» L’interprétation pointe le désir «
Jacques LACAN
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Si ce travail a quelque qualité, s’il apparaît, à qui le lira, comme une réflexion, certes brève, mais néanmoins digne d’un certain intérêt, le mérite de son auteur s’efface devant celui du professeur, M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff, qui en fut, en quelque sorte, la « muse inspiratrice », C’est pourquoi je lui dédie ces quelques pages, en tant que témoignage de ma gratitude pour les deux années d’enrichissement dont il m’a fait profiter.
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Introduction
La sagesse des nations proclame que l’amour ne va pas sans jalousie. En effet, dans notre société, le binôme amour-jalousie s’intègre dans l’ensemble des valeurs et des normes morales communément acceptées. La jalousie peut sembler une réaction psychologique tout à fait normale face à une situation qui pourrait perturber notre équilibre affectif et qui tend à nous déposséder de l’être aimé.
En réalité, le phénomène de la jalousie est bien plus complexe et, même si le désir de posséder l’être aimé est fondamental, il n’en est pas la seule composante. De plus, l’amour et la jalousie ne sont pas forcément complémentaires, leur relation devant plutôt être envisagée dans la perspective d’un type particulier de relation amoureuse, que l’on cherchera à expliquer au cours de ce travail.
On essaiera ici d’entreprendre une analyse afin de comprendre comment la jalousie est considérée par la psychologie descriptive. On esquissera ensuite le thème de la jalousie dans l’oeuvre de Proust, et plus précisément dans » Un amour de Swann « , pour essayer de comprendre si, et dans quelle mesure, la jalousie dépasse le simple phénomène psychique au point de pouvoir être interprétée pour devenir « autre ».
La jalousie amoureuse et l’amour jaloux
La jalousie peut être considérée sous deux angles différents et apparemment opposés si elle est comprise, d’une part, comme le corollaire de l’amour et, de l’autre, comme un sentiment « mauvais », plus proche de l’envie que du véritable amour. Si l’on analyse le mot « jalousie », on remarque que, à côté du sens premier de « sentiment fondé sur le désir de posséder la personne aimée« , il a aussi deux autres emplois qui semblent illustrer ces deux points de vue. L’un, d’usage plus courant, est utilisé dans le sens de « dépit envieux ressenti à la vue des avantages d’autrui« , et l’autre, plus rare, de « vif attachement pour, zèle pour quelque chose » (1), comme c’est le cas, par exemple, dans ces vers de Corneille :
« N’attendons pas leur ordre et montrons-nous jaloux
De l’honneur qu’ils auraient à disposer de nous. »
(Nicomède, V, 9)
Ces deux sens semblent désigner des différences essentielles : la jalousie-rivalité s’oppose à la jalousie-zèle. Etymologiquement, le sens de « zèle » est premier, et on peut remarquer que le mot « zèle » et le mot « jaloux » ont la même racine grecque, « dzêlos« . Mais, en fait, la jalousie-zèle et la jalousie-rivalité sont deux pôles d’un même sentiment. La différence se réduit à la situation dans laquelle se trouve le jaloux : le premier cas ne met en jeu que lui-même et l’objet de sa jalousie. Par contre, dans la jalousie-rivalité, la situation est triangulaire à la suite de l’intrusion d’un tiers. Ainsi, d’un côté on met l’accent sur l’amour du sujet pour l’objet, alors que l’autre correspond à une relation plus complexe où le désir de détruire le rival se mélange à l’amour pour l’être aimé.
Si l’on peut alors affirmer que la jalousie et l’amour sont compatibles, il faut se demander avec quel type d’amour cette compatibilité est possible. En effet, on constate dans l’usage du terme « amour » deux tendances opposées. La première assimile l’amour au désir et à l’avidité, il a pour sens l’appropriation de l’objet aimé. Dans ce type d’amour « captatif », aimer un autre être veut dire le posséder, l’avoir à disposition. Le second, l’amour « oblatif », antithétique de l’amour captatif, est le don total de l’amant, qui renonce à lui-même en faveur de l’être aimé.
Il est évident que ces deux type d’amour sont deux pôles opposés de la relation amoureuse, et si l’amour oblatif exclut la possibilité de la jalousie comme désir de possession, l’amour captatif se confond avec l’amour jaloux, où la jalousie est toujours présente, même en dehors ou avant toute situation de rivalité.
L’amour jaloux tend à la possession exclusive du partenaire dans sa totalité, et la jalousie amoureuse naît du conflit de l’amoureux avec une réalité qui ne lui permet pas de réaliser cette aspiration à la possession totale. « En d’autres termes la jalousie est un conflit entre le désir et l’avoir » (2). L’amour jaloux est alors un amour égoïste et avide, « il est désir de se retrouver et non de se perdre, d’assimiler autrui, et non de se donner à lui; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l’amour éprouvé pour la nourriture que l’on dévore et que l’on détruit en l’incorporant à soi-même· » (3).
A côté de cette avidité, du désir de domination, dans la jalousie on trouve aussi une passivité du jaloux, « c’est-à-dire le besoin d’être aimé, admiré » (4). En effet, la passion jalouse, comme toute passion, est souvent ressentie comme quelque chose de subi, provenant d’une réalité qui agit sur le sujet; « la passion ne nous semble pas exprimer notre personnalité profonde et libre, elle ne nous apparaît pas comme une volonté ( … ), elle est le signe de notre dépendance » (5).
De plus, le monde du jaloux subit un rétrécissement; « le jaloux ne vit plus « en phase » avec le monde ambiant ( … ), il s’enferme dans un monde privé de plus en plus étroit où il vit l’excommunication et la déréliction ( …) dans l’expectation passive et anxieuse en face d’un avenir inquiétant qui vient vers lui » (6). Le jaloux, comme tous les passionnés, « ne tient compte que d’une partie de lui-même et oublie la plupart de ses désirs. » (7)
Ainsi, la jalousie, par ce manque de contrôle sur soi-même qui s’accompagne d’anxiété, en une oscillation constante entre l’espoir et la crainte, la joie et la tristesse, est ressentie généralement par le jaloux comme un malheur profond, une douleur déchirante, qui l’amène par fois à détester son amour, à le considérer comme une maladie, comme le dit le poète latin Catulle :
« arrachez-moi ce mal qui m’use,
qui s’est insinué au plus profond de moi
comme une torpeur a éteint toute joie
de mon coeur. » (8)
L’amour jaloux, cette « maladie », a essentiellement ses fondements dans la représentation que le jaloux se fait du partenaire. L’objet visé par cet amour est, en réalité, idéal, dans le sens que seul un être idéal pourrait correspondre aux exigences du jaloux et pourrait être saisi dans sa totalité. Cette attitude de refus de l’autre, de l’altérité du partenaire est l’obstacle spécifique et irréductible de l’amour jaloux. Et, comme un serpent qui se mord la queue, plus le jaloux cherche à posséder l’aimé, plus « s’aggrave le sentiment de l’absence dans la présence puisqu’elle (la jalousie) suscite la résistance, voire la révolte ou au mieux la soumission passive » (9).
Selon la psychologie descriptive, l’étude de la jalousie amène à considérer spécialement deux types de jalousie : la « perspective » et la « rétrospective ».
La jalousie perspective se projette dans l’avenir, se porte sur le devenir de l’être aimé. Cette jalousie lutte contre la destruction, contre le temps et, pour affirmer l' »éternité » de la relation amoureuse, nie le devenir de l’autre; « la passion s’oppose donc bien au temps, elle veut le contraire de ce que fait le temps, ( … ) elle apparaît comme le fruit de ce qui en nous, refuse de devenir » (10).
La jalousie rétrospective va encore plus loin dans son désir de possession du partenaire parce qu’elle porte non seulement sur une possible et future infidélité, mais elle veut s’approprier aussi le passé de l’être aimé. L’obstacle que le jaloux rencontre est donc la vie même de l’autre, son passé et son avenir. On doit souligner encore une fois le caractère idéal de l’objet de l’amour jaloux « puisqu’aucun objet réel ne peut être présent en totalité et, d’autre part, il nie la réalité, l’existence et la valeur d’autrui qu’il ravale en chose possédée. » (11)
On peut définir la jalousie comme une passion, mais elle est aussi, dans un certain sens, « connaissance », « savoir »; « elle est une con naissance psychologique qui se nourrit des impressions et des interprétations compréhensives corrélatives aux expressions directes et indirectes dans lesquelles autrui se présente au jaloux » (12).
Ce désir de savoir ne se limite pas à la volonté de connaître seulement les infidélités du partenaire, mais il est aussi le désir de triompher sur l’autre. Le jaloux ne se contente pas de connaître, il veut aussi voir. Ainsi Othello, le jaloux par excellence, dit :
« I think my wife be honest and think she is not
I think that thou art just and think thou art not
I’ll have some proof ( … ) » (13)
Cette soif de connaissance, en réalité, va au-delà du simple fait d’infidélité, elle vise l’autre, elle veut atteindre l’être et « un glissement tend à se produire de la recherche de la vérité à la saisie de l’être » (14).
En résumé, selon la psychologie descriptive, la jalousie est le produit du conflit entre l’amour jaloux et l’altérité essentielle de l’existence du partenaire qui apparaît au jaloux comme incompréhensible, indéchiffrable et énigmatique. Cela provoque un désir toujours plus violent, souffert et toujours irréalisable de connaître l’autre pour le posséder et pour nier en même temps son altérité.
La jalousie « proustienne »
On a observé que la psychologie descriptive parle de « connaissance jalouse », mais on peut s’interroger sur l’objectivité et la validité d’un tel type de connaissance. Selon Ferdinand Alquié, toute passion en général, et la passion amoureuse en particulier, est caractérisée par le refus du temps comme tel, et spécialement du futur. A ce refus se juxtapose l’affirmation du passé en tant qu’entité toujours vivante et actualisée dans le présent. Cette attitude conduit le passionné à l’inconscience parce qu’elle l’empêche de voir le présent tel qu’il est et de se projeter dans l’avenir; « une telle inconscience entraîne nécessairement une méconaissance de l’objet. Orientée vers le passé, la conscience du passionné ( … ) ne retient que ce qui lui permet de revenir à ce passé, ce qui le signifie, ce qui le symbolise : encore signes et symboles ne sont-ils pas ici perçus comme tels, mais confondus avec ce qu’ils désignent. » (15).
L’oeuvre de Proust porte effectivement « sur l’apprentissage des signes » (16), et toute la « Recherche » est une série d’épreuves qui amènent Marcel de plus en plus loin dans la connaissance et la compréhension des signes et des symboles que les différents mondes enveloppent en eux, et qu’ils émettent. Ainsi, connaître l’amour veut dire entrer en contact avec ce monde inconnu, chercher à interpréter et à comprendre les signes qui lui son propres. Devenir amoureux est alors » individualiser quelqu’un par les signes qu’il porte ou qu’il émet. C’est devenir sensible à ces signes, en faire l’apprentissage » (17).
Cette puissance qu’a l’amour de nous mettre en contact avec le « neuf » va exactement à l’opposé de la thèse soutenue par Ferdinand Alquié. Au début, l’amour est une force qui pousse plutôt vers l’avenir, la découverte et l’inconnu. « Chaque fois que par ( … ) la puissance de l’amour, nous percevons une ouverture dans le temps, un renouvellement dans notre façon de percevoir la vie, nous entrons dans un nouvel état d’existence où, sentant l’originalité de ce qui est, nous recommençons à être heureux. » (18)
Aimer, c’est chercher à percer le monde de l’être aimé. Mais ce désir de connaissance est limité par une contradiction fondamentale de l’amour : le monde inconnu, qui attire l’amoureux vers l’autre, en même temps lui reste impénétrable, et ce désir de connaissance se révélera irréalisable. « Les gestes de l’aimé, au moment même où ils s’adressent à nous et nous sont dédiés, expriment encore ce monde inconnu, qui se forma avec d’autres personnes, où nous ne sommes d’abord qu’un objet parmi les autres, et qui nous exclut » (19). Cette contradiction de l’amour, cette impossibilité de saisir « une entité qui se refuse de se laisser immédiatement posséder ou connaître » (20) est à la base de la jalousie, elle la provoque.
Dans la jalousie décrite par Proust, on retrouve le même type de désir de possession et de domination que celui qui a été analysé dans la première partie. L’amour de Marcel pour Albertine, son désir de la séquestrer, de l’emmurer est une illustration exemplaire de l’amour jaloux. Mais la jalousie « proustienne » ne reste pas une composante de l’amour, elle le dépasse, et en devient la fin; « la jalousie est plus profonde que l’amour, elle en contient la vérité. C’est que la jalousie va plus loin dans la saisie et dans l’interprétation des signes. Elle est la destination de l’amour » (21).
Ces signes, qui sont la raison même de l’amour et de la jalousie, se révèlent toujours mensongers. Si le signe de l’amour est un mensonge, ce n’est pas par la seule volonté de l’aimé, mais aussi à cause de la nature du signe en soi. Il suggère d’abord à l’amoureux les mondes de l’aimé, qui l’excluent et l’excluront parce que l’autre ne veut et ne peut pas les lui faire connaître. « Ce sont des signes mensongers qui ne peuvent s’adresser à nous qu’en cachant ce qu’ils expriment, c’est-à-dire l’origine des mondes inconnus des actions et des pensées inconnues qui leur donnent un sens » (22).
Alors l’amant jaloux doit chercher à déchiffrer ces « hiéroglyphes ». Dans ce sens, la jalousie va plus loin que l’amour, elle ranime « la passion de la vérité » {23). L’amant qui arrive à déchiffrer un men- songe de l’aimé éprouve le même plaisir « qu’un interprète qui par- vient à traduire un texte compliqué » (24) et les moyens qu’il utilise ont la même noblesse que ceux que l’historien emploie pour atteindre la vérité; « écouter aux portes ne lui semblait plus aussi bien que le déchiffrement des textes, ( … ) que des méthodes d’investigation scientifique d’une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité. » (25)
La jalousie est ainsi fondamentale car elle oblige le jaloux à une recherche de vérité impossible à trouver dans un simple effort de volonté; « la vérité n’est jamais le produit d’une bonne volonté préalable, mais le résultat d’une violence dans la pensée« . (26)
Les signes mensongers qui entraînent dans cette recherche sont l’apanage de l’être aimé, le plus médiocre même, qui, grâce à eux, atteint sa plus grande richesse en devenant plus précieux et plus profond que l’esprit le plus fin; plus une femme est bornée, limitée, plus elle compense par des signes, qui parfois la trahissent et dénoncent un mensonge, son incapacité de formuler des jugements intelligibles ou d’avoir une pensée cohérente » (27.)
La jalousie est évidemment un moment extrêmement douloureux de la relation amoureuse. Cette souffrance est provoquée par l’impossibilité de saisir l’objet aimé; « à l’élan de sa pensée s’oppose la fuite de l’objet ( … ). Le caractère perpétuellement évasif de toute réalité ou de toute joie désirées, en fait l’exemple même d’un espoir trompé. De l’espoir au désespoir la route est brève et facile » (28).
La douleur se réalise à la suite du mensonge qui est l’expression de l’amour. Mais cette souffrance, au lieu d’être négative et de rétrécir le monde intellectuel du jaloux, est une étape nécessaire sur la voie de la vérité. « Qui chercherait la vérité s’il n’avait d’abord éprouvé la souffrance que donne le mensonge de l’être aimé ? ( … ) La douleur force l’intelligence à chercher, comme cetains plaisirs insolites mettent en mouvement la mémoire » (29).
Donc la déception de ne pas posséder l’être aimé, de le découvrir faux et mensonger, au lieu de limiter l’intellect, devient, pour Proust, un moment fondamental de la recherche, de l’apprentissage. Il est essentiel que la jalousie ne soit pas un fin en soi, qu’elle soit un moment capital, mais ponctuel, dans la recherche de la vérité.
Cet amour, cette jalousie, s’ils ne sont pas vus de telle manière, peuvent amener l’amoureux à confondre l’objet avec le signe qu’il contient. Il pourra croire que l’être aimé possède le secret du signe.
» Chaque signe a deux moitiés : il désigne un objet, il signifie quelque chose de différent. Le côté objectif, c’est le côté du plaisir, de la jouissance immédiate et de la pratique. Nous engageant dans cette voie, nous avons déjà sacrifié le côté vérité. Nous reconnaissons les choses, mais nous ne les connaissons jamais. Ce que le signe signifie, nous le confondons avec l’être ou l’objet qu’il désigne » (30).
L’être aimé, en réalité, est important pour ce qu’il cache en soi; « ses yeux seraient seulement des pierres, et son corps, un morceau de chair s’ils n’exprimaient un monde ou des mondes possibles,des paysages et des lieux, des modes de vie qu’il faut expliquer, c’est à-dire déplier, dérouler » (31).
Dans ce sens, l’amour « proustien » est un amour captatif tel que celui décrit par Lagache, parce qu’il vise non seulement à la possession totale, mais aussi à extraire l’essence de l’autre, à l’absorber. Il faut souligner, encore une fois, que cet amour dévorant, cette jalousie harcelante sont, pour Proust, de simples étapes qui doivent être dépassées pour aller à la rencontre des signes qui sont plus importants et plus profonds que l’objet.
En outre, les signes de l’amour, bien qu’ils l’engagent dans cette recherche de la vérité, ne lui permettront jamais de l’atteindre. Marcel, après une série d’amours qui feront partie de son apprentissage et qui révéleront cette impossibilité fondamentale, comprendra que, en réalité, ce n’est que grâce à l’Art qu’il est possible de pénétrer dans le monde d’autrui. Seuls les signes de l’art contiennent la vérité.
Swann, au contraire, sera inapte à aller au-delà du miroir malgré son amour pour Odette qui, d’une certaine manière, procède de l’art. En effet, Swann commence à s’intéresser à Odette quand il retrouve sur son visage les traces de l’Oeuvre, en le rapprochant et en l’identifiant aux peintures du « divin Botticelli ». Mais le dépassement de l’objet aimé n’aura pas lieu et Swann n’arrivera pas à trouver cette vérité.
On peut affirmer que l’histoire de Marcel et celle de Swann sont parallèles; pourtant, dans l’une, ce dépassement nécessaire au profit de la recherche de la vérité a lieu, alors que dans l’autre, au contraire, l’apprentissage n’aboutit pas à sa fin et la recherche échoue.
Un amour de Swann : analyse de quelques points du texte
On procédera par étapes à l’analyse de la jalousie de Swann, en partant de sa première manifestation, qui coïncide avec la reconnaissance de l’amour éprouvé pour Odette, pour s’intéresser, ensuite, aux effets que ce sentiment provoque dans l’esprit du protagoniste.
Le début de la jalousie
Le grand amour et la jalousie douloureuse de Swann pour Odette, cette femme qui n’était pas « son genre » , naissent et glissent en lui d’une manière presque imperceptible. Ces sentiments, qui bouleverseront sa vie, trouvent leur fondement dans l’habitude ;
» ( … ) d’abord parce qu’elles ne sont pas « votre genre » on se laisse d’abord aimer sans aimer, par là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n’aurait pas eu lieu avec une femme qui eût été « notre genre » et qui ( … ) n’eût pas pris dans notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si l’amour vient et qu’elle vienne à nous manquer ( … ) ne nous arrache pas un seul lien mais mille. » (32)
Les paroles de Proust semblent lier la passion amoureuse à l’habitude.
Chez Swann, ce qui fondera l’amour est pourtant également la certitude de retrouver Odette tous les soirs chez les Verdurin. Quand cette certitude vient à manquer, il découvre, pour la première fois, le plaisir que lui inspirait la présence d’Odette, et aussi la douleur que son absence provoque en lui :
« En voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au coeur; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de la trouver quand il le voulait » (p.267)
Ce manque inattendu déclenche en Swann une passion douloureuse et virulente. Désormais, Swann passera par tous les états typiques de la jalousie, c’est-à-dire l’état de souffrance, le besoin de possession et le désir de savoir.
La souffrance jalouse
La passion jalouse se manifeste en Swann comme un état indépendant de sa volonté, qui le transforme en un être nouveau. Ce changement, qui est dorénavant une partie de lui, n’a pas lieu sous le signe du bonheur mais il est subi comme une véritable maladie :
» Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au coeur dont il souffrait ( … ). » (p.269)
On retrouve, un peu plus loin, une autre référence à cet état nouveau, à cet être « étranger » que Swann a découvert en lui-même :
» Il fut bien obligé de constater ( … ) qu’il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul, qu’un être nouveau était avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie. » ( p.269)
En ce cas, la jalousie et l’amour apparaissent dès le début comme des sentiments contraires à la raison; « elle (la passion) s’oppose à la raison: elle nous aveugle sur notre nature réelle, elle est ignorance de nous-même » (33). Mais ce choix contre la raison, « anti-logos » est, en fait, le seul état qui peut permettre de rechercher la vérité; « il n’y a de vérité que dans ce qui est fait pour tromper, dans les méandres de ce qui la cache, dans les fragments d’un mensonge et d’un malheur : il n’y a de vérité que trahie » (34).
Le désir de connaissance n’est pas encore présent en Swann qui, après la découverte de sa passion, est bouleversé par son état. La souffrance qu’il éprouve, l’angoisse qui le tourmente, ne peuvent trouver un soulagement que dans la présence de l’être aimé qui a une véritable fonction médicamenteuse. Au début de l’amour, Swann cherche instinctivement à cacher cette nécessité qu’il éprouve d’elle :
» Comme chaque soir, dès qu’il serait avec Odette ( … ) il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à trouver des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de suite et de s’assurer, sans avoir l’air d’y tenir, qu’il la retrouverait le lendemain ( … ) : c’est-à-dire de prolonger pour l’instant et de renouveler un jour de plus la déception et la torture que lui apparait la vaine présence de cette femme qu’il approchait sans oser l’étreindre. » (p.270)
Mais, même après la « possession » physique de l’aimée, le seul espoir qu’a Swann d’échapper à sa souffrance toujours prête à renaître, est la certitude de voir Odette, de savoir qu’elle n’est pas avec d’autres.
En effet, c’est le défaut de cette certitude qui a provoqué la première crise angoissante en Swann; elle seule peut donc lui assurer le calme.
» Puis, sans qu’il s’en rendît compte, cette certitude qu’elle l’attendait, qu’elle n’était pas ailleurs avec d’autres, qu’il ne reviendrait pas sans l’avoir vue, neutralisait cette angoisse oubliée, mais toujours prête à renaître, qu’il avait éprouvée le soir où Odette n’était plus chez les Verdurin. » ( p.277)
Ce désir de l’objet aimé qui, plus tard, lui échappera, devient de plus en plus obsédant et Swann, comme beaucoup d’autres personnages proustiens, « ne peut s’empêcher de continuer à aimer celle dont il a renoncé à obtenir l’amour » (35).
» Et pourtant cette Odette, d’où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même temps le prix du calmant, du contre- poison que seule cette femme possédait. » (p.421)
Ce besoin d’Odette, qui la rend aux yeux de Swann toujours plus précieuse, est lié à sa fuite, à son refus de se donner. On remarque ici une caractéristique de l’amour captatif, où « le jaloux exige du partenaire présence totale et continue » (36). Swann veut posséder l’aimée qui devient une chose, une espèce de médicament contre sa maladie : la jalousie.
Le désir de possession
La souffrance de Swann est provoquée par l’irrépressible bien qu’irréalisable désir de posséder Odette. Cet être qui tout d’un coup est devenu le centre de son univers, d’un côté semble s’offrir et de l’autre lui échappe. Proust, dans le passage suivant, souligne d’une manière remarquable les hasards de l’amour et l’absurdité du besoin de possession.
» De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devînt exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand ( … ) s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir, le besoin insensé et douloureux de le posséder. » (p.271-272)
On peut voir ici une autre caractéristique de l’amour jaloux ou, comme le dit Deleuze, « la contradiction de l’amour« . Ce désir, cause du conflit entre l’amour jaloux et la réalité, n’a aucune possibilité de se réaliser car « tout objet ne se présente que par facettes, c’est-à-dire dans des « présentations » partielles et concrètes; la totalité et la permanence appartiennent à une synthèse représentative de la transcendance de l’objet; donc je ne peux pas posséder un objet en totalité, et sa possession totale ne peut être que mimée« . (37) Mais le jaloux ne veut et ne peut pas accepter cette réalité, le désir de posséder, de conserver et, par conséquent, l’exigence de la présence de l’autre qui, d’abord, n’était qu’un simple plaisir, devenant en lui une nécessité presque vitale.
» ( … ) l’échelle des plaisirs qu’elle pouvait lui causer, et dont le suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et l’y rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie. » ( p.317)
L’erreur dans laquelle tombe Swann, ici, est de croire que la jalousie dépend exclusivement du comportement de l’autre. En réalité, sa jalousie ne peut pas être séparée de son amour, elle en est la cause directe,l’essence même.
On constate, en outre, dans la jalousie de Swann un crescendo qui est lié soit à l’idée qu’il se fait d’Odette, soit à sa « sensibilisation » aux signes qu’elle émet. Si Swann, au début de la relation amoureuse, n’était pas jaloux de toute la vie d’Odette, mais seulement de certains faits ou circonstances ponctuelles, son besoin d’entrer dans le monde de l’aimée, de le saisir, augmente aussi à mesure que sa jalousie grandit :
» ( … ) mais depuis qu’il s’était aperçu qu’à beaucoup d’hommes Odette semblait une femme ravissante et désirable, le charme qu’avait pour eux son corps avait éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entiérement dans les moindres parties de son coeur. » (p.317)
Le désir que d’autres hommes peuvent avoir pour le corps d’Odette provoque en Swann un désir bien plus profond. On assiste ici au passage-opposition du « corps » à « l’âme ». La simple possession physique est en réalité une non-possession de l’être en tant que tel. Swann, au con traire, veut atteindre la véritable et irréalisable possession d’un être.
Son désir de maîtriser l’âme d’Odette, de dévoiler ses mondes intérieurs est le désir de l’absorption de l’autre, de sa connaissance totale.
Le besoin de savoir
On a vu que la jalousie n’est pas un pur sentiment: elle est aussi connaissance. Ce désir de savoir n’a pas pour objet les seules infidélités, réelles ou supposées, de l’aimée, mais elle se concentre surtout sur l’ « être », ou plutôt sur ce que l’être enveloppe en lui.
En analysant l’attitude de Swann, on remarque que son désir de connaissance n’est pas né en même temps que son amour, mais que son apparition sera graduelle, liée aussi à la montée de la jalousie.
Au début de la relation, Swann fait preuve à l’égard de la vie d’Odet te d’une sorte de paresse intellectuelle, d’un manque total d’imagination. Or, on peut affirmer que l’imagination est un phénomène typique de la connaissance jalouse; « l’intervention de l’imagination est parfaitement logique lorsqu’elle se borne à former une hypothèse qu’il faudra soumettre au contrôle des faits; c’est d’ailleurs en se fondant sur des relations psychologiques et rationnelles qu’elle élabore un ou plusieurs possible ( … ) » (38). La carence de son imagination, en quelque sorte, défend donc Swann de la jalousie, mais cette paresse est une limitation parce qu’elle ne permet pas à Swann d’entrer dans cet état douloureux qui est la seule voie pour entreprendre la recherche de la vérité.
» Il n’allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l’emploi de son temps pendant le jour, pas plus que de son passé, au point qu’il manquait même ce petit renseignement initial qui, en nous pemettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne se demandait-ilpas ce qu’elle pouvaitfaire, ni quelle avait était sa vie ( … ); et la vie d’Odette pendant le reste du temps, comme il n’en connaissait rien, lui apparaissait avec son fond neutre et sans couleur ( … ) » (p.281-282)
L’envie de savoir naît et prend corps en lui au fur et à mesure que se présentent à son esprit des faits, même insignifiants, qui lui démontrent, tout à coup, que la vie d’Odette n’est pas vide et limitée aux moments passés avec lui.
» Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si même son esprit lui disait qu’elle ne l’était pas, parce qu’il ne pouvait pas l’imaginer, quelque ami ( … ) lui décrivait la silhouette d’Odette, qu’il avait aperçue, le matin même ( … ) sous un chapeau « à la Rembrant » et un bouquet de violettes à son corsage. Ce simple croquis bouleversait Swann parce qu’il faisait tout d’un coup apercevoir qu’ Odette avait une vie qui n’était pas tout entière à lui; il voulait savoir à qui elle avait cherché à plaire par cette toilette qu’il ne connaissait pas; » (p.282)
Le monde d’Odette, en raison même de son côté énigmatique, deviendra toujours davantage pour Swann l’intérêt principal de son existence.
» ( … ) vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’était pas là, et qui à cause de cela lui paraissaient receler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de plus mystérieux. » (p.377)
« Ne pas savoir » devient alors le pire des supplices, plus douloureux même que la connaissance des infidélités. On voit bien là le caractère spécifique de la connaissance jalouse qui est attirée par le côté imaginaire et insaisissable du monde de l’autre. Le jaloux est excité par ce qu’il ne sait pas mais qu’il imagine. L’imagination est alors la source douloureuse du savoir.
» Il la voyait mais il n’osait pas rester de peur de l’irriter en ayant l’air d’épier les plaisirs qu’elle prenait avec d’autres et qui lui semblaient illimités parce qu’il n’en avait pas vu la fin. ( … ); il y laissait Odette muée en une brillante étrangère, au milieu d’hommes à qui ses regards et sa gaîté, qui n’étaient pas pour lui, semblaient parler de quelque volupté qui serait goûtée là ou ailleurs ( … ) et causait à Swann plus de jalousie que l’union charnelle même; parce qu’il l’imaginait plus difficilement;« (p.346)
Le rôle de l’imaginaire et de la subjectivité dans la connaissance jalouse semble démontrer la quasi inconsistance d’un tel savoir qui n’est souvent pas fondé sur des faits réels et qui ne suit pas les chemins de la raison. Comme Shakespeare le fait dire à Iago, le jaloux s’appuie sur des impressions qui, aux yeux de la raison, apparaissent inconsistantes:
» ( … ) Trifles light as air
« Are to the jealous cofirmations strong
As proofs of holy writ; ( … ) » (39)
En réalité, la connaissance, par Proust, doit se placer en dehors et au-delà de la raison. Le vrai moyen de connaissance n’est pas la raison, mais la sensibilité; « nous avons tort de croire aux faits, il n’y a que des signes. Nous avons tort de croire à la vérité, il n’y a que des interprétations » (40). La jalousie bouleverse la raison mais elle rend sensible aux signes et à leur explication.
La fenêtre éclairée : acte manqué de la connaissance
La jalousie est donc un moteur de la connaissance parce qu’elle aiguise l’attention du jaloux eu égard aux signes de l’aimé. Ces signes sont, sans doute, plus profonds que l’objet, bien qu’ils soient encore liés à lui. La jalousie propulse vers la recherche de l’essence. Mais elle ne peut pas y aboutir parce qu’elle est encore trop liée à l’objet « en soi »; « les signes amoureux ( … ) sont incapables de nous donner l’essence : ils nous en rapprochent, mais toujours nous retombons dans le piège de l’objet, dans le rets de la subjectivité » {41). La connaissance jalouse doit alors être considérée comme une étape importante de l’apprentissage, dans la mesure où elle permet tant son propre dépassement que le dépassement de l’objet aimé.
La scène de la fenêtre éclairée (pp. 318-321, « Du côté de chez Swann« ) devient presque le symbole de cette impossibilité fondamentale de la connaissance jalouse. Elle symbolise surtout l’incapacité de Swann à dépasser l’objet, Odette, qui est la source des signes, pour en saisir son essence.
Lorsqu’on analyse ce passage, apparait la fonction propulsive de la jalousie, qui fait violence à Swann, qui le pousse à la recherche : « nous ne cherchons la vérité que quand nous sommes déterminés à le faire en fonction d’une situation concrète,quand nous subissons une sorte de violence qui nous pousse à cette recherche. Qui cherche la vérité ? C’est le jaloux sous la pression des mensonges de l’aimé. » (42).
Au début, Swann est dans un état de tranquillité et d’apaisement qui l’éloigne de toute action, voire d’Odette elle-même. La certitude qu’elle l’attend, ou plutôt qu’elle n’attend personne, est un véritable calmant pour son esprit.
» ( … ) et comme Odette, pour le fait qu’elle lui avait demandé de venir, lui avait donné la certitude qu’elle n’attendait personne, c’est l’esprit tranquille et le coeur content que ( … ) il serait rentré chez lui se coucher. » (p.318)
Mais l’imagination, composante essentiel de la connaissance jalouse, le trouble, le pousse à la recherche. Ses soupçons n’ont, d’un point de vue rationnel, aucun fondement réel, pourtant l’idée que peut-être elle attendait quelqu’un lui fait violence et l’oblige à enquêter, à chercher cette possible réalité.
» Mais, quand il fut rentré chez lui, l’idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu’un ce soir, qu’elle avait seulement simulé la fatigue et qu’elle ne lui avait demandé d’éteindre que pour qu’il crût qu’elle allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il avait été parti, elle avait rallumé, et fait entrer celui qui devait passer la nuit auprès d’elle. » (p.318)
Dans l’esprit de Swann, tous ces soupçons ont un corps réel, sont presque des certitudes qu’il faut seulement confirmer. La fenêtre éclairée « parmi l’obscurité de toutes les fenêtre éteintes » devient la preuve non de la seule infidélité d’Odette, mais aussi de cette réalité autre, que jusque là il avait seulement subodorée. Son imagination se concrétise : elle est là avec celui qu’elle attendait. Cette fenêtre remplie de « pulpe mystérieuse et dorée« , est le signe de la vérité, elle est la lumière.
La vérité de ce monde lui apparait enfin comme une possibilité réelle, encore inexplorée, mais présente, offerte à lui, prête à être saisie.
» Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d’où débordait – entre les volets qui en pressait la pulpe mystérieuse et dorée – la lumière qui remplissait la chambre ( … ) et qui maintenant le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu’elle attendait ». Il voulait savoir.« (p.319)
Swann souffre en découvrant la fausseté d’Odette, mais cette douleur est presque dépassée par le sentiment de satisfaction, de joie même que lui donne l’idée d’être, enfin, arrivé à pénétrer ce monde inconnu. En fait, le vrai objectif de Swann est de « capturer » l’aimée, de la faire « prisonnière ».
Marcel, lui aussi, éprouvera le désir d’emprisonner Albertine; « car le narrateur-interprète, amoureux et jaloux, va enfermer l’être aimé, l’emmurer, le séquestrer pour mieux « l’expliquer », c’est-à-dire pour le vider de tous ces mondes qu’il contient » (43).
» Et pourtant il était content d’être venu : le tourment qui l’avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que l’autre vie d’Odette dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voulait, il entrerait la surprendre et la capturer. » ( p.319)
Comme il a déjà été dit, c’est dans le désir de connaître la vérité, ce « plaisir de l’intelligence« , que réside la valeur spécifique de la jalousie. Mais ce savoir est en même temps impossible si l’on n’arrive pas à dépasser l’objet. On perçoit clairement dans le passage suivant que Swann lie de façon indissociable l’aimée aux signes qui lui sont propres :
» ( … ) ce qu’il ressentait en ce moment de presque agréable, c’était autre chose aussi que l’apaisement d’un doute et d’une douleur: un plaisir de l’intelligence ( … ) c’était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais d’une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d’elle, vérité tout individuelle qui avait pour objet unique ( … ) les actions d’Odette, ses relations, ses projets, son passé. » (p.319-320)
Dans ce sens, la connaissance de Swann est un acte manqué. La fin de cette scène le symbolise : la fenêtre éclairée n’était pas celle d’Odette. Ainsi, son espoir de saisir le monde inconnu de l’aimée, qui semblait s’offrir à lui, se transforme en une « tromperie ». La fatalité de cet échec est indissociablement unie à son incapacité d’aller au-delà, d’oublier l’objet et de prendre seulement son essence, sa vérité :
» Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre ( … ), il s’était trompé. » (p.321)
Conclusion
Dans le cadre de ce travail, j’ai essayé de voir dans quelle mesure la jalousie « proustienne », dont la jalousie de Swann est une manifestation particulière, peut être rapprochée d’une analyse purement psychologique, et donc pathologique du phénomène jaloux. Pour ce qui est de la connaissance, la psychologie affirme le désir du jaloux de saisir l’être aimé, de le posséder entièrement. Mais elle considère cette attitude seulement sous un angle complètement négatif et elle la retient comme la cause première du rétrécissement du monde intellectuel du jaloux.
On peut, il est vrai, affirmer que la majeure partie des manifestations jalouses, quasi maladives, sont identifiables dans les attitudes et les comportements de Swann.
Il faut pourtant aller plus loin : démontrer qu’une telle approche n’apparait pas assez profonde et riche pour expliquer l’état complexe et « mystérieux » du passionné, qu’il soit amoureux ou jaloux.
Grâce à l’Art de Proust, la jalousie n’est pas un simple état maladif, elle devient la porte d’un « au-delà », qui est la fin la plus haute et, par là même, la plus difficile à atteindre par l’être humain. Bien que cette sublime maîtrise d’une réalité essentielle passe par l’échec nécessaire, cela n’en diminue pas sa valeur intrinsèque :
« Qui cherche la vérité ? C’est le jaloux »
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NOTES
- Dictionnaire Encyclopédique « Le Grand Larousse en Cinq Volumes« , Librairie Larousse, 1987
- LAGACHE, Daniel, La jalousie amoureuse, Paris, PUF, 1974, Quadridge, p.398
- ALQUIE, Ferdinand, Le désir diéternité, Paris, PUF, 1972, 62
- LAGACHE, D., cit., p.329
- ALQUIE, F., cit., p.17
- LAGACHE, cit., p.456
- ALQUIE, F., cit., p.2O
- « eripite hanc pestem perniciemque mihi,/ quae mihi subrepens imos ut torpor in artus/ expulit ex omni pectore « CATULLO, Le poesie, Milano, Garzanti, 1975, Collezione « I Grandi Libri », op. n°76
- LAGACHE, D., op. cit., p,42
- ALQUIE, F., op.cit,, p.21
- LAGACHE, D., op.cit., p,425
- Ibid., p.461
- SHAKESPEARE, William, Othello, acte III, III, v,383-385
- LAGACHE, D., op.cit., p.461
- ALQUIE, F., cit., p.59
- DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, Paris, PUF, 7è édition, 1986 Perspectives Critiques, p.11
- Ibid., p.14
- POULET, Georges, Etudes sur le temps humain, volume 4, « Mesure de l’instant », Paris, Plon, 1968
- DELEUZE, G,, op.cit., p.15
- POULET, G., op.cit., p.316
- DELEUZE, G., op.cit., p.16
- Ibid.
- PROUST, Marcel, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1964, édit. Folio, p.32O
- DELEUZE, op.cit., p,23
- PROUST, M., op.cit., p.32O
- DELEUZE, G., op. cit., p,24
- Ibid., p.31
- POULET, , op.cit., p.320
- DELEUZE, , op.cit., p.33
- Ibid., pp.37-38
- Ibid., pp.144-145
- PROUST, , Le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1954, Coll. Folio, p.410
- ALQUIE, F., cit., p.20
- DELEUZE, G., cit., p.135
- POULET, G., cit., p.321
- LAGACHE, D., cit., p.409
- Ibid., p.593
- Ibid., p.470
- SHAKESPEARE, W., Othello, III, 3, v. 231-233
- DELEUZE, G., cit., p.112
- Ibid., p. 50
- Ibid., p.24
- Ibid., p.146
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BIBLIOGRAPHIE
ALQUIE, Ferdinand, Le désir d’éternité, Paris, PUF, 1972, Collection « Le Philosophe »
CATULLO, ,Le poesie, Milano, Garzanti, 1975
DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, Paris, PUF, 7è édition, 1986, Collection « Perspectives Critiques »
LAGACHE, Daniel, La jalousie amoureuse, Paris, PUF, 3è édition, 1986, Collection « Quadridge »
POULET, Georges, « Proust et la répétition », L’Arc, n°47, Paris
POULET, Georges, Etudes sur le temps humain, volume 4, « Mesure de l’instant, Paris, Plon, 1968
PROUST, Marcel, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1954, Collection « Folio »
PROUST, Marcel, Le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1954, Collection « Folio »
SHAKESPEARE, William, Otello, Milano, Mondadori, 1981, Collezione « Biblioteca Mondadori
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TABLE DES MATIERES
Introduction
La jalousie amoureuse et l’amour jaloux
La jalousie « proustienne »
Un amour de Swann : analyse de quelques points du texte
Le début de la jalousie
La souffrance jalouse
Le désir de possession
Le besoin de savoir
La fenêtre éclairée : acte manqué de la connaissance.
Conclusion
Notes
Bibliographie
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N.B. Les citations figurant en milieu de page sont tirées de : PROUST, Marcel, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1954, Collection « Folio ». Les soulignements, dans toutes les citations, ne font pas partie des textes originaux .
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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Mémoire de diplôme présenté par Mme Maria Alba FERRARI sous la direction de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff