Introduction
« Comment Wang Fô fut sauvé » de Marguerite Yourcenar est une nouvelle orientale qui représente l’ancienne civilisation chinoise. Cette histoire reflète la religion chinoise, surtout le taoïsme, en la personne de Wang Fô, vieux peintre (en Chine, la peinture n’a jamais été séparée du Tao vivant. Son objectif principal a toujours été – et est encore – le Tao, le chemin, l’Ordre Naturel, la manière dont oeuvre la nature). Dans cette histoire, Wang Fô se présente comme un sage taoïste, sa mission est d’aller apprendre à « être ». Nous allons voir brièvement ce qu’est le Taoïsme et le Tao avant d’analyser comment Wang Fô va accomplir sa mission.
Le Taoïsme n’est pas seulement une religion, c’est aussi une philosophie. On l’attribue à Lao Zhi.
Au sens propre, le mot Tao signifie le chemin, la voie. L’idéogramme qui le représente comprend deux éléments: le premier signifiant « tête, chef » , le second « marcher à pied, aller de l’avant » :
L = marcher à pied, aller de l’avant, le chemin, la voie, mais, dans un sens un peu plus large, il évoque aussi l’idée de « renseigner par la parole, dire, mettre en communication ». Telle sera donc la signification la plus courante et la plus commune du mot Tao : celle de suivre une voie ou de renseigner quelqu’un sur la voie à suivre. De là vient la traduction habituelle de Tao te king : le Livre (king) de la voie (Tao) et de la vertu (te).
Depuis les temps les plus anciens, le terme Tao a été en effet appliqué à la Voie du ciel. Il représentait à la fois la Voie et l’Ordre Cosmique lui-même. Suivant la triade traditionnelle chinoise, il mettait en relation le ciel, la terre et l’homme, étant devenu ainsi un principe d’ordre régissant aussi bien le microcosme que le macrocosme. Nous verrons plus loin qu’il était considéré comme un principe générateur, sous-jacent, mais en même temps immatériel, inconnaissable. D’où son pouvoir mystérieux et universel ! Pour se manifester, on admettait qu’il se dédouble en deux forces, yin et yang, qui s’opposent, se complètent et sont à la base de tout ce qui existe dans l’univers. L’alternance de son repos et de son mouvement crée le jeu des causes et des effets, mais derrière ce mécanisme du monde visible — que les taoïstes appelleront la multiplicité des apparences — sa réalité profonde reste toujours la même. Pour l’homme, reconnaître cette réalité profonde est la Voie du Ciel. C’est le fondement de la sagesse. Pour les taoïstes, on parvient à cette connaissance de manière intuitive, spontanée, par le repos, le non-attachement et la contemplation. C’est une expérience intérieure, qui permet à l’homme de se libérer de l’espace et du temps, du quotidien, de ses désirs, des idées reçues, et enfin de lui-même. En ce sens, le Tao est une voie mystique, une méthode de libération.
Le but de la voie du Tao est de découvrir l’univers mystérieux, caché, que tout homme possède au fond de lui. Mais pour y parvenir, les taoïstes disent qu’il faut d’abord saisir le sens de la solidarité qui existe entre l’homme et le cosmos, puis réintégrer cette unité ou état de perfection qui régnait à l’origine. Sur le plan psychologique, c’est une modification radicale du sens du moi. Ils disent aussi qu’il s’agit pour l’homme de transcender son propre Tao, le Tao de l’homme, afin de lui permettre d’accéder au grand Tao.
Dans cette optique, ils ont défini deux symboles qui sont indissociables de la Voie : ce sont wou wei, le non-agir, et te.
Wou wei est la méthode taoïste pour se libérer. C’est l’art de pratiquer le naturel, le détachement, et d’accepter pleinement la vie comme elle vient.
Te est traditionnellement traduit par les mots vertu, acte ou efficace du Tao. Une fois qu’il a appris à donner libre cours à son esprit de manière qu’il fonctionne selon le mode du wou wei, l’homme accède à cette vertu. Te est le fondement invisible de l’homme de Tao. C’est aussi le principe de base de toutes les activités créatrices. (1)
Le Tao produit les êtres, le te les élève. La matière leur fournit un corps, le milieu les achève… Et le te va plus loin : car si le Tao produit les êtres, c’est le te qui les conserve, qui les fait croître, les soigne, les abrite, les entretient, les nourrit et les protège. (2)
1. Wang Fô est le maître de sagesse taoïste.
Wang Fô, vieux peintre, mène une vie libre qui consiste, écrit M, Yourcenard, à errer le long des routes, s’emparer de l’aurore et capter le crépuscule. Il aime la sérénité et la paix, il déteste la violence. Il dédaigne les pièces d’argent, « nul objet au monde ne lui semble digne d’être aquis, sauf des pinceaux, des pots de laque et d’encres de Chine, des rouleaux de soie et de papiers de riz ». Il est indifférent au monde politique et au pouvoir, il préfère les huttes des fermiers, ou dans les villes, les faubourgs des courtisanes et les tavernes le long des quais où se querellent les portefaix. Il a le génie créateur. il a le pouvoir de donner la vie à ses peintures par une dernière touche de couleur qu’il ajoute à leurs yeux, de même, il a la capacité de faire se transformer la vision du monde et d’obtenir une perception neuve.
Nous allons voir comment écrire le nom de Wang Fô en chinois et ce que les idéogrammes signifient.
« Wang » en chinois s’affirme graphiquement comme le Fils du Ciel et de la Terre, il désigne aussi le Roi dans sa fonction suprême; c’est également le symbole du Maître. « Wang » ( 1 ) formé de trois traits horizontaux paraèlles reliés par une ligne verticale comme image de la triade suprême, le Ciel, l’Homme et la Terre unis par la voie; voie royale, » Wang Tao », la voie de sagesse conduisant l’immortalité de l’âme. (1)
A travers toute la nouvelle « Comment Wang Fô fut sauvé » nous pouvons établir un lien de paternité entre Wang Fô, père spirituel et Ling et l’Empereur, fils spirituels. La mission de Wang Fô est d’aller ouvrir leurs yeux. Nous allons voir l’évolution de ses deux fils spirituels avant et après leur rencontre avec leur père spirituel.
2. Ling et l’Empereur
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Ling
Il menait une vie diamétralement opposée à celle du vieux peintre, Wang Fô.
Il était l’unique enfant d’un père « changeur d’or ; sa mère était l’unique enfant d’un marchand de jade qui lui avait légué ses biens en la maudissant parce qu’elle n’était pas un fils. » (selon la tradition chinoise, la fille ne pouvait pas perpétuer la lignée familliale).
Ling a grandi « dans une maison d’où la richesse éliminait les hasards. Cette existence soigneusement calfeutrée l’avait rendu timide: il craignait les insectes, le tonnerre et le visage des morts. » (P. 12)
Ses biens accumulés retenaient Ling sur place, prisonnier des événements banals et rassurants dans lesquels se reflétait son image plaisante, mais figée, sans âme.
Il « resta seul en compagnie de sa jeune femme qui souriait sans cesse (… ) Ling aima cette femme au cœur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protégerait toujours. Il fréquentait les maisons de thé pour obéir à la mode et favorisait modérément les acrobates et les danseuses. » (p. 12)
Il ne connaissait pas la beauté autour de lui ni le monde extérieur réel.
« Une nuit, dans une taverne, il eut Wang Fô pour compagnon de table. » (p. 12)
Pour Ling, cette rencontre a été un nouveau tournant dans sa vie. Wang a fait se transformer sa vision du monde et l’a amené à une nouvelle conception des choses et des êtres.
Grâce à lui (Wang Fô), Ling connut la beauté … « cessa d’avoir peur de l’orage, et l’horreur de Ling pour ces bestioles s’évanouit. » (p. 12)
« Ce soir-là, Ling apprit avec surprise que les murs de sa maison n’étaient pas rouges, comme il l’avait cru, mais qu’ils avaient la conleur d’une orange prête à pourrir. » (p. 12)
Ling a pu posséder une perception neuve du monde et des choses, et a connu un nouveau monde, un monde réel (passer de l’irréel au monde réel).
« Alors, comprenant que Wang fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuve, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre où ses père et mère étaient morts. » (p. 13)
Le génie de Wang Fô a fait s’ouvrir ses yeux et accoucher l’essence de son être, et Ling, reconnaissant de cette nouvelle naissance, a pris le vieux peintre comme maître. En Chine, il y a un dicton.’ « yi ri wei shi zhong sheng wei fu n (lorsqu’un jour on l’a pris comme maître, on le traite comme père pour toute la vie) ; la relation entre maître et disciple est donc comme celle de père et fils. Ling a décidé de suivre son père (maître) en le servant jusqu’au bout.
Une fois qu’on transforme sa vision du monde, on s’ouvre aux flux de la vie et on s’offre à la création:
Depuis des années, Wang Fô rêvait « de peindre un jeune prince (…) Aucun jeune homme du temps présent n’était assez irréel pour lui servir de modèle, mais Ling fit poser sa propre femme sous le prunier du jardin (…) Ling lui (sa femme) préférait les portraits que Wang Fô faisait d’elle (…) Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose. » (p. 14)
Si l’on apprécie réellement un bel objet, on s’identifie complètement à lui et on s’oublie soi-même.
« Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes. » (p. 14)
Ling s’est débarrassé de sa vie passée, il est devenu libre comme son maître, il a pris la route à côté de lui, en suivant le chemin, la voie du bonheur (le Tao).
« Ling vendit successivement ses esclaves, ses jades et les poissons de sa fontaine pour procurer au maître des pots d’encre pourpre qui venaient d’Occident. Quand la maison fut vide, ils la quitèrent, et Ling ferma derrière lui la porte de son passé. » (p. 14)
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L’Empereur
Il menait une vie similiaire à celle de Ling. Il a grandi dans la solitude d’un monde fermé:
« Mon père avait rassemblé une collection de tes peintures dans la chambre la plus secrète du palais (… ) C’est dans ces salles que j’ai été élevé (…) on avait organisé autour de moi la solitude pour me permettre d’y grandir (…) on avait éloigné de moi le flot agité de mes sujets futurs. » (p 19)
Il vivait isolé, sans connaître le monde réel et sans connaître la vraie beauté. Il vivait seul dans le monde des peintures de Wang Fô.
« La nuit, quand je ne parvenais pas à dormir, je les regardais (…) Le jour, assis sur un tapis dont je savais par cœur le dessin (…) je rêvais aux joies que me procurerait l’avenir (…) Et, pour m’aider à me représenter toutes ces choses, je me servais de tes peintures. » (p. 20)
Il ne connaîssait la beauté qu’à partir des tableaux, il lui manquait donc la connaissance du réel. Il ne connaîssait qu’un reflet du monde qu’il confondait avec la réalité.
A seize ans, il est sorti du palais [passer de l’irréel (tableau) au monde réel], il a remarqué que le monde n’était pas beau et qu’il était tout à fait différent de ce qu’il avait appris des tableaux.
« Tu m’as menti, Wang Fô, vieil imposteur : le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. » (p. 21)
Pourquoi l’Empereur a-t-il cette idée ?
Nous allons faire une comparaison entre l’Empereur et Ling.
Ling a connu la beauté et le monde réel sous l’orientation de Wang, qui était médiateur vivant entre Ling et le réel. Wang l’a enseigné par sa façon d’être et de faire. Mais l’Empereur a connu le monde par le tableau statique, à qui manque la mobilité, le monde recréé par Wang Fô. L’Empereur a donc manqué d’un contact direct avec Wang Fô et de sa présence. Ce résultat l’a amené à être fidèle aux tableaux de Wang, il ne veut pas transformer sa vision du monde réel, et il ne veut pas non plus renoncer à tout ce qu’il possède : avoir, pouvoir, savoir.
Dieu est le créateur, le créateur est dieu. L’Empereur déteste que Wang possède le pouvoir magique qu’il ne possède pas, il en est jaloux.
« Je ne suis pas l’Empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang (…) Toi seul règnes en paix sur des montagnes couvertes d’une neige qui ne peut fondre, et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir. » (p. 21)
Bien que l’Empereur ait le pouvoir tout puissant, il est impuissant devant Wang Fô, vieux peintre, pauvre. Il hait le fait que Wang Fô puisse donner une nouvelle vie et détourner de la culture (avoir) vers la nature (être). La jalousie fait naître en lui un désir de vengeance :
« J’ai décidé qu’on te brûlerait les yeux, puisque tes yeux, Wang Fô, sont les deux portes magiques qui t’ouvrent ton royaume. Et puisque tes mains sont les deux routes aux dix embranchements qui te mènent au cœur de ton empire, j’ai décidé qu’on te couperait les mains. » (p. 21-22)
L’Empereur aimerait être comme Wang Fô, l’Empereur qui peut régner « en paix sur les montagnes couverts d’une neige qui ne peut pas fondre et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir« . Mais, comme il ne le peut pas, il veut massacrer toutes les oeuvres de Wang et détruire ses espérances de postérité au lieu d’apprendre la vertu, la force, la grandeur, l’humilité de Wang Fô qui est en apparence « vieux, « pauvre » et « faible ».
« Je puis te forcer à l’accomplir. Si tu refuses, avant de t’aveugler, je ferai brûler toutes tes œuvres, et tu seras alors pareil à un père dont on a massacré les fils et détruit les espérances de postérité (…) Je sais que la toile est la seule maîtresse que tu aies jamais caressée. » (p. 23)
L’Empereur croit que l’œuvre achevée et la mort du peintre lui permettraient d’être le seul Maître du monde et d’avoir les derniers secrets accumulés du chef-d’oeuvre. Malheureusement, l’œuvre achevée signifie la fin, la mort de l’art.
« Le rouleau achevé par Wang Fô restait posé sur la table basse. Une barque en occupait tout le premier plan. Elle s’éloignait peu à peu. » (p. 26)
« L’Empereur, penché en avant, la main sur les yeux, regardait s’éloigner la barque de Wang qui n’était déjà plus qu’une tache imperceptible dans la pâleur du crépuscule. » (p. 27)
Conclusion
En définitive, les deux fils spirituels de Wang Fô se sont séparés. L’un, Ling, s’est débarrassé de la contrainte de son passé et a pris le chemin qui le mène au bonheur. Il est entré dans un autre monde en suivant son Maître. Et l’autre, L’Empereur, reste en revanche dans un monde irréel. En réalité, il est prisonnier, entouré d’eunuques, dans un palais impérial dont les murs se dressent comme un pan de crépuscule.
« Le sillage s’effaça de la surface déserte, et le peintre Wang Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang Fô venait d’inventer. » (p. 27)
Wang Fô et son disciple Ling, eux, s’en sont allés au pays au-delà des flots, dans un monde libre.
Notes
(1) A. Kielce, Le sens de Tao.
(2 ) J. Chevalier, A. Cheerbrant, Dictionnaire des symboles.
Bibliographie
YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963.
CHEVALIER, A. GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Paris, Jupiter, 1992.
VANDIER-NICOLAS, N., Le Taoïsme, Presses Universitaires de France, Paris, 1965
KIELCE, A., Le Sens du Tao, Paris, Edit. le Mail, 1985.
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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par Mmes Zhenai ZHENG, Hong yang GUAN, Manuela CANO dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises
Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff