Structure et symbolisme dans la nouvelle d ‘Albert Camus : « Le renégat ou un esprit confus«
I. LE PROPOS
« Le Renégat » est un récit bouleversant : à la lecture, on se sent attiré, depuis le début, par ce fanatique du supplice, par son comportement pathologique et par l’esprit aliéné qui l’habite.
La lecture nous subjugue, mais on ne peut expliquer pourquoi. Ce ne sont apparemment qu’impressions subjectives sans aucun fondement.
A partir de ces impressions subjectives on doit toutefois se poser la question de l’analyse, comme le fait R. Barthes, éclairé par la pensée de Lévi-Strauss et de Propp:
»Ou bien le récit est un simple radotage d’événements, auquel cas on ne peut parler qu’en s’en remettant à l’art, au talent ou au génie de l’auteur, ou bien il possède en commun avec d’autres récits une structure accessible à l’analyse, quelque patience qu’il faille mettre à l’énoncer; car il y a un abîme entre l’aléatoire le plus complexe et la combinatoire la plus simple, et nul ne peut produire un récit sans se référer à un système implicite d’unités et de régles« . (R. Barthes, L’Aventure Sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p.168).
Si l’on accepte la deuxième présupposition, une étude approfondie du « Renégat » s’impose. Etude qui n’essaie pas de situer la nouvelle dans ce système implicite d’unités et de règles dont parle R. Barthes (car cela ferait l’objet d’une autre étude beaucoup plus vaste), mais de trouver – maintenant avec des principes solides et objectifs – le pourquoi de notre bouleversement au moment de la première lecture.
A l’issue de l’analyse, on verra que « Le Renégat » reste un récit bouleversant et subjuguant, mais qu’en outre notre admiration en sort renforcée. On s’aperçoit que rien n’est gratuit: les disjonctions temporelles, la réitération de certains thèmes, les régressions dans l’espace et dans le temps ainsi que l’apparition d’une autre voix narrative que celle du renégat, tout est au service de la narration. Ce n’est que par la structure du texte que le personnage du renégat acquiert toute sa valeur. Le fond et la forme étant liés intimement.
C’est cette union intrinsèque qui va focaliser notre étude. Dans un premier temps, on se livrera à une analyse du code séquentiel; analyse qui demontrera, grâce au découpage en séquences, cette union intime du fond et de la forme dont on parlait antérieurement.
L’étape suivante consistera à étudier le symbolisme du récit car ce symbolisme participe autant de la forme que du fond: il est partie intégrante de la structure en même temps qu’il nous permet de mieux appréhender l’esprit du renégat.
II. LA STRUCTURE DU RECIT
- Introduction
Le « fond » et la « forme » dont on a parlé jusqu’à maintenant doivent être dénommés désormais, signifié et signifiant. Ce choix n’est pas arbitraire; il est complètement justifié du fait que c’est à partir de cette réalité linguistique que l’analyse structurale peut avoir lieu:
Le signifié (concept, fond) et le signifiant (image acoustique, forme) sont, selon Saussure, les composants du signe, la signification étant l’association qu’on fait du signifiant et du signifié:
« L’entité linguistique n’existe que par l’association du signifiant et du signifié; dès qu’on ne retient qu’un de ces éléments elle s’évanouit; au lieu d’un objet concret on n’a plus devant soi qu’une pure abstraction« . [1]
Il en est de même dans le récit: le récit n’existe que par l’association de son signifiant (plan de l’expression [2] ) et de son signifié (plan du contenu [3] ). Ce qui est significatif, c’est l’association entre la structure du récit et son contenu; ils sont complémentaires; l’un est la raison d’être de l’autre. Ils n’ont aucune valeur en soi car si l’association entre eux, -comme composants d’une même unité-, ne se réalise pas, la signification n’existe pas . Pour reprendre un exemple de Saussure: « L’eau est une combinaison d’hydrogène et d’oxygène; pris à part, chacun de ces éléments n’a aucune des propriétés de l’eau. » (4)
2. Analyse du code séquentiel
Une fois établie cette union intime entre la structure du récit et l’argument, on peut procéder au découpage en séquences.
La nouvelle se déroule tout au long d’une journée. Le récit commence au lever du soleil :
« le jour se lève sur le désert » (R. , 15)
et finit vingt-quatre heures plus tard:
« l’aube se lève » (R., 695)
dans un lieu précis:
« Je suis là sur la piste à une heure de Taghâza » (R. , 13);
Temps du présent qui, en outre, est marqué à chaque reprise par le mouvement du soleil, de l’aube au crépuscule, ou par références indirectes : la chaleur/ le froid (le jour / la nuit) .
Et un deuxième temps qui, par opposition au premier, est un temps du « passé » et qui est aussi très bien délimité dans sa structure : les épisodes ne se mélangent pas; entre chaque référence au temps présent on se retrouve devant un épisode concret (qui suit un ordre strictement chronologique) de la vie du renégat.
Ainsi, on se retrouve devant les faits suivants :
Séquence 1:
temps présent (R., 1-24)
- code chronologique : « le jour se lève sur le désert » (R., 15)
- code topologique : « je suis là sur la piste à une heure de Taghâza, caché dans un éboulis de rochers » (R. , 13).
Séquence 2:
temps passé (R., 25-85)
Sous-sequence 2.1. (R. , 25-49) :
- c.chr. : enfance
- c.top.: Massif Central
Sous-séquence 2.2. (R. , 4§-85):
- c.chr. : adolescence
- c.top. : Grenoble (séminaire)
Séquence 3:
temps présent (R., 86-95)
- c.chr.: « Soleil sauvage! il se lève » (R., 86)
« L’heure ingrate avant le grand é blouissement » (R., 89-90)
- c.top. : « la piste remonte jusqu’à la dune qui cache Taghâza » (R., 93-94)
Séquence 4:
temps passé (R., 95-148)
- c.chr. : deuxième étape de sa formation au séminaire.
- c.top.: Alger (?)
Séquence 5:
temps présent (R. , 149-160)
- c.chr. : « le soleil est encore monté, mon front commence à brûler » (R. , 149-150)
- c.top.: « (un voile de chaleur) commence à se lever de la piste » (R. , 155-156)
Séquence 6:
temps passé (R. , 161-247)
– sous-séquence 6.1. (R., 161-187)
- c.chr.: âge adulte (indéterminé)
- c.top.: fuite d’Alger, traversée de l’Atlas
– sous-séquence 6.2. (R., 188-247)
- c.chr.: âge adulte
- c.top.: rencontre de Taghâza
Séquence 7:
temps présent (R. , 248-255)
- c.chr. : « la vaste musique de midi » (R. , 253)
- c.top. : « (je sens le soleil) sur la pierre au dessus de moi » (R., 250-251)
Séquence 8:
temps passé (R., 255-397) : Les tortures
– sous-séquence 8.1. (R., 255-279)
- c.chr.: temps englobant : âge adulte
temps englobé : « la journée était dans son milieu » (R. , 266)
- c.top. : « quand les gardes m’ont mené …au centre de la place » (R. , 256-258)
– sous-séquence 8.2. (R. , 280-360)
- c.chr.: temps englobant: âge adulte
temps englobé: « plusieurs jours » (R. , 282)
- c.top.: « dans l’ardeur intolérable du jour » ( R . , 320)
– sous-séquence 8.3. (R., 361-397)
- c.c.: temps englobant:âge adulte
temps englobé: consécutif au temps de 8 .2 .
- c.t.: « […) remplissait la pièce (…) » ( R . , 365-366)
Séquence 9:
temps présent (R., 398-405)
- c.c.: « le soleil a un peu depassé le milieu du ciel » (R., 398-399)
- c.t. : « Entre les fentes du rocher » (R. , 399)
« Sur la piste devant moi » (R., 403)
Séquence 10:
temps passé (R., 405-439) : Description de sa vie à Taghâza.
- c.chr. : temps englobant: « les jours ainsi succédaient aux jours » (R. , 425) = « long jour sans âge » (R., 431)
temps englobé: « à la fin de l’après-midi » (R. , 405-406) = « le soir » (R., 409)
- c.top.: « la maison du fétiche » (R. , 408) = « ma maison de rochers » (R. , 432-433)
Séquence 11:
temps présent (R., 440-460)
- c.c.: « ivre de chaleur » (R., 440-441)
« je ne peux pas supporter cette chaleur qui n’en finit plus » (R., 442-443) = l’après-midi
- c.t. : « Nul oiseau, nul brin d’herbe, la pierre » ( R . , 442-443)
« je le verrai au moins monter du désert » ( R . , 454-455)
Séquence 12:
temps passé (R., 461-540)
– Sous-séquence 12 .1. (R., 461-490) :La castration
- c.chr.: « il faisait chaud » (R., 461)
- c.top.: « le sorcier a ouvert la porte du réduit. Puis il est sorti sans me regarder » (R., 469-470)
– Sous-séquence 12.2. (R. , 490-540): Après la castration, le renégat converti à l’adoration du fétiche
- c.chr.: « j’étais seul dans la nuit » (R. , 491)
- c.top.: « collé contre la paroi » (R., 491- 492)
Séquence 13:
temps présent (R., 540-557)
- c.chr.: « cette chaleur me rend fou … la lumière intolérable » (R., 540-541) = l’après-midi
- c.top. : « le désert crie partout » (R. , 541)
Séquence 14:
temps passé (R., 558-612) : Le renégat apprend l’arrivée du missionaire
- c.chr. : « Ce jour pareil aux autres …à la fin de l’après-midi » (R., 564-566)
- c.top. : « j’étais traîné à la maison du fétiche la porte fermée » (R. , 568-569)
Séquence 15:
temps présent (R., 613-616)
- c.chr. : « la chaleur cède un peu » (R., 613) = la fin de l’après-midi
- c.top.: « la pierre ne vibre plus, je peux sortir de mon trou » (R., 613-614)
Séquence 16:
temps passé (R., 616-623): Fuite de Taghâza
- c.chr. : « Cette nuit » (R., 616)
- c.top. : « je suis sorti. ..et je suis arrivé ici » ( R . , 618-621)
Séquence 17:
temps présent (R., 623-660): Arrivée et mort du missionaire.
- c.chr.: « le ciel qui s’attendrit une ombre violette se devine au bord opposé » (R. ,657-658) = le crépuscule
- c.top. : « je suis tapi dans ces rochers » (R., 624-625)
« au bout de la piste deux chameux grandissent » (R., 630-631)
Séquence 18:
temps présent (R .’ 661-682): Le renégat saisi et frappé à mort
- c .chr. : indéterminé
- c .top. : « les voilà » (R .’ 662)
Séquence 19:
temps présent (R. , 683-714): l’agonie
– Sous-séquence 19.1. (R., 683-693)
- c.chr.: « la nuit déjà » (R. , 683)
« la nuit obscure emplit mes yeux » (R., 692-693)
- c.top. : « le désert est silencieux » (R., 683)
– Sous-séquence 19.2. (R., 694-714)
- c.chr.: « l’aube se lève » (R., 695)
- c.top.: « qui parle personne …non, Dieu ne parle pas au désert » (R., 697-699)
Séquence 20 :
« Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard« . (R. , 715-716)
***
Avant de commencer l’interprétation du code séquentiel quelques précisions s’imposent:
A partir de la séquence 8, les codes chronologique et topologique dans les séquences appartenant au temps passé acquièrent une définition très précise car, à partir de cette séquence, le renégat nous décrit sa vie à Taghâza qui fait partie de son passé récent. En conséquence, les références restent très claires dans son discours.
A partir de la séquence 17, on ne peut plus continuer avec l’alternance temps présent / temps passé car elle n’existe plus. L’alternance dans le récit continue, mais les temps se confondent désormais en un seul et unique temps.
La dernière précision, mais d’une très grande importance, concerne la dernière séquence de la nouvelle, -« Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard » (R., 715-716)-. Elle représente la chute du récit, pas seulement parce qu’elle est placée à la fin, ce qui est évident, mais parce qu’il n’aurait pas pu en être autrement. En effet, il est strictement impossible de continuer le récit.
D’une part, parce qu’on se retrouve en dehors de l’alternance structurale qui a dominé tout le récit : alternance d’un temps présent et d’un temps passé, qui étaient liés par la présence d’un même narrateur: le renégat.
D’autre part, parce que le renégat est aussi emblématique du discours oral (il ne faut pas oublier que la nouvelle n’est que le reflet écrit de la conversation que le renégat soutient avec lui-même) et, ces deux lignes impliquent le passage du discours oral au texte écrit (5).
Et, finalement, parce que ces deux lignes nous présentent un nouveau narrateur, inconnu jusqu’à ce moment, qui vient nous confirmer que le texte est clos : clos parce qu’un changement structurel d’une telle magnitude ne peut être que définitif, comme est définitive la mort du renégat .
III. Essai d’herméneutique
Le découpage en séquences du récit fait apparaître un dualisme temporel qui fonctionne par alternance et opposition.
Ce dualisme des temps n’est que le reflet d’un autre dualisme: celui des voix du renégat. La voix du conscient qui suit une démarche progressive et la voix de l’inconscient qui suit une démarche régressive. (6)
C’est dans cette progression de la conscience et dans cette régression de l’inconscient qu’on peut appréhender l’esprit du renégat.
Par régression, il nous renvoie à son enfance et, à partir de là, à chaque étape de sa vie où, à travers déguisements et déplacements, les mêmes figures symboliques se reproduisent.
Quand il nous renvoie à son enfance, il nous dit de son père:
- « Tête de vache » disait mon père ce porc » (R., 42-43)
- « râ râ tuer son père » (R., 48)
- « puisqu’il est mort depuis longtemps, le vin acide a fini par lui trouer l’estomac » (R., 50-51)
Ces références suggèrent la rudesse du père envers le fils et, surtout, la domination qu’il exerce sur lui. Donc, quand le père meurt -le renégat étant encore enfant- celui-ci n’est plus capable d’échapper à cette domination. Il se sent même coupable de la disparition du père et cherche, dans le châtiment immérité et l’idéalisation de la figure du « Père Mauvais » (6) le seul exutoire à son sentiment de culpabilité et, en conséquence, la seule façon d’échapper à la souffrance.
Cette domination implique un rapport d’ambivalence (binaire) d’idolâtrie et de haine. Quand la haine est trop forte, il fuit la domination par le reniement et il subit la nécessité de « tuer » « l’objet » qui le domine.
Dans les autres régressions auxquelles il est sujet, on trouve le même parcours:
Quand il a tué son père, c’est pour retomber sous la domination de Dieu. Quand il renie Dieu, c’est parce qu’il a déjà trouvé un autre maître: le sorcier puis, enfin, l’idole.
Le renégat ne peut pas exister par lui-même. Il lui faut la présence d’un autre être dominateur pour pouvoir exister, toujours par rapport à un Autre, jamais par rapport à lui-même.
Ces régressions et, surtout, les mécanismes de répétition qu’elles nous révèlent nous permettent de comprendre ses obsessions et son caractère masochiste. S’il est « un esprit confus » – c’est ainsi que Camus nous le présente – c’est bien parce que, dans les régressions de son inconscient, il ressasse – sous des figures différentes – les mêmes fantasmes . Il est « malade » parce qu’il n’est pas sorti de l’enfance. Il est resté fixé à un stade infantile : les raisonnements qu’il fait sont typiques du comportement des enfants . Mais ce qui est normal chez l’enfant est tout simplement névrose chez l’adulte. D’ailleurs, le renégat ne s’exclame-t-il pas d’entrée :
« Il faut mettre de l’ordre dans ma tête » ? (R. , 1-2)
En opposition à la régression de l’inconscient, il y a la progression de la conscience. Si l’inconscient nous fait remonter à l’origine, la conscience nous pro-jette vers la fin:
« la conscience c’est l’ordre du terminal, l’inconscient celui du primordial » (7]
« l’inconscient est origine, genèse, la conscience est fin des temps, apocalypse » (8].
Et cette pro-gression de la conscience, que nous montre-t elle?
Elle nous montre une lente progression à travers vingt-quatre heures de patience et d’attente qui aboutissent à deux morts :
– la mort du missionaire (l’artisan potentiel et supposé de sa souffrance) , comme il a déjà « tu(é] son père » (R. , 48) et tué Dieu;
– sa propre mort : une fois accomplie la mort du missionaire et de tout ce qu’il représente, la vie du Renégat n’a plus de sens : avec la mort du missionaire il détruit aussi, et indirectement, la ville de son supplice et ses habitants-tortionnaires.
Sans châtiment possible, son sentiment de culpabilité va renaître. Il sait qu’en tuant le missionaire il se tue lui-même. Mais il l’accepte, car la mort est la seule issue qu’il lui reste : à défaut de punitions, le sentiment de culpabilité va s’installer de nouveau dans son être et la seule façon de lui échapper définitivement, c’est la mort; mort qui, de surcroît, est la mort qu’il désire : dans la torture et la punition. Il est frappé à mort, sans pitié. C’est la mort violente et sauvage qu’il a tant cherchée sans la trouver auparavant.
- LE SYMBOLISME
- Introduction
L’importance du symbolisme dans « Le Renégat » réside dans le fait que les éléments qu’on va analyser apparaissent dans le récit comme les symptômes, les signes de cette structure « binaire » – alternance des temps, alternance des voix.
Les symboles sont aussi organisés en paires qui s’opposent et se confortent en même temps . C’est la réitération de ces symboles dans le texte qui les rend significatifs ; d’abord parce que la réitération est toujours significative au niveau structural. Et, deuxièmement, parce que, au niveau du contenu, la réitération représente l’obsession du renégat; obsession qui est le symptôme de sa folie.
Comme on l’a déjà exposé, les symboles sont organisés en paires. Et, pour revenir à la terminologie linguistique, de la même façon que « dans la langue il n’y a que des différences » {SAUSSURE, F. de, Cours de Linguistique Générale, p. 166) et que ce sont les différences qui sont significatives, au moment d’étudier le symbolisme du récit il faut procéder de la même manière: analyser les symboles par opposition les uns aux autres, parce que c’est dans l’opposition qu’ils acquièrent leur pleine signification.
Les symboles que nous allons analyser sont la langue et le silence.
2. Les symboles :
a) Langue / Silence
– LA LANGUE :
- « Savoir tenir sa langue » signifie avoir atteint l’âge d’homme, être maître de (9)
- D’autre part, la langue est l’organe du goût, c’est-à-dire du discernement: elle sépare ce qui est bon de ce qui est mauvais . [10]
Quelles sont les raisons pour lesquelles on coupe la langue au renégat ?
D’une part, le renégat n’a pas su, au long de sa vie, discerner ce qui était bon de ce qui était mauvais :
« Ah! Si je m’étais trompé à nouveau! » (R., 704-705)
Il souffre d’avoir à prendre un chemin qu’il n’avait pas imaginé: son image de lui-même se voit contrariée. Il se sent coupable de n’être pas conforme à l’image qu’il s’était faite de lui-même et, pour échapper à ce sentiment de culpabilité et, en conséquence, à la souffrance, il se livre jusqu’au moment de sa mort à une fuite en avant (11). Il n’est pas seulement un renégat, mais encore, et peut-être surtout, un fugitif : fuir sa propre réalité en inventant des images de soi-même est un stratagème grâce auquel ce sont toujours les autres qui ont tort et non pas nous : c’est sa condition de fugitif par rapport à lui-même qui le fait renier tout ce qui a compté, à un moment ou à un autre, dans sa vie.
D’autre part, le fait qu’il ne réussisse pas à « tenir sa langue » est symbolique de son incapacité à contrôler son désir génital (R.,461-481) . Par conséquent, il n’est pas maître de soi, il n’a pas atteint « l’âge d’homme », expression qui doit être comprise en deux sens : l’un donné par l’opposition âge adulte / enfance, et l’autre par l’opposition homme libre / esclave.
Lorsqu’on lui coupe la langue, on ampute l’organe de la parole, du discernement; mais on effectue aussi, par analogie, la castration de l’organe phallique : sa nouvelle nature d’esclave va être définie par la castration.
Mais c’est dans le châtiment, dans l’amputation de l’organe que le renégat récupère partiellement la connaissance de soi.
Il va parcourir le même itinéraire qu’OEdipe :
« OEdipe voit avec ses yeux mais son entendement est aveugle; en perdant la vue, il reçoit la vision, la punition comme conduite masochiste est devenue la nuit des sens de l’entendement et de la volonté« . [12]
Ainsi, le renégat récupère, si l’on peut dire, une certaine capacité de réflexivité :
« Depuis qu’ils m’ont coupé la langue, une autre langue, je ne sais pas, marche sans arrêt dans mon crâne, quelque chose parle, ou quelqu’un, qui se tait soudain et puis tout recommence ô j’entends trop des choses que je ne dis pourtant pas » (R., 2-7):
Il entend des choses qu’il ne peut pas dire, par opposition aux choses qu’il disait avant, sans les entendre: la régression inconsciente ainsi que le surgissement de la voix de son moi conscient – qui définit et commente son présent et ses intentions concernant le futur – sont postérieurs et seulement postérieurs à l’amputation de sa langue: en perdant la langue il récupère le discernement et sa propre parole qui, pourtant, reste muette.
– LE SILENCE :
- le silence est un prélude, une ouverture à la révélation (par opposition au mutisme qui est la fermeture à la révélation, soit par refus de la communiquer ou de la transmettre [1]
– le silence ouvre un passage. [13]
- selon les traditions il y eut un silence avant la création; il y aura silence à la fin des temps: le silence enveloppe les grands événements. [14]
- Dieu arrive dans l’âme qui fait régner en elle le silence, mais il rend muet qui se dissipe en bavardage et ne pénètre pas en qui s’enferme et se bloque dans le mutisme. [15]
Ces trois prémisses se vérifient dans le récit du Renégat : chaque fois qu’on retrouve le silence, il s’agit d’un prélude à quelque chose.
Le récit dans son ensemble n’est qu’un grand silence qui entoure le renégat au milieu du désert. Lui-même nous le dit :
« La vaste musique de midi vibration d’air et de pierres sur des centaines de kilomètres râ comme autrefois j’entends le silence » (R., 252-255).
Ce silence qui précède l’arrivée du missionaire est-il autre chose que la réalité qui force le renégat à soutenir cette longue conversation avec lui-même ? N’essaie-t-il pas de cette manière d’échapper à l’angoisse de l’attente – dont le silence est la réalisation tangible ?
Le renégat entend le silence; il est donc conscient que ce silence qui l’entoure enveloppe le grand événement du récit : l’arrivée du missionaire. Mais, en même temps, ce silence lui est étranger. Dans son âme, il n’y a pas de silence et le renégat se dissipe en bavardage pour essayer de lui échapper. Ce point est extrêmement important car il nous donne la clé de son reniement : il renie Dieu, l’Europe, son éducation et sa vie passée (16). Mais il renie tout cela parce qu’il n’est pas capable de reconnaître que le problème s’origine en son for intérieur : s’il était capable de reconnaître « ça »!, d’en être conscient, il ne renierait pas, mais son sentiment de culpabilité serait trop grand et sa souffrance hors des limites du supportable (17).
Ce silence, qui englobe le récit, on le retrouve plusieurs fois dans le texte comme révélateur d’une attitude personnelle.
C’est un silence significatif, qui parle par lui-même. Ainsi, quand le renégat arrive à Taghâza et qu’il est capturé :
« Je ne pouvais soutenir leurs regards, je haletais de plus en plus fort; j’ai pleuré enfin, et soudain ils m’ont tourné le dos en silence et sont partis tous ensemble dans la même direction » (R., 270-274)
Ce silence est éloquent; c’est un silence qui parle, qui reflète la supériorité des gardes sur le renégat. Ce silence exprime leur mépris: ils sont sans pitié et les êtres sans pitié méprisent tous ceux qui ne sont pas capables de soutenir un regard ou qui pleurent.
Une fois de plus, on retrouve sa condition d’esclave, et cette fois-ci, c’est le silence qui nous la révèle.
La dernière référence au silence qu’on trouve dans le texte est, elle aussi, d’une importance capitale; elle nous montre l’union intime qui existe entre le symbolisme du silence et celui de la langue:
« L’un d’entre eux me maintenait à terre, dans l’ombre, sous la menace de son sabre en forme de croix et le silence a duré longtemps jusqu’à ce qu’un bruit inconnu remplisse la ville d’ordinaire paisible, des voix que j’ai mis longtemps à reconnaitre parce qu’elles parlaient ma langue . . . » ( R . , 569 -575 )
On ira ainsi du SILENCE au BRUIT jusqu’à trouver, un peu plus loin, des VOIX pour arriver, finalement, à MA LANGUE
En analysant les traits pertinents, c’est-à-dire les constituants sémiques (le sémème), de ces quatre éléments on trouve:
silence
[ -] humain
[ -] culturel
[ -] production
[ -] individuel
bruit
[ – ] humain
[ – ] culturel
[ + ] production
[ – ] individuel
(absence de sens = non-sens)
vs
des voix
[ + ] humain
[ + ] culturel
[ + ] production
[ – J individuel
ma langue
[ + ] humain
[ + ] culturel
[ + ] production
[ + ] individuel
(sens)
Ces traits pertinents et ces marques positives ou négatives nous permettent de voir très clairement cette progression et l’univers signifiant qu’ils impliquent.
Du silence, marqué négativement dans tous ces traits, à ma langue, où tous les traits sont marqués positivement, on se trouve devant la même réalité sous des formes différentes :
En langage mathématique, en effet, une double négation équivaut à une affirmation.
Ainsi:
+ + = +
+ – =
= +
– + =
Si l’on applique cette grille de lecture à nos quatre éléments, on trouve que ce qu’il y a de positif, c’est, d’une part, le silence (tous les traits sont marqués négativement) et, d’autre part, « ma langue » (tous les traits sont également marqués positivement); c’est -à-dire l’origine et la fin : le silence est antérieur à toute création (ici le sème « production ») mais prélude à celle-ci, et « ma langue » aboutissement de l’affirmation du sujet (ma) dans l’univers de la signifiance (la langue) .
Les deux éléments intermédiaires restent négatifs en ce sens qu’ils ne sont ni origine ni fin : ils appartiennent chacun à l’une des sphères définies ci-dessus, le non-sens et le sens, mais ils sont uniquement des éléments de transition et de progression entre le silence et « ma langue« . Ils sont ainsi le point de rencontre entre le silence et ma langue, et on peut représenter cette idée à l’aide du triangle culinaire de Lévi Strauss (18):
bruit / voix
( – ) ( + )
silence ma langue
NON-SENS SENS
b) Langue / Sel
On a vu l’importance de la relation symbolique entre la langue et le silence mais on ne peut pas conclure cette analyse sans faire mention d’une autre relation symbolique : celle de la langue et du sel.
La langue se confronte aussi dans le récit au sel, car les deux se retrouvent dans la bouche (oralité) pour se compléter dans leurs différences.
La bouche, par rapport à la langue, représente le parler et, en conséquence, une projection, un dynamisme tourné vers l’extérieur.
Par rapport au sel, la bouche est symbole du manger et donc d’une introjection, d’un statisme, car il est tourné vers l’intérieur.
***
NOTES :
( l ): F. de Saussure, Cours Linguistique Générale, éd. par Tullio de MAURO, Paris, Payot, 1972, p. 144 .
( 2 ): « Le plan des signifiants constitue le plan d’expression et celui des signifiés le plan de contenu« . (R. Barthes, L’Aventure Sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 39).
( 3 ): F. de Saussure, op. cit., p. 145.
( 4 ): « L’évacuation du discours oral amène nécessairement l’avènement du texte écrit. Et c’est ce qui se passe dans le cas de la nouvelle, dès que sa dernière phrase vient clore le texte et notamment le récit du renégat lui-même, aussi sûrement que la poignée de sel vient « empli[r] la bouche de l’esclave bavard » (R., 715-716). Car cette ultime phrase est précédée de la fermeture de guillemets et marque ainsi une nouvelle étape décisive dans l’évolution formelle du texte: la naissance d’une voix qui est autre que celle du renégat« . (Brian T., FITCH)
( 5 ): « [ …] cette dialectique peut être saisie en deux temps. Dans un premier temps nous pouvons la comprendre comme une relation d’opposition; nous pouvons opposer à la démarche régressive de l’analyse freudienne la démarche progressive de la synthèse hégélienne« . (Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 113-114 )
( 6 ): Alain COSTES, Albert Camus et la parole manquante, Paris, Payot, 1973, p. 196.
( 7 ): Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p.114.
( 8 ): Paul RiCOEUR, ibid, p. 119.
( 9 ): Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/
Jupiter, 1982, p. 562.
( 10 ): Denis VASSE, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983, p. 13.
( l1 ): Paul RICOEUR, op. cit., p. 118
( l2 ): Jean CHEVALIER, op. cit., p. 883
( 13 ): Loc. cit.
( 14 ): Loc. cit.
( 15 ): Ibid ., p. 884
( l6 ): « je reniai la longue histoire qu’on m’avait enseignée, on m’avait trompé (… ) » (R., 524-525)
« [ …] â bas l’Europe, la raison, et l’honneur et la voix » (R., 535- 536)
« le Seigneur de la douceur, dont le seul nom me révulse, je le renie, car je le connais maintenant » (R., 542-544)
( 17 ): cf. supra
( 18 ): Claude LEVI-STRAUSS, « Le Triangle Culinaire« , L’Arc 26, Cavaillon, Mistral, 1977, p. 19-29.
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BIBLIOGRAPHIE
BARTHES, Roland, L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985.
CAHIERS ALBERT CAMUS, N°5, Albert Camus : Oeuvre fermée, oeuvre ouverte ? : Actes du Colloque du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle tenu en juin 1982, Paris, Gallimard, 1985.
CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982.
COSTES, Alain, Albert Camus et la parole Manquante, Paris, Payot, 1973.
LEVI-STRAUSS, Claude, « Le Triangle Culinaire » in revue L’Arc 26, Cavaillon, Mistral, 1977.
SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, édition critique par Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1972.
VASSE, Denis, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983.
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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par Mlle Maria-Eugenia MARQUÉS
pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff