Le cercle dans « Un barrage contre le Pacifique » de Marguerite DURAS

 

INTRODUCTION

 

 « Un Barrage contre le Pacifique » est la première tentative autobiographique, mélange d’imagination et de souvenirs, de Marguerite Duras. Elle a tiré la matière de ce roman d’une enfance farouche – passée en Extrême-Orient et qui l’a marquée pour toujours – de ses relations complexes et complices avec sa mère.

Dans ce roman, Duras dénonce explicitement son aversion pour le colonialisme. Le roman paraît en 1950, à un moment où la guerre d’Indochine mobilise l’opinion française. Il est vrai que les confluences entre l’actualité et l’œuvre durassienne sont nombreuses. A travers cette épopée lamentable de la mère et de la spoliation dont elle a été victime, l’auteur s’attache à raviver et réparer, en permanence, cette injustice et ce manque originels:

« Nous sommes ensemble dans une honte de principe d’avoir à vivre la vie. C’est là que nous sommes au plus profond de notre histoire commune, celle d’être tous les trois des enfants de cette personne de bonne foi, notre mère, que la société a assassinée. Noua sommes du côté de cette société qui a réduit ma mère au désespoir… none haïssons la vie, nous nous haïssons (1). »

« Un Barrage contre le Pacifique » est construit sur de nombreux traits circulaires qui représentent des cercles de vie et de mort: d’où le désir de s’en sortir. Le rythme du texte repose sur la succession des images, des attitudes et sur les répétitions en « refrain » de certains énoncés qui lui donnent une structure musicale. Duras, à travers la focalisation systématique sur le personnage de Suzanne, perce constamment sous le texte. Nous allons aborder notre analyse par ces cercles de vie et de mort avant d’examiner comment le désir s’arrange des contraintes et surtout les dérange, les bouscule.

Dans les années trente, un couple français d’instituteurs part pour l’Indochine française. Avec l’espoir de faire fortune, de vivre l’aventure. Après quelques années relativement heureuses, le père meurt, et la mère reste seule avec deux enfants, Joseph et Suzanne. Elle joue du piano pendant dix ans dans la fosse d’un cinéma (Eden-Cinéma) sans jamais voir le film, fait des économies, achète une concession, entre la forêt et la mer, pour pouvoir en vivre et laisser un bien à ses enfants passionnément, maladivement aimés. Mais n’ayant pas reçu de dessous de table, les administrateurs lui attribuent une concession incultivable, ravagée par les grandes marées qui emportent tout. Tenace, elle a l’idée d’édifier un barrage contre le Pacifique – en réalité c’est la mer de Chine, mais elle juge plus noble de lutter contre un Océan – qui protégerait ses terres et celles de ses voisins. Le barrage est construit par des centaines de paysans séduits par son espoir. En une nuit, cet espoir s’écroule comme un château de cartes. Deux ans s’écoulent.

C’est à ce moment que s’ouvre le roman. C’est d’abord l »‘histoire commune de ruine et de mort » qui est celle de cette famille. Chacun de ses membres est habité par la mort, par le vouloir-tuer et/ou le vouloir-mourir. La mère, Joseph (20 ans), Suzanne (17 ans) vivent péniblement dans leur bungalow délabré au milieu de cette concession pourrie, derrière le barrage qui s’est effondré mais qui continue à exister, sans cesse menacés d’être privés de leur bien par l’administration du cadastre. Ils sont au dernier rang de la hiérarchie de l’Indochine blanche. La mère s’entête: elle veut reconstruire les barrages. Les colères, la résignation, l’ennui se succèdent dans cet endroit-tombeau. Le cercle vicieux est installé au coeur de cette communauté et gangrène la vie, d’où la nécessité de s’éloigner. Or, les héros ne parviennent pas à se détacher, adhérant à ce lieu de mort. Que faire? Comment s’éloigner de cette misère, de cette mère à moitié folle, comment entrer dans l’autre monde, celui où évoluent les puissants et les riches, comment quitter les cieux nocturnes pour la lumière? Pour cela, il faudra passer d’abord, symboliquement, par la mort de la mère afin de connaître le domaine du désir et de l’amour, et la vraie vie.

1. UN CERCLE VICIEUX DE VIE ET DE MORT

1.1 La construction

L’ensemble du texte est construit en deux parties. La structure du texte est circulaire: le roman débute par la mort du cheval et se termine par la mort de la mère. Chacune de ces morts permet un départ: la mort du cheval entraîne le voyage à Ram, lieu euphorique, où la mère, Joseph et Suzanne rencontrent M. Jo, fils d’un riche spéculateur, qui tombe follement amoureux de Suzanne. Et cette dernière réussit à « extraire » de M. Jo, d’abord un phono, ensuite un diamant qui lui permet d’aller à la ville, la capitale. La mort de la mère, elle, permettra le départ définitif.

L’axe sémantique

 

S ————————————–   T  ————————————> S’

          (première partie)                             (deuxième partie)

La mort du cheval

 

    La mort de la        mère

faux départ(Ram)

faux départ (Saïgon)

vrai départ

Le fil de la chronologie est souvent fortement perturbé. Les événements sont superposés. Mais le temps n’est pas distribué n’importe comment. A partir des durées répétitives (huit jours, trois jours, un mois), des ensembles structurés apparaissent. L’ensemble du récit se distribue en deux côtés: le côté de Joseph et le côté de Suzanne – constitués par la série des morts, réelles ou symboliques. Les durées précisées par la narration sont exactement symétriques.

Partie 1

On peut remarquer que le côté de Joseph et le côté de Suzanne sont comme une image et son reflet inversé.

Joseph est, nous semble-t-il, dans sa violence, ses rires, ses refus de toute concession, ses décisions tranchées, le personnage qui s’en sort le mieux. Il paraît marqué d’un signe positif, ainsi le phono, cadeau destiné à Joseph est parfait, alors que le diamant est impur. Le phono permet d’entretenir l’espoir, lié à la musique de Ramona, alors que le diamant fait naître un espoir vite déçu. Le phono constitue un don qui suit un parcours linéaire. Il va jusqu’à Joseph et s’arrête à Joseph. C’est un don transmis comme une flèche, même s’il passe par l’intermédiaire de Suzanne: c’est elle qui le reçoit de M. Jo puis le donne à Joseph, et elle ne l’ouvrira pas avant que Joseph soit là. Alors que le diamant décrit une figure circulaire. Il revient avec ce fameux crapaud (défaut) au point de départ, comme si l’on devait repartir; une sorte de fatalité l’habite. La trajectoire linéaire est, dans ce livre, positive (on peut directement arriver à son but), tandis que le cercle est négatif, maudit, car on est piétiné et on n’arrive pas à s’en sortir. Il faudra l’intervention de Lina – qui est du côté de Joseph – pour redonner son aspect positif au diamant.

Lina est la femme que rencontre Joseph et qu’il gardera pour toujours. (Notons que c’est elle qui achète le diamant et le rend à Joseph.) Il va connaître avec elle l’amour parfait (comme le phono), alors qu’Agosti, premier amant de Suzanne, n’est qu’un moyen : aucun lien ne se crée entre les deux, il s’agit simplement d’une sorte de passage, d’initiation pour pouvoir passer de l’autre côté, s’arracher à l’enfance, donc à la mère – à la mer ), à la concession. Duras insiste beaucoup sur ce point : Suzanne n’a jamais pensé rester avec lui.

 » – J’épouserai jamais un type comme toi. Je te le jure. …, parce que je te jure, jamais je ne t’épouserai.

 – Il la regardait avec beaucoup de curiosité. Puis, détendu, il rit.

 – Je crois que t’es aussi cinglée que Joseph. Pourquoi que tu m’épouserais pas?

– Parce que c’est partir que je veux.

 – Même dans la forêt cet après-midi, tu n’as jamais pensé que tu pourrais vivre avec moi?

 – Vivre? jamais, encore moins qu’avec M. Jo » (pp. 353-354)

Tout comme entre les cadeaux, nous remarquons qu’une différence considérable existe entre Joseph et Suzanne. D’abord, Joseph est un homme; il est l’aîné, le décideur. Il a la force de vouloir quitter la mère et de le faire. Alors que Suzanne ne peut qu’attendre en guettant les voitures de chasseurs sur la piste. Sa passivité est une autre forme de mort. Duras montre bien ces différences de caractère au moment de la baignade dans le rac (2): Suzanne apparaît comme une jeune fille prudente, et même timorée. Joseph, par contre, est le meneur de jeu, père ou frère des enfants de la plaine.

Or, quand Joseph décide de partir, Suzanne a l’impression de pouvoir agir comme lui, d’avoir le courage, comme lui, de mener une vie par elle-même. Ainsi, Suzanne apparaît comme le reflet de Joseph:

« Suzanne ne saisissait pas toute la portée des paroles de Joseph mais elle les écoutait religieusement comme le chant même de la virilité et de la vérité. En y repensant, elle s’aperçut avec émotion qu’elle se sentait capable, elle-même, de conduire sa vie comme Joseph disait qu’il fallait faire. Elle vit alors que ce qu’elle admirait chez Joseph était d’elle aussi. »  (pp. 284-285)

 

 

 

Joseph (+)

vs

Suzanne (-)

phonographe

 

diamant

pur

 

impur

linéaire

 

circulaire

amour spirituel

 

amour charnel

actif

 

passive

 

1.2 L’espace symbolique

La ligne de partage du texte en rappelle d’autres: images parallèles ou symétriques. Ainsi, par exemple, la piste sépare l’espace en deux côtés: mer/forêt; Ram/ Kam. La plaine, de même, a un côté stérile et un côté fertile. Les barrages, enfin, séparent le côté de la terre de celui de l’eau, le côté de l’espoir de celui du désespoir. De même que le temps du récit, l’espace du « Barrage » est ainsi distribué entre deux pôles différents.

1.2.1. La plaine

La plaine, où se trouve la concession, est un lieu fortement symbolique. Celui du plus grand échec, de la plus grande injustice. La plaine est « un désert où rien ne pousse » (3), « saturé de sel, saturé d’ennui et d’amertume » (4), couverte de boue (eau et terre mélangées), un lieu stérile marqué par la faim, une inapaisable faim.

« Le sel peut avoir un sens symbolique et s’opposer à la fertilité. Ici la terre salée signifie la terre aride. Et tout ce qui est salé est amer, l’eau salée est donc une eau d’amertume, elle s’oppose à l’eau claire fertilisante » (5). Le sel est mortel, destructeur par corrosion. Il brûle, détruit.

Lieu infernal donc, où l’on est condamné à vivre; lieu qu’on ne peut quitter faute d’argent; lieu de la mort des chevaux, des récoltes, des enfants, mais de la vie aussi. Dans la plaine, les enfants sont innombrables. Le texte nous montre longuement, à deux reprises, d’une manière à la fois touchante et effrayante, l’image du pullulement des enfants qui naissent et meurent, et qu’on enterre sur les lieux, encore chauds, devant les cases. C’est un cercle de vie et de mort. Voici la naissance d’un rythme végétal:

« Il en était de ces enfants comme des pluies, des fruits, des inondations. Ils arrivaient chaque année, par marée régulière, ou si l’on veut, par récolte ou par floraison. …Cela continuait régulièrement, à un rythme végétal, comme si d’une longue et profonde respiration, chaque année, le ventre de chaque femme se gonflait d’un enfant, le rejetait, pour ensuite reprendre souffle d’un autre. »  (p. 117)

« Ici, l’eau est symbole d’une autre division: verticale, celle-là, eau de pluie, en haut – eau des mers de la marée, en bas. La première est douce, la seconde est salée. Symbole de vie douce: pure, elle est créatrice et purificatrice; salée, amère, elle produit la malédiction » (6).

Et dans cette plaine au rythme cyclique pullulent les enfants:

« C’était une sorte de calamité. y en avait partout, perchés sur les arbres, sur les barrières, sur les buffles, qui rêvaient, ou accroupis au bord des marigots, qui pêchaient, ou vautrés dans la vase à la recherche des crabes nains des rizières. Dans la rivière aussi on en trouvait qui pataugeaient, jouaient ou nageaient. »  (p. 116)

On pourrait interpréter ce passage comme une mise en abyme du texte: calamité (désastre de l’histoire du barrage), buffles (divinité de la mort), marigots (eau morte), vase, patauger (enlisement de la mère), crabes nains (destructeur des barrages).

Et pourtant, les enfants sourient – « mieux que personne n’a jamais souri au monde » (p. 116) – et jouent « de la pluie comme du reste: du soleil, des mangues vertes, des chiens errants » (p. 330). La vie, le plaisir semblent primer, mais le jeu, la joie sont doublés de mort, car la faim ne peut pas empêcher les enfants de manger des fruits verts, qui sont mortels.

« Il en mourait tellement que la boue de la plaine contenait bien plus d’enfants morts qu’il n’y en avait eu qui avaient eu le temps de chanter sur les buffles. Il en mourait tellement qu’on ne les pleurait plus… Ils mouraient surtout du choléra que donne la mangue verte,… Chaque année, à la saison des mangues, … il en mourait en plus grand nombre. . car l’impatience des enfants affamés devant les mangues vertes est éternelle. »   (p. 118)

D’autres meurent, noyés dans le rac, d’insolation ou des mêmes vers que les chiens errants, voire tués par des tigres (la Nature tue en même temps qu’elle nourrit), ou encore ils meurent sur la piste (elle aussi symbole de vie et de mort), écrasés par les automobiles de chasseurs trop pressés.

C’est un cycle éternel qui n’a pas l’air de pouvoir être brisé et qui est ressassé, en somme, tout au long du roman.

Les seuls dieux des enfants sont la route, le rac, les mangues – tout ce qui fait mourir. L’injustice de la vie et celle des hommes sont affirmées.

« Il en meurt trop, disaient les Blancs, oui. Mais il en mourra toujours. Il y en a trop. Trop de bouches ouvertes sur leur faim, criantes, réclamantes, avides de tout. C’est ce qui les faisait mourir. Trop de soleil sur la terre. Et trop de fleurs dans les champs. et quoi? Qu’est-ce qui n’était pas de trop » (p. 332)

L’avidité (l’envie de vivre) est ici cause de mort. Ainsi, « ils mouraient de la faim, des maladies de la faim et des aventures de la faim » (p. 33).

La plaine est donc divisée en deux côtés: l’espace de la fertilité, couvert de plantations d’ananas et de bananes, et celui du désert stérile, inondé par la marée de juillet, recouvert de sel. La concession, elle aussi, est divisée de la même manière: les cinq hectares qui donnent sur la piste au milieu desquels la mère a fait bâtir son bungalow, sont le bon côté, le reste est brûlé par la marée.

Et la piste traverse la plaine dans sa longueur, de Ram à Kam. L’espace à traverser, en ce sens, est marqué d’un signe positif car il permet de sortir de cette impasse qu’est la plaine où vient mourir interminablement toute vie.

1.2.2. La piste

La piste mène vers le monde des autres: d’un côté vers Ram, de l’autre vers Kam, et, plus loin, vers la ville, la capitale (800 km). Kam est la zone obscure d’où viennent les agents du cadastre, ces « rats » (7), ces « chiens » (8) qui profitent des Français malhabiles ou ignorants. La capitale est une ville corrompue, présentée comme une énorme prostituée, dominée par l’argent et les banques.

En opposition à Kam, Ram est le lieu de l’échange, du passage, du commerce et de la contrebande. Un point de rassemblement aussi, puisque Ram est le lieu de la cantine-bar où Suzanne fait la connaissance de M. Jo, riche planteur du Nord, avec sa limousine et son énorme diamant au doigt. Lieu d’ouverture, de toutes les possibilités, où l’espoir peut naître chez chacun des membres de la famille qui pense que la richesse fait le bonheur:

« La mère proclamait: « Il n’y a que la richesse pour faire le bonheur. Il n’y a que des imbéciles qu’elle ne fasse pas le bonheur. » Elle ajoutait: « Il faut, évidemment, essayer de rester intelligent quand on est riche. » Encore plus péremptoirement qu’elle, Joseph affirmait que la richesse faisait le bonheur, il n’y avait pas de question. » (p. 45)

Et ils iront là chaque fin d’après-midi, invités par M. Jo, pour danser, s’amuser et surtout boire. La famille s’associe à cette exploitation (l’exploitation, pour une fois, du riche par le pauvre -juste retour -, bien que M. Jo pense bien s’y retrouver). Ram reste le lieu euphorique.

Ram (+)

vs

Kam (-)

espoir

 

menace

euphorie

 

dysphorie

La piste, ligne de démarcation entre ces deux côtés du monde, revêt une double valeur de vie et de mort.

Cette piste, construite pour amener les richesses du monde jusqu’à la plaine (au prix du sang), ne sert qu’aux chasseurs. Pour le caporal, un vieux Malais, domestique de la mère, la piste est « la grande affaire de sa vie ». Il l’a, en effet, construite en compagnie des bagnards. Elle est le lieu de la souffrance des hommes battus, des femmes prostituées, un enfer de cris et de bruits. La piste est la misère, la misère incomparable à celle de la mère.

« …ceux-ci (milices indigènes) s’étaient à ce point habitués à lui qu’ils l’enchaînaient distraitement avec les autres bagnards, le battaient comme ils battaient les bagnards. …Combien de fois en six ans, la femme du caporal avait-elle accouché au milieu de la forêt, dans le tonnerre des pilons et des haches, les hurlements de miliciens et le claquement de leur fouet? elle ne le savait plus très bien. Ce qu’elle savait c’est qu’elle n’avait jamais cessé d’être enceinte des miliciens et que c’était le caporal qui se levait la nuit pour creuser des petites tombes à ses enfants morts. » (p. 246)

Le car et les autos des chasseurs y circulent, dans une habitude quotidienne, à toute allure, écrasant parfois un enfant, comme si la concession n’existait pas, laissant de côté la misère du monde. L’indifférence des autres accentue l’isolement de la concession.

« Mais, à part le car, il passait peu d’autos sur la piste, pas plus de deux ou trois dans la journée. C’était toujours les mêmes autos de chasseurs qui allaient jusqu’à Ram, à soixante kilomètres de là, et qu’on voyait quelques jours après repasser en sens inverse. Elles passaient à toute vitesse en klaxonnant sans arrêt pour chasser les enfants de la piste. »  (p. 21)

Et les enfants jouent sur la piste, leur domaine: celui du danger mortel mais du comble de la vie. Elle est un lieu de danger mais aussi de joies: c’est le monde qui arrive par elle. Pour Suzanne, elle représente l’espoir, l’attente du départ, le départ.

« … Suzanne espérait. Un jour un homme s’arrêterait, peut-être, pourquoi pas? parce qu’il l’aurait aperçue près du pont. Il se pourrait qu’elle lui plaise et qu’il lui propose de l’emmener à la viIIe. »   (p. 21)

Après le départ de Joseph, l’envie de s’évader de cette impasse et l’obsession d’une vie plus heureuse, plus facile, ne cessent d’augmenter. Et l’attente vaine, inutile, devient une habitude:

« Toutes les frois heures, Suzanne montait au bungalow, lui donnait ses pilules et repartait s’asseoir près du pont. Mais aucune auto ne s’arrêtait devant le bungalow. » (p. 319)

« Toutes les heures Suzanne montait au bungalow, donnait les pilules à la mère et repartait s’asseoir près du pont. Elle ne pouvait se souffrir que là, ce pont près d’elle. Et toujours les autos passaient devant le pont et toujours les enfants continuaient à jouer près du pont. » (p. 329)

Avec le départ de Joseph, l’arrivée de M. Jo et celle de Jean Agosti, la piste n’est plus « vierge » que pour le caporal. Pour Suzanne, l’attente de Jean Agosti signifie la perte de sa virginité, autre chose que cette attente « imbécile » ou que les « rêves vides » d’autrefois. Sa libération approche.

« Cette piste n’était plus tout à fait la piste qu’elle regardait autrefois… C’était plutôt celle sur laquelle était enfin parti Joseph après des années d’impatience, celle sur laquelle aussi était apparue la Léon Bollée de M. Jo aux yeux éblouis de la mère, celle sur laquelle s’était amené Jean Agosti pour lui dire qu’il viendrait la chercher dans quelques jours. Il n’y avait guère que pour le caporal que la piste restait éternellement la même, abstraite, éblouissante et vierge. » (p. 332)

Ainsi, alors que le caporal reste éternellement prisonnier de cette concession avec son rêve irréalisable (devenir contrôleur dans le car), Suzanne peut partir. La piste représente son enfance à quitter.

1.2.3. Le rac

« Les racs (je ne sais plus comment ça s’écrit), ce sont de petits torrents qui descendent droit de la montagne, de la Chaîne de l’Eléphant. Après les orages, ils charrient les arbres cassés, les animaux noyés. » (Parleuses, p. 234)

Comme la piste, le rac est ambivalent, à la fois dangereux et plein de vie. La nuit, le tigre noir et les panthères noires apparaissent à son embouchure. Le jour, Suzanne et Joseph s’y baignent quotidiennement, mais le danger y reste car le courant est si fort qu’il y a une menace de mort. Joseph y joue avec les enfants de la plaine. Le rac est un signe ambigu pour Joseph et Suzanne: source de jeux, du plaisir de l’eau, du goût du danger. Alors qu’il n’est que négatif pour la mère: elle n’y voit pas (comme toujours) une image positive de la vie. Elle s’inquiète. Elle a peur, elle est là pour faire peur, car elle ne supporte pas de voir ses enfants se baigner dans la rivière (le rac): ils lui échappent dans le danger, dans le plaisir, mais elle se contente de crier, de gueuler ou de geindre, sans intervenir.

Le rac est à la fois une immense poubelle et une source de nourriture pour la famille.

On y jette tout ce qui pourrit, tout ce qui doit disparaître. D’abord, ce sont les biches et le cerf – tués par Joseph et que personne ne veut manger – qui y sont jetés « au bout de trois jours ». Ces animaux sont donc tués pour le goût de tuer et pour le plaisir solitaire de la chasse. Il s’agit d’une fausse nourriture.

« Et on faisait toujours comme si on mangeait les biches, on les accrochait toujours sous le bungalow et on attendait qu’elles pourrissent avant de les jeter dans le rac. Tout le monde était dégoûté d’en manger. Depuis quelque temps on mangeait plus volontiers des échassiers à chair noire que Joseph tuait à l’embouchure du rac, dans les gands marécages salés qui bordaient la concession du côté de la mer.«   (p. 19)

Le rac reçoit tout ce qu’on ne veut pas mais, en retour, il donne de la nourriture: des échassiers. Cependant, malgré la belle apparence de leur chair, ces oiseaux ne sentent pas bon, ils sentent le poisson. On retrouve là l’ambivalence qui parsème le texte: vie (nourriture), mort (sous la forme de la répétition: c’est leur unique nourriture). Dans cet oiseau/poisson, qui contient deux éléments, celui de l’air et celui de l’eau indissolublement liés, on retrouve le cercle: l’oiseau qui se nourrit de poissons devient poisson. Mais il est aussi un symbole de cet amalgame des éléments, comme si le bien suprême était l’unité. On le retrouvera dans la forêt: les lacs remplis de poissons dans le ciel (ces bassins d’orchidées fantastiques, d’une beauté étonnante (9)).

« Joseph mangeait de l’échassier. C’était une belle chair sombre et saignante. (p. 35)

Il n’y a rien à bouffer, dit Suzanne, je vous préviens, toujours cette saloperie d’échassier.

 – Merde, j’ai faim, déclara Joseph. Toujours cette saloperie d’échassier?

 – Je (la mère) me demande ce qu’on mangerait si tu n’étais pas là pour en tuer. Ca sent un peu le poisson mais c’est bon et c’est nourrissant, ajouta-t-elle à l’adresse de M.Jo. » (p. 81)

Cette « saloperie » est comme l’impureté dans le diamant, contenant à la fois un côté positif et un côté négatif: le sang étant ici symbole de vie, le noir symbole de mort mais pouvant contenir en lui-même la vie: une graine ne peut se développer qu’enfouie dans l’obscurité de la terre.

Ensuite, Suzanne y jette la robe bleu vif (là aussi, il y a ambivalence: le bleu est la couleur du rêve, mais le bleu vif est un bleu soutenu qui pourrait être ancré dans la vie, la réalité), sa « robe de putain », que lui avait donnée M. Jo, qu’elle a vainement portée, assise près du pont, dans l’espoir que les autos s’arrêteraient enfin: tentative stérile, puisque ce n’est que dans les contes que les princes charmants (ou les chasseurs…) enlèvent les jeunes filles.

« Mais pas plus qu’avant les autos ne s’arrêtèrent devant cette fille à robe bleue, à robe de putain. Suzanne essaya pendant trois jours puis, le soir du troisième jour, elle la jeta dans le rac. »   (p. 320)

Le rac va de la montagne à la mer; cette eau bouillonnante parfois charrie les corps morts des animaux:

« Joseph forçait toujours Suzanne à rentrer dans l’eau. … Mais Suzanne était réticente. Quelquefois, surtout à la saison des pluies, lorsqu’en une nuit la forêt était inondée, un écureuil, ou un rat_musqué, ou un jeune paon descendaient, noyés, au fil de l’eau, et ces rencontres la dégoûtaient. »         (p. 30)

Cette description, qui figure au premier chapitre, renvoie au dernier: Joseph conseille aux paysans d’y jeter l’auto des agents du cadastre (rats) après les avoir tués; l’endroit est particulièrement symbolique:

« Noyez leur auto, loin, dans le rac. Vous la ferez fraîner par des buffles sur la berge, vous mettrez de gosses pierres sur les sièges, et vous la jetterez à l’endroit du rac où vous avez creusé quand on a voulu faire les barrages et dans les deux heures elle sera complètement enlisée, il n’en restera rien. »  (p. 363)

Le rac est donc un endroit où disparaissent les traces. Il est aussi chargé de représenter la grande absente du texte: la mer.

Il y a deux côtés de la plaine: le côté de la forêt (la véranda du bungalow donne sur la montagne) et le côté de la mer. Celle-ci est occultée, lointaine; elle disparaît au-delà des marécages des embouchures mais elle est une grande menace, omniprésente. Sa puissance effrayante est d’autant plus monstrueuse qu’elle est invisible. Entre ces deux côtés, défrichée à un bout, submergée à l’autre, la concession est constamment menacée.

1.2.4. La forêt

La forêt, impénétrable, secrète, grouillante de vies et de meurtres où tout se mêle – la vie et la mort -, où l’impossible devient possible: des lacs au sommet des arbres, des poissons dans les fleurs. Le monde d’avant l’histoire, amoral, proche donc de Joseph et Suzanne, où on peut tuer des bêtes sauvages – mais dans un combat égal – et des hommes malfaisants, corrompus, sans être puni, où l’on échappe aux lois et aux taxes des Blancs. Joseph y chasse, avec une « intrépidité » liée à une totale inconscience du danger: il tue une panthère au risque de sa vie.

C’est une forêt à la fois splendide et dangereuse. Voici l’image fantastique où se mêlent les éléments souterrains (tunnel), aériens et aquatiques (bassins d’orchidées en plein ciel):

« Dès qu’ils pénétrèrent dans la forêt le chemin devint un sentier étroit de la largeur d’une poitrine d’homme et pareil à un tunnel au-dessus duquel la forêt se refermait, dense, sombre…. Les lianes et les orchidées, en un envahissement monstrueux, surnaturel, enserraient toute la forêt et en faisaient une masse compacte aussi inviolable et étouffante qu’une profondeur marine. Des lianes de plusieurs centaines de mètres de long amarraient les arbres entre eux, et à leurs cimes, dans l’épanouissement le plus libre qui se puisse imaginer, d’immenses « bassins » d’orchidées face au ciel, éjectaient de somptueuses floraisons dont on n’apercevait que les bords parfois. La forêt reposait sous une vaste ramification de bassins d’orchidées pleins de pluie et dans lesquels on trouvait ces mêmes poissons des marigots de la plaine. … De toute la forêt montait l’énorme bruissement des moustiques mêlé au pépiement incessant, aigu des oiseaux. » (pp. 157-158)

Ici, tout est réuni – paradis naturel et surnaturel: la terre, les fleurs, les poissons, les animaux sauvages, les oiseaux et l’eau – non sous la forme fatale de la mer mais sous la forme extraordinaire de l’eau dans les airs. La forêt est un Eden d’avant l’histoire humaine, un lieu total, renfermant trois des éléments: la terre, l’eau, l’air.

« Et déjà le parfum du monde sortait de la terre de toutes les fleurs, de toutes les espèces, des et de leurs proies innocentes aux chairs mûries par le soleil, unis dans une indifférenciation de commencement de monde.«     (pp.158-159)

Ici, les tigres représentent aussi les agents du cadastre qui exploitent les pauvres. Joseph et Suzanne sont à l’unisson de ce lieu où règne l’harmonie (mais monstrueuse) et l’amoralité qui n’est que justice dans les villages de la forêt, où les habitants se réfugient pour échapper aux impôts et aux expropriations.

Et les bûcherons (villageois) leur donnent des mangues: c’est un fruit porteur de vie, lorsqu’il est mûr, mais qui, lorsqu’il est mangé vert, se transforme en un fruit dispensateur de mort. Les enfants du village, qui ressemblent à cette nourriture (on retrouve cette correspondance des fruits et du monde) accompagnent Suzanne et Joseph jusqu’au rac. En effet, non seulement les enfants mangent des mangues mais ils leur ressemblent à cause de la couleur. Ils deviennent ces fruits mêmes:

« Complètement nus et enduits de safran des pieds à la tête, ilsavaient la couleur et la lisseur des jeunes mangues. Peu avant le rac, Joseph frappa dans ses mains pour les faire se sauver et ils étaient si sauvages qu’ils s’enfuirent en poussant des cris suidents qui rappelaient les cris de certains oiseaux dans les champs de riz. »   (p. 159)

La forêt est donc un éden. Ce dernier mot appelle le rapprochement avec le cinéma – l’Eden Cinéma (qui est aussi porteur de vie puisqu’il permet à Suzanne de s’évader d’un réel insupportable), – où l’impossible se fait possible. La forêt est d’ailleurs chargée, comme le cinéma, d’une valeur initiatique : c’est là que Suzanne se donne au fils Agosti.

Mais ici non plus, les enfants n’échappent pas à la mort: ils meurent de paludisme. C’est un lieu sauvage où s’épanouissent l’amoralité et la joie, où la vie et la mort se rencontrent.

1.3 Le tragique et le rire

De la douleur comme de la mort resurgissent les pulsions de vie. Ainsi le passage de Suzanne et de Joseph au monde de la vie se fait au travers du corps de la mère qui doit mourir. C’est une histoire tragique mais aussi comique, désopilante parfois: contradiction (mais on rit énormément dans le monde durassien!). La fréquence du rire des personnages est un paradoxe dans cette oeuvre.

Les trois membres de cette famille sont liés les uns aux autres par un rire caustique dirigé contre le malheur et le pouvoir colonial. « Le rire durassien possède une force subversive qui en fait une arme de survie » (10).

Dans ce texte, le rire fait son apparition au deuxième chapitre, à la cantine de Ram, à propos de la comparaison des deux voitures, la Maurice Léon Bollée de M. Jo et la B.12 (Citroën) de Joseph. La lamentable Citroën consomme plus que la voiture de luxe de M. Jo. Elle devrait donc être plus grosse, plus chère. Pourtant, le carburateur est une passoire, les phares n’existent plus, les portières tiennent par des fils de fer, les feuilles de bananier remplacent les chambres à air dans les pneus, elle n’a ni pare-brise ni capote! C’est cet aspect merveilleux du délabrement de la voiture qui provoque l’énorme fou rire de Joseph: rire jailli de la conscience de leur dénuement:

« Le fou rire de Joseph était contagieux. C’était un rire étouffant, encore enfantin, qui sortait avec une fougue irrésistible. La mère devint rouge, essaya de se retenir mais sans y arriver. … Joseph riait tellement qu’il ne pouvait plus former ses mots. Le même rire invincible et mystérieux secouait la mère et Suzanne. »  (pp. 48-49)

Joseph est ici le véritable metteur en scène du rire familial. Suzanne et la mère le suivent. On pourrait même dire que Joseph est le meneur de cette famille, de ce petit clan. Quant à M. Jo, il essaye d’entrer dans ce cercle du rire, mais en vain.

A la suite de cette scène, dans le récit des barrages, l’auteur nous montre combien le rire est lié au tragique: c’est le malheur qui provoque un rire inextinguible. Le fou rire qui, de nouveau, s’empare d’eux lorsque Joseph mentionne les barrages, les unit tous les trois au moment de l’évocation des crabes rongeurs de rondins, adjuvants complaisants de la force terrible de la mer:

 » – Il n’y a pas que l’auto. On avait des barrages… des barrages.

La mère et Suzanne poussèrent un cri aigu d’intense satisfaction. A son tour Agosti pouffa de rire. Et le sourd glouglou qui s’élevait du côté de la caisse signifiait que le père Bart lui aussi s’en mêlait.

 – Ah! les crabes… les crabes… s’exclama la mère.

 – Les crabes nous les ont bouffés, dit Joseph.

 – Même les crabes… dit Suzanne, qui s’y sont mis.

 – C’est vrai… même les crabes dit la mère, ils sont confre nous… (p. 52)

Seul M. Jo ne comprend rien à ce rire venu du tragique, de leur désastre, lui qui n’a pas la connaissance ni l’intelligence du tragique, alors que le rire se développe dans le cercle que forment Agosti et tous ceux qui connaissent et ont vécu cette histoire.

« Les barrages de la mère dans la plaine, c’était le grand malheur et la grande rigolade à la fois, ça dépendait des jours. C’était terrible et c’était marrant. Ca dépendait de quel côté on se plaçait, du côté de la mer qui les avait fichus en l’air, ces barrages, seul coup d’un seul, du côté des crabes qui en avaient fait des passoires, ou au contraire, du côté de ceux qui avaient mis six mois à les construire dans l’oubli total des méfaits pourtant certains de la mer et des crabes. Ce qui était étonnant c’était qu’ils avaient été deux cents à oublier ça en se mettant au travail. »    (p. 53)

Le rire est d’autant plus fort que l’espoir a été plus grand, plus unanime. A ce moment-là, le rire auquel M. Jo était invité à participer se retourne contre lui: Joseph imite la marche du crabe, en avançant la main sur la table en direction de M. Jo.

« – L’histoire de nos barrages, c’est à se taper le cul par terre, dit Joseph.

Et, en faisant marcher ses deux doigts, il imita, sur la table, la marche du crabe, la marche d’un crabe vers leurs barrages, dans la direction de M. Jo. Toujours aussi patient, M. Jo se désintéressait de la marche du crabe et dévisageait Suzanne qui, la tête levée, les yeux pleins de larmes, riait. »       (p. 58)

Ici, il y a une coupure nette entre M. Jo et les autres: il se désintéresse de l’histoire des barrages, du malheur de ces gens et de l’agression implicite de Joseph pour qui M. Jo est l’ennemi, comme les crabes, comme les agents du cadastre.

M. Jo, maladroit, agaçant, indigne de faire partie du groupe, ne réussira jamais à rire comme eux, à entrer dans cette communauté familiale, lieu des tensions les plus violentes, mais aussi de la complicité la plus étroite.

A la fin de la première partie, cette unité familiale apparaît clairement dans un moment euphorique où l’espoir de la richesse, envahit le clan:

 » – Merde, dit Joseph, y a pas que les riches, y a les autres, il y a nous, nous aussi on est riches…

La mère était fascinée. – Nous riches? Riches?

 – Si on veut, on est riches, affirma Joseph, si on veut on est aussi riches que les autres, merde, suffit de vouloir, puis on le devient.

Ils riaient. Joseph tapait à grands coups de poing sur la table. La mère se laissait faire. Joseph c’était le cinéma.

 – C’est peut-être vrai, dit-elle, si on veut vraiment, on sera riches.

– Merde, dit Joseph et alors, les autres on les écrasera sur les routes, partout où on les verra on les écrasera.

Ainsi, quelquefois, Joseph passait par cet étrange état. Lorsque ça lui arrivait, rarement il est vrai, c’était peut-être encore mieux que le cinéma.

 – Ah! pour ça oui, dit la mère, on les écrasera, on leur dira ce qu’on pense et on les écrasera…

– Puis on s’en foutra de les écraser, dit Suzanne. On leur montrera tout ce qu’on a, mais nous on leur donnera pas. » (p. 164)

Une opposition brutale s’établit entre ce « nous » et « les autres », entre le clan familial et le reste du monde.

Ainsi, ce cycle du rire et de la tragédie se propage-t-il tout au long du roman.

2.  LE CERCLE DU MAL

 

Dans ce clan familial s’enracine le cercle vicieux qui correspond, en somme, au lieu mortel – c’est-à-dire la concession – dont ils doivent s’extraire. Non seulement ce cercle s’insinue dans tout ce pays colonial et le gangrène, mais aussi il gagne la mère qui est reprise par ses rêves de reconstruction des barrages. On peut même dire que la mère est l’équivalent de la concession: elle est porteuse de mort pour ses enfants puisqu’elle les enchaîne à ce lieu sans espoir. Ainsi, pour mieux souligner l’appartenance de la mère à ce lieu mortifère, celle-ci sera enterrée sur la concession, malgré l’idée de Joseph qui veut l’enterrer à Kam, lieu de sa mort. Elle est enlisée et s’identifie définitivement avec cette boue de la plaine et ce cercle vicieux.

Il faudra donc s’arracher à ce lieu mortel et à la mère, habitée en permanence par le désespoir et la mort. Or les enfants, quant à eux, ne parviennent pas à se détacher de ce lieu, à cause de leur amour – inexprimable – pour une mère grandie par son rôle exemplaire de victime de l’injustice. En outre, cet espace est presque coupé de l’autre monde, celui où évoluent les puissants et les riches.

Subsistent néanmoins quelques liens entre les deux: la piste, le pont, le cheval, la B 12. Mais les liens avec ce monde ont tendance à s’effondrer: le cheval meurt, qui les reliait au « monde extérieur »; la B 12 tombe en ruine; sur la route, les voitures passent sans s’arrêter; l’auto de M. Jo, à force d’entrer sur le terrain de la concession, finit par rompre le pont, unique lien entre le terrain et le reste de la plaine. L’isolement croît jusqu’à la mort de la mère. Suzanne se tient au bord du monde extérieur, sur ou sous le pont qui donne sur la piste.

« C’est un lieu irrespirable, il côtoie la mort, un lieu de violence, de douleur, de désespoir, de déshonneur » (11). L’unique voie qui permettra le départ des enfants, c’est la mort de leur mère.

2.1. Un système corrompu en forme de cercle vicieux

2.1.1. Le cercle de la corruption

Les échecs de la mère sont explicables par la situation politique et idéologique de cette époque: la corruption dans l’administration coloniale. Les banques, le cadastre sont « les puissances du monde » dont dépend la mère. Dans ce monde de la concussion, l’appétit matérialiste aggrave la misère du pays colonial. L’aventure de la concession – le « grand vampirisme colonial » – nous est retracée dans ce passage:

« Les concessions cultivables n’étaient accordées, en général, que moyennant le double de leur valeur. La moitié de la somme allait clandestinement aux fonctionnaires du cadastre chargés de répartir les lotissements entre les demandeurs. Ces fonctionnaires tenaient réellement entre leurs mains le marché des concessions tout entier et ils étaient devenus de plus en plus exigeants. Si exigeants que la mère, faute de pouvoir satisfaire leur appétit dévorant que jamais ne tempérait la considération d’aucun cas particulier, même si elle avait été prévenue et si elle avait voulu éviter de se faire donner une concession incultivable, aurait été obligée de renoncer à l’achat de quelque concession que ce soit. »  (pp. 25-26)

Ces fonctionnaires corrompus peuvent même menacer de reprendre les concessions. Comme suite logique, un cercle vicieux s’installe:

« Sur la quinzaine de concessions de la plaine de Kam, ils avaient installé ruiné, chassé, réinstallé, et de nouveau ruiné et de nouveau chassé, une centaine de familles. »    (p. 27)

Et la mère est la seule à lutter (avec démesure) contre l’injustice des hommes et de la nature, bien que son histoire soit celle de milliers d’autres, de tous ceux à qui ont été attribuées des concessions incultivables.

Les autres concessionnaires vivent en partie de la contrebande du pernod ou du trafic de l’opium tout en achetant la complicité des agents du cadastre. Agosti ou le père Bart (patron du bar: Duras joue beaucoup avec les noms, comme Kam/Ram) appartiennent à cette catégorie.

Pour mieux démonter le système colonialiste, Duras nous offre quelques descriptions de la ville, de la capitale. Cette ville peut représenter toutes les villes coloniales de cette époque. La structure en est géométrique: centre et périphérie, ville haute et ville basse, les Blancs et les autres, les riches et les pauvres, et circulaire: les tramways circulent en rond dans la ville, évitant « scrupuleusement le haut quartier« .

Ce quartier, c’est la ville blanche où les Blancs, ces profiteurs, sont des rois et des reines. Le blanc de leur peau, de leurs vêtements immaculés, toute cette propreté irradiante les enferme dans une sorte de cercle magique, les éloignant des indigènes:

« Les quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours, dans ces années-là, d’une impeccable propreté.  Il n’y avait pas que les villes. Les blancs aussi étaient très propres. » (p. 167)

Et encore, avec un peu d’ironie, Duras souligne la fragilité du blanc, luxe coûteux:

  » …Le blanc est en effet extrêmement salissant. »  (p. 168)

« Dans le haut quartier n’habitaient que les blancs qui avaient fait fortune. Pour marquer la mesure surhumaine de la démarche blanche, les rues et les trottoirs du haut quartier étaient immenses. …Et dans les avenues glissaient leurs autos caoutchoutées, suspendues, dans un demi-silence impressionnant. »    (p. 168)

« Tout cela était asphalté, large, bordé de frottoirs plantés d’arbres rares et séparés en deux par des gazons et des parterres de fleurs le long desquels stationnaient les files rutilantes des taxis-torpédos. Arrosées plusieurs fois par jour, vertes, fleuries, ces rues étaient aussi bien enfretenues que les allées d’un immense jardin zoologique où les espèces rares de blancs veillaient sur elles-mêmes. »     (p. 168)

En contraste avec la blancheur, la fraîcheur, la paix, l’ordre colonial des quartiers blancs: le bruit, la poussière, le désordre naturel, la transpiration des corps lavés avec « les eaux limoneuses des fleuves » des indigènes et des pauvres blancs des bas quartiers:

« C’était encore à partir de ces trams bondés qui, blancs de poussière, et sous un soleil se traînaient avec une lenteur moribonde dans un tonnerre de ferraille, qu’on pouvait avoir une idée de l’autre viIIe, celle qui n’était pas blanche. » (p. 170)

« Elles (les rues) étaient grouillantes d’une marmaille joueuse et piaillante et de vendeurs ambulants qui criaient à s’égosiller dans la poussière brûlée. »    (p. 171)

« Le soleil est le destructeur« , cause de mort dans ce pays. La chaleur de la ville basse contraste avec la fraîcheur de la ville haute.

La substance de l’idéologie colonialiste – celle du Blanc – nous est révélée ici à travers le regard critique de la romancière:

« C’était la grande époque. Des centaines de milliers de travailleurs indigènes saignaient les arbres des cent mille hectares de terres rouges, se saignaient à ouvrir les arbres des cent mille hectares de terres qui par hasard s’appelaient déjà rouges avant d’être la possession des quelques centaines de planteurs blancs aux colossales fortunes. Le latex coulait. Le sang aussi. Mais le latex seul était précieux, recueilli, et, recueilli, payait. Le sang se perdait. On évitait encore d’imaginer qu’il s’en trouverait un grand nombre pour venir un jour en demander le prix. » (p. 169)

L’accusation est flagrante, symbolisée par l’opposition du blanc (de la richesse du latex) et du rouge (du sang de la misère): du sang versé pour que le latex coule, pour que le blanc soit plus blanc. C’est presque un discours révolutionnaire qui court dans le texte et qu’on retrouve à la fin du récit dans les paroles de Joseph aux paysans.

blanc

                 vs

rouge

richesse

 

misère

latex

 

sang

vampire

 

victime

Cette image du cycle du sang peut s’expliquer par l’idéologie de M. Duras: au prix du sang des indigènes, on extrait le latex. Celui-ci enrichit des hommes qui ont déjà de l’argent, comme le fameux diamant qui est entre les mains d’individus qui n’en ont pas besoin, alors qu’eux, et une multitude d’autres, en ont tellement besoin.

« Il y en avait assez qui reposaient stériles dans de beaux coffrets, de ces pierres, alors que le monde en avait tant besoin. »    (p. 140)

Comme la piste, qui a été construite en versant le sang des bagnards et du caporal, tout s’acquiert, du côté des misérables, par le sang.

Ici la couleur rouge (dans ce contexte, symbole de mort, car il s’agit du sang qui coule hors du corps) rappelle la mère, car elle rougit sans cesse tout au long du roman:

« Elle était rouge et larmoyante, comme toujours depuis qu’elle était tombée malade. »     (p. 31)

 « De nouveau elle rougit très fort et ses yeux s’embuèrent. »                                (p. 135)

« Elle était rouge et ses yeux étaient vitreux. «   (p. 304)

Un autre personnage qui rougit souvent est M. Jo, encore qu’il soit du côté blanc. D’ailleurs, quand Suzanne dévoile son vrai visage (il a essayé d’acheter Suzanne avec son diamant) à Joseph, il passe du rouge au blanc: « il pâlit« . Il va jusqu’à prendre une chambre à Ram et une à Kam, comme pour accentuer l’ambiguïté de son personnage. Toutefois, il existe un point commun entre ces deux êtres (la mère et M. Jo): leur vie est la démonstration d’un échec exemplaire.

 » – C’est ce qu’on appelle un raté (M. Jo.), commença-t-il tout à coup.

La mère n’en était pas sûre.

 – Ca ne veut rien dire. Moi aussi je suis ce qu’il y a de plus raté

Elle s’assombrit encore.

 – La preuve en est que la seule solution pour moi est de marier ma fille à ce raté-là.

 – Quelquefois, quand je (la mère) le regarde c’est comme si je regardais ma vie et c’est pas beau à voir. »   (pp. 93-94)

M.Jo (entre blanc et rouge), est l’unique personne, parmi les connaissances de la mère, de Joseph et de Suzanne, qui soit argentée et susceptible d’aller à eux. C’est celui dont il faut extraire l’argent, puisque les liens qui les relient à « l’autre monde » tendent toujours à se défaire.

La mère se trouve donc du côté rouge: celui des victimes, de la misère, de l’échec; le blanc symbolise ceux qui réussissent, comme, par exemple, le père de M. Jo: c’est le côté des diamants et des terres, du latex qui est extrait au prix du sang.

Opposé à la générosité folle de la mère, qui essaye de soulager les malheureux, le père de M. Jo, l »‘homme inventif‘, profite des échecs des autres, de la misère des autres pour bâtir sa fortune: il rachète à très bon prix les plantations de caoutchouc qui périclitent.

Spéculations immobilières, rachat d’exploitations ruinées: on retrouve le même système que celui des agents du cadastre, le même cercle vicieux. Il suffit de mépriser les gens et leur misère. La « fortune coloniale » de la famille de M. Jo tient ainsi de la nature du grand mouvement d’exploitation de la misère indigène par les Européens.

Certes, ce spéculateur est à l’antipode de la mère: il réussit tout, il est riche, mais on trouve un point d’intersection où ils se rencontrent: les deux sont marqués par la fatalité. Il y a, du côté de la mère, une accumulation d’injustices (qu’elle a peut-être provoquées en faisant l’achat de ses concessions et en entreprenant les travaux sans en informer personne). Mais le père de M. Jo est, lui aussi, victime d’une injustice, celle d’avoir un fils bête et incompétent mais honnête. Son fils, son fils unique, incarne bien pour lui l’injustice et la fatalité:

« M. Jo essayait honnêtement de réparer l’injustice dont son père était victime. Car, honnête, il l’était; de la bonne volonté, il en avait. »   (p. 64)

Mais le père de M. Jo n’a jamais pensé que son fils pût être à son tour victime d’une injustice:

« Et cette fatalité étant organique, irrémédiable, il ne pouvait que s’en attrister. n’avait jamais découvert la cause de l’autre injustice dont son fils était victime. …

Ce fut là l’amoureux qui échut à Suzanne, un soir à Ram. On peut dire qu’il échut tout aussi bien à Joseph et à la mère. »  (pp. 64-65)

injustice

Mère                                                                    Père de M. Jo

 

généreuse                                                                       profiteur

naïve                                                                               rusé

pauvre                                                                             riche

échec lamentable                                                  réussite éclatante

Il faut rappeler que cette même mère qui est victime de l’injustice, exploite M. Jo. Une sorte de boucle s’établit: le père de M. Jo « extrait » sa richesse des misérables auxquels appartient la mère qui, à son tour, extrait de l’argent de M. Jo, c’est-à-dire de son père. L’amoralisme de la mère répond à l’amoralisme de la société injuste qui l’a volée!

2.1.2. Le cercle de la prostitution et de l’argent

La ville entière est sous le signe de la prostitution: peuplée vers le port et à l’Hôtel Central de « putains de toutes nationalités », elle est aussi le lieu de Carmen, qui tient l’hôtel, fille de prostituée et amie de la famille. Quant à la ville haute, c’est aussi un bordel mais « un bordel magique« :

 

« La luisance des autos, des vitrines, du macadam arrosé, l’éclatante blancheur des costumes la fraîcheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique où la race blanche pouvait se donner, dans une paix sans mélange, le spectacle sacré de sa propre présence. »  (p. 169)

Cet hôtel – dans « un immeuble en demi-cercle » – où descendent la mère et ses enfants, est situé entre la ville haute et l’autre, à la frange exacte des deux mondes. Il est à l’image même du monde auquel ils appartiennent. La ville haute, par sa verticalité domine la ville basse, horizontale.

l’Hôtel Central

ville haute                                                                      ville basse

les Blancs                                                      les autres (indigènes (riches)                                                            les Blancs pauvres)

dominants                                                                         dominés

Carmen est « une brave et bonne fille« , généreuse, qui aide la mère à vendre le diamant, qui s’occupe de Suzanne et lui présente Barner, représentant en fils et premier demandeur en mariage. Elle a aussi été la première femme de Joseph, et depuis, elle ne lui fait pas payer sa chambre.

On ne trouve de la générosité que du côté de la mère (qui recueille chez elle les enfants de la plaine), et de Carmen. Alors que le côté de l’argent est celui du regard froid qui détruit. Lorsque Suzanne se promène , sur le conseil de Carmen, dans la ville haute, elle est comme annihilée par ce regard destructeur des autres. Si Suzanne est un objet de scandale, c’est parce qu’elle est seule (alors qu’ « aucune jeune fille blanche de son âge ne marche seule » (p. 185)) et parce qu’elle est habillée différemment: c’est la basse ville qui s’introduit dans la ville haute:

« Plus on la remarquait, plus elle se persuadait qu’elle était scandaleuse un objet de laideur et de bêtise intégrales      elle ne pouvait que continuer à avancer, complètement cernée, condamnée à aller au-devant de ces regards braqés sur elle, toujours relayés par de nouveaux regards, au-devant des rires qui grandissaient, lui passaient de côté, l’éclaboussaient encore par-derrière. »   (pp. 186-187)

C’est alors, qu’elle éprouve de la honte à être vue dans une robe de Carmen (une robe à larges fleurs bleues, une robe de prostituée) et surtout à être ce qu’elle est: sa propre existence « trouvée sur ce théâtre ». Cette honte se transforme en un cri de haine, de mort, et en une « humeur à mourir »:

« Sa honte se dépassait toujours. Elle se haïssait, haïssait tout, se fuyait, aurait voulu fuir tout, se défaire de tout. De la robe que Carmen lui avait prêtée, où de larges fleurs bleues s’étalaient, cette robe d’Hôtel Central, trop courte, trop étroite. Mais ce n’était rien. C’était elle elle qui était mépris able des pieds à la tête. … Et qui trimbale un pareil sac à main, un vieux sac à elle, cette salope, ma mère, ah! qu’elle meure! Elle eut envie de le jeter dans le caniveau, pour ce qu’il y avait dedans…Mais on ne jette pas son sac à main dans le caniveau. Tout le monde serait accouru, l’aurait entourée. Mais, bien. Elle alors se serait laissée mourir doucement, allongée dans le caniveau, son sac à main près d’elle, et ils auraient bien été obligés de cesser de rire. »           (p. 187)

Suzanne est tout de même reliée à la ville haute par le diamant de M. Jo. Ce diamant qu’il lui a donné (finalement sans rien demander en échange) n’est pas tout à fait un don, un geste de générosité: il a déjà essayé de le monnayer contre « trois jours à la ville » avec elle, en mentant: « je ne vous toucherai pas ». Cette proposition se transforme en une sorte de prostitution manquée de M. Jo.

« La veille, il lui avait dit que si elle consentait à faire un petit voyage à la ville avec lui, il lui donnerait une bague avec un diamant. … Trois jours à la ville, je ne vous toucherai pas, on irait au cinéma. … Un diamant qui valait à lui seul le bungalow. »   (p. 107)

« Si vous acceptez de faire ce voyage, au retour je ferai ma demande à votre mère. »    (p. 123)    (demande en mariage)                                                       

Cette tromperie se perpétue par la présence du « crapaud ». Le diamant, entaché de tout ce marchandage, fait partie de cette prostitution qu’est le fonctionnement social. En ce sens, la mort du cheval (on leur a vendu un cheval déjà moribond), le crapaud du diamant, Barner et ses fils (la liberté en apparence, la contrainte en réalité exercée par ses fils (12), sont la même chose que l’écroulement des barrages. C’est-à-dire la tromperie dont la mère a été l’objet, le vol de ses économies par les agents du cadastre. Telle est la façon dont fonctionne la société.

 

2.1.3. Crapaud, crabes et vers: les destructeurs

Le « crapaud » est peut-être, à son insu, la revanche de M. Jo. Il est dans le diamant. Le crapaud, « symbole de laideur et de maladresse » (13), est, selon la mère, une image de M. Jo, mais en même temps une image de mort. « Le crapaud serait un esprit maléfique, responsable par sa maladresse de l’installation de la mort sur la terre » (14). Il est lié à l’eau qui, dans ce texte, est fatale: on retombe toujours dans la fatalité. Il est le signe néfaste, la faille, la tache qui se trouve au coeur de la pierre précieuse (blancheur, limpidité du diamant et noirceur de la tache qui en altère la qualité). Il est porteur d’une certaine malchance: le crapaud, c’est M. Jo. La mère, en effet, va très vite assimiler M. Jo au diamant, le diamant au crapaud, et donc M. Jo au crapaud:

« Et bientôt cette relation fut si profonde que lorsqu’elle (la mère) parlait de M. Jo il lui arrivait de se tromper de nom et de le confondre, dans une même appellation, avec son diamant.

 – J’aurais dû m’en méfier dès le premier jour de ce crapaud, dès que je l’ai vu pour la première fois à la cantine de Ram.

Ce diamant à l’éclat trompeur, c’était bien le diamant de l’homme dont les millions pouvaient faire illusion, qu’on aurait pu prendre pour des millions qui se donneraient sans réticence. Et son dégoût était aussi fort que si M. Jo les avait volés.

 – Crapaud pour crapaud, disait-elle, Ils se valent. Elle les confondait décidément dans la même abomination. » (p. 178)

La mère s’acharne à obtenir le prix que M. Jo avait lancé – vingt mille francs -, en courant les diamantaires et bijoutiers de la ville, comme si le diamant était sans défaut, comme si elle refusait le défaut, la tromperie, comme s’il fallait absolument lui donner cette valeur. Mais en même temps, elle se met à rechercher M. Jo pour reprendre avec lui les relations anciennes, pour lui faire abandonner d’autres diamants.

Finalement, Lina l’achète à Joseph au prix demandé, lui accordant ainsi une valeur, et lui rend le diamant avec le crapaud. D’où le cri d’horreur de la mère et son désespoir: « Le même! le crapaud! Ca va recommencer, il va falloir tout recommencer » (p. 242). Pour se débarrasser vraiment du crapaud, il faudra demander à Jean Agosti de le vendre. Lui le fera à son vrai prix: onze mille francs.

Vendu, récupéré, revendu, le crapaud établit, lui aussi, une sorte de cycle par son association au diamant: valeur-> non-valeur (crapaud)-> valeur-> non valeur. Ce diamant est ambigu aussi, puisqu’il n’est pas pur, que M. Jo a trompé Suzanne, mais qu’il va quand même procurer l’argent de la liberté (il y a là une différence entre le vrai amour de Lina, qui donne l’argent dont la famille a besoin et qui rend le diamant).

L’image de M. Jo reste gravée dans le diamant sous la forme du crapaud, mais ce diamant est entraîné dans le cycle du malheur. Il devient pierre maudite, signe de déveine, au même titre que l’effondrement des barrages provoqué par les crabes. Remarquons le rapprochement possible de « crabes » et de « crapaud » du point de vue phonétique, qui rappelle les mouvements de Joseph vers M. Jo (crapaud), à la cantine, imitant avec ses doigts, sur la table, les mouvement du crabe (15).

Ces bêtes répugnantes, tout comme les vers qui rongent le ventre des enfants ou les vers dans la toiture, sont des destructeurs: le crapaud détruit le diamant, ôte de sa valeur et de son éclat à l’avenir promis, comme, dans l’eau des rizières, les crabes nains détruisent les barrages. Les vers font mourir les enfants, les vers ravagent la toiture du bungalow inachevé:

« Et une de ses craintes, non moins constante, avait toujours été que les vers se mettent au chaume avant qu’elle ait eu assez d’argent pour le faire remplacer. Or, quelques jours avant le départ de Joseph, ses craintes se réalisèrent et il se fit une gigantesque éclosion de vers dans le chaume pourri. Lentement, régulièrement, ils commencèrent à tomber du toit. Ils crissaient sous les pieds nus, tombaient dans les jarres, sur les meubles, dans les plats, dans les cheveux.  » (p. 286)

« Le vers est symbole de la vie renaissant de la pourriture et de la mort. Il apparaît comme le symbole de la transition de la terre à la lumière, de la mort à la vie, de l’état larvaire à l’envol spirituel » (16). La toiture représente la mère qui va lentement vers la mort pour que les enfants aillent vers la vraie vie.

 

2.2. La mère

2.2.1. La vie, la mort, la fatalité

 

« J’ai travaillé pendant quinze ans et pendant quinze ans j’ai sacrifié jusqu’au moindre de mes plaisirs pour acheter cette concession au gouvernement. Et contre les économies faites chaque jour pendant quinze ans de ma vie, de ma jeunesse, vous m’avez donné quoi? Un désert de sel et d’eau. Et vous m’avez laissé vous donner mon argent. Cet argent je vous l’ai porté un matin, il y a sept ans, dans une enveloppe, je vous l’ai porté pieusement.

C’était tout ce que j’avais. Je vous ai donné tout ce que j’avais ce matin-là, tout, comme si je vous apportais mon propre corps en sacrifice, comme si de mon corps sacrifié il allait fleurir tout un avenir de bonheur pour mes enfants. Et cet argent, vous l’avez pris. Vous avez pris l’enveloppe contenant toutes mes économies. tout mon espoir, ma raison de vivre, ma patience de quinze ans, toute ma jeunesse, vous l’avez prise d’un air naturel et je suis repartie, heureuse. Voyez-vous, ce moment-là a été le plus glorieux de mon existence entière. Que m’avez-vous donné en contrepartie de quinze ans de ma vie? Rien, du vent, de l’eau. Vous m’avez volée. »    (p. 290)

Tous les éléments de l’espoir et de l’échec sont dans cette lettre qu’elle écrit aux agents de Kam, et qui ne leur parviendra jamais.

S’engager dans ces barrages inutiles est une manière de se détruire et de ne pas vivre, de même qu’elle n’a pas vécu pendant les dix ans passés à l’Eden Cinéma où elle ne pouvait même pas voir les films, malgré le désir très fort qu’elle en avait. Chez Duras, le cinéma étant symbole de vie, c’est donc une image positive du réel qu’elle ne pouvait pas voir. Elle a manqué son désir, la vie; en revanche, elle a conservé sa naïveté, qui l’entraîne vers le malheur:

« Le malheur venait de son incroyable naïveté. En la préservant des nouveaux coups du sort et des hommes, les dix ans qu’elle avait passés, dans une complète abnégation, au piano de I’Eden-Cinéma, moyennant un très maigre salaire, l’avaient soustraite à la lutte et aux expériences fécondes de l’injustice. Elle était sortie de ce tunnel de dix ans, comme elle y était entrée, intacte, solitaire. vierge de toute familiarité avec les puissances du mal, désespérément ignorante du grand vampirisme colonial qui n’avait pas cessé de l’entourer. » (p. 25)

Cette mère demeure à jamais frustrée de son existence, de la satisfaction de son désir, de ce droit à vivre qui lui a été définitivement ôté: elle aurait pu se remarier mais elle y a renoncé. Ce renoncement à vivre est déjà une forme de mort et de folie. C’est Joseph qui raconte à Suzanne ce souvenir, la conscience qu’il a pris de cet aspect de la vie de leur mère:

« elle n’avait jamais fait l’amour depuis que leur père était mort parce qu’elle croyait, comme une imbécile, qu’elle n’en avait pas le droit, pour qu’ils puissent eux, le faire un jour. Il lui raconta qu’elle avait été amoureuse d’un employé de l’Eden pendant deux ans, c’était elle qui le lui avait dit, et qu’elle n’avait jamais couché avec lui une seule fois toujours à cause d’eux. »    (pp. 281-282)

« La mère n’a pas connu la jouissance » (17). Le texte accorde à la mère cette jouissance au moment de sa mort, en même temps que l’extrême lassitude, comme une revanche dont témoignerait l’ironie « à peine perceptible » du visage.

« un visage écartelé, partagé entre l’expression d’une lassitude extraordinaire et celle d’une jouissance non moins extraordinaire, non moins inhumaine. …son visage cessa de refléter sa propre solitude et eut l’air de s’adresser au monde. Une ironie à peine perceptible y parut. »   (p. 358)

Mais épargner, quitte à s’enfoncer dans le non-vivre, pour acheter le terrain de la concession, c’est aussi vouloir une terre où faire pousser des plantes, des enfants, de la vie. Cet espoir déçu, commence la vraie folie. La folie de la mère est de ne pas accepter la réalité inacceptable. Elle continue inlassablement à buter sur le même obstacle, à faire « ses comptes de cinglée, comme disait Joseph » (18), à s’enfermer dans la répétition des moments d’espoir et des moments de désespoir.

« Elle avait aimé démesurément la vie et c’était son espérance incurable, qui en avait fait ce qu’elle était devenue, une désespérée de l’espoir même. Cet espoir l’avait usée, détruite, nudifiée à ce point, que son sommeil qui l’en reposait, même la mort, semblait-il, ne pouvait plus le dépasser. »    (p. 142)

Elle est en effet très cyclique, avec des périodes d’énergie (vie) mais inutile (le rouge souligne cet effort inutile), car elle aboutit toujours à des échecs: elle continue à planter des cannas rouges, même s’ils meurent régulièrement de sécheresse; elle construit un berceau et fait des vêtements pour un enfant malade tout en sachant qu’il ne vivra pas. Avec M. Jo (et avec le diamant également) elle montre son obstination, qui est une des raisons de ses échecs:

« Pourtant elle en voulait toujours vingt mille francs et « pas un sou de moins ». Elle s’acharnait. Elle s’était toujours acharnée d’un acharnement curieux, qui augmentait en raison directe du nombre de ses échecs. »    (p. 178)

A ses périodes d’énergie succèdent des périodes d’abattement, de lassitude, de fatigue où elle se couche ou dort (mort). Cette attitude est symptomatique de son refus de la réalité: la mère bande toutes ses forces pour la transformer et en faire un espace où vivre, ou bien fuit la réalité en s’enfonçant dans le sommeil comme on s’enfoncerait dans la mort.

« elle ne passait plus ses journées à courir par la ville. Elle ne cherchait même plus M. Jo. Elle l’avait trop cherché et elle en était dégoûtée, comme d’un amant. …Toute la journée en effet celle-ci dormait. Elle prenait ses pilules et elle dormait. Toujours, dans les périodes difficiles de sa vie elle avait dormi comme ça. Lorsque les barrages s’étaient écroulés, il y avait deux ans, elle avait dormi quarante-huit heures d’affilée. »          (p. 196)

Sa façon de prendre congé de la vie, de soi et des siens, gagne parfois toute sa famille:

« Après leur retour le caporal n’eut presque plus rien à faire. La mère abandonna ses bananiers et elle ne planta plus rien. Elle dormait une grande partie de la journée. Ils étaient tous devenus très paresseux et parfois ils dormaient jusqu’à midi. … Joseph ne chassa presque plus. »    (p. 249)

La répétition de ce cycle de la vie et de la mort continue jusqu’au départ de Joseph. Même après que l’hypothèque qui lui permettrait de refaire des barrages a été refusée, elle continue à ressasser les mêmes projets, à relancer le même malheur. Jusqu’au bout elle continue à geindre, à se plaindre de l’injustice du sort, à crier contre tout et tous.

« Pour la mère il ne voyait plus d’avenir possible en dehors de la concession. C’était un vice incurable: « Je suis sûr que toutes les nuits elle recommence ses barrages contre le Pacifique. La seule différence c’est qu’ils ont ou cent mètres de haut, ou deux mètres de haut, ça dépend si elle va bien ou non. Mais petits ou grands, elle les recommence toutes les nuits. C’était une trop belle idée. »      (p. 281)

« Elle est devenue vicieuse. » dit Suzanne.

Avec elle, le texte fonctionne dans la répétition. La folie de la mère pénètre dans le réel, s’unit à celle du Pacifique, qui répète ses assauts, inlassablement. On retrouve tout au long de l’oeuvre cette mer « toujours recommencée« ; de même, la mère « recommence toujours« . La mer est celle qui a tout détruit, celle qui a détruit les barrages, celle qui détruira toujurs la tentation de s’opposer. Elle est aussi porteuse de mort, comme Kam. Et la mer est ici l’équivalent de la mère, qui est elle aussi porteuse de mort. Cette évidence nous est montrée dans le passage de la première rencontre avec M. Jo où ils parlent de la destruction des barrages de la mer:

 – Il faut vous dire, dit Suzanne, que c’est pas de la terre, ce qu’on a acheté… –

C’est de la flotte dit Joseph 

– C’est de la mer le Pacifique, dit Suzanne.

– C’est de la merde dit Joseph.

– Une idée qui ne serait venue à personne… dit Suzanne.

 La mère cessa de rire et redevint tout à coup très sérieuse.

 – Tais-toi, dit-elle à Suzanne, ou je te fous une gifle. (*)

(p. 58)

Tous ces termes sont équivalents. Mais sous cette juxtaposition des mots parents par le sens ou le son, un troisième est caché, non-dit, mais d’autant plus présent: celui de mère. C’est elle qui est porteuse, et présage de la mer qui détruit tout. C’est une mère fatale, proie de la fatalité; une figure-archétypale, analogue aux figures mythiques car elle fixe sa famille à cet endroit par ses folies, par ses projets complètement inconsidérés et entraîne non seulement ses enfants mais aussi tout son entourage dans cette « merde« .

« Toutes ses défaites se tenaient en un réseau inextricable et elles dépendaient si étroitement les unes des autres qu’on ne pouvait toucher à aucune d’elles sans entraîner toutes les autres et la désespérer. »         (p. 352)

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 * C’est nous qui soulignons.

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L’ambivalence règne chez la mère. La figure maternelle est omniprésente dans le texte, décrite en des images ambivalentes d’agressivité et d’amour . Sa robe grenat (le rouge sombre représente le mystère de la vie (19)), la seule robe qu’elle ne quitte jamais, souligne bien l’ambivalence de ses sentiments pour les enfants. Elle est à la fois la mère nourricière et la mère terrible, abusive, celle qui « gave » ses enfants mais les dévore en même temps:

« Quand il s’agissait de les gaver, elle était toujours douce avec eux. (p. 35) Les moments où ses enfants se nourrissaient trouvaient toujours la mère indulgente et patiente. »         (p. 82)

Pourtant elle est aussi celle qui crie, hurle, gueule, geint et se lamente sans arrêt. Celle qui extirpe les vers de la gorge de l’enfant mort et qui met une couverture sur le cheval mourant mais qui serait prête à se réjouir devant les cadavres des agents du cadastre. Celle qui caresse les cheveux de sa fille… Mais qui peut être gagnée par des crises de violence: la mère frappe Suzanne de toutes ses forces pour lui faire avouer sa liaison:

« Elle frappait encore, comme sous la poussée d’une nécessité qui ne la lâchait pas. Suzanne à ses pieds, à demi nue dans sa robe déchirée, pleurait. Lorsqu’elle tentait de se lever, la mère la renversait du pied et elle criait:

– Mais dis-le-moi donc, bon Dieu, et je te laisserai… A un moment donné, tout d’un coup, il (Joseph) dit:

 – Merde, tu le sais bien qu’elle a pas couché avec lui, je comprends pas pourquoi tu insistes.

 – Et si je veux la tuer? si ça me plaît de la tuer?«  (p. 137)

D’où l’ambivalence des sentiments des enfants pour la mère: l’ambivalence du rêve de la mise à mort de l’objet d’amour. Joseph raconte à sa soeur:

« C’était tellement intenable de se rappeler ces choses sur elle, qu’il était préférable et pour Suzanne, que la mère meure: « Il faudra que tu te souviennes de ces histoires, de l’Eden, et que toujours tu fasses le contraire de ce qu’elle a fait. « 

Pourtant, il l’aimait. croyait même, disait-il, qu’il n’aimerait jamais aucune femme comme il l’aimait. Qu’aucune femme ne la lui ferait oublier. « Mais vivre avec elle, non, ce n’était pas possible. »       (p. 284)

Quand Carmen conseille à Suzanne de se libérer de sa mère, ce « monstre dévastateur » au « charme puissant« , Suzanne ne dément pas les propos de Carmen, elle juge elle aussi sa mère « dangereuse« : cette mère, aimée et détestée, est l’obstacle à la liberté de ses enfants:

« Elle la faisait penser à un monstre dévastateur. Elle avait saccagé la paix de centaines de paysans de la plaine. Elle avait voulu même venir à bout de Pacifique. Il fallait que Joseph et Suzanne fassent attention à elle. Elle avait eu tellement de malheurs que c’en était devenu un monstre au charme puissant et que ses enfants risquaient, pour la consoler de ses malheurs, de ne plus jamais la quitter, de se plier à ses volontés, de se laisser dévorer à leur tour par elle. »    (pp. 183-184)

Elle est en même temps celle dont la mort les rend inconsolables:

« Suzanne se blottit contre elle et, pendant des heures, elle désira aussi mourir. Elle le désira ardemment et ni Agosti, ni le souvenir si proche encore du plaisir qu’elle avait pris avec Iui ne l’empêcha de retourner une dernière fois à l’intempérance désordonnée et tragique de l’enfance. »   

(p. 359)

Des images du malheur de la mère ne cessent de surgir dans le récit: le cheval qui meurt, les enfants qui meurent, le crapaud du diamant, et le retour du diamant avec son crapaud, les vers qui rongent le toit après les crabes qui ont rongé les barrages, les fautes d’orthographe de Joseph, et l’argent inutile dont elle ne peut plus rien faire. Lorsque sa force s’est usée, l’angoisse de la mort la submerge . Sa mort, son vouloir-mourir sont annoncés dès le début du récit par (et à propos de) la mort du cheval. C’est comme si la mère était habitée par la mort depuis toujours:

« Le cheval ne mangeait pas. Joseph avait commencé à dire qu’il était peut-être tuberculeux. La mère disait que non, qu’il était comme elle, qu’il en avait assez de vivre et qu‘il préférait se laisser crever. »   (p. 16)

Elle avait des gestes lents comme si sa longue attente dans le noir l’avait ankylosée jusqu’à !’âme. Elle éteignit le réchaud et posa un bol de café noir entre les deux assiettes. Suzanne et Joseph la suivaient des yeux, pleins d’espoir, comme ils avaient suivi des yeux le vieux cheval. On aurait pu croire qu’elle souriait mais c’était plutôt la lassitude qui lui adoucissait les traits, la lassitude et le renoncement.« (p. 161)

« Le noir est couleur de deuil. Le deuil noir c’est la perte définitive, la chute sans retour dans le Néant » (20).

Elle ne renoncera à tout qu’après le départ de Joseph:

« – Je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus si je me levais.  Moi, je peux plus rien pour personne.

Tout en parlant elle levait les mains et les laissait retomber sur le lit dans un geste d’impuissance et d’exaspération. »      (p. 351)

Son désespoir est alors total. Vidée de tout désir, il ne lui reste plus qu’à mourir. Cette énergie indomptable inverse le désir en haine.

« Elle avait le visage et les bras parsemés de taches violettes, elle étouffait et des cris sourds sortaient tout seuls de sa gorge, des sortes d’aboiements de colère et de haine de toute chose et d’elle-même. »    (p. 358)

« Le cri, chez Marguerite Duras, revêt une importance primordiale; c’est l’ultime recours des personnages pour entrer dans la réalité du désir, c’est par le cri qu’ils revendiquent une position autre que celle du tiers exclu » (21).

La concession est l’endroit où la mère est venue s’échouer, enliser sa vie et celle de ses enfants. La mère, image de non-vie, est devenue l’incarnation de la mort et du cercle vicieux.

Joseph a le courage de la quitter. En revanche, pour Suzanne, la libération de l’emprise maternelle, de son enfance, ne pourra se faire que par la disparition de la mère. La mort de celle-ci devient inévitable, cette mort qui donne la vie.

 

  1. LA CIRCULATION DU DÉSIR

La libération progressive de Suzanne passe par un certain nombre d’étapes:

  1. la rencontre du désir de l’autre
  2. le contact avec la richesse suivi de la dégradation avec l’apparition du crapaud
  3.  la conscience chez les enfants de leur misère et de la nécessité de quitter la mère; la disparition de Joseph
  4. le refus du mariage avec Barner, la décision de coucher avec Jean Agosti puis de le quitter

Au cours de cette série d’événements, elle rencontre des objets et des figures dont la présence est quelquefois obsédante dans le texte: le diamant et le chiffre trois.

Dans le « Barrage« , la présence du nombre trois tout au long du roman est insistante. Or, c’est à partir de ce chiffre trois que l’on peut avoir un cercle. De la première phrase: « Il leur avait semblé à tous les trois que c’était une bonne idée d’acheter ce cheval » à la dernière page où Suzanne, Joseph et Lina partent tous les trois, il y a toujours ces constellations de trois personnages. Certes, les ensembles de trois personnes sont le groupe humain de base. La famille est un « triangle oedipien » (Xavière Gauthier évoque cette possibilité dans « Les Parleuses » (22).) Mais il semble plutôt que le trois soit symbolique: Suzanne a le choix entre trois bagues, entourées de trois papiers de soie, comme les objets magiques d’un conte de fées (dans les contes populaires, les épreuves, les choix, les objets magiques vont presque toujours par trois (23)). On retrouve ce chiffre particulièrement lié au temps:

  • La mère plante des cannas pour la 3e fois                         (p.18)
  • On jette les biches mortes dans le rac au bout de 3 jours  (p.19)
  • La mère a déjà eu 3 crises                                                  (p.22)
  • La 3e année, la mère abandonne les barrages.                (p. 28)
  • En vendant le phono, Joseph pourrait acheter un cheval qui ferait le voyage 3 fois au lieu d’une                                    (p. 31)
  • Le pain est apporté de Kam tous les 3 jours                      (p. 35)
  • C’est à la 3e danse que M. Jo invite Suzanne                   (p. 43)
  • M. Jo et Suzanne sont ensemble 3 heures par jour           (p. 68)
  • La femme au pied malade dort 3 jours, sa petite fille d’un an a l’air d’avoir 3 mois et elle meurt au bout de 3 mois          (p. 120)
  • Carmen essaie de vendre le diamant: au bout de 3 jours aucun résultat                                                                             (p. 176)
  • Joseph et Lina sont restés 3 jours entiers à faire l’amour en ne mangeant qu’à peine                                                        (p. 280)

Cette liste est presque interminable. « Le trois, disent les Chinois, est un nombre parfait, l’expression de la totalité, de l’achèvement (24) », achèvement d’une action ou d’un cycle du temps: un temps bouclé.

3.1. Le désir de l’autre

3.1.1. La jouissance voyeuriste

Suzanne se souvient souvent du premier baiser d’Agosti dans l’air de Ramona, musique préférée de Joseph. Ce souvenir éveille en elle la conscience de sa beauté :

Une belle fille comme vous doit s’ennuyer dans la plaine… dit doucement M. Jo non loin de l’oreille de Suzanne.

Un soir, il y avait deux mois, le fils Agosü l’avait entraînée hors de la cantine où le pick-up jouait Ramona, et, sur le port, il lui avait dit qu’elle était une belle fille, puis il l’avait embrassée. Une autre fois, un mois plus tard, un officier du courrier lui avait proposé de lui faire visiter son bateau, … où il lui avait dit qu’elle était une belle fille puis il l’avait embrassée. Elle s’était seulement laissé embrasser. C’était donc la troisième fois qu’on le lui disait. »       (p. 44)

Ensuite, elle rencontre M. Jo qui vient de l’autre monde (Ram) et qui la comble de cadeaux parmi lesquels le phonographe, « libérateur » de ce « monde prisonnier« . Mais celui-ci n’est pas un cadeau comme les autres.

Lorsque M. Jo se rend compte qu’il n’a aucune chance d’être aimé pour lui-même, il se met à utiliser sa fortune pour obtenir les faveurs de Suzanne. Ce phono est en effet « extrait » par Suzanne, en échange du regard qu’il a pu poser sur elle nue dans la salle de bains du bungalow. Mais c’est pour le donner à Joseph. Ainsi, M. Jo fait « son deuil de l’amour de Suzanne« .

Le désir d’être vue est le commencement du désir: pour faire circuler son désir, il n’y a qu’à ouvrir la porte qui sépare ce monde obscur de l’autre monde, de celui de la lumière:

« Quand même c’était là l’envie d’un homme. Elle, elle était là aussi, bonne à être vue, il n’y avait que la porte à ouvrir. … Ce n’était pas fait pour être caché mais au contraire pour être vu et faire son chemin de par le monde, le monde auquel appartenait quand même celui-là, ce M. Jo. »   (p. 73)

Mais la décision de se montrer, la circulation du désir, est annulée par le marché de M. Jo:

« Mais c’est lorsqu’elle fut sur le point d’ouvrir la porte de la cabine obscure pour que pénètre le regard de M. Jo et que la lumière se fasse enfin sur ce mystère, que M. Jo parla du phonographe.

– Demain vous aurez votre phonographe, dit M. Jo. …Ma petite Suzanne chérie, ouvrez une seconde et vous aurez votre phono.

C’est ainsi qu’au moment où elle allait ouvrir et se donner à voir au monde, le monde la prostitua. »         (p.73)

C’est le monde qui l’a prostituée, non elle-même, Suzanne. (« s’il y a prostitution de la femme, il faut qu’elle soit voulue par elle. Elle ne doit pas être dictée par l’homme... » dit Duras dans « Les Parleuses » (25). ) Le narrateur insiste sur ce point: « Ce n’était pas elle qui avait parlé du phonographe ni même qui y avait pensé. C’était lui, M. Jo« , cette « ordure » qui n’est que déveine pour eux, pour elle.

Suzanne retombe alors dans l’incapacité de désirer, dont elle ne se départira même pas avec Jean Agosti, accepté seulement parce qu’il le faut, parce qu’il a les gestes qu’il faut.

Depuis cet épisode, ils en ont pris I’habitude: la porte entrouverte et brutalement refermée de la salle de bains, geste chaque soir répété, est à la fois l’acceptation et le refus par Suzanne d’être vue.

3.1.2. Le chercheur de petits bibelots

« A voir cette auto et à l’entendre en parler, il n’y avait pas de doute possible. Cétait encore la déveine. »     (p. 207)

A la description extraordinaire du coffre de sa voiture rouge: chaque paquet de fil est mis dans un tiroir de la couleur de celui-ci, on peut imaginer que Barner est un terrible organisateur. Il cherche toujours à perfectionner ses tiroirs pour éviter les erreurs de rangement causées par ses clients qui se trompent parfois de tiroir. La vie qu’il offre, la vie qu’il mène est le contraire de l’aventure, de la vie: c’est la vie réglée minutieusement, répétitive comme le mouvement des machines dans les filatures. Barner a certains points communs avec M. Jo: mêmes mains soignées, bague; ils sont tous deux porteurs de déveine:

« Ses mains fluettes et soignées rappelaient celles de M. Jo. Il portait lui aussi une chevalière mais sans diamant. Ses seules initiales l’ornaient: un J amoureusement entrelacé dans un B.

Suzanne se souvint des mains de M. Jo qui cherchaient à toucher ses seins. Celles de Barner sur mes seins ce sera pareil. Le même genre de mains. »          (pp. 215-216)

Barner est un homme d’une quarantaine d’années, grand, qui a belle allure. Ce représentant en fils (les meilleurs) d’une usine de Calcutta, qui depuis quinze ans fait le tour du monde mais revient régulièrement à la colonie – à l’Hôtel Central -, cherche à se marier avec une Française très jeune et vierge. Il cherche ce qu’il n’a aucune chance de trouver: une jeune fille pour « en faire la compagne la plus dévouée, la collaboratrice la plus sûre » (26).

– Toute ma vie j’ai cherché cette jeune Française de dix-huit ans. On peut les façonner et en faire d’adorables petits bibelots. »    (p. 211)

Il offre deux symboles d’une vie d’emprisonnement: les fils (car Barner est le meilleur des fils: par ce jeu de mots, M. Duras rend le fil et le nouveau prétendant de Suzanne équivalents). Ce sera le fil à la patte, l’impossibilité d’être libre et l’engluement dans le quotidien, dans la répétition: le cercle de ses tours du monde, d’où elle ne pourra sortir, où elle restera engluée. On trouve là deux symboles différents d’une même chose: non-vie, non-être.

Suzanne serait l’introuvable « bibelot » à modeler, ficeler, enfermer. On peut penser qu’il s’agit de modeler sa future femme à l’image de sa mère, qui est « une sainte » et pour qui il achète – fils parfait – tous les ans un terrain où il compte se retirer. Barner multiplie ses propositions de mariage aux « spécimens« , toujours avec la même phrase: « Voulez-vous être cette jeune fille que je cherche depuis longtemps?« , après leur avoir fait la cour au « dancing-piscine« , leur montrant les « distractions des millionnaires« .

« Après le cinéma, ils allèrent danser dans un dancing-piscine qui se trouvait en dehors de la Mlle. Barner y alla sans hésiter et il était clair qu’il avait dû suivre cet emploi du temps à chacun de ses séjours à la colonie avec, chaque fois, une nouvelle préposée de l’Hôtel Cenfral. »   (p. 207)

Le monde de Barner, du mariage qu’il propose, est bouclé – il fait le tour du monde d’innombrables fois, mais c’est un monde clos sur lui-même sans échappée, sans échappatoire, un univers sans porte de sortie: « Fichue, la porte de sortie, comme dit Carmen » (27).

Barner va entourer Suzanne de fils, l’empêcher de mener sa vie comme elle veut. Elle serait de nouveau dans un cercle dont elle ne pourrait pas sortir, un cercle formé par les fameux fils qu’il vend à longueur d’années.

Suzanne, essayant de lui vendre le diamant, lui suggère d’acheter une bague pour sa mère, son véritable idéal, le miroir où il se reflète: « Tout ce qui reste à faire c’est de lui refiler le crapaud » (p. 207).

Il est aussi attaché à sa mère par ses kilomètres de fil. John Barner, ce mari de vierge, continuera sa quête, sa répétition sans espoir de découverte.

3.2. Le désir de la richesse

3.2.1. Le diamant

Le diamant est ambigu: il a l’air d’être un diamant sauveur car il représente, sous une forme extrêmement concentrée, beaucoup d’argent et la possibilité de faire quelque chose, mais il contient aussi ce fameux crapaud.

Le diamant de M. Jo, comme sa limousine, désigne sa richesse. Il est « magnifique », « énorme », « il confère » aux mains « une valeur royale, un peu déliquescente » (28).

« Il faut dire que ce diamant-là, oublié sur son doigt par son propriétaire ignorant, valait à lui seul à peu près autant que toutes les concessions de la plaine réunies. »        (p. 43)

L’envie du diamant est là, non pour Suzanne, mais pour sa mère. Le diamant de M. Jo est désirable, mais il ne rend pas M. Jo désirable: « Pour le reste, c’est un singe« , dit Joseph (p. 42).

Effectivement, M. Jo est un jeune homme élégant, habillé d’un costume de tussor grège, mais laid: il a les épaules étroites, les bras courts, la taille au-dessous de la moyenne. « Il était nettement mal foutu » (29). L’individu et ce qu’il porte sont nettement séparés, comme la beauté du phono contraste avec la laideur de M. Jo:

« Elle avait ouvert la porte de la cabine de bains, le temps de laisser le regard malsain et laid de M. Jo pénétrer jusqu’à elle et maintenant le phonogaphe reposait là, sur la table. Et lui il était parfaitement sain et parfaitement beau. »      (p.76)

Il est constamment réduit à n’être que laideur, mensonge et lâcheté. Il n’est rien:

« Quant à M. Jo, du moment qu’il avait donné le phonographe, il inexistait d’autant. Et, délesté de son auto, de son costume de tussor, de son chauffeur, peut-être serait-il devenu transparence de vitrine vide parfaite. »      (p. 77)

L’affirmation de l’absence de désir de Suzanne pour M. Jo. renforce le décalage entre ce qu’il est (rien) et ce qu’il possède (tout). Il est considéré par elle comme celui dont on peut tirer des choses: le phono est « extrait » par Suzanne, la bague est « soutirée« , amenée par Suzanne du côté des pauvres. Ce diamant est leur premier succès:

« Depuis des années que les projets échouaient les uns après les autres ce n’était pas trop tôt. Leur première réussite. Non pas une chance mais une réussite. Car depuis des années qu’Ils attendaient, ils avaient bien gagné, rien qu’à attendre, cette bague-là. C’avait été long mais ça y était, elle était de leur côté; de ce côté -ci du monde. »        (p. 139)

C’est une lutte entre riches et pauvres. C’est une sorte de travail pour Suzanne de les extraire, ou plutôt une sorte de devoir pour elle, pour les délivrer, la mère, Joseph et elle. Le diamant apparaît un moment comme un adjuvant du Bien.

Dans la justification par la mère de son désir sauvage de garder la bague, intervient un aspect sentimental: celui du bijou offert. Pour la mère, une bague est le témoignage d’un sentiment: bague de fiançailles ou bijou de famille. Quand elle prend la bague, les enfants savent qu’elle ne va plus s’en séparer; elle va la cacher dans sa chambre. On a l’impression que cette bague (symbole d’affects) et non pas le diamant, éveille un tas de sentiments en elle: la mère n’a pas eu de vie amoureuse heureuse; elle ne s’est pas remariée à cause des enfants et des économies qu’elle voulait faire pour acheter la concession.

« Elle était malade d’avoir pris la bague comme elle l’avait prise, et de l’avoir gardée. Car il lui était déjà impossible de la rendre, c’était sûr. Elle répétait comme une idiote les mêmes choses, les yeux au plancher, honteuse. C’était difficile de la regarder. Qu’avait donc fait Suzanne en lui montrant la bague? Quelle jeunesse quelle vieille ardeur refoulée, quel regain de quelle concupiscence jusque-là insoupçonnée s’étaient donc réveillés en elle à la vue de la bague? Déjà, elle avait décidé de la garder. »     (p. 136)

« Concupiscence, vieille ardeur refoulée », ces termes rendent à la bague sa valeur symbolique de bijou porteur d’affects, signe de l’attachement amoureux. Or cet objet, qui n’est pas une vraie bague de fiançailles mais plutôt le prix d’un marché, de la prostitution, déclenche chez la mère une réaction de rage: elle bat Suzanne violemment durant toute la nuit.

« Elle s’était jetée sur elle et elle l’avait frappée avec les poings de tout ce qui lui restait de force. De toute la force de son droit, de toute celle, égale, de son doute. En la battant, elle avait parlé des barrages, de la banque, de sa maladie, de la toiture, des leçons de piano, du cadastre, de sa vieillesse, de sa fatigue, de sa mort. »         (p. 136)

La mère est prise entre l’idée qu’ils y ont droit parce qu’ils en ont besoin et l’idée qu’il est le résultat des « saletés » que M. Jo est venu faire.

Pour Suzanne, qui veut satisfaire aux désirs de la mère tout en préparant sa propre libération, l’image de la bague est liée à la prostitution, à cause du marché que M. Jo lui propose « trois jours à la ville contre le diamant« . On a même l’impression qu’elle serait presque prête à accepter le marché mais elle décide de tirer de M. Jo le plus de choses possible. Lorsque M. Jo lui montre les trois bagues pour qu’elle en choisisse une, elle est cynique, elle ne montre aucune sentimentalité, bien que la bague lui rappelle les siennes, offertes par son père:

 « – Ca vient de ma mère dit M. Jo, avec sentiment, elle les aimait à la folie.

Que ça vienne d’où que ça veuille. Ses doigts à elle étaient vides de bagues. Elle approcha sa main, prit la bague dont la pierre était la plus grosse, la leva en l’air et la regarda longuement avec gravité. …Ses yeux ne quittaient pas le diamant. Elle lui souriait. Lorsqu’elle était une petite fille et que son père vivait encore elle avait eu deux bagues d’enfant, l’une ornée d’un petit saphir, l’autre d’une perle fine. Elles avaient été vendues par la mère.

 – Combien elle vaut? »             (p. 126)

De toute façon, ses bijoux ont été vendus par la mère. L’importance est dans son prix, dans les possibilités qu’il représente. Pas le passé des liens familiaux, mais l’avenir. Le diamant est, à ce titre, un objet magique:

« C’était un objet, un intermédiaire entre le passé et l’avenir. C’était une clef qui ouvrait l’avenir et scellait définitivement le passé. A travers l’eau pure du diamant l’avenir s’étalait en effet, étincelant. On y entrait, un peu aveuglé, étourdi. »       (p. 126)

D’ailleurs, elle pense qu’elle mérite, comme ce fut le cas pour le phono, ce « cadeau » de M. Jo.

Plus tard, au moment de la rupture avec M. Jo, Suzanne laisse paraître son désir de la richesse. Elle lui dira qu’elle voulait « beaucoup plus » que la bague. D’où la réaction de M. Jo:

  » – Vous êtes profondément immoraux, dit M. Jo d’un ton de conviction profonde. »      (p. 154)

Et Barner:

 « – Cest … c’est à vous ce diamant? demanda-t-il d’une voix défaillante.

 – Bien sûr, dit Suzanne.

 – Oh! fit encore Barner, tous ses moyens coupés par tant d’immoralité.

 – Vous, vous vendez bien du fil, dit Suzanne. »    (p. 219)

La libération de l’enlisement, de la solitude et de la mort, sera possible grâce à M. Jo, mais l’avenir s’envisage sans lui. Lui-même le sait, puisqu’il dit à Suzanne: « Quand je vous aurai sortie d’ici, vous me quitterez, j’en suis sûr » (p. 108). Il n’est qu’un passage vite oublié vers la libération.

3.3. Le désir de la libération

3.3.1. La limousine noire

M. Jo produit, à son apparition, deux chocs successifs: par sa voiture, puis son diamant. Suzanne est impressionnée parce que M. Jo n’est pas seulement lui-même: il est « lui et ses circonstances« . Ses circonstances, ce sont la richesse, sa voiture noire, énorme, une réelle beauté corporelle. Cette Léon Bollée est noire comme le phono et le cinéma (la salle noire). Suzanne porte un pantalon noir et des souliers noirs. Or le noir est la couleur de la mort, qui peut n’être qu’un passage et préluder à une renaissance (passage vers la vraie vie).

Comme le cinéma, la voiture de M. Jo est porteuse de rêves . Elle aussi permet de s’évader de la réalité, d’abord simplement d’aller à Ram ou à Saïgon, donc de sortir de cet endroit d’enlisement mortifère. Le sentiment de puissance et d’irréalité procuré par la voiture, Suzanne l’éprouve quand M. Jo, qu’elle a rencontré par hasard dans la ville, la raccompagne. Une étrange promenade commence alors, dans cette voiture qui semble irréelle:

Elle est dans un endroit à la fois luxueux et protégé, protégée de cette ville dont elle a éprouvé l’hostilité d’une manière très forte lors de sa promenade. Cette ville défile comme une image. On peut dire aussi que la voiture devient l’équivalent de la ville: ils sont dans de beaux quartiers et dans une voiture luxueuse; elle est donc identique à la ville. Elle s’y sent bien, aussi bien qu’au cinéma:

« Elle monta dans l’auto de M. Jo. On y était bien. M. Jo proposa à Suzanne de faire un tour. L’auto glissait dans la ville pleine de ses semblables, luisante. Lorsque la nuit fut venue l’auto glissait toujours dans la ville et tout d’un coup la ville s’éclaira pour devenir alors un chaos de surfaces brillantes et sombres, parmi lesquelles on s’enfonçait sans mal et le chaos chaque fois se défaisait autour de l’auto et se reformait seulement derrière elle… »             (p. 225)

L’auto glisse dans la ville chaotique: le côté des riches (« brillantes« ) et des pauvres (« sombres »). Quand la voiture passe, ce chaos disparaît. L’auto est capable de détruire ce chaos, qui représente la réalité insupportable. Ce mot « glisser » souligne la facilité de détruire.

« C’était une solution en soi que cette auto, les choses prenaient leur sens à mesure qu’elle avançait en elles, c’était aussi le cinéma. »        (pp. 225-226)

Le cinéma et l’auto, sont deux éléments qui permettent de sortir du cercle vicieux et d’aller vers une nouvelle vie. La voiture, qui est irréelle, devient la « seule réalité« :

« Elle était saoule de la ville. L’auto roulait, seule réalité glorieuse, et dans son sillage tout la ville chutait, s’écroulait, brillante, gouillante, sans fin. »        (p. 226)

Cette description nous rappelle le film vu par Suzanne:

« Les hommes se perdent pour elle, ils tombent sur son sillage comme des quilles et elle avance au milieu de ses victimes, lesquelles lui matérialisent son sillage, au premier plan, tandis qu’elle est déjà loin, libre comme un navire et de plus en plus indifférente, et toujours plus accablée par l’appareil immaculé de sa beauté. »      (p. 188)

La voiture noire est comme la femme, un navire qui s’avance en laissant tout crouler sur son passage, dans son sillage. Suzanne devient elle-même cette femme, dominatrice, libre, toute-puissante, plus forte que tous les hommes.

Puis le réel est effacé par le baiser de M. Jo. Il est exclu de nouveau. En même temps, Suzanne s’exclut elle-même de ce monde clos du fantasme.

La limousine, c’est la facilité (Joseph le dit aussi: « On allait très vite, il y avait beaucoup de vent, tout paraissait facile, un peu comme au cinéma » (30) ), l’oubli des problèmes, l’objet magique qui traverse le monde.

3.3.2. Le cinéma

 

« Pour Suzanne comme pour Joseph, aller chaque soir au cinéma, c’était, avec la circulation en automobile, une des formes que pouvait prendre le bonheur humain. En somme, tout ce qui portait, tout ce qui vous portait, soit l’âme, soit le corps, que ce soit par les routes ou dans les rêves de l’écran plus vrais que la vie, tout ce qui pouvait donner l’espoir de     vivre en vitesse la lente révolution d’adolescence, c’était le bonheur. »         (pp. 122-123)

La salle de cinéma est une « oasis » pour Suzanne et une manière de se sauver d’un réel insoutenable: lors de son horrible promenade dans la ville blanche, elle se réfugie dans un cinéma. Abri contre les regards des autres, le cinéma est d’abord une évasion, un lieu rassurant. Après le blanc brutal de la haute ville riche, la salle noire du cinéma est « égalitaire« .• la suppression des marques sociales, des différences individuelles, et la communion dans un monde imaginaire font du cinéma une sorte de rêve collectif:

« Le piano commença à jouer. La lumière s’éteignit. Suzanne se sentit désormais invisible, invincible et se mit à pleurer de bonheur. C’était l’oasis, la salle noire de l’après-midi, la nuit des solitaires, la nuit artificielle et démocratique, la grande nuit égalitaire du cinéma, plus vraie que la vraie nuit, plus ravissante, plus consolante que toutes les vraies nuits, la nuit choisie, ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispensatrice de bienfaits que toues les institutions de charité et que toutes les églises, la nuit où se consolent toutes les hontes où vont se perdre tous les désespoirs, et où se lave toute la jeunesse de l’affreuse crasse d’adolescence. »        (p. 188)

Le piano renvoie immédiatement à la mère, à la fusion dans ce milieu maternel. Elle a joué pendant dix ans, sans voir les films projetés sur l’écran, avec sa frustration définitive:

« Pendant dix ans elle avait eu envie d’aller au cinéma et elle n’avait pu y aller qu’une seule fois en se cachant. Pendant dix ans cette envie était restée en elle aussi fraîche, tandis qu’elle, elle vieillissait. »       (p. 283)

Pour la mère, exclue à la fois du réel (pas de vraie vie) et de l’imaginaire, le cinéma est vraiment du côté de la réalité pure et mauvaise et reflète son désir frustré (refus de l’amour, impossibilité de voir l’écran). Quant à Joseph, il va au cinéma, non comme Suzanne pour fuir le monde réel, mais pour y rencontrer une femme, et y trouve effectivement ce que Suzanne voudrait:

« C’était là seulement, devant l’écran que ça devenait simple. D’être ensemble avec un inconnu devant une même image, vous donnait l’envie de l’inconnu.

L’impossible devenait à portée de la main, les empêchements s’aplanissaient et devenaient imaginaires. Là au moins on était à égalité avec la ville alors que dans les rues elle vous fuyait et on la fuyait. »      (pp. 223-224)

Le cinéma a une fonction de libération, comme l’argent, comme l’initiation amoureuse. Il sort de la réalité qui est difficile à supporter, mais en même temps il devient une réalité et donne la possibilité de sortir de cette réalité pour entrer dans la réalité qui adviendra après la libération de la mère. L’impossible devient possible grâce à ce cercle cinéma-réalité.

Suzanne projette son désir sur le couple à l’écran, par une identification immédiate. Elle rêve sa vie, la regarde dans l’image d’une autre.

Ce moment du film où se produit un baiser amoureux provoque un fantasme de fusion: le baiser dévastateur, monstrueux, transforme les bouches des amoureux en « poulpes« :

« On voudrait bien être à leur place. Ah! comme on le voudrait… Alors, dans leurs têtes de décapités, on voit ce qu’on ne saurait voir, leurs lèvres les unes en face des autres s’entrouvrir, encore, leurs mâchoires se défaire comme dans la mort et dans un relâchement brusque et fatal des têtes, leurs lèvres se joindre comme des poulpes, s’écraser, essayer dans un délire d’affamés de manger, de se faire disparaître jusqu’à l’absorption réciproque et totale. »  (p. 189)

Les termes de mort, de fatalité et de folie évoquent la mère, qui va mourir pour laisser entrer ses enfants dans ce monde du désir. L’image est tellement forte que cela devient une réalité, LA réalité.

Les images de monstres, de meurtre, de mort, de dévoration euphorique ou dysphorique traversent le texte.

Le cinéma est aussi un lieu d’apprentissage pour Suzanne. C’est Carmen qui , comprenant qu’on puisse aimer le cinéma et lui donnant de l’argent pour qu’elle y aille autant qu’elle veut, dit que c’est là qu’on apprend un peu l’amour, donc à fuir sa famille.

C’est ainsi que Suzanne va réussir à se dégager de la mère. C’est aussi grâce au cinéma qu’elle va sortir de ce lieu indésirable:

« Mais tout ce que Suzanne voyait de la d’ici, c’était son grand fleuve à moitié recouvert par des nuées de grandes jonques qui venaient du Pacifique et par les remorqueurs du port. Carmen avait tort de s’inquiéter pour elle. Déjà, à force de voir tant de films, tant de gens s’aimer, tant de départs, tant d’enlacements, tant d’embrassements définitifs, tant de solutions, tant et tant, tant de prédestinations, tant de délaissement cruels certes, mais inévitables fatals déjà ce que Suzanne aurait voulu c’était quitter la mère. »  (p. 202)

Désormais, elle aura la force de refuser Barner (en disant qu’elle préfère un chasseur (31) ), de ne plus se laisser battre par la mère et de dire son désir d’être libre.

Le cinéma, c’est aussi le lieu de prédilection où Joseph rencontre Lina.

3.4. L’initiation amoureuse

3.4.1. L’apprentissage de Joseph

Le désir est, dans le Barrage, tout entier du côté de Joseph et de Lina. Le désir et l’amour y sont inscrits comme un destin. Dès le premier regard, une « voix formidable » donne à Joseph l’envie de cette femme inconnue. Et Lina, réciproquement, éprouve le même sentiment, un peu comme les amoureux du film qu’a vu Suzanne: chacun sent avant même qu’ils fassent connaissance que c’est I’homme ou la femme de sa vie.

Au cinéma, les particularité de Lina apparaissent peu à peu: elle est avec un homme qui est son mari, mais il est absent car il dort; elle est belle, mais bien plus âgée que Joseph. Il la voit à travers plusieurs détails de son corps: les mains, aux doigts « longs et luisants« , les yeux, la bouche, les dents. Cette vision partielle indique la sensualité de Lina, le regard subjugué, et sensuel lui aussi, de Joseph. Mais ce qui l’a frappé, c’est le rouge, rouge de ses ongles vernis et sa bouche, qui surgit dans le noir:

« J’ai allumé une allumette et je la lui ai tendue. Alors j’ai vu ses mains, ses doigts qui étaient longs et luisants et ses ongles vernis rouges.  J’ai vu aussi ses yeux: au lieu de fixer la cigarette pendant qu’elle l’allumait, elle me regardait. Sa bouche était rouge, du même rouge que ses ongles. Ca m’a fait un choc de les voir réunis si près. Comme si elle avait été blessée aux doigts et à la bouche et que c’était son sang que je voyais, un peu l’intérieur de son corps. »     (p. 260)

Or le rouge est la couleur du feu, de la passion, mais aussi de la vie – Lina va donner la vie à Joseph en l’enlevant à la mère, à la concession mortelle – c’est aussi la couleur de « la beauté et de la richesse; c’est la couleur de l’union (symbolisée par les fils rouges de la destinée noués dans le ciel). Couleur de la vie, c’est aussi celle de l’immortalité ». (32).

Lina allume le feu de sa passion et en « brûle » en même temps qu’elle allume sa cigarette. Les yeux de Lina, si clairs qu’ « on dirait qu’elle est aveugle ou, plutôt, (qu’)elle ne voit pas tout ce que les autres voient » (p. 266), expriment son amour aveugle.

Le désir passe entièrement par les mains:

« Puis j’ai commencé à caresser sa main qui était chaude à l’intérieur et fraîche à l’extérieur. … Je ne voyais plus rien du film, tout occupé que j’étais avec sa main qui peu à peu, dans la mienne, devenait brûlante. … Elle était tellement douce et soignée cette main qu’elle donnait envie de l’abîmer. »         (pp. 261-262)

La cruauté de Joseph, qui veut « abîmer » l’être aimé, apparaît paradoxalement. Les mains de Lina sont symboliques. Elle est douce et soignée. Elle cache son ardeur intérieure sous son apparence de fraîcheur (c’est le côté du Blanc-riche). Cette main brûlante manifeste sa sensualité et annonce l’extase. « La chaleur est principe de renaissance et de régénération, ainsi que de communication. Aussi Jung en fait-il une image de la libido » (33).

La vie intense des mains de Lina est à comparer avec les mains de la mère après sa mort, immobiles, n’ayant saisi que des ombres qui dépeignent sa vie elle-même:

« Mais les yeux fermés étaient pleins d’une ombre violette profonde comme de l’eau, la bouche fermée était fermée sur un silence qui donnait le vertige. Et plus que son visage, ses mains posées l’une sur l’autre étaient devenues des objets affreusement  inutiles qui clamaient l’inanité de l’ardeur qu’elle avait mise à vivre. »       (pp. 359-360)

Chez Marguerite Duras, le désir, la passion, l’amour sont toujours hantés par la mort. Plus tard, au moment de l’amour, l’ombre de la mère plane dans la pièce: chaque fois que Joseph fait l’amour avec Lina, il pense à sa mère qui ne l’a jamais fait depuis la mort de son père.

« Sur l’écran une femme s’est mise à pleurer à cause de I’homme mort. Couchée sur lui, elle sanglotait. »      (p. 262)

« Couchée sur lui, elle sanglotait« . Cette image, nous la retrouverons vers la fin du roman (le réel du texte copiant la fiction), lorsque Joseph sanglote sur le corps de sa mère, comme la femme du film, sur l’être cher:

« Il était affalé sur le lit, sur le corps de la mère. Elle ne l’avait jamais vu pleurer depuis qu’il était tout petit. De temps en temps il relevait la tête et regardait la mère avec une tendresse terrifiante.          (p. 359)

Lorsque la femme a sangloté sur l’homme mort, elle m’a dit tout bas: « C’est la fin du film. – Alors? – Vous êtres libre ce soir’? »       (p. 262)

C’est là une phrase prémonitoire: c’est la fin du film, mais aussi celle du roman. Et il va être libre de faire circuler son désir, son amour. En même temps, c’est cet amour qui lui permet de se libérer de la mère.

Après le film, ce trio étrange (Joseph, Lina et Pierre, son mari) commence à faire la tournée des bars, retraversant la ville. Pierre, semble-t-il, cherche dans l’alcool l’oubli d’une immense douleur:

« Il parlait d’une voix très lente, ankylosée. Elle lui versait du champagne. Il était vraiment complètement ivre et quand il dormait on aurait dit qu’il se soulageait d’une douleur formidable, d’une douleur qui s’endormait en même temps que lui et qui recommençait dès qu’il ouvrait les yeux. »   (p. 272)

Comme la mère, il fuit le réel en s’enfermant dans un cercle d’alcool et de sommeil, de mort. Comme la mère et la mer, il recommence sans cesse. Quand il boit, il devient pure capacité d’absorption:

 « Il l’engouffrait. Ca pénétrait en lui comme dans du sable. Il ne buvait pas, il se versait le champagne dans le corps. »        (p. 272)

Il roule de plus en plus lentement, comme si « on roulait dans du sirop« . Le récit de Joseph donne l’impression d’un piétinement; lui-même souligne cet enlisement:

« Pourtant elle m’agaçait parce qu’elle était si douce avec lui, si patiente et lui, si lent, si lent. On avançait l’un vers l’autre comrne noyés dans ce sirop, on n’en sortait pas. »     (p. 270)

Ceci est à rapprocher de l’épisode des oeufs – Pierre, complètement ivre, mange un oeuf mayonnaise qui lui coule de la bouche, Joseph, en l’imitant, le rejoint dans l’insolence de l’ivresse, dans la communauté du rire de l’ivresse. Même douceur – cette fois dans la texture de l’oeuf et de la mayonnaise – que celle du sirop, même viscosité où l’on est pris. La douceur de Lina dans laquelle se noie Pierre et qui retarde le moment où ils seront seuls rappelle la douceur maternelle qui ligote Joseph. La position de Pierre, lové sur lui-même, suggère l’image du foetus et établit encore une similitude entre celui-ci et l’oeuf.

« L’oeuf symbolise la renaissance et la répétition; il ne l’est pas moins que, l’oeuf est, aux origines, un germe ou une réalité primordiale, qui contient en germe la multiplicité des êtres, et toutes les possibilités. L’oeuf participe également du symbolisme des valeurs de repos, comme la maison, le nid, la coquille, le sein de la mère. Mais au sein de la coquille, comme en celui, symbolique, de la mère, joue la dialectique de l’être libre et de l’être enchaîné. De cette douce sécurité, le vivant aspire à sortir: le poussin brise sa coque douillette et tiède. L’oeuf, comme la mère, deviendra le symbole des conflits intérieurs. Comme dans les cosmogonies, l’oeuf psychique renferme le ciel et la terre, tous les germes du bien et du mal, ainsi que la loi des renaissances et de l’éclosion des personnalités. L’étudiant se sent enclos dans son univers; il aspire à en sortir, en brisant sa coquille. Il défie pour vivre » (34).

Dans le même temps, le désir est ici séparation. Lina doit se séparer, longuement, patiemment, de Pierre, le faire mourir ou l’aider à mourir. Il faut exclure Pierre pour que l’amour puisse exister:

« Elle a rempli sa coupe à ras bords et, la bouteille à la main, elle a attendu qu’il l’ait bue. Il s’est jeté dessus. … Puis, encore une fois, elle a attendu, la bouteille à la main, qu’il ait fini sa deuxième coupe. Puis elle l’a encore resservi mais cette fois, lui seul. Quatre fois de suite. »   (p. 271)

Tout comme Joseph et Suzanne doivent se séparer de leur mère pour pouvoir vivre, ici, le désir et l’alcool montrent à Joseph qu’il est en train de se séparer définitivement de la mère et de Suzanne.

Absorber l’oeuf entier, avec avidité, revient à se transformer en dévoreur.

Joseph, en effet, insiste sur sa faim, sa soif, son envie qu’il a de Lina, son appétit de vivre et sa cruauté. C’est après cette complicité avec Pierre dans l’engloutissement des oeufs que lui vient « l’intelligence »:

« Toute cette intelligence que je me sentais, je devais l’avoir en moi depuis longtemps.Et c’est ce mélange de désir et d’alcool qui l’a fait sortir. »         (p. 275)

Il reconnaît cette cruauté comme sienne depuis toujours:

« J’étais un homme cruel. Depuis toujours, je me préparais à être un homme cruel, un homme qui quitterait sa mère un jour et qui s’en irait apprendre à vivre, loin d’elle, dans une  ville. Mais j’en avais eu honte jusque-là tandis que maintenant je comprenais que c’était cet homme cruel qui avait raison. »        (p. 275)

Joseph et Lina s’embrassent « par-dessus la table, par-dessus sa tête énorme aux yeux fermés » – la tête de Pierre, ce monstre aveugle, cet ivre mort.

L’accomplissement érotique semble inséparable de la transgression (le désir interdit pour une femme mariée), de la culpabilité (la cause de la mort de l’être aimé).

Ainsi apprend-il à vivre loin de la mère, à l’abandonner. La mort de la mère se prépare à ce moment-là:

« Je ne pourrai plus jamais redevenir un enfant, même si elle meurt, je me suis dit, même si elle meurt, je m’en irai. »        (p. 275)

Cette initiation va donc libérer Joseph de l’emprise maternelle.

Il va vivre une liaison passionnée avec Lina. Parti de la maison, il n’y reviendra que pour assister à la mort de la mère, désespérée par son départ.

3.4.2. L’apprentissage de Suzanne

Joseph

« Il riait carrément. Suzanne se souvenait parfaitement de cette minute où elle sut qu’elle ne rencontrerait peut-être jamais un homme qui lui plairait autant que Joseph. (p. 311)

Quand il réfléchissait comme ce soir, avec difficulté et avec dégoût, on ne pouvait pas s’empêcher de le frouver très beau et de l’aimer frès fort. »     ( p.144)

Joseph est beau, fort, habile, fier, insoumis jusqu’à l’impudence, brave. Il chasse et tue. Il sait plaire aux femmes. Il « a eu » toutes celles (blanches et indigènes) de la plaine. Il est violent, dur, mais il peut aussi être tendre, surtout envers la mère. Cependant il a le courage de la quitter. Comme la mère, il se révolte contre l’injustice et la pourriture de l’administration coloniale. Pour Suzanne, il est l’homme idéal, pour toutes les raisons données ci-dessus, mais surtout parce qu’elle se retrouve en lui et que c’est elle qu’elle aime en lui:

« En y repensant, elle s’aperçut avec émotion qu’elle se sentait capable, elle-même, de conduire sa vie comme Joseph disait qu’il fallait faire. Elle vit alors que ce qu’elle admirait chez Joseph était d’elle aussi. »         (p. 285)

En effet, Ils se ressemblent physiquement:

« Ils avaient les mêmes épaules, ses épaules à elle (la mère), le même teint, les mêmes cheveux un peu roux, les siens aussi, et dans les yeux, la même insolence heureuse.

          Suzanne ressemblait de plus en plus à Joseph. »     (p. 98)

Joseph incarne l’unique et séduisante figure fraternelle, pour laquelle Suzanne éprouve un amour presque incestueux. Son goût pour lui est confirmé par M. Jo.

M. Jo se décourageait vite.

 – C’est comme si j’avais craché dans l’eau, reprit-il. Rien ne vous touche, même pas mes intentions les plus délicates. Ce que vous aimez c’est les types du genre de…

  – Du genre de qui?

 – Du genre d’Agosti et… de Joseph, dit timidement M. Jo.

 – Eh! oui, dit-il courageusement, je dis bien, du type de Joseph. »          (p. 77)

Joseph est l’image inverse de M. Jo: soupirant malheureux, qui lui sert de repoussoir et qui est ridiculisé sous les traits d’un minable. Il est laid, chétif, faible, maladroit, incompétent, mais élégant, soigné, propre, poli. Il a les mains et les dents belles, la voix douce et distinguée. Mais il est surtout riche, immensément riche. La première apparition de cet homme galant, prodiguant le parfum de Paris, est en contraste avec cette sorte de bête sauvage qu’est Joseph qui court pieds nus dans la nature.

Dans ces deux personnages, opposés l’un à l’autre, on trouve pourtant des points communs qui forment un cercle, comme le roman.

D’abord, c’est M. Jo qui permet à Joseph de sortir de la concession et d’aller à Saïgon; autrement dit, c’est grâce à lui que Joseph a rencontré Lina, la femme idéale, qui achètera le diamant de M. Jo.

Ensuite, Joseph déteste M. Jo qui a peur de Joseph. Mais M. Jo doit toujours passer par Joseph car Suzanne ne fait rien sans l’accord de celui-ci: c’est une figure dominatrice, presque le chef de la famille, prenant des décisions, dictant les attitudes. Si M. Jo n’est rien pour Suzanne, c’est, malgré la pitié qu’elle éprouve pour lui, parce qu’elle veut obéir à la volonté de Joseph qui se tait et ignore l’existence de M. Jo. L’attitude de Suzanne, qui refuse M. Jo, montre à quel point l’avis et le comportement du frère sont prédominants.

Enfin, M. Jo cache dans son nom toutes ces potentialités amoureuses. Jo, c’est en effet un diminutif de Joseph et ce lien sera dévoilé dans les deux autres romans, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord (son amant chinois et son petit frère: deux êtres qu’elle aimait). Faire coïncider en partie les noms, c’est poser une ressemblance entre les êtres. Comme Joseph, M. Jo apporte avec lui l’amour et la haine.

Jo(seph)

Joseph                                                                     Jo

beau                                                                        laid « naturel »                                                            « culturel » (35) grossier                                                                    poli dominant (fort)                                                dominé (faible)

 

La franchise de Joseph contraste avec l’extrême politesse – parfois hypocrite – de M. Jo qui fait l’aimable:

 – Bonjour madame, fit M. Jo, je vous remercie. Et vous-même?

Se lever, s’incliner devant la mère qu’il détestait, ça M. Jo savait le faire et très bien encore.

 – Nous, il faut bien que ça aille, maintenant que je me suis mis en tête cette plantation de bananiers, ça me fait durer un peu plus.

Une fois de plus M. Jo fit deux pas dans la direction de Joseph et abandonna la partie. Joseph ne disait jamais bonjour à M. Jo c’était inutile d’insister       (pp. 78-79)

« Et Joseph, parce que sa grossièreté était si évidente que toujours et partout, elle déroutait, s’imposait, Suzanne n’avait jamais rencontré quelqu’un qui fût aussi peu poli que Joseph. On ne savait jamais lorsqu’on ne le connaissait pas, sur quel ton lui parler, par quel biais le prendre et comment dissiper cette brutalité devant laquelle les plus sûrs se troublaient. »  (p. 308)

Chez Duras, la violence du langage, la grossièreté et la franchise sont tout à fait caractéristiques. Joseph s’exprime frontalement, il ne mâche jamais ses mots; non seulement sa manière de dire mais aussi ce qu’il dit est brutal. Il accentue ses mauvaises manières en présence de M. Jo: « Joseph qui mangeait à toute vitesse et à pleines dents, encore plus grossièrement que d’habitude, ravalait en fait sa colère » (p. 82). Cette violence explosive, qui est aux antipodes des manières de M. Jo, est manifeste à la cantine, quand Joseph parle à M. Jo de Suzanne et qu’il lui donne son point de vue:

 « – On s’emmerde déclara-t-il. – On se disait aussi que ce n’était pas sain d’avoir envie de coucher comme ça avec ma soeur depuis plus d’un mois. Moi je pourrais jamais le supporter. M. Jo baissa les yeux.

 – Je ne cache pas, dit M. Jo d’une voix très basse que j’éprouve pour votre soeur un sentiment profond.

 – C’est possible, dit Joseph, mais ça n’a rien à voir. Tout ce qui compte c’est que vous l’épousiez.

Il désigna la mère.

 – Pour elle. Moi je crois que plus je vous connais, moins ça me plaît. M. Jo s’était un peu repris. Il baissait les yeux obstinément.

– C’est pas qu’on l’empêche de coucher avec qui elle veut, mais vous, si vous voulez coucher avec elle, faut que vous l’épousiez. C’est notre façon à nous de vous dire merde.

M. Jo leva la tête une seconde fois. Sa stupéfaction devant tant de scandaleuse franchise était telle qu’il en oubliait de s’en formaliser. D’ailleurs ce langage le concernait d’assez loin. …

– Vous êtes durs, dit M. Jo. Je n’aurais pas cru le premier soir…

M.Jo encaissait. La simplicité de M. Jo aurait sans doute touché bien des gens. – Puis, dit Joseph en riant tout à coup, même si on accepte tout, les phonos, le champagne, ça ne vous avancera pas. »           (pp. 94-96)

La voix basse et les yeux baissés de M. Jo témoignent qu’il est complètement piétiné par Joseph. Voici un peu d’humour qui nous fait sourire:

« S’il est grossier quelquefois, ce n’est pas de sa faute dit la mère il n’a reçu aucune éducation.

 – Elle est jeune, dit M. Jo d’un ton accablé.

 – Pas tellement, dit la mère en souriant. Moi, à votre place, je l’épouserais.

De ce jour, il n’adressa plus la parole à M.Jo. »                                          (pp. 97-98)

Cette violence gagne également la mère:

« Qu’est-ce que j’ai fait au ciel, gueulait la mère, pour avoir des saletés d’enfants comme j’ai là. »     (p. 31)

Et Suzanne, lorsque M. Jo lui montre les bagues:

 » – C’est celle-là qui vous plairait le plus? demanda-t-il doucement au bout d’un moment.

 – Je ne sais pas, c’est la plus chère que je voudrais, dit Suzanne.

 – Vous ne pensez qu’à ça, dit M. Jo.

Et ce disant, il rit un peu cyniquement.

 – C’est la plus chère, répéta Suzanne avec sérieux.

M. Jo se dépita.

– Si vous m’aimiez…

Même si je vous aimais. C’est impossible, si jamais vous me la donniez on la vendrait. »       (p. 127)

Les personnages surgissent avec cette franchise, cette force, cette violence, mais aussi avec cette fraîcheur, cette étrangeté qui accentuent le charme de cette oeuvre. Ils ne ménagent jamais leurs expressions. Cette manière d’aller directement à l’essentiel, avec concision, nous fait découvrir la réalité et approcher la vérité par la fiction. Ce sont leurs cris, leur tumulte, leurs revendications, leur désir d’amour, leur maladie d’amour.

Le frère adoré, « la seule douceur de la vie » (36), quitte Suzanne. Celle-ci est désormais seule pour affronter l’obstacle, supporter cette mère à moitié folle et à moitié morte et pour prendre la décision de faire le premier pas vers l’avenir, vers la liberté.

Jean Agosti

 

A la fin du texte, on peut supposer que Joseph et Suzanne s’en vont vers la ville. Joseph dit bien qu’il part « pour toujours » et « pour la ville« . La ville demeure le point d’aboutissement de la liberté des deux enfants. Le récit de la rencontre de Joseph avec Lina, le cinéma, la promenade de Suzanne dans la voiture de M. Jo, font de la ville un lieu possible du désir. Elle est l’autre monde, perçu comme un vertige, où se déroule la vraie vie, la vie libre qu’évoque la musique de Ramona.

« Lorsque Joseph le faisait jouer, tout devenait plus plus vrai; la mère qui n’aimait pas ce disque paraissait plus vieille et eux ils entendaient leur jeunesse frapper à leurs tempes comme un oiseau enfermé. … Lorsqu’ils partiraient ce serait cet air-là, pensait Suzanne, qu’ils siffleraient. C’était I’hymne de l’avenir, des départs, du terme de l’impatience. Ce qu’ils attendaient c’était de rejoindre cet air né du vertige des villes pour lequel il était fait, où il se chantait, des villes croulantes, fabuleuses, pleines d’amour. »            (pp. 85-86)

Cet air de Ramona est toujours présent, dans le texte, aux moments euphoriques: lors du premier baiser d’Agosti, après qu’ils ont « extrait » le diamant et exclu M. Jo, lors de la rencontre de Joseph et Lina et quand Suzanne se donne à Agosti.

Suzanne va, elle aussi, connaître l’amour mais, pour elle, il s’agit d’une sorte d’initiation, ce qu’elle avait refusé avec M. Jo. Cette rencontre de l’amour charnel la libère de son enfance – d’une certaine image de l’enfance – et va lui permettre, en effet, de s’en aller.

Si Suzanne choisit Agosti pour amant, c’est parce qu’Agosti ressemble à Joseph: il rit et parle comme lui, il est chasseur et coureur lui aussi. Même sa voix rappelle celle de son frère. De plus, le diamant va être transformé en argent grâce à ces deux êtres: la première fois, c’est Joseph qui le vend, tandis que la deuxième fois, c’est Agosti qui le vend. Agosti est transformé en double de son frère, en frère que Suzanne aime pour sa ressemblance avec lui. Il le remplace:

 « Il (Agosti) se mit à rire un peu sourdement comme quelquefois Joseph.          (p. 338)

Joseph rit aussi soudainement que si on l’avait chatouillé.                             (p. 308)

On disait qu’il (Agosti) avait eu toutes les plus belles indigènes de la plaine et même les autres, celles qui l’étaient moins. Et toutes les blanches de Ram suffisamment jeunes pour cela. Sauf elle (Suzanne).        (p. 323)

Il (Joseph) avait en effet couché avec toutes les femmes blanches de Ram en âge de coucher. Avec toutes les plus belles indigènes de la plaine de Ram à Kam.       (p. 71)

Sa voix aussi rappelait celle de Joseph, aux inflexions dures, sans recherche d’aucun effet. »         (p. 341)

 

La perte de sa virginité signifie donc pour elle la mort de l’enfant, ou plutôt de l’enfance.

Cette initiation amoureuse a lieu dans la forêt qui, nous semble-t-il, représente la vie prénatale, et qui engendre ici le bonheur:

« Ils laissèrent le champ d’ananas et pénétrèrent dans la forêt. Il y faisait par contraste une fraîcheur si intense qu’on croyait entrer dans l’eau. La clairière où Jean Agosti s’arrêta était assez étroite, une sorte de gouffre d’une sombre verdure entouré de futaies épaisses et hautes. Suzanne s’assit confre un arbre et enleva son chapeau. Bien sûr, on se sentait là dans une sécurité plus entière que partout ailleurs entre quatre murs mais si c’était pour cela qu’il l’y avait amenée c’était bien inutile: Joseph était parti et la mère était d’accord. »     (p. 338)

« L’eau est l’équivalent symbolique du sang rouge (perte de virginité), force interne du vert, car l’eau porte en elle le germe de vie, correspondant au rouge, qui fait cycliquement renaître la terre verte après la mort hibernale » (37). Nous sommes, avec Suzanne, dans la profonde euphorie d’un retour au ventre maternel.

Et, tout naturellement, l’image de la mer (élément maternel) est présente avec la musique de Ramona:

« Alors qu’il l’embrassait, l’air de Ramona lui revint, chanté par le pick-up du père Bart, à l’ombre des pilotis de la cantine, avec la mer à côté qui couvrait la chanson, l’éternisait. Elle fut dès lors, entre ses mains, à flot avec le monde et le laissa faire comme il voulait, comme il fallait. »     (p. 340)

« La mer est un symbole de la dynamique de la vie. Tout sort de la mer et tout y retourne: lieu des naissances, des transformations et des renaissances » (38). Le texte ajoute ici l’image de la mère. « On retrouve dans ce symbole de la mère la même ambivalence que dans ceux de la mer et de la terre: la vie et la mort sont corrélatives » (39). La mort de la mère est en relation avec l’acte d’amour (elle va en effet mourir peu après cette initiation amoureuse).

Pendant l’amour, Jean Agosti parle à Suzanne de Joseph et de son intrépidité de chasseur, de la panthère, si dangereuse, qu’il a tuée au risque de sa vie, de son besoin de tuer les agents du cadastre:

« Son envie de tuer les agents de Kam était alors si forte que s’il en était arrivé à se dégoûter tellement de vivre c’était parce qu’il se croyait lâche de ne pas le faire. »      (p. 343)

Le sang qu’essuie Jean Agosti par deux fois et la façon dont il coupe l’ananas qu’il veut donner à la mère s’ajoutent à cet ensemble d’éléments symboliques du meurtre et de l’amour: par la présence du sang, l’acte sexuel se transforme en acte de mort; Joseph veut tuer ceux qui ont fait du mal à sa mère pour rendre cette dernière heureuse avant qu’elle meure; de même, Agosti coupe (tue) l’ananas en pensant à elle. Cet ananas, que la mère caresse « machinalement« , peut représenter à la fois la preuve de l’amour de Joseph et d’Agosti et le substitut symbolique d’un enfant qui lui aurait été donné.

« Il avait sorti son mouchoir de la poche et il avait essuyé le sang qui avait coulé le long de ses cuisses. Ensuite, avant de partir, il avait remis un coin de ce mouchoir dans sa bouche, sans dégoût et avec sa salive il avait essuyé une nouvelle fois les taches de sang séché. Que dans l’amour les différences puissent s’annuler à ce point, elle ne l’oublierait plus. C’était lui qui l’avait rhabillée parce qu’il avait vu que manifestement, elle n’avait ni envie de se rhabiller ni envie de se relever pour s’en aller. Quand ils étaient partis il avait coupé un ananas pour l’apporter à la mère. D’une façon douce et fatale il avait séparé l’ananas du pied. Et ce geste lui avait rappelé ceux dont il avait usé avec elle. »        (pp. 343-344)

Cet acte d’essuyer le sang (le sang qui coule symbolise ici la vie, le sang séché, la mort) évoque une sorte de rituel de purification. C’est Agosti qui rhabille Suzanne, comme si elle était devenue ici son enfant. Les gestes d’Agosti, l’initiateur, se confondent avec ceux de l’amour maternel. Ou plutôt, il se métamorphose lui-même en figure maternelle. Ce qui montre que la mère accepte le passage de Suzanne à l’âge adulte et son départ probable:

« Pourtant ils avaient fait l’amour ensemble tous les après-midi depuis huit jours jusqu’à hier encore. Et la mère le savait, elle les avait laissés, le lui avait donné pour qu’elle fasse l’amour avec lui (Agosti). Mais elle n’était plus pour le moment de ce côté du monde où l’amour se fait. »    (p. 360) 

Et, ce jour-là, si Suzanne dort dans la chambre de Joseph, ce n’est pas par hasard, car là, elle sent la même « intelligence » que celle de Joseph monter en elle symboliquement:

« Plusieurs fois de suite, Suzanne récapitula les gestes de Jean Agosti, minutieusement, et trouble rassurant. Elle se sentait sereine d’une intelligence nouvelle. »    (p. 356)

La mère a choisi la mort pour que les enfants s’arrachent à ce coin de terre mortelle et irrespirable.

Il nous semble que Joseph a accompli son dessein. D’ailleurs, le narrateur nous décrit son apparence, lors de son arrivée, au moyen d’adjectifs qui le montrent bien: « Il paraissait exténué de fatigue mais calme, sûr, arrivé«  (p. 239).

Cependant, la liberté, pour Suzanne, reste une notion floue. Même la ville, après la mort de la mère, est un espace ouvert: elle arrive à une bifurcation, Suzanne a réussi à se libérer à la fois de sa résignation, de sa passivité, de son enfance, de la concession et de sa mère par l’amour et le désir de M. Jo, par le pouvoir magique du cinéma et par l’initiation amoureuse d’Agosti. L’avenir est désormais entre ses mains.

CONCLUSION

 

L’oeuvre de Marguerite Duras ne s’écrit pas linéairement. L’auteur écrit sans cesse les mêmes histoires, ajoutant de nouvelles significations aux faits, aux lieux et aux personnages pour approfondir le sens de ses propres histoires, de sa propre histoire.

« Un barrage contre le pacifique » est le livre de la genèse de Marguerite Duras d’où tout part et où tout revient. Si la figure de la mère y est centrale, c’est que l’écriture se fait pour la quitter mais aussi pour la rejoindre définitivement. Le combat de la mère, d’avance perdu, contre le Pacifique fait la grandeur du personnage et lui donne sa dimension tragique. Mais, comme le rire sourd du tragique dans ce roman, l’héroïne durassienne est celle qui survit à la mort des autres, de l’être aimé en particulier. De la mort surgit la vie. D’où l’écriture qui « sort » des morts. L’écriture du texte, par sa forme même, sert de barrage contre la violence des marées intérieures, contre l’injustice, contre l’indignité du désir et de la jouissance.

La mère est morte sur les ruines du barrage. Sa mort permet le départ de ses enfants et la fixe définitivement dans ce lieu de l’enfance. Le souvenir d’enfance sera toujours lié à la mère, à son histoire de « ruine et de mort » qui restera gravée dans leur et notre mémoire en nous procurant la force de vivre éternellement, à travers le paysage d’Extrême Orient, dans le grouillement des enfants, le feulement des tigres, le cri de la mère, le rire de Joseph, l’attentat de Suzanne, le déferlement de la mer, l’air de Ramona et ce fragile barrage indéfiniment reconstruit.

***

Bibliographie

 

Barthes, Roland, L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1991

Chevalier, Jean, Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont Jupiter, 1992

Duras, Marguerite, Un barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard, collection « folio », 1992

Duras, Marguerite, L’Amant, Paris, Les éditions de Minuit, 1988

Duras, Marguerite, La vie matérielle, Paris, P.O.L, 1987

Duras, Marguerite, Gauthier, Xavière, Les Parleuses, Paris, Les éditions de Minuit, 1974

Vircondelet, Alain, Duras, Paris, François Bourin, 1991

Sous la direction de Alain Vircondelet, Marguerite Duras, Rencontres de Cerisy, Paris, Écriture, 1994

Revue l’Arc, Marguerite Duras, Aix-en-Provence, Duponchelle, 1990

***

Notes

 

1. Marguerite DURAS, L’Amant, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 69 (C’est nous qui soulignons)

2. Marguerite DURAS, Un barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard, 1950, p. 30 (Nos citations de l’oeuvre renvoient à l’édition « Folio » que nous désignerons désormais par l’abréviation « Barrage… »)

3. Marguerite DURAS, Barrage…, p. 13

4. Marguerite DURAS, loc. cit.

5. Chevalier, J., Gheerbrant, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, Jupiter, 1992, p. 858

6. Ibid., p. 378.

7. Marguerite DURAS, Barrage…, p. 287

8. Ibid., p. 56

9.Ibid., p. 157

10. Sous la direction de Alain VIRCONDELET, Marguerite Duras, Rencontres de Cerisy, Paris, Ecriture, 1994, p. 198

11. Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit., p. 93

12 Ibid., p.211

13. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., 308

14. Ibid., p. 309

15. Marguerite DURAS, Barrage…, p.58

16. Chevalier, J., Gheerbrant, A, op. cit, p. 1001

17. Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit., p. 50

18. Ibid., p.38

19. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., p.831

20. Ibid., p.671

21. Gisèle BRUMONDY, La destruction de la réalité in Revue L’ARC, consacrée à Marguerite DURAS, Duponchelle édit., p. 52

22. Marguerite DURAS, Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, Paris, Les Editions de Minuit, 1974, p. 48

23. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., p. 973

24. Ibid., p.972

25. Marguerite DURAS, Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, op. cit., p. 43

26. Marguerite DURAS, Barrage…, p. 211

27. Ibid., p. 217

28. Ibid., p. 42

29. Ibid., p.43

30. Ibid., p. 265

31. Ibid., p. 217

32. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., p. 833

33. Ibid., p. 203

34. Ibid., p. 692

35. Selon la terminologie de Claude LEVI-STRAUSS. cf Le triangle culinaire in L’Arc, No 26, p. 19.

36. Marguerite DURAS, Barrage…, p. 141

 37. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., p. 379

38. Ibid., p. 623

39. Ibid., p. 625

***

Table des Matières

INTRODUCTION
1 . Un Cercle Vicieux de Vie et de Mort

1. 1. La Construction

1.2. L’espace Symbolique

1 .2.1. La plaine

1.2.2. La piste

1.2.3. Le rac                                                                             

1.2.4. La forêt                                                                          

1.3. Le Tragique et le Lire                                                                 

  1. Le Cercle du Mal
2.1 Un système Pourri en forme de Cercle Vicieux

 2.1.1 . Le cercle de la corruption                                     2. 1. 2. Le cercle de la prostitution et de l’argent

2.1.3. Crapaud, crabes et vers: les destructeurs                               

2.2.La Mère 

2.2.1.La vie, la mort, la fatalité 

    • 3. La Circulation du Désir 

      3.1. Le Désir de l’Autre
        • 3.1.1.La jouissance voyeuriste
        • 3.1.2..Le chercheur de petits bibelots 
      •  
      • 3.2. Le Désir de la Richesse 
        • 3.2.1. Le diamant 
      • 3.3. Le Désir de la Libération 
        • 3.3.1. La limousine noire 
        • 3.3.2. Le cinéma 
      • 3.4. L’Initiation Amoureuse
        • 3.4.1 . L’apprentissage de Joseph                             
        • 3.4.2. L’apprentissage de Suzanne 

        •  CONCLUSION            

 

 

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