La sémiotique littéraire en classe de FLE
L’analyse sémiotique propose une démarche qui centre son attention sur la signification du texte et non pas, comme dans la méthode diachronique, sur l’intention signifiante de l’auteur (1). Elle soumet le texte à un travail de déchiffrement pour faire apparaître son sens ou plutôt ses sens multiples (2). Le document littéraire, lieu où, par excellence, la langue travaille de manière non linéaire et non univoque, se prête particulièrement à des lectures plurielles.
Cette approche, en niant l’unicité du sens d’un texte, le désacralise. Le texte littéraire devient un produit relatif, ni sacré ni absolu, bien que ses spécificités ne doivent pas être négligées (3).
Une telle méthode paraît spécialement apte à être utilisée dans une classe de langue étrangère où les représentations et les conceptions « esthétiques » concernant l’objet littéraire peuvent être extrêmement variées, selon les spécificités propres aux différentes cultures. Ce concept provoque, en outre, le refus du texte conçu comme « discours orné » ou comme réservoir de travaux sur la langue. Le texte devient, selon l’image de Barthes, un « espace de langue », « un espace à observer, à interroger, comme révélateur du fonctionnement multiple du système de la langue (4) ». La sémiotique permet alors de percevoir les circuits multiples de significations qui parcourent un texte.
Un concept intrinsèquement lié à cette approche critique est celui d’intertextualité. Cette théorie, qui est devenue par la suite l’un des principaux outils critiques dans les études littéraires, s’est développé pendant les années soixante. Elle reste liée aux travaux théoriques du groupe « Tel Quel », et plus précisément aux œuvres de Julia Kristeva (5).
Cette idée s’oppose à « l’image d’un texte plein et figé, clos sur la sacralisation de sa forme et de son unicité (6) . » L’intertextualité à emprunté au critique russe Mikhael Bakhtine (7) l’idée que tout texte peut se lire comme l’intégration d’un ou de plusieurs autres textes.
Il faut souligner à ce propos que ce concept ne doit pas être confondu avec l’une des pratiques typiques de la méthode historique, c’est-à-dire l’établissement des sources. L’intertextualité se situe, quant à elle, dans une autre dimension. Il est évident qu’elle aussi renvoie à un savoir culturel, mais elle ne peut pas être considérée comme un simple emprunt. On pourrait plutôt la définir comme un phénomène d’écriture ou réécriture.
Un texte se constitue effectivement à travers l’absorption et la transformation successive d’autres textes. C’est sur l’idée de transformation qu’il faudra mettre l’accent.
Selon cette théorie, tout texte assimile et métamorphose des textes antérieurs. A la suite de ce double mouvement, on assiste à la reconstruction d’un nouvel univers dont les sens qui en résultent son modifiés : « l’intertextualité (…) n’est pas uniquement une transplantation, mais elle se définit par un travail d’appropriation et de réécriture qui s’applique à récréer le sens, en invitant à une lecture nouvelle (8). »
Ce concept se précise aussi par sa dimension polyphonique et par la capacité de traduire plusieurs voix qui s’équilibrent et se fondent dans l’œuvre. A ce propos, « le roman possède structurellement une prédisposition à intégrer, sous forme polyphonique, une grande diversité de composants linguistiques, stylistiques et culturels (8). »
En réalité, l’intertextualité ne se réfère pas exclusivement à la reprise de textes littéraires. On assiste aussi à la ré-élaboration des divers langages qui correspondent au différents domaines de la culture . Un texte littéraire peut en effet renvoyer à d’autres langages comme celui des Beaux-Arts et de la musique, celui de la Bible et de la Mythologie. La lecture d’un texte se présente donc sous la forme d’un décodage, d’un repérage de ces intégrations, de ces élaborations qui lui donnent sa dimension polysémique.
Le concept d’intertextualité nous présente un texte comme une « œuvre ouverte » (9). Le texte ne se définit pas par sa clôture structurale, par son signifié « canonique », mais par son ouverture en direction du lecteur qui l’interprète. Un texte est rempli d’indices, de traces dont la valeur sémantique pour le lecteur échappe souvent au narrateur lui-même. Cette approche donne effectivement aux apprenants un grand nombre de pistes possibles de lecture qu’ils peuvent eux-mêmes suggérer et proposer selon leur différentes cultures. L’étudiant doit être amené à faire un travail personnel d’observation, de description et de découverte de ces traces de signification présentes dans le texte.
Il est évident, par ailleurs, que ce type d’étude ne peut faire appel à la simple sensibilité des élèves ou à un présupposé esthétique. On remarque en effet qu’il est nécessaire de faire acquérir progressivement aux apprenants la capacité d’utiliser certains concepts et procédés typiques de l’analyse sémiotique (10).
Voir ma fiche de travail ainsi que le plan de l’analyse sémiotique que je propose à mes étudiants.
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(1) Paul RICOEUR : « le sens ne saurait être l’intention de l’auteur, sous peine d’imposer à l’interprétation la tâche impossible de se transférer dans un psychisme étranger à jamais inaccessible. Le sens sera plutôt à chercher dans le jeu mutuel des éléments, comme circulation interne ou comme intersignification de ces éléments eux-mêmes. Cet anti-psychologisme de méthode trouve un renforcement dans l’anti-psychologisme philosophique, issu aussi bien de la critique psychanalytique des illusions du sujet que des critiques marxiste et nietzschéenne de la tradition du Cogito, ou même dans l’anti-humanisme de Heidegger. » (in Exégèse et herméneutique, ouvrage collectif, Paris, Seuil, 1971, pp. 38-39)
(2) Paul RICOEUR : « Toute interprétation commence d’abord par un « pari » sur le sens. Non pas parce que l’intention d’autrui est cachée : ce n’est pas elle qui est en question, mais le sens du texte, en tant précisément qu’il est distinct de l’intention vécue de son auteur; c’est parce que le sens du texte est autre chose que cette intention qu’il fait problème. »(Ibid., pp. 49-50)
(3) Paul RICOEUR : « … Le sens d’un élément, c’est sa possibilité d’entrer en relation avec d’autres éléments de la même oeuvre et avec l’oeuvre tout entière; dès lors l’oeuvre a deux aspects : l’un consiste dans la possibilité de distribuer ces éléments, l’autre de les intégrer à une forme, à un sens. Du même coup la question du sens de l’oeuvre, en tant que totalité, n’a pas de sens sinon par rapport à d’autres oeuvres. » (Ibid., p. 42)
(4) PEYTARD, J. (1986), Didactique, sémiotique, linguistique, in Syntagmes 3, Paris, p. 247.
(5) KRISTEVA, J. (1969), Séméiôtiqué, recherche pour une sémanalyse, Paris, Plon.
(6) De BIASI, P., Théorie de l’intertextualité in Encyclopedia Universalis, 1989, vol. 12, p. 514.
(7) EIGELDINGER, M. (1987), Mythologie et intertextualité, Genève, éd. Slatkine, p. 11.
(8) De BIASI, op. cit., p. 515.
(9) cf. Umberto ECO, L’oeuvre ouverte, trad. fçse, Paris, Seuil, 1965.
(10) Paul RICOEUR : « Remplacer une sémantique de surface par une sémantique de profondeur, voilà, aux yeux de l’herméneute, la justification plénière de l’analyse structurale. » (in Exégèse et herméneutique, op. cit., p. 52)