La problématique de la mort dans « L’Oeuvre au noir »

« Arrivée sur l’estrade, (…) Elle se laissa tomber sur ce tas encore chaud, et tendit la gorge. »

L’Oeuvre au Noir – La mort à Münster

I / INTRODUCTION

 

De tout temps, théologiens et philosophes se sont appliqués à répondre aux questions posées par la mort. On retrouve déjà dans l’antiquité les premiers débats sur la mort. Ainsi, Platon plaide, dans son « Phédon« , en faveur d’une immortalité de l’âme, pressentant que la mort est l’épreuve ultime de la vie humaine. Ses oeuvres soulèvent la question d’une survie de l’âme dans un monde meilleur. Cela va dans le sens des convictions humaines réfutant l’idée de l’effondrement de l’être.

Chez les hommes, il y a un besoin profond de surmonter l’angoisse de la mort et d’apaiser l’inquiétude qu’elle engendre. « La mort désigne la fin absolue de quelque chose de positif : un être humain, un animal, une plante, une amitié… En tant que symbole, la mort est l’aspect périssable et destructible de l’existence… Mais elle est aussi celle qui introduit dans les mondes inconnus des Enfers ou des Paradis; ce qui montre son ambivalence, comme celle de la terre, et la rapproche en quelque sorte des rites de passage. Elle est révélation et introduction… En ce sens, elle a une valeur psychologique : elle délivre des forces négatives et régressives, elle dématérialise et libère les forces ascensionnelles de l’esprit… à tous ses niveaux d’existence, coexistent la mort et la vie, c’est-à-dire une tension entre des forces contraires… Il n’empêche que le mystère de la mort est traditionnellement ressenti comme angoissant et figuré sous des traits effrayants. C’est, poussée à son maximum, la résistance inconnue, plutôt que la crainte d’une résorption dans le néant… La mort nous rappelle qu’il faut encore aller plus loin et qu’elle est la condition même du progrès et de la vie. » (1)

« Dès qu’un homme vient à la vie il est du même coup d’âge à mourir » (2) affirmait HEIDEGGER dans son célèbre ouvrage « L’Etre et le Temps« . Il centre la vie sur la mort qui donne le seul sens authentique de l’exister et qui est ainsi la seule vérité de l’homme. Autrement dit, mourir est une manière d’être que l’homme assume dès qu’il est né. Selon HEIDEGGER, l’homme doit donc assumer son existence par une libre décision et avec la détermination d’un être prêt à mourir, afin de parvenir ainsi à sa propre totalité étant donné que « le caractère fini et limité de l’existence humaine est plus primordial que l’homme lui-même« .(3)

Il / MARGUERITE YOURCENAR ET LA MORT

 

On retrouve les idées de Heidegger dans les oeuvres littéraires de Marguerite Yourcenar. Les psychanalystes affirment que dans toutes nos productions nous montrons ce que nous sommes. Pour la petite Marguerite, la vie a commencé par la mort de sa mère. Pour vivre, elle a payé un prix très élevé : elles se trouvait sans sa mère, elle a été « abandonnée ». Cette mère, tellement nécessaire au nouveau-né, a été pour elle un fantasme à la fois « idéalement bienfaisant » et  » foncièrement destructeur ».

Un enfant désire une mère idéale, toujours présente auprès de lui.

Devant la mort de sa mère, le petit enfant ressent ce fait comme une trahison, se révolte contre l’être aimé qui fut égoïste en l’abandonnant, se sent volé d’une chose qui lui appartient de droit. Chez Marguerite Yourcenar, l’idée de mère est toujours liée à l’idée de mort, de sacrifice : il faut mourir pour donner la vie. Avec un tel rapport à la mort depuis sa naissance, elle a consacré sa vie à la compréhension de l’image de cet acte ultime. Pour elle, la mort prend une valeur et un sens.

Dorénavant, Marguerite Yourcenar essayera de créer un monde imaginaire, un monde où la parole écrite sera l’aliment par lequel elle tentera de remplir le vide intérieur, résultat du manque d’une mère. L’écriture sera son moyen de communication avec le monde. Toute sa vie, Marguerite Yourcenar flirtera avec la mort mais se contentera de faire mourir ses personnages à sa place.

