Analyse sémiotique du conte fantastique « La Nuit«
de Guy de Maupassant
Le présent travail a pour but de faire une analyse sémiotique d’un conte fantastique de Guy de Maupassant intitulé « La nuit« . Ce travail se compose de trois parties : la première partie se propose de donner quelques informations sur le conte fantastique et de présenter le texte de Maupassant ; la deuxième partie procédera à l’analyse sémiotique selon la démarche suivante:
- la structure générale du récit
- la segmentation du texte
- le niveau figuratif
- le niveau narratif
- le niveau thématique
Enfin, la troisième partie tentera de mettre en évidence quelques pistes d’interprétation des différents thèmes.
I. Le genre fantastique
Se distinguant du roman par sa briéveté et de la nouvelle par son rejet de la vraissemblance, le conte fantastique est un récit d’aventures imaginaires qui a sa propre cohérence et sa propre intensité qu’il doit à sa briéveté.
Le genre fantastique s’est épanoui en France à l’époque romantique, principalement sous l’influence de l’écrivain allemand Hoffmann puis de l’américain Edgar Poe dont Baudelaire traduit les Histoires Extraordinaires dans les années 1850. En France, Nodier, Nerval, Gautier, Mérimée, Villier de l’Isle-d’Adam abordent le genre. Châteaux hantés, pactes avec le Diable, malédictions de toutes sortes sont utilisés depuis longtemps par les auteurs. Mais, dans les années 1870, les nouveaux domaines scientifiques tels que la psychopathologie, l’intérêt pour les maladies mentales et le magnétisme, les découvertes relatives à l’électricité et à la propagation de la lumière, mais aussi les observations d’une apparence de vie sur les planètes lointaines renouvellent le genre.
Grand lecteur des. auteurs de la tradition, passionné par les phénomènes qui semblent défier la raison, témoin de la folie de son frère et de sa propre dégradation mentale, Maupassant joue un rôle capital dans ce renouvellement.
Le fantastique de Maupassant a pour objet une menace interne et diffuse, d’autant plus inquiétante qu’elle est incompréhensible, et celle-ci mine l’être au plus profond de lui-même. Il s’agit donc d’un fantastique intériorisé ; un combat à l’intérieur de l’être humain. De plus, Maupassant présente des événements plausibles dans lesquels la part de surnaturel est minime et qu’il est difficile de révoquer en doute. Le fantastique de Maupassant est efficace et cette efficacité tient à la vraisemblance de ces textes.
L’oeuvre de Maupassant comporte environ trois cents contes et nouvelles publiés dans la presse puis, pour la plupart d’entre eux, rassemblés en recueils par l’auteur lui-même. Les contes fantastiques comptent parmi les plus connus. Ces textes courts, qui n’étaient pas considérés par Maupassant comme le plus important de sa production, passent aujourd’hui pour la partie la plus riche de son oeuvre, du fait de leur nombre et de l’efficacité de leur concision. Rappelons que Maupassant ne les a jamais regroupés de son vivant dans un recueil intitulé Contes Fantastiques , et n’en a probablement jamais eu le projet. Le conte Une Nuit s’inscrit dans la veine fantastique de l’auteur.
Amoureux de la nuit, fuyant le jour, le narrateur sent chaque soir, quand tombe l ‘obscurité, son corps et son esprit se transformer. Il déambule dans les rues de Paris, et s’éveille au monde nocturne. Mais depuis sa dernière sortie – quand était-ce? il ne sait plus – le jour n’a pas reparu. Il était descendu dans la rue comme à l’accoutumée, par une belle nuit d’été tout illuminée des lumières de la ville. Après avoir flâné sur les Boulevards, il entre un moment dans un théâtre, puis il gagne l’Arc de trionphe d’où il contemple, rêveur, les Champs Elysées.
Il s’attarde ensuite dans le Bois de Boulogne, où une sensation intense et inconnue l’envahit. Lorsqu’il sort du bois, la ville s’est endormie, est devenue silencieuse et presque déserte. Il suit quelque temps un convoi de maraîchers cheminant lentement en direction des Halles, puis bifurque, pour atteindre la Bastille où il constate que l’obscurité s’est singulièrement épaissie.
En retournant vers le centre, il ne croise que quelques êtres isolés. L’éclairage public s’est éteint. Dans la pénombre, il cherche le chemin des Halles. Un fiacre passe devant lui sans s’arrêter. Il finit par s’égarer seul dans le noir : Il lance des appels qui restent sans réponse. Affolé, il sonne aux portes cochères mais en vain. Parvenant finalement aux Halles, il s’aperçoit que les voitures des maraîchers sont abandonnées et vides. Sa montre, qu’il consulte désespérément, s’est arrêtée. Eperdu, il parvient aux berges de la Seine, pour constater qu’elle n’est plus qu’un mince filet d’eau glacée. Il sent alors la vie se retirer de lui-même.
Le narrateur du conte introduit un récit rétrospectif visant à expliquer sa situation présente. Ce retour en arrière présente tous les aspects d’un récit de cauchemar, comme ie suggère le sous-titre du conte, puisque les événements rapportés se terminent par la suppression du monde et du sujet qui en a conscience. Cauchemar d’autant plus effroyable que le sujet ne s’en réveille pas : au moment où le narrateur raconte son aventure nocturne, la cauchemar n’a pas cessé, le jour n’ayant toujours pas reparu. Le texte est présenté comme s’il s’agissait du récit d’une mort imminente.
II. Analyse Sémiotique
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Structure générale du récit
Le conte de Maupassant décrit un événement, c’est-à-dire une transformation subie par le narrateur. Cette transformation se caractérise par le passage d’un état S à un état S’. Ces deux états correspondent respectivement à la situation initiale et à la situation finale, et le passage de l’une à l’autre se produit à un moment déterminé « t ».
La structure générale du texte peut se représenter sur un axe appelé axe sémantique.
SI ———————————–> t —————————-——> SF
le narrateur errance le narrateur
et la nuit : amis Arc de Triomphe et la nuit : ennemis
Les situations initiale et finale seront étudiées lors de la segmentation du texte.
Dans le conte de Maupassant, il s’agit d’une transformation de disjonction : elle fait passer d’un état de conjonction (relation amicale voire passionnelle entre le narrateur et la nuit) à un état de disjonction (relation inamicale voire haineuse entre le narrateur et la nuit). La transformation se représente de la façon suivante :
(S /\ 0) ————–> (S V O) : S représentant le Sujet et O l’Objet.
Avant la transformation, S et O sont en relation de conjonction ; il s’agit d’un énoncé d’état conjoint. Par contre, après la transformation, S et O ne sont plus en relation de conjonction mais en relation de disjonction ; il s’agit d’un énoncé d’état disjoint.
Dans le texte de Maupassant, la transformation est progressive, ce qui crée un effet de suspense. Elle commence à la ligne 71 :
» Un frisson singulier m’avait saisi, une émotion imprévue et puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à la folie » .
Cette phrase marque une rupture avec la description euphorique de la ville qui précède. Le sentiment étrange du narrateur est renforcé à la ligne 78 :
« Pour la première fois je sentis qu’il allait arriver quelque chose d’ étrange, de nouveau. Il me sembla qu’ il faisait froid, que l’air s’épaissait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenait lourde sur mon coeur » .
Cette dernière phrase marque bien un changement ; la nuit n’est plus la même aux yeux du narrateur.
2. Segmentation du texte
Un texte peut être découpé en séquences à l’aide de critères de surface comme :
- -le dispositif graphique en paragraphes
- -les disjonctions spatiales
- -les disjonctions temporelles
- -les disjonctions actorielles : présence vs absence de tel personnage ; introduction d’un nouveau personnage.
- -les disjonctions énonciatives (narration vs description)
- -les disjonctions logiques (mais, cependant…)
- -l’opposition euphorie vs dysphorie.
La segmentation du texte en séquences constitue déjà, en elle-même, une première analyse. Elle fait apparaître une organisation du texte.
Le conte de Maupassant contient un nombre de séquences différentes délimitées suivant la méthode énoncée ci-dessus :
Séquence 1 ou situation initiale : lignes 1 à 33.
La situation initiale est euphorique et liée à un mouvement ascendant vers le ciel. L’élément dominant de cette première partie est l’air. Dans le texte de Maupassant, il est qualifié de « bleu » (l. 6), « chaud » et « léger » (l. 7).
L’état aérien du narrateur exprime sa joie intense de sortir la nuit. La verticalité qui domine la première séquence traduit également le dynamisme et la détente du narrateur à l’approche de la nuit qui est l’essence même de sa liberté.
La nuit est donc connotée positivement. Elle met en action tous les sens du narrateur. Il s’agit presque d’une histoire d’amour entre la nuit et le narrateur qui l’aime comme sa « maîtresse » , « d’un amour passionnel » .
« J’aime la nuit avec passion » (l. 1) : émotion à la fois violente et irrationnelle, la passion meut le narrateur, mais de façon passive ; le passionné subit ce sentiment sur lequel il n’a aucun contrôle. L’expression de la passion renvoie aux motivations irrationnelles qui poussent le narrateur à agir.
L’évocation de la passion évoque également un malheur car ce sentiment excessif n’est pas toujours plaisant. D’ailleurs, le narrateur nous en donne la confirmation à la ligne 30 du texte :
« Ce qu’on aime avec violence finit toujours par vous tuer » .
Cette phrase est sans doute la plus importante du texte pour deux raisons : tout d’abord, il s’agit d’une sorte de morale destinée à aviser le lecteur, puis, comme nous le verrons plus tard au niveau thématique, cette phrase est une preuve que l’auteur reste lucide malgré la folie qui le gagne.
Cette première séquence se compose de 4 sous-séquences :
– Le premier paragraphe parle de la nuit. Le narrateur est actif et le temps utilisé est le présent de vérité générale. Le narrateur aime vivre la nuit, c’est à ce moment qu’il est le plus actif et qu’il s’épanouit le mieux.
– Le deuxième paragraphe évoque le jour ; ce-dernier a l’effet inverse sur le narrateur. Le jour a un effet négatif sur le narrateur qui a un rôle passif: « me fatigue » , « m’ennuie » . Le jour fait mal. Les mots « brutal », « bruyant », »peine », et « écrasant fardeau » expriment la douleur.
– Ensuite, le narrateur parle à nouveau de la nuit avec des mots enthousiastes: »joie confuse » , « étreint » , »plaisir », et « désir d’aimer » .
– La fin de la première séquence est marquée par un paragraphe de transition de la ligne 31 à la ligne 39. La phrase « Mais comment expliquer ce qui m’arrive? Comment même faire comprendre que je puisse le raconter ? » introduit quelque chose d’irrationnel ; elle est annonciatrice d’une perte de contrôle. Les lignes 34 à 39 entraînent une rupture dans le récit et introduisent un rythme chaotique qui déstabilise le lecteur. Alors que la première séquence représente l’évocation rétrospective du cauchemar, ce paragraphe correspond au moment de l’écriture. On a l’impression que l’écrivain ne maîtrise plus le fil de son récit.
Séquence 2 : lignes 40 à 74
Elle commence par une disjonction logique « donc » et une disjonction temporelle « hier« . Ce passage traduit un sentiment euphorique de la part du narrateur : joie, Iumières et bruit sont les caractéristiques d’une ville qui bouge la nuit. Cette séquence marque le point de départ du cheminement du narrateur qui gagne tout d’abord les Champs-Elysées (première disjonction spatiale) puis l’Arc de Triomphe (deuxième disjonction spatiale) et, enfin, entre dans le Bois de Boulogne (troisième disjonction spatiale) C’est à la fin de ce passage que se produit la transformation.
Lignes 42-43, « le fleuve noir et plein d’étoiles découpé dans le ciel » est en fait la voie lactée. Ce ciel étoilé « tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ce ruisseau roulant des astres » (lignes 44-45). Cette ondulation, qui est liée à l’euphorie de la ville lumineuse et de la soirée douce et chaude du début du texte, rappelle le bercement de la mer mais peut-être aussi le bercement de la mère.
Deuxième paragraphe de transition : lignes 75 à 77
« Quelle heure était-il quand je repassai sous l’Arc de triomphe ? Je ne sais pas » .
Cette phrase montre que le narrateur est perdu dans ses pensées et qu’il cherche confirmation de ce qu’il avance auprès de sa mémoire.
Séquence 3 : ligne 78 à la fin du texte.
C’est la plus longue séquence de tout le texte. Elle commence par une disjonction temporelle « Pour la première fois« ; par une disjonction narrative : le récit, qui était à l’imparfait (lignes 76 et 77) revient au passé simple, temps généralement utilisé pour la narration. Il y a également une disjonction spatiale : le narrateur était entré dans le Bois de Boulogne à la fin de la séquence précédente ; il en est sorti et se trouve maintenant dans la rue.
La qualité de l’air s’est modifiée. Chaud dans la première séquence, il est devenu froid. L’air s’est épaissi et devient de plus en plus lourd. Cet air froid refroidit l’enthousiasme du narrateur et entraîne chez lui un sentiment de mal-être et de peur.
Cette séquence suit véritablement le trajet du narrateur. Alors que la nuit était présentée comme salvatrice dans la première séquence, elle est maintenant pesante et sombre :
» Une voûte de nuages, épaisse comme l’ immensité, avait noyé les étoiles, et semblait s’ abaisser sur la terre pour l’anéantir » (lignes 102 à 104).
Les mots que le narrateur emploie pour la décrire évoquent la mort et la destruction : elle est « froide« , « déserte« , « silencieuse » , « sans couleur » et sans chaleur humaine. Plus le récit avance, plus la nuit devient hostile. Le narrateur n’aime pas du tout cette nuit qu’il ne reconnaît pas et qui lui échappe ; elle a perdu sa divinité du début du texte. De plus, les quelques couleurs mentionnées au début ont disparu et la nuit n’est associée, dans cette dernière séquence, qu’à l’obscurité.
Il n’y a plus de vie dans Paris ; le narrateur se sent abandonné et pense qu’il va mourir dans l’oubli, sans que personne ne vienne le secourir. Tout semble échapper à son contrôle ; il n’a plus d’emprise sur le monde qui l’entoure. A la fin du texte, c’est le jour qui apparaît comme un espoir au milieu de cette ville sombre :
« je levais à tout moment mes yeux vers le ciel, espérant que le jour allait enfin paraître; mais l’espace était noir, tout noir, plus profondément noir que la ville » . (lignes 146-149)
La situation finale commence à la ligne 165 par une disjonction temporelle « Et tout à coup« . Elle décrit le moment où le narrateur arrive au bord de la Seine. La dysphorie de la situation est associée à l’eau qui devient de plus en plus solide. Elle coule, puis devient gelée presque tarie jusqu’à ne représenter qu’un mince filet d’eau.
L’eau qui est souvent substance de vie est substance de mort chez Maupassant. Aucun murmure ne s’élève du lit de la rivière. C’est justement ce silence qui donne à l’eau ce caractère étrange et inoubliable à la fois. Tout devient muet, d’une épouvante inexprimable. La nuit est ici associée à la mort par l’intermédiaire de l’eau immobile et silencieuse. La nuit seule provoquerait une peur moins physique ; l’eau dans la nuit donne une peur pénétrante. Elle a un caractère « fatal » car elle invite à un voyage sans retour.
3. Le niveau figuratif
L’analyse fait appel à l’observation et au principe selon lequel le sens provient de la différence. Le niveau figuratif est le niveau de surface. Il met en évidence des pistes de lecture suivant certaines directions.
Dans le texte de Maupassant, il convient d’analyser le code spatial (topologique) , le code chronologique, le code sensoriel et enfin le code actoriel.
- Le code spatial
Dans le texte de Maupassant, l’espace textuel est très vaste ; le narrateur se déplace beaucoup à l’intérieur de la ville de Paris, si bien que le lecteur peut suivre son parcours sans difficulté :
Chez lui—- > les Boulevards—–> les Champs-Elysées—–> l ‘Arc de triomphe——> le Bois de Boulogne—–> l’Arc de triomphe—–> en direction des Halles—–> puis tourne rue Royale——> les Boulevards——> la Bastille—–> place du Château d’eau—–> faubourg Montmartre—–> devant le théâtre Vaudeville—–> les Halles—–> rue Grammont——> la Bourse—> les Halles—–> les quais—–> la Seine.
Le règne de la nuit ne connaît pas l’espace. L’obscurité pénétrante brouille les pistes et, de ce fait, les points de repère puisqu’elle recouvre de noir chaque recoin de la ville. Les ombres qui augmentent transforment Paris, c’est pourquoi le narrateur se perd à deux reprises.
Le parcours du narrateur n’est pas linéaire d’un point à un autre mais, au contraire, il est cyclique : il revient sur ses pas, tourne en rond. Certains arrêts sont importants et reviennent plusieurs fois. Par exemple, l’Arc de triomphe et les Halles.
Tous ces lieux peuvent se classer selon les oppositions suivantes:
0 intérieur ——————-vs ——————— extérieur
0 lieux fermés —————vs ——————— lieux ouverts
0 lieux culturels ————-vs ———————lieux naturels
0 lieux verticaux ————vs ———————lieux horizontaux
Chez lui, la Bastille, le théâtre Vaudeville, la Bourse et les Halles font partie des lieux intérieurs, fermés, culturels et verticaux. Les lieux suivants: les Boulevards, les Champs-Elysées, le Bois de Boulogne, la rue Royale, la place du Château d’eau, le faubourg Montmartre, la rue Grammont, les quais et la Seine font partie des lieux extérieurs, ouverts, naturels et horizontaux. L’ Arc de triomphe est un peu à part : c’est un lieu extérieur, ouvert, culturel et vertical. Nous pouvons remarquer qu’une grande importance est accordée aux axes qui permettent d’aller d’un monument à un autre comme les rues, les boulevards, les quais ou le faubourg Montmartre.
Cet enchaînement de lieux contribue à faire avancer le récit. Au début du texte, le parcours du narrateur ressemble à une promenade dans les quartiers illuminés et vivants de Paris, puis petit à petit, le narrateur se lance dans une course contre le temps et l’espace qu’il ne maîtrise plus. Le récit s’accélère en même temps que le narrateur perd toute conscience de ce qui l’entoure.
- Le code chronologique
Seuls quelques repères chronologiques sont présents dans le texte. Ce-dernier commence le soir, après le dîner, au moment où la nuit tombe. A la page 95 ligne 97, il est déjà deux heures du matin. Puis le temps s’accélère et le narrateur perd tout repère chronologique, comme si le temps s’était arrêté. A la page 96 lignes 116 à 119, il n’y a plus d’heure précise ; seul le fait que les becs de gaz sont éteints nous laisse supposer que le jour est en train de se lever.
« Je sais qu’on les supprime de bonne heure avant le jour, en cette saison, par économie. » (l.117-118).
Malheureusement, le narrateur a perdu toute notion du temps ; de plus, il est obsédé par l’envie de savoir l’heure qu’il est. A la fin du texte, sa montre s’est arrêtée et, de toute façon, il fait trop sombre dehors pour pouvoir lire l’heure.
- Le code sensoriel
Le récit est unifié par une forte cohérence thématique, avec, en particulier, une prépondérance du champ lexical de la perception. La nuit met en éveil tous les sens du narrateur ; seul le goût manque pour que le tableau soit complet. Elle offre, dans l ‘imagination du narrateur, une sensation de plénitude à la fois tactile ( « imperceptible toucher » ), auditive ( » écoutent le silence » ), olfactive (« mon odorat qui la respire » ) et visuelle ( » ténèbres ( …) lumineuses » ). Cette sensation est en lien avec ce qui va suivre. Elle associe deux termes contradictoires : les ténèbres représentant l ‘essence pure des phénomènes d’angoisse, alors que l’adjectif « lumineuse » évoque la joie.
Le début du texte décrit le bonheur d’un homme qui s’éveille dès que la nuit tombe ; il entretient presque une relation amoureuse avec la nuit qui a presque autant d’importance qu’une maîtresse.
« A mesure que l’ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune , plus fort, plus alerte, plus heureux. » (l. 17 à 19).
Il y a quelque chose d’excessif dans la relation entre la nuit et le narrateur : il s’agit d’une « passion« , d’un « amour instinctif « , « profond« , « invincible« . Mais peut-on aimer un phénomène naturel comme la nuit de la même façon qu’un être humain ? Comme nous le verrons plus tard dans l’analyse, la nuit de Maupassant pourrait symboliser un être humain et plus particulièrement sa mère.
Cet état d’euphorie ne va pas durer. Ligne 71, le narrateur ressent son premier frisson. Le vocabulaire utilisé est celui de la destruction :
« Une voûte de nuage, épaisse comme l’immensité, avait noyé les étoiles, et semblait s’abaisser sur la terre pour l’anéantir » (l. 102).
La perception du narrateur évolue au fil de l’errance : l’évocation de la nuit commence par le description du ciel étoilé aperçu des Boulevards, puis de l’Arc de triomphe ; ensuite, le regard s’abaisse insensiblement. L’épaississement de la nuit s’accompagne d’une limitation graduelle des perceptions visuelles et auditives, alors que les sensations tactiles passent au premier plan.
A la fin du texte, la nuit est associée à la mort : elle est froide, silencieuse, sombre, pesante. Les rues sont désertes, plus personne ne semble vivre et le narrateur ne semble plus tenir, lui non plus, à la vie.
»je sentais bien que je n’ aurais plus jamais la force de remonter … et que j’allais mourir là… moi aussi, de faim-de fatigue-et de froid . » (l.188 à 190).
La Seine renvoie une fraîcheur glaciale qui évoque la mort :
»j’y trempai mon bras….elle coulait….elle coulait …jroide ...jroide …froide …presque gelée … presque tarie…presque morte. » (I. 185-187).
Pour résumer les différentes sensations évoquées dans le code sensoriel, nous pouvons les classer en sèmes et sémèmes :
toucher
température consistance
chaud froid immatériel gazeux
(air) (eau) (air) (eau)
vue
spatialité non-spatialité
dimensionalité non dimensionalité superficie volume
horizontalité verticalité vaste petit épais mince
(eau) (air) (air) (eau) (air) (eau)
ouie
bruit silence
vie mort
(air) (eau)
Le texte mentionnant très peu d’odeurs, il est difficile de les classer en sèmes et sémèmes. D’une façon générale, l’air représente le mouvement donc la vie, tandis que l’eau représente l’immobilité donc la mort.
- Le code actoriel
Le narrateur est le personnage principal du texte de Maupassant ; il y a néanmoins de nombreux autres personnages que le narrateur croise sur son chemin mais qui n ‘ont aucune incidence sur le déroulement de l’action. En sortant du Bois de Boulogne, le narrateur rencontre deux sergents de ville (l. 82); place du Château d’eau, il manque de heurter un ivrogne (l. 106). A la hauteur du faubourg Montmartre, un fiacre lui passe devant sans que le cocher réponde à son appel. Rue Drouot, une femme l’aborde mais le narrateur l’évite. Devant le vaudeville, un chiffonnier fouille le ruisseau mais ne s’adresse pas à lui (l. 112). Un chien grogne (l.125). Et puis plus rien. Paris s’est endormi et ne semble pas vouloir se réveiller.
4. Le niveau narratif
Il constitue l’un des deux niveaux profonds d’analyse. C’est avec l’aide du « schéma actantiel » de Greimas que nous allons essayer de déterminer le niveau narratif du texte de Maupassant. Chez Greimas, les actants sont des « personnages » considérés du point de vue de leurs rôles narratifs et des relations qu’ils entretiennent entre eux.
Il y a six rôles et trois axes de relation :
- l’axe du désir: la relation entre le Sujet d’état et l’Objet de tout récit rapporte la quête d’un sujet qui cherche à obtenir un Objet.
- l’axe de la communication: la relation entre le Destinateur et le Destinataire. L’Objet est transmis au Destinataire par le Sujet.
- l’axe du pouvoir: l’Adjuvant aide le Sujet à atteindre son Objet, tandis que l’Opposant fait obstacle à cette quête.
Le schéma de Greimas se représente de la façon suivante :
DESTINATEUR —————-> OBJET ————–> DESTINATAIRE
envoie le Sujet en mission—-> but de la miss.—> à qui profite la miss.
ADJUVANT ——————-> SUJET <—————– OPPOSANT
aide le Sujet le héros du récit s’oppose au Sujet
(ici : le narrateur)
La simplicité de ce schéma réside dans le fait qu’il est tout entier axé sur l’Objet du désir visé par le Sujet et situé, comme l’Objet de la communication, entre le Destinateur et le Destinataire ; le désir du Sujet étant, de son côté, modulé en projections d’Adjuvant et d’Opposant.
Dans le texte de Maupassant, le schéma de Greimas peut s’appliquer de la façon suivante :
- le Sujet : le narrateur qui n’est autre que Maupassant lui-même.
- l’Objet : faire comprendre, raconter et donc verbaliser cette histoire pour le narrateur comme pour le lecteur. Le but du narrateur est, tout d’abord, de transmettre une morale énoncée ligne 30 du texte: « Ce qu’on aime avec violence finit toujours par vous tuer » . En d’autres termes, la passion est inévitable et fatale. Ensuite, le narrateur cherche à illustrer cette vérité pour la faire partager. C’est un message qui est directement adressé au lecteur.
- le Destinateur: est Maupassant écrivain qui exprime la volonté de raconter son histoire pour la partager.
- le Destinataire : dans ce texte, il y a deux destinataires: le narrateur et le lecteur. Maupassant écrit pour lui-même et pour les autres; il essaie de retrouver sa lucidité.
- }’Adjuvant : la lucidité et la raison, incarnées dans un langage clair et structuré.
- l‘Opposant : la folie.
Le récit s’articule en trois épreuves déterminant les Sujets :
- L’épreuve qualifiante ou acquisition de la compétence: le Sujet acquiert ou manifeste sa compétence par le vouloir-faire. Dans le texte de Maupassant, l’épreuve qualifiante est le fait que l ‘auteur écrive son histoire dans un langage structuré et ordonné. Cela montre que l’auteur n’a pas encore totalement sombré dans la folie puisqu’il peut raconter son histoire. D’après Gilbert Durand, « figurer un mal, représenter un danger, symboliser une angoisse, c’est déjà, par la maîtrise de l’esprit, le dominer. Toute représentation d’un péril le minimise« .
- L’épreuve principale ou performance: le Sujet acquiert l’Objet de valeur et obtient le statut de Sujet réalisé. Dans le texte de Maupassant, le narrateur est le Sujet réalisé puisqu’il a réussi à raconter son histoire au lecteur.
- L’épreuve glorifiante ou sanction: il s’agit de l’évaluation de la performance par le Destinateur qui fait savoir que le héros a atteint l’Objet de sa quête. Dans le texte de Maupassant, le Destinateur, c’est-à-dire l’auteur lui-même, fait savoir qu’il a atteint l’Objet de sa quête, c’est-à-dire écrire son histoire et transmettre une morale pour le lecteur. L’objectif principal de cette démarche est de sortir de l’obscurité que produit sa folie pour retrouver la lucidité.
Les lignes 36 à 39 expriment cependant l’aveu d’un échec puisque le narrateur ne sort pas de son obscurité. La folie grandissant empêche sa mémoire de fonctionner:
« – je ne sais pas. Ce doit être hier pourtant puisque le jour ne s’est plus levé, puisque le soleil n’a pas reparu. Mais depuis quand la nuit dure-t-elle ? Depuis quand … qui le dira ?... qui le saura jamais ? «
5. Le niveau thématique
Il s’agit de ramener l’ensemble du texte à l’opposition pertinente entre deux termes. A l’aide du carré sémiotique, nous pouvons visualiser les relations logiques fondamentales à partir desquelles s’articule la signification.
Le texte de Maupassant offre plusieurs possibilités. L’une d’elle serait d’opposer la vie, symbolisée par la nuit du début du texte, à la mort, symbolisée par la nuit de la fin du texte. L’euphorie énoncée au début du conte est liée au passage de l’immobilité au mouvement. Il s’agit de la nuit intra-utérine, état paradisiaque d’une vie dans un milieu protégé. Chaque jour, à la tombée de la nuit, le narrateur renaît et sort d’une vie maternelle pour se plonger dans une nuit de la mort et du tombeau comme l’énonce la dysphorie de la fin du conte liée au passage du mouvement à l’immobilité. Le monde extérieur est si angoissant pour le narrateur qu’il prend le dessus sur son monde intérieur.
L’Objet de la quête du Sujet serait dans ce cas-là de retrouver ce bonheur qu’il a connu dans le passé; de retrouver ce moment où le foetus fait corps avec la mère. Cette quête se heurte au temps.
Le « carré sémiotique » de cette première opposition serait le suivant :
VIE MORT
immobilité –Mouvement mouvement –immobilité
(séquence 1) (séquence 3)
NON MORT NON VIE
Une deuxième possibilité, qui nous paraît plus pertinente, serait d’opposer la lucidité, symbolisée par une écriture cohérente, à la folie, marquée par les passages dans lesquels le narrateur perd la mémoire. Le carré sémiotique de cette opposition est le suivant :
LUCIDITE FOLIE
NON FOLIE NON LUCIDITE
La frontière entre l’une et l’autre est difficilement déterminable. C’est sa lucidité qui permet à Maupassant de construire des figures de la folie, et si l’on a parfois l’impression que le texte que nous lisons a été écrit par un fou, nous devons bien comprendre que cette impression produite résulte d’une stratégie d’écriture parfaitement maîtrisée. Il faut distinguer entre expression et représentation de la folie. Pour représenter la folie, décrire un cas d’aliénation, il faut la lucidité d’un regard clinique et Maupassant a beaucoup appris, tant des cours de Charcot que de ses propres crises. Aussi, lorsque l’auteur fait parler un fou, il mêle deux types de discours : d’un côté celui d’un écrivain qui maîtrise le fil de son récit pour exposer clairement et de manière convaincante une dégradation, et de l’autre, celui, simulé, d’une écriture à la dérive.
Le fait d’écrire, c’est-à-dire de donner une forme ou une légitimité à quelque chose qui n’en a pas (le cauchemar par exemple) et de pouvoir encore se situer dans l’espace et dans le temps sont des moyens pour l’auteur de lutter contre cette folie qui l’envahit peu à peu et sont donc des preuves de lucidité. Maupassant essaie de donner de l ‘ordre à une expérience personnelle au départ intime et irracontable. Tant qu’il peut raconter son histoire, il maîtrise suffisamment son art pour rendre une situation en marge de la folie. Le fait de traduire avec des mots une expérience traumatisante a un effet curatif pour l’auteur qui prend une distance par rapport au vécu.
Il y a donc une tension entre la rationalité, d’une part, qui consiste à récupérer par l’écriture une expérience irrationnelle et l’irrationalité, d’autre part, qui pousse le narrateur à agir.
III. Interprétation
Les paysages nocturnes sont généralement caractéristiques des états de dépression. Le langage populaire utilise d’ailleurs l’expression « se faire des idées noires » qui traduit cet état dépressif. Dans les contes, l’heure de la tombée du jour ou encore le moment fatidique de minuit est l’heure où les animaux maléfiques et les monstres s’emparent des âmes et des corps.
La nuit est présente partout dans le texte. Nuit euphorique symbolisant la vie, elle devient de plus en plus sombre et épaisse et se transforme en une nuit dysphorique représentant la mort. Nous pourrions établir un parallèle entre la ville qui sombre dans le noir et le narrateur qui sombre dans la folie. De plus, comme nous l’avons déjà remarqué auparavant, le texte est caractérisé par un temps et un parcours à travers la ville de Paris circulaires. Cette circularité traduit l’enfermement du narrateur au coeur de la nuit qui devient obsessionnelle pour lui.
Ce cauchemar est-il le récit d’un accident ou, au contraire, celui d’une évolution quasi inéluctable ? Dès les premiers paragraphes du conte, qui sont ceux de l’évocation euphorique des plaisirs de la nuit, l’issue fatale de la passion du narrateur transparaît : le cri « sinistre » du hibou, le caractère « invincible » de sa passion, l’image de la nuit qui « noie la ville« , qui « détruit » les couleurs : autant de détails évoquant la mort et qui trouveront plus loin leurs figures correspondantes : l’appel désespéré du personnage, sa « noyade » dans la Seine, la disparition des légumes et des fleurs (seules couleurs autres que le noir mentionnées par le narrateur) dans les voitures des maraîchers.
La transfiguration de la ville est une vision métaphorique : le ciel est comparé à un fleuve étoilé ; une correspondance est établie entre les astres du ciel et le parterre « étoilé » que dessinent les Champs-Elysées.
Le conte de Maupassant apparaît donc essentiellement comme la forme imagée d’une hantise de l’auteur. Le bouleversement cosmique, représenté par le jour qui ne se lève plus, renvoie à une déroute intérieure. La nuit devient image de la mort. Seul le tic-tac de la montre rassure le narrateur, comme ultime signe de vie jusqu’à ce que son arrêt déclenche en lui une peur panique, comme s’il renvoyait à l’arrêt d’une pulsation intérieure. Enfin, le tarissement de la Seine évoque le sang qui se glace dans les veines du personnage en qui la nuit allumait pourtant « un invincible désir d’aimer« .
Dans « La Nuit » de Maupassant, la voix du narrateur a tendance à se confondre avec celle de l’auteur, surtout quand ce narrateur se manifeste dans le texte sous la forme d’un « je » anonyme. Et comme ce « je » évoque le plus souvent sa propre dégradation et que l ‘auteur était lui-même sujet à des troubles mentaux, il se dégage des contes fantastiques une impression de vérité. Cette impression résulte de deux directions contradictoires : d’un côté, une écriture parfaitement maîtrisée et, de l’autre, l’expression de la folie.
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BIBLIOGRAPHIE
- Groupe d’Entrevernes, Analyse sémiotique des Textes Introduction, Théorie- Pratique, Presses Universitaires de Lyon.
- Nicole Everaert-Desmedt, Sémiotique du récit, collection Prisme, série méthodes, ed. De Boeck Université.
- François Rastier, Essais de Sémiotique discursive, Univers Sémiotiques, collection dirigée par A.-J. Greimas, MAME,
- A.-J. Greimas, Sémantique structurale, « Langue et Langage », Larousse, Paris.
- Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Bordas, Paris.
- Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves , Librairie José Corti, Paris.
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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par Mlle Mélanie DIDIER dans le cadre du séminaire de Méthodologie littéraire pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère.
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff