La bipolarité de l’espace textuel dans « Un balcon en forêt » de Julien GRACQ

 » Si l’espace existe, où donc serait-il ?  Car toute chose existante est en quelque chose; et qui est en quelque chose est en un certain lieu. Dès lors, l’espace sera en un certain espace et ainsi de suite jusqu’à l’infini : dès lors l’espace n’existe pas.  »   Zénon (1)

 » Dans ses mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. L’espace sert à ça. «   Gaston Bachelard (2)

 

REMARQUES

GRACQ utilise souvent l’italique . Pour éviter des confusions, j’ai renoncé à employer ce dernier. L’italique, dans mon travail, reproduit donc celui qui figure dans le texte original. Le gras et le souligné correspondent à mon intervention .

« B.F. » est l’abréviation pour « Un balcon en forêt » dans mon travail.     L’édition que j’ai utilisée et à laquelle renvoient les citations, est celle de 1992 (17e tirage) .

Dans « Un balcon en forêt » de Julien GRACQ, l’espace, au travers de ses nombreux éléments, est omniprésent . Quant au code spatial, deux aspects sont prédominants :

L’ espace « culturel »privé (la maison forte), englobé dans un espace « naturel » végétal public (la forêt).

Dans notre récit, l’espace textuel – qui peut être naturel ou culturel, public ou privé, végétal ou aquatique, englobant ou englobé, etc. – ‘vit’, comme nous allons le voir. C’est-à-dire qu’il est silencieux ou bruyant, sec ou humide, protecteur ou menaçant, et peut même respirer, ou même causer la mort. Nous constatons donc une bi- polarité permanente entre les caractéristiques de l’espace, une tension bipolaire qui représente un défi pour le héros.

La question de l’importance de l’espace textuel gracquien s’impose automatiquement. Evidemment, il ne s’agit guère d’un simple décor devant lequel se déroule une histoire. Comme le constate EIGELDINGER,  « la description ne sert jamais de cadre purement extérieur, elle est associée au drame intérieur vécu par les personnages . Ce sont avant tout l’eau et la forêt qui déterminent le climat et la substance romanesques, qui suscitent le décor mythique dans lequel s’inscrit l’existence des héros. » (3)

RESUME

A l’automne 1939, Grange, lieutenant dans l’armée française, rejoint son affectation au « blockhaus des hautes Falizes« , situé dans l’Ardenne française, au-dessus de la vallée de la Meuse. Ce fortin a pour fonction d’éviter que les blindés allemands, après avoir traversé la Belgique, avancent jusqu’à la Meuse. Mais, vu l’équipement militaire plutôt ridicule, le lieutenant et ses trois soldats, Olivon, Hervouët et Gourcuff, ne semblent pas pouvoir accomplir cette tâche. Malgré le risque de mort et malgré la possibilité de changer de compagnie, Grange tient à rester à sa maison forte, car il est fasciné par la vie dans la forêt solitaire qu’il vient de découvrir. Il apprécie la vie en forêt grâce aussi à sa relation harmonieuse avec Mona qui semble être elle-même un élément ou un esprit de la forêt. Elle habite dans un hameau, à la lisière de la forêt, non loin du blockhaus. Grange essaie de tenir à l’écart de ses pensées la réalité de la guerre le plus longtemps possible et de plonger dans le monde imaginaire de la nature. Lors d’une attaque de blindés allemands, Olivon et Hervouët meurent et Grange et Gourcuff sont blessés. Cette rencontre avec la réalité brutale de la guerre pousse Grange à fuir définitivement dans le monde de ses rêves. Grièvement blessé, il se traîne jusqu’au hameau et, finalement, à la maison que Mona a déjà quittée. Il fuit à nouveau dans un état de rêve, hors de toute réalité de temps et d’espace.

I. LA MAISON FORTE, UN ESPACE CULTUREL

1.1. Introduction

« […] La maison est notre coin du monde. Elle est […] notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos » (4) . BACHELARD insiste sur le fait que la maison représente un espace très important pour l’évolution de la psyché et qu’elle n’est pas simplement un lieu qui sert d’habitation : « La maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix. […] La maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme.   […] Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être humain . Avant d’être ‘jeté au monde’ [. ..], l ‘homme est déposé dans le berceau de la maison . Et toujours, dans nos rêveries, la maison est un grand berceau » (5). Selon BACHELARD, la maison fait partie des trois « grandes images de refuge : la maison, le ventre, la grotte » (6) . Ainsi « la maison est aussi un symbole féminin, avec le sens de refuge, de mère, de protection, de sein maternel » (7) . En une seule phrase, BACHELARD résume  : « La maison est un corps d ‘images qui donnent à l’homme des raisons ou des illusions de stabilité. » (8)

1.2. Définitions de « maison forte »

Comment Grange habite-t-il son « espace vital en accord avec toutes les dialectiques de la vie » ; comment s’enracine-t-il dans son « coin du monde« ?  (9)

« Une maison-forte , songeait-il , qu’est-ce que cela peut être ? » (B.F., page 15)

La ‘maison forte des Hautes Falizes’ « n’était pas une maison comme les autres. Quand on s’était chaussé et qu’on marchait sur le béton nu, le choc des talons ferrés faisait un bruit mat, sans vibration et sans résonance, comme si on avait marché sur une route neuve ou sur une culée de pont » (B.F., page 25). Il s’agit d’un bâtiment en deux parties : le rez-de-chaussée « était un bloc de béton assez bas où on accédait vers l’arrière par une porte blindée » (B.F., page 20).  « Sur ce bloc trapu reposait comme sur un socle trop étroit l’étage débordant d’une maisonnette, où on accédait latéralement par un escalier de fer ajouré » (B.F., page 21). La fonction du bâtiment est « d’interdire aux blindés ennemis l’accès des pénétrantes descendant de l ‘Ardenne belge vers la  ligne de la Meuse » (B.F., page 20).

On ne trouve pas moins de cinq ‘essais’ de définition, déjà, dans la première description [de la maison forte], annonciateurs du déploiement d’un vaste réseau d’identifications à travers tout le texte […] » (10) :

  • « une sorte de chalet savoyard » (B.F., page 20)
  • « comme un aérolithe au milieu de ces fourrés perdus » (B.F., page 20)
  • « La laideur en était celle des corons ouvriers » (B.F., page   21)
  • « celle […] des maisonnettes de garde-barrière » (B.F., page·21)
  • « ce mastaba de la préhistoire avec une guinguette décatie de la pire banlieue » (B.F., pp . 21-22)

Nombreux sont les autres termes utilisés dans le récit pour désigner cette maison forte :

  • « blockhaus« , p.- ex. B .F., pp. 20, 21, 24, 33, 49, 72, 77. (terme militaire provenant d’ailleurs de l’allemand)
  • « maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt« , B.F., page 22. (Cette expression est utilisée au moment où Grange se réveille après avoir passé la première nuit à la maison forte. Le terme ‘maisonnette‘ est beaucoup moins administratif. L’auteur utilise cette formulation parce qu’elle engage nettement plus la subjectivité du personnage.)
  • « la maisonnette de fées« , B.F., page 25. (Cette expression révèle quelque chose de mystérieux qui rappelle les contes de fées, quelque chose d’à la fois fascinant et menaçant .)
  • « fortin« , p. ex. B.F., pp. 26, 33, 72, I 05. (‘Fortin‘ est également un terme militaire, mais qui nous renvoie plutôt à l’époque médiévale. Ce mot marque la solidité du bâtiment ainsi que son efficacité sur le plan militaire.)
  • « la maison« , p. ex. B.F., pp. 26, 37, 41, 51, 90, 104. (Cette expression est très neutre. Le mot ‘maison‘ nous indique la fonction non-militaire de ce bâtiment : maison d’habitation, foyer, refuge, le ‘chez-soi’.)
  • « ce béton vacant que visitait seulement de temps à autre une commission officielle« , B.F., page 29. (terme qui montre un certain sentiment d’infériorité, sa solitude et son manque d’utilité sur le plan militaire.)
  • « leur ermitage« , B.F., page 69. (Cet expression marque la solitude des quatre habitants de la maison forte.)
  • « chaumine« , B.F., page 78. et « bungalow« , B.F., page 78. (Utilisés avec une intention ironique, ces deux mots expriment le sarcasme du personnage qui les prononce : le lieutenant de cavalerie.) ·
  • « drôle de turne » et « Ca fait assez caveau de famille […] » sont deux expressions d’une ironie macabre utilisées par le lieutenant de cavalerie (B.F., page 79) à propos du ‘bloc‘. MONBALLIN (11) y voit même une fonction prédictive : le ‘bloc‘ sera effectivement le caveau d ‘Hervouët et d’Olivon (cf. B.F. pp . 237-238) .
  • « le chalet minable » (B.F., page 139) (Ce mot symbolise l ‘aspect ridicule de l’édifice).

1.3. Sa maison

Le Lieutenant Grange vit dans une maison qui n ‘est pas ‘sa maison’ : la ‘maison forte‘ est pour lui – en tant qu’aspirant dans l’armée française – son lieu de travail. Mais Grange s’attache progressivement à cette maison, elle devient – peu à peu – ‘la sienne’.

Lorsque Grange y arrive, le capitaine Vignaud lui dit : « Vous êtes chez vous« . Vu que l’endroit est peu pittoresque, l’attachement personnel ne se fait pas immédiatement. La première impression, plutôt euphorique, du lieutenant (« la silhouette lui parut singulière ; une sorte de chalet savoyard« , B.F., page 20) se révèle trompeuse :

« C’était un bloc de béton […] trapu [sur lequel] reposait […] l ‘étage débordant d’une maisonnette » (B.F., pp. 20, 21)

Non seulement l’allure, mais aussi l’état du bâtiment sont peu accueillants :

  • « Des espèces de dartres fongueuses […] laissaient suppurer sur les parois des taches humides » (B.F., pp. 20,21).
  • « La laideur […] [de la maison] était celle des corons ouvriers ou des maisonnettes de garde-barrière ; les hivers […] avaient rongé l’appareillage mesquin, arraché le crépi par plaques, charbonné à l’aplomb des fenêtres et des marches de l’escalier de longs pleurs de rouille qui descendaient jusque sur le béton » (B.F., p. 21).

MONBALLIN constate que « l’ensemble [des descriptions de la maison forte] concourt […] à produire une impression dominante : la laideur […], et il s’en dégage un faisceau de traits qui font reconnaître dans la maison forte les configurations principales de ‘l’espèce de forteresse ruineuse’. Les plus frappants dans cette description initiale sont les motifs de la dégradation : humidité, moisissure [ 12], que le texte reprend plusieurs fois […] » 13. Dans les descriptions de la dégradation de la maison forte, GRACQ se sert de deux éléments du code sensoriel, la vue et l’odorat, qui sont continuellement mêlés :

« Un suintement de caverne ruisselait sur les murs en larges plaques luisantes[ …]. De la forêt montait une odeur lourde et muqueuse qui prenait à la gorge – l’odeur moisie des caves murées et des champignonnières » (B.F., page 79).

Pourtant, Grange ne s’y déplaît pas. Il apprécie surtout la situation de la maison forte : « Il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette […] au fond de la forêt« . (B.F., p. 22). Son attachement à ce bâtiment est donc dû tout d’abord à sa position de lieutenant, fonction plutôt administrative. Il est le chef des habitants: « Grange se faisait l’effet d’ être le concierge […] de ce béton vacant » (B.F., page 29).

Les fréquentes expressions qui appartiennent au langage militaire comme « blockhaus » et « fortin » nous rappellent toujours la fonction officielle de l’édifice. Mais, à certains moments, on sent bien son attachement personnel à la maison forte :

Lorsque le lieutenant de cavalerie, dont le char est tombé en panne, traite la maison forte, avec une intention ironique, de « bungalow » (B.F., p. 78) , de « turne » (B.F. 79) et de « caveau de famille » (B.F., p. 79), Grange « ne se [sent] plus de très bonne humeur » (B.F., p. 80). Le lieutenant de cavalerie critique l’équipement technique du blockhaus. Mais Grange a déjà quitté le niveau de l’objectivité. Il se sent blessé par les attaques contre l’honneur de ‘sa maison’ . Faute d’arguments, Grange, « malcontent et furieux » (B.F., p 82), n’ose pas la contre-attaque.

Une seule fois, il essaie de défendre, d’une manière plus émotionnelle qu’ objective, la maison forte en faisant allusion au ‘lieu de travail’ peu agréable des cavaliers : « Dans vos engins, quand l’huile se met à chauffer… » (B.F., page 80). Sa critique ne concerne donc ni l’aspect technique des chars, ni leur fonction, mais uniquement le lieu, c’est-à­-dire l’espace.

De même, dans un autre passage, nous apprenons l’attachement émotionnel de Grange à la maison forte : « Qu’est-ce que tu peux bien faire, chéri, dans cette maison qui est si laide ? lui disait-elle [Mona] parfois » (B.F., p. 90). Cette question restera toujours sans réponse. Même Grange ne trouve pas d’explication rationnelle. Et il ne s’y intéresse pas. Il fuit ces questions en les ignorant.

L’attachement de Grange pour la maison forte se manifeste de plus en plus clairement :

  • « Ce n’était pas tellement le danger qui le préoccupait en cas de vraie guerre, c’était le mouvement: le pire malheur était d’avoir à quitter la maison forte » (B.F., p. 94).
  • « […] le sentiment plus vif qu’il avait de rentrer chez lui […] son monde installé autour du poêle [. ..] dans la salle commune. » (B.F., page 51)

MURSA remarque que Grange développe également une affinité avec les personnes qui habitent le même espace (14) :

« Avant de se coucher, il s’arrêtait un moment devant la porte du carré (15) que les hommes entrebâillaient la nuit pour laisser entrer la chaleur du poêle ; il en venait un bruit de respirations sonores et saines qui lui plissait les joues malgré lui dans le noir : le monde autour de lui était douteux et mal sûr, mais il y avait aussi ce sommeil. ‘Tous les quatre’ songeait-il […]. Il s’étonnait de penser que quinze jours plus tôt il ne savait même pas leur nom. » (B.F., page 41)

Plus loin, le texte est également très explicite :

« […] Grange entendait sous ses fenêtres le pétillement d’un grand feu de fagots qu’Olivon allumait chaque matin […]; les hommes s’attroupaient de bonne heure à sa chaleur (…]. Grange se plaisait à ce murmure matinal sous ses fenêtres où sa maison (16) commençait à bruire pour toute la journée » (B.F., p. 109). C’est à partir de ce moment-là que la maison forte sera ‘la sienne’ ou – exprimons-nous avec un terme de BACHELARD – elle sera son « coin du monde » (17).

Dès lors, certains éléments du lieu ne sont plus déterminés par de simples articles mais par des adjectifs possessifs. Ces changements formels sont révélateurs d’une évolution du personnage.  Celui-ci semble s’approprier l’espace qui l’entoure :

  • « Quand Grange descendait son escalier au petit matin, pour fumer sur la laie, […] il y avait une perle de gelée blanche à chaque brin d’herbe. » (B.F., page   83)
  • « Souvent, en rentrant dans sa chambre, il trouvait sur sa table le courrier que Gourcuff [. ..] avait monté du bataillon. » (B.F., page 123)
  • « Il s’accoudait à sa table [. . . ]. (B.F., page 125)
  • « […] les soirs où il y avait sur son bureau ‘des papiers‘. » (B.F., page   126)
  • « La nuit du neuf au dix mai, l ‘aspirant Grange dormit mal. II s’était couché la tête lourde, toutes ses fenêtres ouvertes à la chaleur précoce que la nuit même de la forêt n’abattait pas. […] Puis l’impression se localisa, et il comprit qu’une vitre de sa fenêtre […] tremblait et tressautait sans arrêt dans son cadre. C’est ma vitre, se dit-il […]. » (B.F., page 166)
  • « Grange offrit à boire au sous-lieutenant qui passait avec la dernière section et à ses hommes, déjà suants. Il avait soudain devant eux un peu honte de sa cave trop garnie. » (B.F., page 175)18

L’utilisation de la locution adverbiale « chez lui » corrobore ce phénomène d’appropriation de l’espace par Grange :

« S’il rentrait tard, avant même d’entrer chez lui il devinait si des papiers étaient montés de Moriarmé […]. (B.F., page 123)

1.4. La maison et les souvenirs

L’ être abrité, selon BACHELARD, « sensibilise les limites de son abri. Il vit la maison dans sa réalité et dans sa virtualité, par la pensée, et les songes« . (Pour être précis, il faudrait ajouter : aussi bien par les rêves que par les rêveries. Car « les rêveries peuvent être bien différentes des rêves » ( 19 ).) « Tout un passé vient vivre, par le songe, dans une maison nouvelle . […] Ainsi la maison ne se vit pas seulement au jour le jour, sur le fil d ‘une histoire, dans le récit de notre histoire . Par les songes, les diverses demeures de notre vie se compénètrent […] » (20)

Dans « Un balcon enforêt », cette thèse bachelardienne ne se confirme pas clairement. Nous ne trouvons dans le texte que très peu d’informations sur le passé de Grange. PLAZY note « […] qu ‘on se demande ce qu’il a bien pu laisser derrière lui, ce qu’a été sa vie avant la guerre [. ..]. Il n’y a vraiment en lui rien de cette nostalgie qu’on prête d’ordinaire aux soldats éloignés du foyer ( …] ». (21) Les hypothèses que l’on peut formuler quant au passé du héros sont donc suscitées par de rares éléments qui, cependant, dans la plupart des cas, se focalisent dans l’espace de la ‘maison’ . Par exemple, le fait qu’il lise et relise (à l ‘intérieur de la maison forte!) des livres de Shakespeare, de Gide et de Swedenborg (ce dernier même en langue anglaise!), nous fait supposer qu ‘il est issu, vu son niveau intellectuel élevé, d’une famille aisée, d’une famille bourgeoise qui pouvait permettre à son fils, malgré la crise économique de l’époque, de poursuivre des études (22) . Peut-être Grange habitait-il auparavant en Bretagne, puisque la lumière nocturne de la forêt, perçue depuis l’intérieur de la maison forte, lui rappelle les phares d’une île bretonne (23 ).

« Quand, dans la nouvelle maison, reviennent les souvenirs des anciennes demeures, nous allons au pays de l’Enfance Immobile [. ..]. Nous vivons des fixations, des fixations de bonheur  » (24).  C’est justement ce phénomène qu’on retrouve dans notre récit : « Grange prolongea longtemps le demi-sommeil […] dans l’aube déjà claire à toutes les vitres ; depuis son enfance, il n’avait éprouvé de sensation aussi purement agréable: il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette […] ». (B.F., page 22)

1.5. La maison forte, espace clos

La clôture du blockhaus « se présente à son tour à la fois comme refuge et comme prison » (25) . La solidité de ce petit bâtiment, qu’impliquent les expressions ‘maison forte ‘, ‘fortin ‘ et ‘blockhaus ‘ ainsi que « coffre-fort » (p. ex. B.F., page 33), peut signifier la qualité d ‘un refuge. Mais elle est aussi un trait caractéristique de la prison :

  • « Cette machinette qu’on vous a louée en forêt […], j’appelle ça un piège à cons. Vous serez fait là-dedans comme un rat » (B.F., page 82).
  • « Une maison-forte, songeait-il, qu’est-ce que cela peut-être? […] il trouvait au mot quelque chose de peu rassurant, qui faisait songer à la fois à la maison d’arrêt et à la Force, qui était aussi une prison  » (B.F., page 15).
  • « C’était l’exiguïté de cette pièce [(le bloc)] qui saisissait d’abord : […] l’impression de réclusion en était rendue oppressante […] » (B.F., page 33). (Cette même ‘exiguïté oppressante’ peut être associée au terme « caveau de famille » utilisé par le lieutenant de cavalerie, B.F., page 79.)
  •  « […] La clef du blockhaus accrochée à la tête de son lit, il se plaisait à sentir la maison forte autour de lui dériver à travers la nuit en ordre de marche, étanche, toute close sur elle-même, comme un navire qui ferme ses écoutilles. » (B.F., pp. 140-141)

Nous aboutissons ainsi au schéma qui suit:

refuge, protection :

  • (euphorique)
  • maison forte
  • fortin
  • blockhaus
  • coffre-fort
  • maison […] étanche
  • un navire qui ferme ses écoutilles
  • vie

vs

prison :

  • (dysphorique)
  • piège à cons
  • maison d ‘arrêt
  • réclusion
  • caveau de famille
  •  mort

MONBALLIN découvre une ambivalence des lieux clos dans « Un balcon en forêt: « [ …] Ce qui produit l’oppression devient ce qui produit la sensation inverse – protection -, la polarité sécurité / insécurité prenant alors le relais dans la structuration des significations [. ..] » (26)

Nous trouvons cette ambivalence, cette dialectique, entre autres dans ce passage :

« Lorsqu’il avaif rabattu sur lui la lourde porte de coffre-fort, il s’arrêtait un instant sur le seuil, et jetait sur les murs et sur le plafond écrasé qui faisait rentrer d’instinct la tête dans les épaules un coup d’oeil qui n’allait jamais sans malaise : il était envahi par une sensation intense de dépaysement. C’était l’exiguïté de cette pièce qui saisissait d’abord : l’oeil la raccordait mal aux dimensions extérieures de l’ouvrage ; l ‘impression de réclusion en était rendue oppressante : le corps remuait là-dedans comme l’amande sèche dans le noyau. Puis venait le sentiment vivant – Grange songeait combien le mot était expressif – du bloc étanche, soudé autour de vous – […] ‘Un dé de béton, songeait Grange en auscultant malgré lui la paroi, de l’index replié – un caisson qui peut basculer : on devrait coller ici les étiquettes Haut et Bas – espérons que Fragile sera de trop‘.  » (B.F., pp . 33-34)

1.6.  Les étages de la maison forte

 

1.6.1. l’étage dominant le ‘bloc’

Le blockhaus des Hautes Falizes comprend deux étages: « l’étage de la guerre, [et] l’étage de la paix »  (27).  GRACQ lui-même explique que la maison forte « [. . .] était un symbole très expressif de la drôle de guerre (28). La petite garnison y vivait au premier étage dans une espèce de chalet. C’était la paix, si vous voulez, au première étage, et au sous-sol, il y avait le blockhaus, mitrailleuses, antichars: la guerre« . (29)

Pour la partie habitation de la maison forte, GRACQ utilise la métaphore de la ferme où la cuisine est la pièce commune et centrale :

  • « Hervouët, Olivon et Grange s’installaient souvent pour discuter en fumant autour du poêle sur lequel chauffait toujours une casserole de café âcre et insipide, comme sur la cuisinière des fermes flamandes : les dieux Pénates des Falizes sont ici, pensait Grange, […] il était étonné de s’être trouvé sans y penser une espèce de foyer. » (B.F., page 36)
  • « Derrière sa porte, le remue-ménage placide d’une ferme qui s’éveille ajoutait à son bonheur […]. » (B.F., pp. 22-23)

Comme le disent CHEVALIER et GHEERBRANT, « la psychanalyse reconnaît en particulier, dans les rêves de la maison, des différences de signification, selon les pièces représentées, et correspondant à divers niveaux de la psyché. […] La cuisine symboliserait le lieu des  transmutations alchimiques, ou des transformations psychiques, c’est-à-dire un moment de l’évolution intérieure. » (30)

Dans « Un balcon en forêt », le lieu alchimique serait plutôt le ‘bloc’ :

« – Je brûlerai du soufre dans le bloc, pensa Grange […]. » (B.F., page 82)

La « pièce commune » (B.F., page 28), qui sert probablement de cuisine, vu que les habitants de la maison forte y mangent, constitue un endroit très important pour la communication (de groupe) entre les quatre soldats (31). La pièce commune pourrait donc être considérée comme le lieu des transformations psychiques :

« On dînait de bonne heure aux Falizes: c’était toujours pour Grange un moment plaisant. Ils s’installaient tous les quatre près du poêle bourré, autour de la petite table de bois blanc […] dans la salle commune. […] Hervouët , Olivon et Grange s’installaient souvent pour discuter en fumant autour du poêle […]. La conversation cheminait facile : Olivon […] avait avec Hervouët des amis communs […]. Tous deux étaient de gauche, et les discussions politiques allaient chaudement: les grèves de 36, le Front Populaire, passaient dans la salle basse avec le bruit de la Grande Armée dans les souvenirs des demi-solde […]. Puis Hervouët racontait des histoires de chasse, des nuits d’affüt où repassait une figure de vieux Briéron chanteur, paillard et braconnier, sorte de héros folklorique qui amusait Grange […]. » (B.F., pp.   36-37)

1.6.2. Le ‘bloc’, étage inférieur de la ‘maison’

Il existe dans « Un balcon enforêt » une certaine confusion par rapport aux deux termes ‘blockhaus’ et ‘bloc’. Lorsque GRACQ parle de ce dernier, il est évident qu’il fait référence à la partie inférieure du bâtiment : le ‘coffre fort’. Cependant, le mot ‘blockhaus’ désigne tantôt métonymiquement tout le bâtiment … :

  • « La maison forte des Hautes Falizes était un […] blockhaus […]. » (B.F., page 20)
  • « Quand il revenait au blockhaus par la laie, […].(B.F., page 10)
  • « Grange avait débarqué à Moriarmé avec [. ..] une assez forte somme, que la vie du blockhaus et sa solde avaient grossie de mois en mois [ …]. » (B.F., pp. 109-110).
  • « A l’heure du café, dans le blockhaus, le bizarre ronflement inégal faisait pointer d’un coup toutes les têtes aux fenêtres. » (B.F. pp.   129-130)
  • « […] L’idée que Varin avait peut-être téléphoné au blockhaus le rembrunissait. » (B.F., pp. 182-183)

tantôt uniquement le ‘bloc’ :

  •  « […] Il manquait rarement de descendre dans le fortin pour une courte inspection; c’était ce qu’il appelait ‘jeter un coup d’oeil au blockhaus‘. » (B.F., page 33)
  • « Il […] tendit la clé du blockhaus [à Olivon] : le fortin gardait ses bouteilles au frais dans le petit boyau souterrain d’évacuation, qui servait de cave. » (B.F., pp. 72-73)
  • « A la lueur des torches électriques, le blockhaus était moins accueillant encore que de jour . » (B.F., page 79)

Le ‘bloc’ est situé au rez-de-chaussée. Pourtant, il est considéré à plusieurs reprises, puisqu’il réunit en lui toutes les caractéristiques nécessaires, comme une ‘cave ‘. Et le bloc – ou plus exactement le boyau qui part de là – est aussi utilisé comme dépôt de vin :

  • « Grange offrit à boire au sous-lieutenant qui passait […] et à ses hommes […]. Il avait soudain devant eux un peu honte de sa cave trop garnie. » (B.F., page 175)
  • « A la lueur des torches électriques, le blockhaus était moins accueillant encore que de jour. Un suintement de caverne ruisselait sur les murs en larges plaques luisantes_. […] De la forêt montait une odeur lourde et muqueuse qui prenait à la gorge – l’odeur moisie des caves murées. » (B.F., page 79)
  • « Le fortin gardait ses bouteilles au frais dans le petit boyau souterrain d’évacuation, qui servait de cave. » (B.F., pp. 72-73)

« Il […] jetait sur les murs et sur le plafond écrasé qui faisait rentrer  d’instinct la tête dans les épaules un coup d’oeil qui n’allait jamais sans malaise […]. C’était l’exiguïté de cette pièce qui saisissait d’abord […] (B.F., page 33)

« […] les bavures minces du béton giclant aux jointures du coffrage qui couraient autour du réduit en fines nervures, soudant le sol aux murs et au plafond. » (B.F., page 34)

CHEYALIER et GHEERBRANT nous apprennent que, selon la psychanalyse, « les étages inférieurs marquent le niveau de l’inconscient et des instincts« . (32). Voilà un autre indice qui nous permet de considérer le ‘bloc’ comme la cave.

Pour Grange, la maison forte ne représente pas un poste de défense militaire, mais il la voit plutôt comme un « aérolithe au milieu de ces fourrés perdus » (B.F., page 20), comme « maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt » (B.F., page 22) ou comme « maisonnette de fées » (B.F., page 25). Cependant, le ‘bloc’ est un lieu qui perturbe cette harmonie illusoire avec l’espace. MONBALLIN remarque que « c’est aussi un ‘jour pauvre de soupirail, couleur de poussière’ (B.F., p. 134) que filtre le lieu, et la réduction dimensionnelle qui s’est opérée n’entraîne pas pour autant la suppression d’une caractéristique essentielle des lieux intérieurs : le vide. La profusion, toujours désordonnée, des objets ne ‘meuble’ pas. […] Le lieu est dépourvu de toute intimité » (33) :

« La pièce était nue, brute, avec quelque chose de violemment inhabitable. Dans un angle à l ‘arrière, la trappe qui s’ouvrait sur le boyau d’évacuation était à demi recouverte par une paillasse qu’on avait étendue le long du mur. A gauche étaient rangées des caisses de munitions, des bandes de mitrailleuse non garnies – des bidons d’huile, des boites de graisse et des chiffons sales maculaient le béton des coulées olivâtres qu’on voit aux murs des garages. A droite étaient scellés à la paroi : rouge, un extincteur, et blanche, une boite de pharmacie ripolinée avec sa croix de Genève. Le milieu de la pièce était vide; on ne savait où s’y tenir [. . .]. » (B.F., page 34)

Toujours, le ‘bloc » rappelle Grange à sa mission militaire. Et c’est pour cela qu’il évite cet endroit. « L’aspirant Grange ne pénètre que très rarement dans ce sous-sol, et lorsqu ‘il y est, il aimerait y brûler du soufre (34), puisque c’est l’endroit par excellence menaçant de la maison forte », résume ERNST (35) .

1.6.3. L’escalier, espace transitoire

Voici un extrait de CHEVALIER et GHEERBRANT sur la symbolique de l’escalier:

« L’escalier est le symbole de la progression vers le savoir, de l’ascension vers la connaissance et la transfiguration. S’il s’élève vers le ciel, il s’agit de la connaissance du monde apparent ou divin ; s’il rentre dans le sous-sol, il s’agit du savoir occulte et des profondeurs de l’inconscient. […] Comme l’échelle, [l’escalier] symbolise la recherche de la connaissance exotérique (la montée) et ésotérique (la descente). [. ..] Symbole ascensionnel classique, il peut désigner non seulement la montée dans la connaissance, mais une élévation intégrée de tout l’être. Il participe de la symbolique de l’axe du monde, de la verticalité et de la spirale. [. ..] Comme tous les symboles de ce type, l’escalier revêt un aspect négatif : la descente, la chute, le retour au terre à terre et même au monde souterrain. Car l’escalier relie les trois mondes cosmiques et se prête aussi bien à la régression qu’à l’ascension ; c’est tout le drame de la verticalité qu’il résume. » (36).

Selon les analyses de BACHELARD, la symbolique de l’escalier dépend aussi de l’étage : « L’escalier qui va à la cave, on le descend toujours. C’est sa descente qu’on retient dans les souvenirs, c’est la descente qui caractérise son onirisme. L’escalier qui monte à la chambre, on le monte et on le descend. C’est une voie plus banale. Il est familier. […] Enfin, l’escalier du grenier, plus raide, plus fruste, on le monte toujours. Il a le signe de l’ascension vers la plus tranquille solitude. Quand je retourne rêver dans les grenier d’antan, je ne redescends jamais. » (37).

Quant à notre récit, à quoi correspondent donc le ‘bloc’ et l’étage habitable qui le domine?

Nous avons vu plus haut qu’on peut considérer le ‘bloc’ comme la cave à laquelle on descend :

  • « Quand il était de retour avant la tombée de la nuit, il manquait rarement de descendre dans le fortin pour une courte inspection; c’était ce qu ‘il appelait ‘jeter un coup d’oeil au blockhaus ‘. » (B.F., page 33)
  • « – Si vous me montriez votre bloc, dit tout à coup le lieutenant [de cavalerie] […]. Les marches de l’escalier étaient mouillées et glissantes […]. » (B.F., page 79)
  • « – Descendons, fit Varin d’un ton brusque. Le froid acide du dégel devenait dans le blockhaus presque insupportable. Quelques bouteilles vides roulaient sur le ciment, près de la trappe du boyau . » (B.F., page 134)

L’étage de la maison forte correspond – si l’on reprend l’extrait de BACHELARD – à la chambre. On y monte ou on en descend :

  • « Quand il revenait à la route, de nouveau tout était calme: la nuit respirait doucement dans l’ombre des arbres; il montait l’escalier de la maison sans bruit. Avant de se coucher, il s’arrêtait u n moment devant la porte du carré que les hommes entrebaîllaient [sic ] la nuit pour laisser entrer la chaleur du poële […]. » (B.F., page 41).
  • « D’un instant à l’autre [Mona] fût [(sic)] là: soit qu’elle profitât d’une voiture qui descendait du hameau à Moriarmé, soit qu ‘elle eût entraîné Julia dans une promenade en forêt, tout à coup il entendait le pas menu grimper en coup de vent l’escalier de la maison forte : il lui semblait que les temps morts avaient disparu de sa vie. » (B.F., page 90)
  • « – Non, fit le capitaine […]. Après la visite du blockhaus, tous deux remontèrent un moment dans la chambre de Grange. » (B.F., pp. 136-137)

Comme nous avons vu plus haut, l’escalier est un symbole de la verticalité. Selon BACHELARD, « la maison est imaginée comme un être vertical. Elle s’élève. Elle se différencie dans le sens de sa verticalité. […] La verticalité est assurée par la polarité de la cave et du grenier. […] Presque sans commentaire, on peut opposer la rationalité du toit à l’irrationalité de la cave. Le toit dit tout de suite sa raison d’être : il met à couvert l’homme qui craint la pluie et le soleil. [. ..] Vers le toit toutes les pensées sont claires. [. ..] La cave, on lui trouvera sans doute des utilités. On la rationalisera en énumérant ses commodités. mais elle est d’abord l’être obscur de la maison, l’être qui participe aux puissances souterraines . » (38)

A chaque fois que Grange descend l’escalier et que cette action est explicite dans le texte, il descend au bloc, à la cave et non pas simplement pour sortir du bâtiment. Effectivement, le ‘bloc’ est  l’être obscur de la maison forte, il est sa partie militaire et rappelle sans cesse la guerre. Il est la partie menaçante du bâtiment. Quand Grange descend l’escalier pour descendre à cette cave, il est poussé par une obligation ou par un danger : la guerre, la mort. L’escalier a donc tout à fait cette fonction de « fire­ escape des maisons américaines » (B.F., page 21)

1.6.4. Schéma récapitulatif de la maison forte

2. LA FORET, UN ESPACE NATUREL VEGETAL
2.1. Introduction

GRACQ note dans une « fiche signalétique » que ses personnages « n’habitent jamais chez eux » et qu’ils ont pour « résidences secondaires » la mer et la forêt (39). On dira que la conjonction ‘et’ est déplacée dans le cas de « Un balcon enforêt » puisque la maison forte se trouve en forêt et non pas au bord de la mer. Mais, dans ce chapitre, nous allons voir le rapport entre le liquide et le végétal.

EIGELDINGER remarque qu‘on peut même se demander si, dans […] Un balcon en forêt, la mer et les bois ne deviennent pas la résidence essentielle [de Grange] où se dessine la courbe de [son] destin » (40) « Non seulement la nature incite le héros à céder à ‘la pente de la rêverie’ [41], mais elle contient les symboles de la vie spirituelle et révèle les signes, les présages annonciateurs du destin. Elle renferme les éléments mythiques composant la texture de l’univers romanesque de GRACQ. Parmi ces éléments, il en est deux qui gouvernent son oeuvre par leur rôle fondamental : le liquide et le végétal. » (42)

« Plus encore que son ‘sujet’, le lieu d’une fiction peut être sa vérité » (43), constate BARTHES. Ainsi, comme l’observe LEUTRAT, la création du milieu naturel préexiste dans les romans de GRACQ à la création des personnages :

« Placés sous le signe de l’arbre et de l’eau, les récits de Gracq sont plus proches de l’univers poétique que de l’univers romanesque […]. On a souligné que, traditionnellement, le romancier créait d’abord ses personnages, puis leur environnement. Gracq procède de la manière inverse : ses personnages naissent d’un décor. » (44)

Et, selon TISSIER, « le paysage est [le] milieu dans lequel la plante humaine chère à Gracq s’enracine« . (45)

2.2. La présentation de la forêt

« La forêt était courtaude – c’étaient des bouleaux, des hêtres nains, des frênes, de petits chênes surtout, ramus et tordus comme des poiriers […]. » (B.F., page 19) La forêt se présente ainsi tout d’abord sous les espèces de cette « immense forêt de petits arbres » (46) .

Au début du récit, GRACQ attribue à la forêt et à la nature un rôle uniquement euphorique, puisque pour Grange la guerre est encore invisible :

« Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison. » (B.F., page 9)

On trouve donc au début du récit un système d’oppositions tel que le décrit ce tableau :

civilisation       vs     nature

laideur               vs     beauté

dysphorique   vs    euphorique

2.3. La bipolarité de la forêt

EIGELDINGER observe que « la forêt, indifférente à la succession du temps, personnifie une puissance surnaturelle qui agit sur le destin des personnages . […] La forêt révèle à qui s’aventure en son espace magique sa profonde ambiguité en ce sens qu’elle inspire [et] le désir et la crainte. [. ..] Elle est capable de produire soit les effets de la magie blanche, charmes et enchantements qui séduisent l’imagination, soit les effets de la magie noire, pièges [et] menaces qui font présager un dénouement tragique. » (47)  Et, plus loin, il note que « l’extrême densité [de la forêt dans notre récit] inspire la sécurité de la retraite et l’insécurité de l’inconnu, elle est tout à la fois accueillante et hostile, protectrice et menaçante. La forêt s’identifie avec un être gigantesque avide d’accroître sa durée et son espace » (48) :

« [La forêt] paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière; de chaque côté de l’aine de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d’arbres, avait fatigué la hache et le sabre d’abatis par le regain de sa toison vorace.  » (B.F., page 19)

Effectivement , la forêt a deux fonctions différentes : d’une part, permettant aux habitants de se libérer des obligations imposées par la société humaine, la forêt peut être lieu de retrait et lieu de rencontre avec soi-même. D’autre part, la forêt représente une menace : elle risque de devenir le théâtre de la guerre. La rupture initialement involontaire de Grange avec sa vie dans la civilisation, constitue tout d’abord pour lui une rencontre enchanteresse avec la nature, puis se transforme en une expérience infernale de la guerre. Tout le récit tourne autour de la tension entre ces deux pôles.

Nous pouvons ainsi établir un autre schéma :

forêt = libération du moi

  • (euphorique)
  • rencontre avec le soi
  • monde intérieur
  • forêt = nature = végétation
  • forêt = désir
  • forêt = être
  • forêt = vie

vs

forêt = menace mortelle

    • (dysphorique)
    • rencontre avec la guerre
    • monde extérieur
    • forêt = guerre = destruction
    • forêt = crainte
    • forêt = avoir
    • forêt = mort (« des forêts de la guerre » (B.F., p. 60)

2.4. La forêt, espace de rupture avec la société

Nous avons déjà vu la bipolarité entre la civilisation et la nature, une bipolarité qui se dessine dès le début, avant même que Grange arrive à Moriarmé :

« Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipaitb: il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison . » (B.F., page 9)

La description de ce voyage de la vie civile à une affectation militaire contient un certain nombre d’éléments ‘objectifs’ (train, Charleville, maison) tendant à ce que BARTHES appelle ‘un effet de réel’, tandis que d’autres éléments semblent nettement plus investis par la perception subjective du héros (semblait, laideur du monde). Dans d’autres exemples, tout se passe comme si celui-ci, dans sa fantaisie, se distanciait spatio-temporellement de son itinéraire ‘réel’ :

  • « La rouille, les ronces de la guerre, son odeur de terre écorchée, son abandon de terrain vague, déshonoraient déjà ce canton encore intact de la Gaule chevelue. » (B.F., page 1 1) ·
  • « Grange devina une maison parmi les arbres, dont la silhouette lui parut singulière; une sorte de chalet savoyard […]. » (B.F., page 20)
  • « Les hommes descendaient l’escalier un à un dans un ferraillement de semelles, en bouclant leur ceinturon – gauches, coulant l’oeil circonspect d’une tribu berbère au seuil de ses gourbis vers l’aspirant qu’ils venaient de toucher. » (B.F., page 22) ·
  • « Le hameau des Falizes : « A une demi-lieue de la maison forte, la minuscule route blanche débouchait sur une clairière fraîche, un alpage charmant où une douzaine de maisonnettes prenaient le soleil au milieu du cercle des bois dans une solitude de hautes chaumes et de forêt canadienne. Grange […] allait s’asseoir au Café des Platanes, qui logeait à pied et à cheval les survenants improbables de ce bout du monde. » (B.F., page 30)

Dans son monde fantaisiste, Grange sent qu’il a déjà quitté la société:

« […] Quand Grange avait signé les décharges, le rideau retombait pour deux jours sur le monde habité : on se sentait dans ce désert  d’arbres haut juché au-dessus de la Meuse comme sur un toit dont on eût retiré l’échelle. » (B.F., page 29)

La vie forestière se transforme pour Grange en « vacances magiques » (cf B.F., pp . 84, 140). Celles-ci lui permettent de réaliser une certaine libération temporelle, spatiale et sociale – surtout en hiver quand « la neige […] coupait de la Meuse la maison forte » (B.F., page 111):

« Quand Grange se réveilla, un jour blanc et sans âge […] cotonnait sur le plafond l’ombre des croisées ; mais sa première impression fut moins celle de l’éclairage insolite que d’un suspens anormal du  temps. […] Le temps faisait halte : pour les habitants du Toit, cette neige un peu fée qui allait fermer les routes ouvrait le temps des grandes vacances . » (B.F., page 104)

Grange se libère aussi de son passé dans la civilisation ; et c’est bien pour cette raison que nous n’en sommes que très peu informés par le texte :

« Jamais encore il n’avait, autant que dans cet hiver du Toit, senti sa vie battante et tiède, délivrée de ses attaches, isolée de son passé et de son avenir comme par les failles profondes qui séparent les pages d’un livre [49]. Si légèrement qu ‘il se sentît engagé dans la vie, la guerre avait tranché le peu de liens qu ‘il se reconnût […]. » (B.F., page 110)

La vie en forêt fatt en sorte que la réalité politique, c’est-à-dire la société et la guerre, semble irréelle, et cela toujours davantage. La réalité politique ne peut donc plus être la base de l’action de Grange:

« Ce qu’on avait laissé derrière soi, ce qu ‘on était censé défendre, n’importait plus très réellement; le lien était coupé; dans cette obscurité pleine de pressentiments les raisons d ‘être avaient perdu leurs dents. Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. [. ..] On eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille […]. » (B.F., pp. 161-162) MURSA remarque que « dans de telles situations, Grange s’approche toujours davantage d’un état absolu et magique, ce qui pour lui représente une rupture complète avec son passé mais en même temps l’opportunité de recommencer sa vie » (50). On peut ainsi considérer la forêt comme espace de renaissance.

Pour Grange, la forêt devient par conséquent un espace de bien-être et de liberté, une liberté qui lui permet de se laisser aller à ses rêveries. EIGELDINGER constate que « La forêt paraît à Grange comme une vaste prison où il découvre l’enivrement de la liberté, s’affranchit des contingences de l’histoire et des obstacles du réel. Elle lui restitue l’image de l’indépendance et du détachement auxquels il aspire » (51) :

« Une sensation de bien-être qu’il reconnaissait envahissait l’esprit de Grange; il se glissait chaque fois dans la nuit de la forêt comme dans une espèce de liberté. » (B.F., page 159).

2.5.  Forêt de conte

Pour Grange, la forêt n’est pas n’importe quel lieu de résidence mais un lieu qui ‘vit’ et qui est en communication avec l’être humain. MONBALLIN constate que « […] la forêt est toujours présentée comme organisme vivant, tout en étirement, exhalaison, respiration » (52) :

« La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu’au fond de ses forts et de ses caches […]. » (B.F., page 70)

Ainsi le confirme EIGELDINGER : « Univers mythique, la forêt apparaît comme un être animé, abritant en ses retraites […] quelque fée ou quelque belle au bois dormant issue des contes de Perrault. » (53).  Selon lui , Un balcon en forêt associe plus étroitement que les autres récits de Julien GRACQ la fiction romanesque aux éléments de la mythologie. La forêt correspond au milieu magique où se produit l’irruption du sacré auréolé des prestiges du mystère et de l’interdit » (54) :

« Un fantôme obscur, effrayant, du sacré ressurgissait [sic] tout à coup en pleine forêt des profondeurs de la caserne: ils avaient porté la main sur les arcanes. » (B.F., page 234)

Ensuite, EIGELDINGER observe que « la présence du sacré s’accompagne d’un cortège de mythes, issus de la Genèse et de l’Apocalypse, des légendes celtiques et médiévales ou des contes de Perrault. » (55).  « Aussi [la forêt] compose-t-elle un univers nocturne et solaire, froid et chaud, un univers exprimant des états affectifs aussi contradictoires que l’angoisse en présence du mystère et le bonheur de la rêverie solitaire. » (56). Nous retrouvons justement ce même phénomène dans les contes.

Et MONBALLIN confirme : « Les forêts gracquinennes [paraissent] […] réactualiser la forêt mythique […] : ‘confuses’ [et] ‘douteuses’ […]. Les arbres, qui constituent un ‘rempart impénétrable’ [57], forment aussi un univers ‘trompeur’, ‘sournois’, ‘équivoque’ et ‘inquiétant‘. » (58).

Un balcon enforêt comporte même certains éléments intertextuels qui renvoient à des contes précis. MONBALLIN signale que « la plupart des […] allusions littéraires de ce récit [sont] convoquée[s] pour qualifier la magie des lieux – parmi lesquels la forêt – qui porte les signes de l’immobilisation suspensive » (59) :

  • « Ce vide […] c’était étrange, improbable, un peu magique : une allée du château de la Belle au Bois Dormant. (B.F., page 198)
  • « Il se sentait à peine concerné par la sieste de cette armée au bois   dormant« . (B.F., page 157)
  • « […] Depuis son enfance, il n’avait éprouvé de sensation aussi purement agréable: il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt. » (B.F., page 115)

De même, on retrouve dans notre récit entre autres des traces du conte de Hansel et Gretel :

« C’était une peur un peu merveilleuse, presque attirante, qui remontait à Grange du fond de l’enfance et des contes : la peur des enfants perdus dans la forêt crépusculaire, écoutant craquer au loin le tronc des chênes sous le talon formidable des bottes de sept lieues. » (B.F., page 209)

C’est dans la forêt également que Grange rencontre Mona qui fait aussi partie, pour lui, de ce suspense étrange fait d’angoisse et de bonheur. Mona évoque le chaperon rouge ; en effet, plusieurs fois, elle est représentée métonymiquement par « le capuchon »; p. ex. :

« […] Le capuchon s’ébrouait avec le sans-gêne d’un jeune chien et aspergeait Grange […]. » (B.F., page 55)

Peu avant, Grange compare Mona à une fadette et à une sorcière et, plus loin, sa maison est considérée comme celle de l’apprenti sorcier:

  • « C’est une fille de la pluie, pensa Grange en souriant malgré lui derrière son col trempé, une fadette – une petite sorcière de la forêt. » (B.F., page   53)
  • « Parmi les rires trop aigus, la haute flambée rouge de la cheminée découpait soudain deux démones rieuses, à peine rassurantes lâchées dans le désordre de la maison d’apprenti sorcier. » (B.F., page 65)

Un élément mythique, magique, mystérieux et menaçant qu’on retrouve dans les contes, est aussi le silence dans la « forêt du Toit« :

  • « […] Le froid posait dur le Toit un suspens magique : la forêt scellée devenait un piège de silence, u n jardin d’hiver que ses grilles fermées rendent aux allées et venues de fantômes. » (B.F., pp. 107-108)
  • « […] En un instant le silence de la forêt, si difficile à chasser, reflua dans la pièce […]. » (B.F, page 134)
  • « […] Une buse […] tournoyait lentement […]. Son guet immobile mettait dans le silence écrasé de la forêt une touche vénéneuse . » (B.F., page 155)

Ainsi le moindre bruit dans cet espace silencieux possède une teneur magique :

« […] On n’entendait de ruisseau nulle part, mais deux ou trois fois Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d’où s’égouttait un mince filet d’eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte. » (B.F., page 19)

EIGELDINGER constate :

« Le lieutenant Grange s’affranchit de la perception du temps et s’abstrait des menaces du présent; il s’imagine rejoindre les âges fabuleux des origines, opérer un retour à la vie sauvage, à cette intimité avec l’univers féminin de la végétation dont le contact est plus exaltant que le commerce fraternel que l’on entretient avec les hommes . […] La forêt lui restitue la vision des temps héroïques et barbares des Gaulois ou des Mérovingiens, comme si l ‘imagination mémoriale, coupée du présent, était incitée à revivre les événements mythiques d’un passé brusquement ressuscité et à ranimer les fantômes surgis des souvenirs collectifs » (60) :

  • « La rouille, les ronces de la guerre, son odeur de terre écorchée, son abandon de terrain vague, déshonoraient déjà ce canton encore intact de la Gaule chevelue. » (B.F., page 11)
  • « La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu’au fond de ses forts et de ses caches soudain remués aux signes énigmatiques d’on ne savait quel retour des temps – un temps de grandes chasses sauvages et de hautes chevauchées – on eût dit que la vieille bauge mérovingienne flairait encore dans l’air un parfum oublié qui la faisait revivre. » (B.F., pp. 70-71)

Finalement, EIGELDINGER conclut que « la forêt constitue, dans l’univers de Julien Gracq, le centre où se recréent les figures ancestrales de la mythologie et le milieu où se retranchent les vestiges du sacré. Elle représente un espace qui permet au mythe de s’incarner, d ‘opérer la réconciliation du réel et de l’imaginaire ; elle propose un temps cyclique qui, en se superposant au déroulement de l’histoire, établit la continuité entre le passé et le présent ou, plus exactement, inscrit les données du présent dans la trame légendaire du pasé. […] C’est au coeur ténébreux des bois que se dissimule le Graal et que renaissent les personnages des contes de fées. La forêt, ses refuges, ses clairières, demeurent le réceptacle du sacré, espèce de vaste cercle magique que l’imagination peuple d’êtres surgis du fond des traditions mythologiques » (61) :

« La clarté faible de la lune qui s’était levée et que la nuée ne cachait pas encore s’accrochait à cette pente lisse, mêlée encore à un reste de jour , et faisait de la clairière au-delà de l’étang de brouillard, derrière les cônes très sombres de ses sapins, un lieu interdit et un peu magique, mi-promenoir d’elfes et mi-clairère de sabbat. » (B.F., page 159)

2.6. La forêt et la lumière

En dépit de sa fermeture et de sa densité, la forêt des Ardennes est […] perméable aux jeux de la lumière. Alors que Grange ne discerne au premier regard aucune clairière dans la forêt (62), il en découvre par la suite comme des îles de lumière semées parmi la masse végétale confuse de la forêt. Il observe que la clarté de l’aurore déchire les ténèbres des bois ou « [. . .] que l’aube de la forêt se (mêle] à un midi torride, tout électrisé de cigales » (B.F., page 166). Il est attentif au « poudroiement de la lumière » sur la cime des arbres, aux éclats colorés que le soleil répand sur la surface des bois :

« Le soleil dorait à perte de vue, d’un jaune d’orage, les vagues pommelées de la forêt qui s’élevaient palier par palier jusqu ‘à l’horizon. » (B.F., page 26)

Comme EIGELDINGER l’observe, « la forêt des Ardennes est pénétrée par la chaude transparence du soleil ou par le scintillement plus discret de la lune et des étoiles. La pesanteur de la nuit opprime l’âme humaine, mais son opacité n’est pas totale puisqu’elle est sillonnée de lueurs et d’étincellements durables ou intermittents . [63] Elle demeure sans cesse aux aguets, ouverte aux incursions de la clarté lunaire et stellaire. La forêt est le lieu même du clair-obscur dans la mesure où elle représente une frontière toujours indécise entre l’ombre et la lumière. De jour , ses retraites accueillent la lumière, tout en lui opposant une résistance occulte, de nuit les ombres des arbres sont parsemées de points lumineux. La forêt correspond à une ‘île de clair­ obscur’ où apparaissent les signes, au berceau de l’attente, oscillant entre les menaces des ténèbres et les révélations du soleil. Elle reflète au coeur de sa substance aussi bien la clarté sombre des étoiles que l’éclat tamisé du jour ; en tant que centre cosmique, elle est animée par la respiration de la nuit et par les ondulations de la lumière. » (64)

2.7. La mer comme métaphore de la forêt

Selon les analyses d’EIGELDINGER,   « le personnage romanesque [gracquien] surgit de l’épaisseur de ce milieu poétique où l’eau et la forêt s’amalgament, tout en conservant leur signification propre. La masse végétale de la forêt présente de singulières analogies avec la masse liquide de la mer, elle suggère à Julien GRACQ des métaphores maritimes originales, mais elle n ‘en exprime pas moins une mythologie autonome, traduite à l’aide d’images ou de symboles qui se définissent par leur plurivalence et leur ambiguïté. » (65)
De manière métaphorique, GRACQ compare dans son récit, à plusieurs reprises, la forêt à la mer. Ces images peuvent être euphoriques :

  • « Ce qui lui rappelait le mieux l ‘exaltation dans laquelle il vivait aux Falizes, et où il lui semblait respirer comme il ne l’avait jamais fait, c’était plutôt , lorsqu’il était tout enfant, le débarquement des vacances dans le grand vent au bord de la plage – cette fièvre qui s’emparait de lui dès que par la portière du train, à plusieurs. kilomètres encore de la côte – l’angoisse qui lui venait soudain à la gorge à la seule pensée que sa chambre à l’hôtel, peut-être, ne donnerait pas directement sur les vagues. » (B.F., page 140)
  • « L’après-midi, il allait le plus souvent jeter un coup d’oeil aux travaux des Fraitures […]. Dès qu ‘il sentait autour de lui, ayant gravi la croupe qui dominait les derniers peuplements de pins, l’espace ouvert des fagnes désertes, plein d’air remué et de nuages, il éprouvait l ‘allégement brusque du marin qui débouche sur le pont. » (B.F., page 152)

Il s’agit d’ailleurs, dans cette citation, de l’espace auquel le titre du récit, selon HAUSSER, fait allusion : « Le titre de Gracq est une clé qui introduit dans le récit et permet de s’y reconnaître : il n’est en aucune façon un leurre. Le ‘personnage’ principal du Balcon en forêt, ce n’est ni Grange, ni Mona, ni la guerre, c’est ce lieu élevé d’où la forêt peut être contemplée. » 66

Dans les deux extraits, la mer est un élément euphorique par la fascination qu ‘on éprouve pour elle. La contemplation de la mer symbolise la liberté, une dispense des obligations de la vie quotidienne. Le personnage contemple dans les deux cas la mer à une certaine distance depuis un point de vue surélevé : la chambre d’hôtel et le pont du bateau. Et c’est justement de la même manière que Grange contemple le paysage. Il regarde la forêt depuis un endroit surélevé, c’est-à-dire avec une perspective de balcon.

Comme nous avons vu plus haut, dans l ‘introduction de ce deuxième chapitre, la nature, selon EIGELDINGER, « contient les symboles de la vie spirituelle et révèle les signes, les présages annonciateurs du destin » (67). Nous pouvons de même trouver cette fonction prémonitoire de la nature dans certaines métaphores marines :

 » [J’ai trouvé Mona] dans les bois’ songeait-il, et une pointe merveilleuse lui entrait dans le coeur ; il y avait un signe sur elle : la mer l’avait flottée jusqu’à lui sur une auge de pierre ; il sentait combien précairement elle était prêtée ; la vague qui l’avait apportée la reprendrait. » (B.F., page 117)

Le destin, dans cette image, est le ‘fatum’ latin, le destin contre lequel l’homme est impuissant car le ‘fatum’ est imposé par les dieux. On trouve comme auparavant dans la forêt une bipolarité aussi dans la mer : celle-ci peut donner la vie (en l ‘occurrence elle donne vie à la relation amoureuse entre les deux personnages) mais elle peut aussi causer la mort (la mer qui reprend Mona symbolise ici la guerre qui met fin à la relation amoureuse).

« Il se sentait à peine concerné par la sieste de cette armée au bois dormant. Et même, dans un recoin obscur de ses pensées, il se sentait complice. Il y avait un charme trouble, puissant, à se vautrer dans ce bateau ivre qui avait jeté par­ dessus bord son gouvernail, puis ses rames – le charme étrange du fil de l’eau. » (B.F., page 157)

Dans ce passage, la mer représente également le destin, mais la situation est différente : le personnage se laisse aller à son destin en le forçant. En se libérant du gouvernail et des rames, le personnage se donne à la mort, il se suicide.

La face négative du symbole de la mer resurgit dans ces derniers exemples. La mer apparaît même comme entièrement dysphorique dans les citations suivantes où, comme la forêt, elle peut représenter la menace de la guerre :

« […] Grange pour la première fois songea avec un frisson de plaisir incrédule qu ‘il allait vivre ici – que la guerre avait peut-être ses îles désertes. » (B.F., page 23)

La mer qui, sans être mentionnée dans cette phrase, représente la guerre, est dysphorique, tandis que l’île symbolisant la maison forte est euphorique.

« […] Le vent, la saison, la pluie, l’humeur du moment, les menus soucis ménagers, l’agitaient beaucoup plus que les circulaires des états-majors, dont l’écho venait mourir sur ces lisières somnolentes aussi paresseusement qu ‘une vaguelette au bord du sable. » (B.F., page 26)

La menace, dans ce passage, n’est pratiquement pas présente. Pourtant la ‘vaguelette‘ fait partie de la puissante mer qu’est la guerre. Le sable représente métonymiquement l’île menacée qui symbolise la vie à la maison forte. L’île est à nouveau, contrairement à la mer, euphorique.

« […] la clairière était comme une île au milieu de la menace vague qui semblait monter [des] bois noirs. » (B.F., page 31)

« Le jour n’était pas encore levé, mais la nuit pâlissait à l’est, ourlant déjà de gris le vaste horizon de mer des forêts de Belgique . » (B.F., page   167)

La forêt belge dont l’armée allemande s’est déjà emparée, représente – comme la mer – à nouveau la guerre.

« […] Il abordait à la lisière des bois comme au rivage d ‘une île   heureuse. » (B.F., page 84)

L’île heureuse s’oppose bien sûr à la mer menaçante, donc dysphorique.

 

CONCLUSION

« Pour l’analyste moderne, » nous apprennent CHEVALIER et GHEERBRANT, « par son obscurité et son enracinement profond, la forêt symbolise l’inconscient. Les terreurs de la forêt, comme les terreurs paniques, seraient inspirées, selon Jung par la crainte des révélations de l’inconscient. » (68).  Comme nous avons vu, la maison est le lieu des rêveries et des rêves. Les deux espaces, forêt et maison, symbolisent donc l’inconscient .

La bipolarité des deux espaces traités dans ce travail est aussi la  bipolarité entre ‘avoir’ et ‘être’, entre vie et mort. La tension qui s’établit entre les pôles défie Grange. Celui­-ci se trouve ainsi dans une situation frontière qui, dans le texte, est tout d’abord géographique : la frontière franco-belge. Mais c’est aussi, et surtout, une frontière intérieure, le point neutre, immobile, au milieu de la tension entre les pôles. Inconsciemment, Grange se trouve justement à ce point neutre entre la vie et la mort, un compromis qui n’est réalisable que dans les rêves ou, si l’on veut, dans la folie. En raison de la responsabilité extérieure qui pèse sur lui, le lieutenant ne peut pas complètement se laisser aller à sa fantaisie. Mais il n’est plus capable d’assumer cette responsabilité . Son désir d’ ‘être’ est trop fort . De manière inconsciente, l’aspirant devient de plus en plus égoïste, ce qui aboutit à la destruction (la mort d ‘Olivon et d’Hervouët), et même à l’autodestruction, au suicide.

La forêt et la maison forte qu’elle entoure, symbolisent l’inconscient et le désir. Ainsi s’explique le fait que Grange est « aspirant »: il aspire à vivre dans son monde de fantaisie.

La parution de Un balcon enforêt date de 1958. On peut se poser la question de savoir si, depuis, la symbolique des deux espaces traités dans ce travail a évolué. Certes, la maison est toujours l’espace de  l’intimité par excellence. Mais la forêt, présentée par Gracq comme un ‘être’ puissant à tel point qu’elle devient une divinité qui domine la vie et la mort, n’est-elle pas plus fragile aujourd’hui ? La forêt n’est plus un mur infranchissable. Elle souffre de la pollution et perd ainsi sa force. Même l’eau, sensée être (avec le soleil) sa source d’énergie, affaiblit gravement le système écologique.

 

BIBLIOGRAPHIE

BACHELARD Gaston: La poétique de l‘espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1957.

BACHELARD Gaston: La terre et les rêveries de la volonté , Paris, Librairie José Corti,1948.

CHEVALIER Jean / GHEERBRANT Alain: Dictionnaire des Symboles, édition revue et corrigée, Paris, Editions Robert Laffont S.A. et Editions Jupiter,  1982.

DURAND Gilbert: Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Ed.Bordas, coll. « Etudes supérieures », 1969.

EIGELDINGER Marc: La Mythologie de laforêt dans l‘oeuvre romanesque de Julien Gracq in: Julien Gracq, Cahier de l’Herne N° 20, dirigé par Jean­ Louis Leutrat, Paris, Editions de l’Herne, 1972, page 237.

ERNST Gilbert: Sur Un balcon enforêt ‘, entretien radiophonique avec Julien Gracq diffusé le 12 juillet 1971 par la station régionale d’Inter-Lorraine­-Champagne-Ardennes, in: Julien Gracq, Cahier de l’Herne N° 20, dirigé parJean-Louis Leutrat, Paris, Editions de l’Herne,  1972, page 217.

GRACQ Julien: Un balcon en forêt, récit, Paris, Librairie José Corti, 1958.

GRACQ Julien: Lettrines, critique, Paris, Librairie José Corti,1967.

HAUSSER Michel: Sur les titres de Gracq, in: : Actes du Colloque international Julien Gracq, Angers, 21-24 mai 1981, Presses de l’Université d’Angers, 1981, page 173

LEUTRAT Jean-Louis: Julien Gracq, Paris, Editions du Seuil, coll. « Les Contemporains », 1991

MITRANI Michel: Un balcon enforêt, réalisation cinématographique d’après le récit de Julien GRACQ, 1971, 2 h 50 min. Humbert Balsan (Grange), Aïna Walle (Mona), Yves Afonso (Olivon), Jacques Villeret (Gotircuff).

 MONBALLIN Michèle: Gracq, création et recréation de l’espace, Bruxelles, édition De Boeck-Wesmael S.A.,  1987.

MURSA Erika: Julien Gracq und die Suche nach dem Selbst, Verlag Peter Lang GmbH, coll. « Heidelberger Beitraege zur Romanistik », Band 16, Francfort/Main, 1983, (citations traduites par moi).

PLAZY Gilles: Voyage en Gracquoland, Paris, Editions de l’Instant, coll. « Griffures » (dirigée par Pierre Drachline), 1989.

TISSIER Jean-Louis: La carte et le paysage: Les affinités géographiques, dans: Actes du Colloque international Julien Gracq, Angers, 21-24 mai 1981, Presses de l ‘Université d’Angers, 1981

***

TABLE DES MATIERES

 Introduction

Résumé

I.  La maison forte, un espace culturel

1. 1. Introduction

1.2. Définitions de ‘maison forte’

1.3. Sa maison

1.4. La maison et les souvenirs

1.5. La maison forte, espace clos

1.6. Les étages de la maison forte

1.6.1. L’étage dominant le ‘bloc’

1.6.2. Le ‘bloc’, étage inférieure de la ‘maison’

1.6.3. L’escalier, espace transitoire .

1.6.4. Schéma récapitulatif de la maison forte

2. La forêt, un espace naturel .

2.1. Introduction

2.2. La présentation de la forêt

2.3. La bipolarité de la forêt .

2.4. La forêt, espace de rupture avec la société

2.5. Forêt des conte .

2.6. La forêt et la lumière

2.7. La mer comme métaphore de la forêt

Conclusion

Bibliographie

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte de mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises présenté par M. Benjamin ABT

sous la direction de  M. JL. Beylard-Ozeroff

 

 

 

 

 

 

 

3 réflexions sur « La bipolarité de l’espace textuel dans « Un balcon en forêt » de Julien GRACQ »

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