« Le roi Cophetua » de Julien Gracq : analyse sémiotique

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Analyse sémiotique de la nouvelle de J. Gracq « Le Roi Cophetua »  (avec l’accent mis sur les personnages).

 

INTRODUCTION

Julien Gracq, de son vrai nom Louis Poirier, est né en 1910. Il exerçait le métier de professeur jusqu’à sa retraite en 1970. Décédé en  2007, il a longtemps vécu retiré, loin des cercles littéraires et des coteries mondaines.

Il rentre dans la vie littéraire en 1938 avec son roman  « Au Château d ‘Argol ».  Le Roi Cophetua est l’un des trois récits publiés dans « La Presquîle », en 1970. Pour son titre, Gracq s’est inspiré du tableau de Burne-Jones (1) : « King Cophetua and the Beggar maid ». Le peintre lui-même s’inspirait des oeuvres littéraires et son tableau fait allusion à Roméo et Juliette de Shakespeare. Les deux modes de « communication », verbale et picturale, s’entremêlent donc. D’ailleurs, dans le récit, le lecteur peut trouver une allusion à ce tableau :

« … De la pénombre qui baignait le coin droit, au bas du tableau, je vis alors se dégager peu à peu un personnage en manteau de pourpre, le visage basané, le front ceint d’un diadème barbare …  » (p. 223)

« …Le visage de roi More me poussait à chercher du côté d ‘Othello, mais rien dans l’histoire de Desdemone n’évoque le malaise de cette annonciation sordide. Non. Pas Othello. Mais pourtant Shakespeare …Le Roi Cophetua ! Le roi Cophetua amoureux d ‘une mendiante …  » (p.224)

Le titre, qui est le premier repère du lecteur, annonce d’une certaine façon l’orientation du récit car, comme le tableau de Burne-Jones, le récit de Gracq fait ressortir l’atmosphère étrange, singulière ; les contradictions, telles que : la pénombre et la lumière, la femme céleste et la femme mendiante.

Le texte entier est l’histoire d’une attente et de l’issue de celle-ci. Tout au long du récit, l’auteur tient « en haleine » aussi bien le héros principal que son lecteur. Le récit est imprégné de fantastique, de surnaturel, d’irréel, de merveilleux, d’onirique. Et on pourrait le « classer » à la fois parmi les œuvres romantiques, fantasmagoriques ou surréalistes.

L’histoire se passe à l’automne 1917. Son principal protagoniste, correspondant parlementaire sur le front des Flandres, se rend pendant sa permission en visite chez un ami d’avant-guerre qui, comme lui, combat sur le front et qui a, lui aussi, une courte permission. Or, le capitaine Nueil ne viendra jamais. En revanche, le héros fera la connaissance d’une femme qui l’accueillera à la place de son ami dans la maison de ce dernier. La rencontre avec cette   femme et l’attente de l’arrivée de Nueil font la base narrative du récit.

I.  LA STRUCTURE GENERALE DU RECIT :

On pourrait comparer le récit à une extraordinaire pièce de théâtre. Le mot « rideau » revient sans cesse et donne ce sentiment de théâtralité. Par ailleurs, on a également l’impression que les personnages ( le narrateur et la femme maîtresse-servante ) se comportent comme des acteurs auxquels on dit ce qu’il faut faire :

« … qui, la porte passée, élevait un flambeau à deux bougeoirs d ‘un geste à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral …  » (p.205)

« … l’idée convenue de la servante-maîtresse flotta dans mon imagination, faisant naître un instant je ne sais quelle moue parodique, ironique … »  (p.213)

« … la lueur changeante y plantait une scène de lumières et d ‘ombre, un théâtre irréel …  » (p.217)

« … Tout n ‘avait pu être inventé dans ce scénario étrange… » (p.247)

Toutefois, l’action ne passe pas par la parole – les protagonistes ne se parlent quasiment pas -, mais par une espèce de rêverie, de songerie   onirique.

On peut aussi effectuer la segmentation (2) du récit selon les critères de l’esthétique théâtrale et diviser la narration en trois scènes :

  • la scène du voyage jusqu’à Braye-la-Fôret ;
  • l’arrivée dans la maison de Nueil et la rencontre avec la femme mystérieuse ;
  • le lendemain de leur nuit d’amour et le départ ( la fuite ) du héros de la maison

Pour dégager la structure générale du récit, il faut rechercher, observer et comparer la situation finale avec la situation initiale. Dans notre cas à la situation finale correspond le moment de l’assouvissement du désir, de l’accomplissement de l’attente –  et elle est double :

D’un côté, le narrateur assouvit son désir de la femme mystérieuse…

« … Le plaisir qu ‘elle me donna fut violent et court … » (p.243)

« … j’immobilisais son corps contre moi de mes bras rigides, mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu, livré, sans alerte aucune … » (p.243)

…d’autre part, le narrateur comprend que Nueil ne viendra jamais :

« … Je parvenais mal à croire que quelqu’un, à cette heure, pourrait rentrer ici chez   lui … » (p.201)

 » … L’idée que Nueil pût encore arriver me parut brusquement dérisoire. Il n’était plus croyable que rien de vivant pût provenir de ce vacarme de cataracte, de cet horion qui s’écroulait … » (p.216)

 » … Personne n ‘était venu, parce que personne ne pouvait plus venir … » (p.233)

« … Comme s ‘il n’avait jamais été question une seconde – ni lui, ni pour elle – que Nueil pût venir … » (p.246)

A la situation initiale correspond le désir de rencontrer son ami Nueil …

« … je songeais que j’allais revoir Jacques Nueil … » (p.189)

 » … pour la première fois j’allais le retrouver. Son télégramme m’invitait à le rejoindre chez lui, où une courte permission devait l’amener dans l’après-midi de la Toussaint … » (p.192)

« …- Non, dit-elle, répondant à ma question muette. Personne n’est venu … » (p.233)

… et le désir de la femme mystérieuse :

« … Je restai quelques secondes avant de reconnaître la femme qui m’avait introduit, et la même onde d’attention, d’alerte et de surprise me traversa, plus distincte encore … » (p.205)

« … Où s’était retiré cette femme ?… » (p.207)

« … Qui était cette femme   ?…  » (p.212)

« … Où bougeait-elle maintenant, toute seule, dans les arrières ténébreux de la maison ?…  » (p.234)

Il faut ensuite observer à quel moment a lieu la transformation, et si elle est soudaine ou progressive. On peut affirmer que les deux transformations sont progressives et qu’elles se caractérisent par l’état d’esprit du personnage principal :

  • d’abord, il est comme hypnotisé, envoûté, comme détaché du monde réel au profit du monde imaginaire :

« … je tombai dans une espèce de somnolence … » (p.188)

« … il n ‘était guère possible de rêver un lieu, une journée plus morne … » (p.189)

« … Les menus coups métalliques m’avaient tiré de mon sommeil éveillé … » (p.208)

« … L ‘impression d’isolement que j’avais pressentie, dès que j’avais mis le pied sur le quai de la gare, dérivait vers une rêverie bizarre … » (p.213)

  • puis, il reprend ses sens, il retourne à la réalité et retrouve sa lucidité :

« … Cette heure du petit matin était froide et lucide ; d’ordonner mes pensées sans fièvre, dans le détachement un peu hostile qui vient avec la fin du désir, me donnait un sentiment de possession calme, de domination indulgente … » (p.248)

Pour simplifier, on peut inscrire la structure générale du récit sur l’axe sémantique suivant   :

transformation

avant                                                                                après

S ———–>     t     — ———-—–-> S

 situation initiale  :

  • le désir
  • l ‘état onirique du narrateur
  • l’attente de Nueil
  • la nature déchaînée
  • un univers dysphorique

vs

situation finale :

  • l’accomplissement
  • la lucidité retrouvée
  • la mort supposée
  • l’accalmie
  • la clôture euphorique
Il.  LE NIVEAU FIGURATIF :

Il est possible d’envisager la structure du récit à différents niveaux, du plus concret aux plus abstraits. Le niveau le plus concret est le niveau figuratif, où l’on observe les personnages et le déroulement concret de leurs actions. Le personnage principal dans Le Roi Cophetua est le narrateur. Il est confronté au personnage de la femme servante-maîtresse. On n’a ni la description physique de notre narrateur-personnage, ni son âge, ni d’autres détails personnels. Par contre, dès le début de son voyage, on a l’impression qu’il est comme possédé par une force mystérieuse qui dirige ses pas. Cette atmosphère sur-naturelle est soulignée par les mouvements du personnage : soit il semble perdu physiquement, soit son esprit flotte dans un monde fantastique :

« … Je tentai de m’orienter… » (p.1 93

« … j’avançais dans un tunnel qui ne menait plus nulle part …  » (p.231)

« … Le flambeau à la main, je me mis à errer … » (p.234)

Ces trois exemples montrent clairement qu’il est désorienté à la fois physiquement et mentalement :

 » ... La vaste pièce vide ( où il se trouve ) appareillait pour la nuit et je m’y sentais peu à l aise… » (p.200)

« … Je me sentais étrangement perdu , flotté, soudain très loin de toutes les amarres … » (p.226)

« … il m’arrive de me réaccouder pour quelques instants aux bras de ce fauteuil en dérive … » (p.233)

Dans un tel cas, il se laisse emporter comme un bateau à la merci des vagues (qui symbolisent le principe passif), dans l’attitude de celui qui se laisse porter, qui dérive au gré des flots, qui, toutefois, attend de découvrir quelque chose de nouveau, et qui pourrait accoster sur le rivage d’une île paradisiaque :

« … Il était singulier qu’on me laissât ainsi seul dans cette maison songeuse et pourtant je restai longtemps assis et immobile… » (p.203)

 » … avant même de savoir que faire, je me trouvai en marche dans le   couloir …  » (p.208)

 » … tandis que mon esprit se balançait sans conviction … » (p. 213)

 » … mon regard se relevait malgré moi … » (p.220)

Ces quatre derniers exemples montrent le déchirement entre la part physique et la part psychique du narrateur, entre son corps et son esprit :  il n’est plus maître de soi.

De toute évidence, notre narrateur n’est pas tout à fait maître de lui-même; il s’en rend compte mais il n’y peut rien   :

« … Il me semblait qu ‘on disposait étrangement de moi … » (p.234)

Il se trouve en face du personnage de la maîtresse-servante. C’est elle qui l’accueille et qui l’introduit dans la maison. Dès le début, elle est très ambiguë. Le narrateur nous livre des détails sur son physique, mais il ne s’agit pas pour autant d’une description. On n’a que quelques fragments :

« … le mouvement de la silhouette que j’avais devant moi – l’un de ses pieds touchant le sol à peine par sa pointe … » (p.197)

« … une acuité soudaine, plutôt qu ‘un sourire se fixa un instant dans les prunelles … » (p.197)

« … Je ne vis d ‘abord que la silhouette du bras nu … » (p.205)

« … scintillaient seulement les yeux et les lèvres – la masse lourde, presque orageuse, des cheveux noirs … » (p.205)

« … les longues jambes nobles … » (p.221)

Elle a l’air d ‘être immatérielle, comme sortie de l’imagination du narrateur. Quand il parle d ‘elle, il parle plutôt d’un spectre, d’une silhouette :

« … le mouvement de la silhouette … » (p.197)

 » … la silhouette fondit dans le couloir … » (p.206)

« … le caractère hautain de la silhouette … » (p.221)

« … sa silhouette s’encadrait déjà dans la porte … » (p.224)

« … cette silhouette qui n ‘avait bougé … » (p.239)

« … le reste de la silhouette contre la clarté des bougies … » (p.240)

D ‘ailleurs, elle ne marche pas, elle « ondule », elle « flotte », elle « glisse » ; ses mouvements sont explicites :

« … elle avait l ‘air d’apparaître… » (p.221)

 Même si elle parle peu ( le silence est un prélude à la révélation ; le silence enveloppe les grands événements et de ce fait accentue l’attente ), le narrateur écoute attentivement sa voix, comme un futur initié, comme un disciple   :

« … la voix était faible, presque un chuchotement … » (p.210)

« … j’étais frappé à la fois par sa musicalité voilée et sensuelle … » (p.210)

« … ajouta-t-elle, d’une voix basse et plus précipitée … » (p.211)

« … dit-elle de sa voix basse et monocorde …  » (p.212 )

« … il y avait dans sa voix une atonie singulière … » (p.233)

Aux yeux du narrateur, elle est à la fois la femme fatale, idolâtrée, qu’on vénère et qu’on adore. Il lui donne une dimension poétique, quasi légendaire :

« … le silence donnait à ses gestes et à son corps une plénitude, une proximité troublante … » (p.222)

« … la verticalité hiératique de la silhouette …  » (p.223)

« … quand elle rentrait, elle envahissait la pièce comme une vague … » (p.225)

« … « une femme », – c’est-à-dire une question, une énigme pure … » (p.238)

« … je regardais, très songeur, dormir la gisante énigmatique … » (p.247)

Elle est l’éternel féminin ; elle symbolise le rêve chimérique d’amour, de bonheur, de chaleur maternelle ( le nid ) ; le rêve qui incite le narrateur à tourner le dos à la réalité grise et morne de la guerre et de la mort omniprésentes. Elle symbolise le paradis originaire retrouvé :

« … une nuit close et coite, une nuit ancienne … » (p.212)

« … Depuis qu’elle m’avait ouvert la porte du jardin … » (p.225)

« … comme si un nid féminin s’était accroché précairement, provisoirement aux angles durs du chêne brut … » (p.241)

« … La sécurité qui coulait de cette nuit m’avait calmé … » (p.245)

« … je la suivais presque, protégé de tout faux pas tant que je mettais les miens dans les siens l’un après l’autre – étrangement pris en charge, étrangement charmé … » (p.249)

L’évocation du paradis originaire semble être soulignée non seulement par la répétition des mots « jardin », « nu », « perdu », mais aussi par l’aspect physique de la femme ou plutôt par sa façon de se mouvoir qui peut faire penser au serpent : elle glissait, elle ondulait.

Elle est porteuse de lumière, elle est une sorte d’initiatrice :

« … qui, la porte passée, élevait un flambeau à deux bougeoirs … » (p.205)

« … la lumière du flambeau qu ‘elle avait posé devant moi sur la table … » (p.221)

« … avec cette lenteur un peu solennelle de quelqu’un qui éclaire le coffre aux trésors … » (p.228)

« … je songeais à la sécurité si peu explicable qui avait présidé à cet étrange rituel de la veille, et qu ‘elle avait été de bout en bout seule à conduire … » (p.246)

A un certain moment du récit, on remarque que la frontière physique entre la femme et la lumière devient floue; on observe alors la fusion entre la femme et la lumière, elle n’est plus la porteuse de lumière, elle devient la lumière même :

« … une tenture derrière mon dos claqua brutalement dans la perspective du couloir ; les flammes des bougies se couchèrent…  » (p.236)

« … la lueur hésita, s’arrêta une seconde sur le seuil… » (p.238)

« … je l’aurais reconnue à la manière dont seulement au long de sa marche ondulait sur le mur la lumière des bougies, comme si elle eût été portée sur un flot … » (p.238)

Porteuse de lumière ou la lumière même, elle conserve pourtant son côté ambigu et mystérieux puisqu’on a l’impression qu’elle sort des ténèbres :

« … elle semblait tenir à la ténèbre dont elle était sortie par une attache nourricière qui l’irriguait toute ; le flot répandu des cheveux noirs, l’ombre qui mangeait le contour de la joue, le vêtement sombre en cet instant encore sortaient moins de la nuit qu’ils ne la prolongeaient … » (p.239)

L’ambiguïté de ce personnage est plus flagrante encore au moment où le narrateur s’interroge sur son statut social dans la maison :

« … Le ton, qui était celui d ‘une femme de chambre dans son service, s’accordait mal avec ce geste étrange du bras élevant le flambeau … » (p.205)

« … la déférence impersonnelle des mots, la manière qu ‘elle avait de  n’apparaître que pour les besoins du service, faisait penser à une simple femme de chambre, mais non cette façon si directe, si peu conventionnelle et presque indiscrète d’exister soudain toute pour vous … » (p.212)

« … l’idée convenue de la servante-maîtresse flotta dans mon imagination … » (p.213)

« … C’était bien une servante : je ne pouvais plus en douter puisqu’elle avait serré autour de sa taille un tablier et autour de sa tête un béguin de toile blanche. Et pourtant l’esprit se rendait de mauvais gré à ces apparences … » (p.220)

« … je profitai d’un moment où la servante venait de sortir pour me lever… » (p.223)

« … qui rendait si intriguant son accoutrement de servante … » (p.239)

Au moment de l’« accomplissement de l’attente », la servante et la maîtresse fusionnent. Elle est à la fois l’initiatrice : elle pratique le rituel et, en femme maîtresse, elle offre son corps au narrateur. En même temps, en femme-servante,  elle se soumet à son désir :

« … elle décidait, elle savait, et je la suivais … » (p. 240)

« … je montais les marches derrière elle … » (p.240)

 » … dans lequel elle semblait officier … » (p.242)

vs

 « elle ne faisait aucun mouvement … » (p.242)

« … il n’y avait ni surprise, ni attente, ni fièvre … » (p.242)

« … une fois de plus, silencieusement, orgueilleusement, elle m’assistait ... » (p.242)

« … mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu, livré, sans alerte aucune … » (p.243)

 

Hormis ces deux personnages qui se complètent … :

féminin           ——————————————–            masculin

initiatrice            ——————————————                 initié

l’habitante légitime                —————————-             l’invité

la civile           ——————————————–             le soldat

… il y a aussi le personnage de Nueil qui est très présent dans le récit. Son rôle est double. Il est à l’origine de la rencontre ( la lettre d’invitation ) et il est à l’origine de l’attente et de la tension qu’elle fait naître chez le narrateur. Si l’on analyse son nom de famille, on peut l’associer facilement au soleil : Nueil – soleil. En effet, dans le langage sensoriel du narrateur, Nueil représente le lien avec le temps d’avant-guerre, la nostalgie euphorique du passé joyeux, de la jeunesse insouciante :

« … de temps en temps pourtant une onde de curiosité, une petit flamme chaude, trouait cette humidité de déluge ; je songeais que j’allais revoir Jacques Nueil … » (p.189)

« … en ouvrant ses lettres, je recevais chaque fois au visage une petite bouffée chaude … » (p.191)

Mais on pourrait aussi décomposer son nom de famille en deux mots : Nue – il.

« Nue »pourrait être associé à la femme énigmatique et « il » au narrateur. On en déduira par la suite le lien entre les deux personnages principaux, – le lien et la conjonction entre eux qui n’est possible que grâce à Nueil. Il devient ainsi l’instigateur, la force qui dirige les pas du narrateur;  il est la conjonction même   :

Nueil

le narrateur, le masculin, « il » <———–>  la femme,  » Nue »

 

Au niveau figuratif, il est intéressant d’observer l’alternance et la cohabitation du « culturel » et du « naturel ».

Tout d ‘abord, il y a la maison de Nueil, qui apparaît comme un havre de paix, comme un petit coin paradisiaque, intemporel où le temps paraît s’être arrêté. Pourtant, la maison est un éléments « culturel » par excellence :

« … »cette maison songeuse … » (p.203)

« … cœur tiède de la maison qui se remettrait à battre. Un instant je regardai, réchauffé, avec une sensation diffuse de bien-être, la lueur dansante qui s’éveillait au fond du couloir … » (p.204)

« … un no man ‘s land abandonné … » (p.213)

De même, les forêts vierges, anciennes, avoisinantes sont associées à la canonnade, à la guerre à l ‘horizon, à l’élément « culturel » :

« … ces forêts nobles et vides qui barricadaient les avancées de la vie civile comme un rideau de silence un peu initiatique derrière lequel l’oreille déjà se disposait, se tendait vaguement vers un autre bruit. De nouveau la guerre reflua sur moi du fond de l’horizon de pluie, et je fis de la main le geste agacé dont on chasse une guêpe … » (pp.192-193)

 

Il y a bien d’autres éléments que l’on pourrait analyser à ce niveau, comme l’insistance des mots « mur » et « grille » dans la description de l’extérieur de la maison. Ou bien la répétition des mots « miroir » et « couloir » en ce qui concerne l’intérieur de la maison.

On pourrait considérer le « mur » comme un élément protecteur qui sépare la personne qui se trouve à l’intérieur de la maison du monde extérieur : c’est une espèce d’enceinte protectrice. Avec la « grille » ils représentent le mouvement vertical, l’ascension ( celle du narrateur ).

Le « miroir » est le lien entre deux mondes : le monde de devant et le monde caché, de derrière;  le monde des vivants et celui des morts ( Nueil  vs le narrateur ) . Le miroir reflète l’âme de celui qui s’y contemple, il permet de se connaître ( le narrateur ).

Le « couloir » peut conduire à l’intérieur de soi-même, il fait partie du voyage initiatique ( du narrateur ).

 

III.  LE NIVEAU NARRATIF :

Le programme narratif se présente comme la transformation de la situation initiale en la situation finale. Le voyage débute dans l’après-midi de la Toussaint, la fête des morts, à l’origine païenne :

« … En quittant Paris par la gare du Nord, dans cet après-midi de la Toussaint … » (p.186)

« … Jamais les morts civils les plus moisis, les plus oubliés, ne furent mieux bordés, plus visités, bercés plus chaudement que dans les grandes fêtes des Morts de ces années-là ; ils rajeunissaient … » (p.187)

Dès le début, le récit reçoit une coloration mystérieuse et fantastique. Celle-ci est soulignée par la traversé des forêts anciennes et par le temps orageux :

« … La lumière commençait très tôt à baisser – une éclaircie sans couleur glissait à l’horizon de l’ouest bas, éveillant çà et là le miroir des flaques d’eau qui noyaient les labours -sur les routes, le vent pourchassait par essaims les feuilles arrachées … » (p.188)

« … il me semblait que la terre entière moisissait lentement dans la mouillure spongieuse, s ‘affaissait avec moi dans un cauchemar marécageux, qui avait la couleur de ces marnières noyées où flottent le ventre en l’air des bêtes mortes … » (p.189)

Une telle description ( qui se présente comme un tableau fantastique ) pourrait figurer sans problème dans un récit romantique ou fantastique. Elle respire l’exaltation mystique.

A l’origine de ce voyage est le « rectangle bleu » (p.192), c’est-à-dire la lettre de Nueil envoyée à notre héros. Or, appliquée à un objet, la couleur bleu allège les formes, les ouvre, les défait. Le bleu est le chemin de la rêverie;  la pensée consciente y laisse peu à peu la place à l’inconscient. On se détache donc de la réalité pour le monde de l’irréel. Et le récit prend la forme d’un conte fantasmagorique où le monde des vivants et celui des morts s’entremêlent.

Le narrateur se laisse bercer par la tristesse de la nature grise, tout en ayant le sentiment de se faire guider par quelque chose :

« … il me semblait que je venais au fond de cette cavée perdue dans les feuilles je ne sais quoi d’enseveli… » (p.195)

Une fois dans la maison de Nueil, l’impression d’être oppressé par une force supérieure le poursuit :

« … la journée oppressante finissait , et ce qui lui succédait n’était pas exactement la nuit : il me semblait plutôt que c ‘était -égale et calme, comme une petite flamme bougeante au milieu des pièces endormies – la veillée … » (p.204)

Il y a aussi cette voix venant de son for intérieur, qu’il n’arrive pas à déchiffrer mais qui pourrait bien donner la raison de l’absence de Nueil   :

 » … je parcourus un moment les journaux que j’avais achetés à la gare. L’aviation française avait bombardé de nuit les casernes de Keiserslautern … » (p.188)

« … je rouvris par désœuvrement le journal qu ‘on avait posé sans le décacheter sur le casier à musique …le nom de Keiserslautern fit dans mon esprit une encoche perceptible …L ‘annonce rituelle que tous les avions étaient rentrés manquait … » (p.201)

« … je repris le journal tombé sur le tapis et je recommençai à le feuilleter comme si j’avais sauté quelque part une nouvelle qui m’importait … Le journal de nouveau glissa à terre, je me rencoignai dans un fauteuil. Je regardais, l’esprit vacant, la pointe de la flamme enfoncer sa vrille charbonneuse dans l’obscurité…  » (p.207)

Le narrateur, détaché dès le début de la réalité, n’est pas capable de reconstituer le sens des indices, toutefois son inconscient « sait » :

« … mais ce coin le plus intime de la pièce ne respirait pas le désordre chaud du travail journalier ... » (p.199)

« … ces demeures- musées … où non le tremblement de la vie, mais plutôt une rigidité mortuaire saisit ce désordre épousseté ... » (pp.199-200)

« ... Le roulement de la canonnade prenait possession plus intimement de la pièce noire … » (p.203)

« ...la veillée … » (p.204)

« ...l’atmosphère de la salle endeuillée . . . » ( p.206)

Le narrateur reste livré à lui-même, sans pouvoir quitter la maison pour autant. Il est comme hypnotisé :

« … j’écoutais le cliquetis léger de la verrerie sur la cheminée, le tic-tac égal de la pendule … » (p.204)

« … un peu comme on éclaire le visage d’un malade qui dort, un peu comme une ronde de nuit qui assure de la présence d ‘un prisonnier … » (p.205)

La réapparition de la femme ressemble à une mise en scène improvisée ; on dirait qu’elle ne cherche qu’à obéir aux ordres :

« … qui, par la porte passée, élevait d ‘un geste à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral … » (p.205)

« … J’ai tardé à venir, dit-elle enfin -je vous prie de m’excuser. Le ton, qui était celui d ‘une femme de chambre dans son service, s ‘accordait mal avec le geste étrange du bras élevant le flambeau … » (p.205)

Mais elle réussit à éveiller chez le narrateur la curiosité, qui se transformera en un désir brûlant, dévorant, qui le consumera délicieusement peu à peu :

« … Je ne m’étonnais plus que distraitement de l’abandon où on me laissait. Par moments même, je ne songeais plus à Nueil. Je songeais à cette masse lourde de cheveux noirs qui vivait quelque part épaissement dans la maison enténébrée … » (p.208)

Il s’exacerbera et le poussera à la chercher :

« … Le timbre grêle d’une pendule sur la cheminée sonna sept heures du fond de l’obscurité … »

« … les menus coups métalliques m’avait tiré de mon sommeil éveillé ; avant même de savoir que faire, je me trouvai en marche dans le   couloir … » (p.208)

Le chiffre sept indique un changement après un cycle accompli et un renouvellement positif. C’est à sept heures qu’Adam reçoit sa compagne   :

« … Qui était cette femme ? Dans le clavier très sommaire dont nous disposons pour classer une femme de rencontre, son comportement avec moi ne venait éveiller aucune touche précise …  » (p.212)

Après avoir poussé l’attente au maximum, le narrateur est rempli du désir intense qui le ramènera auprès de la femme désirée. Le signal vient de nouveau de la pendule du salon   :

« … Onze heures sonnèrent, et presque aussitôt le reflet de la lumière se mit à bouger au plafond du couloir. De nouveau, je me levai de mon fauteuil d’un bond. Je n’imaginais plus rien : les nerfs tendus, je regardais sur le plafond du couloir bouger cette lueur qui marchait vers moi ; je n’attendais plus rien : la gorge serrée, je n’étais plus qu’attente… » (pp.237-238)

« S’ajoutant à la plénitude du dix, qui symbolise un cycle complet, le chiffre onze est le signe de l’excès, de la démesure, du débordement« . Toutefois, l’excès peut signifier « le début d’un renouvellement« . Mais le onze est aussi « le symbole de la lutte intérieure, de la dissonance, de l’égarement » (3). Le onze désigne également la conjonction entre le Ciel et la Terre, par conséquent entre les défunts et les vivants.

Le moment qui précède l’accomplissement de l’attente, mais aussi durant l’acte lui-même, la femme fait preuve, une fois de plus, d’une espèce de théâtralité, ce qui fait d’elle une « actrice » qui joue un rôle ; elle n’est qu’une protagoniste, une servante, la servante de Nueil, et elle ne fait qu’obéir :

« … mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu,   livré … » (p.243)

La fête de la Toussaint est considérée comme le jour-charnière entre le monde visible des vivants et le monde invisible des disparus. Pendant la nuit de la Toussaint, les disparus revenaient visiter leurs lieux d’existence. Tout au long du récit, le lecteur a l’impression que Nueil est présent, et que c’est lui qui orchestre cette étrange pièce de théâtre. Le narrateur lui­ même se pose cette question :

« … Peut-être ne cherchait-il qu’à ressusciter pour lui à travers les autres un enchantement perdu : l ‘éblouissement de la beauté qui lui avait été livrée à l’improviste sous un tablier dans sa maison … » (p.247)

A l’ouverture dysphorique ( la nature déchaînée, la grisaille, la guerre omniprésente ) du texte s’oppose sa clôture très euphorique :

 » … un soleil jeune et encore mouillé entrait à flots dans la chambre, les oiseaux chantaient. La matinée était radieuse …l’air était d ‘unefraîcheur baptismale la vie s ‘était remise en ordre… » (p.250)

Cette description du jour nouveau fait penser immédiatement à  l’accouchement qui, par la suite, signifie l’expulsion du paradis originaire. Le lecteur peut reconstituer un nouveau cycle qui s’est mis en place. L’attente s’est transformée en désir ; le désir a abouti à la conjonction ; la conjonction a engendré un cycle nouveau.

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Notes :

(1) Burne-Jones (1833-1898) : peintre aquarelliste, dessinateur, peintre sur verre et céramiste britannique ; il était peu attentif à l’observation de la réalité  et aimait le clair-obscur ; il idéalisait les Anglaises de l’aristocratie victorienne sous les traits de femmes légendaires et médiévales.

(2) La segmentation d’un texte constitue la première analyse et elle fait apparaître l’organisation du texte. Les critères selon lesquels on peut segmenter un récit sont nombreux : temporels, spatiaux, énonciatifs, actoriels, logiques … Chacun d’eux peut être étudié d’une façon isolée ou bien l’on peut observer leur agencement.

(3) Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, p. 104.

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Table :

Introduction

  1. la structure générale du récit
  • la situation finale
  • la situation initiale
  • l’axe sémantique


2. le niveau figuratif

  • le personnage du narrateur
  • la femme énigmatique
  • Nueil

3. le niveau narratif

La clôture du texte

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 Bibliographie sommaire :

GRACQ, Julien, Le Roi Cophetua in La Presqu’île, Paris, José Corti, 1970.

CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1969, Collec. « Bouquins ».

EVERAERT-DESMET, Nicole, Sémiotique du récit, Paris, Edit. Universitaires, 1989.

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Université de Genève, Faculté des Lettes, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Petra HORNACKOVA et Mme Marcia VEGA-ROTH dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises.

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY