire quelques hypothèses sous la rubrique « Corentin MEYER et une interprétation possible« ) que le récit se déroule au long d’une seule et même journée, dans un laps de temps relativement court et que les événements, qui se sont déroulés entre I’arrivée de Corentin à son domicile et son départ au bureau, n’ont pas affecté son état d’esprit.

Enfin, puisque d’un bout à l’autre du texte, Corentin ne vit pas avec la même femme, on recherchera la partie manquante qui devrait nous fournir plus d’informationssur le changement de femme et sur la durée des événements.

Le Code temporel

C’est à travers le repérage des disjonctions temporelles que nous allons essayer de confirmer ou d’infirmer les hypothèses précédentes, d’une part, et de préciser la durée de la vie commune avec chacune des deux femmes, Mme Meyer et Myra, d’autre part.

Pour l’instant, nous continuons à travailler sur le début et la fin du texte, sans nous préoccuper de ce qui se passe entre ces deux parties .

L’examen du début du texte permet d’établir que nous sommes en présence de deux axes temporels :

—  celui du récit de la nouvelle : le récit principal

— celui de la description de la vie avec Mme Meyer : le récit enchâssé dans le récit principal.

Cette première partie de la nouvelle peut donc être représentée de la manière suivante :
« Corentin rentra chez lui en sifflotant. »

Récit enchâssé : vie quotidienne du couple Meyer

Rituel de la pause de midi

A la fin du déjeuner, Corentin avait le droit de fumer une cigarette

  • Corentin lisait ensuite le journal (tous les huit jours, le râtelier était vidé) Après ce cérémonial venait celui de la sieste

Corentin Meyer subissait passivement cette existence depuis vinqt ans

Il était encore bel homme

Rituel du soir

« II avait belle lurette que Mme Meyer ne supportait plus les tendresses conjugales »

« Très vite les satisfactions légitimes de Corentin étaient passées de vie à trépas / un jour qu‘il avait manifesté.. .

« Elle s’endormait, sereine, chaque soir…« 

 

« Corentin, qui avait terminé son somme, se leva pour regagner son bureau…

Au moment de mettre son cache-col…

Corentin avait perdu, depuis vingt ans, l’habitude de jurer

Tout aussitôt, Mme Meyer, comme un gros ballon, s’éleva…

« On était en mars mais l’air était doux et le ciel très pur. »

 

Ce tableau de la première partie du texte nous permet maintenant d’affirmer :

1 . que la vie conjugale du couple Meyer a duré vinqt ans

  1. que cette vie s’achève au moment où commence le récit :

— un jour de mars

— après la sieste de Corentin

– au moment où il s ‘apprête à regagner son bureau

 

« On était en mars, mais l’air était doux et le ciel très pur.« 
Dernière partie du texte :

Pour ménager l’intérêt du lecteur et lui épargner les détails de l’analyse, nous nous contentons d’en donner les résultats sous la forme d’un résumé semblable à celui de la première partie :

  1. la vie commune du couple Corentin/Myra a duré un an
  2. cette vie s’achève :

– un jour de mars

– au moment où Corentin s’apprête à regagner son bureau

« On était en mars, mais l’air était doux et le ciel très pur.

La dernière phrase du récit nous apprend qu’il finit réellement par sortir de son domicile pour regagner son bureau.

Partie médiane du texte :

Bien que nous ayons choisi de ne pas nous occuper de la partie médiane du texte, nous signalons toutefois que Corentin vit une parenthèse d’une semaine en célibataire. Cette parenthèse se terminera un dimanche avec l’arrivée de Myra qui sonne à la porte de Corentin !

Cette analyse du code temporel de la nouvelle nous a permis de découvrir 3 époques dans la vie de Corentin :

  •  la première dure vingt ans
  • la seconde une semaine
  • la dernière une année

Cependant, on peut tout de même se demander, au vu des 3 phrases suivantes …

– « Corentin rentra chez lui en sifflotant »

– « Corentin, qui avait terminé son somme se leva pour regagner son bureau »

– « Puis, il s’en fut, guilleret, à son travail »

… si Corentin n’a pas rêvé tout ce qui s’est passé depuis le moment où il a terminé son somme, et, si tel est le cas, à quoi peuvent bien servir ces indications temporelles…

Nous laissons pour l’instant la question de la temporalité ouverte avec l’idée que d’autres éléments viendront éventuellement servir certaines interprétations.

***

L’axe sémantique

Nous allons maintenant essayer de dégager la structure générale de cette nouvelle, qui n’est pas aussi simple qu’on ne le pensait en première lecture, par le biais des disjonctions narratives :

Il s’agit de rechercher ce qui rompt chaque fois l’équilibre dans lequel Corentin semble installé.

Pour ce faire, nous reprenons chacune des trois parties dégagées précédemment, en omettant à dessein la première et la dernière  phrase de la nouvelle : nous considérons en effet qu ‘elles « entourent » le reste du texte.

« Corentin Meyer rentra chez lui en sifflotant »

 

S1  ———————> t ——————->S1′

équilibre de la vie             « poussé sans doute               Corentin libéré de

du coupIe Meyer            par un démon endormi  »       son « tyran                                                                Remet en cause l’ordre       domestique »

établi  par Mme Meyer

Juron ——–> envol

 

S2 ——————–> t  ——————> S2′

équilibre de la vie      « MAIS, le dimanche             installation dans une

de célibataire                suivant tout changea »              nouvelle vie de  

« pas Mme Meyer ,                         couple                                                    

                                   MAIS une accorte personne« 

 

S3 ——————-> t ——————> S3′

équilibre de la vie         « la raison reprit              Corentin prend

du couple                              le dessus… »                      conscience de

Myra/Corentin                  « Excédé par                     son pouvoir                                                      le désordre                        célibataire

de Myra« 

Juron —–> envol

« Puis il s’en fut, guilleret, à son travail (…) »

***

Devant cette structure narrative, on se rend très vite compte que chacune des situations finales devient situation initiale pour un nouvel épisode des « aventures » de Corentin Meyer. La vie de ce dernier est un cycle alternant les périodes /vie de couple/célibataire/vie de couple/célibataire, cycle qui, apparemment, n’est pas prêt de s’achever et où les périodes / vie de couple/ s’amenuisent, passant de 20 ans à une année seulement.

On peut d’ailleurs se demander si Corentin ne va pas inverser ce cycle et s’imaginer que sa vie va se poursuivre dans une succession de liaisons éphémères entrecoupé de périodes de solitude de plus en plus longues.

De la même manière, on peut poser la question du type de femme qui conviendrait à Corentin entre les deux archétypes qu ‘on nous a présentés : il semble que la raison et la tyrannie domestique l’aient emporté en effet largement sur la sensualité et la gourmandise, mais que l’ingrédient principal de ces relations soit la soumission/l’obéissance de Corentin aux décisions de la femme.

Pour le moment, nous nous contentons de présenter plus en détails les éléments qui sont venus rompre la quiétude de Corentin.

Dans la séquence A, c’est un démon endormi depuis vingt ans au moins , qui sort du sommeil en même temps que Corentin de son somme. Il vient donc de l’intérieur de Corentin qui l’a abrité en lui durant toutes ces années. Aucun événement extérieur (ou alors le printemps peut-être ?) ne justifie le réveil du démon qui encourage Corentin à s’opposer à l’ordre établi par Mme Meyer. Le juron n’ interviendra qu’au moment où la conjonction des deux partenaires est inévitable : lorsque Mme Meyer s’interpose entre Corentin et l’armoire.

Dans la séquence B, c’est Myra qui joue le rôle du démon : elle vient de l’extérieur ; son arrivée est annoncée par la disjonction narrative « MAIS ». Myra vient offrir à Corentin tout ce dont Mme Meyer l’a privé : l’amour, la sensualité. Cependant, en même temps, elle lui impose une vie commune dont Corentin se méfie beaucoup, mais qu’affamé comme il est, il est  incapable de refuser. Gourmandise, lâcheté devant une éventuelle dénonciation ou crainte de s’opposer à Myra  ? La question reste ouverte.

Dans la séquence C, il est difficile de discerner clairement un seul élément de rupture : en effet, après la lune de miel, la raison reprend légèrement le dessus, ce qui amène une première modification des rapports entre Myra et Corentin ; et c’est dans un second temps, qu’excédé, c’est-à-dire perdant le contrôle de quelque chose qui lui est intérieur – ou rappelé à l’ordre par quelque chose d’intérieur -, que Corentin profère son juron.

Corentin apprécierait-il cette existence dans laquelle il lui suffit d’obéir ? Trouverait-il son compte à s’y résigner si facilement ? (« bénéfice secondaire » ?). Ou serait-il trop lâche pour affronter son épouse, ou ses propres désirs ?

L’autre versant de ce Corentin désincarné nous est décrit de la manière suivante :

«  ( … ) encore bel homme, le nez corbin, mais le cheveu noir et bouclé et la bouche restée gourmande (c’est moi qui souligne) malgré les privations de toutes sortes. »

(Je suis contrainte ici d’avouer que je ne sais pas quoi faire du « MAIS le cheveu noir… » : le nez corbin est-il est un signe de vieillesse contre-balancé par la noirceur des cheveux ?)

Cette bouche de laquelle sortiront les jurons libérateurs, cette bouche menteuse quand il s’agira de justifier la disparition de Mme Meyer, cette bouche qui goulument avalera les nourritures malsaines des snack-bars, cette bouche vorace devant Myra ( « II fut pris de vertige. Le vertige de l’affamé devant un plat substantiel » ) , cette bouche vivante qui contraste tant avec l’inertie de Corentin !

Nous découvrons, d’ailleurs, dans la deuxième séquence, que ce Corentin si peu actif du début est capable de raisonner et de planifier froidement une explication plausible pour la disparition de son épouse. Corentin réfléchit, Corentin agit, prend sa destinée en main. Corentin calcule et ment ; nous le découvrons « feignant  » la tristesse et capable de fermeté lorsqu’il décline les offres de service de la concierge. Corentin passe de son état « hébété » à une activité organisée pour son propre bénéfice. Qui est donc Corentin ?

Durant sa semaine de solitude, c’est à un Corentin totalement immature que nous avons affaire : en effet, il se contente de braver tous les interdits de son existence conjugale, et ses folies consistent :

  • à couvrir de cendres le parquet
  • à mettre journellement le cache-col de soie bleue
  • à se gaver de charcuterie et de crèmes douteuses dans les snack bars

c’est-à-dire à désobéir : en effet, ce sont des frasques que l’on attribuerait bien plus volontiers à un adolescent en révolte contre ses parents, cherchant à se dégager de la tutelle des adultes, qu’à un homme dans la force de l’âge !

C’est d’ailleurs à partir de cette remarque que je vais donner maintenant une interprétation de cette nouvelle, qui ne me semble pas dénuée de tout fondement :

Corentin, au début de la nouvelle, a vingt ans de mariage à son « actif » ; on I’imagine volontiers en fonctionnaire modèle, sans beaucoup d’imagination, approchant vraisemblablement la cinquantaine. Il est au terme d’une existence banale, médiocre et frustrante. 

On a vu, bien sûr, que Corentin ne manque pas d’intelligence, voire de perversité, mais on n’a toutefois pas l’impression qu’il est un homme cultivé, ouvert, ni passionné par quoi que ce soit. On pense à lui plutôt comme à un employé tout à fait commun, banal, comme à Monsieur MEYER, en somme, et c’est pourquoi, j’ai envie de penser que tout ce qui nous est raconté dans la nouvelle se déroule entre le retour de Corentin pour le déjeuner et la fin de sa sieste, le même jour. 

En effet, nous sommes aux environs de midi, un jour de printemps, saison réputée être celle de la renaissance, de l’éveil des sens enqourdis par I ‘hiver, et “un démon endormi jusque là, lui aussi, se manifeste à Corentin et le pousse à se révolter, à se réveiller. 

La cinquantaine , une vie conjugale sans tendresse ni passion, aucun intérêt particulier pour la vie, mais un reste de gourmandise : on peut sans doute, sans s’égarer trop, penser que Corentin, ce jour-là, poussé par le fameux « démon de midi » précisément, s’autorise, pour la première fois depuis vingt ans, à fantasmer la disparition magique de son épouse, une vie de célibataire où il contreviendrait à toutes les lois édictées par Mme Meyer ; et enfin : peut-être, a-t-il aperçu la voisine par la fenêtre en faisant sa gymnastique, une liaison amoureuse avec une jeune femme, jolie, gourmande et sensuelle, pour une ultime fête des sens dont l’a privé Mme Meyer. Bien sûr, Myra reste très proche de l’épouse, en ce sens qu’elle impose, elle aussi, ses propres lois à Corentin : « il apprit vite qu’il n’avait pas le choix : c’était plus qu’une offre, un marché «  

Corentin, rnême en fantasme, ne s’éloigne pas de ce qu’il connaît : la soumission à la femme, qu’elle soit épouse ou maîtresse. 

L’idylle est merveilleuse, le cœur et les sens de Corentin sont satisfaits, peut-être même déjà rassasiés, et la raison reprend le dessus : Corentin, qu’on peut imaginer effrayé à l’idée de ce que lui coûterait (à tout point de vue) pareille existence, se voit contraint, en rêve, de faire disparaître Myra ; sans doute ne sait-il pas vivre autrement que comme Mme Meyer le lui a appris (et une autre avant elle, probablement : rappelons que Corentin est le cadet de sept enfants , qu’il a vécu dans un univers exclusivement féminin : six sœurs aînées auxquelles il s’agissait certainement d’obéir, et une mère …). 

Voilà Corentin revenu auprès de son épouse, mais qui a découvert qu’il pouvait, l’espace d’un instant, l’espace d’un rêve échapper à Mme Meyer en toute sécurité, vivre toutes les idylles possibles et les interrompre à sa guise, sans quitter pour cela le cocon rassurant qu’a tissé patiemment autour de lui Mme Meyer. Remarquons encore l’ambiguïté du nom de Mme Meyer, qui peut être à la fois celui de l’épouse et celui de la mère de Corentin.

Fort de cette merveilleuse découverte, il peut ainsi s’en aller « guilleret à son travail en lorgnant sur son chemin toutes ces femes qu’il savait légères. »

 

Il faut noter cependant que cette interprétation que je choisis parmi bien d’autres possibles, ne rend pas compte des disjonctions temporelles indiquées plus haut : « une semaine  » et « une année« . Mais on peut contourner la difficulté en imaginant que le narrateur ne s’en est servi que pour offrir au lecteur la possibilité de choisir son chemin dans les lectures possibles de cette nouvelle…

Remarques diverses et autres pistes possibles :

Suivant la classe à laquelle ce texte est présenté, d’autres pistes de lecture peuvent être suivies, comme :

  • la comparaison entre Mme Meyer et Myra

Nous avons déjà fait quelques remarques à ce sujet précédemment, mais il peut être intéressant de relever que les deux femmes ont, malgré des différences criantes entre elles, beaucoup de points communs et qu’elles pourraient l’une et l’autre représenter les deux faces d’une seule et unique femme : Mme Myra-Meyer…

  • la comparaison entre le rôle joué par Mme Meyer auprès de son mari et le rôle que souhaite jouer Corentin auprès de Myra

Si l’on met en relation, encore une fois, la première partie et la dernière partie du texte, on peut observer en effet que :

  • Mme Meyer forme Corentin, qui lui obéit passivement pendant vingt ans
  • que Corentin s’essaie, à son tour, à former Myra qui, elle, refuse activement de changer.

 On peut noter d’ailleurs que le prénom Myra contient toutes les lettres de « mari » et que l’on pourrait s’interroger sur le rôle que Corentin souhaite faire jouer à celle—ci.
D’autre part, la comparaison des deux femmes nous renvoie une image du couple, tel qu’il est vécu par Corentin, où l’homme n’a que deux solutions :
– obéir passivement au risque de se tuer soi—même.
– se sentir impuissant au risque de faire disparaître l’autre.

La femme, elle, est vécue comme toute puissante « par nature », c’est elle qui détient le pouvoir sur toutes choses, y compris sur le corps de l’homme qu’elle peut à volonté endormir ou réveiller. . .

Avec une classe d’élèves non francophones, on peut s’amuser, par exemple, à relever :
— le lexique touchant à l’appartement et noter que l’abondance de ce vocabulaire indique probablement que c’est là l’univers de Mme Meyer.
— constater également que « le parquet » joue un rôle prépondérant dans les relations entre Corentin et son épouse et bâtir une nouvelle interprétation où l’opposition terre/ciel jouerait un rôle…
Enfin, s’agissant du titre de la nouvelle, on peut en relever l’ambiguïté, puisqu’il est construit sur un jeu de mots, entre :

– qui a peu de poids, s’élève facilement
– de moeurs légères, libres, faciles

et s’interroger, d’autre part, sur le singulier « femme léqère » alors que les deux femmes s ‘envolent, apparemment, dans la nouvelle. . .
Quelle que soit l’interprétation que l’on donnera de cette nouvelle, il est fondamental que les lecteurs comprennent qu’elle est inépuisable, que de multiples et gratifiantes lectures en sont possibles et qu’au-delà de la sécheresse de l’exercice imposé, il y a le plaisir de la découverte, le plaisir de formuler des hypothèses, le plaisir de les vérifier ou non, le plaisir de jouer avec les mots et les idées…

***

 

UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Liliane-Ildiko KIRALY dans le cadre du Séminaire de Méthodologie Littéraire en vue de l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en Didactique du Français Langue Etrangère (DESFLE)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

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ANNEXE

Texte de la nouvelle de Jehanne JEAN-CHARLES

FEMME LÉGÈRE

CORENTIN MEYER rentra chez lui en sifflotant. Devant sa porte le sifflotement était devenu murmure. Il s’éteignit quand Mme Meyer ouvrit à son mari, en lui tendant les traditionnelles pantoufles. Après les pantoufles, Corentin chaussa les patins et suivit son épouse en traînant tristement les pieds sur le parquet au glacis impeccable.

A la fin du déjeuner, Corentin avait le droit de fumer une cigarette, opération qui se passait sous le contrôle de Mme Meyer et durant laquelle il devait tenir un vaste cendrier sur sa poitrine pour éviter de salir son gilet. Accessoirement, Mme Meyer disait :

 » Corentin, secoue ta cigarette !  »

Ou bien elle se précipitait avec un chiffon parce qu’une cendre imperceptible avait échappé à sa vigilance et s’était posée sur le bras du fauteuil ou sur le parquet.

Corentin lisait ensuite son journal. Le journal lu était replié, comme chez le marchand, et placé dans un râtelier spécial. Tous les huit jours, le râtelier était vidé et les journaux donnés au locataire du dessus qui n’avait pas les moyens de se tenir au courant quotidiennement.

Après ce cérémonial venait celui de la sieste. Le petit somme de Corentin n’en était pas un ; il ne pouvait ronfler sans que Mme Meyer le rappelât à l’ordre. Aussi fermait-il les yeux pour penser à autre chose, mais c’était difficile, car son épouse ne se laissait pas abuser et lui disait sévèrement, entre deux coups de chiffon ou deux voyages de la cuisine à la salle à manger :

« Corentin, tu ne dors pas ! »

Corentin Meyer subissait passivement cette existence depuis vingt ans. Il était encore bel homme, le nez corbin, mais le cheveu noir et bouclé et la bouche restée gourmande malgré les privations de toutes sortes.

Il y avait belle lurette que Mme Meyer ne supportait plus les tendresses conjugales qui froissent les draps et abîment les vêtements de nuit.

Très vite hebdomadaires, les satisfactions légitimes de Corentin étaient passées de vie à trépas un jour qu’il avait manifesté plus de fantaisie et s’était fait traiter de satyre baignant dans le stupre. Mme Meyer avait sauté habilement sur ce prétexte pour feindre le plus vif effroi devant toute tentative d’étreinte et elle s’endormait depuis, sereine, chaque soir, après avoir vérifié la propreté de la table de chevet et l’ordonnance des plis de sa chemise de nuit.

Corentin, qui avait terminé son somme, se leva pour regagner son bureau.

Il prit le pardessus que lui tendait Mme Meyer et qui venait d’être brossé, enleva ses pantoufles et les rangea dans le cabinet de toilette où l’attendaient ses chaussures, cirées de frais. Au moment de mettre son cache-col, il tendit celui-ci à sa femme :

« Il est un peu froissé, dit-il, poussé sans doute par un démon endormi. Je mettrai le bleu. »

Le bleu était de soie et réservé aux sorties.

Le ciel dégringolait sur la tête de Mme Meyer.

« Non, dit-elle, simplement.

Si », affirma Corentin.

Mme Meyer reprit des mains de son mari le cache-col gris de tous les jours, le lissa, le défroissa et le rendit à Corentin. Celui-ci le laissa tout bonnement choir sur le parquet et se dirigea vers la chambre et l’armoire pour y prendre le cache-col de soie bleu. Mme Meyer suivit et, blanche comme un linge, s’interposa entre l’armoire et son mari.

Corentin avait perdu, depuis vingt ans, l’habitude de jurer.

« Merde », dit-il très doucement.

Tout aussitôt, Mme Meyer, comme un gros ballon, s’éleva dans les airs et disparut par la fenêtre ouverte.

On était en mars, mais l’air était doux et le ciel très pur.

Hébété, Corentin regardait son tyran domestique s’éloigner à l’horizon…

Le lendemain, il commença, dans le désordre, sa vie de célibataire. Il avait pensé, un court instant, à téléphoner à la police ou à se présenter à un commissariat, mais ce projet ne résistait pas à l’examen : une femme qui s’envole ne peut être pour des policiers qu’une épouse que l’on a fait disparaître.

Les bonheurs soudains ont un côté abrutissant. Tant d’oxygène, au lieu de l’air raréfié que Corentin respirait jusqu’à présent, c’était un peu plus qu’il ne pouvait en supporter.

Pourtant il ne se tira pas trop mal des épreuves préliminaires. Descendu dès l’aube, il revint à temps pour voir la concierge se lever. Il lui annonça, avec une feinte tristesse, qu’il avait emmené sa femme prendre un train matinal, pour se rendre auprès d’une tante malade. La concierge fit des offres de service que Corentin repoussa poliment mais fermement.

Durant une semaine, il couvrit de cendres les parquets, mit journellement le cache-col de soie bleue, se gava de charcuterie et de crèmes douteuses dans les snack-bars, bref, se conduisit en célibataire de fraîche date.

Mais, le dimanche suivant, tout changea. On sonna à la porte ; Corentin ouvrit, malgré une vague méfiance qui lui faisait craindre que sa femme ne fût trop tôt revenue de régions ignorées. Ce n’était pas Mme Meyer, mais une accorte personne qui habitait dans l’immeuble faisant face à celui des Meyer. Le détail avait son importance, comme Corentin put bientôt le constater. Après quelques propos confus, l’accorte voisine révéla en effet, en termes mesurés, qu’elle avait été témoin de l’envolée de Mme Meyer. Corentin devait s’ennuyer seul ? Elle-même souffrait souvent de sa solitude.

Lorsque Corentin comprit qu’elle lui offrait son coeur et le reste, il fut pris de vertige. Le vertige de l’affamé devant un plat substantiel. A ce trouble agréable se joignait toutefois une peur confuse d’être dupe. La vie conjugale n’avait apporté au pauvre homme que des désillusions. Une nouvelle aventure en ce sens l’effrayait quelque peu. Il apprit vite qu’il n’avait pas le choix : c’était plus qu’une offre, un marché. La vie commune ou la dénonciation. Ce chantage avait une couleur romantique due au fait que la belle voisine se mourait d’amour depuis qu’elle avait vu Corentin faire son quart d’heure de culture physique devant sa fenêtre ouverte.

 Ils sortirent ensemble, le soir, dans une boîte élégante et la nuit même consommèrent, sans remords, le péché d’adultère. Pouvait-on, d’ailleurs, parler d’adultère au sujet d’une épouse disparue dans les airs ?

Durant les mois qui suivirent, l’idylle donna toute satisfaction à Corentin. La concierge avait fait mine de comprendre que Mme Meyer s’était séparée de son mari à cause de la voisine, laquelle avait tout naturellement pris la place de sa rivale.

Myra (c’était son nom) vivait avec un charmant laisser-aller : jamais de dîner prêt, jamais de projets mûris ; on mangeait dans un restaurant au hasard de la promenade ; on partait pour les bords de la Seine et on se retrouvait à Deauville.

Cette nouvelle vie rongeait les économies de Corentin mais réjouissait son coeur et ses sens.

Après leur lune de miel, la raison reprit légèrement le dessus et Corentin se mit en devoir de former sa compagne. L’œuvre était de taille. Myra n’entendait pas changer et elle ne changea pas. Les disputes se firent fréquentes, il y eut des échanges brutaux de vaisselle et l’année ne s’était pas écoulée que la concierge avait une foule de choses à raconter, chez les commerçants, sur le « faux ménage » de M. Meyer.

On était en mars, mais l’air était doux et le ciel très pur.

 Merde! » dit Corentin excédé, et sans penser à mal. L’instant d’après, Myra, sans un cri, disparaissait derrière un tout petit nuage, rose comme un édredon d’enfant.

Corentin se souvint trop tard qu’il était le septième enfant Meyer, seul garçon après six  filles… Il n’était plus temps d’être superstitieux, mais bien de profiter à bon escient de ce don si rare. Quelques-uns de ses amis paieraient sans doute très cher pour voir s’envoler leur épouse, par un beau jour de printemps, et Corentin lui-même se sentait prêt à de multiples expériences pour dénicher la perle rare devant laquelle il n’aurait plus jamais envie d’invoquer le général Cambronne. Mentalement, il remercia ce dernier. Puis il s’en fut, guilleret, à son travail, en lorgnant sur son chemin toutes ces femmes qu’il savait légères.

***

 

 

 

 

Notre méthode

Inspirée de la linguistique structurale (1) et de la psychanalyse, notre méthode part du postulat selon lequel l’œuvre achevée d’un écrivain peut être appréhendée et étudiée comme un système de relations intra et extra-textuelles.

Ceci implique qu’à une lecture unique et linéaire du  texte nous substituions plusieurs lectures que nous appelons lacunaires. Celles-ci, par une attention flottante à ce qui s’y répète et/ou s’y inverse, nous amèneront à discerner dans le corpus de l’œuvre des relations entre différents moments signifiants.

Ces unités de signification une fois définies (2) pourront ensuite être étudiées de manière fine, ce que permet l’analyse sémiotique grâce, notamment, aux concepts de sème et de sémème.

D’autre part, la notion d’expérience opposée à celle de spectacle que propose Gaston Bachelard (3) permet de rendre compte de la constitution d’un univers sémantique propre à chaque écrivain.

En effet, il découle de la notion d’expérience, selon qu’elle se révèle agréable (euphorie) ou désagréable (dysphorie), une axiologie (4) : à la trace mnémonique sera associée une valeur positive ou négative qui sera la marque singulière d’un univers sémantique (5). C’est cette axiologie figurative qui, à l’intérieur d’un sociolecte (pour nous la langue française), caractérisera l’idiolecte de l’auteur.

Enfin, un autre outil d’analyse nous est fourni par Claude Lévi-Strauss sous la forme du triangle culinaire (6) qui permet de concilier logique binaire et logique dialectique en introduisant le terme médian, point de passage entre les deux pôles d’une opposition signifiante (7).

A titre d’exemple, nous nous référerons au texte d’Albert Camus (texte 5) que nous avons intitulé « La Baignade ».

On relèvera dans ce passage, en ce qui concerne la cénesthésie, l’opposition entre le chaud et le froid :

1./ « Derrière eux s’étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. »

2./  « … Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d’automne qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. »

3./ « Rieux s’arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. »

Dans l’extrait 1, l’axiologie figurative pose le terme « chaud » comme ayant une valeur négative, ce qu’indique bien le qualificatif « malade » qui lui est accolé.

Dans l’extrait 2, les lexèmes « froides » et « glacé » s’opposent à « chaleur » et revêtent également une valeur négative car indiquant, comme le souligne le terme « glacé », l’autre pôle négatif sur l’axe sémantique de la température opposant le chaud au froid du point de vue de la cénesthésie.

Si l’on applique le modèle du triangle culinaire (extrapolation des triangles vocalique et consonantique), on obtient les schémas suivants :

Tiède (+)

 

         Chaud (-)                                                           froid (-)

 

Il apparaît donc que c’est le terme médian : « tiède » qui représente la valeur d’équilibre (positif) entre deux extrêmes valorisés de façon négative : « chaud » et « froid ».

Cette valorisation positive du terme intermédiaire s’expliquera d’autant mieux que l’on prendra en compte un second « triangle culinaire » qui opposera la saison chaude (l’été) marquée négativement (n’oublions pas que la scène se passe en Algérie, pays de contrastes marqué par de forts écarts de température, par exemple entre le jour et la nuit) à la saison froide (l’hiver), l’ « automne » étant la saison intermédiaire caractérisée par une température plus clémente (« tiède ») donc connotée de manière positive.

On a ainsi :

Automne (+)

(Le soir)

 

               Eté (-)                                                        hiver  (-)               (Midi)                                                          (Minuit)

 

(à suivre)

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(1) Plus particulièrement de la phonologie de Nikolaï Troubetzkoï et Roman Jakobson.

(2) Voir : http://beylardozeroff.org/index.php/methodologie/plan-de-lanalyse/

(3) Voir : http://beylardozeroff.org/index.php/methodologie/gaston-bachelard-experience-vs-spectacle/

(4) On pourra également regrouper sous l’opposition euphorie vs dysphorie les paradigmes plaisir vs douleur, satisfaction vs mécontentement, réjouissance vs détresse, béatitude vs mélancolie, etc.

(5) « De ce qui se passe au niveau des processus internes – et le processus de la pensée en fait partie -, le sujet ne reçoit dans sa conscience, nous dit Freud, d’autres signes que des signes de plaisir ou de peine. Comme pour tous les autres processus inconscients, rien d’autre ne parvient à la conscience que ces signes-là. »(Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 41).

(6) Claude Lévi-Strauss, « Le triangle culinaire» in revue « L’Arc » n° 26, pp.19-29.

(7) Cf. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris,  Plon, 1958 :  « la pensée mythique procède de la prise de conscience de certaines oppositions et tend à leur médiation progressive » (p. 248). Et, à propos du mythe : « C’est une sorte d’outil logique destiné à opérer une médiation entre la vie et la mort. » (p. 243)