A ce propos, Walter KAISER, son traducteur et ami, a signalé au cours de l’éloge funèbre de la romancière : « Elle avait beaucoup réfléchi à la mort. En vérité, à ma connaissance, nul autre auteur, dans toute la littérature mondiale, n’a si continûment dépeint au plus vif l’acte de mourir« . (4)

Marguerite Yourcenar a soigneusement préparé à l’avance tous les détails de ses funérailles avec la tranquillité d’une personne à laquelle la mort ne faisait plus peur, ou, pour citer sa définition, était devenu « une amie ». Mais cette reconnaissance lui a pris du temps, comme elle-même l’avoue devant la dalle noire où ses cendres reposeront un jour: « Je ne crains pas la. mort. Le moment, désormais, m’importe peu. Cela n’a pas toujours été le cas. » (5)

Ill / « L’OEUVRE AU NOIR » OU « LA VERITE DE LA MORT »

 

L’Oeuvre au Noir (OPUS NIGRUM) constitue, à proprement dire, la première phase de la quête alchimique dont l’aspiration est de réaliser le « Grand Oeuvre ». Ce premier stade est le moment de la transmutation des métaux vils en or et en argent. Le personnage du roman, Zénon, est alchimiste et médecin. Il évolue dans le contexte de la Renaissance – on est au 16 ème siècle, mais il y a comme un hiatus: on se croit au 13ème ou au 14 ème siècle. Le 16ème siècle, en effet, est encore profondément marqué par le Moyen Age.

Etant alchimiste, Zénon est un homme du mystère, mais pas un sorcier.

Le sorcier, en principe, est investi par Satan et représente donc un mystère non maîtrisé. Les alchimistes, au contraire, ont une maîtrise sur le mystère dont ils témoignent. Zénon, donc, est le témoin, porteur d’une quête de vérité et de vérité morale : la transformation du coeur (faire de l’or avec des métaux vils). Il cherche l’absolu, la vérité stable et universelle ; il aspire à un savoir réel et objectif que seules la médecine et les sciences peuvent lui fournir. C’est pourquoi, à vingt-ans, il commence son errance.

Sur la route vers Paris, Zénon rencontre son cousin Henri-Maximilien, qui, à son tour, avait décidé « de tâter de la rondeur du monde » (6) en s’enrôlant dans les troupes du Roi de France. Les deux cousins n’ont pas les mêmes buts et idéals. Henri-Maximilien cherche la gloire : « Ici, la Provence, ce gâteau de miel; là, le Milanais, ce pâté d’anguilles. Il tombera bien de tout cela une miette de gloire à me mettre sous la dent« . (7) Zénon méprise ces aspirations ; les paroles de Henri-Maximilien sont pour lui « lneptissima vanitas » (quelle vanité imbécile !) . Pour cet alchimiste en quête de la vérité, le monde est la source inépuisable des études qui mèneront à la connaissance du réel. « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison?…La route est longue, mais je suis jeune« . (8)

L’homme de la Renaissance pousse plus loin sa recherche ; il aperçoit « un autre qui l’attend ailleurs« . (9)

« Je vais à lui« , affirme à ce propos, Zénon. Et, à la question d’Henri­ Maximilien : « Qui ? (…), le prieur de Léon, cet édenté ?« , il répond : « Hic Zeno » (…) : « Moi-même ». (10)

Ainsi Zénon commence-t-il sa quête dans un monde en pleine transformation, où la mort guette l’homme au coin de chaque rue.

Zénon a peu connu sa mère, Hilzonde. Cet enfant bâtard, fils d’un jeune prélat, n’a jamais été aimé par sa mère : « Ses brèves amours suivies d’un brusque abandon avaient rassasié la jeune femme de délices et de dégoûts; lasse de sa chair et du fruit de celle-ci, elle semblait étendre à son enfant la réprobation ennuyée qu’elle avait pour elle-même. Inerte dans son lit d’accouchée, elle regarda avec indifférence les bonnes emmailloter cette petite masse brunâtre à la lueur des braises du foyer ».(10)

Cette femme meurtrie finit par abandonner son enfant à son frère Henri­ Juste, et ira vers son destin tragique. Tout d’abord mariée à Simon Adriansen, le marchand de Zélande, qui avait avoué « hésiter encore à faire publiquement acte de foi anabaptiste, mais…avait répudié en secret les pompes périmées, les rites vains et les sacrements trompeurs« (11 ), elle connaîtra la paix. Mais ensuite la mort commence sa sinistre besogne : « Plusieurs nouveau-nés tendrement chéris et soignés leur étaient morts l’un après l’autre« . (12)

Simon Adriansen, de son côté, regardait déjà au-delà : « Ses vaisseaux cinglaient de toutes les rives du monde vers le port d’Amsterdam, mais Simon pensait au grand voyage qui se termine inévitablement pour nous tous, riches ou pauvres, par le naufrage sur une plage inconnue. Les navigateurs et les géographes qui se penchaient avec lui sur des portulans et dressaient des cartes à son usage lui étaient moins chers que ces aventuriers en route vers un autre monde. » (13)

Hilzonde accepte de tout quitter et de suivre son mari pour rejoindre une secte d’anabaptistes à Münster. L’enthousiasme religieux qui régne dans cette communauté tourne vite à une monstrueuse débauche et une effroyable intolérance .

La nouvelle recrue des anabaptistes, éprise de ferveur extatique, participe elle-aussi au délire et à la folie qui s’empare des habitants de la communauté : « Hilzonde, était l’une des plus ardentes. Debout, longue, étirée comme une flamme, la mère de Zénon dénonçait les ignominies romaines. D’affreuses visions emplissaient ses yeux brouillés de larmes ; s’abattant sur elle-même, soudain pliée comme un grand cierge trop mince, Hilzonde pleurait de contrition, de tendresse, et d’espoir de mourir. » (14)

Lorsque les troupes catholiques parviennent à pénétrer dans Münster, les anabaptistes découvrent aussi l’horreur des supplices et des violences. La mort a pris ses quartiers : « Les mourants comprenaient vaguement que les promesses du Prophète se réalisaient pour eux, autrement qu’on avait cru, comme il arrive toujours avec les prophéties : Le monde de leur tribulation finissait; ils s’en allaient de plain-pied dans un grand ciel rouge. Très peu maudissaient l’homme qui les avait entraînés dans cette sarabande de rédemption. Certains, tout au fond d’eux-mêmes, n’ignoraient pas qu’ils avaient de longue date désiré la mort, comme la corde trop tendue désire sans doute se briser. » (15)

Le destin tragique de Hilzonde s’achève et elle se précipite vers la mort : « Arrivée sur l’estrade, elle reconnut confusément parmi les morts des gens qu’elle connaissait, (…) . Elle se laissa tomber sur ce tas encore chaud, et tendit la gorge. » (16)

Simon Adriansen ne s’est jamais remis de la mort de son épouse : « Il s’en voulait de l’avoir laissée seule traverser cette mauvaise passe. » (17) Il est pressé de la rejoindre, mais il redoute, comme d’ailleurs tous les personnages de « L’Oeuvre au noir« , la douleur. Il pense à Hans Bockhold, ce proclamé Prophète Roi, qui a entraîné vers la mort des milliers d’âmes et qui souffre maintenant le martyre entre les mains des catholiques : « Soudain l’idée que la chair du Nouveau Christ était chaque matin en proie aux pinces et au fer rouge de la question extraordinaire s’empara de lui, révulsant ses entrailles« . (18) Seule la pensée qu »Hilzonde au moins était en paix » (19) calmait ses propres douleurs.

La mort libératrice et la douleur néfaste sont d’ailleurs souvent opposées dans « L’Oeuvre au noir« . Le destin de Zénon sera affecté par plusieurs personnages rencontrés sur sa route, des personnages qui sont en train de mourir. La pratique de la médecine lui permet de voir la mort de près et donc de se libérer de la peur qu’elle suscite, mais l’alchimiste ne sera jamais habitué à la douleur.

Pendant son retour à Bruges, en compagnie du Prieur, Zénon est témoin de l’exécution d’une femme accusée de calvinisme que « l’on allait selon l’ancien usage enterrer vivante. Cette brutale sottise fit horreur à Zénon (…) La voiture roulait de nouveau en pleine campagne, et le prieur parlait d’autre chose, que Zénon croyait encore étouffer sous le poids de pelletées de terre. Il se rappela soudain qu’un quart d’heure avait passé, et que cette créature dont il souffrait les angoisses avait déjà elle-même cessé de les éprouver ». (19)

Ainsi, Zénon fait part de ses tourments à Henri-Maximilien lors de leurs retrouvailles à Innsbruck. Il lui dit avoir rencontré la mort, au chevet de ses malades, de nombreuses fois, mais pendant chaque nuit passée ainsi s’être posé des questions laissées sans réponse :  » la douleur et ses fins, la bénignité de la nature ou son indifférence, et si l’âme survit au naufrage du corps. » (20)

Malgré tout, il affirme : « Je ne dis pas que je doutais : douter est différent » (21). Il décortique le processus de la mort, comme s’iI cherchait la réponse à ses doutes :  » Ce qui est retiré aux morts, c’est d’abord le mouvement, puis la chaleur, ensuite,(…) la forme: seraient-ce le mouvement et la forme de l’âme, eux aussi, mais non sa substance, qui s’abolissent dans la mort ? » (22)

Cette question, il se la posera jusqu’à son propre suicide et surveillera sa mort de la même manière méticuleuse, afin de connaître LA RÉPONSE. Mais la connaîtra-t-il vraiment ?

La mort de son valet et ami Aléi l’affecte profondément. Zénon ressent la disparition de l’être aimé comme une injustice qui l’indigne :  » Il faut chérir quelqu’un pour s’apercevoir qu’il est scandaleux que la créature meure… » (23)

Sa vocation de médecin est remise en question :  » Mon métier me parut vain, ce qui est presque aussi absurde que de le croire sublime. Non que je souffrisse: je savais au contraire que j’étais fort incapable de me représenter la douleur de ce corps qui se tordait sous mes yeux. » (24) Las de ne pouvoir aider celui qui était aimé profondément, il se promit « cette nuit-là de ne plus soigner personne. » (25)

En regard de ces différents aspects de la mort, Zénon va se frayer un chemin personnel vers la conception de sa fin. Déjà, bien avant d’être condamné à mort, dans la pénombre de sa chambre, il a des visions « prémonitoires » de sa propre fin : « Il songeait aux bûchers, tels qu’il en avait vu à l’occasion d’un Acte-de-Foi dans une petite ville de Léon, au cours duquel avaient péri quatre Juifs accusés d’avoir hypocritement embrassé la religion chrétienne sans cesser pour autant d’accomplir les rites hérités de leurs pères, et un hérétique qui niait l’efficacité des sacrements. Il imaginait cette douleur trop aiguë pour le langage humain; il était cet homme ayant dans ses narines l’odeur de sa propre chair qui brûle; il toussait, entouré d’une fumée qui ne se dissiperait pas de son vivant. Il voyait une jambe noircie se levant toute droite, les articulations léchées par la flamme, comme une branche se tordant sous la hotte d’une cheminée » (26).

Le philosophe sait que son point faible est son corps, « cette encombrante enveloppe » qui « servait contre lui d’otage à la nature entière et, pis encore, à la société des hommes. » (27) Il redoute la douleur : « C’est par cette chair et par ce cuir qu’il souffrirait peut-être les affres de la torture; » (28).

La pensée de Zénon se révolte donc face aux contingences d’un corps si grossier. Ainsi, » une tentation s’offrait, aussi impérieuse que le prurit charnel; Un dégoût, une vanité peut-être, le poussait à faire le geste qui conclut tout. » Mais l’Alchimiste repousse cette envie, « il serait toujours temps de périr avec ce pesant support« . (29)

En attendant, il se consacre à soigner son ami le Prieur des Cordeliers qui souffre de la maladie obscure, trop interne, inaccessible au scalpel ou au cautère. Celui-ci refuse finalement ses potions calmantes et se prépare à rencontrer la majesté noire.

Zénon veille son ami et, encore une fois, se pose la question de la survie dans l’au-delà : « De temps à autre, le médecin, pensant à la tradition qui veut que l’âme d’un homme qui s’en va flotte au-dessus de lui comme une flammèche enveloppée de brume, regardait dans la pénombre, mais ce qu’il voyait n’était probablement que le reflet dans la vitre d’une chandelle allumée. » (30)

Après la mort de son ami, le philosophe, sur le conseil de celui-ci, veut fuir en Angleterre. Il sent la menace d’être accusé de débauches en compagnie des jeunes moines. En fait, son seul crime consiste à ne pas s’être opposé à ces nuits d’amour charnel qui avaient lieu sur le territoire du couvent. Plus tard, déjà emprisonné, il fait part de ses opinions au chanoine Bartholomé Campanus : « Il est étrange que pour nos chrétiens les prétendus désordres de la chair constituent le mal par excellence, (…). Personne ne punit avec rage et dégoût la brutalité, la sauvagerie, la barbarie, l’injustice. » (31)

Il veut fuir ce monde intolérant. Sur une plage des Flandres, contemplant la mer du haut d’une dune, il prend conscience de l’absurdité de la vie et de son insignifiance face à l’univers : « Cinquante-huit fois, il avait vu l’herbe du printemps et la plénitude de l’été. Importait peu qu’un homme de cet âge vécût ou mourût. » (32)

Encore une fois, Zénon pense à la mort : « Un pas de plus sur cette frontière entre le fluide et le liquide, entre le sable et l’eau, et la poussée d’une vague plus forte que les autres lui ferait perdre pied; cette agonie si brève et sans témoin serait un peu moins la mort . » Mais « l’heure du passage n’avait pas encore sonné » (33)

Victime d’un malentendu, accusé à tort d’avoir pris part aux débauches de jeunes moines et nones, Zénon est condamné, en définitive, pour ses propos transgressifs et révolutionnaires : « Il était naturel qu’une vue s’éloignant des grosses évidences du bon sens déplût au vulgaire »  (34). « L’homme voulait bien que s’ouvrît devant lui une immortalité heureuse ou malheureuse dont il était responsable, mais non que s’étalât de toutes parts une durée éternelle où il était tout en n’étant pas » (35) « Toutes ces opinions passaient pour offenser Dieu; en fait, on leur reprochait surtout d’ébranler l’importance de l’homme. » (36)

Dans sa cellule, en attendant son exécution, l’alchimiste fait enfin l’épreuve de la mort, de sa propre mort. Ainsi, il refuse de rétracter ses hérésies par « on ne sait quelle obtuse forme de refus qui semblait le fermer comme un bloc aux influences du dehors » (37).

La dernière nuit avant son exécution, Zénon la passe à réfléchir sur sa fin. Il a le choix entre être brûlé mort ou vif, ou se donner la mort. Le Chanoine l’a assuré de ne rien craindre « en ce qui concerne la douleur corporelle« , mais le philosophe a fait sa propre expérience. Il a payé les bourreaux « pour que les jeunes moines condamnés à mort fussent étranglés avant d’être touchés par le feu, mais l’arrangement faillit (…) pour Florian et l’autre novice, auxquels le bourreau n’eut pas le temps d’aller discrètement porter secours; on les entendit crier pendant près de deux quarts d’heure. » (38)

Dans sa cellule, soudainement, le condamné rebelle est pris d’un accès de panique : « Quelque chose en lui cassa comme une corde; sa salive sécha; les poils des poignets et du dos de la main se dressèrent; il claquait des dents. Ce désordre jamais expérimenté sur lui-même l’épouvanta plus que tout le reste de sa mésaventure : (…). C’en était trop : il s’agissait d’en finir avant qu’une débâcle de sa chair ou de sa volonté l’eût rendu incapable de remédier à ses propres maux. » (39)

C’est ainsi que Zénon prend la décision finale d’en finir avec sa vie : « Il se plia en deux, relevant légèrement les genoux, et coupa la veine tibiale sur la face externe du pied gauche, à l’un des endroits habituels de la saignée. Puis, très vite, redressé, et reprenant appui sur l’oreiller, se hâtant pour prévenir la syncope toujours possible, il chercha et taillada à son poignet l’artère radiale. » (40)

Zénon commence alors sa lente agonie. Enfin il est en paix avec son corps qui ne lui procurera plus la douleur : « Une sorte d’attendrissement le prenait pour ce corps qui l’avait bien servi, qui aurait pu vivre, à tout prendre, une vingtaine d’années de plus, et qu’il détruisait ainsi sans pouvoir lui expliquer qu’il lui épargnait de la sorte de pires et plus indignes maux. » (41)

Un moment plus tôt, une terreur l’eût saisi à l’idée d’être repris et forcé à vivre et à mourir quelques heures plus tard sur la Grand-Place parmi les huées. « Mais toute angoisse avait cessé : il était libre : cet homme qui venait à lui ne pouvait être qu’un ami. (…) Le grincement des clefs tournées et des verrous repoussés ne fut plus pour lui qu’un bruit suraigu de porte qui s’ouvre. Et c’est aussi loin qu’on peut aller dans la fin de Zénon. ( 42)

IV/ CONCLUSION

 

La mort de Zénon exprime donc la fin d’un homme en quête de l’absolu et qui retrouve enfin sa liberté en choisissant une mort volontaire. Pendant toute sa vie, le héros de « L’Oeuvre au noir » a un rapport distancié, lucide et stoïque avec cet acte ultime, et une expérience à la fois d’angoisse et de délivrance dont on peut dire qu’elle se conclut dans la vérité de la mort. A l’intérieur de cette enveloppe qu’est le corps, nous pouvons concevoir la possibilité d’une immortalité de l’âme. Mais Marguerite Yourcenar ne nous donne pas la réponse à la question : Y-a-t-il une vie au-delà ?, qui reste sans suite. Peut être le bruit des pas que Zénon entend et le « grincement des clefs tournées et des verrous repoussés » ouvrent-ils la porte à l’esprit qui s’échappe vers une autre vie ?

La mort nous impose, en définitive, une certaine lucidité, qui n’exclut pas la possibilité d’une survie de l’âme mais qui, en revanche, nous oblige à vivre dans l’incertitude.

Nous ne pouvons gagner face à la mort et nous savons qu’il s’agit d’une cause perdue. La mort est le moment de la vérité et est une vérité. Vivre l’absurdité de la mort, c’est vivre notre destin.

/NOTES
    1. CHEVALIER Jean, GHEERBRAUT Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont et Jupiter, 1982, 650.
    2. Régis JOLIVET, « Le problème de la mort chez HEIDEGGER et J.P.SARTE »Ed. De Fontenelle, 1950, p.25.
    3. cf. « L’Etre et le temps », M.HEIDEGGER,p.246
    4. SAVIGNEAU Josyane, Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1990. p.508
    5. Ibid., p. 14
    6. YOURCENAR Marguerite, L’Oeuvre au Noir, Editions Gallimard, 1968, p. 12
    7.  Ibid., p. 17
    8.  Ibid., p. 18
    9. Ibid., p. 20
    10. Ibid., p. 27
    11. Ibid., p. 30
    12. Ibid., p. 81
    13. Ibid., p. 82
    14. Ibid., p. 88
    15. Ibid., p. 97-98
    16. Ibid., p. 98
    17. Ibid., p. 101
    18. Ibid., p102
    19. Ibid., p. 192
    20. Ibid., p. 148
    21. Ibid., p149
    22. Ibid., p. 150
    23. Ibid., p. 154
    24. Loc. cit.
    25. Ibid., p. 155
    26. Ibid., p. 217
    27. Ibid., p222
    28. Loc. cit.
    29. Ibid., p. 223
    30. Ibid., p. 310
    31. Ibid., p. 414
    32. Ibid., p. 335
    33. Ibid., p. 338
    34. Ibid., p. 373
    35. Ibid., p. 374
    36. Ibid., p. 375
    37. Ibid., p. 434
    38. Ibid., p. 371
    39. Ibid., p. 436
    40. Ibid., p. 439
    41. Ibid., p. 441
    42. Ibid., p. 443

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Diplôme d’Etudes Françaises, Option « Concepts pour une lecture critique »

Texte présenté par Mme Jadwiga GLASSEY

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY