INTRODUCTION
L’une des plus importantes affirmations du livre « Journal d’un curé de campagne » est, comme l’enseigne l’Eglise catholique dans son dogme de la communion des Saints, qu’un monde perdu peut être racheté par un saint : ici, le curé d’Ambricourt. Mais tous les saints ont besoin de soutien. Le curé d’Ambricourt est soutenu par le curé de Torcy. Et, tout au long du livre, il y a un parallèle et une opposition entre paternité spirituelle et paternité charnelle. Mais qu’est-ce que la paternité ?
On se pose cette question en lisant le « Journal d’un curé de campagne » de G. Bernanos. Quels doivent être les rapports entre les personnes pour qu’il soit possible de dire qu’il existe entre elles un rapport de paternité ? On peut estimer, en se basant sur l’oeuvre de G. Bernanos, qu’il existe deux types de paternité : au sens propre, c’est-à-dire la paternité charnelle et, au sens figuré, la paternité spirituelle. C’est ce dernier lien qui se crée entre les deux curés dans le « Journal » : un rapport de paternité qui se développera tout au long du livre en passant par tous !es stades d’une relation paternelle réelle. Nous pouvons suivre les deux types de rapport de paternité dans !’oeuvre de G. Bernanos. Ces deux manières de paternité sont opposées l’une à l’autre, et c’est cette opposition qui nous a poussé à chercher ce qu’est la véritable paternité, celle dont on a tous besoin. Le rapport de paternité revêt chez Bernanos une grande importance. Cette préoccupation vient peut-être de ce que !’auteur lui-même fut très attaché à son père dont la mort le marqua profondément.
I. La paternité charnelle
Nous nous attacherons d’abord aux rapports de paternité charnelle.1.1. Le Comte face à sa fille, Mlle Chantal
A cet égard, ce sont peut-être les rapports entre M. le Comte et sa fille, Mlle Chantal, qui sont les plus significatifs d’une relation marquée négativement.
Tout au long du roman, il n’y a pas de conversation ni de rencontre directes entre le Comte et sa fille, bien qu’ils habitent sous le même toit. Il est possible que, par ce fait, l’écrivain ait voulu montrer l’existence d’une certaine distance entre la fille et le père. D’ailleurs, le dialogue entre le curé d’Ambricourt et Mlle Chantal met au jour les rapports entre elle et son père.
On constate une absence de respect, presque de la haine de la part de Mlle Chantal envers son père :
« Je ne respecte plus mon père, Je ne crois plus en lui… il m’a trompée. On peut tromper sa fille comme on trompe sa femme. Ce n’est pas la même chose, c’est pire. » (p.1136)
Mais ce que révèlent ces paroles, c’est que Mlle Chantal aime son père. Elle l’aime et, en même temps, elle se sent écartée de lui par lui-même : c’est à son instigation qu’on a envoyé Mlle Chantal en Angleterre.
En revanche, son père n’a pas l’air de tenir beaucoup à elle. C’est lui, en effet, qui renvoie sa fille. On perçoit une certaine indifférence à son égard.
Mais que peut-on dire de Mlle Chantal ? S’agit-il seulement d’une fille qui est jalouse de la maîtresse de son père ? Peut-être. Mais autrefois, quand Mlle Chantal était petite fille, tout était différent :
« Mon père était tout pour moi, un maître, un roi, un dieu – un ami, un grand ami. Petite fille, il me parlait sans cesse, il me traitait presque en égale, j’avais sa photographie dans le médaillon… Il m’a trompée. » (p.1136)
Mlle Chantal aime son père d’un amour très possessif, qui entre dans la catégorie de l' »avoir ». En quelque sorte, elle voudrait bien diriger la vie de son père, ainsi que lui la sienne.
Il s’ensuit que le comportement des deux personnages est négatif. Tout ce qu’il y a de positif ne concerne que le passé, les souvenirs. A présent, il y a de la haine de la part de Mlle Chantal pour son père, et de l’indifférence de la part de ce dernier pour sa fille. Or, pour Bernanos, la haine et l’indifférence sont les péchés capitaux. Et l’amour de Mlle Chantal, enraciné dans l' »avoir », ne se change pas en « être » en dépit de la conversation avec le curé d’Ambricourt. Malgré tout ce qu’il lui a dit, elle restera sur ses convictions. Elle n’en sera qu’à peine troublée.
En observant le comportement du Comte, on a l’impression que sa fille l’indiffère profondément. Lui aussi la considère comme une chose, comme un objet qui lui appartient, et il n’essaie pas de la comprendre.
Dans les rapports de paternité du Comte avec sa fille, il manque donc un peu tout : respect, compréhension et même l’amour.
1.2. La comtesse face à son fils
Toujours dans le cadre des rapports « charnels », nous nous intéresserons maintenant à l’attitude de la Comtesse vis-a-vis de son fils qui est mort à dix-huit mois. La Comtesse aimait et aime son fils très intensément, mais son amour est aussi marqué, profondément, par une extrême possessivité :
« C’est vrai que je désirais passionnément un fils… » (p.1150).
« Moi qui vivais du souvenir de mon fils, le retrouvais partout – sa chaise, ses robes, un jouet brisé, ô misère ! » (p.1150)
Par contre, elle n’aime pas du tout sa fille et, à l’inverse, elle avoue:
« Il est vrai que nous sommes, ma fille et moi, comme deux étrangères. » (p. 1155).
Attachée à son fils, même mort, elle ne vit que par le passé.
Au cours du dialogue avec le curé d’Ambricourt, la Comtesse lance la phrase :
« Que peut-il (Dieu) désormais contre moi ? Il m’a pris mon fils. Je ne le crains plus. » (p.1156)
Elle ne croit plus en Dieu car, pour elle, c’est Dieu qui a pris son fils. Elle ne pardonne pas cette mort à Dieu. Aussi vit-elle dans le passé. Or :
« Le refus du temps, la nostalgie du passé … ne sont que fuites devant notre tâche : seules nos entreprises temporelles peuvent manifester notre fidélité à l’Esprit. » (Ferdinand ALQUIE, Le désir d’éternité)
II. La paternité spirituelle
2.1. La Comtesse et le curé d’Ambricourt
Mais on trouve également chez le curé de Torcy l’aspect du châtiment parental, car le véritable amour impose le châtiment pour remettre l’enfant sur le bon chemin :
« Ne froncez pas les sourcils, vous me donnez envie de vous calotter. » (p. 1037)
II y a un autre aspect de la paternité selon lequel le père est, vu son âge et son expérience, plus avisé que l’enfant et plus apte à émettre des jugements de valeur adéquats, comme des opinions sur }’existence :
« Ne répondez pas, vous diriez des bêtises! » (p.1037).
« Tais–toi ! Tu ne sais pas ce que c’est que !’injustice, tu le sauras. »
(p.1077)
L’oeuvre est marquée par des phrases et des appellations qui dénotent la tendresse qu’éprouve le curé de Torcy pour le curé d’Ambricourt. Les termes affectueux comme « mon garçon« dont on relève 9 occurrences (p.1040,1041, etc.), « mon petit« , 7 occurrences (pp. 1036, 1038, 1041, 1042, 1071, 1075, 1187), « mon enfant » (p.1190), « mon pauvre bonhomme » (p.).
Nous trouvons également des termes plus taquins ou bourrus comme « mon gros » (p.1040))
Le curé d’Ambricourt manifeste également de la tendresse envers le curé de Tarcy qu’il aime et respecte ; ii remarque la tendresse du curé de Tarcy :
« II m’observait de biais sans en avoir l’air, et dans ces moments–la, je crois voir au fond de son regard beaucoup de tendresse » (p.1040 ).
« Mais je te le dirai un autre jour, pour le moment tu m’as l’air trop mal fichu, je risquerai de te voir tomber faible. » (p. 1042).
Et quand le curé d’Ambricourt se met à pleurer d’épuisement, le curé de Torcy se sent coupable de l’avoir sermonné :
« Je ne te croyais pas si enfant, tu es à bout de nerfs, mon petit. » (p.1187 ).
D’autre part, comme tout parent digne de ce nom, le curé de Torcy accourt pour assister et soutenir moralement son « enfant », même si lui–même est malade :
« Au fond, vois–tu, j’aurais du rester quelques jours de plus à Lille, ce temps–là ne me vaut rien. » « Vous êtes venu pour moi ! lui dis–je. » (p.1185)
Cette citation semble très explicite, car on ne lit pas facilement dans les yeux de quelqu’un, du moins de quelqu’un qui n’est pas un parent ou un ami très proche. En outre, on ne fait pas de
confidences à tout le monde :
« Je sentais qu’il hésitait encore, qu’il cherchait à me juger, à me peser une dernière fois avant de dire ce qu’il n’avait dit à personne – du moins dans les mêmes termes – peut-être. » (p. 1074).
Le curé d’Ambricourt perçoit le curé de Torcy, sans doute, comme son père spirituel. Il le comprend, il le devine aussi :
« Le contraste avec le visage creusé par l’insomnie, la fatigue et quelque vision plus torturante, que je devine, cela ne saurait réellement se décrire. » (p. .
Le curé de Torcy pressent l’épreuve par laquelle passe son « enfant » après la mort de la comtesse, et partage sa peine :
« C’est vrai qu’il commençait à venter dur, mais pour la première fois, je ne l’ai pas vu redresser sa haute taille, ii marchait tout courbé. » ( p.
»J’ai fait lire ces lignes à M. le curé de Torcy, mais je n’ai pas osé lui dire qu’elles étaient de moi. » (p.1066)
D’autre part, l’enfant se sent coupable quand on le prend en flagrant délit ; or le curé de Torcy surprend le curé d’Ambricourt en train de se nourrir en abusant d’un mauvais vin :
« La surprise, mais non pas la surprise seule, m’a cloué sur place« (p.
On trouve, de manière analogue à cette recherche de l’approbation paternelle chez l’enfant, le désir de confidence chez le père, désir qui pourrait, en fait, n’être qu’une recherche de
!’approbation filiale déguisée. Dans un rapport idéal de père à fils, l’équivalent de cette recherche entre les deux êtres existe ; cela est manifeste, dans le « Journal« , entre le curé de Torcy et le curé
d’Ambricourt :
« Moi, je n’ai pas de génie. » (p.
« Viens voir mon oratoire. (p.1041)
« Tu vois ce tableau, m’a–t–il dit. C’est un cadeau de ma marraine. J’ai bien les moyens de me payer quelque chose de mieux, de plus artistique, mais je préfère encore celui–ci. Je le trouve laid, et même un peu bête, me rassure. » (p.1041-1042)
« Les vieux confrères me prennent pour un optimiste, un Roger Bontemps, les jeunes de ton espèce pour un croque–mitaine , ils me trouvent trop dur avec mes gens, trop militaire, trop coriace. » (p. 1044)
« Le plus dur c’est qu’on n’est compris de personne, on se sent ridicule. Pour le monde, tu n’es qu’un petit curé démocrate, un vaniteux, un farceur. » (p.
Nous pouvons percevoir le sentiment du devoir paternel qu’éprouve le curé de Torcy à l’égard du curé d’Ambricourt.
Le curé de Torcy ressent ce rapport de paternité au point de vouloir s’acquitter envers lui du devoir paternel de protection matérielle. Sachant que les ressources du curé d’Ambricourt sont
limitées, il l’aide, mais en ménageant sa fierté. On comprend à travers ses paroles qu’il sent que le rapport de paternité s’est établi dès la première rencontre et qu’il ne saurait être compris par le monde extérieur :
« Je parie que tu es sans le sou, les premiers temps sont durs, tu me les rendras quand tu pourras. Fiche le camp, et ne dis jamais rien de nous deux aux imbéciles. » (p. 1047)
Un autre aspect du devoir paternel est !’éducation de l’enfant. Le curé de Torcy entreprend à l’égard de son protégé une sorte d »‘enseignement de la vie ». Il donne au curé d’Ambricourt différents conseils sur le comportement, sur la psychologie des gens. On pourrait parler de « conseils vitaux »:
Mais ces conseils, comme tous ses rapports avec le curé d’Ambricourt, sont de l’ordre de l' »être », car le curé de Torcy est un sage, ii vit et il « laisse vivre ». Le curé de Torcy ne s’impose pas :
« Je pourrais t’accabler de conseils, à quoi bon ? (…) Et puis, quoi, mon petit, tu n’es pas sous mes ordres, ii faut que je te laisse faire, donner ta mesure. » (p.1101)
Ainsi, les rapports entre le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt méritent d’être appelés « paternels ». Bien que ces deux hommes ne soient pas liés par un lien de filiation charnelle, on peut dire qu’ils sont de même « sang », de la même « race ». Dans leurs rapports paternels et amicaux, il y a tout ce qui manque aux rapports que nous avons évoqués plus haut entre les membres de la famille de M. le comte. Le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt s’aiment comme peuvent s’aimer de vrais hommes. IIs se respectent mutuellement, aucun des deux n’impose son avis à l’autre. La haine est étrangère à leurs âmes. Cette espèce d’amitié paternelle est très précieuse, car clans la vie quotidienne, ii est rare de trouver des rapports de cette qualité.
CONCLUSION
On peut dire, s’agissant des rapports que nous venons d’examiner en dernier lieu, que ce sont les relations idéales qu’on peut espérer connaître un jour et qui devraient exister entre parents et enfants. Mais ici se pose la question : qu’est–ce–que la véritable paternité ?
INTRODUCTION
I. LA PATERNITE CHARNELLE
1.1. La Comtesse face à sa fille
1.2. La Comtesse face à son fils
II. LA PATERNITE SPIRITUELLE
2.1. La Comtesse et le curé d’Ambricourt
2.2. Le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE