La guerre comme métaphore de l’amour (« Une soirée à la campagne » in Le Rouge et le Noir de Stendhal)

Analyse de la première séquence du chapitre IX de « Le rouge et le noir » de STENDHAL.

CHAPITRE IX

« Une soirée à la campagne »

Le code séquentiel

C’est par référence au code chronologique que je propose une segmentation du chapitre IX fondée sur une double disjonction temporelle. En effet, le déictique temporel « Le lendemain » sur lequel s’ouvre le chapitre IX (p. 66) réapparaît (p. 69, l. 12), définissant le code dans lequel s’inscrit la première « manœuvre » de Julien en vue de la conquête de Mme de Rênal.

S’ajoutant aux indications fournies par le code chronologique, la référence au code actionnel permet également de distinguer plusieurs sous-séquences :

– p. 66 : « Les deux amies se promenèrent fort tard… » (code actionnel)
– « Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien » (code chronologique)

La notation « on s’assit enfin » (code actionnel) marque le début de la deuxième sous-séquence, ce que confirme la référence au code topologique, cette sous-séquence ayant pour cadre « le jardin » (p. 67, l. 3).
Enfin, c’est par une référence croisée aux codes chronologique, topographique et actionnel que se définit la troisième et dernière sous-séquence :

« Minuit était sonné depuis longtemps, il fallut enfin quitter le jardin… » (p. 69, l. 5)

Résumé du code séquentiel :
 – Première séquence :

Depuis : « Ses regards le lendemain… » (p. 66) jusqu’à : « …s’étaient livrés dans son cœur. » (p. 73)

 – Deuxième séquence :

Depuis : « Le lendemain on le réveilla… » (p. 69) jusqu’à : « …que l’on a acheté hier. » (p. 73)

  • – Première sous-séquence :

Depuis : « Ses regards le lendemain… » (p. 66) jusqu’à : « …le plaisir d’aimer. » (p. 67)

  • – Deuxième sous-séquence :

Depuis : « On s’assit enfin… » (p.67) jusqu’à : « … une chose convenue. » (p. 69)

  • – Troisième sous-séquence :

Depuis : « Minuit était sonné… » (p. 69) jusqu’à : « …dans son cœur. » (p. 69)

Le code symbolique

On peut noter, de façon liminaire, que le titre du chapitre IX : « Une soirée à la campagne » comporte déjà l’esquisse d’une métaphore. Le terme « campagne » relève en effet, de par sa polysémie, de plusieurs isotopies : d’une part, il renvoie le lecteur au sens patent, explicite ou dénotatif que suggère le contexte de « campagne » par opposition à « ville »

Selon le dictionnaire :

I. 2° La campagne : les terres cultivées, hors d’une zone urbaine.
3° Tous lieux fertiles, hors des villes.

Mais il évoque, d’autre part, de manière latente, implicite ou connotative le sens que revêt le terme « campagne » dans le champ sémantique de la guerre et des opérations militaires :

1° Campagne : étendue de terrain, zone où les armées se déplacent lorsqu’elles sont en guerre.
2° par extension : l’état de guerre, les combats, pour une armée.

Les mots « ennemis » (p. 66, l. 2) et « se battre » (p. 66, l. 3), dès les toutes premières lignes du chapitre, conduisent immédiatement le lecteur à entrer – cette fois de façon parfaitement explicite – dans la métaphore.

La polysémie du mot « campagne » n’a fait que préparer, sur le mode latent, ce qui deviendra au fil du texte de plus en plus patent.

Toutefois, quelque évidente que paraisse la métaphore au début du chapitre, Mme de Rênal étant expressément désignée par Julien comme l’ « ennemi » avec lequel il va falloir « se battre » (p. 66), il semble bien qu’une lecture attentive du paragraphe suivant amène non seulement à s’interroger sur la stratégie de notre héros, mais encore à mettre en question sa capacité d’identifier clairement les enjeux de son « combat » :

« La présence de Mme de Rênal…retrempait son âme. » (p. 66)

Le pronom réfléchi « se » qui accompagne le verbe « fortifier », de même que le possessif « son » qui précède le nom « âme » révèlent en effet qu’avant même d’affronter l’ « ennemi » qu’il vient d’identifier, Julien doit préalablement livrer une bataille décisive avec lui-même.
Est-ce précisément parce qu’il renâcle à identifier lucidement cet adversaire qu’il est d’abord pour lui-même que Julien semble mettre en œuvre toutes sortes de stratégies d’évitement ?

Il faut que ce soit Mme de Rênal elle-même qui vienne, par sa présence incontournable, « le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire » ! Alors seulement, « l’ennemi » l’ayant en quelque sorte provoqué par son insistance à lui imposer sa « présence », Julien « décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne. » (p. 66)

Dès lors, et jusqu’à la fin du passage (p. 69), la métaphore de la guerre va imposer sa cohérence aux deux « scènes » – l’une intérieure et l’autre extérieure – sur lesquelles va se dérouler le double combat de Julien. Dérision ? Subversion du modèle napoléonien dont on sait qu’il représente pour Julien l’ « idéal du moi » ? Toujours est-il qu’en situant au coucher du soleil (« Le soleil en baissant… » (p. 66) puis à la nuit tombée (« La nuit vint. Il observa… »/ « fort obscure » (p.66)) l’ « Austerlitz » de Julien, Stendhal semble prendre un plaisir ironique à cette « guerre » de la séduction dont le champ de bataille est un « jardin » (p. 67) sous un « tilleul » (p. 68), l’empereur un jeune prêtre timide et l’enjeu « la main » (p. 67, 68 et 69) d’une mère de famille, épouse respectée d’un hobereau de province !

L’isotopie de la guerre
A. Extension des champs sémantiques couvrant le combat intérieur de Julien.

La métaphore induit un double champ sémantique, celui de la guerre proprement dite et celui, connexe, de la dysphorie qu’elle provoque.

« Serai-je aussi tremblant, et malheureux au premier duel qui me viendra ? » (p. 67)

« Dans une mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. » (p. 67)

« La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas proprement altérée. » (p. 67)

« L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. » (p. 67)

« Sans qu’il eût encore rien osé… » (p. 67)

« Julien indigné de sa lâcheté se dit : au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que…ou je monterai chez moi me brûler la cervelle. » (p. 67)

« Après un dernier moment d’attente et d’anxiété pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent. » (p. 67)

« Chaque coup …retentissait dans sa poitrine et y causait comme un mouvement physique » (p. 67)

« Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit… » (p. 67)

« Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force compulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta. » (p. 67)

L’investissement affectif (imaginaire) de la main de Mme de Rênal est tel et provoque une tension si douloureuse que Julien est obligé d’investir physiquement – comme on le fait d’une place forte – le corps de Mme de Rênal ( « investissement » qui est réalisé sous la forme métonymique de « la main ») afin de décharger le trop-plein d’énergie psychique (« Sa mortelle angoisse », p. 67) accumulé pendant les longues heures de l’attente.

La victoire qu’il a remportée sur lui-même se confond, pour Julien, avec l’investissement de la main de Mme de Rênal (cette partie du corps de la femme ayant, par métonymie, une valeur hautement symbolique, ce qu’attestent des expressions comme « demander, accorder, obtenir la main d’une femme » pour signifier le rituel social de la demande en mariage).

Cette prise de possession de la main (métonymie du corps de la femme) s’accompagne d’une euphorie dont Stendhal nous dit expressément qu’elle n’a rien à voir, malgré ce que croit Julien, avec l’effusion amoureuse.

Nous sommes sans doute, avec cette scène, au cœur du malentendu qui va naître entre Julien et Mme de Rênal. Tout laisse en effet penser qu’il s’agit pour Julien de la satisfaction d’un besoin et de la disparition de la tension qui l’accompagne, ce qui est fort loin de l’amour et du désir qui le sous-tend :

« Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. » (p. 67)

B. Extension des champs sémantiques couvrant le combat extérieur de Julien

« Julien sentit le danger : si Mme de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée. J’ai tenu cette main trop peu de temps (comme une armée prend, tient ou perd une « position », ce que suggère la polysémie du mot) pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis. » (p. 68)

Enhardi par ce premier succès, voici donc Julien désireux de pousser son « avantage » jusqu’au bout. La métaphore de la guerre va désormais s’accompagner de l’euphorie de la victoire :

« Son âme fut inondée de bonheur » (p. 67)

« Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien qui, dans ce moment, était extrême…cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence…Il craignait mortellement que Mme Deville ne voulût rentrer seule au salon »

« Il avait eu le courage aveugle qui suffit pour agir, mais il sentait qu’il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à Mme de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anéanti. » (p. 68)

Pourtant, Julien ne retombera pas dans la « mortelle angoisse » (p. 67) qui précéda son premier « coup de main » !

Dès l’instant où Mme de Rênal, « à peine assise de nouveau », « lui rendit sa main presque sans difficulté » (p. 69), Julien sut que sa « victoire » était totale.
Cette rude journée s’achevait donc, à son entière satisfaction, sur une double victoire.

La conclusion s’impose alors, et c’est tout naturellement que l’on voit réapparaître le romancier pour commenter, comme il le fait si souvent (et non sans quelque ironie, à l’instar de Fielding avant lui !), la « victoire » de son héros :

« Un sommeil de plomb s’empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s’étaient livrés dans son cœur. » (p. 69)

(On songe aux « grognards » de Napoléon harassés de fatigue après la bataille et qui s’écroulent autour des feux des bivouacs !)

Stendhal laisse entendre – dès ce moment du texte où s’achève notre passage – que, pour Julien Sorel, la seule bataille qui vaille sera toujours celle qu’il se livrera dans son cœur.

***

UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

 Note de l’auteur :

En complément de cette brève étude, je voudrais citer ces textes de François JULLIEN extraits de trois de ses ouvrages :

« On connaît bien la stratégie du premier amour – stratégie de conquête et de possession. Car c’est elle qu’on trouve décrite à qui mieux mieux dans tous les romans du monde : comment l’Homme fait « tomber » la Femme qui se défend et, finalement, se rend ou ne se rend pas. Cette stratégie est d’ « attaque » et de « résistance » : elle est faite de sièges, de pièges, de marches d’approche, d’effets de surprise et de harcèlement, de déroutes et de revirements, et la victoire de l’un est aussi la défaite de l’autre. Or, parce qu’on n’a pas distingué la teneur propre au second amour, on n’a pas non plus analysé la stratégie tout autre qu’il requiert pour déjouer la perte inéluctable à laquelle était voué le premier amour. »

« Une seconde vie » ( Paris, éditions Grasset et Fasquelle, 2017, pp. 154-155 )

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« … on ne doit pas oublier que le héros stendhalien, Julien, Lucien, débutant par une entreprise de conquête répondant à son ambition, manoeuvre d’abord autour de sa proie, se force à marquer des points. Julien se fait un devoir de reprendre la main que Mme de Rênal lui a un instant abandonnée. Il veut imposer son dessein à l’autre, lui faire reconnaître sa défaite pour en faire une étape vers la possession : « Il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. »

« De l’intime, Loin du bruyant amour« , Paris, 2013 (Livre de Poche, coll. « biblio essais », p. 131)

***

 » (…) Or ce simple geste, la main avancée, a fait basculer brusquement leur rapport dans l’intimité. Comme entre Julien et Mme de Rênal, la nuit, à Vergy – d’où tout dès lors a suivi. Voilà qu’une limite désormais s’est franchie, par cette discrète intrusion dans la « privauté » de l’Autre, ce début de pénétration, qui, de simples « connaissances », les établit désormais en Amants – ce qui viendra ensuite ne sera plus, dès lors, que conséquence. Tout en faisant comme s’ils ne l’avaient pas remarqué, mesurant déjà leur complicité, ils éprouvent tout le poids tombé soudain sur eux : le plus extrême chavirement a eu lieu qui fait que plus rien désormais ne pourra être comme avant, qu’un trait est tiré, qu’un possible inconnu soudain s’ouvre, même si rien encore ne le dit, et qu’un fossé d’un coup s’est enjambé. – Or, néanmoins, est-ce bien là, à bien examiner les choses, la fameuse date, le jour précis, le moment même du « basculement » ? Ou bien celui-ci ne se serait-il pas déjà produit plus tôt, plus en amont, plus en retrait, plus en secret, dans tel accent plus murmuré de sa voix ou telle esquisse de son sourire ? – mais on ne saurait dire quand… On se demandera néanmoins, par la suite, si ce n’était pas là déjà le moment décisif, l’instant si fugitif où l’indifférence avait fondu en même temps que la complicité était apparue ; où l’une avait donc dû déjà subrepticement s’inverser dans l’autre en faisant naître la connivence et le désir entendu. »

François JULLIEN, Ce point obscur d’où tout a basculé, Paris, Editions de l’Observatoire, 2021, p.23-24.

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On pourra se reporter utilement aux études désormais classiques de Denis de Rougemont « L’ Amour et l’Occident » et « Les Mythes de l’amour« 

Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY