« Le Renégat ». Analyse sémiotique d’une nouvelle d’Albert Camus

                                                   LE RENEGAT

                                     Une analyse sémiotique


LE RENEGAT est la deuxième nouvelle d’un recueil de six nouvelles, intitulé  » L’exil et le royaume « , d’Albert Camus. Publié en 1957, cet ouvrage illustre bien la technique de l’auteur ainsi que sa philosophie. Chaque nouvelle traite d’une façon différente les thèmes de l’exil et de l’aliénation, deux notions récurrentes dans l’oeuvre de Camus, lui-même exilé à Paris, nostalgique de son pays natal, l’Algérie. On trouve des échos de sa propre expérience à travers les divers dilemmes auxquels doivent faire face les personnages principaux de ce recueil.

Pourtant, LE RENEGAT est un cas à part. Dans ce recueil de « récits », écrits à la troisième personne et au passé, c’est le seul « discours » : un monologue où le locuteur, le renégat, semble ne pas être conscient d’un allocutaire. Camus nous raconte l’histoire du renégat par le biais de ce monologue dans lequel on trouve une alternance d’observations au présent et de souvenirs au passé. Si, dans les autres nouvelles, on trouve un peu de lumière, dans ce cas précis, il n’y a que de la noirceur. Cet « antihéros » est seul, enfermé en lui-même, et ses aventures semblent la forme perverse d’un conte merveilleux. En effet, on peut y trouver une succession de « fonctions narratives », conformément à l’inventaire des 31 fonctions de Vladimir Propp.

Une lecture superficielle nous présente l’histoire pénible d’un missionnaire catholique. Celui-ci, sur la suggestion d’un curé, quitte son pays natal primitif et protestant pour aller chercher « le soleil » du catholicisme dans un séminaire (1e , 2e , 3e , 10e , 11e fonctions de l’inventaire de Propp). Là, on lui parle d’une mission auprès des païens; il accepte, mais veut en outre devenir un missionnaire « exemple » et, par la vérité du Dieu chrétien, subjuguer les païens les plus sauvages (12e , 13e , 14e ). Il quitte le séminaire pour la ville de sel où se trouvent les barbares (15e ), mais il est finalement vaincu par eux, et on lui coupe la langue. (16e , 17e , 18e ). Prisonnier, il trahit son dieu d’amour pour le dieu des païens, ayant trouvé en celui-ci le seigneur qu’il a cherché (19e). Ensuite, apprenant qu’un missionnaire, son remplaçant, va arriver, il décide de le tuer pour affirmer sa nouvelle foi (25e). Cependant, les païens le capturent avant qu’il réussisse (=26e). Pensant qu’il les a trahis, ils le punissent (28e , 30e).
Néanmoins, après une lecture approfondie, ce conte rebutant semble de plus en plus participer d’une forme surréaliste, être une sorte de fantastique onirique. Il s’agit d’un monologue intérieur hallucinant, dans lequel l’irruption de l’irrationnel est frappante. Le héros-narrateur, confus et bavard, souffre d’une terrible folie d’angoisse et de haine. Si son identité de religieux catholique est plausible, ses aventures chez les païens de Taghâsa sont largement des produits de son cerveau fiévreux.
Pour tenter de défendre cette interprétation de l’ouvrage, nous allons en faire une analyse détaillée en utilisant divers outils de l’analyse sémiotique.

La structure générale du texte

Le monologue intérieur du renégat n’est pas présenté d’une manière naturaliste car la confusion qui règne dans la tête du héros, si irrationnelle qu’elle paraisse à première vue, se manifeste d’une façon méthodique. L’ouvrage est une construction très sophistiquée dans laquelle Camus fait alterner délibérément temps et images symboliques et littérales. Il y a une succession de transitions entre présent et passé, à travers laquelle l’auteur joue sur les mots et sur les images et suggère des contrastes et des tendances opposées.

La nouvelle débute au présent et se termine aussi au présent. Entre les deux situations, initiale et finale, il y a un développement, une transformation de l’état du renégat. On peut représenter cela par l’axe sémantique suivant :    

S  ————————————>  t ————————————-> S’

situation                                                                                                              situation
initiale                                        transformation                                        finale


Prenons, d’abord, la situation initiale (p.37). Le renégat ne peut plus communiquer : on lui a coupé la langue. Ceci entraîne un bouillonnement de sa pensée, et ce désordre le gêne. Toutefois, il patiente, « caché dans un éboulis de rochers » où, armé d’un vieux fusil, il attend le missionnaire qui doit venir le remplacer. Dans la situation finale (p. 55-58), le missionnaire arrive. Le renégat arme le fusil – « que la haine règne sans pardon…. que le royaume enfin arrive » -, mais avant qu’il réussisse à faire mal au missionnaire, ses « maîtres », habitants de la ville de sel où il est prisonnier, le saisissent et le punissent. Ensuite, il se repent d’avoir cru en le fétiche, dieu malfaisant de cette ville, et veut retourner chez lui. La nouvelle se termine sur une phrase, à la troisième personne, qui indique qu’il est trop tard pour les remords. Le renégat doit rester esclave du fétiche, dans la ville de sel. On commence donc par une disjonction, dans l’énoncé d’état, entre le Sujet (le renégat) et ce qu’il désire (= son Objet de valeur, c’est-à-dire la mort/le mal pour le missionnaire) mais cette disjonction demeure, car le Sujet opérateur (encore le renégat) semble avoir échoué dans la transformation conjonctive.


S————————————-> t  ————————————-> S’
situation initiale                   transformation                            situation finale


Pourtant, on a déjà constaté que, dans cet ouvrage sophistiqué, il y a une alternance délibérée de séquences textuelles au présent et au passé. La séquence au passé, qui suit la première séquence au présent (p.38), ne peut que revêtir une grande signification pour la compréhension de la situation initiale. On a vu comment notre héros, faute de communication verbale, a décidé de recourir à l’action, mais c’est dans les souvenirs de son enfance qu’on apprend les raisons qui le poussent à faire du mal au missionnaire. Il a « un compte à régler » avec son père, avec son passé et, finalement, avec lui-même, le jeune séminariste qui a cru mais que « tout le monde » a trompé.
Si l’on considère cette séquence des premiers souvenirs (situation initiale), le Sujet, le jeune héros chez lui, a comme Objet de désir la fuite de ses origines : « je voulais partir, les quitter d’un seul coup et commencer enfin à vivre dans le soleil, avec de l’eau claire ». Encore une fois, le Sujet opérateur est le même personnage-acteur que le Sujet d’état. Dans la situation finale, on voit que, dans cette tâche aussi, le héros semble avoir échoué. Sa recherche du bonheur n’ayant pas réussi, il se retrouve prisonnier, incapable de réaliser un nouveau désir : « je veux retourner chez moi » (p. 58). Il est revenu mentalement à son point de départ.


Or il y a des indices tendant à montrer que l’analyse à laquelle on vient de procéder est insuffisante. Le missionnaire est une sorte de substitut : « … alors il ne reste qu’à tuer le missionnaire. » (p.38). On pourrait donc en inférer que le missionnaire et le renégat sont le même personnage ; on trouve des arguments pour étayer cette thèse dans la séquence finale. Si son acte de vengeance est contrecarré, c’est parce qu’au moment de se venger sur le missionnaire il est touché par des souvenirs : « pourquoi faut-il que je pleure au moment du triomphe ? » (p.56). De plus, il y a la question étrange dont l’énonciateur peut être soit le renégat, soit un de ses maîtres » : « Si tu consens à mourir pour la haine et la puissance, qui nous pardonnera ? » (p.57). Ainsi, on pourrait en conclure qu’il s’agit d’une tentative de suicide. Il arme le fusil (p. 55), mais finalement il parle « de la crosse » (p. 56) du fusil et plus exactement, du « bruit » qu’il peut faire avec la crosse, le bruit qui signale aussi l’arrivée de ses maîtres. Si l’on refait l’axe sémantique, on obtient :

S  ————————————–>  t ———————————–> S’
situation initiale                           transformation                    situation finale



Dans la situation initiale, pour que le Sujet d’état puisse (1) rétablir la communication et (2) retrouver aussi de l’ordre dans sa pensée, le Sujet opérateur veut effectuer une tentative de suicide en forme d’appel au secours. Dans la situation finale, le Sujet opérateur a réussi à rétablir la communication (la disjonction devient conjonction), et, concernant le deuxième but, on peut voir dans le repentir du Sujet d’état et dans son désir de retourner chez lui, une résolution partielle de la disjonction. Cependant, « Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard » : avec cette phrase finale, la communication semble être coupée définitivement et la disjonction rétablie. Nous allons voir ci-après que même cette phrase finale, pour terrible qu’elle semble, cache un peu d’espoir pour le renégat.

La segmentation du texte

On a déjà évoqué la structure séquentielle du texte, basée sur l’alternance entre temps du présent et temps du passé. En utilisant ces changements de temps (code chronologique), on peut découper le texte en 25 séquences : 13 au présent, et 12 au passé. Cette segmentation est moins un découpage narratif qu’un tissage délibéré des éléments présents et passés. Une telle succession des séquences a pour but d’aider le lecteur à mieux comprendre le héros ainsi que l’influence de ses origines et de son caractère sur ses actions. A cet égard, un regard plus attentif porté sur les 10 premières séquences est indispensable.
On débute au présent, et le renégat « patiente encore », mais avec la deuxième séquence on comprend qu’il patiente depuis très longtemps, depuis son enfance, chez lui (p.38). Ce qu’il a désiré, c’est « vivre dans le soleil » et le curé lui a montré le soleil du catholicisme. Dans la même séquence, il utilise le mot « soleil » pour parler aussi de lui-même : au séminaire, on l’a vu « arriver comme le soleil d’Austerlitz » c’est-à-dire comme la victoire. Pourtant, dans la courte séquence, au présent, qui suit (p.38), ce soleil est devenu un soleil malade qui veut se venger. La quatrième séquence (p.39) est très révélatrice : on y voit l’importance de la conviction du jeune séminariste et comment il a voulu devenir un missionnaire « exemple ». Mais on y voit aussi sa faiblesse : c’est un homme entêté, dont la fausse humilité cache l’orgueil : « à travers moi saluez mon Seigneur ». Dans la cinquième séquence (p.39-40), le soleil-exemple est devenu un « soleil sauvage » qui rêve de son pays, si lointain et si différent de la ville de sel où il est condamné à vivre maintenant. Le thème du « soleil » est repris dans les sixième et septième séquences (p. 40-41). La mission auprès des païens est devenue sa mission : « je subjuguerais ces sauvages, comme un soleil puissant ». Un désir, jusque là implicite, de pouvoir se montre explicitement : « je rêvais du pouvoir absolu ». Pourtant, en attendant le missionnaire, le soleil brûle, mais le renégat brûle aussi.
On a donc, dès le début du texte, l’apparition d’une tendance très significative chez le héros : celle de s’identifier avec l’objet de sa croyance. On voit aussi comment l’auteur utilise le même signifiant, « le soleil », pour plusieurs signifiés. Dans les deux séquences courtes qui suivent (p. 41-42), le renégat ne supporte plus son malheur : « Mais c’est fini, »; son seul espoir c’est le fusil « frais, … comme la pluie du soir, autrefois, ». Il ne reste qu’à tuer le missionnaire, à tuer « l’amour », à se tuer.
Avec la dixième séquence commence la narration de la chute du jeune séminariste. Pourtant, cette narration est si pleine de symbolisme qu’on ne peut pas la comprendre sans considérer d’abord l’univers sémantique de Camus.


L’analyse du niveau de surface: les oppositions figuratives


Dans la deuxième séquence (p.38), il est clair que les origines du renégat sont primitives : « père grossier », « mère brute », alimentation frugale, végétation primordiale (« fougères »), climat glacial. On peut opposer à ce monde primitif d’hier, le monde civilisé et l’avenir que le curé lui a montrés : le soleil du catholicisme, la lumière de la foi chrétienne et du savoir.
On peut utiliser le « triangle culinaire » de Claude Lévi-Strauss pour indiquer le chemin proposé au renégat, un chemin de l’exil au royaume:


LE « TRIANGLE CULINAIRE » (application) :


                                                               exil ( – )

                                                             présent
                                                     climat brûlant


exil   ( – )                                                                                                       royaume  ( + )
passé                                                                                                                 avenir         
climat glacial                                                                         soleil du  catholicisme

monde primitif                                                                                    monde civilisé



Cependant, on voit dans le déroulement du texte que le soleil de la lumière devient un soleil sauvage, qui brûle, un soleil puissant et impitoyable. Chez Camus, il y a comme une horreur de toute forme d’excès. Grâce à un deuxième « triangle culinaire », on comprendra mieux cette philosophie de la modération et du juste milieu :

                                                               crépuscule ( + )
                                                      modération, sagesse


nuit glaciale   ( – )                                                                              jour brûlant ( – )




Dans « L’exil et le royaume », on trouve souvent une valorisation du crépuscule, moment très doux où règnent la modération et la sagesse.
Notre héros semble être passé d’une nuit primitive et glaciale au jour tout aussi sauvage d’un soleil brûlant. Comment ce soleil de la lumière, devient-il sauvage et brûlant? On a déjà constaté que le renégat s’identifie, à sa façon, avec le soleil du catholicisme. Il faut donc chercher une réponse dans le caractère même du héros.
Au séminaire, on l’a enseigné en lui prodiguant des encouragements et en faisant preuve de tolérance : « Mais non, il y a du bon en vous ! » (p.39). Néanmoins, on l’a découragé des excès. Malgré tout, notre héros « mulet intelligent » a décidé d’aller « jusqu’au bout » Une phrase de la sixième séquence est particulièrement révélatrice à cet égard : « Convertir des braves gens un peu égarés c’était l’idéal minable de nos prêtres, je les méprisais de tant pouvoir et d’oser si peu, ils n’avaient pas la foi et je l’avais... » (p.41). Le renégat ne connaît guère la modération des ses maîtres. Voici un troisième « triangle culinaire » :

                                                      tolérance (des maîtres) ( + )




   humilité, soumission  ( – )                                             orgueil et mépris  ( – ) 

complexe d’infériorité                                               arrogance et intolérance                                                                          
                                                                                                                  


Il faut en conclure que le renégat est passé de ses origines humbles où il se montrait soumis – souffrant peut-être d’un complexe d’infériorité – directement à l’arrogance et à l’intolérance d’un missionnaire « exemple », sans avoir écouté ce que ses maîtres, modestes et tolérants, lui disaient. Il est clair que son Seigneur n’a jamais été le Seigneur qui « commande d’une voix douce » (p. 39). Il est passé du long hiver glacé de son enfance à l’été sans fin de « la ville affreuse » (p. 43). Cette ville de sel est un monde fermé, stérile, « une froide cité torride » (p. 44), où on oscille entre l’enfer du midi et un minuit polaire. On peut la représenter en utilisant une figure comportant deux axes, l’un représentant l’immanence, l’autre la transcendance :


                                                air /  eau (ciel)  = transcendance

     

                                               terre / feu (ville de sel)  = immanence


Diamétralement opposé à la ville de sel, feu/terre, est le lieu ciel/eau. C’est de là que le renégat attend « La pluie, ô Seigneur, une seule vraie pluie, longue, dure, la pluie de ton ciel » (p.43), mais aussi « la nuit, avec ses étoiles fraîches et ses fontaines obscures », qui seules peuvent le sauver des « dieux méchants des hommes » (p.50). C’est la douceur qu’il cherche, mais « toujours enfermé, je ne pouvais la contempler » (p.50) puisque on l’a traîné dans la maison du fétiche, où « entre ces murs que le soleil brûlait au-dehors avec application », il a « essayé de prier le fétiche » (p. 47) son nouveau seigneur, son « Dieu despote » (p.55).


Pourtant, si l’interprétation que nous avons donnée est juste, ni la ville de sel, ni la maison du fétiche n’existent en dehors de l’esprit du renégat. Il y a de nombreux indices selon lesquels la mission du renégat ne l’a pas mené aux païens, mais finalement à un monastère : « à trente jours de toute vie, dans ce creux au milieu de désert, où la chaleur de plein jour interdit tout contact entre les êtres…… esquimaux noirs…… dans leurs igloos cubiques. » (p.43). C’est-à-dire auprès de moines d’un ordre austère qui « disent qu’ils ne sont qu’un seul peuple, que leur dieu est le vrai, et qu’il faut obéir » (p.44).
Pour admettre la plausibilité de cette idée, il faut examiner le symbolisme du désert que Camus semble d’avoir utilisé dans sa conception de la ville de sel. Dans la tradition judéo-chrétienne, le désert est un lieu à la signification privilégiée. Région géographique d’excès climatiques, d’aridité, de solitude et de silence, elle est devenue un lieu de retraite, de contemplation et de purification. On se retire au désert, on s’y impose des privations, pour mieux effectuer une préparation spirituelle. Le désert est donc un lieu de passage entre l’exil de la terre et le Royaume de Dieu. C’est un lieu qui peut être métaphorique, mais qui peut être aussi imposé à quelqu’un dans un but spirituel.
La question qu’il faut alors se poser est la suivante : la cruauté, l’intolérance, l’arrogance et la sexualité primitive et débridée, chez les « barbares » de la ville de sel, sont-elles réelles, ou simplement des projections de l’esprit méchant et fou du renégat ? Autrement dit, dans « l’aventure » du renégat, ne s’agit-il pas, peut-être, d’une sorte de séjour disciplinaire dans une institution religieuse que le renégat, dans sa folie, a vécu comme un cauchemar, un désert effrayant de solitude ? Pour tenter de trouver une réponse à cette question, nous utiliserons l’analyse des rôles des actants telle que nous la propose A.-J. Greimas.

L’analyse du niveau profond


Nous allons faire une analyse du niveau narratif sur deux séquences : la sixième séquence : « Le premier à m’en parier —>ils avaient tous pitié ! » (p. 40-41) et la dixième séquence : « Quand j’ai fui du séminaire —> avec éclat et orgueil, « (p. 42). C’est-à-dire une analyse détaillée de la narration de ce que le renégat avait l’intention de faire et de ce qu’il a finalement fait.


Prenons d’abord l’axe du vouloir (Sujet —> Objet) : dans les deux séquences on a le même Sujet : le renégat, et le même Objet de désir : aller chez les barbares pour les subjuguer.
Pour l’axe de la communication, le Destinataire, mais aussi le Destinateur, sont, dans les deux séquences, le même personnage : encore le renégat.
Si l’on prend ensuite l’axe du pouvoir, on constate que, dans les deux cas, les Opposants au Sujet sont nombreux par rapport aux Adjuvants éventuels. Plus précisément, dans la sixième séquence, son désir d’aller auprès des barbares est fortement découragé au séminaire ; de plus, il manque de préparation et d’expérience. Dans la dixième séquence, même le chauffeur de la Transsaharienne et le guide deviennent finalement des Opposants à sa mission.

Pourtant, l’analyse de la dixième séquence se révèle problématique : bien que la mission soit sous-entendue comme Objet de désir, le renégat parle aussi d’une fuite et d’un vol : un vol d’argent qui est en même temps un vol de passage. Ce que le renégat semble avoir finalement fait, c’est s’enfuir du séminaire, avoir « quitté la robe », après avoir « volé la caisse de l’économat ». Dans un tel contexte, le guide, qui ensuite lui a volé l’argent, mais qui a « de l’honneur », est de façon plausible le renégat lui-même, sa conscience. Par conséquent, « ces barbares » qu’il « imaginait autrement » sont ceux qui l’ont discipliné enfin, des religieux catholiques, du séminaire ou d’un autre établissement religieux.
Notre héros a donc sous-estimé « le soleil cruel de la vrai foi » . Il a renié le soleil du catholicisme dans un acte double de renoncement et de transgression : il a quitté la vie religieuse comme un voleur vulgaire. Cependant, après avoir traversé « les hauts plateaux et le désert » et « la mer de cailloux bruns, interminable, hurlante de chaleur » il a éprouvé finalement des remords. Tout comme il y a si longtemps, dans son pays natal, il a voulu, encore une fois, rompre avec son passé. Et telle est bien sa faiblesse: un manque de vraie foi et d’endurance. On comprend maintenant pourquoi Camus a d’abord intitulé sa nouvelle « L’esprit confus ». Le héros est un esprit confus parce qu’il lui manque l’ancrage de vraies convictions. Il est comme une feuille dans le vent ; c’est son instabilité, sa tendance aux excès, due à ce manque, qui le rendent fou.


Conclusion


A l’issue de cette analyse détaillée de la mission du jeune séminariste, l’on comprend mieux, nous semble-t-il, la mission finale du renégat. Nous en avons conclu qu’il est vraisemblable que le missionnaire, mais aussi le guide du renégat, ne soient pas des personnages indépendants ; qu’ils représentent le renégat encore très jeune, quand il a cru, ou a voulu croire en le Seigneur des chrétiens.
On pourrait tirer la même conclusion en ce qui concerne le guide du missionnaire. Dans la rencontre finale, le renégat ne parle que du missionnaire, qui arrive « dans sa robe détestée » et qui lui sourit. Il veut écraser ce « visage de la bonté » mais la nostalgie de son pays l’empêche de le faire. Il trahit le fétiche, son Dieu despote, en appelant au secours par une tentative de suicide. Ainsi, il renie encore une fois celui dans lequel il a cru. D’où son nom : le renégat.

Il faut comprendre sa folie. Sa pensée embrouillée l’empêche d’agir et de raisonner logiquement. Il veut l’assistance de ses maîtres, mais il a du mal à accepter cette aide. Il oscille entre les deux Seigneurs, l’un de l’amour et de la douceur, l’autre de la haine et de la puissance. Il rêve des « hommes autrefois fraternels » (p. 57), de la miséricorde, mais il continue d’être excité par la violence. Bref, il s’agit d’un homme sans force de caractère, tiré à hue et à dia par toutes les pulsions et tendances de sa nature humaine, incapable de les maîtriser. Lui, qui voulait « être un exemple », un héros, n’est qu’un entêté arrogant, pitoyable dans sa médiocrité. Mais ce qui est le plus tragique, c’est qu’il n’y a pas d’amour en lui, seulement du narcissisme.


A la lumière de ce qu’on vient de constater, comment comprend-on la fin de la nouvelle ? L’appel au secours du renégat peut-il réussir ?
Il espère : « Ne m’abandonnez pas ! » (p.57). Pourtant, d’après la dernière phrase de la nouvelle, il semble qu’on ait fait la sourde oreille à son appel. C’est là une réaction tout à fait logique : comment sauver un être aussi égoïste, qui manque à ce point d’amour ? Camus, lui-même, doit s’être posé cette question avant de terminer la nouvelle.


Et si cette nouvelle était aussi une allégorie de l’église catholique, ou de la foi chrétienne, ou même de l’humanité entière ? Comment faut-il répondre ? Comment réagir à la médiocrité de l’homme ?
Dans son amour triste et tolérant de la condition humaine, Camus a laissé une fenêtre ouverte au pauvre renégat : quand le vieux prêtre lui a parlé de la ville de sel, il a dit qu’« un seul de ceux qui avaient tenté d’y entrer…… avait pu raconter ce qu’il avait vu. Ils l’avaient fouetté et chassé dans le désert après avoir mis du sel dans ses plaies et dans sa bouche, il avait rencontré des nomades pour une foi compatissants, une chance... » Ainsi, même pour le renégat, il y a de l’espoir !


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BIBLIOGRAPHIE


CAMUS, Albert, L’exil et le royaume, Paris, éditions Gallimard, 1957.

La revue des lettres modernes : Albert Camus, volume 6, « L’exil et le royaume », Paris, Minard, 1973.

Les photocopies du cours de littérature de M. Beylard-Ozeroff « Introduction à l’analyse sémiotique ».


***


UNIVERSITE de GENEVE , Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Helen HARDY, (Groupe A)
pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises
Genève, 14 mars, 2000

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

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