« Il faut encore accepter une dernière liberté : celle de lire le texte comme s’il avait été déjà lu. Ceux qui aiment les belles histoires pourront certes commencer par la fin et lire d’abord le texte tuteur, qui est donné en annexe dans sa pureté et sa continuité, tel qu’il est sorti de l’édition, bref tel qu’on le lit habituellement.
Mais pour nous qui cherchons à établir un pluriel, nous ne pouvons arrêter ce pluriel aux portes de la lecture : il faut que la lecture soit elle aussi plurielle, c’est-à-dire sans ordre d’entrée : la version « première » d’une lecture doit pouvoir être sa version dernière, comme si le texte était reconstitué pour finir dans son artifice de continuité, le signifiant étant alors pourvu d’une figure supplémentaire : le glissement. La relecture, opération contraire aux habitudes commerciales et idéologiques de notre société qui recommande de « jeter » l’histoire une fois qu’elle a été consommée (« dévorée »), pour que l’on puisse alors passer à une autre histoire, acheter un autre livre, et qui n’est tolérée que chez certaines catégories marginales de lecteurs (les enfants, les vieillards et les professeurs), la relecture est ici proposée d’emblée, car elle seule sauve le texte de la répétition (ceux qui négligent de relire s’obligent à lire partout la même histoire), le multiplie dans son divers et son pluriel : elle le tire hors de la chronologie interne (« ceci se passe avant ou après cela ») et retrouve un temps mythique (sans avant ni après) ; elle conteste la prétention qui voudrait nous faire croire que la première lecture est une lecture première, naïve, phénoménales, qu’on aurait seulement, ensuite, à « expliquer », à intellectualiser (comme s’il y avait un commencement de la lecture, comme si tout n’était déjà lu : il n’y a pas de première lecture, même si le texte s’emploie à nous en donner l’illusion par quelques opérateurs de suspense, artifices spectaculaires plus que persuasifs) ; elle n’est plus consommation, mais jeu (ce jeu qui est le retour du différent). Si donc, contradiction volontaire dans les termes, on relit tout de suite le texte, c’est pour obtenir, comme sous l’effet d’une drogue (celle du recommencement, de la différence), non le « vrai » texte, mais le texte pluriel : même et nouveau. »
Roland BARTHES, S/Z (Edit. du Seuil, Collection « Tel Quel »)
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Lire réellement, c’est donc entrer en connotation. Chassé-croisé : en s’occupant du sens dénoté, la linguistique positive traite d’un sens improbable, irréel, obscur, tant il est exténué ; elle renvoie dédaigneusement à une linguistique de fantaisie, le sens clair, le sens rayonnant, le sens du sujet en train de s’énoncer (sens clair ? Oui, sens baigné de lumière, comme dans le rêve où je perçois en finesse l’angoisse, le comblement, l’imposture d’une situation, bien plus vivement que l’histoire qui y arrive).
Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Editions du Seuil, 1975, p. 82-83. (Collection « écrivains de toujours »).
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« Je ne médirai jamais de la critique littéraire. Car rien n’est pire pour un écrivain que de se heurter à son absence. Je parle de la critique littéraire en tant que médiation, en tant qu’analyse ; de la critique littéraire qui sait lire plusieurs fois le livre dont elle veut parler (comme une grande musique qu’on peut réécouter sans fin, les grands romans eux aussi sont faits pour des lectures répétées) ; de la critique littéraire qui, sourde à l’implacable horloge de l’actualité, est prête à discuter les oeuvres nées il y a un an, trente ans, trois cents ans ; de la critique littéraire qui essaie de saisir la nouveauté d’une oeuvre pour l’inscrire ainsi dans la mémoire historique. »
Milan KUNDERA, Les testaments trahis, Gallimard, 1993.
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« Voir autrement, c’est accepter de ne pas connaître à l’avance ses itinéraires, mais plus encore c’est pouvoir se faire conjointement le découvreur et le sujet actif du texte qui s’écrit. »
Jean BURGOS, Pour une poétique de l’imaginaire, Seuil, 1982.