Introduction
Ce travail a pour but de déterminer les caractéristiques les plus marquantes du type féminin dans les Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar. Nous essayerons de définir les traits inhérents à cette représentation du féminin et, en nous référant au texte source, citerons des exemples à l’appui de nos suppositions pour ensuite en proposer une interprétation. Nous parlerons également de l’élément autobiographique et auto-projectif, qui a exercé une forte influence sur cette œuvre, de la mythification de la femme et des raisons possibles du choix des mythes et des contes empruntés aux « cultures barbares » comme moyens d’expression et finalement du langage des symboles employés par l’auteur.
Nous n’en sommes pas moins conscients qu’une certaine part de subjectivité est inévitable dans ce genre de recherche.
I. La spécificité de la vision de la femme par Yourcenar
1. Le contexte « historique » des Nouvelles
Le recueil des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, « écrit entre 1932 et 1937, publié en 1938, a été modifié et en partie réécrit lors de sa réédition de 1963, et enfin a été augmenté d’un récit et d’un post-scriptum en 1978 . »
Comme le constate Josyane Savigneau, ces années sont « une période presque vide dans sa carrière littéraire ». La jeune femme voyage beaucoup. Elle va souvent en Grèce où elle passe plusieurs mois chaque année. « A partir de 1932 et jusqu’en 1939, la vie de Marguerite Yourcenar, de son propre aveu, est « centrée sur la Grèce ». De plus, elle fait une longue croisière qui la conduit à Istanbul avec André Embiricos à qui elle dédiera les Nouvelles. Ce sont les années au cours desquelles « la notion même du mythe a joué un rôle vraiment essentiel » ; notion dont seront nourris trois des ouvrages écrits pendant cette période : Feux, Nouvelles orientales et Les Songes et les Sorts.
C’est aussi la période où Yourcenar vit, selon sa propre confession, une crise passionnelle. Son amour est impossible. Sa passion est sans espoir, car l’homme de sa vie est un homosexuel. Il s’appelle André Fraigneau. Il est son éditeur.
L’opinion de ce dernier sur les sentiments de Marguerite est d’une franchise frappante, presque cruelle. Mais il nous permet d’avoir une idée plus claire du caractère et des habitudes de la jeune femme. En décrivant Yourcenar à cette époque, Fraigneau constate :
« Physiquement, je la trouvais plutôt laide. Je comprends qu’elle ait pu attirer les femmes qui aiment les femmes, mais elles devaient bien être les seules à lui trouver de la beauté. Elle, elle aimait l’amour, c’est évident. Elle aimait les bars, l’alcool, les longues conversations. Elle cherchait sans cesse à séduire. Elle a essayé avec plusieurs de mes amis. (…) j’ai simplement été un « objet » pour une passion dont elle avait envie. (…) Elle était le type même de la femme qui aime les femmes. Pourtant, j‘ai vite compris qu’elle rêvait d’être la maîtresse d’hommes qui aiment les hommes ».
C’était donc pour la jeune écrivaine des années de voyages, de nombreuses aventures avec des femmes comme avec des hommes, une grande passion désespérée, une vie sociale active.
2. La femme comme état métaphysique.
Tout au long des Nouvelles, l’auteur est à la recherche de l’image de la femme parfaite. Mais il ne s’agit pas de la femme au sens traditionnel. Pour Yourcenar, il n’est pas nécessaire d’être une femme dans le sens biologique pour être une femme. L’auteur féminise des objets (la mer), des plantes (les fleurs), des animaux (les hirondelles), voire des hommes (le disciple Ling). Nous rencontrons souvent dans ses récits des créatures « hybrides » : femmes-animaux, femmes-oiseaux, femmes-hommes, mère-mer. La dualité est une constante de cette oeuvre. Elle est aussi présente dans ce qui concerne le champ émotionnel de son oeuvre : l’amour et la haine, la vie et la mort y vont toujours côte à côte.
On dirait qu’elle tente de cerner les limites de ce qu’est une femme. C’est comme si elle dessinait le portrait de La Femme non pas en décrivant la femme elle-même, mais en se portant aux marges de ce qui n’est déjà plus une femme et de ce qui l’est encore un peu.
Pour elle, une femme est plus qu’un corps physique/biologique. Dans ses Nouvelles, on peut être femme en n’ayant aucune des caractéristiques physiques d’une femme. La femme est un état métaphysique. Le disciple Ling (qui est un homme) dans Comment Wang Fô fut sauvé est « la femme » de son maître, le peintre Wang-Fô. Les Néréides sont des hybrides de femmes-déesses et d’animaux de la forêt. La mère est souvent symbolisée par son homonyme – la mer. La mort elle-même est féminisée dans Kâli décapitée. Nous citerons des passages illustrant ces remarques dans les chapitres qui suivent.
3. L’élément autobiographique et autoprojectif.
La mère de Marguerite est morte à sa naissance. Ce fait a eu de nombreuses conséquences sur la façon dont notre auteur percevait le monde. D’abord, et dès le début de sa vie, son environnement familial est amputé de la relation traditionnelle que l’on considère généralement comme un facteur d’équilibre : mère-père-enfant. Elevée par son père, elle n’a pas de modèle féminin à imiter. A cause de la mort de sa mère, elle se sent à la fois coupable et trahie.
Si l’on se souvient que les Nouvelles sont l’une de ses premières créations, on comprend que ce livre illustre la recherche personnelle de la jeune femme, sa quête de réponses aux questions existentielles, ses tâtonnements sur son chemin dans la vie. Mais, pour Marguerite, cette quête est surtout définie par un profond désir de fusion avec le corps maternel, par des types de représentations et de comportements hérités de son père (comme, par exemple, l’image dégradée de la femme). Dans son œuvre, elle essaie de comprendre ce qu’est une femme, ce qu’est son rôle dans l’amour, dans la société, dans les relations avec un homme, un enfant (le sien), la nature, d’autres femmes, elle-même. Toutes questions auxquelles un enfant élevé dans une famille « traditionnelle » obtient naturellement des réponses en observant ses parents, leurs relations et en imitant et adoptant leurs schèmes de comportement.
4. Le mythe et le conte.
Yourcenar s’inspire souvent d’anciennes légendes, balades ou mythes. Toutefois, l’écrivain ne se limite pas à les paraphraser. Elle les utilise comme source d’inspiration et les développe selon sa volonté créative.
Même quand le texte ne s’appuie pas sur une base préexistante, l’auteur s’efforce de nous faire croire que l’histoire racontée s’est réellement passée il y a peu de temps. La forme de la nouvelle lui permet une plus grande liberté d’expression que le mythe ou le conte. Néanmoins, les personnages gardent la « rigidité » des héros mythiques.
Ils ont toujours des rôles nettement définis qui peuvent être comparés aux masques du théâtre grec, qui nous montrent dès le premier abord la nature du personnage représenté et ne changent pas d’expression tout au long de la pièce. Cette comparaison est flagrante lorsque l’on se souvient que dans le théâtre de la Grèce antique les rôles féminins étaient joués par des hommes.
Chaque personnage féminin, dans les Nouvelles orientales, est très « catégorique », « absolu ». Il ne change pas au fur et à mesure du développement du sujet. Il n’est jamais « un peu » ou « à moitié » : une bonne mère l’est à cent pour cent, comme l’est aussi une mauvaise mère. Les femmes, chez Yourcenar, vont jusqu’à la mort dans la vengeance comme dans l’amour. Elles ont toutes une sorte de « devoir-mission », qui détermine l’Acte à accomplir. Et ce dernier est finalement le but de leur existence. Cette particularité de la femme yourcenarienne fait elle aussi penser à la tragédie grecque. Nous trouvons dans les Nouvelles plusieurs exemples de ce « devoir ». Il y a la Dévotion : le disciple Ling (qui est, selon nous, un personnage féminin) vit et meurt pour son maître, le peintre Wang Fô, et la mort même ne peut l’empêcher d’accomplir sa mission (il revient pour sauver le vieillard) ; la Vengeance : la veuve du pacha de Scutari, dans sa rage de vengeance, invente jusqu’à son dernier soupir les tortures les plus cruelles pour punir Marko, son amant ingrat ; la Maternité : la jeune femme du Lait de la Mort se donne jusqu’a son dernier souffle à son enfant ; l’Amour impossible : La Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent vient rejoindre l’homme qu’elle aime dans son renoncement au monde et dans son dépouillement ; la Volupté : le jeune Panégyosis (un autre personnage travesti) renonce au monde « réel » au nom des plaisirs secrets de l’univers des Néréides ; la Fidélité à sa religion et/ou l’authenticité : les Nymphes qu’on tue parce qu’elles sont différentes des hommes ; l’Amour-passion : la veuve Aphrodissia pour laquelle la vie devient impossible sans son amant ; Le Désespoir : la déesse au corps de prostituée, Kâli, est condamnée à errer à travers le monde qu’elle hait.
5. Le travestissement : l’indistinction des sexes.
5.1 Le disciple Ling : épouse fidèle
La frontière entre le masculin et le féminin n’est pas clairement marquée. Yourcenar utilise souvent des personnages masculins pour transmettre sa propre vision du monde. « Pour elle, écrire, c’était affirmer une identité qui transcende l’opposition homme-femme », affirme Simone Proust . Elle constate aussi que la thèse « de l’indistinction des sexes » est essentielle pour Marguerite Yourcenar .
Des personnages dénotés comme « homme » dans le récit jouent, dans la réalité textuelle, des rôles féminins.
C’est notamment le cas du disciple Ling, car :
– En dessinant son portrait, au début de la nouvelle, Marguerite Yourcenar lui confère déjà des traits féminins :
« Cette existence soigneusement calfeutrée l’avait rendu timide : il craignait les insectes, le tonnerre et le visage des morts . »
– Le passage cité ci-dessous, notamment les mots « miroir » et « talisman », est très parlant. En regardant sa femme, il se voit lui-même, comme dans un miroir :
« Après les noces, …[Ling] resta seul dans sa maison …en compagnie de sa jeune femme, qui souriait sans cesse… Ling aima cette femme au cœur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protègerait toujours ».
– Puis, dans le récit, il rencontre le peintre Wang-Fô, qui lui ouvre un nouveau monde :
« comprenant que Wang Fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuves (schème oriental type du comportement masculin traditionnel), Ling coucha respectueusement le vieillard (schème oriental typique du comportement féminin traditionnel) dans la chambre où ses père et mère étaient morts .»
« Ling mendiait la nourriture, veillait sur le sommeil du maître »
Ici l’on reconnaît le modèle de la relation homme-femme – classique dans la mentalité orientale et qui correspond aussi à la symbolique du Ying et du Yang – où Ling (notez que son nom est presque homophone de Ying) s’occupe des tâches ménagères, est soumis à son maître et ne voit le monde qu’à travers ses yeux, bref, n’existe pas sans lui. Ling loge et nourrit le peintre, ce qui est d’habitude la fonction de la femme.
– Plus loin dans le texte, Wang Fô peint Ling habillé en femme :
« Depuis des années, Wang-Fô rêvait de faire le portrait d’une princesse d’autrefois (…). Aucune femme n’était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisqu’il n’était pas une femme . »
5.2 Panégyotis : amante des femmes mystiques
Si nous examinons attentivement le personnage de Panégyotis, nous remarquons que c’est l’écrivaine elle-même qui parle à travers le jeune insensé. Nous pourrions observer dans cette nouvelle
– un reflet de la bisexualité de l’auteur
– la valorisation de la sensualité
– une confusion entre le féminin et le masculin
Yourcenar se sert d’un personnage masculin pour exprimer sa propre perception du monde.
Il existe « deux mondes » dans ce récit : le monde réel, celui des hommes, et le monde mythique/fantastique, celui de Nymphes. Selon le texte, on devient sourd et fou pour le monde réel si l’on s’approche des Nymphes, car l’on entre de ce fait dans le monde fantastique. Nous pouvons dire aussi que l’on est jugé, dans ce cas, différent, déficient, méritant le mépris et la pitié, incompréhensible pour la société « réelle». Connaissant certains faits de la vie de Yourcenar, nous pourrions établir ici un lien avec sa bisexualité. Dans le texte, elle se dessine en homme, tandis que l’acte d’amour décrit dans la nouvelle fait penser à celui qui peut avoir lieu entre deux femmes :
« Les Néréides ont ouvert au jeune insensé l’accès d’un monde féminin aussi différent des filles de l’île que celles-ci le sont des femelles du bétail ; elles lui ont apporté l’enivrement de l’inconnu, l’épuisement du miracle, les malignités étincelantes du bonheur . »
Panégyotis fait donc partie du monde des Nymphes. Quelques lignes plus haut, nous lisons :
« … les baisers de Panégyotis dévorant ces chevelures qui lui donnent l’impression de mâchonner du miel ; son désir se perdant entre ces jambes blondes. De même qu’il n’y a pas d’amour sans éblouissement du cœur, il n’y a guère de volupté véritable sans émerveillement de la beauté. Le reste n’est tout au plus que fonctionnement machinal, comme la soif et la faim. »
On pourrait comprendre ici que dans l’acte sexuel « idéal » il n’y a pas ce « fonctionnement machinal » qu’on peut associer à l’acte sexuel « traditionnel », entre un homme et une femme. Il pourrait donc s’agir de l’acte sexuel impliquant deux femmes, dans lequel cette mécanique physiologique est absente.
Le personnage est donc un homme, mais il appartient au monde des femmes mythiques et, qui plus est, il les aime comme une femme. Nous percevons ici une confusion entre le masculin et le féminin. Comme si, selon l’auteur, l’on pourrait être une femme ou un homme, selon son choix et selon la situation où l’on se trouve. On peut alors parler d’une indistinction des sexes.
L’on pourrait aussi établir un parallèle entre la vie du héros de la nouvelle et la vie de l’écrivain.
– L’écrivaine se croit un homme et est attirée par les femmes. Donc, un travestissement femme-homme a lieu.
(Comme nous l’avons déjà noté, Marguerite a été élevée par son père. Cela a eu pour conséquence que les modèles de comportement de la jeune fille sont des modèles masculins. L’absence de la mère rend son désir de « fusion » avec le corps maternel particulièrement compulsif.)
– Elle vient d’une famille aisée.
– Son comportement (son travestissement) est vu comme différent et pervers par la société traditionnelle qui a une opinion défavorable des relations homosexuelles.
– Toutefois, elle a son cercle d’amis et d’admirateurs.
– Panégyotis est un jeune homme.
(Toutefois, après sa rencontre avec les Néréides, il est dépeint plutôt comme une femme). Donc, un travestissement homme-femme est présent.
– Il vient d’une famille aisée.
– Après son travestissement, il est vu comme « fou » et différent après sa rencontre avec les merveilleuses femmes mystiques (cette rencontre le transforme en une femme).
– Dimitriadis, « un homme riche » et « raisonnable » voudrait être à sa place/l’envie.
6. L’élément sado-masochiste
6.1 Sur la présence de ce phénomène chez M. Yourcenar
Il est incontestable que notre perception du monde, nos relations envers l’Autre et nous-même et notre sexualité sont étroitement liés à l’environnement familial et socioculturel de notre enfance. Marguerite a été élevée par un père qui « méprisait ouvertement les femmes et [voyait] seulement en elles un objet de plaisir ». Comme tout enfant, Marguerite a adopté inconsciemment son attitude. En outre, la bonne qui avait remplacé sa mère durant les premiers huit ans de sa vie a été renvoyée sans explication ni préavis après qu’on eut découvert qu’elle « fréquentait des messieurs ». Comme le constate Simone Proust, « cette mère marquée par la dévalorisation sociale, devenue une bonne que l’on renvoie, donne forcément une image dégradée de la femme ». La jeune fille a hérité de son entourage une vision déformée de la femme qui fait d’elle un être à la merci de l’homme, qui sert à faire le ménage et à satisfaire ses besoins sexuels. L’écrivain étant elle-même une femme, cette dépréciation rejaillit, en quelque sorte, jusque sur elle-même. Le manque d’amour maternel conforte cette attitude paradoxale.
Le résultat est que :
– elle est fortement attirée par les femmes (cf. le désir aigu de la fusion avec le corps maternel)
– elle les méprise et leur attribue le rôle d’un être soumis, à la disposition de l’homme et source de plaisir sexuel pour lui (le modèle de comportement de son père)
– elle se méprise elle-même car elle est aussi une femme
Ce dernier point explique l’agressivité envers elle-même comme envers les autres femmes qu’on observe dans ses œuvres, notamment dans les Nouvelles orientales.
6.2 Classification : la femme dominante et la femme dominée
Les personnages féminins du livre peuvent être partagés en deux catégories selon la direction de leur agressivité : des femmes dominantes et des femmes dominées. Chez beaucoup d’héroïnes, la tendance sadique ou la tendance masochiste est très prononcée. Ce dernier point explique l’agressivité envers elle-même et vis-à-vis des autres femmes que l’on observe dans ses œuvres, notamment dans les Nouvelles orientales.
Nous proposons de résumer cela par le tableau ci-dessous :
position
opposition
dominante
dominée
Femmes mythiques :
Les Néréides
Les Nymphes-hirondelles
Femmes réelles :
Les mères
Femmes amoureuses :
La gitane
La veuve du pacha
La Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent
Ling
L’épouse de Ling
La jeune mère
La veuve Aphrodissia
6.3 La tendance sadique et la tendance masochiste
« Il existe aussi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar toute une série de femmes malmenées, dégradées, humiliées », constate Simone Proust. Les Nouvelles orientales n’y font pas exception. Nous remarquons souvent une attitude sadique envers la femme, que ce soit de la part de l’homme, d’autres femmes, de la société en général ou de la femme elle-même. Elle est mise ou elle se met dans un contexte humiliant, dénigrant. Elle est soumise à la volonté de l’homme, de la société ou aux circonstances. Nous découvrons toutes sortes de relations très complexes dont l’élément sado-masochiste fait souvent partie. Ces relations sont difficiles à classifier, car il n’est pas toujours évident de distinguer où, par exemple, se termine le sacrifice et où commence le masochisme. En outre, nous observons de nombreux cas où une femme ne sépare pas sa personnalité de celle de son conjoint et se considère comme « morte », au sens propre ou au sens figuré, dès que son lien avec lui est rompu. Peut-on voir là aussi une tendance masochiste ? Peut-être…
Nous allons néanmoins tenter de différencier quelques types de relations parmi les plus évidents.
Nous pouvons distinguer trois types de relations qui impliquent des éléments sadiques ou masochistes :
Type de relation 1 :
H O M M E – F E M M E SADIQUE MASOCHISTE
Nous parlerons d’abord des héroïnes que nous avons mentionnées quelques lignes auparavant. Elles se trouvent dans une dépendance absolue vis-à-vis de leur conjoint. Dans la majorité des cas, elles l’adorent et ne peuvent pas exister sans lui.
Dans la nouvelle Comment Wang-Fô fut sauvé, Ling rencontre un artiste renommé qui l’impressionne dans une telle mesure que le jeune homme abandonne sa maison et sa femme. Cette dernière meurt dès que son mari cesse de lui prêter attention :
« Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang-Fô faisait d’elle, son visage flétrissait, comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose (…) Wang-Fô la peignit une dernière fois, car il aimait cette teinte verte dont se recouvre la figure des morts. Son disciple Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes ».
La froideur avec laquelle l’auteur décrit la mort de cette femme est stupéfiante, de même que le manque de compassion de la part des deux hommes.
La jeune mère, dans le Lait de la Mort, laisse les frères de son époux l’emmurer après qu’elle s’est rendu compte qu’il ne montre plus signe de vie :
« Ne me tuez pas : j’aime tant la vie. Ne mettez pas entre mon bien-aimé et moi l’épaisseur de la pierre.
« Mais brusquement elle se tut, car elle s’aperçut que son jeune mari étendu sur le bord de la route ne remuait pas les paupières, et que ses cheveux noirs étaient salis de cervelle et de sang. Alors, elle se laissa sans cris et sans larmes conduire par les deux frères jusqu’à la niche creusée dans la muraille …»
Dès le moment où la jeune femme s’aperçoit qu’elle n’a plus son homme, elle s’estime morte également et cesse de se débattre.
La Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent renonce à sa vie normale pour rejoindre l’homme qu’elle aime désespérément dans son exclusion du monde. Nous pouvons même dire qu’elle le rejoint dans sa mort. Tandis qu’elle n’existe pas pour lui, le prince, sur son lit de mort, se souvient des noms de toutes ses amantes sauf du sien : « Le seul nom que Genghi avait oublié, c’était précisément le sien . »
Une autre femme qui renonce à la vie sans son bien-aimé est la veuve Aphrodisia qui se lance dans un gouffre « la tête barbouillée de sang » de son amant entre les mains.
Type de relation 2 :
F E M M E – F E M M E SADIQUE MASOCHISTE
C’est la relation entre la femme du frère aîné et la femme du frère cadet dans Le lait de la mort. Le cœur léger, elle envoie la jeune femme chez les autres frères en sachant qu’ils vont la tuer :
« Et elle frappa dans ses mains sans cérémonie pour appeler la femme du cadet :
« – Femme de notre frère cadet …va-t-en à notre place porter à manger à nos hommes. (…)/ Va, chère petite … »
Type de relation 3 :
F E M M E- H O M M E SADIQUE NON MASOCHISTE
Nous rencontrons dans ces récits des femmes qui se montrent atrocement cruelles envers l’homme. Mais ce dernier, contrairement à la femme agressée, ne l’accepte pas : il se révolte et finit par avoir raison.
La veuve, dans Le sourire de Marko, livre son amant à ses ennemis et les aide ensuite à le torturer :
« Prenez des clous et un marteau ; crucifiez ce chien comme fut crucifié son dieu … »
Toutefois, à la fin du récit, Marko est gagnant et la veuve est morte :
« Soudain, Marko se redressa ; il enleva avec sa main droite le clou de sa main gauche, prit la veuve par ses cheveux roux et lui cloua la gorge; puis, enlevant avec sa main gauche le clou de sa main droite, il lui cloua le front. Il arracha ensuite les deux épines de pierre qui lui perçaient les pieds et s’en servit pour lui crever les yeux. Quand les bourreaux revinrent, ils trouvèrent sur le rivage le cadavre convulsé d’une vielle femme, au lieu du corps d’un héros nu . »
II. La quête de la mère
1. Le thème de la mère dans l’ensemble des Nouvelles
La quête de la mère est la constante la plus éminente des Nouvelles. Yourcenar vit tous les « schèmes » manqués, tous les types de relation qu’elle n’a pas connus dans la réalité (faute d’en avoir acquis une connaissance « existentielle ») à travers le processus créatif de l’écriture. Elle essaie les contrastes : les bonnes mères et les mauvaises, les amantes qui trahissent et celles qui sauvent, les femmes qui tuent et les femmes qui donnent la vie. Par exemple, quand la jeune mère, dans Le Lait de la Mort, se rend compte qu’elle va être emmurée, elle pense tout de suite à son enfant et à la manière dont elle pourra continuer à prendre soin de lui après sa mort. A la fin de cette nouvelle, nous rencontrons une femme gitane qui rend son enfant aveugle pour pouvoir ensuite exploiter son handicap à son profit.
Il n’est pas rare que des personnages-hommes des Nouvelles jouent des rôles féminins, comme c’est le cas, par exemple, du disciple Ling ou de Panégyotis. Le premier a les fonctions d’une épouse, le deuxième celles d’une amante. Cependant, aucun homme ne joue jamais le rôle d’une mère.
2. La construction de la « tour » et l’image de la mère dans Le Lait de la Mort :
La quête de la mère est le thème central de la nouvelle Le Lait de la Mort. Dans le dialogue entre les deux protagonistes hommes, au début du texte, nous trouvons la question clé de l’histoire :
« A propos, Philip, êtes-vous assez chanceux pour avoir ce qu’on appelle une bonne mère ? »
Ici encore, Marguerite Yourcenar, bien que se cachant derrière un personnage masculin, aborde les thèmes qui la perturbent. Cette fois, elle essaie de construire l’image d’une bonne mère, celle qu’elle aimerait avoir eue. Mais cette tâche n’est pas facile, car « Quelques douzaines de mères et d’amoureuses, depuis Andromaque jusqu’à Griselda [l’]ont rendu[e] exigeant[e] à l’égard de ces poupées incassables qui passent pour la réalité ». Dans le paragraphe suivant, l’auteur annonce directement ses préférences : «… mais celle que j’aurais voulue pour mère est une toute petite fille de la légende albanaise, la femme d’un jeune roitelet de par ici ». La première partie de la nouvelle nous montre que, même si le narrateur est séduit par quelques belles de mythes et de légendes qui font partie de l’héritage littéraire mondial, l’auteur préfère pour prototype de sa mère imaginaire une simple femme, réelle, qu’on connaît aux alentours et qui a laissé une preuve concrète de sa capacité d’être une « vraie » mère. Yourcenar nous annonce dès le début de la nouvelle son but qui n’est autre que de créer sa propre légende de « la bonne mère ». Pour réaliser son intention, elle va s’appuyer sur une histoire racontée par « de vieilles femmes serbes ». Le passage suivant confirme notre supposition par rapport à la façon dont l’auteur veut construire cette image:
« …un édifice s’effondre si l’on n’a pas pris soin d’enfermer dans son soubassement un homme ou une femme dont le squelette soutiendra jusqu’au jour du Jugement Dernier cette pesante chair de pierres . »
Le mot « édifice » peut être interprété ici comme l’image de la mère. Cette phrase signifie, d’une manière figurée, que pour créer un personnage vraisemblable il faut se baser sur une personne réelle. La tour bâtie par les trois frères dans la nouvelle symboliserait alors le concept de la mère que Yourcenar cherche à se construire.
3. Le rôle de la Mer dans les Nouvelles
La mer apparaît à plusieurs reprises dans la majorité des textes. D’une part, elle symbolise sans doute son homonyme la mère et complète le thème de la quête de la mère. C’est la mer qui sauve le peintre dans la première nouvelle et Marko dans la deuxième. Elle réapparaît d’une nouvelle à l’autre. Dans Le sourire de Marko, la veuve accueille son amant et réchauffe « son corps glacé par les baisers mous de la mer ». L’écrivaine attribue à la mer des caractéristiques humaines. En décrivant le bandit l’auteur dit :
« Marko charmait les vagues ; (…) il charmait aussi les femmes . »
Dans la description de Panégyotis, au début du récit, nous lisons :
« Le regard vague de l’idiot se perdait du côté de la mer . »
Si nous prenons en compte le fait que cette nouvelle nous montre l’amour entre des femmes et que le désir de fusion avec le corps maternel était particulièrement fort chez l’auteur, il est évident que le mot « mer » signifie ici son homonyme : la « mère ».
La majorité des nouvelles se déroulent au bord de la mer. Dans certaines nouvelles, comme Le Lait de la Mort, L’homme qui a aimé les Néréides, La veuve Aphrodissia, elle n’est mentionnée qu’une seule fois. Cette référence contribue toutefois à l’atmosphère générale de l’œuvre dans laquelle le phonogramme /mεr/ est répété une cinquantaine de fois. Le Dictionnaire des symboles nous éclaire à ce sujet :
« Le symbolisme de la mère se rattache à celui de la mer, comme à celui de la terre, en ce sens qu’elles sont les unes et les autres réceptacles et matrices de la vie. La mer et la terre sont des symboles du corps maternel. »
« On retrouve dans ce symbole de la mère la même ambivalence que dans celui de la mer et de la terre : la vie et la mort sont corrélatives. Naître, c’est sortir du ventre de la mère ; mourir, c’est retourner à la terre . »
D’autre part, la mer est aussi « symbole de la dynamique de la vie. Tout sort de la mer tout y retourne ». Cela rejoint la vision bouddhique de la vie qu’on perçoit souvent chez Yourcenar.
En outre, pour un auteur qui est fascinée par les secrets de l’âme humaine et qui attribue une grande importance à la sensualité, la mer reste le symbole « du cœur humain, en tant que siège des passions . »
III. Le rapport entre la femme et la nature
1. La femme, incarnation de la Nature vivante
1.1. La nature-femme dans les Nouvelles
« Je resterai jusqu’au bout stupéfaite que des créatures qui par leur constitution et leur fonction devraient ressembler à la terre elle-même, qui enfantent dans les déjections et le sang, que la menstruation relie au cycle lunaire et à ce même mystère du flot sanguin, qui portent comme les douces vaches un aliment primordial dans leur glandes mammaires, /…/ puissent être à ce point factices » confie Yourcenar dans une lettre adressée à Helen Howe Allen. Dans toutes ses œuvres, la femme est très proche de la nature. L’écrivaine voit dans la femme « un être presque élémentaire », d’une sensibilité extraordinaire. Le manque d’amour maternel chez l’auteur aboutit à une sublimation où le désir de fusion se transforme en amour envers la Terre-Mère ou la Mère-Nature. Cet amour s’étend souvent de la mère à la femme en général. Cette « transgression » peut être représentée par le schéma suivant :
L’amour pour la mère —– l’amour pour la femme en général —- l’amour pour la nature
On obtient donc ainsi l’équation : MERE = FEMME = NATURE
Dans certaines nouvelles, comme par exemple « L’homme qui a aimé les Néréides » ou « Notre-Dame-des-Hirondelles », la femme est dépeinte en lien tellement étroit avec la nature qu’on la voit davantage comme une créature sauvage que comme un être humain. Elle est belle et sensible, mais aussi vicieuse. Dans la première de ces deux nouvelles, ce sont des Néréides. En voici la description :
« …elles existent comme la terre, l’eau et le dangereux soleil. En elles, la lumière de l’été se fait chair, et c’est pourquoi leur vue dispense le vertige et la stupeur. Elles ne sortent qu’à heure tragique de midi ; elles sont comme immergées dans le mystère du plein jour . »
Le choix des mots est parlant. Nous avons ainsi l’impression de lire une description de la chasse dans le passage qui précède la rencontre de Panégyotis avec les déesses de la forêt :
« Les gens ont cru relever dans l’herbe maigre des traces légères de pieds féminins, des places foulées par le poids des corps. On imagine la scène : les trouées de soleil dans l’ombre des figuiers, qui n’est pas une ombre, mais une forme plus verte et plus douce de la lumière ; le jeune villageois alerté par des rires et des cris de femmes comme un chasseur par des bruits de coups d’ailes »
Dans la seconde, ce sont des Nymphes. « Ces fantasques belles » sont comparées à « une bande de louves », leur souffle chaud ressemble à « celui d’une bête à demi apprivoisée », leur façon de marcher au « trot capricieux et saccadé de jeune chèvres ».
Yourcenar recourt à toutes sortes de métaphores animales pour parler de la sensualité des femmes. Dans « Le sourire de Marko », la jeune danseuse est décrite de la manière suivante :
« elle était comme le chevreuil qui bondit, comme le faucon qui vole »
1.2. Les deux catégories de femmes des Nouvelles orientales.
Les femmes, dans les Nouvelles, peuvent être réparties en deux catégories : celles qui sont en lien direct avec la Nature et celles dont le rapport à la Nature est médiatisé par l’un des quatre éléments, l’eau.
1.2.1. Les femmes liées étroitement à la Nature : les femmes mythiques
De telles femmes n’appartiennent pas à la race humaine. A l’exception de l’épouse de Ling, ce sont des femmes mythiques, des femmes-déesses : les Nymphes, les Néréides, Kâli.
Femme-fleur : l’épouse de Ling
Femme-animale : les Néréides
les Nymphes Créatures
mythiques
Femme-création universelle, bouddhique, cosmique : Kâli
1.2.2. Les femmes dans la description desquelles la métaphore de la nature est absente : les femmes « réelles »
Ce sont des femmes impliquées dans une relation humaine, telle que la relation de couple ou celle qui associe la mère et l’enfant. Le lien avec la nature est toujours présent, mais il est établi à travers un élément « liquide » comme les larmes, le lait, la sueur, le sang. Les femmes de cette catégorie peuvent être à leur tour subdivisées en femmes amoureuses (dans leurs deux variantes extrêmes et opposées) et mères (également selon leurs deux variantes extrêmes et opposées).
– La femme amoureuse :
Celle qui meurt pour (sans) son amant : la veuve Aphrodissia
La-dame-du-village-des-fleurs-qui- tombent
L’épouse de Ling
Celle qui veut la mort pour son amant : la veuve dans Marko
– La mère :
Bonne : celle qui meurt pour son enfant : la jeune mère dans Le Lait de la Mort
Méchante : celle qui tue (rend aveugle) son enfant : la gitane dans la même nouvelle
Deux personnages féminins, l’épouse de Ling et la danseuse qui sauve Marko, appartiennent aux deux catégories. Bien qu’elles soient des femmes « réelles », qui entretiennent une relation amoureuse avec un homme, ces héroïnes secondaires ne sont pas liées à leur objet d’amour par une relation physique, comme l’est une mère avec l’enfant qu’elle allaite ou comme peuvent l’être deux amants.
2. L’élément liquide comme intermédiaire dans le rapport entre la femme et la nature.
Dans beaucoup de traditions du monde, l’eau est le symbole de la fertilité, origine et véhicule de toute vie. L’eau, associée à la terre et à la lune, est féminine. Elle symbolise la « fécondité accomplie ». Ici, « le symbole de l’eau contient aussi celui du sang ». Cela permet de faire le lien avec la maternité. L’eau représente aussi l’inconscient ; elle est le symbole « des puissances informes de l’âme, des motivations secrètes et inconnues », caractéristiques qui sont également attribuées à la femme. La féminité, la sensualité et l’élément maternel de l’eau sont brillamment chantés dans les Nouvelles orientales. Ces textes sont riches d’un vocabulaire référant à toutes sortes de liquides, surtout les liquides du corps, tels que les larmes, le sang, la sueur, le lait, la salive. Ces termes reviennent souvent dans la description des personnages féminins.
En lisant le paragraphe qui décrit la femme de Ling dans Comment Wang-Fô fut sauvé, nous en rencontrons abondamment :
«L’épouse de Ling était frêle comme un roseau ( = une plante qui pousse dans l’eau), enfantine comme du lait, douce comme la salive, salée comme les larmes . »
Dans La veuve Aphrodissia nous trouvons :
«… la sueur d’Aphrodissia coulait plus abondante que n’avaient été ses larmes . »
«… les mains appuyées contre ses joues humides, elle laissait couler ses larmes sur le visage du mort .»
Le portrait de Kâli ne fait pas exception :
« Le visage de Kâli, éternellement mouillé de larmes, est pâle et couvert de rosée comme la face inquiète du matin .»
« …la tête de Kâli ondoyait comme un lotus, et ses longs cheveux noirs nageaient autour d’elle comme des racines flottantes . »
Les belles Nymphes et les Néréides sont des divinités de l’eau.
Le passage suivant du Lait de la Mort sur ce qu’est la « vraie » femme selon le narrateur confirme notre hypothèse concernant l’importance du symbole de l’eau dans son rapport avec l’image féminine dans les Nouvelles :
« … ce dont nous manquons, c’est de réalités. (…) … les femmes stérilisées contre le malheur et la vieillesse ont cessé d’exister. Ce n’est plus que dans les légendes des pays à demi barbares qu’on rencontre encore ces créatures riches de lait et de larmes dont on serait fier d’être l’enfant . »
IV. Des paires de personnages féminins antagoniques comme principe organisateur de l’œuvre.
Armelle Lelong, dans son oeuvre Le parcours mythique de Marguerite Yourcenar, qui propose une analyse structurale des Nouvelles orientales parle de « structure en miroir . » Se basant sur le post-scriptum rédigé par l’écrivaine, elle prétend que les récits sont organisés « deux à deux symétriquement . » La phrase de Yourcenar que Lelong cite à l’appui de sa théorie est la suivante : « Je n’ai pas résisté à l’envie de mettre en regard du grand peintre chinois /…/ cet obscur contemporain de Rembrandt méditant . » A notre avis, ce sont plutôt les personnages qui sont mis en paires antagoniques (et d’ailleurs la citation parle de personnages et pas de textes !) et non les nouvelles.
Les paires sont formées suivant la situation du personnage par rapport à la vie et à la mort. Ces personnages peuvent se trouver dans la même histoire comme dans des récits différents. Compte tenu du titre de notre travail, nous ne parlerons que des personnages féminins.
LES MERES
Bonne mère vs mauvaise mère
La jeune mère du Lait de la mort qui, même après sa mort, continue à allaiter son fils : « le jaillissement miraculeux continua, jusqu’à ce que l’enfant sevré se détournât de lui-même du sein . » La gitane du Lait de la mort rend son enfant aveugle, car « le soin d’un infirme est une profession lucrative .»
LES AMANTES
Bonne amante vs amante méchante
La veuve Aphrodissia, dans la nouvelle du même nom, ne voit plus aucun sens à la vie après la mort de Kostis : « elle ne comprenait que la nécessité d’échapper au village, au mensonge, à la lourde hypocrisie, au long châtiment d’être un jour une vieille femme qui n’est plus aimée .» La veuve du pacha, dans Le sourire de Marko, veut à tout prix tuer son amant, car il s’est montré ingrat envers elle : « Prenez des clous et un marteau ; crucifiez ce chien comme fut crucifié son dieu … »
LES FEMMES MYTHIQUES
Qui tuent l’homme vs que l’homme tue
Les Néréides de L’homme qui a aimé les Néréides ont fait un idiot d’un beau jeune homme : « Les Nymphes l’ont abêti pour le mieux mêler à leurs jeux, comme une espèce de faune innocent. Il ne travaille plus ; il ne s’inquiète plus ni des mois ni des jours ; il s’est fait mendiant (…) . Il vagabonde dans le pays... »
Les Nymphes de Notre-Dame-des-Hirondelles sont les victimes du zèle religieux du moine Thérapion : « Toute la nuit suivante, le moine Thérapion continua de monter sa garde de prière au seuil de la chapelle (…). Il se réjouissait de penser qu’avant la nouvelle lune … les Nymphes mortes de faim ne seraient plus qu’un impur souvenir .»
LES MERES DIVINES
Le pur vs l’impur
La Vierge Marie :
« La mère divine symbolise la sublimation la plus parfaite de l’instinct et l’harmonie la plus profonde de l’amour. La Mère de Dieu, dans la tradition chrétienne, est la Vierge Marie . »
Kâli :
« Les Grandes Déesses Mères ont toutes été des déesses de la fertilité : Gaïa, Rhéa, Héra, Déméter chez les Grecs, /…/, Kâli chez les Hindous . »
LA FEMME OBJET
Celle qu’on ne veut plus vs celle qu’on désire
La femme de Ling meurt dès que son mari cesse de lui prêter attention : « Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang-Fô faisait d’elle, son visage flétrissait comme la fleur en butte au vent chaud ou au pluie d’été. Un matin on la trouva pendue aux branches du prunier rose . » La danseuse du Sourire de Marko devient la femme du bandit : Marko « enleva la belle fille qui avait éveillé son sourire . »
Conclusion
Bien qu’étant une des oeuvres de sa jeunesse les Nouvelles orientales possèdent déjà toute la profondeur et la complexité propres à Marguerite Yourcenar. Nous y trouvons, comme dans toutes ses créations, un intérêt infini pour l’âme de l’homme en proie aux sentiments les plus extrêmes. Ce livre est centré surtout sur l’image féminine. Il reflète la recherche personnelle de l’écrivaine de ce qu’est une femme et des limites jusqu’où elle peut aller dans ses actes et ses émotions, les meilleurs comme les pires. La personnalité sensible de l’auteur transforme les mésaventures et les traumatismes de son enfance en des obsessions qu’elle essaie de sublimer par le processus créatif de l’écriture. A travers les personnages des Nouvelles, nous apercevons la jeune femme sensuelle, intelligente, tourmentée par des désirs qu’elle n’arrive pas à déchiffrer en elle-même. La femme, chez Yourcenar, est extrême et absolue. Elle peut être sainte et impure, belle et horrible, clémente et vicieuse, douce et cruelle. Elle peut se cacher derrière un masque masculin, un animal et même un objet. Toutefois, il y a des constantes dans ce portait qui se répètent d’un récit à l’autre. Cette femme est toujours proche de la Nature, sensuelle, résolue à vivre son destin quel qu’il soit.
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Bibliographie
Texte de référence :
YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963, collection « L’imaginaire ».
Ouvrages généraux et études critiques :
FROMM, Erich, Le cœur d’homme, Paris, Payot, 1964.
LELONG, Armelle, Le parcours mythique de Marguerite Yourcenar :
de Feux à Nouvelles orientales, Paris, l’Harmattan, 2001.
PROUST, Simone, L’autobiographie dans Le Labyrinthe du Monde de Marguerite Yourcenar, Paris, l’Harmattan, 1997.
SAVIGNEAU, Josyane, Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1990.
Dictionnaires et encyclopédies :
CHEVALIER, Jean & GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont / Jupiter, 1982.
Le Robert Micro, Paris, Dictionnaires le Robert, 1998.
Table des matières
Introduction
I. La spécificité de la vision de la femme par Yourcenar :
1. La situation « historique » des Nouvelles
2. La femme comme état métaphysique
3. L’élément autobiographique et auto-projectif
4. Le mythe et le conte
5. Travestissement, « l’indistinction des sexes » :
5.1 Le disciple Ling : l’épouse fidèle
5.2 Panégyotis : l’amante des femmes mystiques
6. L’élément sadomasochiste
6.1 Sur la présence de ce phénomène chez M. Yourcenar
6.2 Classification : la femme dominante et la femme dominée
6.3 La tendance masochiste et la tendance sadique
II. La quête de la mère :
1. Le thème de la mère dans l’ensemble des Nouvelles
2. La construction de la « tour » et l’image de la mère dans Le Lait de
la Mort
3. La signification de la Mer
III. Le rapport entre la femme et la nature
1. La femme comme incarnation de la Nature vivante :
1.1 La nature-femme dans les Nouvelles
1.2 Deux catégories de femmes :
b. la femme dominante
c. la femme dominée
2. L’eau comme élément médiateur dans la relation entre la femme et
la Nature
IV. Des paires de personnages féminins antagoniques comme principe organisateur de l’œuvre.
Conclusion
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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises (D.E.F.) présenté par
Mme Léna X
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozéroff