INTRODUCTION
« Le Silence de la mer » a été écrit en octobre 1941 par Jean Bruller dit Vercors. C’est le même qui crée, avec Pierre de Lescure, les Editions de Minuit, en automne 1941. Une maison d’édition clandestine, évidemment, et « Le Silence de la mer » est le premier titre à y être édité. Le livre nous raconte l’histoire d’une famille française qui est forcée de loger un officier de l’armée hitlérienne sous l’Occupation. Vu la date de publication du livre et les événements qu’il nous rapporte, on peut dire que Vercors présente un témoignage « en direct » des événements de l’époque que les historiens appellent la « débâcle ».
Ce qui a dû frapper le lecteur contemporain de Vercors, et ce qui frappe encore le lecteur d’aujourd’hui, c’est certainement le personnage de l’officier allemand. En effet, l’auteur nous présente un officier allemand loin des clichés traditionnels. Ebrennac n’est pas un être sadique, barbare, dépourvu de toute humanité mais, bien au contraire, il est raffiné, cultivé, musicien, connaît bien la littérature et la culture françaises. En face de lui, on trouve le personnage de la nièce qui incarne symboliquement la France, battue mais fière et résistant. Entre ces deux personnages, on trouve celui de l’oncle qui est « neutre » et qui remplit le rôle du narrateur.
I. L’analyse sémiotique
1. La structure générale du récit
Pour dégager la structure générale du récit, il faut tout d’abord observer la situation finale et rechercher la situation initiale correspondante. Dans notre cas, la situation finale est caractérisée, d’une part, par le désillusionnement d’Ebrennac et sa volonté d’autopunition (c’est-à-dire sa décision de partir pour le front russe non pour combattre mais pour y trouver la mort) …
· le désillusionnement :
« … et l’officier dit, – sa voix était plus sourde que jamais : – Je dois vous adresser des paroles graves. »
... – Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu… » – il respira, avec un effort d’asthmatique, garda un instant la poitrine gonflée… « il faut …» Il respira : « il faut l’oublier ». (P.45)
» – Au carrefour, on vous dit : « Prenez cette route-là ». Il secoua la tête. « Or, cette route, on ne la voit pas s’élever vers les hauteurs lumineuses des cimes, on la voit descendre vers une vallée sinistre, s’enfoncer dans les ténèbres fétides d’une lugubre forêt !…0 Dieu! Montrez-moi où est MON devoir! ». (p.49-50)
· le désir d’autopunition :
« ... – J’ai fait valoir mes droits, dit-il, avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division en campagne. Cette faveur m’a été enfin accordée : demain, je suis autorisé à me mettre en route. Je crus voir flotter sur ses lèvres un fantôme de sourire quand il précisa :- Pour l’enfer. Son bras se leva vers l’Orient, vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres. (p.50)
…et, d’autre part, la communication établie entre les Français et l’Allemand :
« … je n’attendis pas davantage et dis d’une voix claire : « Entrez, monsieur ». (p.44)
« … pour la première fois, – pour la première fois, elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles. » (p.45)
« … la jeune fille remu[a] les lèvres. Les yeux de Werner brillèrent. J’entendis :- Adieu. » (P. 51)
A la situation initiale correspond, d’une part, l’arrivée de l’officier chez les Français et ses idées sur le mariage franco-allemand :
« Il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne et pour la France. Je pense, après mon père, que le soleil va luire sur l’Europe. » (p.26)
d’autre part, le refus de toute communication avec l’occupant allemand :
« … ma nièce avait ouvert la porte et restait silencieuse … » (P. 19)
« ... ma nièce ouvrit la porte qui donne sur le petit escalier et commença de gravir le marches, sans un regard pour l’officier, comme si elle eût été seule ... » (p.20)
Il faut ensuite observer à quel moment a lieu la transformation. Dans notre cas, elle a lieu à un moment précis, c’est-à-dire après le voyage à Paris, où Ebrennac rencontre ses amis nazis. Il y apprend et comprend les vraies intentions de l’Allemagne hitlérienne : la destruction et la domination du monde. Il se rend alors compte que tout ce temps-là il s’est fait bercer de fausses illusions et de faux espoirs
Avant:
« A Paris, je suppose que je verrai mes amis, dont beaucoup sont présents aux négociations que nous menons avec vos hommes politiques, pour préparer la merveilleuse union de nos deux peuples. Ainsi, je serai un peu le témoin de ce mariage » (p.38)
transformation et « éveil » d’Ebrennac :
« … nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi. Son âme surtout. Son âme est le plus grand danger. C’est notre travail en ce moment : ne vous y trompez pas, mon cher »
(p.46)
» – J’ai dit : « Avez-vous mesuré ce que vous faites ? L’avez-vous MESURE ? » (p.48)
Pour simplifier, on peut inscrire la structure générale du récit sur l’axe sémantique suivant :
avant transformation vs après transformation
S ————————-> t ———————> S 1
situation initiale vs situation finale
l’arrivée de l’officier vs le départ de l’officier
son idéalisme vs son éveil
ténèbres vs lumière
désespoir vs espoir
Mais il est également possible de formuler la structure générale du récit à différents niveaux, plus concrets ou plus abstraits :
Abstrait : thématique et narratif
Concret : figuratif
2. Le niveau figuratif
Après avoir dégagé la structure générale du récit, on peut analyser le récit au niveau le plus concret, c’est-à-dire au niveau figuratif . A ce niveau, on observe les personnages et le déroulement concret de leurs actions dans des lieux et des temps déterminés.
Le récit tout entier repose sur le personnage de Werner von Ebrennac. Il est pourtant intéressant d’observer qu’il est exclu « physiquement » du début et de la fin du récit. Pourtant, il y est quand même présent, même si sa présence n’est que virtuelle, mentale ( il est dans l’esprit de l’oncle et de la nièce ) et grammaticale ( le pronom « il » ) :
« Il fut précédé par un grand déploiement d’appareil militaire. » (p. 17)
« Il était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale. » (p. 5 1)
Le personnage de l’officier n’apparaît donc « physiquement » qu’à partir du deuxième chapitre (p. 19) et c’est le personnage de l’oncle qui assume le rôle du narrateur et qui nous donne sa description :
« … je vis l’immense silhouette… »
« il était immense et très mince… »
» ses hanches et ses épaules étroites étaient impressionnantes. Le visage était beau. Viril et marqué de deux grandes dépressions le long des joues … » (p. 19-20)
Au niveau du code sensoriel, la description est très dysphorique. Le choix des adjectifs et la démesure omniprésente orientent l’interprétation. Le lecteur peut ainsi ressentir le malaise de l’irruption de l’ennemi dans la maison. On pourrait, d’ailleurs, transposer cette image pour y voir celle de l’Allemagne qui envahit la France. La supériorité allemande est soulignée par la position des actants dans l’espace :
l’oncle : « … j’étais assis au fond de la pièce, relativement dans l’ombre… »
la nièce : « ... elle se tenait elle-même contre le mur… »
l’officier : « …il était debout au milieu de la pièce… »
Il y a donc une évidente inégalité entre les actants, et les rapports entre eux sont des rapports de force : l’oncle et sa nièce subissent l’action de l’officier.
Au personnage d’Ebrennac s’oppose le personnage de la nièce ; toutefois, le lecteur n’a droit qu’à une description minimale de celle-ci. La description de ce personnage est restreinte à son buste ou bien à son visage :
« … le profil de ma nièce, immanquablement sévère et insensible … » (p.23)
« … Et en fait, c’était bien une statue. Une statue animée, mais une statue … » (p.25)
« … le pur profil têtu et fermé... » (p.29)
« ... elle offiit à l’officier le regard de ses yeux pâles … » (p.45)
« ... Le visage de ma nièce me fit peine, Elle était d’une pâleur lunaire. Les lèvres, pareilles aux bords d’un vase d’opaline, étaient disjointes, elle esquissait la moue tragique des masques grecs … » (p.50)
« ... elle regardait avec cette fixité inhumaine de grand-duc » (p.43)
La description de la nièce est également, nous semble-t-il, dysphorique : elle fait penser plutôt à une statue. D’ailleurs, elle n’a ni prénom ni nom de famille. Son rôle dans le récit est très symbolique et son buste est le buste de Marianne. Les deux personnages, Ebrennac et la nièce, s’opposent et se complètent en même temps :
Ebrennac vs la nièce
homme vs femme
militaire vs civile
la Bête vs la Belle
l’envahisseur, le conquérant vs la Princesse Lointaine
En ce qui concerne le personnage de l’oncle, son rôle est avant-tout celui du narrateur qui nous rapporte les événements.
Pour ce qui est de l’espace textuel, il faut noter qu’on observe deux mouvements importants dans le récit : le mouvement à l’intérieur de la maison et le mouvement à l’extérieur de la maison.
Pour l’extérieur, c’est le déplacement à Paris qui a de l’importance, car c’est le moment de la transformation ; il faut mentionner aussi la cathédrale de Chartres, haut lieu de la spiritualité, lieu où le Mal est vaincu par l’espoir (p.34) :
« Le destin m’a conduit sur Chartres. Oh !, vraiment quand elle apparaît, par-dessus les blés mûrs, toute bleue de lointain et transparente, immatérielle, c’est une grande émotion! » (p.49)
Ici le « blé » symbolise le sein de la terre. La couleur « or » reflète la lumière céleste et s’accorde à la couleur « bleue ». Nous avons ainsi :
/le ciel/ + /le blé uni avec le ciel/.
Le motif du champ de blé reviendra à la fin du texte (p. 50) :
« ... où le blé futur sera nourri de cadavres… »
Il y a là un parcours qu’on peut reconstituer : l’officier mourra en Russie ; son corps nourrira le blé, dont la couleur le fera monter au ciel ; sa mort est annoncée mais elle est euphorique.
Pour l’intérieur de la maison, on peut observer que l’oncle et sa nièce séjournent en bas, tandis que la chambre d’Ebrennac se trouve à l’étage, en haut. Cette hiérarchie exprime bien le rapport de forces qui existe entre les personnages.
Il a y aussi des lieux intermédiaires à l’intérieur de la maison qui ont une signification précise :
– la porte – un mot qui revient très souvent dans le texte – symbolise le lieu de passage entre deux mondes, entre la lumière et les ténèbres. Et c’est l’officier qui l’ouvre, qui la franchit et la ferme.
– l’escalier – qui symbolise l’élévation vers le savoir et vers la connaissance, mais qui peut aussi représenter la chute. Et c’est encore Ebrennac qui gravit et descend les marches.
3. Le niveau narratif
Au niveau narratif, on analyse les fonctions des actants et les relations qu’ils entretiennent entre eux. On analysera donc les relations entre l’officier et la nièce. Le parcours narratif, de la situation initiale à la situation finale, se réalise sous la forme de la quête d’un Sujet ( Ebrennac ) à la recherche d’un Objet du désir ( l’union franco-allemande ). En arrivant en France et dans la maison, Ebrennac fait une tentative de conjonction avec son Objet de désir. Pendant ses longs monologues auprès de la cheminée, il va essayer de justifier ses agissements aux yeux des habitants légitimes de la maison et prôner la nécessité de l’union :
Ebrennac (Allemagne) SUJET——-> (axe du désir) ——–> La nièce ( France ) OBJET
taureau, trapu, puissant vs la pensée subtile, poétique
lourdeur, brutalité, force vs esprit, légèreté, finesse (pp. 24-25)
Von Ebrennac s’exprime sans paroles, avec la musique inhumaine, démesurée vs la France s’exprime par une parole fine, précise, mesurée
langage de l’âme vs langage de l’esprit (p. 29)
Bête – rustre, brutale vs Belle – fière, digne (p.29)
l’union :
« Il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne et pour la France … » (p.26)
« … leur union détermine un bonheur sublime… » (p. 3 1)
« .. il faut qu’elle accepte de s’unir à nous … » (p.32)
Pour Ebrennac, tous les moyens sont bons pour arriver à cette « merveilleuse union » :
« … Pourtant, je ne regrette pas cette guerre ... » (p.26)
« ... souvent, la plus sordide entremetteuse est ainsi à l’origine de la plus heureuse alliance. L’entremetteuse n’est pas moins méprisable, ni l’alliance moins heureuse ... » (p. 38)
Après son séjour à Paris, où il doit revoir ses amis nazis qui mènent les négociations (« l’entremetteuse »), il se rend compte que cette union, telle qu’il l’imagine, est impossible car la Bête ne cherche pas à conquérir la Belle pour pouvoir s’unir à elle mais pour pouvoir la détruire.
Ainsi, sa quête du bonheur (qui passe par l’union) devient la quête de la vérité. Pour ne plus offenser la Belle, la Bête choisit la mort. Sa quête n’échoue pas pour autant puisque le refus de communication se transforme en communication après qu’il a avoué ses torts et qu’il « libère » la Belle. Le Sujet est alors en conjonction avec son Objet du désir.
4. Le niveau thématique
Le parcours thématique du récit peut se présenter comme ceci :
la valeur S1 est niée en S1 pour affirmer ensuite S2
Un texte, après avoir posé une valeur, la nie ou la met en doute, la questionne, pour passer à la valeur contraire.
Ainsi :
En S1 la Bête veut conquérir la Belle
En S1 la Bête ne veut plus la conquérir
En S2 la Bête libère la Belle
ou bien :
En S1 Ebrennac est aveuglé par son idéalisme
En S1 Ebrennac n’est plus aveuglé
En S2 Ebrennac trouve la vérité
Ou bien encore :
En S1 : non-communication entre les résidents de la maison
En S1 non non-communication
En S2 communication entre les personnages
II. L’intertextualité
Il est intéressant de constater qu’en lisant le récit de Vercors on y découvre des allusions à d’autres textes, mythologiques et bibliques surtout. Le repérage des textes anciens, qui dépend évidemment des compétences du lecteur, de sa culture, permet de faire une lecture multiple.
· Ainsi, en nous décrivant l’aspect physique de l’officier ( « la jambe raide », p. 20 ), Vercors nous permet de faire immédiatement le rapprochement avec le mythe d’OEdipe. En juxtaposant les deux personnages, on peut établir un parallèle entre eux. Pour surcompenser son infériorité physique, le boiteux recherche une certaine supériorité dominatrice qui sera ensuite la cause de sa perte. Malgré son effort pour déjouer la prédiction, OEdipe n’échappe pas à son destin et il assassine son père et épouse sa mère. Il s’auto-mutile après avoir pris conscience de ses crimes. Ebrennac, de même, choisit la mort après avoir découvert les siens.
· Un autre texte qu’on pourrait reconstituer à partir du texte de « base » est celui qui traite de l’ange-messager :
« ...il leva brusquement la tête et fixa l’ange sculpté... » (p.20)
Dans la Bible, l’ange est l’intermédiaire entre les mortels, la terre et le paradis, le ciel. C’est lui qui montre la voie aux égarés ( « … l’ officier, lui-même désorienté, restait immobile « ( p.20).
On pourrait en déduire que le voyage d’Ebrennac, malgré l’obscurité qui l’entoure ( » … on ne voyait pas les yeux que cachait l’ombre« (p.20 ) deviendra un voyage vers la lumière, donc un voyage initiatique :
« … il regardait avec une fixité lamentable l’ange de bois sculpté au-dessus de la fenêtre, l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité … » (p.50)
· On peut rapprocher le personnage de la nièce du personnage mythique de Pénélope qui tricotait sans cesse pour repousser les prétendants qui s’étaient installés dans son palais par la force :
« ...ma nièce tricotait, lentement, d’un air appliqué... » (p.23)
« …. ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique... » (p. 24)
Ainsi la nièce (la Belle, la France ) résiste à l’officier (la Bête, l’Allemagne ) qui s’est installé dans sa maison sans y être invité.
· Mais le personnage de la nièce nous fait penser aussi à un autre personnage mythique.
« … ses doigts tiraient un peut trop vivement, trop sèchement sur l’aiguille, au risque de rompre le fil ... » (p.29)
« il attendit, pour continuer, que ma nièce eût enfilé de nouveau le fil qu’elle venait de casser… » (p.34)
En lisant ces lignes, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec le personnage mythique d’Ariane muni du fil grâce auquel le héros perdu trouvera le chemin du retour. L’on peut dès lors prétendre que la nièce est celle qui aidera Ebrennac à trouver son « chemin du retour ».
Conclusion
Pour J.J. Rousseau, toute lecture qui n’était pas faite un crayon à la main n’était qu’une rêverie. Il voulait ainsi souligner la nécessité de ne pas s’arrêter à une lecture superficielle.
L’approche sémiotique n’est qu’une des multiples voies par lesquelles on peut aborder et analyser une oeuvre littéraire. Elle permet d’expliquer le texte uniquement à partir de ses relations internes. Toutefois, aucun texte ne peut être reçu isolément car tout lecteur dépend de son milieu socio-culturel qui influence sa lecture et son interprétation de l’oeuvre.
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Texte présenté par Mlle Petra HORNACKOVA dans le cadre du séminaire d’introduction à l’analyse sémiotique de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff