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Chargé d’enseignement à l’Université de Genève, Jean-Louis BEYLARD-OZEROFF a fait ses études secondaires à Nice, ses études supérieures à la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence (littérature française sous la direction de Bernard Guyon et Marcel Ruff ; littérature anglaise ; littérature américaine) et à Wesleyan University, Connecticut, U.S.A. - En 1967, il obtient un diplôme de linguistique à la Faculté des Lettres de l’Université de Nice sous la direction de Pierre Guiraud et de Michel Oriol. Il a enseigné à l’Université de Genève de 1968 à 2004, à la Faculté des Lettres (ELCF) ainsi qu’à l’Ecole de Traduction et d’Interprétation (1978 et 1979). Il a également enseigné à l’Ecole de Français Moderne de l’Université de Lausanne (1981). Il a animé pendant plusieurs années un séminaire de Méthodologie Littéraire destiné à de futurs enseignants de Français Langue Etrangère (FLE) dans le cadre d’un Diplôme d’Etudes Spécialisées de FLE (DESFLE) délivré par l’Ecole de Langue et de Civilisation Françaises de l’Université de Genève.

« Le Cerf et le Chien », analyse sémiotique de l’un des « Contes du Chat Perché » de Marcel AYMÉ

le-cerf-le-chien                  

INTRODUCTION

 

BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR :   Marcel Aymé

Ecrivain, dialoguiste, scénariste (1902 – 1967)

1902 – Naissance le 29 Mars à Joigny (France). Il est le dernier d’une famille de 6 enfants. Il fut élevé à la campagne, puis entreprit des études de mathématiques à Besançon, qu’il dût interrompre pour des raisons de santé.

1925 – Arrive sur Paris et y exerce différents métiers (il fut notamment employé de banque, agent de change et journaliste).

1926 – Publie son premier roman « Brûlebois ».

1933 – Publie le roman « La Jument verte », récit satirique fondé sur une analyse de la sexualité, qui connaît un vif succès. La même année, il commence à écrire des textes de commande pour le cinéma, activité qu’il continue sous l’occupation, sans pour autant cesser de publier des romans et des nouvelles dans les journaux de l’époque

1941 – Il publie  « Travelingue » qui est le premier volet d’une trilogie romanesque d’histoire qui se situe au début du Front populaire. Cette étude de mœurs comique, qui met en scène des personnages pittoresques, comme le jeune boxeur Milou, poids mouche protégé par un vieux pédéraste, inaugure une fresque sociale fantaisiste et réaliste qui se poursuivit avec « Le Chemin des écoliers » (1946), tableau humoristique de la France sous l’occupation, et qui s’acheva avec « Uranus » (1948), dont l’action se déroule dans les mois qui suivirent la Libération.

1967 – Décède le 14 octobre 1967 à Paris (France)

 

Adaptations cinématographiques :

  1. « La rue sans nom », 1934, réalisé par Pierre Chenal.
  2. « Le Passe-muraille », 1950, réalisé par Jean Boyer.
  3. « La table aux creves », 1951, réalisé par Henri Verneuil.
  4. « La traversée de Paris », 1956, réalisé par Claude Autant-Lara
  5. « Le chemin des écoliers », 1958, réalisé par Michel Boisrond
  6. « La jument verte », 1959, réalisé par Claude Autant-Lara
  7. « Clerembard », 1969, réalisé par Ives Robert.
  8. « La vouivre », 1989, réalisé par Georges Wilson.
  9.  « Uranus », 1990, réalisé par Claude Berri.
  10. « La montre, la croix et la manière », 1993, réalisé par Ben Lewin.

 

Marcel Aymé et les « gendelettres »

Dans le domaine de ses relations professionnelles, il a su aussi se contraindre et, quoi qu’il en ait dit, il n’a jamais été un solitaire dans le monde des lettres. Dès les années trente, non seulement il y est reconnu, mais aussi accepté. Il appartient désormais, qu’il le veuille ou non, à l’univers français des  » gendelettres « , comme il l’écrira plus tard. Il ne faut surtout pas prendre pour argent comptant ses dénégations à ce propos. Certes, il cultive sa différence et veille constamment à ne pas se laisser entraîner enfermer dans telle ou telle chapelle littéraire. Mais il les connaît bien et sait s’y faire recevoir le cas échéant, sans être gêné le moins du monde par leurs diverses étiquettes. D’ailleurs, il affiche un mépris complet pour les exclusions de toute nature.
L’un des premiers avec lequel il se soit lié est un homme réservé, discret et aussi silencieux que lui, Emmanuel Bove. De leurs premières rencontres naîtra une amitié que les divergences politiques n’altéreront pas.
Les origines enfantines

L’enfance de Marcel et de Suzanne Aymé à la tuilerie de Villers-Robert fut un bonheur pour leur imagination déjà fertile. Tout les portait à croire à l’existence d’un monde merveilleux, peuplé de fées, de bêtes faramineuses et d’animaux doués de parole… Ne disait-on pas alors que, la nuit de Noël, les bêtes se mettaient à parler. Le bestiaire de Marcel Aymé se constitua peu à peu durant ces années d’enfance. Bœufs, canards, vaches, poules, chiens, chats, firent partie de son univers quotidien. Le loup même était présent car il rôdait non loin de la forêt. On évoquait sa présence le soir venu, devant les grandes flammes du four qui réconfortaient et inquiétaient à la fois.

Ainsi Marcel vécut de sa deuxième à sa huitième année à Villers-Robert, chez ses grands-parents qui exploitaient une tuilerie. Le village était assez semblable à celui qu’il décrivit plus tard dans La Jument verte et les habitants y connaissaient des passions politiques et religieuses (et antireligieuses) fort vives. La grand-mère attendit la mort du grand-père, en 1908, pour faire baptiser son petit-fils, celui-ci avait alors sept ans.

En 1912, Marcel réussit le concours des Bourses et le regretta vite car, chaque fois qu’il obtenait de mauvaises notes, on lui reprochait de gaspiller l’argent de l’Etat. Il retournait maintenant au village chaque samedi et y passait ses grandes vacances, pendant lesquelles il gardait les vaches avec d’autres bergers.

Le bestiaire des Contes du chat perché
Depuis 1934, Marcel Aymé avait en effet publié plusieurs histoires de Delphine et Marinette qui avaient beaucoup plu. Il n’y avait guère eu qu’André Rousseaux, dans Le Figaro, pour faire la fine bouche et oser écrire :  » Ce sont moins des contes pour enfants que des fables, sans le génie de La Fontaine, étirées en prose, saupoudrées d’ironie et de gentillesse pseudo-poétiques « . C’est pourquoi on lit, dans la prière d’insérer d’un recueil de 1939 :  » […] un critique distingué a déjà fait observer, avec merveilleusement d’esprit, que si les animaux parlaient, ils ne le feraient pas du tout comme ils le font dans Les Contes du chat perché. Il aurait bien raison. Rien n’interdit de croire en effet que si les bêtes parlaient, elles parleraient de politique ou de l’avenir de la science dans les îles Aléouliennes. Peut-être même qu’elles feraient de la critique littéraire avec distinction.  »

Son œuvre 

Or son œuvre s’affirme comme une des plus neuves, des plus fortes et probablement des plus durables de notre époque. Elle est très variée, tantôt d’inspiration réaliste, tantôt d’inspiration satirique et tantôt d’inspiration fantastique. Mais il passe parfois d’un registre à l’autre dans le même ouvrage en maintenant une unité de ton. Il est bon peintre de la campagne, des petites villes et de la capitale. Parmi ses romans campagnards, on citera La Table aux crevés (1929) et La Vouivre (1943). Parmi les romans de la province, Le Moulin de la sourdine (1936). Parmi les œuvres parisiennes, Le Bœuf clandestin (1939) et Travelingue (1941). Ce dernier roman est le premier volet d’une trilogie d’histoire contemporaine, dont le deuxième volet s’appelle Le Chemin des écoliers (1946) et se situe pendant l’Occupation, et dont le troisième volet, Uranus (1948), décrit les lendemains de la Libération.

Les recueils de nouvelles d’Aymé sont tous de premier ordre, tels Le Passe-muraille (1943) et Le vin de Paris (1947). Et il faut mettre hors de pair Les Contes du chat perché qui commencèrent de paraître en 1934 sous forme d’albums pour enfants. Ils firent tout de suite les délices des parents. Bon observateur des mœurs, Marcel Aymé est un ami de la fantaisie qui nous délivre de la pesanteur du quotidien. Il ne nous donne aucune leçon, ne nous adresse aucun message et on lui a cherché une mauvaise querelle en lui attribuant les pensées d’un des personnages du Confort intellectuel (1949) où il se plaçait dans une pure tradition moliéresque. De même, dans La Tête des autres, qui déclencha un scandale, il ne cherchait pas à prouver quoi que ce soit : il mettait en lumière certains aspects du monde contemporain. Il s’est toujours voulu absent de son œuvre, mais y est toujours présent par son style inimitable.

 

                   I. ANALYSE SEMIOTIQUE

 

1.  La structure générale du récit,

L’AXE SEMANTIQUE :

 

Faire l’analyse sémiotique d’un conte, c’est pouvoir reconnaître et décrire les différences dans le texte grâce auxquelles nous pouvons faire l’interprétation des sens du conte, puisque « le sens est fondé sur la différence ».

Le récit est la représentation d’un événement. Un événement est une transformation, un passage d’un état S à un état S’.

La structure générale du récit s’inscrit sur un axe sémantique du type :

S   __________________________t________________________________ S

 

Enoncé d’état initial               Enoncé de faire                 Enoncé d’état final

en conjonction ou                     Faire opérateur                 en conjonction ou

disjonction.                              de la transformation                disjonction

S^O ou SVO                                                                                       S^O ou SVO

 

L’axe sémantique s’insère dans une suite temporelle. Les articulations S et S’ correspondent aux situation finale et initiale, et la transformation se produit à un moment donné « t ». Tout récit s’organise en fonction de sa fin : c’est la situation finale qui commande toute la chaîne des événements antérieurs.

Pour constituer l’axe sémantique de notre texte nous comparons la situation finale (contenu posé, où l’auteur veut arriver à la fin du conte) avec la situation initiale (contenu inversé).

La situation finale résulte d’une chaîne de transformations qui, à partir de la situation initiale, progressivement, détermine la situation finale. Le résultat d’une première transformation constitue une nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante et ainsi progressivement jusqu’à la fin.

 

AXES SEMANTIQUES DES TRANSFORMATIONS

Au cours de la lecture, notre conte présente plusieurs transformations intégrées dans la transformation globale.

  1. Delphine et Marinette jouent tranquillement quand tout à coup un cerf apparaît chez elles. Il demande de l’aide et elles le cachent dans la maison.

S _________________________________t________________________________ S’

 

Le cerf est en péril               Sujet opérateur :           Le cerf est caché

S V O                                                 les filles                                                S ^ O

Sujet d’état :   le cerf

Objet de valeur : la sécurité

Le Sujet opérateur (les filles) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (la sécurité) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (la sécurité).

  1. Le chien arrive à la maison et demande où est le cerf. Les filles nient sa présence dans la maison mais, à cause du poussin, il finit par découvrir qu’il est caché, .

S _________________________________t___________________________________ S’

 

Le chien cherche le cerf       Sujet opérateur :      Le chien trouve le cerf

   S V O                                                    le poussin                                  S ^ O

Sujet d’état : le chien

Objet de valeur : trouver le cerf

Le Sujet opérateur (le poussin) fait passer le Sujet d’état (le chien) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il ne trouve pas le cerf) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il le trouve dans la maison).

  1. La meute arrive et les filles parviennent à distraire les chiens de façon qu’ils perdent la trace du cerf.

S ___________________________________t___________________________________ S’

Les chiens sont                 Sujet opérateur:                      Les chiens perdent

dans la trace du cerf.         L’astuce des                                 la trace du cerf.

         S ^ O                                      filles                                                       S V O

Sujet d’état: les chiens

Objet de valeur: la trace du cerf

Le Sujet opérateur (l’astuce des filles) fait passer le Sujet d’état (les chiens) d’un état de conjonction avec leur Objet de valeur (ils sont sur la trace du cerf) à un état de disjonction d’avec leur Objet de valeur (ils perdent sa trace).

  1. Les parents de Delphine et Marinette n’ont pas réussi à trouver un bœuf à acheter à la foire. Ils rentrent à la maison de très mauvaise humeur. Le lendemain, le cerf se présente chez eux pour offrir son travail.

S __________________________________t___________________________________ S’

 

Les parents ont besoin  Sujet opérateur: Les parents prennent le cerf

d’un bœuf                              le chat, qui parle          pour travailler chez eux

S V O                                             avec le cerf                                 S ^ O

Sujet d’état : les parents

Objet de valeur : avoir un animal pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (le chat) convainct le cerf de se présenter pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (les parents), qui était en état de disjonction avec son Objet de valeur (ils n’avaient pas de bœuf), est maintenant en conjonction avec son Objet de valeur (ils ont trouvé quelqu’un pour remplacer le bœuf).

  1. Le cerf est accepté à la ferme, et travaille bien. Il se fait des amis mais ne supporte pas la vie à la ferme. Il décide de partir.

S __________________________________t_________________________________   S’

Le cerf se sent mal à l’aise     Sujet opérateur:             Le cerf retourne à

à la ferme                                          la décision de              son milieu : la forêt.

S V O                                                       partir                                         S ^ O

Sujet d’état: le cerf

Objet de valeur: sa liberté.

Le Sujet opérateur (la décision de partir) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il est mal à l’aise, privé de liberté) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il se sent bien dans la forêt, où il se sent libre).

  1. Le chien, qui travaillait comme chasseur, décide de quitter son métier et essaye d’être accepté à la ferme. Il arrive avec la mauvaise nouvelle que le cerf est mort.

S _________________________________t____________________________________ S’

Le chien chasseur    Sujet opérateur:   Le chien reste à  la ferme

la décision de quitter son maître    

               S V O                                                                S ^ O

Sujet d’état: le chien.

Objet de valeur: avoir un métier qui lui plaise.

Le Sujet opérateur (la décision de renoncer à la chasse) fait passer le Sujet d’état (le chien chasseur) d’un état de disjonction avec son Objet de valeur (il n’aime pas son métier) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il préfère rester avec les filles à la ferme).

 

AXE SEMANTIQUE GÉNÉRAL DU CONTE :

 

S ___________________________________t__________________________________   S’

 

Le cerf veut vivre                             Sujet opérateur :                Le cerf est tué

S ^ O                                                            le chasseur                                   S V O

 

Sujet d’état : le cerf

Objet de valeur : sa vie

Le Sujet opérateur (le chasseur) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de conjonction avec son objet de valeur (il est en vie) à un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il perd la vie).

 

2.  La segmentation du texte :

 

La segmentation du texte va nous permettre d’organiser celui-ci différemment de la segmentation en paragraphes proposée par l’auteur. A ce propos, nous faisons intervenir les disjonctions spatiales, temporelles, actorielles et énonciatives.

Nous proposons de segmenter le conte « Le cerf et le chien » en cinq (5) séquences. Pour simplifier, la délimitation de chaque séquence sera exprimée par le numéro de la ligne et de la page entre parenthèses (ligne/page).

  1. « L’arrivée du cerf» : (1/29 → 24/40). Cette première séquence comporte 7 sous-séquences qui se déroulent au même endroit et durant la même journée (il n’y a pas de disjonctions temporelles ni spatiales). On peut distinguer les sous-séquences à partir des disjonctions actorielles : le cerf, le chien Pataud, la meute et les parents. Les filles sont les uniques personnages qui sont présents dans toutes les sous-séquences.
  1. « Le cerf à la ferme» : (25/40 → 15/45). La deuxième séquence a lieu dans la ferme, soit dans la cour, soit dans l’écurie ou dans les champs, selon les 5 sous-séquences proposées, qui s’étalent sur plusieurs jours. Nous avons alors des disjonctions actorielles (les filles, les parents, le cerf, le bœuf et les bêtes de la ferme), spatiales (la cour, les champs, l’écurie) et temporelles (le lendemain de l’arrivée du cerf et les jours suivants).
  1. « La promenade du dimanche» : (15/45 → 31/48). Cette troisième séquence est l’unique qui ne comporte pas de disjonctions : elle se déroule le même jour, avec les mêmes acteurs (le cerf, les filles, le chien Pataud et les animaux de la forêt) et dans le même endroit. Les parents n’y participent pas.

4. « La fuite » : (32/48 → 31/50). La quatrième séquence présente une disjonction spatiale qui permet de proposer une segmentation en 3 sous-séquences : dans la cour, dans le champ et dans la forêt. La disjonction actorielle est présente sous la forme de la disparition des parents de la scène. Les filles ne participent pas à cette séquence.

5. «La mauvaise nouvelle de Pataud» : (32/50 → 13/52). Nous n’avons pas segmenté cette cinquième séquence car il s’agit d’une séquence trop courte. Il y a une disjonction temporelle : au début, les parents regrettent la perte du cerf le jour même de la fuite, ensuite l’auteur raconte les semaines suivantes (« Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas… ») et, finalement, « un matin », où Pataud arrive avec la mauvaise nouvelle.

 

  • LES DISJONCTIONS ACTORIELLES

Dans tout le conte il y a 6 acteurs principaux et 3 acteurs secondaires (les animaux de la forêt) :

  1. Les filles Delphine et Marinette : elles sont les protectrices du cerf. Elles apparaissent dans toutes les séquences, sauf la . Les activités des filles sont le jeu ou manger (elles sont à table avec leurs parents dans la séquence 1G). L’auteur ne mentionne pas l’école ni d’autres activités.
  2. Le cerf : il apparaît dans toutes les séquences, à l’exception des sous-séquences 1C et 1D (où il est caché dans la maison des filles). Il éprouve toujours l’angoisse soit d’être persécuté par la meute soit de devoir vivre à la ferme, à laquelle il ne se sent pas appartenir. Il est toujours en conflit avec sa situation.

3. Le chien Pataud : il apparaît dans les séquences 1C, 1E, 3 et 5. Il veut toujours aider le cerf. Il travaille pour le chasseur mais il n’aime pas son métier, car il n’aime pas tuer.

4. Les parents : ils sont présents dans les séquences 1F, 2, 4 et 5. Ils ne pensent qu’à travailler et faire travailler les animaux, car ils ont la responsabilité de nourrir une famille.

5. Le bœuf : il est présent dans les séquences 2 et 4. Au début, il se moque du cerf mais plus tard il devient son ami. Il voudrait s’enfuir dans la forêt avec le cerf mais il se rend compte que sa vie est à la ferme.

6. La meute : les chiens chasseurs arrivent à la ferme dans la séquence 1D. Ils cherchent le cerf mais sont trompés par les filles.

Les animaux de la forêt : une vieille carpe au bord d’un étang, un lapin qui avançait ou bord d’un trou et deux autres lapins qui sortirent derrière le premier lapin apparaissent dans la séquence 3.

 

  • Le niveau figuratif

L’analyse du niveau de surface a pour objet la forme et le contenu du discours.

Au niveau figuratif, les « personnages » sont pris en considération en tant qu’ « acteurs », et l’on observe le déroulement concret de leurs actions, dans des lieux et des temps déterminés.

  • L’ESPACE TEXTUEL

  –     Le code topographique :

Le conte se déroule dans une ferme, à la campagne.   Nous ne savons pas dans quel pays, mais pouvons supposer qu’il s’agit de la campagne française.

A l’exception de la séquence 3 (qui se déroule dans le bois), toutes les séquences se déroulent dans la ferme, généralement à l’extérieur de la maison, dans la cour.

On peut distinguer, au niveau topographique, l’opposition :

Nature     vs     Culture

(la forêt)           (les champs)

Dans la séquence 1, nous trouvons sept sous-séquences, séparées par des disjonctions spatiales ou actorielles :

  • A ((1/29 → 6/30) : dans la cour. Le cerf, en fuite, arrive dans la cour de la ferme pendant que les filles jouent.
  • B (7/30 → 19/30) : à l’intérieur de la maison. Les filles cachent le cerf dans leur chambre.

         « Delphine courut ouvrir la porte de la maison et Marinette, précédant le cerf, galopa jusqu’à la chambre qu’elle partageait avec sa sœur ». (7 – 8 – 9 – 10 / 30)

Les sous séquences C, D, E et F se déroulent dans la cour. La séparation en 4 différentes sous-séquences se fonde sur des disjonctions actorielles

  • C (20/30→ 5/35) : le chien Pataud arrive, cherchant le cerf. Il fait partie de la meute de chiens chasseurs qui poursuit le cerf.
  • D (6/35 → 24/37) : le chien Pataud reste caché dans le jardin tandis que la meute qui poursuit le cerf arrive à la ferme.
  • E (24/37 → 22/38) : le chien Pataud et le cerf sortent de leur cachette. Tous les deux partent, le chien pour rejoindre la meute et le cerf vers les buissons de la rivière.

« Quand elle eut disparu dans les bois, le chien Pataud sortit du jardin où il était resté caché et demanda qu’on fît venir le cerf » (24 – 26 / 37)

  • F (23/38 → 24/40) : les parents rentrent de la foire.
  • G (15/40 →24/40 : deux actions se déroulent au même moment dans des endroits différents : pendant que la famille mange à table à l’intérieur de la maison, le chat sort pour aller trouver le cerf près de la rivière.

Dans la séquence 2 nous avons défini 5 sous-séquences au niveau spatial :

  1. Sous-séquence A : dans la cour, le cerf se présente aux parents pour leur offrir son travail. Il est accepté.
  2. Sous-séquence B : le cerf commence à travailler avec le bœuf aux champs.
  3. Sous-séquence C : en rentrant à la ferme, le cerf joue dans la cour.
  4. Sous-séquence D : le soir, à l’écurie, le cerf et le bœuf ont de longues conversations.
  5. Sous-séquence E : cette sous-séquence ne se déroule pas dans un endroit défini parce qu’il s’agit d’un discours qui raconte ce qu’étaient la vie du cerf, son travail, ses week-ends.

Dans la séquence 3 le cerf se promène dans la forêt le dimanche.

Dans la séquence 4 nous avons 3 sous-séquences :

  1. Sous-séquence A: dans la cour, le cerf refuse de se mettre en route vers le travail.
  2. Sous-séquence B: en arrivant au champ, le cerf et le bœuf commencent à travailler.
  3. Sous-séquence C: le cerf et le bœuf prennent la fuite vers la forêt. Mais le bœuf n’arrive pas à marcher dans la forêt et il décide de retourner au travail.

Dans la séquence 5 le chien Pataud arrive à la ferme avec la mauvaise nouvelle. Les filles jouent dans la cour.

  –     L’ancrage spatial :

Le conte se déroule dans une ferme et dans une forêt.

Pour le cerf, la ferme signifie la sécurité (le chasseur n’y a pas accès) mais aussi un travail dur, auquel il n’est pas adapté. La ferme est un ancrage spatial à la fois positif et négatif. Positif à cause de la sécurité qu’elle signifie (la maison et la cour) et négatif par l’ennui et la douleur du travail (les champs). La forêt, au contraire, représente la liberté aussi bien que l’insécurité. C’est pour cela que nous la considérons comme ambiguë : elle représente la liberté mais aussi le danger.

La maison La cour Les champs La forêt
  • Sécurité
  • Protection

 

  • POSITIF
  • Sécurité
  • Plaisir du jeu

 

  • POSITIF
  • Travail
  • Ennui
  • Douleur
  • NÉGATIF

 

  • Liberté
  • Danger
  • Mort
  • AMBIGUË

 

 

      Culture            vs           Nature

(les champs)                         (la forêt)

       Travail           vs         Liberté

(protection)                     (danger)

Les champs        vs         La cour

(le travail)                         (le jeu)

 

Séquences 1 2 3 4 5
Sous-séq. A   B C D E F   G A     B   C     D   E A       B     C
Ancrage

spatial

C – M C C C C M/F C     Ch C     E     X F C       Ch     F C

C : la cour

M : la maison

Ch : les champs

F : la forêt

E : l’écurie

X : partout dans la ferme et la forêt

 

–      Ancrage spatial

la campagne française

la ferme            vs                    la forêt

(culturelle)                                (naturelle)

clos                       ouvert

(la maison)

les champs                                      vs           la cour

(espace culturel du travail,    vs   (espace des filles et des animaux :

responsabilité des parents)                                                                   le jeu)

 

  • LA TEMPORALITÉ TEXTUELLE 

 –     Le code chronologique :

La séquence 1 se déroule le même jour

Dans la séquence 2, les sous-séquences A et B le lendemain et les sous-séquences C, D et E se déroulent dans les jours suivants, sans préciser combien de jours plus tard. On pourrait supposer qu’il s’agit de trois ou quatre semaines (ces dernières sous-séquences racontent la vie du cerf dans la ferme).

La séquence 3 se déroule en une journée : un dimanche.

La séquence 4, le lendemain de ce dimanche.

La séquence 5 représente le temps suivant la fuite du cerf : « Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas ». Mais « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans le cour » pour raconter ce qui était arrivé au cerf.

Nous pensons que tout le conte se déroule en environ deux mois.

–     L’ancrage temporel:

t    : le temps actuel, celui où l’auteur raconte l’histoire.

 : le jour de l’arrivée du chien Pataud : la dernière scène du conte.

t    : le temps après la fuite du cerf.

t   : le jour de la fuite du cerf.

t   : le jour de la promenade dans la forêt.

t   : les trois ou quatre semaines où le cerf travaille à la ferme.

t    : le jour de l’arrivée du cerf à la ferme.

 

Séquences :                 1                       2A     2B           2C       2D         2E               3                  

Le premier jour         Le lendemain     Les semaines suivantes   Un dimanche

(l’arrivée du cerf)       (les parents)           (trois ou quatre)           dans la forê

4                                     5                                                                   5

Quelques jours                             Le jour de l’arrivée du chien Pataud

Le lendemain           (le cerf habite dans la forêt)                            (la fin du conte)

Voici quelques exemples relevés dans le texte :

Séquence 2, 25/40 : « Le lendemain matin, de bonne heure, le cerf entra dans le cour de la ferme… ».

Séquence 2, 13/42 : « En effet, après qu’ils eurent labouré ensemble une demi-journée, ils ne pensaient plus à s’étonner de la forme de leurs cornes ».

Séquence 2, 26/43 : « Le soir, à l’écurie, el avait de longues conversations avec le bœuf. ».

Séquence 2, 25/44 : « Le dimanche, le cerf quittait l’écurie dès le matin et s’en allait passer la journée en forêt. Le soir, il rentrait avec des yeux brillants …, mais le lendemain il était triste et… ».  Ici l’auteur utilise le récit pour raconter la monotonie de la vie du cerf.

Séquence 4, 32/48 : « Le lendemain, le cerf était attelé avec le bœuf dans la cour da la ferme… ».

Séquence 5, 9/51 : « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans la cour ».

Dans le texte, la valeur figurative du temps apparaît clairement : les temps qui représentent la joie et le plaisir sont très courts (la séquence 7 spécialement, où les filles se promènent avec le cerf dans la forêt) et les temps de souffrance plus longs (les séquences de l’arrivée du cerf, de sa fuite ou du travail).

 

LA SEMAINE                     vs                 LE DIMANCHE

   le travail                                                        le repos

(dysphorie)                                                     (euphorie)

 

  • LES CODES SENSORIELS
  • L’ouïe :

Le sens de l’ouïe a une valeur figurative positive quand la fille chante pour le chat ou quand le chat ronronne sous les caresses de Delphine. La chanson et le ronronnement sont l’expression du plaisir et de la joie.

1/29 : « …et Marinette chantait une petite chanson à un poussin jaune qu’elle tenait sur les genoux ».

3/31 : « Marinette lui chanta Su l’pont de Nantes et, … ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

Les aboiements des chiens sont un vif exemple de la peur, de l’angoisse et de l’incertitude.

26/33 : « …mais il se déroba et, l’oreille tendue à des aboiements qui semblaient venir de la lisière du bois….. ».

5/34 : « J’entends aboyer mes compagnons de meute ».

10/35 : « … elle vit poindre la meute annoncée par ses aboiements ».

 

CHANT + RONRONNEMENT         vs          ABOIEMENTS

le   plaisir                                la peur

(euphorie)                                               (dysphorie)

 

  • Le toucher :

1/29 : « Delphine caressait le chat de la maison… ».

18/29 : « Les petites le prirent par le cou, appuyant leurs têtes contre la sienne, mais le chat se mit à leur fouetter les jambes avec sa queue et à gronder : – C’est bien le moment de s’embrasser ! ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

16/33 : « A la fin, il toucha le mollet de Delphine avec son nez et dit en soupirant : ».

28/39 : « A midi, pendant qu’elles déjeunaient, je me chauffais au soleil sur le rebord de la fenêtre ».

Dans ces exemples, les caresses des filles et le chat se chauffant au soleil nous donnent une impression de plaisir et de tendresse.

31/47 : « Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans nos bois ».

Le cerf manifeste son approbation vis-à-vis du bois (il y fait frais et doux) et le contraire à l’égard de la plaine.

 

LE BOIS         vs       LA PLAINE

    la joie                       la tristesse

 la liberté                     le travail

(euphorie)                   (dysphorie)

 

  • La vision :

2/29 : « …un poussin jaune… »

14/31 : « Le chien les regarda l’une après l’autre et, les voyant rougir, se remit à flairer le sol ».

12/35 : « Ils étaient huit d’une même taille et d’une même couleur avec de grandes oreilles pendantes ».

5/36 : « Vraiment, on n’a jamais vu d’aussi beaux chiens… ».

1/37 : « Ils prenaient plaisir à s’admirer les uns les autres ».

22/43 : « Il y avait un canard bleu et vert avec lequel il s’entendait très bien… ».

Les couleurs sont très peu mentionnées dans le texte : seulement le jaune pour le poussin et le bleu et vert pour le canard. Dans les deux cas, les couleurs n’ont aucune

Pour ce qui est des chiens de la meute, l’auteur insiste sur leur beauté : ils sont beaux mais aussi méchants (ils veulent chasser le cerf). Cette « beauté » est utilisée par les filles, pour gagner leur confiance car ils acceptent les compliments.

 

  • L’odorat :

3/32 : « Je sens ici une odeur de cerf, dit-il en se tournant vers les petites ».

6/33 : « Mon flair ne me trompe jamais ».

12/37 : « Le parfum de l’œillet, du jasmin, de la rose et du lilas, qui lui venait à pleines narines lui masquait en même temps l’odeur de la bête ».

Le flair des chiens est déterminant : la meute parvient jusqu’à la ferme en traquant le cerf grâce à son flair. Mais les filles, par leur astuce, arrivent à dérouter les animaux grâce au parfum des fleurs. L’odorat joue un rôle très important pour le sort du cerf.

 

  • LES PARCOURS FIGURATIFS

Dans le conte nous voyons clairement les activités sociales des personnages : les parents doivent travailler et font travailler le bœuf et le cerf. Les filles et les animaux préfèrent jouer. Le cerf, qui préfère jouer, est obligé de travailler s’il veut la sécurité.

Adultes   vs   enfants

Travail       vs       jeu

Les adultes doivent travailler pour gagner leur pain. Les parents de Delphine et Marinette cultivent les champs avec l’aide des animaux de la ferme et le chasseur doit chasser les animaux sauvages.

Travailler les champs           vs         Chasser

vie sédentaire                                          vie nomade

 

  • Le niveau narratif

 

  • LE SCHÉMA ACTANTIEL

Pour le niveau narratif nous utilisons le modèle actantiel de Greimas. Ce modèle simplifie celui de Vladimir Propp, qui affirme que dans tous les contes ce qui change ce sont les noms et les attributs des personnages mais non leurs actions ou leurs fonctions. Il a recensé 31 fonctions dans sept sphères d’action différentes : celles de l’agresseur, du donateur, de l’auxiliaire, de la princesse et de son père, du mandateur, du héros et du faux héros.

Greimas substitue à la notion trop vague de « fonction » la formulation plus rigoureuse de l’énoncé narratif (EN) :

EN = F ( A1, A2,…)

F = une fonction, au sens logique de « relation »

A1, A2, … = les actants.

Greimas dit : « Le modèle actantiel est en premier lieu l’extrapolation d’une structure syntaxique. Un actant s’identifie donc à un élément (lexicalisé ou non, un acteur ou une abstraction) qui assume dans la phrase de base du récit une fonction syntaxique……  ; le destinateur dont le rôle grammatical est moins visible et qui appartient si l’on peut dire à une phrase antérieur (D1 veut que S…) ou, selon la grammaire traditionnelle, à un complément de cause. »

Nous représentons les six rôles et leurs relations dans notre conte par les schémas suivants :

SCHÉMA 1 :

DESTINATEUR

 

Le chasseur

 

       OBJET

 

Le cerf

DESTINATAIRE

 

Le chasseur

 

ADJUVANTS

 

Le flair des

chiens

        SUJET

 

La meute

   OPPOSANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR ______________OBJET _______________ DESTINATAIRE

Le chasseur                                      Le cerf                                     Le chasseur

Le chasseur doit chasser pour vivre. C’est son métier. Il a besoin pour proie d’un animal de la forêt, il choisit le cerf. Le chasseur est à la fois le Destinateur et le Destinataire car l’objet de la chasse est destiné à lui-même.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ______________________________________   OBJET

La meute                                                                                 Le cerf

La meute est envoyée chasser le cerf. Les chiens sont le Sujet du Destinateur : ils doivent servir au chasseur dans son métier.

  • AXE DU POUVOIR :

ADJUVANTS ___________SUJET ____________OPPOSANTS

Le flair des chiens          La meute             Les filles, Pataud,Le chat

L’axe du pouvoir concerne la réalisation du mandat. Grâce à l’intervention des Adjuvants, le Sujet peut vaincre les Opposants. La meute a besoin de son flair pour chasser le cerf. Les Opposants sont les filles, Pataud et le chat : ils essayent de dérouter les chiens pour qu’ils ne puissent pas trouver le cerf.

Au début du conte, les Opposants sont vainqueurs : le Sujet n’arrive pas à réaliser le désir du Destinateur.

 

SCHÉMA 2 :

DESTINATEUR

 

Le cerf

 

 

       OBJET

 

Sa vie

DESTINATAIRE

 

Le cerf

 

ADJUVANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

        SUJET

 

La fuite

L’instinct de

survie

 

   OPPOSANTS

 

Le chasseur

La meute

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR ____________  OBJET   ______________   DESTINATAIRE

Le cerf                                               Sa vie                                            Le cerf

Le cerf veut conserver sa vie. Il ne veut pas être tué par le chasseur.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ____________________________________________   OBJET

La fuite

L’instinct de survie                                                                         La vie

L’instinct de survie va aider le cerf à s’enfuir. Il doit conserver sa vie.

  • AXE DU POUVOIR :

 

ADJUVANTS _____________  SUJET   _____________   OPPOSANTS

Les filles                                              L’instinct                          Le chasseur

Pataud                                                   de survie                         La meute

Le chat                                                  La fuite

 

Grâce à l’intervention des Adjuvants (les filles, Pataud et le chat), l’instinct de survie peut l’emporter sur les Opposants (le chasseur et la meute).

 

  • Le niveau thématique

 

Au niveau thématique, nous analysons les valeurs profondes, véhiculées implicitement par les textes :

 

  • PERSPECTIVE  PARADIGMATIQUE : Les oppositions de valeurs.

Le carré sémiotique se constitue sur la base d’un axe sémantique, qui s’articule en deux valeurs contraires : S1 et S2.

S1 = Vie _________________________________   S2 = Mort

S1 = La ferme   (culture)   ___________________ S2 = La forêt (nature)

S1 = Le travail   _____________________________   S2 = La liberté

 

  • PERSPECTIVE SYNTAGMATIQUE : Les parcours thématiques.

Les carrés sémiotiques de notre conte :

 

S1   ___________________________     S2

(vie)                                                         (mort)

 

S1   _____________________________   S2

(non-vie)                                                    (non-mort)

Dans ce premier carré sémiotique la vie et la mort sont présentées comme des valeurs opposées : le cerf doit lutter pour sa vie, qui est son Objet de valeur. L’échec de sa lutte aura pour résultat la mort

 

S1   _______________________________     S2

(la culture)                                                         (la nature

 

S1 __________________________________   S2

(la non-culture)                                                     (la non-nature)

Dans ce deuxième carré, les valeurs opposées sont la culture et la nature. Pour le cerf, la culture représente la sécurité, l’amitié des filles et des animaux de la ferme. La nature, c’est la forêt, où il a vécu toute sa vie, où il se sent soi-même.

S1 _________________________________     S2

(le travail)                                                             (la liberté)

 

S1   ___________________________________   S2

(le non-travail)                                                      (la non-liberté)

Pour finir, dans le troisième carré sémiotique, nous avons les valeurs opposées travail et liberté. Le travail signifie pour le cerf la sécurité mais aussi le manque de liberté.

Mais, pour les parents, le travail est l’unique moyen de gagner sa vie.

 

                  II.  ESSAI D’HERMENEUTIQUE

 

           « L’herméneutique a d’abord désigné la science des règles d’interprétation des textes bibliques, puis l’art d’interpréter les textes en général puis l’art de comprendre, de déceler ce qui n’est pas manifeste. On l’emploie souvent aujourd’hui comme synonyme d’interprétation, mais comme synonyme enrichi. Ce qu’il ajoute, c’est l’idée que l’interprétation doit franchir la distance culturelle qui nous sépare des textes en même temps que l’écart qui sépare le discours de ce qu’il doit dire.»

Henri Bouillard, Exégèse, Herméneutique et Théologie.

 

SÉQUENCE 1 :

Marinette et Delphine, deux fillettes qui habitent dans une ferme de la campagne française, jouent tranquillement dans la cour de leur maison quand, tout à coup, apparaît un cerf qui est en train de fuir un chasseur.

           « Ses flancs haletaient, ses pattes frêles tremblaient et il étais si essoufflé qu’il ne put parler d’abord ».

Le cerf est désespéré. Il est en péril de mort et demande l’aide des fillettes en suppliant :

           « Cachez-moi. Les chiens sont sur ma trace. Ils veulent me manger. Défendez-moi ! ».

 

Le péril dans la forêt             vs       La sécurité dans la ferme

Les hommes qui chassent           vs         Les hommes qui protégent

Les adultes qui utilisent les animaux       vs         Les enfants qui sont leurs amis

(animal = moyen de vivre)                             (animal = ami pour jouer)

 

La réaction des fillettes est de l’apaiser, de le cajoler, mais le chat, qui est le personnage le plus raisonnable du conte, leur ordonne de cacher le cerf dans la maison le plus rapidement possible.

           « C’est bien le moment de s’embrasser ! Quand les chiens seront sur lui, il en sera bien plus gras !… »

Les sentiments       vs     La raison

(les filles)                     (le chat)

 

C’est le chien Pataud qui arrive le premier, avant la meute. Au début, les fillettes veulent lui faire croire qu’elles n’ont pas vu le cerf. Mais, à cause de son flair, on ne peut pas le tromper. Finalement, c’est le poussin qui va dire la vérité. Le poussin est un personnage innocent, il ne veut pas faire de mal mais, comme les enfants, il ne sait pas cacher la vérité.

Quelle est la valeur du mensonge ? Nous savons que la société condamne le mensonge mais nous voyons que, parfois, mentir est accepté quand il s’agit de sauver la vie de quelqu’un.

 

La vérité       vs       La non-vérité justifiée

 

A l’arrivée de la meute, les filles, le chat et Pataud ont déjà décidé de la façon de les dérouter : par la flatterie elles gagnent la confiance des chiens et, trompés par l’arome des fleurs, ils ne trouveront pas les traces du cerf. L’astuce des fillettes sauve la vie du cerf à ce moment là.

           « Vous êtes si beaux, dit Marinette, que je veux vous faire un cadeau de mes fleurs. Jamais chiens ne les auront mieux méritées ».

 

SÉQUENCE 2 :

Etant donné que les parents n’ont pas trouvé un bœuf à acheter, le chat a la bonne idée de proposer au cerf de se présenter le lendemain à la ferme.

           « Il faudrait d’abord savoir ce que tu sais faire, répondirent les parents ».


Pour les parents, avoir un cerf à la place d’un bœuf n’est pas un problème. Ils ont besoin d’un animal pour le travail, qui soit capable de jouer le même rôle que le bœuf. Le cerf a le courage de changer totalement sa façon de vivre en échange de la sécurité. Cela lui va coûter très cher car son corps n’est pas adapté au travail des champs. Il tient le plus longtemps possible mais un jour décide de s’en aller.

A la ferme, le cerf éprouve des sentiments opposés : il se sent très bien en compagnie des fillettes et des animaux, avec lesquels il se lie d’amitié. Mais il ne supporte pas le dur travail.

 

Etre               vs             Avoir

(l’amitié,                       (la sécurité,

la joie,                         la nourriture

le bonheur)                     une demeure)

 

SÉQUENCE 3 :

 « Delphine et Marinette n’eurent jamais non plus la permission d’accompagner le cerf, mais un dimanche après-midi, sous prétexte d’aller cueillir le muguet, elles le rejoignirent dans un endroit de la forêt où ils s’étaient donné rendez-vous. »

Les fillettes font une chose interdite : elles vont dans la forêt en sachant qu’elles n’ont pas l’autorisation de leurs parents. Elles mentent pour la deuxième fois, mais cette fois non pour sauver la vie de personne, mais pour le plaisir. Elles risquent les dangers de la forêt mais c’est leur choix.

Cette sortie-fugue est très intéressante pour les filles, qui apprennent beaucoup des choses et rencontrent quelques animaux très sympathiques, comme, par exemple, la carpe, qui connaît leur mère depuis qu’elle était petite.

Le chien Pataud apparaît : « il fut très content d’apprendre qu’il travaillait à la ferme ». Il conseille au cerf de rester à la ferme pour toujours :

           « Toujours ? protesta le cerf. Non, ce n’est pas possible. Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans nos bois. »

Le chien veut le bien du cerf, mais le cerf doit choisir lui-même son destin. C’est comme les parents qui donnent des conseils à leurs enfants, mais pour ceux-ci le plus important est de vivre leur vie, de faire leurs expériences et leurs choix personnels.

 

Suivre des conseils                 vs               Faire sa propre expérience

 

Pour sa part, le chien manifeste son malheur :

           « Ah ! quel métier ! depuis que je vous connais, je ne peux pas dire combien il m’est pénible. Si je pouvais, moi aussi, quitter la forêt pour aller travailler dans une ferme… »

Le chien a changé dans sa façon de considérer les animaux qu’il doit chasser : maintenant il éprouve des sentiments pour eux et il lui est difficile de les tuer. Son métier ne lui plait plus et il désire en changer, mais il ne voit pas comment il pourrait le faire : « Je ne peux pas, soupira Pataud. Quand on a un métier, il faut bien qu’on le fasse. C’est ce qui compte d’abord. ».

 

Etre                       vs                     Avoir

(en accord avec                               (un métier,

sa conscience)                      une position dans la société)

 

SÉQUENCE 4 :

Dans cette séquence, le cerf doit prendre une décision : il ne supporte plus le travail et il doit choisir entre la sécurité de la ferme et le danger de la forêt. Il sait bien qu’il sera certainement chassé dans la forêt mais il décide d’y retourner. Le bœuf tente de s’enfuir avec lui mais il ne parvient pas à marcher dans la forêt. On voit que :

Le cerf appartient à la forêt            vs          Le bœuf appartient à la ferme

Le cerf ne peut pas travailler         vs          Le bœuf ne peut pas habiter

comme un bœuf à la ferme                             dans la forêt comme le cerf

Chacun a sa place dans le monde et on ne peut pas changer de position.

 

SÉQUENCE 5 :

           « Les petits ne voulaient pas croire que leur ami le cerf fût parti pour toujours. – Il reviendra, disaient-elles, il ne pourra pas toujours se passer de nous ».

Les fillettes sont très tristes après le départ du cerf. Elles pensent qu’il va revenir. Elles pensent que l’amour qu’il a pour elles est trop grand pour qu’il les abandonne comme ça. Elles ne comprennent pas qu’il ne puisse pas vivre à la ferme.

L’espoir       vs         La réalité

Quand Pataud arrive avec la nouvelle de la mort du cerf, les fillettes pleurent, inconsolables. Mais elles ont un réconfort : elles sont sûres maintenant que le cerf avait de l’ affection pour elles : il a donné à Pataud une marguerite « Pour les petites », il m’a dit ». Le cerf va rester pour toujours dans la mémoire des fillettes.

Finalement, après la mort du cerf, le chien prend la décision d’abandonner son métier et de rejoindre les fillettes à la ferme. C’est ce qu’il voulait faire au début, quand il avait rencontré les fillettes. Mais il n’en avait pas alors le courage. Il a fallu la mort de son ami pour qu’il puisse prendre la décision de changer de vie.

 

Le courage de changer           vs         l’inertie de la vie   ( ? )

 

CONCLUSION

 

Dans « Le cerf et le chien », Marcel Aymé nous présente des problèmes que les hommes rencontrent dans leur vie quotidienne : ils doivent prendre des décisions, s’adapter à différents milieux sociaux, mentir, souffrir de la disparition d’un ami, faire un travail sans plaisir, prendre des risques pour un ami, avoir le courage de vaincre l’inertie de la vie …

Sa façon d’écrire est simple et claire. Ses contes sont destinés aux enfants mais seuls les adultes peuvent en trouver le sens profond.

Marcel Aymé a vécu son enfance à la campagne et c’est pour cette raison que ses contes se déroulent dans une ferme où les animaux sont des personnages humanisés.

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Certificat d’Etudes Françaises

Texte présenté par Mme Oriana  … dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff.

 

 

 

 

 

Quelques aspects de la civilisation chinoise et des personnages dans la nouvelle  » Comment Wang Fô fut sauvé » de Marguerite Yourcenar

Lao Tseu

Introduction

« Comment Wang Fô fut sauvé » de Marguerite Yourcenar est une nouvelle orientale qui représente l’ancienne civilisation chinoise. Cette histoire reflète la religion chinoise, surtout le taoïsme, en la personne de Wang Fô, vieux peintre (en Chine, la peinture n’a jamais été séparée du Tao vivant. Son objectif principal a toujours été – et est encore – le Tao, le chemin, l’Ordre Naturel, la manière dont oeuvre la nature). Dans cette histoire, Wang Fô se présente comme un sage taoïste, sa mission est d’aller apprendre à « être ». Nous allons voir brièvement ce qu’est le Taoïsme et le Tao avant d’analyser comment Wang Fô va accomplir sa mission.

Le Taoïsme n’est pas seulement une religion, c’est aussi une philosophie. On l’attribue à Lao Zhi.

Au sens propre, le mot Tao signifie le chemin, la voie. L’idéogramme qui le représente comprend deux éléments: le premier signifiant « tête, chef » , le second « marcher à pied, aller de l’avant » :

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L = marcher à pied, aller de l’avant, le chemin, la voie, mais, dans un sens un peu plus large, il évoque aussi l’idée de « renseigner par la parole, dire, mettre en communication ». Telle sera donc la signification la plus courante et la plus commune du mot Tao : celle de suivre une voie ou de renseigner quelqu’un sur la voie à suivre. De là vient la traduction habituelle de Tao te king : le Livre (king) de la voie (Tao) et de la vertu (te).

Depuis les temps les plus anciens, le terme Tao a été en effet appliqué à la Voie du ciel. Il représentait à la fois la Voie et l’Ordre Cosmique lui-même. Suivant la triade traditionnelle chinoise, il mettait en relation le ciel, la terre et l’homme, étant devenu ainsi un principe d’ordre régissant aussi bien le microcosme que le macrocosme. Nous verrons plus loin qu’il était considéré comme un principe générateur, sous-jacent, mais en même temps immatériel, inconnaissable. D’où son pouvoir mystérieux et universel ! Pour se manifester, on admettait qu’il se dédouble en deux forces, yin et yang, qui s’opposent, se complètent et sont à la base de tout ce qui existe dans l’univers. L’alternance de son repos et de son mouvement crée le jeu des causes et des effets, mais derrière ce mécanisme du monde visible — que les taoïstes appelleront la multiplicité des apparences — sa réalité profonde reste toujours la même. Pour l’homme, reconnaître cette réalité profonde est la Voie du Ciel. C’est le fondement de la sagesse. Pour les taoïstes, on parvient à cette connaissance de manière intuitive, spontanée, par le repos, le non-attachement et la contemplation. C’est une expérience intérieure, qui permet à l’homme de se libérer de l’espace et du temps, du quotidien, de ses désirs, des idées reçues, et enfin de lui-même. En ce sens, le Tao est une voie mystique, une méthode de libération.

Le but de la voie du Tao est de découvrir l’univers mystérieux, caché, que tout homme possède au fond de lui. Mais pour y parvenir, les taoïstes disent qu’il faut d’abord saisir le sens de la solidarité qui existe entre l’homme et le cosmos, puis réintégrer cette unité ou état de perfection qui régnait à l’origine. Sur le plan psychologique, c’est une modification radicale du sens du moi. Ils disent aussi qu’il s’agit pour l’homme de transcender son propre Tao, le Tao de l’homme, afin de lui permettre d’accéder au grand Tao.

Dans cette optique, ils ont défini deux symboles qui sont indissociables de la Voie : ce sont wou wei, le non-agir, et te.

Wou wei est la méthode taoïste pour se libérer. C’est l’art de pratiquer le naturel, le détachement, et d’accepter pleinement la vie comme elle vient.

Te est traditionnellement traduit par les mots vertu, acte ou efficace du Tao. Une fois qu’il a appris à donner libre cours à son esprit de manière qu’il fonctionne selon le mode du wou wei, l’homme accède à cette vertu. Te est le fondement invisible de l’homme de Tao. C’est aussi le principe de base de toutes les activités créatrices. (1)

Le Tao produit les êtres, le te les élève. La matière leur fournit un corps, le milieu les achève… Et le te va plus loin : car si le Tao produit les êtres, c’est le te qui les conserve, qui les fait croître, les soigne, les abrite, les entretient, les nourrit et les protège. (2)

 

1. Wang Fô est le maître de sagesse taoïste.

 

Wang Fô, vieux peintre, mène une vie libre qui consiste, écrit M, Yourcenard, à errer le long des routes, s’emparer de l’aurore et capter le crépuscule. Il aime la sérénité et la paix, il déteste la violence. Il dédaigne les pièces d’argent, « nul objet au monde ne lui semble digne d’être aquis, sauf des pinceaux, des pots de laque et d’encres de Chine, des rouleaux de soie et de papiers de riz ». Il est indifférent au monde politique et au pouvoir, il préfère les huttes des fermiers, ou dans les villes, les faubourgs des courtisanes et les tavernes le long des quais où se querellent les portefaix. Il a le génie créateur. il a le pouvoir de donner la vie à ses peintures par une dernière touche de couleur qu’il ajoute à leurs yeux, de même, il a la capacité de faire se transformer la vision du monde et d’obtenir une perception neuve.

Nous allons voir comment écrire le nom de Wang Fô en chinois et ce que les idéogrammes signifient.

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« Wang » en chinois s’affirme graphiquement comme le Fils du Ciel et de la Terre, il désigne aussi le Roi dans sa fonction suprême; c’est également le symbole du Maître. « Wang » ( 1 ) formé de trois traits horizontaux paraèlles reliés par une ligne verticale comme image de la triade suprême, le Ciel, l’Homme et la Terre unis par la voie; voie royale,  » Wang Tao », la voie de sagesse conduisant l’immortalité de l’âme. (1)

A travers toute la nouvelle « Comment Wang Fô fut sauvé » nous pouvons établir un lien de paternité entre Wang Fô, père spirituel et Ling et l’Empereur, fils spirituels. La mission de Wang Fô est d’aller ouvrir leurs yeux. Nous allons voir l’évolution de ses deux fils spirituels avant et après leur rencontre avec leur père spirituel.

2. Ling et l’Empereur

 

  • Ling

Il menait une vie diamétralement opposée à celle du vieux peintre, Wang Fô.

Il était l’unique enfant d’un père  « changeur d’or ; sa mère était l’unique enfant d’un marchand de jade qui lui avait légué ses biens en la maudissant parce qu’elle n’était pas un fils. »  (selon la tradition chinoise, la fille ne pouvait pas perpétuer la lignée familliale).

Ling a grandi  « dans une maison d’où la richesse éliminait les hasards. Cette existence soigneusement calfeutrée l’avait rendu timide: il craignait les insectes, le tonnerre et le visage des morts. » (P. 12)

Ses biens accumulés retenaient Ling sur place, prisonnier des événements banals et rassurants dans lesquels se reflétait son image plaisante, mais figée, sans âme.

Il  « resta seul en compagnie de sa jeune femme qui souriait sans cesse (… ) Ling aima cette femme au cœur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protégerait toujours. Il fréquentait les maisons de thé pour obéir à la mode et favorisait modérément les acrobates et les danseuses. » (p. 12)

Il ne connaissait pas la beauté autour de lui ni le monde extérieur réel.

« Une nuit, dans une taverne, il eut Wang Fô pour compagnon de table. » (p. 12)

Pour Ling, cette rencontre a été un nouveau tournant dans sa vie. Wang a fait se transformer sa vision du monde et l’a amené à une nouvelle conception des choses et des êtres.

Grâce à lui (Wang Fô), Ling connut la beauté … « cessa d’avoir peur de l’orage, et l’horreur de Ling pour ces bestioles s’évanouit. » (p. 12)

« Ce soir-là, Ling apprit avec surprise que les murs de sa maison n’étaient pas rouges, comme il l’avait cru, mais qu’ils avaient la conleur d’une orange prête à pourrir. » (p. 12)

Ling a pu posséder une perception neuve du monde et des choses, et a connu un nouveau monde, un monde réel (passer de l’irréel au monde réel).

« Alors, comprenant que Wang fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuve, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre où ses père et mère étaient morts. » (p. 13)

Le génie de Wang Fô a fait s’ouvrir ses yeux et accoucher l’essence de son être, et Ling, reconnaissant de cette nouvelle naissance, a pris le vieux peintre comme maître. En Chine, il y a un dicton.’ « yi ri wei shi zhong sheng wei fu n (lorsqu’un jour on l’a pris comme maître, on le traite comme père pour toute la vie) ; la relation entre maître et disciple est donc comme celle de père et fils. Ling a décidé de suivre son père (maître) en le servant jusqu’au bout.

Une fois qu’on transforme sa vision du monde, on s’ouvre aux flux de la vie et on s’offre à la création:

Depuis des années, Wang  Fô rêvait « de peindre un jeune prince (…) Aucun jeune homme du temps présent n’était assez irréel pour lui servir de modèle, mais Ling fit poser sa propre femme sous le prunier du jardin (…) Ling lui (sa femme) préférait les portraits que Wang Fô faisait d’elle (…) Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose. » (p. 14)

Si l’on apprécie réellement un bel objet, on s’identifie complètement à lui et on s’oublie soi-même.

« Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes. » (p. 14)

Ling s’est débarrassé de sa vie passée, il est devenu libre comme son maître, il a pris la route à côté de lui, en suivant le chemin, la voie du bonheur (le Tao).

« Ling vendit successivement ses esclaves, ses jades et les poissons de sa fontaine pour procurer au maître des pots d’encre pourpre qui venaient d’Occident. Quand la maison fut vide, ils la quitèrent, et Ling ferma derrière lui la porte de son passé. » (p. 14)

  • L’Empereur

Il menait une vie similiaire à celle de Ling. Il a grandi dans la solitude d’un monde fermé:

« Mon père avait rassemblé une collection de tes peintures dans la chambre la plus secrète du palais (… ) C’est dans ces salles que j’ai été élevé (…) on avait organisé autour de moi la solitude pour me permettre d’y grandir (…) on avait éloigné de moi le flot agité de mes sujets futurs. » (p 19)

Il vivait isolé, sans connaître le monde réel et sans connaître la vraie beauté. Il vivait seul dans le monde des peintures de Wang Fô.

« La nuit, quand je ne parvenais pas à dormir, je les regardais (…) Le jour, assis sur un tapis dont je savais par cœur le dessin (…) je rêvais aux joies que me procurerait l’avenir (…) Et, pour m’aider à me représenter toutes ces choses, je me servais de tes peintures. » (p. 20)

Il ne connaîssait la beauté qu’à partir des tableaux,  il lui manquait donc la connaissance du réel. Il ne connaîssait qu’un reflet du monde qu’il confondait avec la réalité.

A seize ans, il est sorti du palais [passer de l’irréel (tableau) au monde réel], il a remarqué que le monde n’était pas beau et qu’il était tout à fait différent de ce qu’il avait appris des tableaux.

« Tu m’as menti, Wang Fô, vieil imposteur : le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. » (p. 21)

Pourquoi l’Empereur a-t-il cette idée ?

Nous allons faire une comparaison entre l’Empereur et Ling.

Ling a connu la beauté et le monde réel sous l’orientation de Wang, qui était médiateur vivant entre Ling et le réel. Wang l’a enseigné par sa façon d’être et de faire. Mais l’Empereur a connu le monde par le tableau statique, à qui manque la mobilité, le monde recréé par Wang Fô. L’Empereur a donc manqué d’un contact direct avec Wang Fô et de sa présence. Ce résultat l’a amené à être fidèle aux tableaux de Wang, il ne veut pas transformer sa vision du monde réel, et il ne veut pas non plus renoncer à tout ce qu’il possède : avoir, pouvoir, savoir.

Dieu est le créateur, le créateur est dieu. L’Empereur déteste que Wang possède le pouvoir magique qu’il ne possède pas, il en est jaloux.

« Je ne suis pas l’Empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang (…) Toi seul règnes en paix sur des montagnes couvertes d’une neige qui ne peut fondre, et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir. » (p. 21)

Bien que l’Empereur ait le pouvoir tout puissant, il est impuissant devant Wang Fô, vieux peintre, pauvre. Il hait le fait que Wang Fô puisse donner une nouvelle vie et détourner de la culture (avoir) vers la nature (être). La jalousie fait naître en lui un désir de vengeance :

« J’ai décidé qu’on te brûlerait les yeux, puisque tes yeux, Wang Fô, sont les deux portes magiques qui t’ouvrent ton royaume. Et puisque tes mains sont les deux routes aux dix embranchements qui te mènent au cœur de ton empire, j’ai décidé qu’on te couperait les mains. » (p. 21-22)

L’Empereur aimerait être comme Wang Fô, l’Empereur qui peut régner « en paix sur les montagnes couverts d’une neige qui ne peut pas fondre et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir« . Mais, comme il ne le peut pas, il veut massacrer toutes les oeuvres de Wang et détruire ses espérances de postérité au lieu d’apprendre la vertu, la force, la grandeur, l’humilité de Wang Fô qui est en apparence « vieux, « pauvre » et « faible ».

« Je puis te forcer à l’accomplir. Si tu refuses, avant de t’aveugler, je ferai brûler toutes tes œuvres, et tu seras alors pareil à un père dont on a massacré les fils et détruit les espérances de postérité (…) Je sais que la toile est la seule maîtresse que tu aies jamais caressée. » (p. 23)

L’Empereur croit que l’œuvre achevée et la mort du peintre lui permettraient d’être le seul Maître du monde et d’avoir les derniers secrets accumulés du chef-d’oeuvre. Malheureusement, l’œuvre achevée signifie la fin, la mort de l’art.

« Le rouleau achevé par Wang Fô restait posé sur la table basse. Une barque en occupait tout le premier plan. Elle s’éloignait peu à peu. » (p. 26)

« L’Empereur, penché en avant, la main sur les yeux, regardait s’éloigner la barque de Wang qui n’était déjà plus qu’une tache imperceptible dans la pâleur du crépuscule. » (p. 27)

Conclusion

En définitive, les deux fils spirituels de Wang Fô se sont séparés. L’un, Ling, s’est débarrassé de la contrainte de son passé et a pris le chemin qui le mène au bonheur. Il est entré dans un autre monde en suivant son Maître. Et l’autre, L’Empereur, reste en revanche dans un monde irréel. En réalité, il est prisonnier, entouré d’eunuques, dans un palais impérial dont les murs se dressent comme un pan de crépuscule.

« Le sillage s’effaça de la surface déserte, et le peintre Wang Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang Fô venait d’inventer. »  (p. 27)

Wang Fô et son disciple Ling, eux, s’en sont allés au pays au-delà des flots, dans un monde libre.

Notes

(1) A. Kielce, Le sens de Tao.

(2 ) J. Chevalier, A. Cheerbrant, Dictionnaire des symboles.

Bibliographie

YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963.

CHEVALIER, A. GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Paris, Jupiter, 1992.

VANDIER-NICOLAS, N., Le Taoïsme, Presses Universitaires de France, Paris, 1965

KIELCE, A., Le Sens du Tao, Paris, Edit. le Mail, 1985.

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mmes Zhenai ZHENG, Hong yang GUAN, Manuela CANO dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

Analyse sémiotique de l’un des « Contes du Chat perché » (‘Le Cerf et le Chien’) de Marcel AYME

Cerf et chien 

INTRODUCTION

 

BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR :   Marcel Aymé

Ecrivain, dialoguiste, scénariste (1902 – 1967)

1902 – Naissance le 29 Mars à Joigny (France). Il est le dernier d’une famille de 6 enfants. Il fut élevé à la campagne, puis entreprit des études de mathématiques à Besançon, qu’il dût interrompre pour des raisons de santé.

1925 – Arrive sur Paris et y exerce différents métiers (il fut notamment employé de banque, agent de change et journaliste).

1926 – Publie son premier roman « Brûlebois ».

1933 – Publie le roman  « La Jument verte », récit satirique fondé sur une analyse de la sexualité, qui connaît un vif succès. La même année, il commence à écrire des textes de commande pour le cinéma, activité qu’il continue sous l’occupation, sans pour autant cesser de publier des romans et des nouvelles dans les journaux de l’époque

1941 – Il publie  « Travelingue » qui est le premier volet d’une trilogie romanesque d’histoire qui se situe au début du Front populaire. Cette étude de mœurs comique, qui met en scène des personnages pittoresques, comme le jeune boxeur Milou, poids mouche protégé par un vieux pédéraste, inaugure une fresque sociale fantaisiste et réaliste qui se poursuivit avec « Le Chemin des écoliers » (1946), tableau humoristique de la France sous l’occupation, et qui s’acheva avec « Uranus » (1948), dont l’action se déroule dans les mois qui suivirent la Libération.

1967 – Décède le 14 octobre 1967 à Paris (France)

Adaptations  cinématographiques :

  1. « La rue sans nom », 1934,  réalisé par Pierre Chenal.
  2. « Le Passe-muraille », 1950,  réalisé par Jean Boyer.
  3. « La table aux creves »,  1951, réalisé par Henri Verneuil.
  4. « La traversée de Paris »,  1956, réalisé par Claude Autant-Lara
  5. « Le chemin des écoliers »,  1958, réalisé par Michel Boisrond
  6. « La jument verte », 1959, réalisé par Claude Autant-Lara
  7. « Clerembard », 1969,  réalisé par Ives Robert.
  8. « La vouivre », 1989,  réalisé par Georges Wilson.
  9.  « Uranus »,  1990, réalisé par Claude Berri.
  10. « La montre, la croix et la manière », 1993,  réalisé par Ben Lewin.

Marcel Aymé et les « gendelettres »
Dans le domaine de ses relations professionnelles, il a su aussi se contraindre et, quoi qu’il en ait dit, il n’a jamais été un solitaire dans le monde des lettres. Dès les années trente, non seulement il y est reconnu, mais aussi accepté. Il appartient désormais, qu’il le veuille ou non, à l’univers français des  » gendelettres « , comme il l’écrira plus tard. Il ne faut surtout pas prendre pour argent comptant ses dénégations à ce propos. Certes, il cultive sa différence et veille constamment à ne pas se laisser entraîner enfermer dans telle ou telle chapelle littéraire. Mais il les connaît bien et sait s’y faire recevoir le cas échéant, sans être gêné le moins du monde par leurs diverses étiquettes. D’ailleurs, il affiche un mépris complet pour les exclusions de toute nature.
L’un des premiers avec lequel il se soit lié est un homme réservé, discret et aussi silencieux que lui, Emmanuel Bove. De leurs premières rencontres naîtra une amitié que les divergences politiques n’altéreront pas.

Les origines enfantines
L’enfance de Marcel et de Suzanne Aymé à la tuilerie de Villers-Robert fut un bonheur pour leur imagination déjà fertile. Tout les portait à croire à l’existence d’un monde merveilleux, peuplé de fées, de bêtes faramineuses et d’animaux doués de parole… Ne disait-on pas alors que, la nuit de Noël, les bêtes se mettaient à parler. Le bestiaire de Marcel Aymé se constitua peu à peu durant ces années d’enfance. Bœufs, canards, vaches, poules, chiens, chats, firent partie de son univers quotidien. Le loup même était présent car il rôdait non loin de la forêt. On évoquait sa présence le soir venu, devant les grandes flammes du four qui réconfortaient et inquiétaient à la fois.

Ainsi Marcel vécut de sa deuxième à sa huitième année à Villers-Robert, chez ses grands-parents qui exploitaient une tuilerie. Le village était assez semblable à celui qu’il décrivit plus tard dans La Jument verte et les habitants y connaissaient des passions politiques et religieuses (et antireligieuses) fort vives. La grand-mère attendit la mort du grand-père, en 1908, pour faire baptiser son petit-fils, celui-ci avait alors sept ans.

En 1912, Marcel réussit le concours des Bourses et le regretta vite car, chaque fois qu’il obtenait de mauvaises notes, on lui reprochait de gaspiller l’argent de l’Etat. Il retournait maintenant au village chaque samedi et y passait ses grandes vacances, pendant lesquelles il gardait les vaches avec d’autres bergers.

Le bestiaire des Contes du chat perché
Depuis 1934, Marcel Aymé avait en effet publié plusieurs histoires de Delphine et Marinette qui avaient beaucoup plu. Il n’y avait guère eu qu’André Rousseaux, dans Le Figaro, pour faire la fine bouche et oser écrire :  » Ce sont moins des contes pour enfants que des fables, sans le génie de La Fontaine, étirées en prose, saupoudrées d’ironie et de gentillesse pseudo-poétiques « . C’est pourquoi on lit, dans la prière d’insérer d’un recueil de 1939 :  » […] un critique distingué a déjà fait observer, avec merveilleusement d’esprit, que si les animaux parlaient, ils ne le feraient pas du tout comme ils le font dans Les Contes du chat perché. Il aurait bien raison. Rien n’interdit de croire en effet que si les bêtes parlaient, elles parleraient de politique ou de l’avenir de la science dans les îles Aléouliennes. Peut-être même qu’elles feraient de la critique littéraire avec distinction.  »

Son œuvre

Or son œuvre s’affirme comme une des plus neuves, des plus fortes et probablement des plus durables de notre époque. Elle est très variée, tantôt d’inspiration réaliste, tantôt d’inspiration satirique et tantôt d’inspiration fantastique. Mais il passe parfois d’un registre à l’autre dans le même ouvrage en maintenant une unité de ton. Il est bon peintre de la campagne, des petites villes et de la capitale. Parmi ses romans campagnards, on citera La Table aux crevés (1929) et La Vouivre (1943). Parmi les romans de la province, Le Moulin de la sourdine (1936). Parmi les œuvres parisiennes, Le Bœuf clandestin (1939) et Travelingue (1941). Ce dernier roman est le premier volet d’une trilogie d’histoire contemporaine, dont le deuxième volet s’appelle Le Chemin des écoliers (1946) et se situe pendant l’Occupation, et dont le troisième volet, Uranus (1948), décrit les lendemains de la Libération.

Les recueils de nouvelles d’Aymé sont tous de premier ordre, tels Le Passe-muraille (1943) et Le vin de Paris (1947). Et il faut mettre hors de pair Les Contes du chat perché qui commencèrent de paraître en 1934 sous forme d’albums pour enfants. Ils firent tout de suite les délices des parents. Bon observateur des mœurs, Marcel Aymé est un ami de la fantaisie qui nous délivre de la pesanteur du quotidien. Il ne nous donne aucune leçon, ne nous adresse aucun message et on lui a cherché une mauvaise querelle en lui attribuant les pensées d’un des personnages du Confort intellectuel (1949) où il se plaçait dans une pure tradition moliéresque. De même, dans La Tête des autres, qui déclencha un scandale, il ne cherchait pas à prouver quoi que ce soit : il mettait en lumière certains aspects du monde contemporain. Il s’est toujours voulu absent de son œuvre, mais y est toujours présent par son style inimitable.

 

1.  ANALYSE SEMIOTIQUE

 

1. 1.  La structure générale du récit : L’AXE SEMANTIQUE

Faire l’analyse sémiotique d’un conte, c’est pouvoir reconnaître et décrire les différences dans le texte grâce auxquelles nous pouvons faire l’interprétation des sens du conte, puisque « le sens est fondé sur la différence ».

Le récit est la représentation d’un événement. Un événement est une transformation, un passage d’un état S à un état S’.

La structure générale du récit s’inscrit sur un axe sémantique du type :

 

S    __________________________    t    ________________________________   S

 

Enoncé d’état initial               Enoncé de faire                 Enoncé d’état final

en conjonction ou                    Faire opérateur                  en conjonction ou                                                                                                              ou

disjonction.                                de la transformation           disjonction

  S/\O  ou SVO                                                                                  S/\O ou SVO

L’axe sémantique s’insère dans une suite temporelle.  Les articulations S et S’ correspondent  aux situation finale et initiale, et la transformation se produit à un moment donné « t ». Tout récit s’organise en fonction de sa fin : c’est la situation finale qui commande toute la chaîne des événements antérieurs.

Pour constituer l’axe sémantique de notre texte nous comparons la situation finale (contenu posé, où l’auteur veut arriver à la fin du conte) avec la situation initiale (contenu inversé).

La situation finale résulte d’une chaîne de transformations qui, à partir de la situation initiale, progressivement, détermine la situation finale. Le résultat d’une première transformation constitue une nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante et ainsi progressivement jusqu’à la fin.

 

1.2. AXES SEMANTIQUES DES TRANSFORMATIONS :

Au cours de la lecture, notre conte présente plusieurs transformations intégrés dans la transformation globale.

  1. Delphine et Marinette jouent tranquillement quand, tout à coup, un cerf apparaît chez elles. Il demande de l’aide et elles le cachent dans la maison.

 

S  _________________________________t________________________________  S’

 

Le cerf est en péril             Sujet  opérateur :                      Le cerf est caché

S V O                                                 les filles                                           S /\O

Sujet d’état :   le cerf

Objet de valeur : la sécurité

Le Sujet opérateur (les filles) fait passer le Sujet d’état (le cerf)  d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (la sécurité) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (la sécurité).

 

  1. Le chien arrive à la maison et demande où est le cerf. Les filles nient sa présence dans la maison mais il finit par découvrir qu’il est caché, à cause du poussin.

 

S  _________________________________t_________________________________  S’

 

Le chien cherche le cerf        Sujet opérateur :     Le chien trouve le cerf

 S V O                                                    le poussin                                             S /\O

Sujet d’état : le chien

Objet de valeur : trouver le cerf

Le Sujet opérateur (le poussin) fait passer le Sujet d’état (le chien) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il ne trouve pas le cerf) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il le trouve dans la maison).

 

  1. La meute arrive et les filles parviennent à distraire les chiens de façon qu’ils perdent la trace du cerf.

 

S ___________________________________t__________________________________  S’

 

Les chiens sont               Sujet opérateur:                         Les chiens perdent

dans la trace du cerf.         L’astuce des                             la trace du cerf.

         S /\ O                                        filles                                             S V O

Sujet d’état: les chiens

Objet de valeur: la trace du cerf

Le Sujet opérateur (l’astuce des filles) fait passer le Sujet d’état (les chiens) d’un état de conjonction avec leur Objet de valeur (ils sont sur la trace du cerf) à un état de disjonction d’avec leur Objet de valeur (ils perdent sa trace).

 

  1. Les parents de Delphine et Marinette n’ont pas réussi à trouver un bœuf à acheter à la foire. Ils rentrent à la maison de très mauvaise humeur. Le lendemain, le cerf se présente chez eux pour offrir son travail.

 

S ____________________________________t__________________________________ S’

 

Les parents ont besoin          Sujet op.:         Les parents prennent le cerf

d’un bœuf                           le chat, qui parle             pour travailler chez eux

S V O                                          avec le cerf                                 S / O

Sujet d’état : les parents

Objet de valeur : avoir  un animal pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (le chat) convainc le cerf de se présenter pour travailler à la ferme.

Le Sujet opérateur (les parents), qui était en état de disjonction avec son Objet de valeur (ils n’avaient pas de bœuf), est maintenant en conjonction avec son Objet de valeur (ils ont trouvé quelqu’un pour remplacer le bœuf).

 

  1. Le cerf est accepté à la ferme, et travaille bien. Il se fait des amis mais ne supporte pas la vie à la ferme. Il décide de partir.

 

S _____________________________________t_______________________________   S’

 

Le cerf se sent mal à l’aise         Sujet op.               Le cerf retourne à

à la ferme                                      la décision de          son milieu : la forêt.

S V O                                                        partir                                         S /\O

Sujet d’état: le cerf

Objet de valeur: sa liberté.

Le Sujet opérateur (la décision de partir) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il est mal à l’aise, privé de liberté) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il se sent bien dans la forêt, où il se sent libre).

 

  1. Le chien, qui travaillait comme chasseur, décide de quitter son métier et essaye d’être accepté à la ferme. Il arrive avec la mauvaise nouvelle que le cerf est mort.

 

S  _________________________________t____________________________________  S’

 

Le chien chasseur             Sujet opérateur:         Le chien reste à  la ferme                                                        la décision de

               S V O                        quitter son maître                                  S /\O

Sujet d’état: le chien.

Objet de valeur: avoir un métier qui lui plaise.

Le Sujet opérateur (la décision de renoncer à la chasse) fait passer le Sujet d’état (le chien chasseur) d’un état de disjonction avec son Objet de valeur (il n’aime pas son métier) à un état de conjonction avec son Objet de valeur (il préfère rester avec les filles à la ferme).

 

AXE SEMANTIQUE GÉNÉRAL  DU CONTE :

 

S ___________________________________t__________________________________   S’

 

Le cerf veut vivre                 Sujet opérateur :                           Le cerf est tué

S /\ O                                              le chasseur                                               S  V  O

Sujet d’état : le cerf

Objet de valeur : sa vie

Le Sujet opérateur (le chasseur) fait passer le Sujet d’état (le cerf) d’un état de conjonction avec son objet de valeur (il est en vie) à un état de disjonction d’avec son Objet de valeur (il perd la vie).

 

1.3.  La segmentation du texte

La segmentation du texte va nous permettre d’organiser celui-ci différemment de la segmentation en paragraphes proposée par l’auteur.  A ce propos, nous faisons intervenir les disjonctions spatiales, temporelles, actorielles et énonciatives.

Nous proposons de segmenter le conte « Le cerf et le chien » en 5 séquences. Pour simplifier,  la délimitation de chaque séquence sera exprimée par le numéro de la ligne et de la page entre parenthèses (ligne/page).

  1. « L’arrivée du cerf» : (1/29  → 24/40).  Cette première séquence comporte 7 sous-séquences qui se déroulent au même endroit et durant la même journée (il n’y a pas de disjonctions temporelles ni spatiales). On peut distinguer les sous-séquences à partir des disjonctions actorielles : le cerf, le chien Pataud, la meute et les parents. Les filles sont les uniques personnages qui sont présents dans toutes les sous-séquences.
  1. « Le cerf à la ferme» : (25/40 → 15/45). La deuxième séquence a lieu dans la ferme, soit dans la cour, soit dans l’écurie ou dans les champs, selon les 5 sous séquences proposées, qui s’étalent sur plusieurs jours. Nous avons alors des disjonctions actorielles (les filles, les parents, le cerf, le bœuf et les bêtes de la ferme), spatiales (la cour, les champs, l’écurie) et temporelles (le lendemain de l’arrivée du cerf et les jours suivants).
  1. « La promenade du dimanche» : (15/45 → 31/48). Cette troisième séquence est l’unique qui ne comporte pas de disjonctions : elle se déroule le même jour, avec les mêmes acteurs (le cerf, les filles, le chien Pataud et les animaux de la forêt) et dans le même endroit. Les parents n’y participent pas.
  1. « La fuite» : (32/48 → 31/50). La quatrième séquence présente une disjonction spatiale qui permet de proposer une segmentation en 3 sous-séquences : dans la cour, dans le champ et dans la forêt. La disjonction actorielle est présente sous la forme de la disparition des parents de la scène.  Les filles ne participent pas à cette séquence.
  1. «La mauvaise nouvelle de Pataud» : (32/50 → 13/52). Nous n’avons pas segmenté cette cinquième séquence car il s’agit d’une séquence trop courte. Il y a une disjonction temporelle : au début, les parents regrettent la perte du cerf le jour même de la fuite, ensuite l’auteur raconte les semaines suivantes (« Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas… ») et, finalement,  « un matin », où Pataud arrive avec la mauvaise nouvelle.

 

1.3.1. LES DISJONCTIONS ACTORIELLES

Dans tout le conte il y a 6 acteurs principaux  et  3 acteurs secondaires (les animaux de la forêt) :

  1. Les filles Delphine et Marinette : elles sont les protectrices du cerf. Elles apparaissent dans toutes les séquences, sauf la . Les activités des filles sont le jeu ou manger (elles sont à table avec leurs parents dans la séquence 1G). L’auteur ne mentionne pas l’école ni  d’autres activités.
  1. Le cerf : il apparaît dans toutes les séquences, à l’exception des sous-séquences 1C et 1D (où il est caché dans la maison des filles). Il éprouve toujours l’angoisse soit d’être persécuté par la meute soit de devoir vivre à la ferme, à laquelle il ne se sent pas appartenir. Il est toujours en conflit avec sa situation.
  1. Le chien Pataud : il apparaît dans les séquences 1C, 1E, 3 et 5. Il veut toujours aider le cerf. Il travaille pour le chasseur mais il n’aime pas son métier, car il n’aime pas tuer.
  1. Les parents : ils sont présents dans les séquences 1F, 2, 4 et 5.  Ils ne pensent qu’à travailler et faire travailler les animaux, car ils ont la responsabilité de nourrir une famille.
  1. Le bœuf : il est présent dans les séquences 2 et 4. Au début, il se moque du cerf mais plus tard il devient son ami. Il voudrait s’enfuir dans la forêt avec le cerf mais il se rend compte que sa vie est à la ferme.
  1. La meute : les chiens chasseurs arrivent à la ferme dans la séquence 1D.  Ils cherchent le cerf mais sont trompés par les filles.
  1. Les animaux de la forêt : une vieille carpe au bord d’un étang, un lapin qui avançait ou bord d’un trou et deux autres lapins qui sortirent derrière le premier lapin apparaissent dans la séquence 3.

1.4. Le niveau figuratif

 

L’analyse du niveau de surface a pour objet la forme et le contenu du discours.

Au niveau figuratif, les « personnages » sont pris en considération en tant qu’ « acteurs », et l’on observe le déroulement concret de leurs actions, dans des lieux et des temps déterminés.

1.4.1. L’ESPACE TEXTUEL

Le code topographique :

Le conte se déroule dans une ferme, à la campagne.   Nous ne savons pas dans quel pays,  mais pouvons supposer qu’il s’agit de la campagne française.

A l’exception de la séquence 3 (qui se déroule dans le bois), toutes les séquences se déroulent dans la ferme, généralement à l’extérieur de la maison, dans la cour.

On peut distinguer, au niveau topographique, l’opposition :

Nature      vs      Culture

(la forêt)           (les champs)

 

Dans la séquence 1 nous trouvons sept sous-séquences, séparées par des disjonctions spatiales ou actorielles :

  • A ((1/29 → 6/30) : dans la cour. Le cerf, en fuite, arrive dans la cour de la ferme pendant que les filles jouent.
  • B (7/30 → 19/30) : à l’intérieur de la maison.  Les filles cachent le cerf dans leur chambre.

 

         « Delphine courut ouvrir la porte de la maison et Marinette, précédant le cerf, galopa jusqu’à la chambre qu’elle partageait avec sa sœur ». (7 – 8 – 9 – 10 / 30)

 

Les sous séquences C, D, E et F se déroulent dans la cour. La séparation en 4 différentes sous-séquences se fonde sur des disjonctions actorielles :

  • C (20/30→ 5/35) : le chien Pataud arrive, cherchant le cerf. Il fait partie de la meute de chiens chasseurs qui poursuit le cerf.
  • D (6/35 → 24/37) : le chien Pataud reste caché dans le jardin tandis que la meute qui poursuit le cerf arrive à la ferme.
  • E (24/37 → 22/38) : le chien Pataud et le cerf sortent de leur cachette. Tous les deux partent, le chien pour rejoindre la meute et le cerf vers les buissons de la rivière.

« Quand elle eut disparu dans les bois, le chien Pataud sortit du jardin où il était resté caché et demanda qu’on fît venir le cerf » (24 – 26 / 37)

  • F (23/38 → 24/40) : les parents rentrent de la foire.
  • G (15/40 →24/40 : deux actions se déroulent au même moment dans des endroits différents : pendant que la famille mange à table à l’intérieur de la maison, le chat sort pour aller trouver le cerf près de la rivière.

 

Dans la séquence 2  nous avons défini  5  sous-séquences au niveau spatial :

  1. Sous-séquence A : dans la cour, le cerf se présente aux parents pour leur offrir son travail. Il est accepté.
  2. Sous-séquence B : le cerf commence à travailler avec le bœuf aux champs.
  3. Sous-séquence C : en rentrant à la ferme, le cerf joue dans la cour.
  4. Sous-séquence D : le soir,  à l’écurie le cerf et le bœuf ont de longues conversations.
  5. Sous-séquence E : cette sous-séquence ne se déroule pas dans un endroit défini parce qu’il s’agit d’un discours qui raconte ce qu’étaient la vie du cerf, son travail, ses week-ends.

 

Dans la séquence 3  le cerf se promène dans la forêt le dimanche.

Dans la séquence 4  nous avons 3 sous-séquences :

  1. Sous-séquence A: dans la cour, le cerf refuse  de se mettre en route vers le travail.
  2. Sous-séquence B: en arrivant au champ, le cerf et le bœuf commencent à travailler.
  3. Sous-séquence C: le cerf et le bœuf prennent la fuite vers la forêt. Mais le bœuf n’arrive pas à marcher dans la forêt et il décide de retourner au travail.

Dans la séquence 5  le chien Pataud arrive à la ferme avec la mauvaise nouvelle. Les filles jouent dans la cour.

 

L’ancrage spatial :

Le conte se déroule dans une ferme et dans une forêt.

Pour le cerf, la ferme signifie la sécurité (le chasseur n’y a pas accès) mais aussi un travail dur, auquel il n’est pas adapté. La ferme constitue un ancrage spatial à la fois positif et négatif.  Positif  à cause de la sécurité qu’elle signifie (la maison et la cour) et négatif par l’ennui et la douleur du travail (les champs). La forêt, au contraire, représente la liberté aussi bien que l’insécurité. C’est pour cela que nous la considérons comme ambiguë : elle représente la liberté mais aussi le danger.

La maison La cour Les champs La forêt
  • Sécurité
  • Protection

 

  • POSITIF
  • Sécurité
  • Plaisir du jeu

 

  • POSITIF
  • Travail
  • Ennui
  • Douleur
  • NÉGATIF

 

  • Liberté
  • Danger
  • Mort
  • AMBIGUË

 

  Culture               vs            Nature

(les champs)                         (la forêt)

Travail           vs          Liberté

(protection)                      (danger)

 Les champs         vs         La cour

(le travail)                         (le jeu)

 

Séquences 1 2 3 4 5
Sous-séq. A    B C D E F   G A     B    C     D    E  A       B      C
Ancrage

spatial

C –  M C C C C  M/F C     Ch  C     E     X F  C       Ch     F  C

 

C : la cour

M : la maison

Ch : les champs

F : la forêt

E : l’écurie

X : partout dans la ferme et la forêt

 

Ancrage spatial

la campagne française

la ferme                                               la forêt

(culturelle)                                          (naturelle)

clos                                                          ouvert

(la maison)

les champs                                       la cour

(espace culturel        vs             (espace des filles  et des animaux : le jeu)

du travail,

responsabilité

des parents)

 

1.4.2. LA TEMPORALITÉ TEXTUELLE

 Le code chronologique :

La séquence 1 se déroule  le même jour.

Dans la séquence 2,  les sous-séquences A et  B  le lendemain et les sous-séquences C, D et E se déroulent dans les jours suivants, sans préciser combien de jours plus tard.  On pourrait supposer qu’il s’agit de trois ou quatre semaines (ces dernières sous-séquences racontent la vie du cerf dans la ferme).

La séquence 3 se déroule en une  journée : un dimanche.

La séquence 4, le lendemain de ce dimanche.

La séquence 5 représente le temps suivant la fuite du cerf : « Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas ». Mais « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans le cour »  pour raconter ce qui était arrivé au cerf.

Nous pensons que tout le conte se déroule en environ deux mois.

  L’ancrage temporel :

t    : le temps actuel,  celui où l’auteur raconte l’histoire.

  : le jour de l’arrivée du chien Pataud : la dernière scène du conte.

t    : le temps après la fuite du cerf.

t    : le jour de la fuite du cerf.

t    : le jour de la promenade dans la forêt.

t    : les trois ou quatre semaines où le cerf travaille à la ferme.

t     : le jour  de l’arrivée du cerf à la ferme.

 

Séquences :                 1      2A      2B           2C        2D          2E            3                  

Le premier jour         Le lendemain     Les semaines suivantes    Un dimanche

(l’arrivée du cerf)        (les parents)           (trois ou quatre)           dans la forêt

 

4                                      5                                                                   5

Quelques jours                             Le jour de l’arrivée du chien Pataud

Le lendemain           (le cerf habite dans la forêt)                     (la fin du conte)

 

Voici quelques exemples relevés dans le texte :

Séquence 2, 25/40 : « Le lendemain matin, de bonne heure, le cerf entra dans le cour de la ferme… ».

Séquence 2, 13/42 : « En effet, après qu’ils eurent labouré ensemble une demi-journée, ils ne pensaient plus à s’étonner de la forme de leurs cornes ».

Séquence 2, 26/43 : « Le soir, à l’écurie, el avait de longues conversations avec le bœuf. ».

Séquence 2, 25/44 : « Le dimanche, le cerf quittait l’écurie dès le matin et s’en allait passer la journée en forêt. Le soir, il rentrait avec des yeux brillants …, mais le lendemain il était triste et… ».   Ici l’auteur utilise le récit pour raconter la monotonie de la vie du cerf.

Séquence 4, 32/48 : « Le lendemain, le cerf était attelé avec le bœuf dans la cour da la ferme… ».

Séquence 5, 9/51 : « Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans la cour ».

Dans le texte, la valeur figurative du temps apparaît clairement : les temps qui représentent la joie et le plaisir  sont très courts (la séquence 7 spécialement, où les filles se promènent avec le cerf dans la forêt) et les temps de souffrance plus longs (les séquences de l’arrivée du cerf, de sa fuite ou du travail).

LA SEMAINE                     vs                  LE DIMANCHE

   le travail                                                         le repos

(dysphorie)                                                     (euphorie)

 

1.4.3. LES CODES SENSORIELS

  • L’ouïe

 Le sens de l’ouïe a une valeur figurative positive quand la fille chante pour le chat ou quand le chat ronronne sous les caresses de Delphine.  La chanson et le ronronnement sont l’expression du plaisir et de la joie.

1/29 : « …et Marinette chantait une petite chanson à un poussin jaune qu’elle tenait sur les genoux ».

3/31 : « Marinette lui chanta Su l’pont de Nantes et, … ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

vs

Les aboiements des chiens sont un vif exemple de la peur, de l’angoisse et de l’incertitude.

26/33 : « …mais il se déroba et, l’oreille tendue à des aboiements qui semblaient venir de la lisière du bois….. ».

5/34 : « J’entends aboyer mes compagnons de meute ».

10/35 : « … elle vit poindre la meute annoncée par ses aboiements ».

 

CHANT + RONRONNEMENT          vs         ABOIEMENTS

                   le   plaisir                                                             la peur

(euphorie)                                                                       (dysphorie)

 

  • Le toucher

1/29 : « Delphine caressait le chat de la maison… ».

18/29 : « Les petites le prirent par le cou, appuyant leurs têtes contre la sienne, mais le chat se mit à leur fouetter les jambes avec sa queue et à gronder : – C’est bien le moment de s’embrasser ! ».

5/31 : « Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine… ».

16/33 : « A la fin, il toucha le mollet de Delphine avec son nez et dit en soupirant : ».

28/39 : « A midi, pendant qu’elles déjeunaient, je me chauffais au soleil sur le rebord de la fenêtre ».

Dans ces exemples, les caresses des filles et le chat se chauffant au soleil nous donnent une impression de plaisir et de tendresse.

31/47 : « Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans nos bois ».

Le cerf  manifeste son approbation vis-à-vis du bois (il y fait frais et doux) et le contraire à l’égard de la plaine.

LE BOIS         vs       LA PLAINE

  la joie                           la tristesse

 la liberté                      le travail

(euphorie)                   (dysphorie)

 

  • La vision

2/29 : « …un poussin jaune… »

14/31 : « Le chien les regarda l’une après l’autre et, les voyant rougir, se remit à flairer le sol ».

12/35 : « Ils étaient huit d’une même taille et d’une même couleur avec de grandes oreilles pendantes ».

5/36 : « Vraiment, on n’a jamais vu d’aussi beaux chiens… ».

1/37 : « Ils  prenaient plaisir à s’admirer les uns les autres ».

22/43 : « Il y avait un canard bleu et vert avec lequel il s’entendait très bien… ».

Les couleurs sont très peu mentionnées dans le texte : seulement le jaune pour le poussin et le bleu et vert pour le canard. Dans les deux cas, les couleurs n’ont aucune valeur positive ou négative.  Mais la couleur rouge est mentionnée pour indiquer la peur des filles devant le chien Pataud.

Pour ce qui est des chiens de la meute, l’auteur insiste sur leur beauté : ils sont beaux mais aussi méchants (ils veulent chasser le cerf). Cette « beauté » est utilisée par les filles, pour gagner leur confiance car ils acceptent les compliments.

 

  • L’odorat

3/32 : « Je sens ici une odeur de cerf, dit-il en se tournant vers les petites ».

6/33 : « Mon flair ne me trompe jamais ».

12/37 : « Le parfum de l’œillet, du jasmin, de la rose et du lilas, qui lui venait à pleines narines lui masquait en même temps l’odeur de la bête ».

Le flair des chiens est déterminant : la meute parvient jusqu’à la ferme en traquant le cerf grâce à son flair.  Mais les filles, par leur astuce, arrivent à dérouter les animaux grâce au parfum des fleurs. L’odorat joue un rôle très important pour le sort du cerf.

 

1.4.5 LES PARCOURS FIGURATIFS

Dans le conte nous voyons clairement les activités sociales des personnages : les parents doivent travailler et font travailler le bœuf et le cerf.  Les filles et les animaux préfèrent jouer.  Le cerf,  qui préfère jouer, est obligé de travailler s’il veut la sécurité.

Adultes    vs    enfants

Travail        vs        jeu

Les adultes doivent travailler pour gagner leur pain.  Les parents de Delphine et Marinette cultivent les champs avec l’aide des animaux de la ferme et le chasseur doit chasser les animaux sauvages.

Travailler les champs           vs         Chasser

vie sédentaire                                            vie nomade

 

1.5. Le niveau narratif

 

  • LE SCHÉMA ACTANTIEL

Pour le niveau narratif nous utilisons le modèle actantiel de Greimas. Ce modèle simplifie celui de Vladimir Propp, qui affirme que dans tous les contes ce qui change ce sont les noms et les attributs des personnages mais non leurs actions ou leurs fonctions. Il a recensé 31 fonctions dans sept sphères d’action différentes : celles de l’agresseur, du donateur, de l’auxiliaire, de la princesse et de son père, du mandateur, du héros et du faux héros.

Greimas substitue à la notion trop vague de « fonction » la formulation plus rigoureuse de l’énoncé narratif (EN) :

EN = F ( A1, A2,…)

F  = une fonction, au sens logique de « relation »

A1, A2, … = les actants.

Greimas dit : « Le modèle actantiel est en premier lieu l’extrapolation d’une structure syntaxique. Un actant s’identifie donc à un élément (lexicalisé ou non, un acteur ou une abstraction) qui assume dans la phrase de base du récit une fonction syntaxique……  ; le destinateur dont le rôle grammatical est moins visible et qui appartient si l’on peut dire à une phrase antérieur (D1 veut que S…) ou, selon la grammaire traditionnelle, à un complément de cause. »

Nous représentons les six rôles et leurs relations dans notre conte par les schémas suivants :

SCHÉMA 1 :

DESTINATEUR

 

Le chasseur

 

      OBJET

 

Le cerf

DESTINATAIRE

 

Le chasseur

 

 ADJUVANTS

 

Le flair des

chiens

      SUJET

 

La meute

   OPPOSANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR  ______________ OBJET _______________  DESTINATAIRE

Le chasseur                                        Le cerf                                     Le chasseur

Le chasseur  doit chasser pour vivre. C’est son métier. Il a besoin pour proie d’un animal de la forêt, il choisit le cerf. Le chasseur est à la fois le Destinateur et le Destinataire car l’objet de la chasse est destiné à lui-même.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ______________________________________    OBJET

La meute                                                                                 Le cerf

La meute est envoyée chasser le cerf. Les chiens sont le Sujet du Destinateur : ils doivent servir au chasseur dans son métier.

  • AXE DU POUVOIR :

ADJUVANTS  ___________   SUJET  _____________ OPPOSANTS

Le flair des chiens                                                  La meute                                          Les filles

Pataud

Le chat

L’axe du pouvoir concerne la réalisation du mandat. Grâce à l’intervention des Adjuvants, le Sujet peut vaincre les Opposants.  La meute a besoin de son flair pour chasser le cerf. Les Opposants sont les filles, Pataud et le chat : ils essayent de dérouter les chiens pour qu’ils ne puissent pas trouver le cerf.

Au début du conte, les Opposant sont vainqueurs : le Sujet n’arrive pas à réaliser le désir du Destinateur.

 

SCHÉMA 2 :

DESTINATEUR

 

Le cerf

 

 

      OBJET

 

Sa vie

DESTINATAIRE

 

Le cerf

 

 ADJUVANTS

 

Les filles

Pataud

Le chat

      SUJET

 

La fuite

L’instinct de

survie

 

   OPPOSANTS

 

Le chasseur

La meute

 

  • AXE DU SAVOIR :

DESTINATEUR  ________________   OBJET   _____________DESTINATAIRE

Le cerf                                               Sa vie                                             Le cerf

Le cerf  veut conserver sa vie.  Il ne veut pas être tué par le chasseur.

  • AXE DU VOULOIR :

SUJET     ____________________________________________    OBJET

La fuite

L’instinct de survie                                                                           La vie

L’instinct de survie va aider le cerf à s’enfuir.  Il doit conserver sa vie.

  • AXE DU POUVOIR :

ADJUVANTS  ____________     SUJET    _________________     OPPOSANTS

Les filles                                           L’instinct                                            Le chasseur

Pataud                                               de survie                                              La meute

Le chat                                               La fuite

Grâce à l’intervention des Adjuvants (les filles, Pataud et le chat), l’instinct de survie peut l’emporter sur les Opposants (le chasseur et la meute).

 

 

1.6. Le niveau thématique

 

Au niveau thématique, nous analysons les valeurs profondes, véhiculées implicitement par les textes :

 

1.6.1. PERSPECTIVE  PARADIGMATIQUE :  Les oppositions de valeurs.

Le carré sémiotique se constitue sur la base d’un axe sémantique, qui s’articule en deux valeurs contraires : S1 et S2.

 

S1 = Vie  _________________________________    S2 =  Mort

 

S1 =  La ferme   (culture)   ___________________  S2 =  La forêt (nature)

 

S1 =  Le travail    _____________________________   S2 =  La liberté

 

 

1.6.2. PERSPECTIVE SYNTAGMATIQUE :  Les parcours thématiques.

Les carrés sémiotiques de notre conte :

S1    ___________________________     S2

(vie)                                                          (mort)

 

S1    _____________________________   S2

(non-vie)                                                 (non-mort)

 

Dans ce premier carré sémiotique la vie et la mort sont présentées comme des valeurs opposées :  le cerf doit lutter pour sa vie, qui est son Objet de valeur. L’échec de sa lutte aura pour résultat la mort.

 

S1    _______________________________      S2

(la culture)                                                          (la nature)

 

S1  __________________________________    S2

(la non-culture)                                               (la non-nature)

 

Dans ce deuxième carré, les valeurs opposées sont la culture et la nature.  Pour le cerf, la culture représente la sécurité, l’amitié des filles et des animaux de la ferme. La nature, c’est la forêt, où il a vécu toute sa vie, où il se sent soi-même.

 

S1  _________________________________      S2

(le travail)                                                           (la liberté)

 

S1   ___________________________________   S2

(le non-travail)                                                       (la non-liberté)

 

Pour finir, dans le  troisième carré sémiotique, nous avons les valeurs opposées travail et liberté.  Le travail signifie pour le cerf la sécurité mais aussi le manque de liberté.

Mais, pour les parents, le travail est l’unique moyen de gagner leur vie.

 

2. ESSAI D’HERMENEUTIQUE

 

 « L’herméneutique a d’abord désigné la science des règles d’interprétation des textes bibliques, puis l’art d’interpréter les textes en général puis l’art de comprendre, de déceler ce qui n’est pas manifeste. On l’emploie souvent aujourd’hui comme synonyme d’interprétation, mais comme synonyme enrichi. Ce qu’il ajoute, c’est l’idée que l’interprétation doit franchir la distance culturelle qui nous sépare des textes en même temps que l’écart qui sépare le discours de ce qu’il doit dire.»  (Henri BouillardExégèse, Herméneutique et Théologie).

 

  • SÉQUENCE 1 :

Marinette et Delphine, deux fillettes qui habitent dans une ferme de la campagne française, jouent tranquillement dans la cour de leur maison quand, tout à coup, apparaît un cerf qui est en train de fuir un chasseur.

           « Ses flancs haletaient, ses pattes frêles tremblaient et il étais si essoufflé qu’il ne put parler d’abord ».

Le cerf est désespéré. Il est en péril de mort et demande l’aide des fillettes en suppliant :

           « Cachez-moi. Les chiens sont sur ma trace. Ils veulent me manger. Défendez-moi ! ».

Le péril  dans la forêt                    vs           La sécurité  dans la ferme

Les hommes qui chassent           vs         Les hommes qui protégent

Les adultes qui utilisent les animaux   vs   les enfants       qui                                                                                             sont leurs amis

(animal = moyen de vivre)                              (animal = ami pour jouer)

La réaction des fillettes est de l’apaiser, de le cajoler, mais le chat, qui est le personnage le plus raisonnable du conte, leur ordonne de cacher le cerf dans la maison le plus rapidement possible.

           « C’est bien le moment de s’embrasser ! Quand les chiens seront sur lui, il en sera bien plus gras !… »

Les sentiments       vs      La raison

(les filles)                                (le chat)

C’est le chien Pataud qui arrive le premier, avant la meute. Au début, les fillettes veulent lui faire croire qu’elles n’ont pas vu le cerf. Mais, à cause de son flair, on ne peut pas le tromper. Finalement, c’est le poussin qui va dire la vérité. Le poussin est un personnage innocent, il ne veut pas faire de mal mais, comme les enfants, il ne sait pas cacher la vérité.

Quelle est la valeur du mensonge ? Nous savons que la société condamne le mensonge mais  nous voyons que, parfois, mentir est accepté quand il s’agit de sauver la vie de quelqu’un.

La vérité       vs        La non-vérité justifiée

A l’arrivée de la meute, les filles, le chat et Pataud ont déjà décidé de la façon de la dérouter : par la flatterie elles gagnent la confiance des chiens et, trompés par l’arome des fleurs, ils ne retrouveront pas les traces du cerf.  L’astuce des fillettes sauve la vie du cerf à ce moment là.

           « Vous êtes si beaux, dit Marinette, que je veux vous faire un cadeau de mes fleurs. Jamais chiens ne les auront mieux méritées ».

 

  • SÉQUENCE  2 :

 Etant donné que les parents n’ont pas trouvé un bœuf à acheter, le chat a la bonne idée de proposer au cerf de se présenter le lendemain à la ferme.

           « Il faudrait d’abord savoir ce que tu sais faire, répondirent les parents ».

Pour les parents, avoir un cerf à la place d’un bœuf n’est pas un problème. Ils ont besoin d’un animal pour le travail, qui soit capable de jouer le même rôle que le bœuf. Le cerf a le courage de changer totalement sa façon de vivre en échange de la sécurité. Cela lui va coûter très cher car son corps n’est pas adapté au travail des champs. Il tient le plus  longtemps possible, mais un jour décide de s’en aller.

A la ferme, le cerf éprouve des sentiments opposés : il se sent très bien en compagnie des fillettes et des animaux, avec lesquels il se lie d’amitié. Mais il ne supporte pas le dur travail.

Etre                vs             Avoir

(l’amitié,                       (la sécurité,

la joie,                             la nourriture

le bonheur)                  une demeure)

 

  • SÉQUENCE 3 :

           « Delphine et Marinette n’eurent jamais non plus la permission d’accompagner le cerf, mais un dimanche après-midi, sous prétexte d’aller cueillir le muguet, elles le rejoignirent dans un endroit de la forêt où ils s’étaient donné rendez-vous. »

Les fillettes font une chose interdite : elles vont dans la forêt en sachant qu’elles n’ont pas l’autorisation de leurs parents.  Elles mentent pour la deuxième fois, mais cette fois non pour sauver la vie de personne, mais pour le plaisir.  Elles risquent les dangers de la forêt, mais c’est leur choix.

Cette sortie-fugue est très intéressante pour les filles, qui apprennent beaucoup des choses et rencontrent quelques animaux très sympathiques, comme, par exemple, la carpe, qui connaît leur mère depuis qu’elle était petite.

Le chien Pataud apparaît : « il fut très content d’apprendre qu’il travaillait à la ferme ». Il conseille au cerf de rester à la ferme pour toujours :

           « Toujours ? protesta le cerf.  Non, ce n’est pas possible. Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans  nos bois. »

Le chien veut le bien du cerf, mais le cerf doit choisir lui-même son destin. C’est comme les parents qui donnent des conseils à leurs enfants, mais pour ceux-ci le plus important est de vivre leur vie, de faire leurs expériences et leurs choix personnels.

Suivre des conseils                 vs               Faire sa propre expérience

Pour sa part, le chien manifeste son malheur :

           « Ah !  quel métier ! depuis que je vous connais, je ne peux pas dire combien il m’est pénible.  Si je pouvais, moi aussi, quitter la forêt pour aller travailler dans une ferme… »

Le chien a changé dans sa façon de considérer les animaux qu’il doit chasser : maintenant il éprouve des sentiments pour eux et il lui est difficile de les tuer.  Son métier ne lui plait plus et il désire en changer, mais il ne voit pas comment il pourrait le faire : « Je ne peux pas, soupira Pataud. Quand on a un métier, il faut bien qu’on le fasse. C’est ce qui compte d’abord. ».

Etre                                  vs                     Avoir

(en accord avec                               (un métier,

sa conscience)                                  une position dans la société)

 

  • SÉQUENCE  4 :

Dans cette séquence, le cerf doit prendre une décision : il ne supporte plus le travail  et il doit choisir entre la sécurité de la ferme et le danger de la forêt.  Il sait bien qu’il sera certainement chassé dans la forêt mais il décide d’y retourner. Le bœuf tente de s’enfuir avec lui mais il ne parvient pas à marcher dans la forêt. On voit que :

 

Le cerf appartient à la forêt     vs   Le bœuf appartient à la ferme

Le cerf ne peut pas travailler   vs     Le bœuf ne peut pas habiter

comme un bœuf à la ferme                  dans la forêt comme le cerf

Chacun a sa place dans le monde et on ne peut pas changer de position.

 

  • SÉQUENCE 5 :

           « Les petits ne voulaient pas croire que leur ami le cerf fût parti pour toujours. – Il reviendra, disaient-elles, il ne pourra pas toujours se passer de nous ».

Les fillettes sont très tristes après le départ du cerf. Elles pensent qu’il va revenir. Elles pensent que l’amour qu’il a pour elles est trop grand pour qu’il les abandonne comme ça.  Elles ne comprennent pas qu’il ne puisse pas vivre à la ferme.

L’espoir           vs         La réalité

Quand Pataud arrive avec la nouvelle de la mort du cerf, les fillettes pleurent, inconsolables. Mais elles ont un réconfort : elles sont sûres maintenant que le cerf avait de l’ affection pour elles : il a donné à Pataud une marguerite « Pour les petites », il m’a dit ».  Le cerf va rester pour toujours dans la mémoire des fillettes.

Finalement, après la mort du cerf, le chien prend la décision d’abandonner son métier et de rejoindre les fillettes à la ferme. C’est ce qu’il voulait faire au début, quand il avait rencontré les fillettes. Mais il n’en avait pas alors le courage. Il a fallu la mort de son ami pour qu’il puisse prendre la décision de changer de vie.

Le courage de changer           vs         l’inertie  de la vie   ( ? )

CONCLUSION

 

Dans « Le cerf et le chien », Marcel Aymé nous présente des problèmes que les hommes rencontrent dans leur vie quotidienne : ils doivent prendre des décisions, s’adapter à différents milieux sociaux, mentir, souffrir de la disparition d’un ami, faire un travail sans plaisir, prendre des risques pour un ami, avoir le courage de vaincre l’inertie de la vie …

Sa façon d’écrire est simple et claire. Ses contes sont destinés aux enfants mais seuls les adultes peuvent en trouver le sens profond.

Marcel Aymé a vécu son enfance à la campagne et c’est pour cette raison que ses contes se déroulent dans une ferme où les animaux sont des personnages humanisés.

***

Texte présenté par Mme Oriana

Certificat d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

L’intention de l’auteur dans « Le silence de la mer » de VERCORS

Silence

Introduction

Si l’importance du « Silence de la mer  » de Vercors comme oeuvre littéraire au service de la Résistance française est incontestable, il n’y a pas unanimité en ce qui concerne son interprétation. Lorsque Vercors adapte sa nouvelle pour le théâtre, en 1949, il l’enrichit de quelques répliques qui ont une fonction non seulement dramaturgique mais aussi d’explication : le silence des deux protagonistes français n’est ni d’indifférence ni de simple résistance passive. Leur mutisme constitue le prélude à une résistance dynamique. Deux ans plus tard, à la suite d’observations faites par certains amis aux dires desquels certains lecteurs pourraient lire dans le « Silence » une incitation à la réconciliation franco-allemande, l’auteur ajoute quelques lignes dans la réédition de 1951, afin d’écarter tout risque d’ambiguïté dans l’interprétation de l’oeuvre.
Pourquoi l’oeuvre la plus connue de Vercors, est-elle caractérisée par une telle ambiguïté qu’elle nécessite une explication ? Que voulait dire l’auteur ? Le but de ce travail est de tenter d’éclairer l’intention de l’auteur lui-même au moyen d’une analyse du texte à la lumière de certains faits biographiques.

La naissance de la Résistance dans l’esprit de Vercors

En 1940, Jean Bruller (Vercors) est replié avec son bataillon à Besayes, près de Romans. Pendant l’attente dans ce petit village, atterré par la manière dont les opérations avaient été menées, par l’incompétence, par la lâcheté, par l’esprit d’intrigue de nombreux officiers généraux, il s’abandonne au désespoir. C’est dans « Désespoir est mort« , le petit texte que Vercors a placé « en guise de Préface » au « Silence« , que l’auteur décrit son état d’esprit : il vivait un « infernal silence » jusqu’au moment où ce silence fut brisé par le rire et les mots encourageants de ses amis. Alors le désespoir « pervers et stérile » glissa de ses épaules « comme un manteau trop lourd. »

La genèse du « Silence de la mer »

Longtemps un pacifiste en réaction contre les horreurs de la guerre de 1914-1918, Vercors comprend finalement que le pacifisme n’est plus d’actualité face à l’Allemagne nazifiée. D’abord il se retire à Villiers-sur-Morin et, comme acte de résistance, il se promet de ne rien publier tant que la France sera occupée. Néanmoins, quelque temps plus tard, il assume un rôle plus actif dans un réseau de Résistance qui travaille en relation avec l’Intelligence Service. Avec la dissolution du réseau, l’écriture devient son arme de combat et il fonde une maison d’éditions clandestines : Les Editions de Minuit. Une année après son séjour à Besayes, pendant l’été de 1941, il rédige « Le Silence de la mer« , mais le livre n’est publié qu’en février 1942, en raison des difficultés d’impression de l’époque.

Diverses interprétations

Cependant, bien que son oeuvre soit considérée comme un manifeste de résistance à l’envahisseur, au moment de sa publication nombre de lecteurs remarquent que la résistance par le silence, qui semble être l’esprit de ce récit, est déjà dépassée. Ils interprètent le silence des deux Français envers l’officier allemand comme une forme de résistance passive.

Parallèlement à sa publication clandestine en France, le « Silence » est publié par « La Marseillaise« , journal des Français de Londres. On reproche à Vercors de n’avoir pas fait une peinture réaliste. Pour Arthur Koestler, l’histoire n’est pas crédible psychologiquement parlant et, sur le plan politique, il l’estime stupide et néfaste. On a de la peine à comprendre pourquoi les deux protagonistes français ont puni par un silence obstiné un Allemand aussi franchement anti-nazi. De plus, cet officier fait preuve d’un aveuglement extrême : comment accepter qu’un Allemand éclairé puisse être encore, en 1940, aussi ignorant des desseins du IIIème Reich? En revanche, les communistes en Algérie sont persuadés que ce récit, qui fait la part belle à un Allemand aussi sympathique, ne peut être l’oeuvre que d’un collaborationniste !

Le but de l’auteur

Mais que dit Vercors lui-même à propos du « Silence » ? Dans « La Bataille du Silence« , il décrit avec précision les débuts des Editions de Minuit ainsi que la genèse de ses propres textes. L’idée du « Silence » était d’affirmer la dignité de la France au moment où précisément elle en avait le plus besoin et où l’honneur lui faisait cruellement défaut. Aux yeux de Vercors, La France manquait au devoir de dignité. Le « Silence » n’était pas encore une littérature de combat mais une exploration subtile des circonstances de l’époque, une apologie destinée à ceux qui se sentaient déçus par ce qui se passait en France. Vercors était bien placé pour comprendre ces sentiments.
On a déjà dit qu’après la Première Guerre mondiale il était devenu pacifiste, mais il était aussi un partisan acharné de l’entente avec l’Allemagne, mettant tous ses espoirs dans la politique d’Aristide Briand. Plus tard, en 1981, il va d’ailleurs consacrer une « autobiographie » en hommage à Briand. Cependant, ses expériences à partir de 1938 le convainquent du danger de l’Allemagne nazifiée et surtout de la politique trompeuse de la main tendue adoptée dans les premiers temps de l’Occupation. En outre, il est choqué par l’affabilité des gens de son village à l’égard des soldats allemands qui y sont cantonnés. Loin donc d’être l’oeuvre d’un collaborationniste, le « Silence » peut être considéré comme un avertissement de Vercors à ceux qui, sans être des collaborateurs, se sont néanmoins laissés endormir par les propos rassurants du Maréchal, par la courtoisie de commande de l’occupant.


Une première analyse du texte

Une lecture naïve, linéaire, de ce sobre récit nous présente l’histoire d’un officier allemand, Werner von Ebrennac, qui est hébergé chez des Français, un homme et sa nièce. Toute l’histoire a pour thème la tentative de fraternisation de cet officier sensible et cultivé avec les Français et le silence obstiné de ses hôtes. Pourtant, une lecture plus attentive dissipe cette première impression, celle d’une histoire édifiante de résistance et ceci parce qu’aucun des protagonistes ne remplit la fonction qu’une telle interprétation tendrait à lui assigner. L’officier et la nièce sont tellement irréels comme personnages qu’on ne peut que leur attribuer une signification symbolique. Quant à l’oncle, ses réactions n’ont rien de si exemplaire comme actes de résistance qu’on puisse accepter l’interprétation de l’histoire édifiante. Il faut chercher une autre interprétation. La clé du mystère se trouve sûrement dans une meilleure appréciation du rôle de chaque personnage.

Première constatation : contrairement à ce que l’on pense, le rôle du narrateur dans ce récit n’est pas simplement celui du narrateur-témoin. Il ne reste pas en dehors des événements. Bien au contraire, il en est un protagoniste et Ebrennac s’adresse à lui autant qu’à sa nièce.
Deuxième constatation : Ebrennac ainsi que la nièce n’existent pour le lecteur que par l’intermédiaire de l’observation subjective du narrateur. Ils sont des projections de sa pensée. La nièce en particulier reste pendant tout le récit un personnage immatériel. Elle s’oppose à la fois à Ebrennac et à son oncle avec une dignité, une pureté, mais aussi une austérité qui fait d’elle « une statue animée » (p. 28, chapitre III) : la personnification de la France, ce qu’aurait dû être la France en 1941.
Le narrateur, en revanche, est un personnage réel, l’homme de 1941 humilié par la défaite, un Français cultivé et habile de ses mains, comme d’ailleurs l’était Vercors lui-même, dont la vie est bouleversée par l’occupation allemande et qui se trouve au carrefour entre la résistance et la collaboration. On voit ces deux tendances dans sa relation avec sa nièce et avec von Ebrennac. La nièce symbolise l’esprit de la France, plein de dignité, qui l’encourage à résister, von Ebrennac l’occupant, dont la courtoisie l’étonne et l’entraîne vers la collaboration. Des deux personnages symboliques, Ebrennac est le plus complexe car il représente le mensonge involontaire d’un Allemand dupé, qui vit dans l’illusion, mais aussi, indirectement, le mensonge volontaire des nazis et de Vichy.

On peut donc conclure que c’est le narrateur qui est le héros de ce récit.

Début d’une analyse sémiotique

Pour mieux comprendre le déroulement et le sens du récit, nous allons faire une analyse comparative entre la situation initiale et la situation finale du récit, avec pour Sujet d’état le narrateur. Entre les deux situations, initiale et finale, il y a un développement, une transformation de l’état du narrateur. On peut la représenter par l’axe sémantique suivant :

S ——————————–> t ——————————-> S’

situation initiale ———> transformation ——–> situation finale

La nouvelle commence par un court premier chapitre, l’avant-propos du récit, où est décrit le méfait, cause de la disjonction qui va caractériser la situation initiale du récit : l’invasion allemande. Verner von Ebrennac « fut précédé par un grand déploiement d’appareil militaire« . Le narrateur se résigne à cette invasion et à l’occupation forcée de sa maison qui en résulte. Il ne peut communiquer avec ces premiers envahisseurs que par des gestes.

Les oppositions figuratives

Il y a eu une dégradation de la condition du narrateur qui est symbolisée par la réquisition de son atelier par trois cavaliers et leurs chevaux. La bâtisse revient à son premier état de grange. Cependant, le matin du troisième jour de l’invasion, un jeune homme cultivé annonce l’arrivée imminente de l’occupant, Ebrennac : il demande des draps à la nièce « dans un français correct« . Au niveau figuratif, on peut décrire la relation entre les oppositions en jeu au moyen du  » triangle culinaire  » de Claude Lévi Strauss :

                                    jeune homme souriant + des draps

grange ( » nature « )                                 vs                             atelier ( » culture « )

cavaliers/troufions (état militaire)         vs                 narrateur (état civil)

 

Dégradation

Ce jeune homme cultivé, précurseur de l’officier, est la première indication que la dégradation subie à cause de l’occupation brutale pourrait par la suite être tempérée. Cet avant-propos, fortement symbolique, témoigne de la nature complexe et travaillée de l’oeuvre. On est loin ici d’une histoire réaliste, d’une simple documentation sur des événements.

Une analyse de la situation initiale

Le chapitre II, où est décrite la situation initiale, débute avec l’arrivée de l’occupant. Le narrateur est chez lui, avec sa nièce. Ils entendent « le bruit des talons sur le carreau« , ils voient « l’immense silhouette, la casquette plate« . C’est la nièce, la France personnifiée, « silencieuse… adossée au mur, regardant droit devant elle« , qui va ouvrir la porte de la maison à l’occupant. Le narrateur, par contre, reste « assis au fond de la pièce, relativement dans l’ombre« . Il attend et il observe.

Pourtant, la tonalité apparemment détachée de son dire, masquée par la feinte objectivité du témoignage, cache une subjectivité clairement visible dans ses descriptions, surtout celle qu’il consacre à Ebrennac. On est frappé par l’animalité du corps de l’officier dont les yeux, qui dans un premier temps paraissaient « clairs » au narrateur, se révèlent n’être « pas bleus comme [il] l’avait cru, mais dorés » au chapitre III. Malgré la courtoisie d’Ebrennac, le Français ne peut que ressentir la présence du loup, de l’agresseur qui se cache.

La nièce est aussi le sujet d’une minutieuse observation tout au long du récit, et ceci parce qu’elle est le point de référence du narrateur, la Patrie symbolisée, une forte présence qui tempère l’influence qu’exerce Ebrennac. Au chapitre VIII, le narrateur confie : « Je regardai ma nièce pour pêcher dans ses yeux un encouragement ou un signe« .

Cependant, il y a une autre présence, dès la situation initiale, un complément à la triade actorielle, dont le narrateur nous indique l’existence : le silence. Il s’agit d’un silence omniprésent, parlant, tangible dont les trois protagonistes se servent. Dans la situation initiale, ce silence « épais et immobile » signale l’indifférence, la passivité du narrateur et de sa nièce. Plus tard, au chapitre III, on voit clairement son aspect « immobile« , indiquant un manque total de réaction. N’ayant pas fermé la porte à clé pour éviter que l’officier n’entre dans les pièces qu’ils utilisent, le narrateur s’explique : « D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail – comme si l’officier n’existait pas,’ comme s’il eût été un fantôme« .

Ce silence-là constitue-t-il vraiment une forme de résistance au sens propre du terme ? Ebrennac n’est désorienté que momentanément. Ce silence, ce manque de réaction, n’est pour lui qu’une invite. Le narrateur lui-même admet que « les raisons de cette abstention ne [sont] très claires ni très pures« .

A la fin du chapitre II, le narrateur exprime son soulagement : « Dieu merci, il a l’air convenable. » On en comprend que ce qu’il désire, c’est tout d’abord une cohabitation paisible avec l’occupant. La libération du joug allemand est encore très loin pour lui. La nièce, par contre, « hausse les épaules« , geste négatif mais ambigu. La France ne laisse pas entendre sa voix.

Il y a donc une disjonction, dans l’énoncé d’état, entre le Sujet d’état (le narrateur) et ce qu’il désire, son Objet de valeur (une cohabitation paisible/la libération finale). Il vit donc dans la dysphorie. On peut représenter ainsi cette disjonction :

S V O

Analyse de la situation finale

La situation finale est décrite au chapitre VIII (la quatrième sous-séquence qui débute ainsi : « Ce fut trois jours plus tard  » jusqu’à la fin du récit). Beaucoup plus longue et très détaillée, on y trouve tous les indices de la transformation de l’état du narrateur. Il semble que cette transformation soit conjonctive . On aurait donc :

S /\ O.

 » Il (Ebrennac) était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale« .

Le narrateur est libéré de la présence de l’occupant. Pourtant, cet occupant n’était qu’Ebrennac et non pas l’Allemagne nazie. La transformation, est-elle vraiment conjonctive, et si oui, dans quel sens ? Nous allons faire une analyse des indices de la transformation subie.

Trois jours après l’incident à la Kommandantur, où un Ebrennac au visage «  pâle et tiré  » changé après son séjour à Paris, a évité de parler au narrateur, les deux protagonistes français entendent approcher  » le battement irrégulier des pas familiers « . Le narrateur se souvient du soir, six mois auparavant, où l’officier est arrivé chez eux. Il pleut, comme il pleuvait ce soir-là, et l’atmosphère est « froide et moite » dans la maison. La nièce a couvert ses épaules « d’un carré de soie imprimé où dix mains inquiétantes, dessinées par Jean Cocteau, se désignaient mutuellement avec mollesse « . On ne peut que penser à la lâcheté et à la récrimination mutuelle des collaborateurs. Le narrateur éprouve du regret et de l’inquiétude devant le changement qu’il a constaté en Ebrennac, et ceci parce qu’après  » plus de cent soirées d’hiver  » en compagnie de l’officier, il l’admire : au point que  » jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage… » (chapitre VI, p.38).

Pourtant, il semble reconnaître, au moins inconsciemment, le danger qu’Ebrennac constitue pour eux car il poursuit :  » …parfois il laissait ce silence envahir la pièce et la saturer jusqu’au fond des angles comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s’y trouvait le plus à l’aise  » .

Les pas irréguliers d’Ebrennac, forts et faibles, sont un avertissement de ce danger. La personnalité d’Ebrennac manque de cohérence. Son côté fort, héritage de son père, de l’Allemagne humiliée, croit au mariage franco-allemand, mais au prix de la guerre  » Je ne regrette pas cette guerre  » (chapitre III, p. 29). Il porte en lui la douleur, la honte de la défaite de la Première Guerre mondiale, d’où la référence au  » gaz pesant et irrespirable « . Juxtaposé à cette Allemagne dure, trop masculine, il y a le côté « faible » du musicien, du romantique qui pense que de cette guerre  » il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne et pour la France. » (p. 29).

Jusqu’au moment de son voyage à Paris, il croit sincèrement qu’on peut  » vaincre le silence de la France « , exactement comme la Bête a conquis le coeur de la Belle dans le conte :  » Aussitôt la Bête se transforme, le sortilège qui la maintenait dans ce pelage barbare est dissipé : c’est maintenant un chevalier très beau et très pur, délicat et cultivé…(…) Leur union détermine un bonheur sublime. Leurs enfants…sont les plus beaux que la terre ait portés.  » (chapitre IV, pp. 33-34). Telle est la mesure de son illusion !

A Paris, les  » hommes victorieux  » ont ri de lui, disant :

 » La politique n’est pas un rêve de poète.(…) nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera.(…) Son âme surtout  » (p. 53).

Ce dernier soir chez les Français, Ebrennac va se plaindre :

«  Ils m’ont blâmé …  » (…)Vous voyez combien vous l’aimez ! Voilà le grand Péril ! Mais nous guérirons l’Europe de cette peste ! »

Ebrennac frappe à la porte :  » trois coups pleins et lents, les coups assurés et calmes d’une décision sans retour  » puis il attend. Il va partir pour le front,  » Pour l’enfer « . Il constitue un danger, autant pour les projets de l’Allemagne nazie que pour la France. Il va mourir.  » Il n’y a pas d’espoir  » , leur répète-t-il. Les nazis le condamnent à se suicider : son devoir ! Le silence qui tombe est de désespoir total, comme l’ infernal silence que Vercors a vécu dans « Désespoir est mort« .

Il n’y a plus  » la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent  » comme  » sous les silences d’antan  » , il n’y a  » qu’une affreuse oppression  » , le silence total de la mer.

 » Avec une fixité lamentable  » Ebrennac regarde encore une fois, comme au début, l’ange de bois sculpté au-dessus de la fenêtre. Il cherche une inspiration auprès de  » l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste  » mais c’est dans l’  » Adieu  » de la nièce qu’il trouvera le soulagement. La France, la mère dont il a besoin, cette France dont il a dit : la  » richesse, sa haute richesse, on ne peut la conquérir. Il faut la boire à son sein » va finalement rompre le silence et lui parler.

Le sens de la transformation conjonctive

Soulagé et en uniforme –  » Je dirais volontiers qu’il était plus que jamais en uniforme  » – Ebrennac part pour entraîner avec lui dans la mort l’Allemagne nazie, car, désabusée de l’illusion dangereuse d’une cohabitation fructueuse avec cette Allemagne-là, la France peut désormais lutter pour sa libération : tel est le sens de la transformation conjonctive.  » Le Silence de la mer  » n’est pas une injonction à la résistance passive mais une injonction à la résistance tout court. L’homme de 1941, représenté par le narrateur du récit, doit oublier toute idée d’un rapprochement franco-allemand. L’Allemagne nazie est un péril pour la France et pour l’humanité entière. Il n’y a rien dans ce récit qu’on puisse attribuer à un collaborationniste.

Vercors a le courage de parler franchement de ses espoirs d’autrefois en une entente franco-allemande et de les dissiper par le biais d’une analyse de la réalité de la France occupée, qui prend ici la forme d’un conte. C’est un avertissement contre toute forme de collaboration, d’autant plus efficace qu’il sort de la bouche d’un officier allemand qui découvre les vrais desseins de son pays, celle d’un personnage raffiné, francophile et anti-nazi, comme l’étaient d’ailleurs beaucoup d’officiers de la Wehrmacht. L’auteur nous met doublement en garde : il faut se méfier même de ces officiers.

L’Adieu de Vercors

Quand le narrateur rompt le silence en disant  » Entrez, monsieur  » , il invite l’homme, l’Allemand et non pas l’officier ennemi. A cet instant, il parle pour Vercors comme il le fait à la fin, quand il dit :  » la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante  » : une illusion souriante déjà en train de se dissiper :

 » Il n’avait pas bougé. Il était toujours immobile, raide et droit dans l’embrasure de la porte, les bras allongés comme s’ils eussent eu à porter des mains de plomb, et pâle, – non pas comme de la cire, mais comme le plâtre de certains murs délabrés : gris, avec des taches plus blanches de salpêtre. »

Et avec l' » Adieu  » de la nièce, l’auteur dit adieu à tous les espoirs qu’il avait mis dans la politique d’entente.

Une affirmation de dignité

 » Le silence de la mer  » se voulait une affirmation de la dignité de la France. Personnification de la France, la nièce influence le comportement et les décisions de l’oncle et d’Ebrennac. A plusieurs reprises, c’est elle qui décourage le narrateur :

 » Je toussai un peu et je dis :  » C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot.  » Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir.  » (chapitre III, p. 29).

Dans le dernier chapitre, son regard est devenu  » un regard transparent et inhumain de grand-duc « . A Ebrennac elle présente un  » visage impitoyablement insensible  » : c’est le signe qu’elle n’accepte aucune forme de collaboration.

Néanmoins, le narrateur – lui aussi – fait preuve de dignité. En effet, quand, au dernier chapitre, Ebrennac frappe à la porte mais attend une réponse, le narrateur se dit :

«  Pourquoi ce changement ? Pourquoi attendait-il que nous rompions ce soir [le] silence… Quels étaient ce soir, – ce soir, – les commandements de la dignité ? « 

Pendant l’occupation forcée, ils ont préservé leur dignité par le silence d’indifférence, mais à l’homme Ebrennac, à celui qui a finalement vu l’affreuse réalité, faut-il refuser une parole ? C’est de cette dignité aussi – de la dignité d’un peuple sensible et cultivé – que Vercors parle, de la dignité d’un homme qui dit :

 » je ne puis sans souffrir offenser un homme, fût-il mon ennemi.  » (chapitre III, p. 25).

Conclusion

Au dernier tableau que le récit nous présente, la nièce et le narrateur boivent leur lait matinal «  en silence « , un silence de compréhension, de complicité mais aussi de chagrin. En envoyant Ebrennac à la mort, Vercors a affirmé la nécessité, pour sauver la France, de sacrifier tout espoir d’une entente quelconque avec les Allemands. Il faut une résistance absolue. «  Dehors luisait au travers de la brume un pâle soleil : l’espérance de la Libération. Ecoutons la dernière remarque du narrateur :  » Il me sembla qu’il faisait très froid. »

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Helen HARDY dans le cadre du séminaire de littérature de M. J.-L. Beylard-Ozeroff
(Diplôme d’Etudes Françaises)

« Une aventure parisienne » : une nouvelle de Guy de Maupassant

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INTRODUCTION

Le texte

L’objet de l’analyse est un texte de Guy de Maupassant qui s’intitule Une aventure parisienne. Il s’agit d’un conte sensuel qui « a paru d’abord dans Gils Blas, le 22 décembre 1881, sous le titre « Une épreuve » et signé Maufrigneuse. Il a été recueilli dans les premières éditions de  Mademoiselle Fifi  (Bruxelles, Kistemaeckers, 1882; Paris; Havard, 1883) et repris, sous le titre « Une épreuve », par La Vie populaire, le 14 août 1884[1].

L’analyse porte sur le texte de la deuxième édition de Mademoiselle Fifi.

L’analyse

L’objectif de l’analyse est de retracer les étapes de la production du sens dans le texte. Ainsi, l’analyse se développe sur deux niveaux :

  1. le niveau de surface;
  2. le niveau profond.

L’analyse du niveau de surface a pour objet la forme et le contenu du discours. Il s’agit de :

  1. décrire et nommer les programmes narratifs qui manifestent les réalisations particulières de la séquence narrative canonique;
  2. identifier et définir les parcours figuratifs, les configurations discursives et les rôles thématiques qui sont pris en charge et ordonnés par les programmes narratifs.

(1) et (2) correspondent respectivement à l’analyse narrative et à l’analyse discursive.

L’analyse du niveau profond porte sur la forme de la signification. Il s’agit de :

  1. décomposer les figures des parcours figuratifs en valeurs minimales du sens qui sont appelées .sèmes »;
  2. dénommer les isotopies sémiologiques et l’isotopie sémantique qui sont produites respectivement par la redondance de catégories sémiques nucléaires et par la redondance de catégories sémiques classématiques.
  1. décrire et représenter le réseau de relations qui effectue un classement des valeurs du sens selon les relations qu’elles entretiennent;
  2. décrire et représenter le système d’opérations qui organise le passage d’une valeur à l’autre.

L’analyse du niveau profond est donc composée d’une analyse sémique, d’une analyse des isotopies et d’une description et d’une représentation d’un réseau de relations et d’un système d’opérations.

LE NIVEAU DE SURFACE

  1. ANALYSE NARRATIVE

Le texte est composé d’un discours englobant et d’un récit englobé. L’objet de l’analyse narrative est de décrire les programmes narratifs : opérations narratives et rôles actantiels.

L’analyse s’appuie sur la séquence narrative canonique:

  1. La manipulation est la phase du faire‑faire. Cette phase met en place un destinateur qui fait faire et un sujet opérateur qui fait être. Par ailleurs, le sujet opérateur devient sujet compétent du devoir-faire et/ou du vouloir‑faire, et accepte de réaliser la performance du programme narratif envisagé.
  1. La compétence est la phase de l’être du faire. Dans cette phase, le sujet opérateur acquiert la compétence nécessaire à la réalisation de la performance du programme narratif: Il devient sujet compétent du savoir‑faire et/ou du pouvoir‑faire.
  1. La performance est la phase du faire‑être. Dans cette phase, le sujet opérateur réalise la performance qui transforme la relation entre le sujet d’état et l’objet‑valorisé.
  1. La sanction est la phase de l’être de l’être. Dans cette phase, le destinateur interprète et évalue la performance du sujet opérateur et le sujet d’état interprète et évalue son état transformé.

1.1.     Discours englobant

De « Est‑il un sentiment plus aigu » à « platement honnête jusque‑là. »

Le discours englobant met en place un sujet opérateur qui est dans l’obligation de communiquer un savoir pour étayer un argument.

Le sujet opérateur est figuré par « je« . Il est sujet compétent du devoir‑faire et du vouloir‑faire. Le devoir‑faire est manifesté par les figures « je parle ». Elles introduisent un argument pour appuyer une assertion. Le vouloir‑faire est enregistré par les figures « je veux dire ». Elles annoncent l’étayage d’un argument et manifestent l’acceptation du contrat. Le sujet opérateur accepte de réaliser la performance du programme narratif et raconte l’aventure d’une petite provinciale. Le pouvoir‑faire est présupposé. Il correspond à l’objet de communication, « l’aventure d’une petite provinciale ».

Le destinateur des valeurs modales virtuelles, le /devoir‑faire/ et le /vouloir‑faire/, est le « narrateur » selon le paraître et l' »argumentation » selon l’être.

Le tableau ci‑dessous résume les opérations narratives qui organisent le discours dans le discours englobant.

 

Programme Narratif
Manipulation argumentation

acceptation du contrat

Compétence savoir + /devoir-faire/ + /vouloir-faire/
Performance raconter l’aventure d’une petite provinciale

 

1.2.     Récit englobé

Séquence 1 : de « Sa vie, calme en apparence » à « des mystères d’amour prodigieux. »

Cette séquence est une expansion figurative de l’état initial. Elle met en place un sujet d’état et un objet de valeur et s’étend sur la relation de disjonction entre les deux actants :

S1 V O                        où                       S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

 

De « Sa vie, calme en apparence » à « elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu » : ce passage correspond à un énoncé d’état disjoint. Le sujet d’état est figuré par « elle« , une anaphore qui renvoie à la figure « une petite provinciale » dans le discours englobant. L’objet valorisé est pris en charge par la valeur « aventure« . Cette valeur se manifeste avec les figures ci-après : « Paris« , « fêtes« , « toilettes« , « joies« . La relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé est enregistrée par des figures du comportement qui manifestent le vouloir‑être : « songer« , « Iire », « entrevoir« , « apercevoir« .

Le passage sur les longues nuits de rêve et sur les boulevards et maisons de Paris étend l’expansion figurative. Les figures ci‑après manifestent le vouloir‑être et enregistrent la relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé : « songer », « se figurer », « sembler être« . Les figures de « débauche » :  » continuelles débauches « , « orgies antiques épouvantablement voluptueuses« , « raffinements de sensualités« , convergent vers la valeur « aventure », soit l’objet de valeur.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état :            elle

Objet valorisé :            aventure

 

Séquence 2 : de « Elle se sentait vieillir cependant » à « et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule. »

Cette séquence est la phase de manipulation d’un programme narratif qui vise une aventure à Paris.

Elle met en place un destinateur et un sujet opérateur d’une performance conjonctive:

F (S2) = [ ( S1 V 0 ) ‑> ( S1 Λ 0) ]

      F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

De « Elle se demandait si » à « tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes. » : cet énoncé manifeste une opération de persuasion qui porte sur la qualification du destinataire de la manipulation comme sujet opérateur du PN envisagé « aventure ». Ce faire persuasif est pris en charge par « elle« . Il porte un jugement positif sur la compétence du sujet opérateur : « elle » peut monter à Paris, rencontrer un homme connu et avoir une aventure.

« Elle » n’est que le destinateur selon le paraître : « elle se demandait ». Le destinateur selon l’être est la « routine ». Cette valeur apparaît sous les figures qui décrivent le bonheur du foyer et sous les figures qui définissent « jolie ».

De « Avec une longue persévérance » à « et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule » : cet énoncé enregistre le vouloir‑faire et l’acceptation du contrat par le sujet opérateur.

De manière schématique, les rôles actanctiels sont :

Destinateur :           la routine selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :            elle

Objet modal :           /vouloir‑être/

 

Remarques

  1. La communication de l’objet modal est à la fois transitive et réfléchie; dans le premier cas, des acteurs différents assument les rôles du destinateur et du sujet opérateur; dans le deuxième cas, le même acteur assume les rôles du destinateur et du sujet opérateur.
  2. La réalisation du PN « aventure » implique une performance d’appropriation : le même acteur assume les rôles du sujet d’état et du sujet opérateur.

 

Séquence 3 : de « Sitôt arrivée » à « les mystères d’une religion persécutée. »

Cette séquence est la phase de compétence du PN « aventure ». Le sujet opérateur devient sujet compétent du savoir‑faire et du non‑pouvoir‑faire.

Dans les paragraphes (1) et (2), le sujet opérateur prévoit et programme les opérations nécessaires à la réalisation du PN « aventure ». Il se déplace vers les lieux où il réalisera la performance de son PN et se met à la recherche d’un homme connu qui l’aidera à réaliser la performance de son PN. Le déplacement et la recherche manifestent le savoir‑faire.

Dans le paragraphe (3), le sujet opérateur poursuit sa recherche sans succès. Les figures des lieux fermés : « temples », « caverne », « catacombes » et les figures de la négation: « jamais rien ne», « rien ne« , enregistrent le non‑pouvoir‑faire.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet opérateur :           elle

objets modaux  :          /savoir‑faire/ + /non‑pouvoir‑faire/

 

Séquence 4 : de « Ses parents » à « quand le hasard vint à son aide. »

Dans cette séquence, la sanction débouche sur la manipulation.

De « Ses parents » à « ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. » : cet énoncé manifeste une opération d’interprétation qui porte sur la non‑réalisation de la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par le « narrateur ». Il porte sur le sujet opérateur: « elle » à qui manque la compétence nécessaire pour réaliser la performance du PN « aventure ».

« Elle, désespérée, songeait à s’en retourner » : cet énoncé fait état d’une décision du sujet opérateur pour la suspension du PN « aventure » et pour la poursuite du PN « vie conjugale ».

Le sujet opérateur du PN « vie conjugale » est sujet compétent du devoir‑faire et du non‑vouloir‑faire. Le devoir‑faire est figuré par la valeur « échec ». Cette valeur apparaît sous l’énoncé suivant: : « Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. » La qualification « désespérée » enregistre le non‑vouloir‑faire.

La concomitance du devoir‑faire et du non‑vouloir‑faire traduit une résistance active du sujet opérateur au destinateur. Le destinateur est « elle » selon le paraître : « elle songeait à s’en retourner« , et, l’ « échec » selon l’être : « ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. »

La suite du récit montre que le PN  » vie conjugale » reste virtuel.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Destinateur :            échec selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur  :          elle

Objets modaux  :           /devoir‑faire/ + /non‑vouloir‑faire/

 

Séquence 5 : de « Un jour, comme elle descendait » à « s’il eût été seul dans un désert. »

Cette séquence est un énoncé d’état initial pour un PN d’usage. Elle met en place un sujet d’état

disjoint d’un objet valorisé :

S1 V O                        où                         S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

Le PN d’usage vise une relation avec un homme renommé afin que le sujet opérateur puisse réaliser la performance principale du PN « aventure ». Le PN d’usage « nouer une relation » correspond à la performance de qualification du PN « aventure » : la performance par laquelle le sujet opérateur du PN « aventure » devient sujet compétent du pouvoir‑faire.

Le sujet d’état et l’objet valorisé sont figurés respectivement par « elle » et « une rencontre« . Les figures ci‑après enregistrent le vouloir‑être et la relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé: « Le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. »

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état  :          elle

Objet valorisé  :           une rencontre

 

Séquence 6 : de « Elle était entrée tremblante » à « n’est pas la première venue. »

Cette séquence est la phase de manipulation du PN d’usage « nouer une relation ». Elle instaure un destinateur et un sujet opérateur d’une performance de conjonction :

F (S2) => [ ( S1 V 0 ) → ( S1 Λ 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

La manipulation se manifeste avec une opération de persuasion portant sur la qualification du destinataire de la manipulation comme sujet opérateur : « Elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin! « . Ce faire persuasif est pris en charge par « elle« . Il porte un jugement positif sur la compétence du sujet opérateur : « elle » peut entrer dans le magasin, aborder Jean Varin et faire sa connaissance.

« Elle » est le destinateur selon la paraître : « elle ne se demandait pas« . La « célébrité du nom de l’écrivain » est le destinateur selon l’être : « C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin! ».

Le sujet opérateur est figuré par « elle« . Il est sujet compétent du vouloir‑faire. L’énoncé ci‑après manifeste le vouloir‑faire et enregistre l’acceptation du contrat par le sujet opérateur : « Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança: « .

De manière schématique, les rôles actantiels sont:

Destinateur  :          célébrité du nom de l’écrivain selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :           elle

Objets modaux  :          /savoir-faire/ + /vouloir‑faire/

 

Remarques

  1. La communication de l’objet est à la fois transitive : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par des acteurs différents, et réfléchie : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par le même acteur.
  2. La réalisation du PN d’usage implique une performance d’appropriation : le sujet opérateur et le sujet d’état sont figurés par le même acteur.

 

Séquence 7 : de « Elle eut alors un mouvement » à « La chose lui parut si drôle qu’il accepta. »

Cette séquence est la phase de performance du PN d’usage. Le sujet opérateur réalise le faire et le sujet d’état passe d’un état disjoint à un état conjoint :

F (S2) = [ ( S1 V 0 ) ‑‑> ( S1 Λ 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

Trois activités composent la performance :

  1. se présenter;
  2. faire connaissance;
  3. donner rendez‑vous.

La communication de l’objet valorisé est une opération réfléchie : l’acteur « elle » assume le rôle de sujet opérateur et le rôle de sujet d’état disjoint dans l’état initial et conjoint dans l’état final. L’acteur s’attribue à lui‑même l’objet valorisé.

Le pouvoir‑faire est présupposé. L’audace aide le sujet opérateur à réaliser la performance du PN d’usage. Elle fait figure de l’adjuvant. Les conventions sociales s’opposent au sujet opérateur dans la réalisation du PN d’usage. Elles font figure de l’opposant.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final :           elle

Sujet opérateur :           elle

Objet valorisé :           une rencontre

Adjuvant :           l’audace

Opposant :           les conventions sociales

 

Séquence 8 : de « Elle demanda » à « Ils ne se comprirent pas, pas du tout. »

Cette séquence marque la reprise du PN « aventure ». Elle correspond à la phase de performance. Le sujet opérateur réalise la performance principale et le sujet d’état passe d’un état de disjonction à un état de conjonction avec l’objet valorisé :

F ( S2 ) => [ ( S1 V 0 ) ‑‑‑> ( S1 Λ 0 ) ]

Où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

Sl = sujet d’état

0 = objet valorisé

Six activités composent la performance principale :

  1. se promener au Bois de Boulogne;
  2. prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard;
  3. dîner au café Bignon;
  4. aller au théâtre du Vaudeville;
  5. rentrer chez l’écrivain;
  6. faire l’amour.

La communication de l’objet valorisé est une opération réfléchie : « elle » assume le rôle de sujet opérateur et le rôle de sujet d’état disjoint dans l’état initial et conjoint dans l’état final. « Elle » s’attribue à elle‑même l’objet valorisé.

Le pouvoir‑faire est présupposé. Il correspond à l’objet‑valeur du PN d’usage : « une rencontre ». Le rituel parisien aide le sujet opérateur à réaliser la performance du PN « aventure ». Il fait figure de l’adjuvant. Le code social s’oppose au sujet opérateur dans la réalisation du PN « aventure ». Il fait figure de l’opposant.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final :           elle

Sujet opérateur :           elle

Objet valorisé  :          l’aventure

Adjuvant    :         le rituel parisien

Opposant   :         le code social

 

Séquence 9 : de « Alors il s’endormit  » à « coulait d’un coin de sa bouche entrouverte. »

Dans cette séquence, la sanction débouche sur la manipulation. Le récit passe du PN « aventure » au PN « séparation » et instaure un destinateur et un sujet opérateur d’une performance disjonctive.

« Elle, immobile, songeait aux nuits conjugales  » : cet énoncé manifeste une opération d’interprétation qui porte sur la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle« . Il porte sur l’état consécutif à la performance du PN « aventure » : l’état transformé inspire au sujet d’état le non‑vouloir‑être. Ce même énoncé fait état d’une décision du sujet opérateur pour un changement de programme : il envisage le PN « séparation » suite à la fin du PN « aventure ».

La description du sommeil et du physique de l’écrivain et la qualification « navrée » manifestent aussi une opération d’interprétation qui porte sur la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle« . Il porte sur la relation entre le sujet opérateur et la performance : le sujet opérateur éprouve un sentiment de remords face à sa performance.

Dans le cadre du PN « séparation », « elle » est le destinateur selon le paraître : « elle songeait aux nuits conjugales« , et le « remords » est le destinateur selon l’être : les figures de la description du sommeil et du physique de l’écrivain et la qualification « navrée« , enregistrent cette valeur. Le vouloir‑faire est manifesté par les figures « elle songeait aux nuits conjugales« .

De manière schématique, les rôles actantiels pour le PN « séparation » sont :

 

Sujet d’état  :          elle

Objet valorisé  :          l’aventure

Destinateur  :          le remords selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :           elle

Objet modal :           /vouloir‑faire/

 

Remarques

  1. La communication de l’objet valorisé implique une performance de renonciation : le sujet opérateur se disjoint lui‑même de l’objet valorisé.
  2. La communication de l’objet modal est à la fois transitive : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par des acteurs différents, et réfléchie : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par le même acteur.

 

Séquence 10 : de « L’aurore enfin glissa » à  » se jeta dans la rue. »

Cette séquence est la phase de performance du PN « séparation ». Le sujet opérateur réalise le faire et le sujet d’état passe d’un état de conjonction à un état de disjonction avec l’objet valorisé.

F (S2) = [ ( S1 Λ 0 ) ‑‑> ( S1 V 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

 

La performance comporte trois étapes :

  1. le départ discret manqué;
  2. l’explication;
  3. le départ hâtif.

La compétence est présupposée. La « honte » fait figure de l’adjuvant. Cette valeur est enregistrée par des figures du comportement : « rester debout« , « balbutier », « ne pas répondre« , « se rapprocher doucement » et par des figures de qualification : « confuse« , « rougissante comme une vierge« . Le « code de rapports amoureux » fait figure de l’opposant. Ce code est manifesté par le comportement de l’écrivain : il retient la femme et lui demande d’expliquer son comportement de la veille.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final  :          elle

Sujet opérateur  :          elle

Objet valorisé   :         l’aventure

Adjuvant  :          la honte

Opposant   :         le code des rapports amoureux

 

Remarque

La communication de l’objet valorisé correspond à une performance de renonciation : le sujet se disjoint lui‑même de l’objet valorisé.

 

Séquence 11 : de « L’armée des balayeurs » à « dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota. »

Cette séquence est la phase de sanction du PN « séparation ». Elle comporte un procès du faire interprétatif.

« Il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout ses rêves surexcités » : cet énoncé correspond à une opération d’interprétation qui porte sur l’objet communiqué dans la réalisation du PN « séparation ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle ». Il porte sur l’objet : la valeur de l’objet (aventure) s’est anéantie.

 

Bilan du récit englobé

Le discours du récit englobé est organisé par quatre programmes narratifs :

  1. PN1 = « aventure »;
  2. PN2 = »vie conjugale »;
  3. PN3 = « nouer une relation »;
  4. PN4 = « séparation ».

Les PN (1), (2) et (4) sont des programmes complexes. Ils enregistrent les transformations de la relation entre « elle » et l »‘aventure ». Les PN (1) et (4) se focalisent respectivement sur une performance de conjonction et sur une performance de disjonction. Le PN2 est un programme virtuel. Le PN3 est le programme d’usage du programme narratif complexe PN1. Il enregistre la transformation de la relation entre « elle » et une « rencontre » et se focalise sur une performance de conjonction.

Les tableaux ci‑après rappellent les rôles actantiels qui correspondent aux transformations dans les programmes narratifs. « Elle » assume les rôles du sujet d’état et du sujet opérateur sur les quatre programmes.

 

Programme narratif 1 : aventure

Manipulation routine de la vie conjugale

acceptation du contrat

Compétence 1. savoir
2. vouloir-faire
3. savoir-faire + non-pouvoir-faire
4. pouvoir faire
Performance appropriation

 

Programme narratif 2 : vie conjugale

Manipulation échec apparent de la recherche
Compétence devoir-faire + non-vouloir-faire
Performance retourner dans sa province et rester une chaste épouse

 

Programme narratif 3 : nouer une relation

Manipulation célébrité du nom de l’écrivain
acceptation du contrat
Compétence 1. savoir
2. vouloir-faire
Performance appropriation

 

Programme narratif 4 : séparation

Manipulation remords
Compétence présupposée
Performance renonciation

 

Dans la manifestation du récit, les PN se suivent ainsi : PN1 → PN2 → PN3 → PN1 → PN4. Les PN (1), (2), et (4) ne réalisent pas un état final positif. La dysphorie apparaît sous les figures du désespoir, du remords et du vide que manifestent les performances du faire interprétatif et qui convergent vers la tristesse. Le PN3 réalise un état final positif. L’euphorie (ou la joie) se retrouve sous la relation de conjonction entre le sujet d’état et l’objet‑valeur. Les PN (1), (2) et (4) se rejoignent sur la valeur « tristesse » et le PN3 se retrouve sous la valeur « joie ».

PN (joie)             PN (tristesse)

PN 3      <———>   PN 1  —>  PN 2 —>  PN 4

(nouer une relation) <———>    (aventure)  —   (vie conjugale)  —  (séparation)

 

  1. ANALYSE DISCURSIVE

 

L’analyse discursive a pour objet de repérer

  1. les parcours figuratifs : les figures et les relations qu’elles entretiennent entre elles;
  2. les configurations discursives : les réseaux relationnels entre les parcours figuratifs;
  3. les rôles thématiques : les résumés‑condensations des parcours figuratifs.

Discours englobant

Le discours englobant met en place et déploie une configuration : « argumentation ». Trois parcours figuratifs en ordonnent les figures : « proposition », « argument », « justification ».

La « proposition » se manifeste avec la forme et non pas le contenu du discours : une phrase interrogative, une phrase exclamative et une assertion, au début du discours englobant.

L »‘argument » apparaît sous :

  1. une figure du comportement à caractère argumentatif : « parier »; cette figure introduit l’argument qui appuie la proposition;
  2. des figures de la composition linéaire: « l’un », « l’autre », « le dernier’; chaque figure introduit une preuve.

La « justification » se retrouve sous une figure du comportement à caractère argumentatif : « vouloir dire ». Cette figure annonce l’étayage de l’argument et indique le moyen d’étayage : le narrateur se sert de la description narrative pour étayer son argument.

 

Récit englobé

Séquence 1

Le récit s’ouvre avec deux configurations qui dressent le portrait de la « petite provinciale » avant I’aventure à Paris : « milieu », « états affectifs ».

La configuration « milieu » se déploie avec un parcours figuratif : « milieu familial ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures socio‑démographiques : « ménage », « mari », « enfants », « femme ». Il décrit une femme qui est « épouse » et « ménagère ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec trois parcours figuratifs : « agitation », « rêverie », « délaissement ».

  • L »‘agitation » apparaît sous des figures qui décrivent une femme en proie à des émotions violentes : « son coeur frémissait d’une curiosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu », « faisait bouillonner ses désirs« . Ce parcours figuratif se rapporte au rôle thématique « agitée ».
  • La « rêverie » est décrite avec des figures qui enregistrent une activité mentale excessive et incontrôlée : « songer a Paris« , « lire avidement les journaux mondains« , « entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes« , « apercevoir Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu« . Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « rêveuse ».
  • Le « délaissement » se manifeste avec la description du sommeil du mari de la « petite provinciale »; des figures du comportement: « songer », « se figurer »; des figures désignant les objets désirés : « hommes connus« , « débauches continuelles« , « orgies antiques« , « raffinements de sensualité« . Ce parcours figuratif décrit une « épouse délaissée » qui se laisse aller à la rêverie pour soulager sa souffrance.

Séquence 2

Le récit se poursuit avec deux configurations : « arguments pour une aventure », « aventure ».

Quatre parcours figuratifs succincts ordonnent les figures de la première configuration : « ennui », « solitude », « insatisfaction », « curiosité ».

  • Le parcours « ennui » apparaît sous des figures de « désoeuvrement » : « se sentir vieillir », «  vieillir sans rien connaître de la vie », ainsi que sous des figures de « monotonie » : « occupations régulières« , « monotones« , « banales« .
  • Le parcours « solitude » décrit une femme qui vit « enfermée » et « isolée« . Il se manifeste avec une épithète : « conservée comme un fruit d’hiver dans une armoire close« .
  • Le parcours « insatisfaction » se retrouve sous quatre figures qui convergent vers un besoin inassouvi : « rongée », « ravagée », « bouleversée« , « ardeurs secrètes« . Il correspond au rôle thématique « insatisfaite ».
  • Le parcours « curiosité » se trouve décrit avec des figures qui enregistrent une hypothèse : « elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu … sans s’être jetée« . Il se rapporte au rôle thématique « curieuse ».

Un parcours figuratif ordonne les figures de la deuxième configuration :  » départ ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures du comportement : « préparer un voyage à Paris« , « inventer un prétexte« , « se faire inviter par des parents« , « partir seule« . Il se rapporte au rôle thématique « rusée ».

Séquence 3

Dans cette séquence, la « petite provinciale » devient « une femme qui cherche désespérément « un homme connu ».

Ce rôle thématique se rapporte à la configuration « aventure » et au parcours figuratif « recherche ». Il apparaît sous des figures du comportement : « chercher« , « parcourir les boulevards« , « sonder de l’oeil les grands cafés« , « lire attentivement la petite correspondance du Figaro« , et sous des figures des lieux privés : « temples« , « caverne« , « catacombes« .

Séquence 4

Cette séquence reprend les configurations « milieu » et « états affectifs ».

La configuration « milieu » se déploie avec le parcours « milieu social ». Ce parcours figuratif se manifeste avec les figures « parents » et « petits bourgeois » et se rapporte au rôle thématique « petite bourgeoise ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « désespoir ». Ce parcours figuratif apparaît sous une figure de qualification : « désespérée« , et sous une figure du comportement: « songer à s’en retourner« . Il correspond au rôle thématique « désespérée ».

Séquence 5

Cette séquence dresse le portrait de l »‘écrivain » avec les configurations « milieu » et « traits caractéristiques », et reprend la configuration « aventure ».

La configuration « milieu » se déploie avec un parcours figuratif : « milieu social ». Ce parcours figuratif se retrouve sous la description du comportement du marchand et des autres clients dans la boutique : « montrer avec force révérences« , « contempler d’un coup d’oeil furtif et rapide, d’un coup d’oeil comme il faut et manifestement respectueux« , et sous le syntagme suivant : « le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon« . Il se rapporte au rôle thématique « grand bourgeois ».

Le parcours « repoussant » ordonne les figures de la configuration « traits caractéristiques ». Ce parcours figuratif décrit un homme qui inspire la répulsion. Il se construit avec des figures qualificatives : « gros« , « petit« , « chauve de crâne« , « gris de menton« , « laid« , et correspond étroitement au rôle thématique « repoussant ».

Le parcours « rencontre » rappelle la configuration « aventure ». Ce parcours figuratif décrit une rencontre fortuite avec des figures du comportement : « descendre la rue de la Chaussée‑d’Antin« , « s’arrêter à contempler un magasin », « considérer la vitrine« , « entendre une voix à l’intérieur de la boutique« , « voir un marchand en train de montrer un objet à un client« . Il se rapporte au rôle thématique « chanceuse ».

 

Séquence 6

Cette séquence poursuit les configurations « états affectifs » pour la « petite provinciale » et « traits caractéristiques » pour l »‘écrivain », et instaure la configuration « traits caractéristiques » pour la « petite provinciale » et « nouer une relation » pour la « petite provinciale » et l »‘écrivain ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « excitation » à deux reprises dans la séquence, au début et à la fin. Ce parcours figuratif apparaît sous la description de l’entrée de la « petite provinciale » dans le magasin et sous l’épithète « saisie d’une audace affolée« . Il décrit une femme dans un état de légère ivresse et correspond au rôle thématique « excitée ».

Pour l »‘écrivain », la configuration « traits caractéristiques » se déploie avec deux parcours figuratifs: « avarice », « connaisseur en femmes ».

L »‘avarice » apparaît sous les figures de la séquence dialogique entre le marchand et l »‘écrivain ». Ce parcours figuratif décrit un homme qui a de l’argent et refuse de le dépenser. Il se rapporte au rôle thématique « avare ».

Le parcours figuratif, ainsi que le rôle thématique, « connaisseur en femmes » se retrouve sous des figures du comportement: « la regarder de pieds à la tête« , « la détailler », et sous des figures de qualification: « en observateur », « oeil un peu fermé« , « en connaisseur ».

Pour la « petite provinciale », la configuration « traits caractéristiques » se manifeste avec le parcours « séduisant ». Ce parcours figuratif décrit une femme qui plaît au sexe masculin. Il se construit avec trois attributs : « charmante« , « animée », « éclairée« , et se rapporte au rôle thématique « séduisante ».

La configuration « nouer une relation » se déploie avec un parcours figuratif : « aborder l’homme ». Ce parcours figuratif apparaît sous des figures du comportement : « entrer dans le magasin« , « s’avancer vers le marchand et l’écrivain« , « leur adresser la parole« . Il correspond au rôle thématique « audacieuse ».

 

Séquence 7

Cette séquence étend la configuration « nouer une relation » et reprend la configuration « états affectifs ».

La configuration « nouer une relation » se déploie avec trois parcours figuratifs : « se présenter », « faire connaissance », « donner rendez‑vous ».

Le parcours « se présenter » se retrouve sous des figures du comportement : « se tourner vers l’écrivain« , « lui présenter ses excuses« , « lui faire un cadeau« . Ce parcours figuratif rappelle le rôle thématique « audacieuse ».

Le parcours « faire connaissance » se déploie successivement pour la « petite provinciale » et pour l »‘écrivain ». Pour la femme, ce parcours figuratif apparaît sous les figures du comportement suivantes : « parler de son admiration« , « citer ses oeuvres« , « être éloquente« . Il correspond au rôle thématique « ensorcelante ». Pour l’homme, ce parcours figuratif se manifeste avec les figures du comportement suivantes : « causer« , « plonger en elle ses yeux aigus« , « chercher à la deviner ». Il se rapporte au rôle thématique « ensorcelé ».

Le parcours « donner rendez‑vous » comporte trois séquences :

  1. « faire un cadeau »;
  2. « rejeter le refus »;
  3. « arriver à un compromis ».

La première séquence se manifeste avec les figures du discours direct suivantes : « Monsieur, dit‑elle, faites‑moi un grand, un très grand plaisir. Permettez‑moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes. » Cette séquence correspond au rôle thématique « généreuse ».

La deuxième séquence se déploie avec les figures d’ »obstination » et les figures de « poursuite ». L »‘obstination » apparaît sous les figures du comportement :

  1. « insister » et « se montrer intraitable » pour la femme, et « résister », « prier » et « insister » pour l’homme;
  2. une épithète : « obstinée »;
  3. les figures du discours direct suivant : « Eh bien! je vais le porter chez vous tout de suite; où demeurez‑vous? ».

La « poursuite » se retrouve sous les figures du comportement : « payer son acquisition« , « se sauver vers un fiacre« , « sauter en voiture« , pour la femme; « refuser de donner son adresse« , « courir pour la rattraper« , « la joindre« , « s’élancer », « tomber presque sur elle« , « s’asseoir à son côté« , pour l’homme. Cette séquence se rapporte aux rôles thématiques « importune » et « importuné ».

La troisième séquence se manifeste avec les figures du comportement suivantes : « poser ses conditions » pour la femme et « accepter » pour l’homme.

La configuration « états affectifs » reprend le parcours « excitation ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures du comportement : « parier avec une voix tremblante« , « frissonner de plaisir« , « avoir une audace suprême« , et avec des figures qualificatives : « émue« , « grisée« , « comme les généraux qui vont donner l’assaut« . Il se rapporte au rôle thématique « excitée ».

 

Séquence 8

Dans cette séquence, cinq configurations se déploient : « aventure » pour la « petite provinciale » et l’ « écrivain », « traits caractéristiques » et « états affectifs » pour la « petite provinciale », et « milieu » et « traits caractéristiques » pour l' »écrivain ».

La configuration « aventure » se manifeste avec un parcours figuratif : « séduction ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures du comportement et sous des figures des lieux publics et privés: « se promener au Bois de Boulogne« , « prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard« , « dîner au café Bignon« , « aller au théâtre du Vaudeville« , « rentrer chez l’écrivain« , « faire l’amour ». Il décrit une séduction dans laquelle les rôles sont inversés : la « petite provinciale » et l »‘écrivain » assument respectivement les rôles thématiques « soupirant » et « soupirante ». Le « soupirant » apparaît sous :

  1. des figures du comportement : « ordonner’, « ajouter’, « demander’, « interrompre »;
  2. des figures argumentatives: « alors« , « eh bien« ;
  3. l’impératif.

La « soupirante » se manifeste avec les figures « un peu d’hésitation » et « répondre« .

Pour la « petite provinciale », la configuration « traits caractéristiques » se déploie avec le parcours « chaste ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures du comportement : « se déshabiller bien vite« , « se glisser dans le lit sans prononcer une parole« , « attendre« , et avec des figures qualificatives : « blottie contre le mur », « simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province« .

Pour l »‘écrivain », la configuration « traits caractéristiques » reprend le parcours « connaisseur en femmes » et instaure le parcours « débauché ».

« Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices » : cet énoncé rappelle le parcours figuratif et le rôle thématique « connaisseur en femmes ».

« Il était plus exigeant qu’un pacha à trois queues » : cet énoncé manifeste le parcours figuratif et le rôle thématique « débauché ».

La configuration « états affectifs » reprend le parcours « excitation » à deux reprises. Au début de la séquence, l »‘excitation » se manifeste avec les figures suivantes : « folle de joie« , « et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : « Enfin, enfin! » ». A la fin de la séquence, l »‘excitation » se retrouve sous une figure qualificative : « secouée des pieds à la tête« , et sous des figures du comportement : « se mettre à rire d’un rire tremblant« , « frissonner par instants« , « avoir des envies de fuir et des envies de rester », « se cramponner à la rampe ».

La configuration « milieu » reprend le parcours « milieu social ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures désignant les activités qui composent le rituel parisien : « se promener au Bois de Boulogne« , « prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard« , « dîner au café Bignon« , « aller au théâtre du Vaudeville ». Il se rapporte au rôle thématique « grand bourgeois ».

 

Séquence 9

Dans cette séquence, deux configurations se déploient : « états affectifs » pour la « petite provinciale » et « traits caractéristiques » pour l’ « écrivain ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « remords ». Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « navrée ». Il apparaît sous la description du sommeil et du physique de l’ « écrivain » et les figures suivantes : « nuit« , « troublée par le tic‑tac de la pendule« , « navrée« , « songer, immobile, aux nuits conjugales« .

La configuration « traits caractéristiques » reprend le parcours figuratif et rappelle le rôle thématique « repoussant » avec les figures « petit« , « tout rond« , « ventre en boule« , « vingt cheveux fatigués » et « crâne nu ».

 

Séquence 10

Cette séquence met en place la configuration « séparation » et reprend la configuration « états affectifs ».

La configuration « séparation » se déploie avec deux parcours figuratifs : « évasion », « explication ».

L »‘évasion » se manifeste à deux reprises. Au début de la séquence, ce parcours figuratif est décrit avec une figure temporelle : « l’aurore enfin glissa un peu de jour », et avec des figures du comportement : « se lever’, « s’habiller sans bruit », « ouvrir la porte ». A la fin de la séquence, ce parcours figuratif est construit avec des figures du comportement : « se sauver », « descendre l’escalier », « se jeter dans la rue ».

L »‘explication » se manifeste avec les figures de la séquence dialogique entre la « petite provinciale » et l »‘écrivain », et les figures du comportement « demander », « balbutier », et « répondre ». A l’instar de la « séduction », il y a un renversement des rôles : la « petite provinciale » et l »‘écrivain » sont respectivement le « tombeur » et la « femme délaissée ». La « petite provinciale » rompt l’aventure et l »‘écrivain » demande une explication.

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « honte ». Ce parcours figuratif se rapporte au rôle thématique « femme qui a honte ». Il se trouve décrit avec :

  1. des figures du comportement : « rester debout« , « balbutier », « ne pas répondre« , « se rapprocher doucement« ;
  2. des figures qualificatives : « confuse« , « rougissante comme une vierge« ;
  3. des figures du discours direct : « J’ai voulu connaître … le… le vice … eh bien … eh bien, ce n’est pas drôle. »

 

Séquence 11

Le récit s’achève avec la configuration « états affectifs ». Un parcours figuratif en ordonne les figures : « repentir ».

Le parcours « repentir » apparaît sous la figure d’ « un vif regret d’une faute » : « sangloter », et sous les figures d’ « un désir de réparer la faute » : « balayer quelque chose« , « pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités« . Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « repentante ».

 

Bilan du discours englobant et du récit englobé :

Les tableaux ci‑après récapitulent les éléments discursifs et/ou mettent en évidence les rapports entre les éléments discursifs et les éléments narratifs.

Tableau 1: Composition thématique des principaux personnages. Le tableau 1 présente les rôles thématiques selon les principaux personnages : « petite provinciale », « écrivain », « narrateur ».

 

Personnage Rôles thématiques
Petite provinciale « épouse et ménagère »
« agitée »
« rêveuse »
« épouse délaissée »
« femme qui s’ennuie »
« enfermée et isolée »
« insatisfaite »
« curieuse »
« rusée »
« femme qui cherche désespérément un homme connu »
« petite bourgeoise »
« désespérée »
« chanceuse »
« excitée »
« séduisante »
« audacieuse »
« généreuse »
« ensorcelante »
« importune »
« soupirant »
« chaste »
« navrée »
« tombeur »
« femme qui a honte »
« repentante »

 

Ecrivain « grand bourgeois »
« repoussant »
«  avare »
«connaisseur en femmes »
« ensorcelé »
« importuné »
« soupirante »
« débauché »
« femme délaissée »
Narrateur « moralisateur »
« connaisseur »
« rapporteur »

 

 

Tableau 2 : Représentation de l’acteur « la petite provinciale ». Le tableau 2 présente les rôles thématiques et les rôles actantiels qui composent la « petite provinciale » selon les programmes narratifs.

Acteur
Rôles actantiels Rôles thématiques
Sujet d’état de PN1 « épouse et ménagère »
« agitée »
« rêveuse »
« épouse délaissée »
« femme qui s’ennuie »
« enfermée et isolée »
« insatisfaite »
«  curieuse »
Sujet opérateur de PN1 « femme qui cherche désespérément un homme connu »
« soupirant »
« excitée »
« chaste »
Sujet d’état de PN2 « désespérée »
Sujet d’état de PN3 « chanceuse »
Sujet opérateur de PN3 « excitée »
« séduisante »
« audacieuse »
« généreuse »
« ensorcelante »
« importune »
Sujet de PN4 « navrée »
Sujet opérateur de PN4 « tombeur »
« femme qui a honte »
« repentante »

 

Explications :

Acteur = lieu de rencontre des rôles thématiques et des rôles actantiels,

PN1 = « aventure ».

PN2 = « vie conjugale ».

PN3 = « nouer une relation ».

PN4 = « séparation ».

 

Tableau 3 : Rapports entre les programmes narratifs et les parcours figuratifs. Le tableau 3 présente les programmes narratifs et les parcours figuratifs qu’ils prennent en charge.

Programme narratif Parcours figuratifs
PN1 (aventure) « milieu familial »
« agitation »
« rêverie »
« délaissement »
« ennui »
« solitude »
« insatisfaction »
« curiosité »
« départ »
« recherche »
« séduction »
« chaste »
« débauché »
« excitation »
« milieu social »
PN2 (vie conjugale) « désespoir »
« milieu social »
PN3 (nouer une relation) « milieu social »
« repoussant »
« rencontre »
« excitation »
« avare »
« connaisseur en femmes »
« séduisante »
« généreuse »
« aborder l’homme »
« se présenter »
« faire connaissance »
« donner rendez-vous »
PN4 (séparation) « remords »
« repoussant »
« évasion »
« explication »
« honte »
« repentir »

 

Le schéma ci‑dessous complète celui présenté à la fin du bilan du récit englobé de l’analyse narrative.

 

PN (joie)                                    PN (tristesse)

PN 3            PN 1                   PN 2               PN 4

(nouer une relation)               (aventure)                        (vie conjugale)                         (séparation)

 

« milieu social »            « milieu familial »                        « désespoir »                             « remords »

« repoussant »            « agitation »                        « milieu social »                         « repoussant »

« rencontre »            « rêverie »                                                     « évasion »

« excitation »            « délaissement »                                          « explication »

« avare »            « ennui »                 « honte »

« connaisseur en femmes »            « solitude »                 « repentir »

« séduisante »            « insatisfaction »

« généreuse »            « curiosité »

« aborder l’homme »            « départ »

« se présenter »            « recherche »

« faire connaissance »            « séduction »

« donner rendez‑vous »            « chaste »

« débauché »

« excitation »

« milieu social »

 

LE NIVEAU PROFOND

 

  1. ANALYSE SEMIQUE

L’analyse sémique a pour objet de déconstruire les figures du récit englobé en unités minimales de signification.

Le tableau ci‑dessous présente les traits sémiques selon les parcours figuratifs et donne des explications pour chacun.

Séquence Parcours figuratif Traits sémiques Explications
1 « milieu familial » /enfermée/ La femme est enfermée dans un mariage.
/honnête/ La femme est une chaste épouse.
« agitation » /manque/ La femme a des besoins sensuels non-satisfaits.
/remplie/ La femme est remplie d’émotions violentes : elle brûle de désir.
« rêverie » /enfermée/ Le manque est censuré.
/solitude/ La femme réalise plusieurs activités individuelles dans la solitude.
/remplie/ La tête de la femme est remplie d’images sensuelles.
/impure/ Les images sensuelles font outrage aux bonnes moeurs et à la pudeur.
/dehors/ La femme convoite les mondanités de la haute société parisienne.
« délaissement » /libre/ La nuit, au lit avec son mari, la femme s’évade imaginairement de son mariage : elle se laisse aller sans retenue à ses pensées illicites.
/impure/ Les images de débauche font outrage aux bonnes moeurs et à la pudeur.
/remplie/ La tête de la femme est remplie d’images illicites.
/manque/ Il y a un manque de rapports sensuels dans le couple : le mari dort et la femme se figure la vie affolante des hommes connus.

 

2 « ennui » /mélancolique/=/triste/ La femme ne trouve pas d’intérêt ni de plaisir à sa vie.
« solitude » /enfermée/ /isolée/ La femme vit enfermée et isolée.
/pure/ La femme est sans défaut moral.
« insatisfaction » /manque/ Les ardeurs secrètes manifestent des besoins non-satisfaits.
/renfermé/ Le manque est censuré.
/remplie/ La femme est remplie d’émotions violentes.
« curiosité » /prémédité/ La femme prémédite d’avoir une liaison extra- conjugale.
/malhonnête/ La femme envisage un comportement moralement mauvais.
/impure/ La femme a des pensées contraires aux bonnes moeurs et à la pudeur.
« départ » /prémédité/ La femme prépare en calculant son départ pour Paris.
/libre/ La femme s’évade littéralement de son mariage:
elle part pour Paris, sans son mari, pour réaliser ses rêves.
3 « recherche » /prémédité/ La femme se construit un alibi pour une éventuelle absence nocturne.
/réfléchi/ Le déroulement de la recherche manifeste une activité mentale de préparation préalable.
/fermé/ vs /ouvert/ /grands cafés/ vs /boulevards/
=/lieu de discrimination/ vs /lieu d’intégration/
/fermé/ Temples, caverne, catacombes : des lieux qui désignent des milieux où l’on s’introduit difficilement.
4 « désespoir’ /haut/ vs /bas/ /hommes connus/ vs /parents/
=/gens à un degré élevé de l’échelle sociale/ vs /gens à un degré peu élevé de l’échelle sociale/
=/haute bourgeoisie/ vs /petite bourgeoisie/
/honnête/ La femme envisage un comportement moralement bon : elle songe à retourner à sa famille.
/pure/ La femme a des pensées conformes aux bonnes moeurs et à la pudeur.

 

5 «  rencontre » /hasard/ La rencontre se produit sans calcul.
/fermé/ vs /ouvert/ /magasin/ vs /rue/=>/lieu de discrimination/ vs /lieu d’intégration/
/dehors/ La femme est à l’extérieur du magasin = La femme est à l’extérieur du milieu qu’elle valorise
« milieu social » /haut/ L’homme se trouve à un degré élevé de l’échelle sociale : c’est un grand bourgeois.
/dedans/ L’homme est à l’intérieur du magasin. = L’homme fait partie du milieu que la femme désire intégrer.
« repoussant » /laid/ L’homme a un physique qui inspire la répugnance.
6 « aborder /impulsif/ La femme entre dans le magasin et aborde l’homme sous l’impulsion de mouvements irréfléchis.
l’homme »
/dedans/ La femme entre dans le magasin. => La femme pénètre le milieu qu’elle valorise.
« excitation » /gaie/ La femme est dans un état de légère ivresse.
« séduisante » /jolie/ La femme a un physique qui plaît.
« connaisseur en femmes » /impur/ L’homme a des pensées impures : il convoite une femme mariée.
7 « se présenter » /spontané/ La femme agit sans réflexion ni calcul.
« faire connaissance » /naturel/ La femme s’exprime avec sincérité et naturel.
/expansive/ La femme communique librement, et avec abandon, ses sentiments et ses opinions.
l
/impur/ L’homme a des pensées impures: il convoite une femme mariée.
« donner rendez-vous »

/impulsif/ L’offre du cadeau est un acte impulsif.
/spontané/ L’obstination est une réaction spontanée au refus du cadeau.
/imposé/ La femme s’impose par l’obstination auprès de l’homme.
/subi/ L’homme subit l’obstination de la femme.
« excitation » /ivre/ La femme est dans un état d’euphorie.

 

8 « séduction » /imposé/ La femme impose sa volonté.
/subi/ L’homme subit la volonté de la femme.
/dedans/ La femme s’est introduite dans le milieu qu’elle valorise.
/compagnie/ + La femme réalise plusieurs activités collectives en compagnie de l’homme et découvre le rituel parisien.
/communauté/
/expansive/ La femme communique librement ses sentiments et ses souhaits.
« chaste » /chaste/ La femme se conduit comme une vierge.
/satisfaction/ La femme satisfait ses besoins sensuels.
/impur/ Le comportement de la femme est contraire aux bonnes moeurs. => La femme n’est plus sans défaut moral,
/malhonnête/ La femme n’est plus une chaste épouse.
«connaisseur en femmes » /impur/ L’homme vit dans la débauche : il connaît les vices des femmes de la haute société parisienne.
« débauche » /débauché/ L’homme se conduit comme un débauché.
«excitation » /ivre/ La femme est dans un état d’euphorie.
/impur/ vs /impur/ /fuir/ vs /rester/
/comportement moralement bon/ vs /comportement moralement mauvais/
/honnête/ vs /fuir/ vs /rester/ = /épouse fidèle/ vs /épouse infidèle/
/malhonnête/
« milieu social » /haut/ L’homme se trouve à un degré élevé de l’échelle sociale.
9 « remords » /enfermée/ La femme est enfermée dans une liaison amoureuse : elle est retenue dans le lit de l’homme par la nuit.
/libre/ La femme s’évade en pensée de la liaison : elle songe aux nuits conjugales.
/pur/ La femme a des pensées conformes aux bonnes mœurs : elle songe aux nuits conjugales.
/lucide/ La femme n’est plus dans un état d’euphorie et se rend compte de sa transgression.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de regret face à sa transgression.
« repoussant » /laid/ L’homme a un physique qui inspire la répugnance.

 

10 « évasion » /enfermée/ La femme est enfermée dans une liaison amoureuse: elle est retenue dans la chambre de l’homme par lui.
/libre/ La femme quitte la chambre de l’homme et se libère d’une liaison compromettante.
« explication » + « honte » /involontaire/ La femme parle et agit contre son gré.
/forcé/ La femme ne veut pas communiquer ses sentiments ni sa motivation.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de regret face à sa transgression.
11 « repentir » /vide/ La femme renonce à ses rêves surexcités et à ses émotions et impulsions violentes.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de tristesse face à son destin : la routine de la vie conjugale.

 

  1. ANALYSE DES ISOTOPIES

L’analyse des isotopies s’appuie sur les traits sémiques dans le récit englobé pour dénommer les isotopies sémiologiques et l’isotopie sémantique.

Les isotopies sémiologiques assurent la cohérence des parcours figuratifs. Elles sont produites par la redondance de catégories sémiques nucléaires qui définissent les parcours figuratifs.

L’isotopie sémantique assure la cohérence et la cohésion de tous les parcours figuratifs. Elle est produite par la redondance de catégories sémiques classématiques qui assurent la mise en contexte des parcours figuratifs.

4.1.  Des traits sémiques aux isotopies sémiologiques

Dans le récit englobé, il y a six isotopies sémiologiques :

  1. l’isotopie /affectivité/ avec des traits sémiques se rapportant aux sentiments et aux états de plaisir et de bonheur ;
  2. l’isotopie /traits caractéristiques/ avec des traits sémiques se rapportant au caractère et aux caractéristiques physiques ;
  3. l’isotopie /comportement/ avec des traits sémiques se rapportant à la manière de se conduire et d’agir ;
  4. l’isotopie /moral/ avec des traits sémiques se rapportant aux moeurs et aux convenances ;
  5. l’isotopie /relationnel/ avec des traits sémiques se rapportant aux liens de dépendance et/ou d’influence ;
  6. l’isotopie /social/ avec des traits sémiques se rapportant aux classes sociales.

Le tableau ci‑dessous présente les six isotopies sémiologiques et les parcours figuratifs et oppositions qui les engendrent.

Isotopie sémiologique Oppositions sémiques Parcours figuratifs
/affectivité/ /manque/ vs /satisfaction/ « agitation », « rêverie »,
/renfermée/ vs /expansive/ « délaissement », « ennui »,
/remplie/ vs /vide/ « insatisfaction », « excitation »,
/triste/ vs /gaie/ « faire connaissance »,
/ivre/ vs /lucide/ « remords », « séduction »,
/plein/ vs /vide/ « explication », « chaste »,
« honte », « repentir ».
/traits caractéristiques/ /renfermée/ vs /expansive/ « rêverie », « ennui »,
/triste/ vs /gaie/ « insatisfaction », « excitation »,
/jolie/ vs /laid/ « repoussant », « séduisante »,
/chaste/ vs /débauché/ « faire connaissance »,
/honnête/ vs /déshonnête/ « séduction », « chaste », « milieu familial ».
/comportement/ /prémédité/ vs /hasard/ « rêverie », « curiosité »,
/réfléchi/ vs /impulsif/ « insatisfaction », « départ »,
/spontané/ vs /involontaire/ « recherche », « rencontre »,
/naturel/ vs /forcé/ « aborder l’homme », « donner rendez-vous ».
/chaste/ vs /débauché/ « se présenter »,
/honnête/ vs /déshonnête/ « faire connaissance »,
/pur/ vs /impur/ « séduction », « chaste »,
/imposé/ vs /subi/ « explication », « honte »,
/renfermée/ vs /expansive/ remords », « milieu familial »,
« connaisseur en femmes »,
« désespoir ».
/moral/ /honnête/ vs /malhonnête/ « milieu familial », « chaste »,
/pur/ vs /impur/ « rêverie », « délaissement »,
/chaste/ vs /débauché/ « curiosité », « désespoir’’,
« débauché », « connaisseur en femmes », « excitation ».
/relationnel/ /enfermée/ vs /libre/ « milieu familial », « rêverie »,
/solitaire/ vs /compagnie/ « délaissement », « chaste »,
/manque/ vs /satisfaction/ « solitude », « séduction »,
/isolée/ vs /communauté/ « insatisfaction », « départ »,
« remords », « évasion ».
/social/ /fermé/ vs /ouvert/ « recherche », « désespoir’,
/haut/ vs /bas/ rencontre », « milieu social »,
/dehors/ vs /dedans/ aborder l’homme »,
séduction ».

 

4.2.  Des isotopies sémiologiques à l’isotopie sémantique

L’isotopie sémantique qui assure la compatibilité des parcours figuratifs et la liaison des isotopies sémiologiques entre elles, est désignée par l’opposition : /dysphorique/ vs /euphorique/.

La manifestation et la succession des programmes narratifs et les parcours figuratifs montrent que la « petite provinciale » oscille entre la « tristesse » et la « gaieté ». La « petite provinciale » est « triste » avant et après l’aventure et « gaie » pendant l’aventure.

La représentation ci‑après projette l’écart de l’isotopie sémantique sur les isotopies sémiologiques.

 

Classèmes           +     sèmes nucléaires            =       sémèmes organisés

du plan sémantique                                 des plans sémiologiques                                         par les parcours figuratifs

 

/dysphorique/            +            /affectivité/            =                 « ennui »

+            /comportement/                   =                 « milieu familial »

+            /moral/            =                 « solitude »

+            /relationnel/            =                 « solitude »

+            /social/            =                 ‘’rêverie »

+            /traits caractéristiques/            =                   « rêverie »

=                   « solitude »

/euphorique/            +            /affectivité/            =                 « excitation »

+            /comportement/            =                   « chaste »

+            /moral/            =                   « chaste »

+            /relationnel/            =                   « séduction »

+            /social/            =                   « séduction »

+            /traits caractéristiques/            =                   « faire connaissance »

=                   « séduction »

 

Explication de la représentation

  1. La différence entre /triste/ et /gaie/ sur l’isotopie /affectivité/ est prise en charge par les parcours figuratifs « ennui » et « excitation ».
  2. La différence entre /honnête/ et /malhonnête/ sur l’isotopie /comportement/ est prise en charge par les parcours figuratifs « milieu familial » et « chaste ».
  3. La différence entre /pur/ et /impur/ sur l’isotopie /moral/ est prise en charge par les parcours figuratifs « solitude » et « chaste ».
  4. La différence entre /isolé/ et /communauté/ sur i’isotopie /relationnel/ est prise en charge par les parcours figuratifs « solitude » et « séduction ».
  5. La différence entre /dehors/ et /dedans/ sur l’isotopie /social/ est prise en charge par les parcours figuratifs « rêverie » et « séduction ».
  6. La différence entre /renfermé/ et /expansive/ sur l’isotopie /traits caractéristiques/ est prise en charge par les parcours figuratifs « rêverie » et « solitude », et « faire connaissance » et « séduction ».

La projection de l’écart de l’isotopie sémantique sur le carré sémiotique donne une représentation des relations entre les valeurs de sens de la forme suivante :

 

/triste/                                                             /gaie/

/honnête/                                                      /malhonnête/

/dysphorique/                       /euphorique/

/pur/                                                             /impur/

/isolé/                                                            /communauté/

/dehors/                                                             /dedans/

/renfermé/                                                             /expansive/

 

/non‑gaie/         /non‑euphorique/                   /non‑dsyphorique/                       /non‑triste

 

4.3.  Des programmes narratifs aux opérations profondes

 

Dans la manifestation du récit englobé les PN se suivent ainsi : PN→ PN2 → PN3→ PN1 → PN4.

 

Le déploiement d’un PN donne lieu à des figures du « faire » qui prennent sens sur chacune des isotopies sémiologiques : « s’épanouir » sur l’isotopie /affectivité/ ; « satisfaire sa curiosité » sur l’isotopie i comportement/ ; « pécher » sur l’isotopie /moral/ ; « connaître la liberté sociale » sur l’isotopie /relationnel/ ; « intégrer la haute société parisienne » sur l’isotopie /social/ ; « découvrir le moi profond » sur l’isotopie /traits caractéristiques/.

Chaque PN prend en charge les opérations qui s’instaurent entre les valeurs du plan profond :

‑ la négation de /dysphorique/ correspond au « départ » pour Paris de la femme et à sa recherche d’un homme connu; cette négation rend possible la sélection de /euphorique/ manifesté par la « rencontre », par « aborder l’homme », par « se présenter », par « faire connaissance », par « donner rendez-vous » et par la « séduction »;

‑ la négation de /euphorique/ correspond au « remords » de la femme après la consommation de l’aventure, à l »‘évasion » et l »‘explication » au lendemain de l’aventure, et au « désespoir » face à l’échec apparent de la « recherche »; cette négation rend possible la sélection de /dysphorique/ manifesté par le « repentir », par le « délaissement », et par la « curiosité ».

En d’autres termes :

  1. /dsyphorique/                         /non‑dsyphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « départ » pour Paris de la femme et de « recherche » d’un homme connu.

 

  1. /non‑dysphorique/                         /euphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « rencontre », de « aborder l’homme », de « se présenter », de « faire connaissance », de « donner rendez-vous », et de « séduction ».

 

  1. /euphorique/                               /non‑euphorique/: ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « remords », de « évasion », de « explication », et de « désespoir ».

 

  1. /non‑euphorique/                                  /dysphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de «repentir’.

 

Soit, sur le carré sémiotique :

 

/dysphorique/                                    /euphorique/

4                                                                          2­

3                                                                         1

 

/non‑euphorique/                      /non-dysphorique/

 

(1) et (2) correspondent au PN1 « aventure » et au PN3 « nouer une relation » ; (3) et (4) correspondent au PN2 « vie conjugale » et au PN « séparation ».

 

Résumé

Dans le récit englobé, il y a six isotopies sémiologiques qui assurent la cohérence des parcours figuratifs :

  1. /affectivité/;
  2. /traits caractéristiques/;
  3. /comportement/;
  4. /moral/;
  5. /relationnel/;
  6. /social/.

L’isotopie sémantique, qui assure la compatibilité des parcours figuratifs et la liaison des isotopies sémiologiques entre elles, est désignée par l’opposition : /dysphorique/ vs /euphorique/.

***

BIBLIOGRAPHIE

ADAM, J.‑M. & REVAZ, F., L’analyse des récits, Paris, Seuil, 1996.

BARTHES, R., Introduction à l’analyse structurale des récits in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985 (p.167-206).

BARTHES, R., Les suites d’actions in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985 (p. 207-217).

ENTREVERNES, Groupe d’, Analyse sémiotique des textes, Ouvrage collectif, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979.

***

ANNEXE

UNE AVENTURE PARISIENNE

Est‑il un sentiment plus aigu que la curiosité chez la femme? Oh! savoir, connaître, toucher ce qu’on a rêvé ! Que ne ferait‑elle pas pour cela ? Une femme, quand sa curiosité impatiente est en éveil, commettra toutes les folies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, ne reculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douées de cet esprit à triple fond qui semble, à la surface, raisonnable et froid, mais dont les trois compartiments secrets sont rem­plis : l’un, d’inquiétude féminine toujours agitée ; l’autre, de ruse colorée en bonne foi, de cette ruse de dévots, sophistique et redoutable; le dernier enfin, de canaillerie charmante, de tromperie exquise, de déli­cieuse perfidie, de toutes ces perverses qualités qui poussent au suicide les amants imbécilement crédules, mais ravissent les autres.

Celle dont je veux dire l’aventure était une petite provinciale, platement honnête jusque‑là. Sa vie, calme en apparence, s’écoulait dans son ménage, entre un mari très occupé et deux enfants, qu’elle éle­vait en femme irréprochable. Mais son coeur frémissait d’une curiosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu. Elle songeait à Paris, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Le récit des fêtes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner ses désirs ; mais elle était surtout mystérieusement troublée par les échos pleins de sous‑entendus, par les voiles à demi soulevés en des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes.

De là‑bas elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu.

Et pendant les longues nuits de rêve, bercée par le ronflement régulier de son mari qui dormait à ses côtés sur le dos, avec un foulard autour du crâne, elle songeait à ces hommes connus dont les noms apparaissent à la première page des journaux comme de grandes étoiles dans un ciel sombre ; et elle se figurait leur vie affolante, avec de continuelles débauches, des orgies antiques épouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualité si compliqués qu’elle ne pouvait même se les figurer.

Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre des passions humaines ; et toutes leurs maisons recelaient assurément des mystères d’amour prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusement monotones et banales qui constituent, dit‑on, le bonheur du foyer. Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquille comme un fruit d’hiver dans une armoire close; mais rongée, ravagée, bouleversée d’ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s’être jetée une fois, une seule fois, tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris, inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer (les raisons qui lui permettraient au besoin de s’absenter deux jours ou plutôt deux nuits, s’il le fallait, ayant retrouvé, disaitelle, des amis qui demeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir, sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l’oeil les grands cafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, qui lui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel de l’amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgies d’artistes et d’actrices; rien ne lui révélait les temples de ces débauches qu’elle imaginait fermés par un mot magique, comme la caverne des Mille et Une Nuits et ces catacombes de Rome, où s’accomplissaient secrètement les mystères d’une religion persécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans sa tête ; et, désespérée, elle songeait à s’en retourner, quand le hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée‑d’Antin, elle s’arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelots japonais si colorés qu’ils donnent aux yeux une sorte de gaieté 2. Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potiches aux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, à l’intérieur de la boutique, le patron qui, avec force révérences, montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton, un énorme magot ventru, pièce unique, disait‑il.

Et à chaque phrase du marchand, le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, des messieurs élégants, contemplaient, d’un coup d’oeil furtif et rapide, d’un coup d’oeil comme il faut et manifestement respectueux, l’écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot de porcelaine. Ils étaient aussi laids l’un que l’autre, laids comme deux frères sortis du même flanc.

Le marchand disait : «  Pour vous, monsieur Jean Varin, je le laisserai à mille francs ; c’est juste ce qu’il me coûte. Pour tout le monde ce serait quinze cents francs; mais je tiens à ma clientèle d’artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ils viennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach m’achetait une grande coupe ancienne. J’ai vendu l’autre jour deux flambeaux comme ça (sont‑ils beaux, dites ?) à M. Alexandre Dumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait, elle serait vendue, monsieur Varin. »

L’écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l’objet, mais songeant à la somme; et il ne s’occupait pas plus des regards que s’il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l’oeil fixé effrontément sur lui, et elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin !

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa la potiche sur une table. «  Non, c’est trop cher », dit-il.

Le marchand redoublait d’éloquence. « Oh ! monsieur Jean Varin, trop cher ? cela vaut deux mille francs comme un sou. »

L’homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours le bonhomme aux yeux d’émail : « Je ne dis pas non ; mais c’est trop cher pour moi. »

Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança :

« Pour moi, dit‑elle, combien ce bonhomme ? »

Le marchand, surpris, répliqua :

« Quinze cents francs, madame. »

« Je le prends. »

L’écrivain, qui jusque‑là ne l’avait pas même aperçue, se retourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête en observateur, l’oeil un peu fermé ; puis, en connaisseur, il la détailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flamme qui jusque‑là dormait en elle. Et puis une femme qui achète un bibelot quinze cents francs n’est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse ; et se tournant vers lui, la voix tremblante : «  Pardon, monsieur, j’ai été sans doute un peu vive ; vous n’aviez peut‑être pas dit votre dernier mot. »

Il s’inclina : «  Je l’avais dit, madame. »

Mais elle, tout émue : « Enfin, monsieur, aujourd’hui ou plus tard, s’il vous convient de changer d’avis, ce bibelot est à vous. Je ne l’ai acheté que parce qu’il vous avait plu. »

Il sourit, visiblement flatté. « Comment donc me connaissiez‑vous ? » dit‑il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses oeuvres, fut éloquente.

Pour causer, il s’était accoudé à un meuble, et plongeant en elle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclame vivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l’autre bout du magasin : « Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est‑ce beau ? » Alors toutes les têtes se levaient, et elle frissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec un Illustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les généraux qui vont donner l’assaut. ‑ « Monsieur, dit‑elle, faites‑moi un grand, un très grand plaisir. Permettez‑moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes. »

Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant de grand coeur.

Elle, obstinée, lui dit : « Eh bien ! je vais le porter chez vous tout de suite où demeurez‑vous ? »

Il refusa de donner son adresse ; mais elle, l’ayant demandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle se sauva vers un fiacre. L’écrivain courut pour la rattraper, ne voulant point s’exposer à recevoir ce cadeau, qu’il ne saurait à qui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et il s’élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui se mettait en route; puis il s’assit à son côté, fort ennuyé.

Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Comme ils arrivaient devant la porte, elle posa ses conditions. « Je consentirai, dit‑elle, à ne point vous laisser cela, si vous accomplissez aujourd’hui toutes mes volontés. »

La chose lui parut si drôle qu’il accepta.

Elle demanda : « Que faites-vous ordinairement à cette heure‑ci ? »

Après un peu d’hésitation            : « Je me promène », dit‑il.

Alors, d’une voix résolue, elle ordonna            : « Au Bois ! »

Ils partirent.

Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. « Que faites‑vous tous les jours a cette heure ? » dit‑elle.

Il répondit en riant : « je prends l’absinthe. »

Alors, gravement, elle ajouta : « Alors, monsieur, allons prendre l’absinthe. »

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu’il fréquentait, et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elle était folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : « Enfin, enfin !»

Le temps passait, elle demanda : «  Est‑ce l’heure de votre dîner ? »

Il répondit : « Oui, madame. »

« Alors, monsieur, allons dîner. »

En sortant du café Bignon : « Le soir, que faites­ vous ? » dit‑elle.

Il la regarda fixement Cela dépend ; quelquefois je vais au théâtre. »

« Eh bien, monsieur, allons au théâtre. »

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloire suprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise aux fauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main : « Il me reste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse….. » Elle l’interrompit. ‑ « A cette heure‑ci, que faites‑vous toutes les nuits ? »

« Mais… mais… je rentre chez moi. »

Elle se mit à rire, d’un rire tremblant.

« Eh bien, monsieur… allons chez vous. »

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toute secouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des envies de rester, avec, tout au fond du coeur, une bien ferme volonté d’aller jusqu’au bout.

Dans l’escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant son émotion devenait vive ; et il montait devant, essoufflé, une allumette‑bougie à la main.

Dès qu’elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite et se glissa dans le lit sans prononcer une parole; et elle attendit, blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province, et lui plus exigeant qu’un pacha à trois queues. lls ne se comprirent pas, pas du tout.

Alors il s’endormit. La nuit s’écoula, troublée seulement par le tic‑tac de la pendule; et elle, immobile, songeait aux nuits conjugales ; et sous les rayons jaunes d’une lanterne chinoise elle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, tout rond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballon gonflé de gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d’orgue, des renâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingt cheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement, fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ils devaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d’un coin de sa bouche entrouverte.

L’aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés. Elle se leva, s’habilla sans bruit, et déjà elle avait ouvert à moitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s’éveilla en se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement ses sens, puis, quand toute l’aventure lui fut revenue, il demanda : * Eh bien, vous partez ? »

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia : « Mais oui ‘ voici le matin. »

Il se mit sur son séant Voyons, dit‑il, à mon tour j’ai quelque chose à vous demander. »

Elle ne répondait pas, il reprit : « Vous m’avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche, avouez‑moi pourquoi vous avez fait tout ça ; car je n’y comprends rien. »

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. « J’ai voulu connaître… le… le vice… eh bien… eh bien, ce n’est pas drôle. »

Et elle se sauva, descendit l’escalier, se jeta dans la rue.

L’armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d’un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi‑cercle devant eux; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil.

Et il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tète la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin,

Et, dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota.

***

[1] A. FONYI, Notes in Guy de MAUPASSANT, Les sœurs Rondoli et autres contes sensuels, Paris, Flammarion, 1995, p. 222.

***
Texte présenté par Mlle Phumule NGWENYA
Cours de Méthodologie Littéraire
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

« Le renégat ou un esprit confus » d’Albert CAMUS

Idole
Structure et symbolisme dans la nouvelle d ‘Albert Camus : « Le renégat ou un esprit confus« 

 

I. LE PROPOS

 « Le Renégat » est un récit bouleversant : à la lecture, on se sent attiré, depuis le début, par ce fanatique du supplice, par son comportement pathologique et par l’esprit aliéné qui l’habite.

La lecture nous subjugue, mais on ne peut expliquer pourquoi. Ce ne sont apparemment qu’impressions subjectives sans aucun fondement.

A partir de ces impressions subjectives on doit toutefois se poser la question de l’analyse, comme le fait R. Barthes, éclairé par la pensée de Lévi-Strauss et de Propp:

 »Ou bien le récit est un simple radotage d’événements, auquel cas on ne peut parler qu’en s’en remettant à l’art, au talent ou au génie de l’auteur, ou bien il possède en commun avec d’autres récits une structure accessible à l’analyse, quelque patience qu’il faille mettre à l’énoncer; car il y a un abîme entre l’aléatoire le plus complexe et la combinatoire la plus simple, et nul ne peut produire un récit sans se référer à un système implicite d’unités et de régles« . (R. Barthes, L’Aventure Sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p.168).

Si l’on accepte la deuxième présupposition, une étude appro­fondie  du « Renégat » s’impose. Etude qui n’essaie pas de situer la nouvelle dans ce système implicite d’unités et de règles dont parle R. Barthes (car cela ferait l’objet d’une autre étude beaucoup plus vaste), mais de trouver – maintenant avec des principes solides et objectifs – le pourquoi de notre bouleversement au moment de la première lecture.

A l’issue de l’analyse, on verra que « Le Renégat » reste un récit bouleversant et subjuguant, mais qu’en outre notre admiration en sort renforcée. On s’aperçoit que rien n’est gratuit: les disjonctions temporelles, la réitération de certains thèmes, les régressions dans l’espace et dans le temps ainsi que l’apparition d’une autre voix narrative que celle du renégat, tout est au service de la narration. Ce n’est que par la structure du texte que le personnage du renégat acquiert toute sa valeur. Le fond et la forme étant liés intimement.

C’est cette union intrinsèque qui va focaliser notre étude. Dans un premier temps, on se livrera à une analyse du code séquentiel; analyse qui demontrera, grâce au découpage en séquences, cette union intime du fond et de la forme dont on parlait antérieurement.

L’étape suivante consistera à étudier le symbolisme du récit car ce symbolisme participe autant de la forme que du fond: il est partie intégrante de la structure en même temps qu’il nous permet de mieux appréhender l’esprit du renégat.

II. LA STRUCTURE DU RECIT

  1. Introduction

Le « fond » et la « forme » dont on a parlé jusqu’à maintenant doivent être dénommés désormais, signifié et signifiant. Ce choix n’est pas arbitraire; il est complètement justifié du fait que c’est à partir de cette réalité linguistique que l’analyse structurale peut avoir lieu:

Le signifié (concept, fond) et le signifiant (image acousti­que, forme) sont, selon Saussure, les composants du signe, la signification étant l’association qu’on fait du signifiant et du signifié:

« L’entité linguistique n’existe que par l’association du signifiant et du signifié; dès qu’on ne retient qu’un de ces éléments elle s’évanouit; au lieu d’un objet concret on n’a plus devant soi qu’une pure abstraction« .   [1]

Il en est de même dans le récit: le récit n’existe que par l’association de son signifiant (plan de l’expression [2] ) et de son signifié (plan du contenu [3] ). Ce qui est significatif, c’est l’association entre la structure du récit et son contenu; ils sont complémentaires; l’un est la raison d’être de l’autre. Ils n’ont aucune valeur en soi car si l’associa­tion entre eux, -comme composants d’une même unité-, ne se réalise pas, la signification n’existe pas . Pour reprendre un exemple de Saussure: « L’eau est une combinaison d’hydrogène et d’oxygène; pris à part, chacun de ces éléments n’a aucune des propriétés de l’eau. » (4)

2. Analyse du code séquentiel

Une fois établie cette union intime entre la structure du récit et l’argument, on peut procéder au découpage en séquen­ces.

La nouvelle se déroule tout au long d’une journée. Le récit commence au lever du soleil :

« le jour se lève sur le désert » (R. , 15)

et finit vingt-quatre heures plus tard:

« l’aube se lève » (R., 695)

dans un lieu précis:

« Je suis là sur la piste à une heure de Taghâza » (R. , 13);

Temps du présent qui, en outre, est marqué à chaque reprise par le mouvement du soleil, de l’aube au crépuscule, ou par références indirectes : la chaleur/ le froid (le jour / la nuit) .

Et un deuxième temps qui, par opposition au premier, est un temps du « passé » et qui est aussi très bien délimité dans sa structure : les épisodes ne se mélangent pas; entre chaque référence au temps présent on se retrouve devant un épisode concret (qui suit un ordre strictement chronologique) de la vie du renégat.

Ainsi, on se retrouve devant les faits suivants :

Séquence 1:

temps présent (R., 1-24)

  • code chronologique : « le jour se lève sur le désert » (R., 15)
  • code topologique : « je suis là sur la piste à une heure de Taghâza, caché dans un éboulis de rochers » (R. , 13).

Séquence 2:

temps passé (R., 25-85)

Sous-sequence 2.1. (R. , 25-49) :

  • c.chr. : enfance
  • c.top.: Massif Central

Sous-séquence 2.2. (R. , 4§-85):

  • c.chr. : adolescence
  • c.top. : Grenoble (séminaire)

Séquence 3:

temps présent (R., 86-95)

  • c.chr.: « Soleil sauvage! il se lève » (R., 86)

« L’heure ingrate avant le grand é­ blouissement » (R., 89-90)

  • c.top. : « la piste remonte jusqu’à la dune qui cache Taghâza » (R., 93-94)

Séquence 4:

temps passé (R., 95-148)

  • c.chr. : deuxième étape de sa formation au sémi­naire.
  • c.top.: Alger (?)

Séquence 5:

temps présent (R. , 149-160)

  • c.chr. : « le soleil est encore monté, mon front commence à brûler » (R. , 149-150)
  • c.top.: « (un voile de chaleur) commence à se lever de la piste » (R. , 155-156)

Séquence 6:

temps passé (R. , 161-247)

– sous-séquence 6.1. (R., 161-187)

  • c.chr.: âge adulte (indéterminé)
  • c.top.: fuite d’Alger, traversée de l’Atlas

– sous-séquence 6.2. (R., 188-247)

  • c.chr.: âge adulte
  • c.top.: rencontre de Taghâza

Séquence 7:

temps présent (R. , 248-255)

  • c.chr. : « la vaste musique de midi »  (R. , 253)
  • c.top. : « (je sens le soleil) sur la pierre au dessus de moi » (R., 250-251)

Séquence 8:

temps passé (R., 255-397) : Les tortures

– sous-séquence 8.1. (R., 255-279)

  • c.chr.: temps englobant : âge adulte

temps englobé : « la journée était dans son milieu »   (R. , 266)

  • c.top. : « quand les gardes m’ont mené …au centre de la place »    (R. , 256-258)

– sous-séquence 8.2. (R. , 280-360)

  • c.chr.: temps englobant: âge adulte

temps englobé: « plusieurs jours » (R. , 282)

  • c.top.: « dans l’ardeur intolérable du jour » ( R . , 320)

– sous-séquence 8.3. (R., 361-397)

  • c.c.: temps englobant:âge adulte

temps englobé: consécutif au temps de 8 .2 .

  • c.t.: « […) remplissait la pièce (…) » ( R . , 365-366)

Séquence 9:

temps présent (R., 398-405)

  • c.c.: « le soleil a un peu depassé le milieu du ciel » (R., 398-399)
  • c.t. : « Entre les fentes du rocher » (R. , 399)

« Sur la piste devant moi » (R., 403)

Séquence 10:

temps passé    (R., 405-439) : Description de sa vie à Taghâza.

  • c.chr. : temps englobant: « les jours ainsi succé­daient aux jours » (R. , 425) = « long jour sans âge » (R., 431)

temps englobé: « à la fin de l’après-midi » (R. , 405-406) = « le soir » (R., 409)

  • c.top.: « la maison du fétiche » (R. , 408)  =  « ma maison de rochers » (R. , 432-433)

Séquence 11:

temps présent  (R., 440-460)

  • c.c.: « ivre de chaleur » (R., 440-441)

« je ne peux pas supporter cette chaleur qui n’en finit plus » (R., 442-443) = l’après-midi

  • c.t. : « Nul oiseau, nul brin d’herbe, la pierre » ( R . , 442-443)

« je le verrai au moins monter du désert » ( R . , 454-455)

Séquence 12:

temps passé (R., 461-540)

– Sous-séquence 12 .1.     (R., 461-490) :La castration

  • c.chr.: « il faisait chaud » (R., 461)
  • c.top.: « le sorcier a ouvert la porte du réduit. Puis il est sorti sans me regarder » (R., 469-470)

– Sous-séquence 12.2. (R. , 490-540): Après la castration, le renégat converti à l’adoration du fétiche

  • c.chr.: « j’étais seul dans la nuit » (R. , 491)
  • c.top.: « collé contre la paroi »     (R., 491- 492)

Séquence 13:

temps présent  (R., 540-557)

  • c.chr.: « cette chaleur me rend fou … la lumière intolérable » (R., 540-541) = l’après-midi
  • c.top. : « le désert crie partout »  (R. , 541)

Séquence 14:

temps passé (R., 558-612) : Le renégat apprend l’arrivée du missionaire

  • c.chr. : « Ce jour pareil aux autres …à la fin de l’après-midi »    (R., 564-566)
  • c.top. : « j’étais traîné à la maison du fétiche la porte fermée » (R. , 568-569)

Séquence 15:

temps présent (R., 613-616)

  • c.chr. : « la chaleur cède un peu » (R., 613) = la fin de l’après-midi
  • c.top.: « la pierre ne vibre plus, je peux sortir de mon trou » (R., 613-614)

Séquence 16:

temps passé (R., 616-623): Fuite de Taghâza

  • c.chr. : « Cette nuit » (R., 616)
  • c.top. : « je suis sorti. ..et je suis arrivé ici » ( R . , 618-621)

Séquence 17:

temps présent (R., 623-660): Arrivée et mort du missionaire.

  • c.chr.: « le ciel qui s’attendrit une ombre violette se devine au bord opposé » (R. ,657-658) = le crépuscule
  • c.top. : « je suis tapi dans ces rochers » (R., 624-625)

« au bout de la piste deux chameux grandissent » (R., 630-631)

Séquence 18:

temps présent (R .’ 661-682): Le renégat saisi et frappé à mort

  • c .chr. :   indéterminé
  • c .top. : « les voilà » (R .’ 662)

Séquence 19:

temps présent (R. , 683-714): l’agonie

– Sous-séquence 19.1. (R., 683-693)

  • c.chr.: « la nuit déjà » (R. , 683)

« la nuit obscure emplit mes yeux » (R., 692-693)

  • c.top. : « le désert est silencieux » (R., 683)

– Sous-séquence 19.2. (R., 694-714)

  • c.chr.: « l’aube se lève » (R., 695)
  • c.top.: « qui parle personne …non, Dieu ne parle pas au désert » (R., 697-699)

Séquence 20 :

« Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard« .   (R. , 715-716)

***

Avant de commencer l’interprétation du code séquentiel quelques précisions s’imposent:

A partir de la séquence 8, les codes chronologique et topologique dans les séquences appartenant au temps passé acquièrent une définition très précise car, à partir de cette séquence, le renégat nous décrit sa vie à Taghâza qui fait partie de son passé récent. En conséquence, les références restent très claires dans son discours.

A partir de la séquence 17, on ne peut plus continuer avec l’alternance temps présent / temps passé car elle n’existe plus. L’alternance dans le récit continue, mais les temps se confondent désormais en un seul et unique temps.

La dernière précision, mais d’une très grande importance, concerne la dernière séquence de la nouvelle, -« Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard » (R., 715-716)-. Elle représente la chute du récit, pas seulement parce qu’elle est placée à la fin, ce qui est évident, mais parce qu’il n’aurait pas pu en être autrement. En effet, il est strictement im­possible de continuer le récit.

D’une part, parce qu’on se retrouve en dehors de l’alternance structurale qui a dominé tout le récit : alternance d’un temps présent et d’un temps passé, qui étaient liés par la présence d’un même narrateur: le renégat.

D’autre part, parce que le renégat est aussi emblématique du discours oral (il ne faut pas oublier que la nouvelle n’est que le reflet écrit de la conversation que le renégat soutient avec lui-même) et, ces deux lignes impliquent le passage du discours oral au texte écrit (5).

Et, finalement, parce que ces deux lignes nous présentent un nouveau narrateur, inconnu jusqu’à ce moment, qui vient nous confirmer que le texte est clos : clos parce qu’un changement structurel d’une telle magnitude ne peut être que définitif, comme est définitive la mort du renégat .

   III. Essai d’herméneutique

 

Le découpage en séquences du récit fait apparaître un dua­lisme temporel qui fonctionne par alternance et opposition.

Ce dualisme des temps n’est que le reflet d’un autre dualisme: celui des voix du renégat. La voix du conscient qui suit une démarche progressive et la voix de l’inconscient qui suit une démarche régressive. (6)

C’est dans cette progression de la conscience et dans cette régression de l’inconscient qu’on peut appréhender l’esprit du renégat.

Par régression, il nous renvoie à son enfance et, à partir de là, à chaque étape de sa vie où, à travers déguisements et déplacements, les mêmes figures symboliques se reproduisent.

Quand il nous renvoie à son enfance, il nous dit de son père:

  • « Tête de vache » disait mon père ce porc » (R., 42-43)
  • « râ râ tuer son père » (R., 48)
  • « puisqu’il est mort depuis longtemps, le vin acide a fini par lui trouer l’estomac » (R., 50-51)

Ces références suggèrent la rudesse du père envers le fils et, surtout, la domination qu’il exerce sur lui. Donc, quand le père meurt -le renégat étant encore enfant- celui-ci n’est plus capable d’échapper à cette domination. Il se sent même coupable de la disparition du père et cherche, dans le châti­ment immérité et l’idéalisation de la figure du « Père Mauvais » (6) le seul exutoire à son sentiment de culpabilité et, en conséquence, la seule façon d’échapper à la souffrance.

Cette domination implique un rapport d’ambivalence (binaire) d’idolâtrie et de haine. Quand la haine est trop forte, il fuit la domination par le reniement et il subit la nécessité de « tuer » « l’objet » qui le domine.

Dans les autres régressions auxquelles il est sujet, on trouve le même parcours:

Quand il a tué son père, c’est pour retomber sous la domination de Dieu. Quand il renie Dieu, c’est parce qu’il a déjà trouvé un autre  maître: le sorcier puis, enfin, l’idole.

Le renégat ne peut pas exister par lui-même. Il lui faut la présence d’un autre être dominateur pour pouvoir exister, toujours par rapport à un Autre, jamais par rapport à lui­-même.

Ces régressions et, surtout, les mécanismes de répétition qu’elles nous révèlent nous permettent de comprendre ses obsessions et son caractère masochiste. S’il est « un esprit confus » – c’est ainsi que Camus nous le présente – c’est bien parce que, dans les régressions de son inconscient, il ressasse – sous des figures différentes – les mêmes fantasmes . Il est « malade » parce qu’il n’est pas sorti de l’enfance. Il est resté fixé à un stade infantile : les raisonnements qu’il fait sont typiques du comportement des enfants . Mais ce qui est normal chez l’enfant est tout simplement névrose chez l’adulte. D’ailleurs, le renégat ne s’exclame-t-il pas d’entrée :

« Il faut mettre de l’ordre dans ma tête » ? (R. , 1-2)

En opposition à la régression de l’inconscient, il y a la progression de la conscience. Si l’inconscient nous fait remonter à l’origine, la conscience nous pro-jette vers la fin:

« la conscience c’est l’ordre du terminal, l’inconscient celui du primordial »  (7]

« l’inconscient est origine, genèse, la conscience est fin des temps, apocalypse »  (8].

Et cette pro-gression de la conscience, que nous montre-t­ elle?

Elle nous montre une lente progression à travers vingt-quatre heures de patience et d’attente qui aboutissent à deux morts :

– la mort du missionaire (l’artisan potentiel et supposé de sa souffrance) , comme il a déjà « tu(é] son père » (R. , 48) et tué Dieu;

– sa propre mort : une fois accomplie la mort du missionaire et de tout ce qu’il représente, la vie du Renégat n’a plus de sens : avec la mort du missionaire il détruit aussi, et indi­rectement, la ville de son supplice et ses habitants-tor­tionnaires.

Sans châtiment possible, son sentiment de culpabilité va renaître. Il sait qu’en tuant le missionaire il se tue lui­-même. Mais il l’accepte, car la mort est la seule issue qu’il lui reste : à défaut de punitions, le sentiment de culpabilité va s’installer de nouveau dans son être et la seule façon de lui échapper définitivement, c’est la mort; mort qui, de surcroît, est la mort qu’il désire : dans la torture et la punition. Il est frappé à mort, sans pitié. C’est la mort violente et sauvage qu’il a tant cherchée sans la trouver auparavant.

  • LE SYMBOLISME
  1. Introduction

L’importance du symbolisme dans « Le Renégat » réside dans le fait que les éléments qu’on va analyser apparaissent dans le récit comme les symptômes, les signes de cette structure « binaire » – alternance des temps, alternance des voix.

Les symboles sont aussi organisés en paires qui s’opposent et se confortent en même temps . C’est la réitération de ces symboles dans le texte qui les rend significatifs ; d’abord parce que la réitération est toujours significative au niveau structural. Et, deuxièmement, parce que, au niveau du contenu, la réitération représente l’obsession du renégat; obsession qui est le symptôme de sa folie.

Comme on l’a déjà exposé, les symboles sont organisés en paires. Et, pour revenir à la terminologie linguistique, de la même façon que « dans la langue il n’y a que des différences  » {SAUSSURE, F. de, Cours de Linguistique Générale, p. 166) et que ce sont les différences qui sont significatives, au moment d’étu­dier le symbolisme du récit il faut procéder de la même manière: analyser les symboles par opposition les uns aux autres, parce que c’est dans l’opposition qu’ils acquièrent leur pleine signification.

Les symboles que nous allons analyser sont la langue et le silence.

2. Les symboles :

a) Langue / Silence

 – LA LANGUE :

  • « Savoir tenir sa langue » signifie avoir atteint l’âge d’homme, être maître de (9)
  • D’autre part, la langue est l’organe du goût, c’est-à-dire du discernement: elle sépare ce qui est bon de ce qui est mauvais . [10]

Quelles sont les raisons pour lesquelles on coupe la langue au renégat ?

D’une part, le renégat n’a pas su, au long de sa vie, dis­cerner ce qui était bon de ce qui était mauvais :

« Ah! Si je m’étais trompé à nouveau!  » (R., 704-705)

Il souffre d’avoir à prendre un chemin qu’il n’avait pas imaginé: son image de lui-même se voit contrariée. Il se sent coupable de n’être pas conforme à l’image qu’il s’était faite de lui-même et, pour échapper à ce sentiment de culpabilité et, en conséquence, à la souffrance, il se livre jusqu’au moment de sa mort à une fuite en avant (11). Il n’est pas seulement un renégat, mais encore, et peut-être surtout, un fugitif : fuir sa propre réalité en inventant des images de soi-même est un stratagème grâce auquel ce sont toujours les autres qui ont tort et non pas nous : c’est sa condition de fugitif par rapport à lui-même qui le fait renier tout ce qui a compté, à un moment ou à un autre, dans sa vie.

D’autre part, le fait qu’il ne réussisse pas à « tenir sa langue » est symbolique de son incapacité à contrôler son désir génital (R.,461-481) . Par conséquent, il n’est pas maître de soi, il n’a pas atteint « l’âge d’homme », expression qui doit être comprise en deux sens : l’un donné par l’opposition âge adulte / enfance, et l’autre par l’opposition homme libre / esclave.

Lorsqu’on lui coupe la langue, on ampute l’organe de la parole, du discernement; mais on effectue aussi, par analogie, la castration de l’organe phallique : sa nouvelle nature d’es­clave va être définie par la castration.

Mais c’est dans le châtiment, dans l’amputation de l’organe que le renégat récupère partiellement la connaissance de soi.

Il va parcourir le même itinéraire qu’OEdipe :

« OEdipe voit avec ses yeux mais son entendement est aveugle; en perdant la vue, il reçoit la vision, la punition comme conduite masochiste est devenue la nuit des sens de l’entendement et de la volonté« .  [12]

Ainsi, le renégat récupère, si l’on peut dire, une certaine capacité de réflexivité :

« Depuis qu’ils m’ont coupé la langue, une autre langue, je ne sais pas, marche sans arrêt dans mon crâne, quelque chose parle, ou quelqu’un, qui se tait soudain et puis tout recommence ô j’entends trop des choses que je ne dis pourtant pas » (R., 2-7):

Il entend des choses qu’il ne peut pas dire, par opposition aux choses qu’il disait avant, sans les entendre: la ré­gression inconsciente ainsi que le surgissement de la voix de son moi conscient  – qui définit et commente son présent et ses intentions concernant le futur – sont postérieurs et seulement postérieurs à l’amputation de sa langue: en perdant la langue il récupère le discernement et sa propre parole qui, pourtant, reste muette.

 – LE SILENCE :

  • le silence est un prélude, une ouverture à la révélation (par opposition au mutisme qui est la fermeture à la révéla­tion, soit par refus de la communiquer ou de la transmettre  [1]

– le silence ouvre un passage. [13]

  • selon les traditions il y eut un silence avant la création; il y aura silence à la fin des temps: le silence enveloppe les grands événements. [14]
  • Dieu arrive dans l’âme qui fait régner en elle le silence, mais il rend muet qui se dissipe en bavardage et ne pénètre pas en qui s’enferme et se bloque dans le mutisme. [15]

 Ces trois prémisses se vérifient dans le récit du Renégat : chaque fois qu’on retrouve le silence, il s’agit d’un prélude à quelque chose.

Le récit dans son ensemble n’est qu’un grand silence qui entoure le renégat au milieu du désert. Lui-même nous le dit :

« La vaste musique de midi vibration d’air et de pierres sur des centaines de kilomètres râ comme autrefois j’entends le silence » (R., 252-255).

Ce silence qui précède l’arrivée du missionaire est-il autre chose que la réalité qui force le renégat à soutenir cette longue conversation avec lui-même ? N’essaie-t-il pas de cette manière d’échapper à l’angoisse de l’attente   – dont le silence est la réalisation tangible ?

Le renégat entend le silence; il est donc conscient que ce silence qui l’entoure enveloppe le grand événement du récit : l’arrivée du missionaire. Mais, en même temps, ce silence lui est étranger. Dans son âme, il n’y a pas de silence et le renégat se dissipe en bavardage pour essayer de lui échapper. Ce point est extrêmement important car il nous donne la clé de son reniement : il renie Dieu, l’Europe, son éducation et sa vie passée (16). Mais il renie tout cela parce qu’il n’est pas capable de reconnaître que le problème s’origine en son for intérieur : s’il était capable de reconnaître « ça »!, d’en être conscient, il ne renierait pas, mais son sentiment de culpabilité serait trop grand et sa souffrance hors des limites du supportable (17).

Ce silence, qui englobe le récit, on le retrouve plusieurs fois dans le texte comme révélateur d’une attitude personnelle.

C’est un silence significatif, qui parle par lui-même. Ainsi, quand le renégat arrive à Taghâza et qu’il est capturé :

« Je ne pouvais soutenir leurs regards, je haletais de plus en plus fort; j’ai pleuré enfin, et soudain ils m’ont tourné le dos en silence et sont partis tous ensemble dans la même direction » (R., 270-274)

Ce silence est éloquent; c’est un silence qui parle, qui reflète la supériorité des gardes sur le renégat. Ce silence exprime leur mépris: ils sont sans pitié et les êtres sans pitié méprisent tous ceux qui ne sont pas capables de soutenir un regard ou qui pleurent.

Une fois de plus, on retrouve sa condition d’esclave, et cette fois-ci, c’est le silence qui nous la révèle.

La dernière référence au silence qu’on trouve dans le texte est, elle aussi, d’une importance capitale; elle nous montre l’union intime qui existe  entre le symbolisme du silence et celui de la langue:

« L’un d’entre eux me maintenait à terre, dans l’ombre, sous la menace de son sabre en forme de croix et le silence a duré longtemps jusqu’à ce qu’un bruit inconnu remplisse la ville d’ordinaire paisible, des voix que j’ai mis longtemps à reconnaitre parce qu’elles parlaient ma langue . . .  » ( R . , 569 -575 )

On ira ainsi du SILENCE au BRUIT jusqu’à trouver, un peu plus loin, des VOIX pour arriver, finalement, à MA LANGUE

En analysant les traits pertinents, c’est-à-dire les consti­tuants sémiques (le sémème), de ces quatre éléments on trouve:

silence

  [ -] humain

[ -] culturel

[ -] production

[ -] individuel

bruit

[ – ] humain

[ – ] culturel

[ + ] production

[ – ] individuel

(absence de sens = non-sens)

vs

des voix

[ + ] humain

[ + ] culturel

[ + ] production

[ – J  individuel

ma langue

[ + ] humain

[ + ] culturel

[ + ] production

[ + ] individuel

(sens)

Ces traits pertinents et ces marques positives ou négatives nous permettent de voir très clairement cette progression et l’univers signifiant qu’ils impliquent.

Du silence, marqué négativement dans tous ces traits, à ma langue, où tous les traits sont marqués positivement, on se trouve devant la même réalité sous des formes différentes :

En langage mathématique, en effet, une double négation équivaut à une affirmation.

Ainsi:

+ + = +

+   – =

= +

– + =

Si l’on applique cette grille de lecture à nos quatre éléments, on trouve que ce qu’il y a de positif, c’est, d’une part, le silence (tous les traits sont marqués négativement) et, d’autre part, « ma langue » (tous les traits sont également marqués positivement); c’est -à-dire l’origine et la fin : le silence est antérieur à toute création (ici le sème « production ») mais prélude à celle-ci, et « ma langue » aboutissement de l’affir­mation du sujet (ma) dans l’univers de la signifiance (la langue) .

Les deux éléments intermédiaires restent négatifs en ce sens qu’ils ne sont ni origine ni fin : ils appartiennent chacun à l’une des sphères définies ci-dessus, le non-sens et le sens, mais ils sont uniquement des éléments de transition et de progression entre le silence et « ma langue« . Ils sont ainsi le point de rencontre entre le silence et ma langue, et on peut représenter cette idée à l’aide du triangle culinaire de Lévi­ Strauss (18):

                                                bruit / voix

 

( – )                                                                                              ( + )

 

silence                                                                                  ma langue

NON-SENS                                                                          SENS

 

b) Langue / Sel

On a vu l’importance de la relation symbolique entre la langue et le silence mais on ne peut pas conclure cette analyse sans faire mention d’une autre relation symbolique : celle de la langue et du sel.

La langue se confronte aussi dans le récit au sel, car les deux se retrouvent dans la bouche (oralité) pour se compléter dans leurs différences.

La bouche, par rapport à la langue, représente le parler et, en conséquence, une projection, un dynamisme tourné vers l’extérieur.

Par rapport au sel, la bouche est symbole du manger et donc d’une introjection, d’un statisme, car il est tourné vers l’intérieur.

***

NOTES :

( l ): F. de Saussure, Cours Linguistique Générale, éd. par Tullio de MAURO, Paris, Payot, 1972, p. 144 .

( 2 ): « Le plan des signifiants constitue le plan d’expression et celui des signifiés le plan de contenu« . (R. Barthes, L’Aventure Sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 39).

( 3 ): F. de Saussure, op. cit., p. 145.

( 4 ): « L’évacuation du discours oral amène nécessairement l’avènement du texte écrit. Et c’est ce qui se passe dans le cas de la nouvelle, dès que sa dernière phrase vient clore le texte et notamment le récit du renégat lui-même, aussi sûrement que la poignée de sel vient « empli[r] la bouche de l’esclave bavard »   (R., 715-716). Car cette ultime phrase est précédée de la fermeture de guillemets et marque ainsi une nouvelle étape décisive dans l’évolution formelle du texte: la naissance d’une voix qui est autre que celle du renégat« . (Brian T., FITCH)

( 5 ): « [ …] cette dialectique peut être saisie en deux temps. Dans un premier temps nous pouvons la comprendre comme une relation d’opposi­tion; nous pouvons opposer à la démarche régressive de l’analyse freudienne la démarche progressive de la synthèse hégélienne« . (Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 113-114 )

( 6 ): Alain COSTES, Albert Camus et la parole manquante, Paris, Payot, 1973, p. 196.

( 7 ): Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p.114.

( 8 ): Paul RiCOEUR, ibid, p. 119.

( 9 ): Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/

Jupiter, 1982, p. 562.

( 10 ): Denis VASSE, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983, p. 13.

( l1 ): Paul RICOEUR, op. cit., p. 118

( l2 ): Jean CHEVALIER, op. cit., p. 883

( 13 ): Loc. cit.

( 14 ): Loc. cit.

( 15 ): Ibid ., p. 884

( l6 ): « je reniai la longue histoire qu’on m’avait enseignée, on m’avait trompé (… )  » (R., 524-525)

« [ …] â bas l’Europe, la raison, et l’honneur et la voix » (R., 535- 536)

« le Seigneur de la douceur, dont le seul nom me révulse, je le renie, car je le connais maintenant » (R., 542-544)

( 17 ): cf. supra

( 18 ): Claude LEVI-STRAUSS, « Le Triangle Culinaire« , L’Arc 26, Cavaillon, Mistral, 1977, p. 19-29.

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BIBLIOGRAPHIE

BARTHES, Roland, L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985.

CAHIERS ALBERT CAMUS, N°5, Albert Camus : Oeuvre fermée, oeuvre ouverte ? : Actes du Colloque du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle tenu en juin 1982, Paris, Gallimard, 1985.

CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982.

COSTES, Alain, Albert Camus et la parole Manquante, Paris, Payot, 1973.

LEVI-STRAUSS, Claude, « Le Triangle Culinaire » in revue L’Arc 26, Cavaillon, Mistral, 1977.

SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, édition critique par Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1972.

VASSE, Denis, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983.

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Maria-Eugenia MARQUÉS
pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

« Le roi Cophetua » de Julien Gracq : analyse sémiotique

burne-jones
Analyse sémiotique de la nouvelle de J. Gracq « Le Roi Cophetua »  (avec l’accent mis sur les personnages).

 

Julien Gracq, de son vrai nom Louis Poirier, est né en 1910. Il exerçait le métier de professeur jusqu’à sa retraite en 1970. Décédé en  2007, il a longtemps vécu retiré, loin des cercles littéraires et des coteries mondaines.

Il rentre dans la vie littéraire en 1938 avec son roman  « Au Château d ‘Argol ».  Le Roi Cophetua est l’un des trois récits publiés dans « La Presquîle », en 1970. Pour son titre, Gracq s’est inspiré du tableau de Burne-Jones (1) : « King Cophetua and the Beggar maid ». Le peintre lui-même s’inspirait des oeuvres littéraires et son tableau fait allusion à Roméo et Juliette de Shakespeare. Les deux modes de « communication », verbale et picturale, s’entremêlent donc. D’ailleurs, dans le récit, le lecteur peut trouver une allusion à ce tableau :

« … De la pénombre qui baignait le coin droit, au bas du tableau, je vis alors se dégager peu à peu un personnage en manteau de pourpre, le visage basané, le front ceint d’un diadème barbare …  » (p. 223)

« …Le visage de roi More me poussait à chercher du côté d ‘Othello, mais rien dans l’histoire de Desdemone n’évoque le malaise de cette annonciation sordide. Non. Pas Othello. Mais pourtant Shakespeare …Le Roi Cophetua !Le roi Cophetua amoureux d ‘une mendiante …  » (p.224)

Le titre, qui est le premier repère du lecteur, annonce d’une certaine façon l’orientation du récit car, comme le tableau de Burne-Jones, le récit de Gracq fait ressortir l’atmosphère étrange, singulière ; les contradictions, telles que : la pénombre et la lumière, la femme céleste et la femme mendiante.

Le texte entier est l’histoire d’une attente et de l’issue de celle-ci. Tout long du récit, l’auteur tient « en haleine » aussi bien le héros principal que son lecteur. Le récit est imprégné de fantastique, de surnaturel, d’irréel, de merveilleux, d’onirique. Et on pourrait le « classer » à la fois parmi les œuvres romantiques, fantasmagoriques ou surréalistes.

L’histoire se passe en automne 1917. Son principal protagoniste, correspondant parlementaire sur le front des Flandres, se rend pendant sa permission en visite chez un ami d’avant-guerre qui, comme lui, combat sur le front et qui a, lui aussi, une courte permission. Or, le capitaine Nueil ne viendra jamais. En revanche, le héros fera la connaissance d’une femme qui l’accueillera à la place de son ami dans la maison de ce dernier. La rencontre avec cette   femme et l’attente de l’arrivée de Nueil font la base narrative du récit.

I.  LA STRUCTURE GENERALE DU RECIT :

On pourrait comparer le récit à une extraordinaire pièce de théâtre. Le mot « rideau » revient sans cesse et donne ce sentiment de théâtralité. Par ailleurs, on a également l’impression que les personnages ( le narrateur et la femme maîtresse-servante ) se comportent comme des acteurs auxquels on dit ce qu’il faut faire :

« … qui, la porte passée, élevait un flambeau à deux bougeoirs d ‘un geste à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral …  » (p.205)

« … l ‘idée convenue de la servante-maîtresse flotta dans mon imagination, faisant naître un instant je ne sais quelle moue parodique, ironique … »  (p.213)

« … la lueur changeante y plantait une scène de lumières et d ‘ombre, un théâtre irréel …  » (p.217)

« … Tout n ‘avait pu être inventé dans ce scénario étrange… » (p.247)

Toutefois l’action ne passe pas par la parole, les protagonistes ne se parlent quasiment pas, mais par une espèce de rêverie, de songerie   onirique.

On peut aussi effectuer la segmentation (2) du récit selon les critères de l’esthétique théâtrale et diviser la narration en trois scènes :

  • la scène du voyage jusqu’à Braye-la-Fôret :
  • l’arrivée dans la maison de Nueil et la rencontre avec la femme mystérieuse
  • le lendemain de leur nuit d’amour et le départ ( la fuite ) du héros de la maison

Pour dégager la structure générale du récit, il faut rechercher, observer et comparer la situation finale avec la situation initiale. Dans notre cas à la situation finale correspond le moment de l’assouvissement du désir, de l’accomplissement de l’attente, et elle est double.

D’un côté, le narrateur assouvit son désir de la femme mystérieuse :

« … Le plaisir qu ‘elle me donna fut violent et court … » (p.243)

« … j’immobilisais son corps contre moi de mes bras rigides, mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu, livré, sans alerte aucune … » (p.243)

d’autre part, le narrateur comprend que Nueil ne viendra jamais :

« … Je parvenais mal à croire que quelqu ‘un, à cette heure, pourrait rentrer ici chez   lui … » (p.201)

 » … L ‘idée que Nueil pût encore arriver me parut brusquement dérisoire. Il n’était plus croyable que rien de vivant pût provenir de ce vacarme de cataracte, de cet horion qui s’écroulait … » (p.216)

 » … Personne n ‘était venu, parce que personne ne pouvait plus venir … » (p.233)

« … Comme s ‘il n ‘avait jamais été question une seconde – ni lui, ni pour elle – que Nueil pût venir … » (p.246)

 

A la situation initiale correspond le désir de rencontrer son ami Nueil …

« … je songeais que j’allais revoir Jacques Nueil … » (p.189)

 » … pour la première fois j’allais le retrouver. Son télégramme m’invitait à le rejoindre chez lui, où une courte permission devait l’amener dans l’après-midi de la Toussaint … » (p.192)

« …- Non, dit-elle, répondant à ma question muette. Personne n ‘est venu … » (p.233)

… et le désir de la femme mystérieuse :

« … Je restai quelques secondes avant de reconnaître la femme qui m’avait introduit, et la même onde d’attention, d’alerte et de surprise me traversa, plus distincte encore … » (p.205)

« … Où s’était retiré cette femme ?… » (p.207)

« … Qui était cette femme   ?…  » (p.212)

« … Où bougeait-elle maintenant, toute seule, dans les arrières ténébreux de la maison ?…  » (p.234)

Il faut ensuite observer à quel moment a lieu la transformation, et si elle est soudaine ou progressive. On peut affirmer que les deux transformations sont progressives et qu’elles se caractérisent par l’état d’esprit du personnage principal :

  • d’abord, il est comme hypnotisé, envoûté, comme détaché du monde réel au profit du monde imaginaire :

« … je tombai dans une espèce de somnolence … » (p.188)

« … il n ‘était guère possible de rêver un lieu, une journée plus morne … » (p.189)

« … Les menus coups métalliques m’avaient tiré de mon sommeil éveillé … » (p.208)

« … L ‘impression d’isolement que j’avais pressentie, dès que j’avais mis le pied sur le quai de la gare, dérivait vers une rêverie bizarre … » (p.213)

  • puis, il reprend ses sens, il retourne à la réalité et retrouve sa lucidité :

« … Cette heure du petit matin était froide et lucide ; d’ordonner mes pensées sans fièvre, dans le détachement un peu hostile qui vient avec la fin du désir, me donnait un sentiment de possession calme, de domination indulgente … » (p.248)

Pour simplifier, on peut inscrire la structure générale du récit sur l’axe sémantique suivant   :

transformation

avant                                                                                         après

S ——-> t——-> S

 situation initiale  :

  • le désir
  • l ‘état onirique du narrateur
  • l’attente de Nueil
  • la nature déchaînée
  • un univers dysphorique

vs

situation finale :

  • l’accomplissement
  • la lucidité retrouvée
  • la mort supposée
  • l’accalmie
  • la clôture euphorique
Il.  LE NIVEAU FIGURATIF :

 

Il est possible d’envisager la structure du récit à différents niveaux, du plus concret aux plus abstraits. Le niveau le plus concret est le niveau figuratif, où l’on observe les personnages et le déroulement concret de leurs actions. Le personnage principal dans Le Roi Cophetua est le narrateur. Il est confronté au personnage de la femme servante-maîtresse. On n’a ni la description physique de notre narrateur-personnage, ni son âge, ni d’autres détails personnels. Par contre, dès le début de son voyage, on a l’impression qu’il est comme possédé par une force mystérieuse qui dirige ses pas. Cette atmosphère sur-naturelle est soulignée par les mouvements du personnage : soit il semble perdu physiquement, soit son esprit flotte dans un monde fantastique :

« … Je tentai de m’orienter… » (p.1 93

« … j’avançais dans un tunnel qui ne menait plus nulle part …  » (p.231)

« … Le flambeau à la main, je me mis à errer … » (p.234)

Ces trois exemples montrent clairement qu’il est désorienté à la fois physiquement et mentalement

 » ... La vaste pièce vide ( où il se trouve ) appareillait pour la nuit et je m’y sentais peu à l aise… » (p.200)

« … Je me sentais étrangement perdu , flotté, soudain très loin de toutes les amarres … » (p.226)

« … il m’arrive de me réaccouder pour quelques instants aux bras de ce fauteuil en dérive … » (p.233)

Dans un tel cas, il se laisse emporter comme un bateau à la merci des vagues qui symbolisent le principe passif, dans l’attitude de celui qui se laisse porter, qui dérive au gré des flots, qui toutefois attend de découvrir quelque chose de nouveau et qui pourrait accoster sur le rivage d’une île paradisiaque

« … Il était singulier qu’on me laissât ainsi seul dans cette maison songeuse et pourtant je restai longtemps assis et immobile… » (p.203)

 » … avant même de savoir que faire, je me trouvai en marche dans le   couloir …  » (p.208)

 » … tandis que mon esprit se balançait sans conviction … » (p. 213)

 » … mon regard se relevait malgré moi … » (p.220)

Ces quatre derniers exemples montrent le déchirement entre la part physique et la part psychique du narrateur, entre son corps et son esprit :  il n’est plus maître de soi.

De toute évidence, notre narrateur n’est pas tout à fait maître de lui-même, il s’en rend compte mais il n’y peut rien   :

« … Il me semblait qu ‘on disposait étrangement de moi … » (p.234)

Il se trouve en face du personnage de la maîtresse-servante. C’est elle qui l’accueille et qui l’introduit dans la maison. Dès le début, elle est très ambiguë. Le narrateur nous livre des détails sur son physique mais il ne s’agit pas pour autant d’une description. On n’a que quelques fragments :

« … le mouvement de la silhouette   que j’avais devant moi – l’un de ses pieds touchant le sol à peine par sa pointe … » (p.197)

« … une acuité soudaine, plutôt qu ‘un sourire se fixa un instant dans les prunelles … » (p.197)

« … Je ne vis d ‘abord que la silhouette du bras nu … » (p.205)

« … scintillaient seulement les yeux et les lèvres – la masse lourde, presque orageuse, des cheveux noirs … » (p.205)

« … les longues jambes nobles … » (p.221)

Elle a l ‘air d ‘être immatérielle, comme sortie de l’imagination du narrateur. Quand il parle d ‘elle, il parle plutôt d’un spectre, d’une silhouette :

« … le mouvement de la silhouette … » (p.197)

 » … la silhouette fondit dans le couloir … » (p.206)

« … le caractère hautain de la silhouette … » (p.221)

« … sa silhouette s’encadrait déjà dans la porte … » (p.224)

« … cette silhouette qui n ‘avait bougé … » (p.239)

« … le reste de la silhouette contre la clarté des bougies … » (p.240)

D ‘ailleurs, elle ne marche pas, elle « ondule », elle « flotte », elle « glisse » ; ses mouvements sont explicites :

« … elle avait l ‘air d’apparaître… » (p.221)

 Même si elle parle peu ( le silence est un prélude à la révélation ; le silence enveloppe les grands événements et de ce fait accentue l’attente ), le narrateur écoute attentivement sa voix, comme un futur initié, comme un disciple   :

« … la voix était faible, presque un chuchotement … » (p.210)

« … j’étais frappé à la fois par sa musicalité voilée et sensuelle … » (p.210)

« … ajouta-t-elle, d’une voix basse et plus précipitée … » (p.211)

« … dit-elle de sa voix basse et monocorde …  » (p.212 )

« … il y avait dans sa voix une atonie singulière … » (p.233)

Aux yeux du narrateur elle est à la fois la femme fatale, idolâtrée, qu’on vénère et qu’on adore. Il lui donne une dimension poétique, quasi légendaire :

« … le silence donnait à ses gestes et à son corps une plénitude, une proximité troublante … » (p.222)

« … la verticalité hiératique de la silhouette …  » (p.223)

« … quand elle rentrait, elle envahissait la pièce comme une vague … » (p.225)

« … « une femme », – c’est-à-dire une question, une énigme pure … » (p.238)

« … je regardais, très songeur, dormir la gisante énigmatique … » (p.247)

Elle est l’éternel féminin, elle symbolise le rêve chimérique d’amour, de bonheur, de chaleur maternelle ( le nid ), le rêve qui incite le narrateur à tourner le dos à la réalité grise et morne de la guerre et de la mort omniprésentes. Elle symbolise le paradis originaire retrouvé :

« … une nuit close et coite, une nuit   ancienne … » (p.212)

« … Depuis qu’elle m’avait ouvert la porte du jardin … » (p.225)

« … comme si un nid féminin s ‘était accroché précairement, provisoirement aux angles durs du chêne brut … » (p.241)

« … La sécurité qui coulait de cette nuit m’avait calmé … » (p.245)

« … je la suivais presque, protégé de tout faux pas tant que je mettais les miens dans les siens l’un après l’autre – étrangement pris en charge, étrangement charmé … » (p.249)

L’évocation du paradis originaire semble être soulignée non seulement par la répétition des mots « jardin », « nu », « perdu », mais aussi par l’aspect physique de la femme ou plutôt par sa façon de se mouvoir qui peut faire penser au serpent : elle glissait, elle ondulait.

Elle est porteuse de lumière, elle est une sorte d’initiatrice :

« … qui, la porte passée, élevait unflambeau à deux bougeoirs … » (p.205)

« … la lumière du flambeau qu ‘elle avait posé devant moi sur la table … » (p.221)

« … avec cette lenteur un peu solennelle de quelqu’un qui éclaire le coffre aux trésors … » (p.228)

« … je songeais à la sécurité si peu explicable qui avait présidé à cet étrange rituel de la veille, et qu ‘elle avait été de bout en bout seule à conduire … » (p.246)

A un certain moment du récit, on remarque que la frontière physique entre la femme et la lumière devient floue; on observe alors la fusion entre la femme et la lumière, elle n’est plus la porteuse de lumière, elle devient la lumière même :

« … une tenture derrière mon dos claqua brutalement dans la perspective du couloir ; les flammes des bougies se couchèrent…  » (p.236)

« … la lueur hésita, s’arrêta une seconde sur le seuil… » (p.238)

« … je l’aurais reconnue à la manière dont seulement au long de sa marche ondulait sur le mur la lumière des bougies, comme si elle eût été portée sur un flot … » (p.238)

Porteuse de lumière ou la lumière même, elle conserve pourtant son côté ambigu et mystérieux puisqu’on a l’impression qu’elle sort des ténèbres :

« … elle semblait tenir à la ténèbre dont elle était sortie par une attache nourricière qui l’irriguait toute ; leflot répandu des cheveux noirs, l’ombre qui mangeait le contour de la joue, le vêtement sombre en cet instant encore sortaient moins de la nuit qu’ils ne la prolongeaient … » (p.239)

L’ambiguïté de ce personnage est plus flagrante encore au moment où le narrateur s’interroge sur son statut social dans la maison :

« … Le ton, qui était celui d ‘une femme de chambre dans son service, s’accordait mal avec ce geste étrange du bras élevant leflambeau … » (p.205)

« … la déférence impersonnelle des mots, la manière qu ‘elle avait de  n’apparaître que pour les besoins du service, faisait penser à une simple femme de chambre, mais non cette façon si directe, si peu conventionnelle et presque indiscrète d’exister soudain toute pour vous … » (p.212)

« … l’idée convenue de la servante-maîtresse flotta dans mon imagination … » (p.213)

« … C’était bien une servante : je ne pouvais plus en douter puisqu’elle avait serré autour de sa taille un tablier et autour de sa tête un béguin de toile blanche. Et pourtant l’esprit se rendait de mauvais gré à ces apparences … » (p.220)

« … je profitai d’un moment où la servante venait de sortir pour me lever… » (p.223)

« … qui rendait si intriguant son accoutrement de servante … » (p.239)

Au moment de l’« accomplissement de l’attente », la servante et la maîtresse fusionnent. Elle est à la fois l’initiatrice : elle pratique le rituel et, en femme maîtresse, elle offre son corps au narrateur. En même temps, en femme servante,  elle se soumet à son désir :

« … elle décidait, elle savait, et je la suivais … » (p. 240)

« … je montais les marches derrière elle … » (p.240)

 » … dans lequel elle semblait officier … » (p.242)

vs

 « elle ne faisait aucun mouvement … » (p.242)

« … il n’y avait ni surprise, ni attente, ni fièvre … » (p.242)

« … unefois de plus, silencieusement, orgueilleusement, elle m’assistait ... » (p.242)

« … mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu, livré, sans alerte aucune … » (p.243)

Hormis ces deux personnages qui se complètent … :

féminin ——————————————–masculin

initiatrice——————————————initié

l’habitante légitime—————————-   l’invité

la civile——————————————–le soldat

… il y a aussi le personnage de Nueil qui est très présent dans le récit. Son rôle est double. Il est à l’origine de la rencontre ( la lettre d’invitation ) et il est à l’origine de l’attente et de la tension qu’elle fait naître chez le narrateur. Si l’on analyse son nom de famille, on peut l’associer facilement au soleil : Nueil – soleil. En effet, dans le langage sensoriel du narrateur, Nueil représente le lien avec le temps d’avant-guerre, la nostalgie euphorique du passé joyeux, de la jeunesse insouciante :

« … de temps en temps pourtant une onde de curiosité, une petit flamme chaude, trouait cette humidité de déluge ; je songeais que j’allais revoir Jacques Nueil … » (p.189)

« … en ouvrant ses lettres, je recevais chaque fois au visage une petite bouffée chaude … » (p.191)

Mais on pourrait aussi décomposer son nom de famille en deux mots : Nue – il.

« Nue »pourrait être associé à la femme énigmatique et « il » au narrateur. On en déduira par la suite le lien entre les deux personnages principaux, le lien et la conjonction entre eux qui n’est possible que grâce à Nueil. Il devient ainsi l’instigateur, la force qui dirige les pas du narrateur;  il est la conjonction même   :

Nueil

le narrateur, le masculin,    « il »  <———–>    la femme, « Nue »

Au niveau figuratif, il est intéressant d’observer l’alternance et la cohabitation du « culturel » et du « naturel ». Tout d’abord, il y a la maison de Nueil, qui apparaît comme un havre de paix, comme un petit coin paradisiaque, intemporel où le temps paraît s’être arrêté. Pourtant, la maison est un éléments « culturel » par excellence :

« … »cette maison songeuse … » (p.203)

« … cœur tiède de la maison qui se remettrait à battre. Un instant je regardai, réchauffé, avec une sensation diffuse de bien-être, la lueur dansante qui s’éveillait au fond du couloir … » (p.204)

« … un no man ‘s land abandonné … » (p.213)

De même, les forêts vierges, anciennes, avoisinantes sont associées à la canonnade, à la guerre à l ‘horizon, à l’élément culturel :

« … ces forêts nobles et vides qui barricadaient les avancées de la vie civile comme un rideau de silence un peu initiatique derrière lequel l’oreille déjà se disposait, se tendait vaguement vers un autre bruit. De nouveau la guerre reflua sur moi du fond de l’horizon de pluie, et je fis de la main le geste agacé dont on chasse une guêpe … » (pp.192-193)

Il y a bien d’autres éléments que l’on pourrait analyser à ce niveau, comme l’insistance des mots « mur » et « grille » dans la description de l’extérieur de la maison. Ou bien la répétition des mots « miroir » et « couloir » en ce qui concerne l’intérieur de la maison.

On pourrait considérer le « mur » comme un élément protecteur qui sépare la personne qui se trouve à l’intérieur de la maison du monde extérieur : c’est une espèce d’enceinte protectrice. Avec la « grille » ils représentent le mouvement vertical, l’ascension ( celle du narrateur ).

Le « miroir » est le lien entre deux mondes : le monde de devant et le monde caché, de derrière;  le monde des vivants et celui des morts ( Nueil  vs le narrateur ) . Le miroir reflète l’âme de celui qui s’y contemple, il permet de se connaître ( le narrateur ).

Le « couloir » peut conduire à l’intérieur de soi-même, il fait partie du voyage initiatique ( du narrateur ).

III.  LE NIVEAU NARRATIF :

 

Le programme narratif se présente comme la transformation de la situation initiale en la situation finale. Le voyage débute dans l’après-midi de la Toussaint, la fête des morts, à l’origine païenne :

« … En quittant Paris par la gare du Nord, dans cet après-midi de la Toussaint … » (p.186)

« … Jamais les morts civils les plus moisis, les plus oubliés, ne furent mieux bordés, plus visités, bercés plus chaudement que dans les grandes fêtes des Morts de ces années-là ; ils rajeunissaient … » (p.187)

Dès le début, le récit reçoit une coloration mystérieuse et fantastique. Celle-ci est soulignée par la traversé des forêts anciennes et par le temps orageux :

« … La lumière commençait très tôt à baisser – une éclaircie sans couleur glissait à l’horizon de l’ouest bas, éveillant çà et là le miroir des flaques d’eau qui noyaient les labours -sur les routes, le vent pourchassait par essaims les feuilles arrachées … » (p.188)

« … il me semblait que la terre entière moisissait lentement dans la mouillure spongieuse, s ‘affaissait avec moi dans un cauchemar marécageux, qui avait la couleur de ces marnières noyées où flottent le ventre en l’air des bêtes mortes … » (p.189)

Une telle description ( qui se présente comme un tableau fantastique ) pourrait figurer sans problème dans un récit romantique ou fantastique. Elle respire l’exaltation mystique.

A l’origine de ce voyage est le « rectangle bleu » (p.192), c’est-à-dire la lettre de Nueil envoyée à notre héros. Or, appliquée à un objet, la couleur bleu allège les formes, les ouvre, les défait. Le bleu est le chemin de la rêverie;  la pensée consciente y laisse peu à peu la place à l’inconscient. On se détache donc de la réalité pour le monde de l’irréel. Et le récit prend la forme d’un conte fantasmagorique où le monde des vivants et celui des morts s’entremêlent.

Le narrateur se laisse bercer par la tristesse de la nature grise, tout en ayant le sentiment de se faire guider par quelque chose :

« … il me semblait que je venais au fond de cette cavée perdue dans les feuilles je ne sais quoi d’enseveli… » (p.195)

Une fois dans la maison de Nueil, l’impression d’être oppressé par une force supérieure le poursuit :

« … la journée oppressante finissait , et ce qui lui succédait n’était pas exactement la nuit : il me semblait plutôt que c ‘était -égale et calme, comme une petite flamme bougeante au milieu des pièces endormies – la veillée … » (p.204)

Il y a aussi cette voix venant de son for intérieur, qu’il n’arrive pas à déchiffrer mais qui pourrait bien donner la raison de l’absence de Nueil   :

 » … je parcourus un moment les journaux que j’avais achetés à la gare. L’aviation française avait bombardé de nuit les casernes de Keiserslautern … » (p.188)

« … je rouvris par désœuvrement le journal qu ‘on avait posé sans le décacheter sur le casier à musique …le nom de Keiserslautern fit dans mon esprit une encoche perceptible …L ‘annonce rituelle que tous les avions étaient rentrés manquait … » (p.201)

« … je repris le journal tombé sur le tapis et je recommençai à le feuilleter comme si j’avais sauté quelque part une nouvelle qui m’importait … Le journal de nouveau glissa à terre, je me rencoignai dans un fauteuil. Je regardais, l’esprit vacant, la pointe de la flamme enfoncer sa vrille charbonneuse dans l’obscurité…  » (p.207)

Le narrateur, détaché dès le début de la réalité, n’est pas capable de reconstituer le sens des indices, toutefois son inconscient « sait » :

« … mais ce coin le plus intime de la pièce ne respirait pas le désordre chaud du travail journalier ... » (p.199)

« … ces demeures- musées …où non le tremblement de la vie, mais plutôt une rigidité   mortuaire saisit ce désordre épousseté ... » (pp.199-200)

« ... Le roulement de la canonnade prenait possession plus intimement de la pièce noire … » (p.203)

« ...la veillée … » (p.204)

« ...l’atmosphère de la salle endeuillée . . . » ( p.206)

Le narrateur reste livré à lui-même, sans pouvoir quitter la maison pour autant. Il est comme hypnotisé :

« … j’écoutais le cliquetis léger de la verrerie sur la cheminée, le tic-tac égal de la pendule … » (p.204)

« … un peu comme on éclaire le visage d’un malade qui dort, un peu comme une ronde de nuit qui assure de la présence d ‘un prisonnier … » (p.205)

La réapparition de la femme ressemble à une mise en scène improvisée ; on dirait qu’elle ne cherche qu’à obéir aux ordres :

« … qui, par la porte passée, élevait d ‘un geste à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral … » (p.205)

« … J’ai tardé à venir, dit-elle enfin -je vous prie de m’excuser. Le ton, qui était celui d ‘une femme de chambre dans son service, s ‘accordait mal avec le geste étrange du bras élevant le flambeau … » (p.205)

Mais elle réussit à éveiller chez le narrateur la curiosité, qui se transformera en un désir brûlant, dévorant qui le consumera délicieusement peu à peu :

« … Je ne m’étonnais plus que distraitement de l’abandon où on me laissait. Par moments même, je ne songeais plus à Nueil. Je songeais à cette masse lourde de cheveux noirs qui vivait quelque part épaissement dans la maison enténébrée … » (p.208)

Il s’exacerbera et le poussera à la chercher :

« … Le timbre grêle d’une pendule sur la cheminée sonna sept heures du fond de l’obscurité … »

« … les menus coups métalliques m’avait tiré de mon sommeil éveillé ; avant même de savoir que faire, je me trouvai en marche dans le   couloir … » (p.208)

Le chiffre sept indique un changement après un cycle accompli et un renouvellement positif. C’est à sept heures  qu’Adam reçoit sa compagne   :

« … Qui était cettefemme ? Dans le clavier très sommaire dont nous disposons pour classer une femme de rencontre, son comportement avec moi ne venait éveiller aucune touche précise …  » (p.212)

Après avoir poussé l’attente au maximum, le narrateur est rempli du désir intense qui le ramènera auprès de la femme désirée. Le signal vient de nouveau de la pendule du salon   :

« … Onze heures sonnèrent, et presque aussitôt le reflet de la lumière se mit à bouger au plafond du couloir. De nouveau, je me levai de mon fauteuil d’un bond. Je n’imaginais plus rien : les nerfs tendus, je regardais sur le plafond du couloir bouger cette lueur qui marchait vers moi ; je n’attendais plus rien : la gorge serrée, je n’étais plus qu’attente… » (pp.237-238)

« S’ajoutant à la plénitude du dix, qui symbolise un cycle complet, le chiffre onze est le signe de l’excès, de la démesure, du débordement« . Toutefois, l’excès peut signifier « le début d’un renouvellement« . Mais le onze est aussi « le symbole de la lutte intérieure, de la dissonance, de l’égarement » (3). Le onze désigne également la conjonction entre le Ciel et la Terre, par conséquent entre les défunts et les vivants.

Le moment qui précède l’accomplissement de l’attente, mais aussi durant l’acte lui-même, la femme fait preuve, une fois de plus, d’une espèce de théâtralité, ce qui fait d ‘elle une « actrice » qui joue un rôle ; elle n’est qu’une protagoniste, une servante, la servante de Nueil, et elle ne fait qu’obéir :

« … mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu,   livré … » (p.243)

La fête de la Toussaint est considérée comme le jour-charnière entre le monde visible des vivants et le monde invisible des disparus. Pendant la nuit de la Toussaint, les disparus revenaient visiter leurs lieux d’existence. Tout au long du récit, le lecteur a l’impression que Nueil est présent, et que c’est lui qui orchestre cette étrange pièce de théâtre. Le narrateur lui­ même se pose cette question :

« … Peut-être ne cherchait-il qu’à ressusciter pour lui à travers les autres un enchantement perdu : l ‘éblouissement de la beauté qui lui avait été livrée à l’improviste sous un tablier dans sa maison … » (p.247)

A l’ouverture dysphorique ( la nature déchaînée, la grisaille, la guerre omniprésente ) du texte s’oppose sa clôture très euphorique :

 » … un soleil jeune et encore mouillé entrait à flots dans la chambre, les oiseaux chantaient. La matinée était radieuse …l’air était d ‘unefraîcheur baptismale la vie s ‘était remise en ordre… » (p.250)

Cette description du jour nouveau fait penser immédiatement à  l’accouchement qui, par la suite, signifie l’expulsion du paradis originaire. Le lecteur peut reconstituer un nouveau cycle qui s’est mis en place. L’attente s’est transformée en désir ; le désir a abouti à la conjonction ; la conjonction a engendré un cycle nouveau.

***

Notes :

(1) Burne-Jones (1833-1898) : peintre aquarelliste, dessinateur, peintre sur verre et céramiste britannique ; il était peu attentif à l’observation de la réalité  et aimait le clair-obscur ; il idéalisait les Anglaises de l’aristocratie victorienne sous les traits de femmes légendaires et médiévales.

(2) La segmentation d’un texte constitue la première analyse et elle fait apparaître l’organisation du texte. Les critères selon lesquels on peut segmenter un récit sont nombreux : temporels, spatiaux, énonciatifs, actoriels, logiques … Chacun d’eux peut être étudié d’une façon isolée ou bien l’on peut observer leur agencement.

(3) Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, p. 104.

***

Table :

Introduction

  1. la structure générale du récit
  • la situation finale
  • la situation initiale
  • l’axe sémantique


2. le niveau figuratif

  • le personnage du narrateur
  • la femme énigmatique
  • Nueil

3. le niveau narratif

La clôture du texte

***

 Bibliographie sommaire :

GRACQ, Julien, Le Roi Cophetua in La Presqu’île, Paris, José Corti, 1970.

CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1969, Collec. « Bouquins ».

EVERAERT-DESMET, Nicole, Sémiotique du récit, Paris, Edit. Universitaires, 1989.

***

Université de Genève, Faculté des Lettes, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Petra HORNACKOVA et Mme Marcia VEGA-ROTH

dans le cadre du séminaire de littérature de  M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

 

« Le silence de la mer » de VERCORS ( analyse sémiotique II)

Le-silence-de-la-mer-5

« Le Silence de la mer » ( analyse sémiotique  )

Introduction

« Le silence de la mer » – l’histoire d’une famille française contrainte de loger un officier allemand francophile – n’est que le camouflage d’un vrai combat contre les forces du mal, de la lumière contre les ténèbres, de l’espérance contre le désespoir. Dans son récit, Vercors utilise le code des symboles pour décrire une trajectoire vers la dignité. Werner von Ebrennac est sur la voie qui le mènera de l’inconscience à la conscience. Est-il un vainqueur ou un vaincu ? Veut-il, par son choix de la mort, racheter son aveuglement, compenser sa naïveté ou refuse-t-il tout simplement de s’accepter soi-même tel qu’il est, avec ses défauts ? Tout de ce dont il est capable, c’est de renoncer à voir le mal. Il semble n’avoir aucune envie de reconstruire quoique ce soit sur les cendres. Son choix est-il une preuve d’extrême courage ou cache-t-il la fuite d’un poltron ?

La segmentation du texte :

Dans le récit, nous distinguons 8 blocs typographiques et XXVII Séquences.

Séquences I et II

Le premier bloc typographique peut être segmenté en trois séquences. Les disjonctions entre la Séquence I et la Séquence II relèvent de plusieurs codes :

– temporel (chronologique) : « quelques heures plus tard »

– actoriel : « trois cavaliers apparurent »

– spatial (topologique) : le jardin ( Séquence I ) vs la grange ( Séquence II ) [ = nature, englobant vs culture, englobé]

Séquence III

On relève des disjonctions :

  • temporelle : « puis, le matin du troisième jour »
  • spatiale : la grange ( séquence II ) vs la chambre ( séquence III ) [ = nature, extérieur, bas, vs culture, intérieur, haut]
  • actorielle : le chauffeur et un jeune soldat ( séquence II ) vs un jeune soldat ( séquence III )

Le deuxième bloc typographique comporte aussi deux séquences :

Séquence IV :  « Ma nièce avait ouvert la porte ».

Le passage de la IIIème à la IVème Séquence est marqué par des disjonctions

  • typographique et
  • actorielle : l’officier

– La Séquence V est annoncée à la fin de la précédente, avant l’espace blanc, par une disjonction logique :

« Mais je ne connais pas le chemin »

Séquence V : « Je les entendis traverser l’antichambre »

Le passage est marqué par des disjonctions

  • logique : « mais »
  • actorielle : l’officier part ;
  • énonciative : le monologue de l’officier ( Séquence IV ) vs le silence ( séquence V ) : «

 » nous restâmes silencieux ».

Le troisième bloc typographique comprend 5 séquences :

Séquence VI : Elle commence par « Le lendemain matin ».

Le passage est marqué par des disjonctions

  • typographique
  • temporelle ;
  • actorielle : l’officier est à nouveau présent.

Une sous-séquence est marquée par une disjonction actorielle :

« Il sortit » ( l’officier n’est plus présent).

Séquence VII

 Elle est distinguée par des disjonctions

  • temporelle : « Les choses changèrent brusquement un soir »
  • d’ambiance : « une neige fine mêlée de pluie terriblement glaciale et mouillante »

Séquence VIII :  « L’officier apparut »

On relève des disjonctions :

  • actorielle ;
  • d’ambiance : « il était en civil » ;
  • énonciative : le monologue (séquence VIII ) vs le silence (séquence VII).

La séquence IX est annoncée à la fin de la précédente: « puis il sortit ».

Séquence IX :

Une disjonction actorielle : l’officier n’est plus présent.

Séquence X

 Des disjonctions :

  • typographique
  • temporelle : « depuis ce jour »
  • d’ambiance : « ce fut le nouveau mode de ses visites »

Séquence XI :  « Il dit une fois ».

On note la présence de disjonctions :

  • temporelle
  • actorielle : l’officier est présent.

Sous-séquence :

  • Une disjonction logique : « mais ».

Séquence XII

Elle est marquée par des disjonctions :

  •  typographique
  •  temporelle : « un soir ».

Séquence XIII : « Il se leva, rejoignit le feu »

 Une disjonction énonciative : monologue ( Séquence XIII ) vs le silence et la musique (Séquence XII)

– Séquence XIV

 On note des disjonctions :

  •  typographique
  •  temporelle : « Je ne puis me rappeler aujourd’hui »

Séquence XV

Elle est délimitée par des disjonctions :

  •  temporelle : « Un jour »
  • spatiale : « dans la forêt »
  • actorielle : l’officier et une jeune fille allemande

Séquence XVI

 On relève des disjonctions :

  •  spatiale : nous sommes de nouveau dans la maison de la nièce
  •  actorielle : l’officier, la nièce et son oncle

Séquence XVII

Elle est signalée par des disjonctions :

  • typographique
  • temporelle : « les longs jours printaniers arrivaient »

Séquence XVIII

 On note des disjonctions :

  •  spatiale : Paris
  • axiologique ( = ambiance et « valeur figurative du discours ») : euphorie

Séquence XIX

 On relève des disjonctions :

  •  typographique
  •  actorielle : l’absence de l’officier

Séquence XX

Les disjonctions sont :

  •  temporelle : « Un jour je dus aller à la Kommandantur » ;
  •  actorielle : « Werner von Ebrennac sortit de son bureau », « Il parlait au sergent » ;
  •  d’ambiance (axiologie figurative) : dysphorie ( Séquence XX ) vs euphorie (Séquence XIX) : « Il me paraissait pâle et tiré », « ( … ) Il s’enferma »

Séquence XXI

 On note des disjonctions :

  •  actorielle : la nièce et son oncle
  •  temporelle : « tout au long de la soirée »

Séquence XXII

 On constate la présence de disjonctions :

  •  temporelle : « ce fut trois jours plus tard »
  •  d’ambiance : « Il pleuvait durement (…), une pluie qui baignait l’intérieur même de la maison d’une atmosphère froide et moite »
  • énonciative : « Entrez, monsieur »

Séquence XXIII

 On constate des disjonctions :

  •  actorielle : l’officier, l’oncle et sa nièce
  •  d’ambiance : « Il était en uniforme »
  •  axiologique : « Il resta ainsi quelques secondes droit, raide et silencieux le visage si froid si parfaitement impassible » ( = dysphorie).

Séquence XXIV : « J’avais un ami, c’était mon frère »

 Des disjonctions :

  • actorielle : l’officier, son « frère » et les autres
  • spatiale : Paris

Séquence XXV : « Ses yeux s’ouvrirent très grands »

 Des disjonctions :

  • actorielle : l’officier, l’oncle et sa nièce
  • spatiale : la maison de la nièce

Séquence XXVI

 On note des disjonctions :

  •  temporelle : « soudain »
  •  d’ambiance : « Son expression sembla se détendre. Le corps perdit de sa raideur (…) Je crus voir flotter sur ses lèvres un fantôme de sourire »

Séquence XXVII

On relève des disjonctions :

  •  typographique
  •  temporelle : « Il était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale »
  •  actorielle : la nièce et son oncle
  • énonciative : le silence ( Séquence XXVII ) vs le monologue et  l’« adieu » de la Séquence XXVI.

« Dehors luisait au travers de la brume un pâle soleil. »

***

En résumé, le récit se divise en 27 séquences  et 2 épisodes successifs

a ) premier épisode :

– situation finale : le séjour à Paris

– situation initiale : l’officier à la maison

– transformation successive par le silence

b ) deuxième épisode :

– situation finale : départ de l’officier pour le front russe

– situation initiale : séjour à Paris

( La situation finale du premier épisode est amenée à constituer la situation initiale du deuxième épisode par une transition : la prise de conscience de von Ebrennac)

Transformation progressive : plusieurs étapes amènent l’officier jusqu’au départ. On peut l’illustrer par le schéma suivant (axe sémantique) :

S——————t———————-S’

Transformation progressive : t

S ( = Le silence de la nièce et de son oncle———->  t1 ( = séjour à Paris)———-> S’ ( = prise de conscience)

Transformation progressive : t2

S’ ( = Séjour à Paris)———->  t2 ( = L’oncle brise le silence : « Entrez monsieur »)———-> S’’ ( = prise de décision par l’officier ; La nièce brise le silence : « Adieu »)

La structure narrative :

( = le schéma actantiel de A.J. Greimas) :

DESTINATEUR————> OBJET————->DESTINATAIRE

ADJUVANT—————–> SUJET <————–OPPOSANT

Dans la première partie (les séquences I à XVI ) Werner von Ebrennac agit selon l’ordre établi en croyant agir au nom du Bien.

La situation se renverse grâce au pivot que constitue le séjour à Paris (le voyage initiatique ) Désormais l’officier connaît la vérité.

Premier épisode :

  • SUJET d’état : l’officier
  • OBJET apparent : détruire la France
  • OBJET réel : aimer la France
  • SUJET de la quête : l’officier
  • OBJET de la quête : la nièce ( = l’amour de la nièce)
  • OPPOSANT : La nièce et son oncle

Werner von Ebrennac dans sa « quête » rencontre les OPPOSANTS (la nièce et son oncle). Ceux-ci ont un statut de SUJET puisqu’ils poursuivent un OBJET (résiter à l’occupant : l’officier allemand/adopter l’individu : le musicien). Comme l’OBJET qu’ils poursuivent est en même temps un SUJET, on peut les qualifier d’anti-SUJETS.

Dans la Séquence XIII, un autre « actant » (les amis de l’officier) prend l’officier comme OBJET (ils lui apportent le « savoir » sur son/leur véritable OBJET)

  • SUJET (opérateur de la transformation) : les amis de Werner
  • OBJET : l’officier

Les deux SUJETS (la nièce, les amis) tiennent le même rôle actantiel d’anti-SUJETS, mais ils se distinguent, en tant qu’acteurs, en ce sens que l’un agit par le silence (la nièce) et l’autre par la force persuasive : « C’est notre droit et notre devoir » ( Séquence XXV )

  • SUJET : la nièce, l’oncle
  • OBJET : l’officier
  • SUJET : les amis

Les amis de Werner von Ebrennac réalisent un programme répondant au rôle figuratif, qui les prédétermine à devenir l’anti-SUJET. L’officier refuse d’accepter leur véritable quête :

« Ils éteindront la flamme tout à fait ! L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière !« 

On assiste à une confrontation entre l’officier et ses amis. Ils se placent aux antipodes, puisque leurs programmes s’opposent :

  • SUJET : l’officier//OBJET : sauver la France vs
  • SUJET : les amis//OBJET : détruire la France

Les amis tiendront donc le rôle d’anti-SUJET, mais ils apparaissent également comme anti- DESTINATEURS en dissuadant l’officier de sa quête, en se moquant de lui :

« Ils m’ ont blâmé ».

L’intervention se situe sur le plan cognitif : elle exerce un « faire persuasif » en présentant au DESTINATAIRE-SUJET un « savoir » sur l’OBJET désiré :

« Nous ne sommes pas des fous ni des niais : nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera.« 

En revanche, l’OBJET se subdivise en deux aspects :

  • positif : l’officier aime la France :

« Maintenant j’ai besoin de la France je demande qu’elle m’accueille. Ce n’est rien être chez elle comme un étranger ( … ). Sa richesse, sa haute richesse, on ne peut pas la conquérir. Il faut la boire à son sein, il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternel »

« je le pense avec un très bon coeur : je le pense par amour pour la France. »

  • négatif : il est déchiré parce qu’il se sent aussi allemand :

« Mais pour la musique, alors c’est chez nous : Bach, Haendel, Beethoven, Wagner, Mozart… »

La nièce et son oncle deviennent aussi le DESTINATEUR puisqu’ils l’aident à identifier son attachement pour la France.

  • DESTINATEUR : la nièce et son oncle
  • DESTINATEUR : les amis
  • OBJET :
  • – l’aspect positif : l’amour de la FRANCE.
  • -l’aspect négatif : détruire la France.
  • DESTINATAIRE : l’officierLe « savoir » sur l’aspect négatif est transmis par l’anti-DESTINATEUR, dans le but de supprimer le « vouloir » du SUJET en lui proposant une autre quête, celle qui a été jusque là la quête apparente de l’officier.Les Séquences XXI à XXIV constituent une transition entre les deux épisodes. Elles montrent que l’officier est sous le choc, dans un état d’hésitation. Il est pris entre deux « possibles narratifs », dont l’un n’est pas accepté et l’autre est impossible parce que manque la modalité du « pouvoir » : »Il n’y a pas d’espoir. »On peut schématiser la situation comme suit :
  • DESTINATEUR (1) : La nièce et son oncleOBJET (1) : La France sauvée ; l’accord avec sa propre conscience ; le désaccord avec ses compatriotes.
  • DESTINATEUR (2) : les amis
  • OBJET (2) : la France détruite. l’accord avec ses compatriotes. le désaccord avec sa propre conscience.
  • DESTINATAIRE : l’officier

Tout au long du récit, Werner von Ebrennac ne parvient à communiquer ni avec la nièce (par le langage non verbal), ni avec son « frère » et ses amis (par le langage verbal) :

On a donc : S V 0 (x, Y)

S (le SUJET) = l’officier

O (l’OBJET) = la communication x : les amis et son « frère »

y : la nièce et son oncle S V O (x), S /\ O (y)

La quête de la nièce et de son oncle, qui apparaît dans la première partie du récit, a pour but d’ignorer l’officier :

  • D’un accord tacite nous avions décidé, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail : comme si l’officier n’existait pas ; comme s’il eût été un fantôme.« 

L’officier veut briser ce silence :

  • Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France.« 
  • DESTINATEUR : la nièce et son oncle
  • OBJET : le silence
  • DESTINATAIRE : l’officier
  • SUJET : La nièce

et

  • SUJET : l’officier
  • OBJET : Briser le silence ( l’amour)
  • DESTINATAIRE : la nièce et son oncle

La tentative du DESTINATEUR échoue :

« Entrez, monsieur » (la fin de la Séquence XXII) ; « Adieu » (la fin de la Séquence XXVI) S1 /\ O => S1 V 0

Où :

S1 : la nièce et son oncle 0 : le silence

L’opposition silence/ non silence traduit des rôles actantiels OPPOSANT/ ADJUVANT. Ces rôles sont assumés par l’actant anti-SUJET et ils permettent à l’officier d’atteindre l’OBJET de sa quête.

Cependant, on peut s’apercevoir que le rôle de l’oncle se distingue de celui de la nièce : « C’est peut être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot » ( Séquence VIII )

L’oncle devient l’ADJUVANT en essayant de briser le silence, tandis que sa nièce n’apprécie pas son attitude. On peut en conclure, qu’elle commence à se constituer comme l’OPPOSANT non seulement de l’officier, mais aussi de l’oncle. :

« Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignes. Je me sentis presque un peut rougir. »

En ce qui concerne la situation de Werner von Ebrennac ; suite à un « faire interprétatif » (le souvenir de la conversation à Paris), le « savoir » sur l’OBJET (2) l’amène à un jugement de valeur sur ses amis et provoque un « non-vouloir » d’accepter leur quête :

« Ils feront ce qu’ils disent ! Avec méthode et persévérance ! Je connais ces diables acharnés ! »

Il doit donc prendre une décision.

A cause du silence de la nièce et de son oncle l’officier éprouve un sentiment de malaise. Dans cette situation, il éprouve un manque. On peut donc constater que grâce à ce silence il reçoit la modalité du « vouloir ». Cependant, pour accomplir une performance quelconque, il faut que le SUJET non seulement le veuille, mais qu’il en soit capable (qu’il ait un certain « pouvoir »)

ID (X) (1 y (0)] (x » & ([ X (ID)] (x »

Faire : « pouvoir-faire » + « vouloir-faire » = compétence Le vouloir est exprimé :

« 0 Dieu Montrez moi où est MON devoir ! » Comment acquiert-il le « pouvoir » ?

  • a) Il obtient la permission d’aller sur le front russe :

J’ai demandé à rejoindre une division en campagne. Cette faveur m’a été accordée. »

  • b) Il obtient un « Adieu » de la part de nièce ( Séquence XXVI)

Dans la Séquence XXVI on peut percevoir une épreuve glorifiante, puisque l’officier atteint son OBJET. Il accomplit en même temps l’épreuve principale : il est conjoint à son OBJET.

Dans l’épreuve glorifiante, son DESTINATEUR le félicite de sa performance, ce qui apparaît dans le mot « Adieu »

Conclusion

Wemer von Ebrennac est à la fois vainqueur et vaincu :

  • vaincu : il échoue sur le plan pragmatique ; il décide de mourir ; il ne parvient pas à changer la quête de ses amis
  • vainqueur : il atteint le but de sa deuxième quête et il fait échouer la quête de la nièce (il lui fait rompre le silence) :

« Et il sourit. », ce qui signifie une victoire sur le plan cognitif.

Le contenu thématique :

(le « carré sémiotique » d’A.J. Greimas) :

  • Perspective paradigmatique :
  1. L’axe sémantique S—————-S’ concerne la situation sociale de l’individu, déchiré entre la soumission à l’ordre établi et sa propre conscience (être en accord avec soi-même) :

S = Soumission à l’ordre établi

S’ = la paix intérieure

1/S = non paix intérieure

1/S’ = non soumission à l’ordre établi

Dans ce texte, la soumission de l’individu à l’ordre établi et sa paix intérieure s’opposent. L’officier doit choisir entre son identification avec la société et l’harmonie intérieure. Malgré l’intervention de l’anti- SUJET (ses amis et son « frère ») il choisit la seconde.

On peut aussi analyser la situation sous un autre angle :

S———————–t————————-S’

S = Allemagne inhumaine

S’ France humaine

1/S France non-humaine .

1/S Allemagne non-inhumaine

  • Perspective syntagmatique :

a) On reprend les termes du « carré sémiotique » ( perspective paradigmatique) et on indique à l’aide de flèches le parcours suivi par le récit ( perspective syntagmatique) :

S1 : Soumission à l’ordre établi mais

la paix intérieure S2 ( XXVI_ XXVII)

1/S1 : non-soumission à l’ordre établi  (Xl –>XXV)

Le récit commence au point S1 où l’officier accepte ( en apparence) l’ordre établi, en croyant défendre le Bien.

Une transformation s’opère lorsque l’officier obtient du savoir sur l’OBJET (2) et il le refuse : le récit nie S1 et pose 1/S1.

1/S1 implique S2 : refuser la soumission signifie opter pour un autre OBJET. Werner von Ebrennac hésite mais en fin de compte choisit l’harmonie intérieure. La Séquence XXVI se situe au point S2

S V O

S : l’officier

0 : la paix intérieure

b) Le parcours du récit aperçu sous un autre angle commence en 1/S mais

au point S1 où l’officier s’identifie en apparence avec ses amis allemands, donc avec « inhumain ».

Une transformation a lieu pendant son séjour à Paris, où sa hiérarchie de valeurs s’écroule et où il est tout à coup privé de ses illusions (deux parts se confondent et luttent en lui). Par contre, il n’est pas prêt tout de suite à supporter la lumière :

« Il dit Oh welch’ein Licht ! pas même un murmure ; et comme si en effet ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière, il les cacha derrière son poignet. »

Peu après, le récit nie S1 et pose 1/S1

S’ implique S2 mais l’officier ne l’atteint pas totalement, puisqu’il n’arrive pas au point où il s’identifierait avec les Français pour lutter contre l’Allemagne. Une nouvelle âme est née, mais ce n’est pas un homme nouveau. Tout ce que von Ebrennac aime est frappé d’ambivalence. Il a deux patries en lui. Cependant son progrès vers S2 (« humaine ») est considérable.

On peut établir le schéma suivant : Allemagne = inhumain

Le récit se déroule en trois étapes : S2 France humain

S1 : non-inhumain

– 1) équilibre et euphorie :

La situation initiale est équilibrée, conforme à l’ordre établi : l’officier se croit sur la bonne voie pour accomplir sa quête avec ses compatriotes. Il est heureux :

  • « Je me réjouis d’aller à Paris ( … ) C’est un grand jour pour moi. ( … ) A Paris, je suppose que je verrai mes amis, dont beaucoup sont présents aux négociations que nous menons avec les hommes politiques, pour préparer la merveilleuse union de nos deux peuples« .

– 2) équilibre perturbé et dysphorie : L’officier apprend la vérité. Il est désespéré

  • « la voix était sourde, sourde, sourde »
  •  « Ses lèvres tremblèrent, des lèvres de malade à la fois fiévreuses et pâles. »
  •  « Il secoua la tête comme un chien qui souffre d’une oreille. ( … )II était toujours immobile, raide et droit « .

Le rythme du récit s’accélère (crescendo) afin de ralentir dans l’étape suivante :

  • » Soudain son expression sembla se détendre. »

– 3) équilibre rétabli et euphorie

L’officier trouve l’issue qui lui assure l’harmonie intérieure (diminuendo) :

  • « Le corps perdit de sa raideur. Je crus voir flotter sur ses lèvres un fantôme de sourire… »
  • « Les yeux de Wemer brillèrent. Et il sourit, de sorte que la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante. »

La signification profonde du texte apparaît alors :

L’ordre social est très puissant (l’officier ne peut pas réaliser sa première quête). Le refus de l’accepter est très coûteux, c’est la mort :

  • « je suis autorisé à me mettre en route Pour l’enfer ( … ) vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres ».

C’est le prix que Werner von Ebrennac décide de payer pour être en accord avec sa propre conscience ; le prix qu’il décide de payer pour son sourire…

Conclusion

 

La guerre change les hommes. On ne montre son vrai visage que dans les conditions extrêmes. Il est vrai qu’avoir la capacité de se prononcer clairement pour un des deux côtés, pourrait être une solution idéale. Néanmoins, n’oublions pas que la « duplicité » de l’âme de von Ebrennac (son ambivalence) existe et existera toujours. Il en est tout à fait conscient.

C’est pourquoi son choix est si prudent : pour ne pas tomber dans un autre extrême. N’exigeons pas de lui de dépasser sa nature. Ce n’est pas de la poltronnerie, mais c’est le maximum de sa performance psychologique. La tranquillité de son âme en est la preuve principale. Werner von Ebrennac, reste fidèle à ses principes : aimer la France et respecter l’Allemagne, par dessus tout en restant « humain ».

***

Bibliographie

 

Everaert-Desmedt, N., « Sémiotique du récit », Paris, Editions Universitaires, 1988.

Greimas A. J., Courtes J., « Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage », Paris, Hachette t. 1, 1979 ; t. 2 1986.

 Barthes, R., « L’aventure sémiologique », Paris, Seuil,1991.

***

Table des matières :

 

Introduction

Résumé de la nouvelle

La segmentation du texte

La structure narrative

Le contenu thématique

a) Perspective paradigmatique

b) Perspective syntagmatique

Conclusion

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Aneta OLDAKOWSKA dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

La bipolarité de l’espace textuel dans « Un balcon en forêt » de Julien GRACQ

 » Si l’espace existe, où donc serait-il ?  Car toute chose existante est en quelque chose; et qui est en quelque chose est en un certain lieu. Dès lors, l’espace sera en un certain espace et ainsi de suite jusqu’à l’infini : dès lors l’espace n’existe pas.  »   Zénon (1)

 » Dans ses mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. L’espace sert à ça. «   Gaston Bachelard (2)

 

REMARQUES

GRACQ utilise souvent l’italique . Pour éviter des confusions, j’ai renoncé à employer ce dernier. L’italique, dans mon travail, reproduit donc celui qui figure dans le texte original. Le gras et le souligné correspondent à mon intervention .

« B.F. » est l’abréviation pour « Un balcon en forêt » dans mon travail.     L’édition que j’ai utilisée et à laquelle renvoient les citations, est celle de 1992 (17e tirage) .

Dans « Un balcon en forêt » de Julien GRACQ, l’espace, au travers de ses nombreux éléments, est omniprésent . Quant au code spatial, deux aspects sont prédominants :

L’ espace « culturel »privé (la maison forte), englobé dans un espace « naturel » végétal public (la forêt).

Dans notre récit, l’espace textuel – qui peut être naturel ou culturel, public ou privé, végétal ou aquatique, englobant ou englobé, etc. – ‘vit’, comme nous allons le voir. C’est-à-dire qu’il est silencieux ou bruyant, sec ou humide, protecteur ou menaçant, et peut même respirer, ou même causer la mort. Nous constatons donc une bi- polarité permanente entre les caractéristiques de l’espace, une tension bipolaire qui représente un défi pour le héros.

La question de l’importance de l’espace textuel gracquien s’impose automatiquement. Evidemment, il ne s’agit guère d’un simple décor devant lequel se déroule une histoire. Comme le constate EIGELDINGER,  « la description ne sert jamais de cadre purement extérieur, elle est associée au drame intérieur vécu par les personnages . Ce sont avant tout l’eau et la forêt qui déterminent le climat et la substance romanesques, qui suscitent le décor mythique dans lequel s’inscrit l’existence des héros. » (3)

RESUME

A l’automne 1939, Grange, lieutenant dans l’armée française, rejoint son affectation au « blockhaus des hautes Falizes« , situé dans l’Ardenne française, au-dessus de la vallée de la Meuse. Ce fortin a pour fonction d’éviter que les blindés allemands, après avoir traversé la Belgique, avancent jusqu’à la Meuse. Mais, vu l’équipement militaire plutôt ridicule, le lieutenant et ses trois soldats, Olivon, Hervouët et Gourcuff, ne semblent pas pouvoir accomplir cette tâche. Malgré le risque de mort et malgré la possibilité de changer de compagnie, Grange tient à rester à sa maison forte, car il est fasciné par la vie dans la forêt solitaire qu’il vient de découvrir. Il apprécie la vie en forêt grâce aussi à sa relation harmonieuse avec Mona qui semble être elle-même un élément ou un esprit de la forêt. Elle habite dans un hameau, à la lisière de la forêt, non loin du blockhaus. Grange essaie de tenir à l’écart de ses pensées la réalité de la guerre le plus longtemps possible et de plonger dans le monde imaginaire de la nature. Lors d’une attaque de blindés allemands, Olivon et Hervouët meurent et Grange et Gourcuff sont blessés. Cette rencontre avec la réalité brutale de la guerre pousse Grange à fuir définitivement dans le monde de ses rêves. Grièvement blessé, il se traîne jusqu’au hameau et, finalement, à la maison que Mona a déjà quittée. Il fuit à nouveau dans un état de rêve, hors de toute réalité de temps et d’espace.

I. LA MAISON FORTE, UN ESPACE CULTUREL

1.1. Introduction

« […] La maison est notre coin du monde. Elle est […] notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos » (4) . BACHELARD insiste sur le fait que la maison représente un espace très important pour l’évolution de la psyché et qu’elle n’est pas simplement un lieu qui sert d’habitation : « La maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix. […] La maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme.   […] Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être humain . Avant d’être ‘jeté au monde’ [. ..], l ‘homme est déposé dans le berceau de la maison . Et toujours, dans nos rêveries, la maison est un grand berceau » (5). Selon BACHELARD, la maison fait partie des trois « grandes images de refuge : la maison, le ventre, la grotte » (6) . Ainsi « la maison est aussi un symbole féminin, avec le sens de refuge, de mère, de protection, de sein maternel » (7) . En une seule phrase, BACHELARD résume  : « La maison est un corps d ‘images qui donnent à l’homme des raisons ou des illusions de stabilité. » (8)

1.2. Définitions de « maison forte »

Comment Grange habite-t-il son « espace vital en accord avec toutes les dialectiques de la vie » ; comment s’enracine-t-il dans son « coin du monde« ?  (9)

« Une maison-forte , songeait-il , qu’est-ce que cela peut être ? » (B.F., page 15)

La ‘maison forte des Hautes Falizes’ « n’était pas une maison comme les autres. Quand on s’était chaussé et qu’on marchait sur le béton nu, le choc des talons ferrés faisait un bruit mat, sans vibration et sans résonance, comme si on avait marché sur une route neuve ou sur une culée de pont » (B.F., page 25). Il s’agit d’un bâtiment en deux parties : le rez-de-chaussée « était un bloc de béton assez bas où on accédait vers l’arrière par une porte blindée » (B.F., page 20).  « Sur ce bloc trapu reposait comme sur un socle trop étroit l’étage débordant d’une maisonnette, où on accédait latéralement par un escalier de fer ajouré » (B.F., page 21). La fonction du bâtiment est « d’interdire aux blindés ennemis l’accès des pénétrantes descendant de l ‘Ardenne belge vers la  ligne de la Meuse » (B.F., page 20).

On ne trouve pas moins de cinq ‘essais’ de définition, déjà, dans la première description [de la maison forte], annonciateurs du déploiement d’un vaste réseau d’identifications à travers tout le texte […] » (10) :

  • « une sorte de chalet savoyard » (B.F., page 20)
  • « comme un aérolithe au milieu de ces fourrés perdus » (B.F., page 20)
  • « La laideur en était celle des corons ouvriers » (B.F., page   21)
  • « celle […] des maisonnettes de garde-barrière » (B.F., page·21)
  • « ce mastaba de la préhistoire avec une guinguette décatie de la pire banlieue » (B.F., pp . 21-22)

Nombreux sont les autres termes utilisés dans le récit pour désigner cette maison forte :

  • « blockhaus« , p.- ex. B .F., pp. 20, 21, 24, 33, 49, 72, 77. (terme militaire provenant d’ailleurs de l’allemand)
  • « maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt« , B.F., page 22. (Cette expression est utilisée au moment où Grange se réveille après avoir passé la première nuit à la maison forte. Le terme ‘maisonnette‘ est beaucoup moins administratif. L’auteur utilise cette formulation parce qu’elle engage nettement plus la subjectivité du personnage.)
  • « la maisonnette de fées« , B.F., page 25. (Cette expression révèle quelque chose de mystérieux qui rappelle les contes de fées, quelque chose d’à la fois fascinant et menaçant .)
  • « fortin« , p. ex. B.F., pp. 26, 33, 72, I 05. (‘Fortin‘ est également un terme militaire, mais qui nous renvoie plutôt à l’époque médiévale. Ce mot marque la solidité du bâtiment ainsi que son efficacité sur le plan militaire.)
  • « la maison« , p. ex. B.F., pp. 26, 37, 41, 51, 90, 104. (Cette expression est très neutre. Le mot ‘maison‘ nous indique la fonction non-militaire de ce bâtiment : maison d’habitation, foyer, refuge, le ‘chez-soi’.)
  • « ce béton vacant que visitait seulement de temps à autre une commission officielle« , B.F., page 29. (terme qui montre un certain sentiment d’infériorité, sa solitude et son manque d’utilité sur le plan militaire.)
  • « leur ermitage« , B.F., page 69. (Cet expression marque la solitude des quatre habitants de la maison forte.)
  • « chaumine« , B.F., page 78. et « bungalow« , B.F., page 78. (Utilisés avec une intention ironique, ces deux mots expriment le sarcasme du personnage qui les prononce : le lieutenant de cavalerie.) ·
  • « drôle de turne » et « Ca fait assez caveau de famille […] » sont deux expressions d’une ironie macabre utilisées par le lieutenant de cavalerie (B.F., page 79) à propos du ‘bloc‘. MONBALLIN (11) y voit même une fonction prédictive : le ‘bloc‘ sera effectivement le caveau d ‘Hervouët et d’Olivon (cf. B.F. pp . 237-238) .
  • « le chalet minable » (B.F., page 139) (Ce mot symbolise l ‘aspect ridicule de l’édifice).

1.3. Sa maison

Le Lieutenant Grange vit dans une maison qui n ‘est pas ‘sa maison’ : la ‘maison forte‘ est pour lui – en tant qu’aspirant dans l’armée française – son lieu de travail. Mais Grange s’attache progressivement à cette maison, elle devient – peu à peu – ‘la sienne’.

Lorsque Grange y arrive, le capitaine Vignaud lui dit : « Vous êtes chez vous« . Vu que l’endroit est peu pittoresque, l’attachement personnel ne se fait pas immédiatement. La première impression, plutôt euphorique, du lieutenant (« la silhouette lui parut singulière ; une sorte de chalet savoyard« , B.F., page 20) se révèle trompeuse :

« C’était un bloc de béton […] trapu [sur lequel] reposait […] l ‘étage débordant d’une maisonnette » (B.F., pp. 20, 21)

Non seulement l’allure, mais aussi l’état du bâtiment sont peu accueillants :

  • « Des espèces de dartres fongueuses […] laissaient suppurer sur les parois des taches humides » (B.F., pp. 20,21).
  • « La laideur […] [de la maison] était celle des corons ouvriers ou des maisonnettes de garde-barrière ; les hivers […] avaient rongé l’appareillage mesquin, arraché le crépi par plaques, charbonné à l’aplomb des fenêtres et des marches de l’escalier de longs pleurs de rouille qui descendaient jusque sur le béton » (B.F., p. 21).

MONBALLIN constate que « l’ensemble [des descriptions de la maison forte] concourt […] à produire une impression dominante : la laideur […], et il s’en dégage un faisceau de traits qui font reconnaître dans la maison forte les configurations principales de ‘l’espèce de forteresse ruineuse’. Les plus frappants dans cette description initiale sont les motifs de la dégradation : humidité, moisissure [ 12], que le texte reprend plusieurs fois […] » 13. Dans les descriptions de la dégradation de la maison forte, GRACQ se sert de deux éléments du code sensoriel, la vue et l’odorat, qui sont continuellement mêlés :

« Un suintement de caverne ruisselait sur les murs en larges plaques luisantes[ …]. De la forêt montait une odeur lourde et muqueuse qui prenait à la gorge – l’odeur moisie des caves murées et des champignonnières » (B.F., page 79).

Pourtant, Grange ne s’y déplaît pas. Il apprécie surtout la situation de la maison forte : « Il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette […] au fond de la forêt« . (B.F., p. 22). Son attachement à ce bâtiment est donc dû tout d’abord à sa position de lieutenant, fonction plutôt administrative. Il est le chef des habitants: « Grange se faisait l’effet d’ être le concierge […] de ce béton vacant » (B.F., page 29).

Les fréquentes expressions qui appartiennent au langage militaire comme « blockhaus » et « fortin » nous rappellent toujours la fonction officielle de l’édifice. Mais, à certains moments, on sent bien son attachement personnel à la maison forte :

Lorsque le lieutenant de cavalerie, dont le char est tombé en panne, traite la maison forte, avec une intention ironique, de « bungalow » (B.F., p. 78) , de « turne » (B.F. 79) et de « caveau de famille » (B.F., p. 79), Grange « ne se [sent] plus de très bonne humeur » (B.F., p. 80). Le lieutenant de cavalerie critique l’équipement technique du blockhaus. Mais Grange a déjà quitté le niveau de l’objectivité. Il se sent blessé par les attaques contre l’honneur de ‘sa maison’ . Faute d’arguments, Grange, « malcontent et furieux » (B.F., p 82), n’ose pas la contre-attaque.

Une seule fois, il essaie de défendre, d’une manière plus émotionnelle qu’ objective, la maison forte en faisant allusion au ‘lieu de travail’ peu agréable des cavaliers : « Dans vos engins, quand l’huile se met à chauffer… » (B.F., page 80). Sa critique ne concerne donc ni l’aspect technique des chars, ni leur fonction, mais uniquement le lieu, c’est-à­-dire l’espace.

De même, dans un autre passage, nous apprenons l’attachement émotionnel de Grange à la maison forte : « Qu’est-ce que tu peux bien faire, chéri, dans cette maison qui est si laide ? lui disait-elle [Mona] parfois » (B.F., p. 90). Cette question restera toujours sans réponse. Même Grange ne trouve pas d’explication rationnelle. Et il ne s’y intéresse pas. Il fuit ces questions en les ignorant.

L’attachement de Grange pour la maison forte se manifeste de plus en plus clairement :

  • « Ce n’était pas tellement le danger qui le préoccupait en cas de vraie guerre, c’était le mouvement: le pire malheur était d’avoir à quitter la maison forte » (B.F., p. 94).
  • « […] le sentiment plus vif qu’il avait de rentrer chez lui […] son monde installé autour du poêle [. ..] dans la salle commune. » (B.F., page 51)

MURSA remarque que Grange développe également une affinité avec les personnes qui habitent le même espace (14) :

« Avant de se coucher, il s’arrêtait un moment devant la porte du carré (15) que les hommes entrebâillaient la nuit pour laisser entrer la chaleur du poêle ; il en venait un bruit de respirations sonores et saines qui lui plissait les joues malgré lui dans le noir : le monde autour de lui était douteux et mal sûr, mais il y avait aussi ce sommeil. ‘Tous les quatre’ songeait-il […]. Il s’étonnait de penser que quinze jours plus tôt il ne savait même pas leur nom. » (B.F., page 41)

Plus loin, le texte est également très explicite :

« […] Grange entendait sous ses fenêtres le pétillement d’un grand feu de fagots qu’Olivon allumait chaque matin […]; les hommes s’attroupaient de bonne heure à sa chaleur (…]. Grange se plaisait à ce murmure matinal sous ses fenêtres où sa maison (16) commençait à bruire pour toute la journée » (B.F., p. 109). C’est à partir de ce moment-là que la maison forte sera ‘la sienne’ ou – exprimons-nous avec un terme de BACHELARD – elle sera son « coin du monde » (17).

Dès lors, certains éléments du lieu ne sont plus déterminés par de simples articles mais par des adjectifs possessifs. Ces changements formels sont révélateurs d’une évolution du personnage.  Celui-ci semble s’approprier l’espace qui l’entoure :

  • « Quand Grange descendait son escalier au petit matin, pour fumer sur la laie, […] il y avait une perle de gelée blanche à chaque brin d’herbe. » (B.F., page   83)
  • « Souvent, en rentrant dans sa chambre, il trouvait sur sa table le courrier que Gourcuff [. ..] avait monté du bataillon. » (B.F., page 123)
  • « Il s’accoudait à sa table [. . . ]. (B.F., page 125)
  • « […] les soirs où il y avait sur son bureau ‘des papiers‘. » (B.F., page   126)
  • « La nuit du neuf au dix mai, l ‘aspirant Grange dormit mal. II s’était couché la tête lourde, toutes ses fenêtres ouvertes à la chaleur précoce que la nuit même de la forêt n’abattait pas. […] Puis l’impression se localisa, et il comprit qu’une vitre de sa fenêtre […] tremblait et tressautait sans arrêt dans son cadre. C’est ma vitre, se dit-il […]. » (B.F., page 166)
  • « Grange offrit à boire au sous-lieutenant qui passait avec la dernière section et à ses hommes, déjà suants. Il avait soudain devant eux un peu honte de sa cave trop garnie. » (B.F., page 175)18

L’utilisation de la locution adverbiale « chez lui » corrobore ce phénomène d’appropriation de l’espace par Grange :

« S’il rentrait tard, avant même d’entrer chez lui il devinait si des papiers étaient montés de Moriarmé […]. (B.F., page 123)

1.4. La maison et les souvenirs

L’ être abrité, selon BACHELARD, « sensibilise les limites de son abri. Il vit la maison dans sa réalité et dans sa virtualité, par la pensée, et les songes« . (Pour être précis, il faudrait ajouter : aussi bien par les rêves que par les rêveries. Car « les rêveries peuvent être bien différentes des rêves » ( 19 ).) « Tout un passé vient vivre, par le songe, dans une maison nouvelle . […] Ainsi la maison ne se vit pas seulement au jour le jour, sur le fil d ‘une histoire, dans le récit de notre histoire . Par les songes, les diverses demeures de notre vie se compénètrent […] » (20)

Dans « Un balcon enforêt », cette thèse bachelardienne ne se confirme pas clairement. Nous ne trouvons dans le texte que très peu d’informations sur le passé de Grange. PLAZY note « […] qu ‘on se demande ce qu’il a bien pu laisser derrière lui, ce qu’a été sa vie avant la guerre [. ..]. Il n’y a vraiment en lui rien de cette nostalgie qu’on prête d’ordinaire aux soldats éloignés du foyer ( …] ». (21) Les hypothèses que l’on peut formuler quant au passé du héros sont donc suscitées par de rares éléments qui, cependant, dans la plupart des cas, se focalisent dans l’espace de la ‘maison’ . Par exemple, le fait qu’il lise et relise (à l ‘intérieur de la maison forte!) des livres de Shakespeare, de Gide et de Swedenborg (ce dernier même en langue anglaise!), nous fait supposer qu ‘il est issu, vu son niveau intellectuel élevé, d’une famille aisée, d’une famille bourgeoise qui pouvait permettre à son fils, malgré la crise économique de l’époque, de poursuivre des études (22) . Peut-être Grange habitait-il auparavant en Bretagne, puisque la lumière nocturne de la forêt, perçue depuis l’intérieur de la maison forte, lui rappelle les phares d’une île bretonne (23 ).

« Quand, dans la nouvelle maison, reviennent les souvenirs des anciennes demeures, nous allons au pays de l’Enfance Immobile [. ..]. Nous vivons des fixations, des fixations de bonheur  » (24).  C’est justement ce phénomène qu’on retrouve dans notre récit : « Grange prolongea longtemps le demi-sommeil […] dans l’aube déjà claire à toutes les vitres ; depuis son enfance, il n’avait éprouvé de sensation aussi purement agréable: il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette […] ». (B.F., page 22)

1.5. La maison forte, espace clos

La clôture du blockhaus « se présente à son tour à la fois comme refuge et comme prison » (25) . La solidité de ce petit bâtiment, qu’impliquent les expressions ‘maison forte ‘, ‘fortin ‘ et ‘blockhaus ‘ ainsi que « coffre-fort » (p. ex. B.F., page 33), peut signifier la qualité d ‘un refuge. Mais elle est aussi un trait caractéristique de la prison :

  • « Cette machinette qu’on vous a louée en forêt […], j’appelle ça un piège à cons. Vous serez fait là-dedans comme un rat » (B.F., page 82).
  • « Une maison-forte, songeait-il, qu’est-ce que cela peut-être? […] il trouvait au mot quelque chose de peu rassurant, qui faisait songer à la fois à la maison d’arrêt et à la Force, qui était aussi une prison  » (B.F., page 15).
  • « C’était l’exiguïté de cette pièce [(le bloc)] qui saisissait d’abord : […] l’impression de réclusion en était rendue oppressante […] » (B.F., page 33). (Cette même ‘exiguïté oppressante’ peut être associée au terme « caveau de famille » utilisé par le lieutenant de cavalerie, B.F., page 79.)
  •  « […] La clef du blockhaus accrochée à la tête de son lit, il se plaisait à sentir la maison forte autour de lui dériver à travers la nuit en ordre de marche, étanche, toute close sur elle-même, comme un navire qui ferme ses écoutilles. » (B.F., pp. 140-141)

Nous aboutissons ainsi au schéma qui suit:

refuge, protection :

  • (euphorique)
  • maison forte
  • fortin
  • blockhaus
  • coffre-fort
  • maison […] étanche
  • un navire qui ferme ses écoutilles
  • vie

vs

prison :

  • (dysphorique)
  • piège à cons
  • maison d ‘arrêt
  • réclusion
  • caveau de famille
  •  mort

MONBALLIN découvre une ambivalence des lieux clos dans « Un balcon en forêt: « [ …] Ce qui produit l’oppression devient ce qui produit la sensation inverse – protection -, la polarité sécurité / insécurité prenant alors le relais dans la structuration des significations [. ..] » (26)

Nous trouvons cette ambivalence, cette dialectique, entre autres dans ce passage :

« Lorsqu’il avaif rabattu sur lui la lourde porte de coffre-fort, il s’arrêtait un instant sur le seuil, et jetait sur les murs et sur le plafond écrasé qui faisait rentrer d’instinct la tête dans les épaules un coup d’oeil qui n’allait jamais sans malaise : il était envahi par une sensation intense de dépaysement. C’était l’exiguïté de cette pièce qui saisissait d’abord : l’oeil la raccordait mal aux dimensions extérieures de l’ouvrage ; l ‘impression de réclusion en était rendue oppressante : le corps remuait là-dedans comme l’amande sèche dans le noyau. Puis venait le sentiment vivant – Grange songeait combien le mot était expressif – du bloc étanche, soudé autour de vous – […] ‘Un dé de béton, songeait Grange en auscultant malgré lui la paroi, de l’index replié – un caisson qui peut basculer : on devrait coller ici les étiquettes Haut et Bas – espérons que Fragile sera de trop‘.  » (B.F., pp . 33-34)

1.6.  Les étages de la maison forte

 

1.6.1. l’étage dominant le ‘bloc’

Le blockhaus des Hautes Falizes comprend deux étages: « l’étage de la guerre, [et] l’étage de la paix »  (27).  GRACQ lui-même explique que la maison forte « [. . .] était un symbole très expressif de la drôle de guerre (28). La petite garnison y vivait au premier étage dans une espèce de chalet. C’était la paix, si vous voulez, au première étage, et au sous-sol, il y avait le blockhaus, mitrailleuses, antichars: la guerre« . (29)

Pour la partie habitation de la maison forte, GRACQ utilise la métaphore de la ferme où la cuisine est la pièce commune et centrale :

  • « Hervouët, Olivon et Grange s’installaient souvent pour discuter en fumant autour du poêle sur lequel chauffait toujours une casserole de café âcre et insipide, comme sur la cuisinière des fermes flamandes : les dieux Pénates des Falizes sont ici, pensait Grange, […] il était étonné de s’être trouvé sans y penser une espèce de foyer. » (B.F., page 36)
  • « Derrière sa porte, le remue-ménage placide d’une ferme qui s’éveille ajoutait à son bonheur […]. » (B.F., pp. 22-23)

Comme le disent CHEVALIER et GHEERBRANT, « la psychanalyse reconnaît en particulier, dans les rêves de la maison, des différences de signification, selon les pièces représentées, et correspondant à divers niveaux de la psyché. […] La cuisine symboliserait le lieu des  transmutations alchimiques, ou des transformations psychiques, c’est-à-dire un moment de l’évolution intérieure. » (30)

Dans « Un balcon en forêt », le lieu alchimique serait plutôt le ‘bloc’ :

« – Je brûlerai du soufre dans le bloc, pensa Grange […]. » (B.F., page 82)

La « pièce commune » (B.F., page 28), qui sert probablement de cuisine, vu que les habitants de la maison forte y mangent, constitue un endroit très important pour la communication (de groupe) entre les quatre soldats (31). La pièce commune pourrait donc être considérée comme le lieu des transformations psychiques :

« On dînait de bonne heure aux Falizes: c’était toujours pour Grange un moment plaisant. Ils s’installaient tous les quatre près du poêle bourré, autour de la petite table de bois blanc […] dans la salle commune. […] Hervouët , Olivon et Grange s’installaient souvent pour discuter en fumant autour du poêle […]. La conversation cheminait facile : Olivon […] avait avec Hervouët des amis communs […]. Tous deux étaient de gauche, et les discussions politiques allaient chaudement: les grèves de 36, le Front Populaire, passaient dans la salle basse avec le bruit de la Grande Armée dans les souvenirs des demi-solde […]. Puis Hervouët racontait des histoires de chasse, des nuits d’affüt où repassait une figure de vieux Briéron chanteur, paillard et braconnier, sorte de héros folklorique qui amusait Grange […]. » (B.F., pp.   36-37)

1.6.2. Le ‘bloc’, étage inférieur de la ‘maison’

Il existe dans « Un balcon enforêt » une certaine confusion par rapport aux deux termes ‘blockhaus’ et ‘bloc’. Lorsque GRACQ parle de ce dernier, il est évident qu’il fait référence à la partie inférieure du bâtiment : le ‘coffre fort’. Cependant, le mot ‘blockhaus’ désigne tantôt métonymiquement tout le bâtiment … :

  • « La maison forte des Hautes Falizes était un […] blockhaus […]. » (B.F., page 20)
  • « Quand il revenait au blockhaus par la laie, […].(B.F., page 10)
  • « Grange avait débarqué à Moriarmé avec [. ..] une assez forte somme, que la vie du blockhaus et sa solde avaient grossie de mois en mois [ …]. » (B.F., pp. 109-110).
  • « A l’heure du café, dans le blockhaus, le bizarre ronflement inégal faisait pointer d’un coup toutes les têtes aux fenêtres. » (B.F. pp.   129-130)
  • « […] L’idée que Varin avait peut-être téléphoné au blockhaus le rembrunissait. » (B.F., pp. 182-183)

tantôt uniquement le ‘bloc’ :

  •  « […] Il manquait rarement de descendre dans le fortin pour une courte inspection; c’était ce qu’il appelait ‘jeter un coup d’oeil au blockhaus‘. » (B.F., page 33)
  • « Il […] tendit la clé du blockhaus [à Olivon] : le fortin gardait ses bouteilles au frais dans le petit boyau souterrain d’évacuation, qui servait de cave. » (B.F., pp. 72-73)
  • « A la lueur des torches électriques, le blockhaus était moins accueillant encore que de jour . » (B.F., page 79)

Le ‘bloc’ est situé au rez-de-chaussée. Pourtant, il est considéré à plusieurs reprises, puisqu’il réunit en lui toutes les caractéristiques nécessaires, comme une ‘cave ‘. Et le bloc – ou plus exactement le boyau qui part de là – est aussi utilisé comme dépôt de vin :

  • « Grange offrit à boire au sous-lieutenant qui passait […] et à ses hommes […]. Il avait soudain devant eux un peu honte de sa cave trop garnie. » (B.F., page 175)
  • « A la lueur des torches électriques, le blockhaus était moins accueillant encore que de jour. Un suintement de caverne ruisselait sur les murs en larges plaques luisantes_. […] De la forêt montait une odeur lourde et muqueuse qui prenait à la gorge – l’odeur moisie des caves murées. » (B.F., page 79)
  • « Le fortin gardait ses bouteilles au frais dans le petit boyau souterrain d’évacuation, qui servait de cave. » (B.F., pp. 72-73)

« Il […] jetait sur les murs et sur le plafond écrasé qui faisait rentrer  d’instinct la tête dans les épaules un coup d’oeil qui n’allait jamais sans malaise […]. C’était l’exiguïté de cette pièce qui saisissait d’abord […] (B.F., page 33)

« […] les bavures minces du béton giclant aux jointures du coffrage qui couraient autour du réduit en fines nervures, soudant le sol aux murs et au plafond. » (B.F., page 34)

CHEYALIER et GHEERBRANT nous apprennent que, selon la psychanalyse, « les étages inférieurs marquent le niveau de l’inconscient et des instincts« . (32). Voilà un autre indice qui nous permet de considérer le ‘bloc’ comme la cave.

Pour Grange, la maison forte ne représente pas un poste de défense militaire, mais il la voit plutôt comme un « aérolithe au milieu de ces fourrés perdus » (B.F., page 20), comme « maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt » (B.F., page 22) ou comme « maisonnette de fées » (B.F., page 25). Cependant, le ‘bloc’ est un lieu qui perturbe cette harmonie illusoire avec l’espace. MONBALLIN remarque que « c’est aussi un ‘jour pauvre de soupirail, couleur de poussière’ (B.F., p. 134) que filtre le lieu, et la réduction dimensionnelle qui s’est opérée n’entraîne pas pour autant la suppression d’une caractéristique essentielle des lieux intérieurs : le vide. La profusion, toujours désordonnée, des objets ne ‘meuble’ pas. […] Le lieu est dépourvu de toute intimité » (33) :

« La pièce était nue, brute, avec quelque chose de violemment inhabitable. Dans un angle à l ‘arrière, la trappe qui s’ouvrait sur le boyau d’évacuation était à demi recouverte par une paillasse qu’on avait étendue le long du mur. A gauche étaient rangées des caisses de munitions, des bandes de mitrailleuse non garnies – des bidons d’huile, des boites de graisse et des chiffons sales maculaient le béton des coulées olivâtres qu’on voit aux murs des garages. A droite étaient scellés à la paroi : rouge, un extincteur, et blanche, une boite de pharmacie ripolinée avec sa croix de Genève. Le milieu de la pièce était vide; on ne savait où s’y tenir [. . .]. » (B.F., page 34)

Toujours, le ‘bloc » rappelle Grange à sa mission militaire. Et c’est pour cela qu’il évite cet endroit. « L’aspirant Grange ne pénètre que très rarement dans ce sous-sol, et lorsqu ‘il y est, il aimerait y brûler du soufre (34), puisque c’est l’endroit par excellence menaçant de la maison forte », résume ERNST (35) .

1.6.3. L’escalier, espace transitoire

Voici un extrait de CHEVALIER et GHEERBRANT sur la symbolique de l’escalier:

« L’escalier est le symbole de la progression vers le savoir, de l’ascension vers la connaissance et la transfiguration. S’il s’élève vers le ciel, il s’agit de la connaissance du monde apparent ou divin ; s’il rentre dans le sous-sol, il s’agit du savoir occulte et des profondeurs de l’inconscient. […] Comme l’échelle, [l’escalier] symbolise la recherche de la connaissance exotérique (la montée) et ésotérique (la descente). [. ..] Symbole ascensionnel classique, il peut désigner non seulement la montée dans la connaissance, mais une élévation intégrée de tout l’être. Il participe de la symbolique de l’axe du monde, de la verticalité et de la spirale. [. ..] Comme tous les symboles de ce type, l’escalier revêt un aspect négatif : la descente, la chute, le retour au terre à terre et même au monde souterrain. Car l’escalier relie les trois mondes cosmiques et se prête aussi bien à la régression qu’à l’ascension ; c’est tout le drame de la verticalité qu’il résume. » (36).

Selon les analyses de BACHELARD, la symbolique de l’escalier dépend aussi de l’étage : « L’escalier qui va à la cave, on le descend toujours. C’est sa descente qu’on retient dans les souvenirs, c’est la descente qui caractérise son onirisme. L’escalier qui monte à la chambre, on le monte et on le descend. C’est une voie plus banale. Il est familier. […] Enfin, l’escalier du grenier, plus raide, plus fruste, on le monte toujours. Il a le signe de l’ascension vers la plus tranquille solitude. Quand je retourne rêver dans les grenier d’antan, je ne redescends jamais. » (37).

Quant à notre récit, à quoi correspondent donc le ‘bloc’ et l’étage habitable qui le domine?

Nous avons vu plus haut qu’on peut considérer le ‘bloc’ comme la cave à laquelle on descend :

  • « Quand il était de retour avant la tombée de la nuit, il manquait rarement de descendre dans le fortin pour une courte inspection; c’était ce qu ‘il appelait ‘jeter un coup d’oeil au blockhaus ‘. » (B.F., page 33)
  • « – Si vous me montriez votre bloc, dit tout à coup le lieutenant [de cavalerie] […]. Les marches de l’escalier étaient mouillées et glissantes […]. » (B.F., page 79)
  • « – Descendons, fit Varin d’un ton brusque. Le froid acide du dégel devenait dans le blockhaus presque insupportable. Quelques bouteilles vides roulaient sur le ciment, près de la trappe du boyau . » (B.F., page 134)

L’étage de la maison forte correspond – si l’on reprend l’extrait de BACHELARD – à la chambre. On y monte ou on en descend :

  • « Quand il revenait à la route, de nouveau tout était calme: la nuit respirait doucement dans l’ombre des arbres; il montait l’escalier de la maison sans bruit. Avant de se coucher, il s’arrêtait u n moment devant la porte du carré que les hommes entrebaîllaient [sic ] la nuit pour laisser entrer la chaleur du poële […]. » (B.F., page 41).
  • « D’un instant à l’autre [Mona] fût [(sic)] là: soit qu’elle profitât d’une voiture qui descendait du hameau à Moriarmé, soit qu ‘elle eût entraîné Julia dans une promenade en forêt, tout à coup il entendait le pas menu grimper en coup de vent l’escalier de la maison forte : il lui semblait que les temps morts avaient disparu de sa vie. » (B.F., page 90)
  • « – Non, fit le capitaine […]. Après la visite du blockhaus, tous deux remontèrent un moment dans la chambre de Grange. » (B.F., pp. 136-137)

Comme nous avons vu plus haut, l’escalier est un symbole de la verticalité. Selon BACHELARD, « la maison est imaginée comme un être vertical. Elle s’élève. Elle se différencie dans le sens de sa verticalité. […] La verticalité est assurée par la polarité de la cave et du grenier. […] Presque sans commentaire, on peut opposer la rationalité du toit à l’irrationalité de la cave. Le toit dit tout de suite sa raison d’être : il met à couvert l’homme qui craint la pluie et le soleil. [. ..] Vers le toit toutes les pensées sont claires. [. ..] La cave, on lui trouvera sans doute des utilités. On la rationalisera en énumérant ses commodités. mais elle est d’abord l’être obscur de la maison, l’être qui participe aux puissances souterraines . » (38)

A chaque fois que Grange descend l’escalier et que cette action est explicite dans le texte, il descend au bloc, à la cave et non pas simplement pour sortir du bâtiment. Effectivement, le ‘bloc’ est  l’être obscur de la maison forte, il est sa partie militaire et rappelle sans cesse la guerre. Il est la partie menaçante du bâtiment. Quand Grange descend l’escalier pour descendre à cette cave, il est poussé par une obligation ou par un danger : la guerre, la mort. L’escalier a donc tout à fait cette fonction de « fire­ escape des maisons américaines » (B.F., page 21)

1.6.4. Schéma récapitulatif de la maison forte

2. LA FORET, UN ESPACE NATUREL VEGETAL
2.1. Introduction

GRACQ note dans une « fiche signalétique » que ses personnages « n’habitent jamais chez eux » et qu’ils ont pour « résidences secondaires » la mer et la forêt (39). On dira que la conjonction ‘et’ est déplacée dans le cas de « Un balcon enforêt » puisque la maison forte se trouve en forêt et non pas au bord de la mer. Mais, dans ce chapitre, nous allons voir le rapport entre le liquide et le végétal.

EIGELDINGER remarque qu‘on peut même se demander si, dans […] Un balcon en forêt, la mer et les bois ne deviennent pas la résidence essentielle [de Grange] où se dessine la courbe de [son] destin » (40) « Non seulement la nature incite le héros à céder à ‘la pente de la rêverie’ [41], mais elle contient les symboles de la vie spirituelle et révèle les signes, les présages annonciateurs du destin. Elle renferme les éléments mythiques composant la texture de l’univers romanesque de GRACQ. Parmi ces éléments, il en est deux qui gouvernent son oeuvre par leur rôle fondamental : le liquide et le végétal. » (42)

« Plus encore que son ‘sujet’, le lieu d’une fiction peut être sa vérité » (43), constate BARTHES. Ainsi, comme l’observe LEUTRAT, la création du milieu naturel préexiste dans les romans de GRACQ à la création des personnages :

« Placés sous le signe de l’arbre et de l’eau, les récits de Gracq sont plus proches de l’univers poétique que de l’univers romanesque […]. On a souligné que, traditionnellement, le romancier créait d’abord ses personnages, puis leur environnement. Gracq procède de la manière inverse : ses personnages naissent d’un décor. » (44)

Et, selon TISSIER, « le paysage est [le] milieu dans lequel la plante humaine chère à Gracq s’enracine« . (45)

2.2. La présentation de la forêt

« La forêt était courtaude – c’étaient des bouleaux, des hêtres nains, des frênes, de petits chênes surtout, ramus et tordus comme des poiriers […]. » (B.F., page 19) La forêt se présente ainsi tout d’abord sous les espèces de cette « immense forêt de petits arbres » (46) .

Au début du récit, GRACQ attribue à la forêt et à la nature un rôle uniquement euphorique, puisque pour Grange la guerre est encore invisible :

« Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison. » (B.F., page 9)

On trouve donc au début du récit un système d’oppositions tel que le décrit ce tableau :

civilisation       vs     nature

laideur               vs     beauté

dysphorique   vs    euphorique

2.3. La bipolarité de la forêt

EIGELDINGER observe que « la forêt, indifférente à la succession du temps, personnifie une puissance surnaturelle qui agit sur le destin des personnages . […] La forêt révèle à qui s’aventure en son espace magique sa profonde ambiguité en ce sens qu’elle inspire [et] le désir et la crainte. [. ..] Elle est capable de produire soit les effets de la magie blanche, charmes et enchantements qui séduisent l’imagination, soit les effets de la magie noire, pièges [et] menaces qui font présager un dénouement tragique. » (47)  Et, plus loin, il note que « l’extrême densité [de la forêt dans notre récit] inspire la sécurité de la retraite et l’insécurité de l’inconnu, elle est tout à la fois accueillante et hostile, protectrice et menaçante. La forêt s’identifie avec un être gigantesque avide d’accroître sa durée et son espace » (48) :

« [La forêt] paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière; de chaque côté de l’aine de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d’arbres, avait fatigué la hache et le sabre d’abatis par le regain de sa toison vorace.  » (B.F., page 19)

Effectivement , la forêt a deux fonctions différentes : d’une part, permettant aux habitants de se libérer des obligations imposées par la société humaine, la forêt peut être lieu de retrait et lieu de rencontre avec soi-même. D’autre part, la forêt représente une menace : elle risque de devenir le théâtre de la guerre. La rupture initialement involontaire de Grange avec sa vie dans la civilisation, constitue tout d’abord pour lui une rencontre enchanteresse avec la nature, puis se transforme en une expérience infernale de la guerre. Tout le récit tourne autour de la tension entre ces deux pôles.

Nous pouvons ainsi établir un autre schéma :

forêt = libération du moi

  • (euphorique)
  • rencontre avec le soi
  • monde intérieur
  • forêt = nature = végétation
  • forêt = désir
  • forêt = être
  • forêt = vie

vs

forêt = menace mortelle

    • (dysphorique)
    • rencontre avec la guerre
    • monde extérieur
    • forêt = guerre = destruction
    • forêt = crainte
    • forêt = avoir
    • forêt = mort (« des forêts de la guerre » (B.F., p. 60)

2.4. La forêt, espace de rupture avec la société

Nous avons déjà vu la bipolarité entre la civilisation et la nature, une bipolarité qui se dessine dès le début, avant même que Grange arrive à Moriarmé :

« Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipaitb: il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison . » (B.F., page 9)

La description de ce voyage de la vie civile à une affectation militaire contient un certain nombre d’éléments ‘objectifs’ (train, Charleville, maison) tendant à ce que BARTHES appelle ‘un effet de réel’, tandis que d’autres éléments semblent nettement plus investis par la perception subjective du héros (semblait, laideur du monde). Dans d’autres exemples, tout se passe comme si celui-ci, dans sa fantaisie, se distanciait spatio-temporellement de son itinéraire ‘réel’ :

  • « La rouille, les ronces de la guerre, son odeur de terre écorchée, son abandon de terrain vague, déshonoraient déjà ce canton encore intact de la Gaule chevelue. » (B.F., page 1 1) ·
  • « Grange devina une maison parmi les arbres, dont la silhouette lui parut singulière; une sorte de chalet savoyard […]. » (B.F., page 20)
  • « Les hommes descendaient l’escalier un à un dans un ferraillement de semelles, en bouclant leur ceinturon – gauches, coulant l’oeil circonspect d’une tribu berbère au seuil de ses gourbis vers l’aspirant qu’ils venaient de toucher. » (B.F., page 22) ·
  • « Le hameau des Falizes : « A une demi-lieue de la maison forte, la minuscule route blanche débouchait sur une clairière fraîche, un alpage charmant où une douzaine de maisonnettes prenaient le soleil au milieu du cercle des bois dans une solitude de hautes chaumes et de forêt canadienne. Grange […] allait s’asseoir au Café des Platanes, qui logeait à pied et à cheval les survenants improbables de ce bout du monde. » (B.F., page 30)

Dans son monde fantaisiste, Grange sent qu’il a déjà quitté la société:

« […] Quand Grange avait signé les décharges, le rideau retombait pour deux jours sur le monde habité : on se sentait dans ce désert  d’arbres haut juché au-dessus de la Meuse comme sur un toit dont on eût retiré l’échelle. » (B.F., page 29)

La vie forestière se transforme pour Grange en « vacances magiques » (cf B.F., pp . 84, 140). Celles-ci lui permettent de réaliser une certaine libération temporelle, spatiale et sociale – surtout en hiver quand « la neige […] coupait de la Meuse la maison forte » (B.F., page 111):

« Quand Grange se réveilla, un jour blanc et sans âge […] cotonnait sur le plafond l’ombre des croisées ; mais sa première impression fut moins celle de l’éclairage insolite que d’un suspens anormal du  temps. […] Le temps faisait halte : pour les habitants du Toit, cette neige un peu fée qui allait fermer les routes ouvrait le temps des grandes vacances . » (B.F., page 104)

Grange se libère aussi de son passé dans la civilisation ; et c’est bien pour cette raison que nous n’en sommes que très peu informés par le texte :

« Jamais encore il n’avait, autant que dans cet hiver du Toit, senti sa vie battante et tiède, délivrée de ses attaches, isolée de son passé et de son avenir comme par les failles profondes qui séparent les pages d’un livre [49]. Si légèrement qu ‘il se sentît engagé dans la vie, la guerre avait tranché le peu de liens qu ‘il se reconnût […]. » (B.F., page 110)

La vie en forêt fatt en sorte que la réalité politique, c’est-à-dire la société et la guerre, semble irréelle, et cela toujours davantage. La réalité politique ne peut donc plus être la base de l’action de Grange:

« Ce qu’on avait laissé derrière soi, ce qu ‘on était censé défendre, n’importait plus très réellement; le lien était coupé; dans cette obscurité pleine de pressentiments les raisons d ‘être avaient perdu leurs dents. Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. [. ..] On eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille […]. » (B.F., pp. 161-162) MURSA remarque que « dans de telles situations, Grange s’approche toujours davantage d’un état absolu et magique, ce qui pour lui représente une rupture complète avec son passé mais en même temps l’opportunité de recommencer sa vie » (50). On peut ainsi considérer la forêt comme espace de renaissance.

Pour Grange, la forêt devient par conséquent un espace de bien-être et de liberté, une liberté qui lui permet de se laisser aller à ses rêveries. EIGELDINGER constate que « La forêt paraît à Grange comme une vaste prison où il découvre l’enivrement de la liberté, s’affranchit des contingences de l’histoire et des obstacles du réel. Elle lui restitue l’image de l’indépendance et du détachement auxquels il aspire » (51) :

« Une sensation de bien-être qu’il reconnaissait envahissait l’esprit de Grange; il se glissait chaque fois dans la nuit de la forêt comme dans une espèce de liberté. » (B.F., page 159).

2.5.  Forêt de conte

Pour Grange, la forêt n’est pas n’importe quel lieu de résidence mais un lieu qui ‘vit’ et qui est en communication avec l’être humain. MONBALLIN constate que « […] la forêt est toujours présentée comme organisme vivant, tout en étirement, exhalaison, respiration » (52) :

« La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu’au fond de ses forts et de ses caches […]. » (B.F., page 70)

Ainsi le confirme EIGELDINGER : « Univers mythique, la forêt apparaît comme un être animé, abritant en ses retraites […] quelque fée ou quelque belle au bois dormant issue des contes de Perrault. » (53).  Selon lui , Un balcon en forêt associe plus étroitement que les autres récits de Julien GRACQ la fiction romanesque aux éléments de la mythologie. La forêt correspond au milieu magique où se produit l’irruption du sacré auréolé des prestiges du mystère et de l’interdit » (54) :

« Un fantôme obscur, effrayant, du sacré ressurgissait [sic] tout à coup en pleine forêt des profondeurs de la caserne: ils avaient porté la main sur les arcanes. » (B.F., page 234)

Ensuite, EIGELDINGER observe que « la présence du sacré s’accompagne d’un cortège de mythes, issus de la Genèse et de l’Apocalypse, des légendes celtiques et médiévales ou des contes de Perrault. » (55).  « Aussi [la forêt] compose-t-elle un univers nocturne et solaire, froid et chaud, un univers exprimant des états affectifs aussi contradictoires que l’angoisse en présence du mystère et le bonheur de la rêverie solitaire. » (56). Nous retrouvons justement ce même phénomène dans les contes.

Et MONBALLIN confirme : « Les forêts gracquinennes [paraissent] […] réactualiser la forêt mythique […] : ‘confuses’ [et] ‘douteuses’ […]. Les arbres, qui constituent un ‘rempart impénétrable’ [57], forment aussi un univers ‘trompeur’, ‘sournois’, ‘équivoque’ et ‘inquiétant‘. » (58).

Un balcon enforêt comporte même certains éléments intertextuels qui renvoient à des contes précis. MONBALLIN signale que « la plupart des […] allusions littéraires de ce récit [sont] convoquée[s] pour qualifier la magie des lieux – parmi lesquels la forêt – qui porte les signes de l’immobilisation suspensive » (59) :

  • « Ce vide […] c’était étrange, improbable, un peu magique : une allée du château de la Belle au Bois Dormant. (B.F., page 198)
  • « Il se sentait à peine concerné par la sieste de cette armée au bois   dormant« . (B.F., page 157)
  • « […] Depuis son enfance, il n’avait éprouvé de sensation aussi purement agréable: il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt. » (B.F., page 115)

De même, on retrouve dans notre récit entre autres des traces du conte de Hansel et Gretel :

« C’était une peur un peu merveilleuse, presque attirante, qui remontait à Grange du fond de l’enfance et des contes : la peur des enfants perdus dans la forêt crépusculaire, écoutant craquer au loin le tronc des chênes sous le talon formidable des bottes de sept lieues. » (B.F., page 209)

C’est dans la forêt également que Grange rencontre Mona qui fait aussi partie, pour lui, de ce suspense étrange fait d’angoisse et de bonheur. Mona évoque le chaperon rouge ; en effet, plusieurs fois, elle est représentée métonymiquement par « le capuchon »; p. ex. :

« […] Le capuchon s’ébrouait avec le sans-gêne d’un jeune chien et aspergeait Grange […]. » (B.F., page 55)

Peu avant, Grange compare Mona à une fadette et à une sorcière et, plus loin, sa maison est considérée comme celle de l’apprenti sorcier:

  • « C’est une fille de la pluie, pensa Grange en souriant malgré lui derrière son col trempé, une fadette – une petite sorcière de la forêt. » (B.F., page   53)
  • « Parmi les rires trop aigus, la haute flambée rouge de la cheminée découpait soudain deux démones rieuses, à peine rassurantes lâchées dans le désordre de la maison d’apprenti sorcier. » (B.F., page 65)

Un élément mythique, magique, mystérieux et menaçant qu’on retrouve dans les contes, est aussi le silence dans la « forêt du Toit« :

  • « […] Le froid posait dur le Toit un suspens magique : la forêt scellée devenait un piège de silence, u n jardin d’hiver que ses grilles fermées rendent aux allées et venues de fantômes. » (B.F., pp. 107-108)
  • « […] En un instant le silence de la forêt, si difficile à chasser, reflua dans la pièce […]. » (B.F, page 134)
  • « […] Une buse […] tournoyait lentement […]. Son guet immobile mettait dans le silence écrasé de la forêt une touche vénéneuse . » (B.F., page 155)

Ainsi le moindre bruit dans cet espace silencieux possède une teneur magique :

« […] On n’entendait de ruisseau nulle part, mais deux ou trois fois Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d’où s’égouttait un mince filet d’eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte. » (B.F., page 19)

EIGELDINGER constate :

« Le lieutenant Grange s’affranchit de la perception du temps et s’abstrait des menaces du présent; il s’imagine rejoindre les âges fabuleux des origines, opérer un retour à la vie sauvage, à cette intimité avec l’univers féminin de la végétation dont le contact est plus exaltant que le commerce fraternel que l’on entretient avec les hommes . […] La forêt lui restitue la vision des temps héroïques et barbares des Gaulois ou des Mérovingiens, comme si l ‘imagination mémoriale, coupée du présent, était incitée à revivre les événements mythiques d’un passé brusquement ressuscité et à ranimer les fantômes surgis des souvenirs collectifs » (60) :

  • « La rouille, les ronces de la guerre, son odeur de terre écorchée, son abandon de terrain vague, déshonoraient déjà ce canton encore intact de la Gaule chevelue. » (B.F., page 11)
  • « La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu’au fond de ses forts et de ses caches soudain remués aux signes énigmatiques d’on ne savait quel retour des temps – un temps de grandes chasses sauvages et de hautes chevauchées – on eût dit que la vieille bauge mérovingienne flairait encore dans l’air un parfum oublié qui la faisait revivre. » (B.F., pp. 70-71)

Finalement, EIGELDINGER conclut que « la forêt constitue, dans l’univers de Julien Gracq, le centre où se recréent les figures ancestrales de la mythologie et le milieu où se retranchent les vestiges du sacré. Elle représente un espace qui permet au mythe de s’incarner, d ‘opérer la réconciliation du réel et de l’imaginaire ; elle propose un temps cyclique qui, en se superposant au déroulement de l’histoire, établit la continuité entre le passé et le présent ou, plus exactement, inscrit les données du présent dans la trame légendaire du pasé. […] C’est au coeur ténébreux des bois que se dissimule le Graal et que renaissent les personnages des contes de fées. La forêt, ses refuges, ses clairières, demeurent le réceptacle du sacré, espèce de vaste cercle magique que l’imagination peuple d’êtres surgis du fond des traditions mythologiques » (61) :

« La clarté faible de la lune qui s’était levée et que la nuée ne cachait pas encore s’accrochait à cette pente lisse, mêlée encore à un reste de jour , et faisait de la clairière au-delà de l’étang de brouillard, derrière les cônes très sombres de ses sapins, un lieu interdit et un peu magique, mi-promenoir d’elfes et mi-clairère de sabbat. » (B.F., page 159)

2.6. La forêt et la lumière

En dépit de sa fermeture et de sa densité, la forêt des Ardennes est […] perméable aux jeux de la lumière. Alors que Grange ne discerne au premier regard aucune clairière dans la forêt (62), il en découvre par la suite comme des îles de lumière semées parmi la masse végétale confuse de la forêt. Il observe que la clarté de l’aurore déchire les ténèbres des bois ou « [. . .] que l’aube de la forêt se (mêle] à un midi torride, tout électrisé de cigales » (B.F., page 166). Il est attentif au « poudroiement de la lumière » sur la cime des arbres, aux éclats colorés que le soleil répand sur la surface des bois :

« Le soleil dorait à perte de vue, d’un jaune d’orage, les vagues pommelées de la forêt qui s’élevaient palier par palier jusqu ‘à l’horizon. » (B.F., page 26)

Comme EIGELDINGER l’observe, « la forêt des Ardennes est pénétrée par la chaude transparence du soleil ou par le scintillement plus discret de la lune et des étoiles. La pesanteur de la nuit opprime l’âme humaine, mais son opacité n’est pas totale puisqu’elle est sillonnée de lueurs et d’étincellements durables ou intermittents . [63] Elle demeure sans cesse aux aguets, ouverte aux incursions de la clarté lunaire et stellaire. La forêt est le lieu même du clair-obscur dans la mesure où elle représente une frontière toujours indécise entre l’ombre et la lumière. De jour , ses retraites accueillent la lumière, tout en lui opposant une résistance occulte, de nuit les ombres des arbres sont parsemées de points lumineux. La forêt correspond à une ‘île de clair­ obscur’ où apparaissent les signes, au berceau de l’attente, oscillant entre les menaces des ténèbres et les révélations du soleil. Elle reflète au coeur de sa substance aussi bien la clarté sombre des étoiles que l’éclat tamisé du jour ; en tant que centre cosmique, elle est animée par la respiration de la nuit et par les ondulations de la lumière. » (64)

2.7. La mer comme métaphore de la forêt

Selon les analyses d’EIGELDINGER,   « le personnage romanesque [gracquien] surgit de l’épaisseur de ce milieu poétique où l’eau et la forêt s’amalgament, tout en conservant leur signification propre. La masse végétale de la forêt présente de singulières analogies avec la masse liquide de la mer, elle suggère à Julien GRACQ des métaphores maritimes originales, mais elle n ‘en exprime pas moins une mythologie autonome, traduite à l’aide d’images ou de symboles qui se définissent par leur plurivalence et leur ambiguïté. » (65)
De manière métaphorique, GRACQ compare dans son récit, à plusieurs reprises, la forêt à la mer. Ces images peuvent être euphoriques :

  • « Ce qui lui rappelait le mieux l ‘exaltation dans laquelle il vivait aux Falizes, et où il lui semblait respirer comme il ne l’avait jamais fait, c’était plutôt , lorsqu’il était tout enfant, le débarquement des vacances dans le grand vent au bord de la plage – cette fièvre qui s’emparait de lui dès que par la portière du train, à plusieurs. kilomètres encore de la côte – l’angoisse qui lui venait soudain à la gorge à la seule pensée que sa chambre à l’hôtel, peut-être, ne donnerait pas directement sur les vagues. » (B.F., page 140)
  • « L’après-midi, il allait le plus souvent jeter un coup d’oeil aux travaux des Fraitures […]. Dès qu ‘il sentait autour de lui, ayant gravi la croupe qui dominait les derniers peuplements de pins, l’espace ouvert des fagnes désertes, plein d’air remué et de nuages, il éprouvait l ‘allégement brusque du marin qui débouche sur le pont. » (B.F., page 152)

Il s’agit d’ailleurs, dans cette citation, de l’espace auquel le titre du récit, selon HAUSSER, fait allusion : « Le titre de Gracq est une clé qui introduit dans le récit et permet de s’y reconnaître : il n’est en aucune façon un leurre. Le ‘personnage’ principal du Balcon en forêt, ce n’est ni Grange, ni Mona, ni la guerre, c’est ce lieu élevé d’où la forêt peut être contemplée. » 66

Dans les deux extraits, la mer est un élément euphorique par la fascination qu ‘on éprouve pour elle. La contemplation de la mer symbolise la liberté, une dispense des obligations de la vie quotidienne. Le personnage contemple dans les deux cas la mer à une certaine distance depuis un point de vue surélevé : la chambre d’hôtel et le pont du bateau. Et c’est justement de la même manière que Grange contemple le paysage. Il regarde la forêt depuis un endroit surélevé, c’est-à-dire avec une perspective de balcon.

Comme nous avons vu plus haut, dans l ‘introduction de ce deuxième chapitre, la nature, selon EIGELDINGER, « contient les symboles de la vie spirituelle et révèle les signes, les présages annonciateurs du destin » (67). Nous pouvons de même trouver cette fonction prémonitoire de la nature dans certaines métaphores marines :

 » [J’ai trouvé Mona] dans les bois’ songeait-il, et une pointe merveilleuse lui entrait dans le coeur ; il y avait un signe sur elle : la mer l’avait flottée jusqu’à lui sur une auge de pierre ; il sentait combien précairement elle était prêtée ; la vague qui l’avait apportée la reprendrait. » (B.F., page 117)

Le destin, dans cette image, est le ‘fatum’ latin, le destin contre lequel l’homme est impuissant car le ‘fatum’ est imposé par les dieux. On trouve comme auparavant dans la forêt une bipolarité aussi dans la mer : celle-ci peut donner la vie (en l ‘occurrence elle donne vie à la relation amoureuse entre les deux personnages) mais elle peut aussi causer la mort (la mer qui reprend Mona symbolise ici la guerre qui met fin à la relation amoureuse).

« Il se sentait à peine concerné par la sieste de cette armée au bois dormant. Et même, dans un recoin obscur de ses pensées, il se sentait complice. Il y avait un charme trouble, puissant, à se vautrer dans ce bateau ivre qui avait jeté par­ dessus bord son gouvernail, puis ses rames – le charme étrange du fil de l’eau. » (B.F., page 157)

Dans ce passage, la mer représente également le destin, mais la situation est différente : le personnage se laisse aller à son destin en le forçant. En se libérant du gouvernail et des rames, le personnage se donne à la mort, il se suicide.

La face négative du symbole de la mer resurgit dans ces derniers exemples. La mer apparaît même comme entièrement dysphorique dans les citations suivantes où, comme la forêt, elle peut représenter la menace de la guerre :

« […] Grange pour la première fois songea avec un frisson de plaisir incrédule qu ‘il allait vivre ici – que la guerre avait peut-être ses îles désertes. » (B.F., page 23)

La mer qui, sans être mentionnée dans cette phrase, représente la guerre, est dysphorique, tandis que l’île symbolisant la maison forte est euphorique.

« […] Le vent, la saison, la pluie, l’humeur du moment, les menus soucis ménagers, l’agitaient beaucoup plus que les circulaires des états-majors, dont l’écho venait mourir sur ces lisières somnolentes aussi paresseusement qu ‘une vaguelette au bord du sable. » (B.F., page 26)

La menace, dans ce passage, n’est pratiquement pas présente. Pourtant la ‘vaguelette‘ fait partie de la puissante mer qu’est la guerre. Le sable représente métonymiquement l’île menacée qui symbolise la vie à la maison forte. L’île est à nouveau, contrairement à la mer, euphorique.

« […] la clairière était comme une île au milieu de la menace vague qui semblait monter [des] bois noirs. » (B.F., page 31)

« Le jour n’était pas encore levé, mais la nuit pâlissait à l’est, ourlant déjà de gris le vaste horizon de mer des forêts de Belgique . » (B.F., page   167)

La forêt belge dont l’armée allemande s’est déjà emparée, représente – comme la mer – à nouveau la guerre.

« […] Il abordait à la lisière des bois comme au rivage d ‘une île   heureuse. » (B.F., page 84)

L’île heureuse s’oppose bien sûr à la mer menaçante, donc dysphorique.

 

CONCLUSION

« Pour l’analyste moderne, » nous apprennent CHEVALIER et GHEERBRANT, « par son obscurité et son enracinement profond, la forêt symbolise l’inconscient. Les terreurs de la forêt, comme les terreurs paniques, seraient inspirées, selon Jung par la crainte des révélations de l’inconscient. » (68).  Comme nous avons vu, la maison est le lieu des rêveries et des rêves. Les deux espaces, forêt et maison, symbolisent donc l’inconscient .

La bipolarité des deux espaces traités dans ce travail est aussi la  bipolarité entre ‘avoir’ et ‘être’, entre vie et mort. La tension qui s’établit entre les pôles défie Grange. Celui­-ci se trouve ainsi dans une situation frontière qui, dans le texte, est tout d’abord géographique : la frontière franco-belge. Mais c’est aussi, et surtout, une frontière intérieure, le point neutre, immobile, au milieu de la tension entre les pôles. Inconsciemment, Grange se trouve justement à ce point neutre entre la vie et la mort, un compromis qui n’est réalisable que dans les rêves ou, si l’on veut, dans la folie. En raison de la responsabilité extérieure qui pèse sur lui, le lieutenant ne peut pas complètement se laisser aller à sa fantaisie. Mais il n’est plus capable d’assumer cette responsabilité . Son désir d’ ‘être’ est trop fort . De manière inconsciente, l’aspirant devient de plus en plus égoïste, ce qui aboutit à la destruction (la mort d ‘Olivon et d’Hervouët), et même à l’autodestruction, au suicide.

La forêt et la maison forte qu’elle entoure, symbolisent l’inconscient et le désir. Ainsi s’explique le fait que Grange est « aspirant »: il aspire à vivre dans son monde de fantaisie.

La parution de Un balcon enforêt date de 1958. On peut se poser la question de savoir si, depuis, la symbolique des deux espaces traités dans ce travail a évolué. Certes, la maison est toujours l’espace de  l’intimité par excellence. Mais la forêt, présentée par Gracq comme un ‘être’ puissant à tel point qu’elle devient une divinité qui domine la vie et la mort, n’est-elle pas plus fragile aujourd’hui ? La forêt n’est plus un mur infranchissable. Elle souffre de la pollution et perd ainsi sa force. Même l’eau, sensée être (avec le soleil) sa source d’énergie, affaiblit gravement le système écologique.

 

BIBLIOGRAPHIE

BACHELARD Gaston: La poétique de l‘espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1957.

BACHELARD Gaston: La terre et les rêveries de la volonté , Paris, Librairie José Corti,1948.

CHEVALIER Jean / GHEERBRANT Alain: Dictionnaire des Symboles, édition revue et corrigée, Paris, Editions Robert Laffont S.A. et Editions Jupiter,  1982.

DURAND Gilbert: Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Ed.Bordas, coll. « Etudes supérieures », 1969.

EIGELDINGER Marc: La Mythologie de laforêt dans l‘oeuvre romanesque de Julien Gracq in: Julien Gracq, Cahier de l’Herne N° 20, dirigé par Jean­ Louis Leutrat, Paris, Editions de l’Herne, 1972, page 237.

ERNST Gilbert: Sur Un balcon enforêt ‘, entretien radiophonique avec Julien Gracq diffusé le 12 juillet 1971 par la station régionale d’Inter-Lorraine­-Champagne-Ardennes, in: Julien Gracq, Cahier de l’Herne N° 20, dirigé parJean-Louis Leutrat, Paris, Editions de l’Herne,  1972, page 217.

GRACQ Julien: Un balcon en forêt, récit, Paris, Librairie José Corti, 1958.

GRACQ Julien: Lettrines, critique, Paris, Librairie José Corti,1967.

HAUSSER Michel: Sur les titres de Gracq, in: : Actes du Colloque international Julien Gracq, Angers, 21-24 mai 1981, Presses de l’Université d’Angers, 1981, page 173

LEUTRAT Jean-Louis: Julien Gracq, Paris, Editions du Seuil, coll. « Les Contemporains », 1991

MITRANI Michel: Un balcon enforêt, réalisation cinématographique d’après le récit de Julien GRACQ, 1971, 2 h 50 min. Humbert Balsan (Grange), Aïna Walle (Mona), Yves Afonso (Olivon), Jacques Villeret (Gotircuff).

 MONBALLIN Michèle: Gracq, création et recréation de l’espace, Bruxelles, édition De Boeck-Wesmael S.A.,  1987.

MURSA Erika: Julien Gracq und die Suche nach dem Selbst, Verlag Peter Lang GmbH, coll. « Heidelberger Beitraege zur Romanistik », Band 16, Francfort/Main, 1983, (citations traduites par moi).

PLAZY Gilles: Voyage en Gracquoland, Paris, Editions de l’Instant, coll. « Griffures » (dirigée par Pierre Drachline), 1989.

TISSIER Jean-Louis: La carte et le paysage: Les affinités géographiques, dans: Actes du Colloque international Julien Gracq, Angers, 21-24 mai 1981, Presses de l ‘Université d’Angers, 1981

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TABLE DES MATIERES

 Introduction

Résumé

I.  La maison forte, un espace culturel

1. 1. Introduction

1.2. Définitions de ‘maison forte’

1.3. Sa maison

1.4. La maison et les souvenirs

1.5. La maison forte, espace clos

1.6. Les étages de la maison forte

1.6.1. L’étage dominant le ‘bloc’

1.6.2. Le ‘bloc’, étage inférieure de la ‘maison’

1.6.3. L’escalier, espace transitoire .

1.6.4. Schéma récapitulatif de la maison forte

2. La forêt, un espace naturel .

2.1. Introduction

2.2. La présentation de la forêt

2.3. La bipolarité de la forêt .

2.4. La forêt, espace de rupture avec la société

2.5. Forêt des conte .

2.6. La forêt et la lumière

2.7. La mer comme métaphore de la forêt

Conclusion

Bibliographie

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte de mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises présenté par M. Benjamin ABT

sous la direction de  M. JL. Beylard-Ozeroff

 

 

 

 

 

 

 

« Le sourire de Marko »: une légende authentique ?

Etude d’une des « NOUVELLES ORIENTALES« 

de Marguerite Yourcenar

INTRODUCTION

Vladimir Propp, folkloriste russe, a établi un inventaire des fonctions des personnages dans les contes russes prouvant que le nombre des fonctions est limité, alors que la succession des fonctions est toujours identique; même si toutes les fonctions n’apparaissent pas nécessairement dans tous les contes, leur disposition reste inchangée.

Comme les lois établies par Propp ne sont valables que pour les contes merveilleux du folklore – et non pour les contes créés artificiellement – son étude pourrait servir d’instrument pour prouver l’authenticité de légendes racontées par des écrivains . Dans la présente étude nous allons examiner « Le sourire de Marko » sous cet angle.

Dans son oeuvre « Nouvelles orientales » – parue pour la première fois en 1938 et rééditée en 1963 chez Gallimard dans la collection « L’Imaginaire » – Marguerite Yourcenar fait revivre plusieurs légendes du Proche orient, dont celle de Marko Kraliévitch, sous le titre « Le sourire de Marko« .

La légende est introduite par l’intermédiaire de trois hommes – un archéologue grec, un pacha égyptien et un ingénieur français – qui, tout en admirant le pays du pont supérieur d’un paquebot dans un port des Balkans, discutent des prouesses des héros serbes.

L’INVENTAIRE DES FONCTIONS

Le schéma de Vladimir Propp pourrait être appliqué comme suit :

Situation initiale :

« Marko Kraliévitch nouait des relations secrètes en pays infidèle avec des chrétiens faussement convertis, des fonctionnaires mécontents, des pachas en danger de disgrâce et de mort »

« Marko charmait les vagues; il nageait aussi bien qu’Ulysse, son antique voisin d’Ithaque . Il charmait aussi les femmes: les chenaux compliqués de la mer le conduisaient souvent à Kotor, au pied d’une maison de bois toute vermoulue qui haletait sous la poussée des flots »2

  1. absence

« la veuve du pacha de Scutari passait là ses nuits à rêver de Marko et ses matins à l’attendre. »3

« elle le réchauffait dans son lit à l’insu de ses servantes; elle lui facilitait ses rencontres nocturnes avec ses agents et ses complices « ‘4

  1. interdiction

« il ravalait sa rage en la voyant cracher quand il s’agenouillait pour faire le signe de la croix. »5

  1. transgression

« Marko venait de boire; sa patience était restée au fond de la cruche: il lui saisit les cheveux entre ses mains poissées de sauce et hurla:   » – Chienne du diable, as-tu la prétention de me faire manger de la vieille chèvre centenaire ? »6

  1. interrogation
  2. information
  1. tromperie

« Elle ne se montra ni moins tendre, ni moins chaude que la veille; et, au point du jour, quand le vent du Nord commença de souffler la révolte parmi les vagues du golfe, elle conseilla doucement à Marko de retarder son départ . »7

  1. la victime se laisse tromper

« Il y consentit : aux heures brûlantes du jour, il se recoucha pour la sieste. »8

  1. méfait

« une troupe de soldats turcs encerclait la maison, en bloquant toutes les issues. »9

8 : a . manque

  1. médiation, moment de transition
  1. début de l’action contraire

« Marko arracha sa chemise et plongea la tête la première dans cette tempête où ne se serait aventurée aucune barque. »10

  1. départ

« Pendant deux heures, Marko nagea sans parvenir à avancer d’une brassée »11

  1. le héros subit une épreuve

« un habile pêcheur de thons réussit à emprisonner Marko dans ce lasso de soie, et le nageur à demi étranglé dut se laisser trainer sur la plage. »12

  1. réaction du héros

« Marko avait vu souvent des animaux faire le mort pour éviter qu’on les achève; son instinct le porta à imiter cette ruse: le jeune homme au teint livide que les Turcs ramenèrent sur la plage était rigide et froid comme un cadavre vieux de trois jours »13

  1. réception de l’objet magique
  1. déplacement dans l’espace

  1. combat

« Les bourreaux prirent des clous et un marteau …, et ils percèrent les mains du jeune Serbe, et ils traversèrent ses pieds de part en part. Mais le corps du supplicié demeura inerte: aucun frémissement n ‘agitait ce visage qui semblait insensible, et le sang même ne suintait de sa chair ouverte que par gouttes lentes et rares, car Marko commandait à ses artères comme il commandait à son coeur. »14

« Les bourreaux prirent de la braise dans le fourneau d’un calfat, et ils tracèrent un large cercle sur la poitrine du nageur glacé par la mer. « 15

  1. marque

« Le feu découpa sur la poitrine de Marko un grand anneau charbonneux, pareil à ces ronds tracés sur l’herbe par les danses de sorciers »16

18 . victoire

  1. réparation

20 . retour

  1. poursuite

22 . secours

« Soudain, elle laissa tomber son mouchoir rouge pour cacher ce sourire et dit d’un ton fier:

« – Il ne me convient pas de danser devant le visage nu d’un Chrétien mort, et c’est pourquoi j’ai couvert sa bouche, dont la seule vue me faisait horreur. »

Mais elle continua ses danses, afin que l’attention des bourreaux fût distraite et qu ‘arrivât l’heure de la prière, où ils seraient forcés de s’éloigner du rivage. « 17

23 . arrivée incognito

  1. prétentions mensongères
  2. tâche difficile

« seule la veuve méfiante resta pour surveiller le faux cadavre. Soudain, Marko se redressa; il enleva avec sa main droite le clou de sa main gauche, prit la veuve par ses cheveux roux et lui cloua la gorge; puis, enlevant avec sa main gauche le clou de sa main droite, il lui cloua le front. Il arracha ensuite les deux épines de pierre qui lui perçaient les pieds et s’en servit pour lui crever les yeux . »18

  1. tâche accomplie

« Quand les bourreaux revinrent, ils trouvèrent sur le rivage le cadavre convulsé d’une vieille femme, au lieu du héros nu. La tempête s’était calmée; mais les barques poussives donnèrent vainement la chasse au nageur disparu dans le ventre des vagues . »19

27. reconnaissance

  1. découverte

29. transfiguration

  1. punition

31. mariage

« Il va sans dire que Marko reconquit le pays et enleva la belle fille qui avait éveillé son sourire, … » 20

COMMENTAIRES

 Selon Vladimir Propp la situation initiale peut être une simple présentation du futur héros et une description de son état tout a fait comme le début du récit de la légende.

(1.) L’absence est ici signalée par le fait que la femme qui attendait Marko était veuve. Dans les contes ce sont soit les parents soit un autre membre de la famille qui partent ou meurent.

(2.) Bien que Marko soit fort, grand et beau, certaines réactions lui sont interdites .

(3.) L’interdiction de contrarier la veuve est transgressée par Marko.

(6.) Dans les contes russes, la tromperie est souvent introduite par de la magie, notamment par la transformation d’un personnage, mais c’est la persuasion que ce méchant personnage exerce sur le héros qui reste essentielle.

(7.) Les propositions trompeuses sont toujours acceptées dans les contes merveilleux et Marko, lui aussi, ne manque pas de se laisser persuader.

(8.) Les sept premières fonctions constituent une sorte de préambule menant à l’agression qui est la partie principale du conte.

(10.) Marko, qui est un héros-victime se décide à l’action.

(11.) Le héros-victime de Vladimir Propp fait ici « ses premiers pas sur une route sans recherches, où toutes sortes d’aventures l’attendent« 21. Bien que « les aventures » de Marko se passent sur place, c’est à ce moment du récit que ses actions héroïques commencent, qui se termineront par l’enlèvement de la belle fille dont la beauté le fit sourire même sous une menace de mort.

(16.) Le combat est ici une « lutte passive » de la part de Marko, où il commande à son corps de vaincre la douleur.

Bien que la légende de Marko Kraliévitch soit une histoire fantastique, certains éléments du « conte merveilleux » y manquent, notamment le surnaturel en tant qu’intervention extérieure: seul le personnage de Marko, par sa beauté et sa force, possède des dons surhumains . Par conséquent, les fonctions se rapportant à une intervention de la magie sont absentes: le héros ne reçoit pas d’objet magique (No. 14) et même si la fonction No . 17 de la « marque » est présente, elle n’a aucune importance pour la suite.

CONCLUSIONS

Dans l’application du schéma ci-dessus 16 des 31 fonctions ont été identifiées, et comme Propp admet que « tous les contes ne donnent pas, et de loin, toutes les fonctions » (22) , on peut considérer le résultat comme satisfaisant .

La succession des fonctions correspond parfaitement à l’ordre établi par Propp, quoiqu’une certaine répétition soit présente dans le combat (No . 16) à cause du combat muet que le héros mène contre la douleur que ses agresseurs lui infligent .

Vu que ces deux conditions principales sont remplies, la nouvelle intitulée « Le sourire de Marko » nous paraît mériter d’être considérée comme une légende authentique. Tout porte à croire que l’histoire que Marguerite Yourcenar nous raconte dans sa belle langue poétique est fondée sur une légende entendue au cours de ses nombreux séjours au Proche Orient.

NOTES :

  1. Marguerite YOURCENAR, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963 (Collection « L’imaginaire »), p. 34.
  2. Ibid., p. 34.
  3. Ibid., p. 35
  4. Ibid., p.35
  5. Ibid., p. 35
  6. Ibid., p. 35
  7. Ibid., p. 36
  8. Ibid., p. 36
  9. Ibid., p. 36
  10. Ibid., p. 36
  11. Ibid., p. 36
  12. Ibid., p. 37
  13. Ibid., p. 37
  14. Ibid., p. 37
  15. Ibid., p. 38
  16. Ibid., p. 39
  17. Ibid., p. 39
  18. Ibid., p. 40
  19. Ibid., p. 41
  20. Ibid., p. 41
  21. Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 50.
  22. Ibid., p. 32

    BIBLIOGRAPHIE

    PROPP (Vladimir) , Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970 (Collection « Points »).

    YOURCENAR (Marguerite ), Nouvelles orientales, Paris, Seuil, 1963 (Collection « L’imaginaire »).

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Université de Genève, Faculté des Lettres, ELCF

Texte présenté par Mlle Marianne SALOMONSSON

dans le cadre du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff