Analyse du petit poème en prose : « Assommons les pauvres ! » de Charles BAUDELAIRE

I. Introduction

Le petit poème en prose intitulé : « Assommons les pauvres !« , avec plusieurs autres (Le gâteau, Le mauvais vitrier, Miroir, Le joujou du pauvre et Les yeux des pauvres), fait partie d’une série de poèmes où Baudelaire s’interroge sur « les immortels principes de (17)89 » (Miroir) ainsi que sur la nature humaine.
Dans ces poèmes, on rencontre donc non seulement le Baudelaire poète, mais également un Baudelaire philosophe, (voire politique) qui s’interroge sur son temps, son époque et fait des constats.
Avant de donner brièvement quelques pistes interprétatives à ce sujet, je m’efforcerai de dégager le « squelette » de ce texte, en distinguant les différents plans (contenu ou expression) et en dégageant les différents niveaux d’analyse (figuratif, narratif et thématique). Pour cela, je m’appuierai sur l’analyse sémiotique de J. Greimas.

II. Remarques liminaires


Ce texte relève du discours (1), selon l’opposition de Benveniste, car il est écrit à la première personne du singulier (« je »). Le narrateur s’adresse donc directement à son lecteur. Ce « narrateur-je » semble de la sorte vouloir prendre à partie son interlocuteur-lecteur. Ce poème à la première personne pourrait en effet être interprété soit comme une confidence, soit comme une incitation à la participation.
Ce n’est cependant pas ce que je chercherai à établir, tout au long de cette analyse, car mon travail se limitera à l’examen du contenu, sans traiter des problèmes liés à la production et à la réception (ce qui relève de l’énonciation).


III. Structure générale du texte


N. Everaert-Desmedt (1992: 11) définit le récit comme « la représentation d’un événement ». En effet, un événement en soi, n’est pas un récit. Il le devient lorsqu’il est rapporté par quelqu’un. Dans le petit poème en prose « Assommons les pauvres !« , le narrateur met en scène sa rencontre avec un mendiant. Mais à un niveau supérieur, ce poème raconte l’histoire de la naissance d’une théorie. Ainsi, ce récit deviendrait la représentation de la naissance d’une théorie.

La trame de ce discours pourrait être schématisée de la manière suivante:

réflexions/sentiment de supériorité —> rencontre d’un mendiant —> incitation par le Démon d’action —> action —> réaction —> égalité théorique, mais supériorité dans les faits.

L’événement se présente sous la forme d’un passage d’un état à un autre. La situation initiale (S) va donc se modifier, subir une transformation pour aboutir à une situation finale (S’). Comparons donc cette situation initiale à la situation finale, pour pouvoir poser une hypothèse sur le programme énonciatif de ce texte :

 

Situation    initiale

vs

Situation    finale

– le narrateur est seul     dans sa chambre

 

– le    narrateur se trouve    dans un espace public en   compagnie d’une tierce     personne

 

 

 

– il fait des lectures sur les entrepreneurs de bonheur public

– il déclare l’autre son égal

 

 

 

-reflexion / l’idée d’une    idée

 

– discussion/     conceptualisation

-sentiment de supériorité

 

– supériorite dans les faits

 

Le narrateur, enfermé dans sa chambre depuis quinze jours, déglutit (plus qu’il ne digère) des livres « où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages, riches, en vingt-quatre heures« . Cependant, ces lectures ne font que l’abrutir et le mettent « dans un état d’esprit avoisinant le vertige ou la stupidité« . Il sent germer au fond de son intellect « l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague » mais nettement « supérieur à toutes les formules de bonnes femmes » qu’il vient de parcourir. Une fois au grand air, ce germe pourra se développer, croître pour aboutir à une théorie qu’il a eu « la douleur » d’essayer sur le dos d’un mendiant.

Son sentiment de supériorité sur les mauvaises lectures qu’il a faites dans sa chambre semble se maintenir à la fin du récit. En effet, à la fin du texte, le mendiant « jure » au narrateur qu’il a compris sa théorie et qu’il « obéira » à ses conseils.

Ainsi, je poserai l’axe sémantique suivant :

S  ———————————-   t  ———————————–> S’

penseur                                                                           maître

réflexion                                                  transmission du savoir

passif                                                                                  actif

 

La transformation ( t ) se réalise progressivement et est le fruit de plusieurs modifications d’état du narrateur car, à l’intérieur de cette transformation générale, se produisent d’autres transformations. Pour pouvoir saisir ces divers changements, passons donc à la segmentation du texte.

IV. La segmentation

Deux types de segmentation peuvent être opérés : en épisodes et/ou en séquences.


Les épisodes 


Ce récit comporte quatre épisodes. C’est-à-dire qu’il peut se diviser en quatre fragments. Car chacun d’eux constitue un récit en soi (donc contient une transformation) et s’intègre, à la fois, comme un élément au récit global.


Le premier épisode débute dans la chambre du narrateur. La lecture « des livres à la mode dans ce temps-là » lui donne le vertige. Il en ressent un malaise et en « sort avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafraîchissements« . Cependant, ces mauvaises lectures ont provoqué en lui une transformation : « il sent confiné au fond de son intellect le germe obscur d’une idée supérieure. »


Suit l’épisode où, se dirigeant vers un cabaret, it aperçoit un mendiant « aux regards inoubliables qui culbuteraient les trônes« . Simultanément, il entend une voix : celle de son bon Ange ou bon Démon. Ainsi, il semble que la vue de ce mendiant modifie une fois encore l’état du narrateur, qui nous fait d’ailleurs part, cette fois, de ses réflexions à travers la voix de son ange. Ce dernier énonce le principe de sa théorie : « Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir« . Sa théorie est donc passée de l’état de germe à celui d’une première ébauche. Il reste cependant encore à l’expérimenter.

Et c’est ce qui se passe lors du troisième épisode. Le narrateur bondit sans tarder sur le mendiant. Commence alors un combat où le rival encaisse tous les coups sans aucunes réaction, apparemment. Le théoricien, qui s’est mué en praticien, s’attaque d’abord à la vue de son adversaire, comme pour interrompre ce regard même qui a fonctionné comme un détonateur pour l’organisation de ses pensées. Il s’en prend ensuite à la bouche, en lui cassant deux dents, puis au cou, comme pour lui ôter sa faculté de parler. Empoigné à la gorge, le vieillard se voit secouer la tête dans son ensemble, comme si son agresseur cherchait à la vider de son contenu. Et ce n’est pas tout. Une fois le traitement de la partie supérieure du corps terminé (ce qui peut, peut-être, être associé à un lavage de cerveau), le mendiant est propulsé à terre par un coup de pied dans le dos et battu avec une grosse branche d’arbre, tel un steak que l’on cherche à attendrir donc à rendre plus savoureux, meilleur !.

Cependant, loin de se laisser achever, subitement et au grand émerveillement de l’initiateur du combat, le mendiant se révolte et répond aux coups en les dédoublant : « le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche d’arbre me battit dru comme du plâtre« . Cette fois-ci, il ne s’agit plus de « rendre meilleur« , mais plutôt d’une envie d’éliminer cet imposteur. De même, le fait que la description des traitements infligés en retour soit condensée en une seule phrase donne l’impression d’une rapidité incroyable à tous ces gestes.


Aplati au sol, mais radieux, le philosophe-praticien se mue alors une dernière fois et se pose ainsi, dans ce dernier épisode, en maître qui se doit de transmettre son savoir, afin que sa théorie puisse être divulguée. De même, le mendiant du statut d’objet d’expérimentation (l’être est alors réduit à une machine, à une carcasse) passe à celui d’élève (et redevient un être humain : « Monsieur« ), voire de disciple, puisqu’il a pour mission de diffuser cette « énergique médication« , en l’appliquant à tous ses confrères qui demandent l’aumône.


Ces transformations semblent s’ordonner avant tout de manière successive. En effet, la situation initiale modifiée par une première transformation constitue une nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante (penseur-praticien-maître). Cependant, la transformation générale du narrateur est conduite peu à peu par ces diverses modifications et c’est l’action-réaction du troisième épisode, donc la mise à l’épreuve de la théorie, qui a permis sa conceptualisation. Ainsi, se dégage également une certaine hiérarchie dans ces transformations. Ce qui donne le schéma suivant :

 

S ——————————————————————————> S’

                                                                      t               t

                                                                   ——>     ——–>

                                                                  action     réaction

          t                          t                                    t

     ———>        —————- >           ————————>

     lectures       Démon d’action                       combat

  S   ———————————————————————-> S’

 

 

Les séquences :

Si les épisodes sont des unités au niveau de la structure narrative, le découpage en séquences se réalise à l’aide de critères de surface tels que le découpage en paragraphes (qui ne correspond cependant pas forcément au découpage séquentiel), les disjonctions spatio-temporelles, actorielles, logiques, etc.

Dans ce texte, peuvent se dégager trois séquences, à leur tour subdivisées en plusieurs sous-séquences.

Première séquence :

« Pendant quinze jours je m’étais confiné dans ma chambre… » —> « Mais ce n’était que l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague« .

Cette séquence se déroule dans une unité spatiale close et en opposition à l’espace public ouvert de la séquence suivante. Cela fait quinze jours que le narrateur s’est enfermé dans sa chambre. Il commence à étouffer et ressent un urgent besoin de changer d’air.

Dans cette séquence, il s’agit avant tout d’une description d’un état. Il n’est donc pas surprenant que les temps du discours dominants soient l’imparfait (je sentais, ce n’était), le plus-que-parfait (m’étais confiné, avait semblé, avais parcouru) ainsi qu’un subjonctif imparfait (que je fusse).

L’organisation typographique en paragraphes permet de diviser ce tout en deux sous-séquences. La première relatant la relation générale et abstraite du narrateur avec ses lectures : il avale plus qu’il ne digère. Ce qu’il lit semble glisser sur lui plus qu’enrichir ses connaissances. Cependant, si ces lectures ne lui apportent rien de bon à ingérer (2), elles sont loin de le laisser indifférent. Bien au contraire, elle l’irritent et le conduisent à un état proche du vertige et de la stupidité. Le terme fortement péjoratif d' »élucubrations » (« toutes les élucubrations de ces entrepreneurs de bonheur public« ) déconsidère les oeuvres lues et nous les présente comme des théories peu sensées. La parenthèse qui suit se comprend alors comme une critique négative de la part du narrateur qui juge stupides « ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et (…) ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés ».

Après avoir donné le cadre de son état global, le narrateur dans la
deuxième sous-séquence nous entraîne au fond de son intellect, où il lui semble que loge « le germe obscur d’une idée supérieure« , « l’idée d’une idée« .

S’oppose donc ici, une idée de génie à « toutes ces formules de bonne femme qu’il a pu lire dans les livres à la mode ;  un travail intellectuel, une réflexion à des expressions consacrées ou peut-être même des formes (paroles) rituelles, incantatoires, bonnes à endormir les mauvaises consciences.

Un sentiment de supériorité se profile donc dans le for intérieur du narrateur ; sentiment qui lui permettra de se poser en maître.

Deuxième séquence :

« Et je sortis avec une grande soif » —> « et celui-là seul est digne de liberté, qui sait la conquérir« .

Disjonction spatiale : le narrateur quitte sa sphère privée et se retrouve dans un espace public : sa « grande soif de grand air et de rafraîchissants » dirige ses pas vers un cabaret.

Changement dans l’emploi des temps également : introduction du passé simple qui marque des temps d’action, des mouvements : je sortis, un mendiant me tendit, j’entendis, je reconnus. Cependant, la majorité du texte continue à être énoncé à l’imparfait. Ainsi, les réflexions et les hypothèses (au conditionnel) l’emportent encore sur l’action. Cette situation se verra totalement inversée dans la dernière séquence, comme je le démontrerai plus bas. C’est cette opposition qui donne en fait l’unité à cette deuxième séquence qui peut à son tour se subdiviser en trois.

Cette séquence comporte en effet trois sous-séquences : une de transition, (le narrateur sort de chez lui), celle où il rencontre le mendiant et, finalement, celle où intervient le Démon d’action. L’entrée de nouveaux personnages marque donc des disjonctions actorielles qui jouent un rôle important dans ce nouveau partage

Dans la première (premier paragraphe, p.176), le narrateur est seul. Cela ne change donc rien à la situation initiale ou il est également solitaire. Néanmoins, cette fois, d’un état passif (cloîtré dans sa chambre à réfléchir), il passe à un état actif : il sort. Il y a donc ici, une disjonction spatiale : un passage d’un espace clos (la chambre) à un espace public ouvert (Ia banlieue). De plus, on peut également discerner une disjonction temporelle : la séquence antérieure décrivait l’état du personnage principal au cours de ces quinze jours d’enfermement, alors que le « je sortis » nous introduit dans une nouvelle temporalité, celle de la rencontre avec de nouveaux actants. C’est d’ailleurs cette nouvelle temporalité, très brève, – car tout s’enchaîne dès lors très rapidement (en quelques minutes, semble-t-il) -, qui sera conservée jusqu’à Ia fin du poème.

Dans la deuxième (deuxième paragraphe, p.176), le narrateur croise le regard du mendiant et dans la troisième (les trois derniers paragraphes de la page 176), la voix de son Démon d’action fait irruption. Cependant, les yeux du mendiant restent toujours présents, mais en filigrane, en arrière-plan, car le texte dit que c’est « en même temps » donc simultanément qu’interviennent ces deux nouveaux actants.

Lors de l’apparition du bon Ange la relation à la connaissance qui était très générale et abstraite au cours de la première séquence, dans la chambre, s’individualise. Une instance supérieure, à la manière des philosophes grecs, semble voler à son secours pour organiser ses pensées, les concrétiser.

Troisième séquence :

« Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. » —> « qu’il obéirait à mes conseils. »

Cette séquence trouve son unité dans le face-à-face entre le mendiant et le « je ». Le bon Ange ou le bon Démon s’est éclipsé et ne reviendra plus jusqu’à la fin du récit. De plus, cette fois-ci, le personnage principal passe clairement aux actes, d’une part en mettant à l’épreuve son idée, puis en transmettant sa théorie à son disciple.

Les deux premiers paragraphes décrivent l’expérimentation de l’idée sur le mendiant. La description du traitement infligé est faite par une succession de phrase dépourvues de marqueurs d’intégration linéaires (MIL). Les gestes se suivent logiquement. Seul un « ensuite » (deuxième paragraphe, p.177) sert a réintroduire le fil du combat qui a été interrompu par une digression. Cela met encore davantage en évidence la rupture entre le récit de l’attaque à la tête, et celui des coups donnés sur l’ensemble du corps de la victime.

L’expérimentation, bien que réalisée dans un lieu public, se passe hors de portée de tout regard des forces de l’ordre. L’auteur de cette expérience semble donc craindre des représailles et est tout à fait conscient que sa pratique n’est pas très orthodoxe. II a donc vérifié, avant de passer à l’acte, d’un coup d’oeil que dans cette banlieue déserte, il se trouvait bien « pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police« .


La deuxième sous-séquence qui va de « Tout à coup, – ô miracle ! » à « Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie » contient la réaction de l’agressé. Le « tout à coup » marque un renversement brusque de la situation, une rupture soudaine. Le mendiant se rebelle et, avec un regard de haine, inflige à son tortionnaire un traitement similaire à celui qu’il a reçu, mais d’une intensité deux fois plus forte. Le vieillard (« cette antique carcasse« ), avec une force insoupçonnée, se relève et s’abat à son tour sur le narrateur. Les positions spatiales sont donc inversées. Le mendiant se retrouve debout et le « je » au sol. Cependant, le statut des actants ne semble pas s’être totalement inversé. On ne peut, en effet, pas considérer le mendiant comme dominant, car le narrateur jouit de sa position : « ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie !« . De plus, le regard de haine de ce « malandrin décrépit » lui « parut de bon augure« . Le narrateur, loin d’avoir une position inférieure, occupe donc bien plutôt une sorte de position intermédiaire, celle d’un devin, en quelque sorte, qui pressent un dénouement global positif.


Remarquons aussi que les étapes dans la description des coups portés par le mendiant suivent la même progression et correspondent presque en tout point à celles qu’a administrées le « je » au vieillard. Seule l’étape de la tête est passée sous silence. Il semble donc que la tête pensante est épargnée dans cette réplique.


« Alors je lui fis force signes » —> « qu’il obéirait à mes conseils« . Ce « alors » marque une disjonction logique. Si la réaction du mendiant a été déclenchée spontanément, le narrateur qui se retrouve aplati au sol est obligé de donner un signal pour interrompre la fougue de son interlocuteur. Par son geste, il veut signifier que le « débat » est terminé : « Alors je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie« . Il ne s’agissait donc plus, dans la deuxième sous-séquence, d’une mise à l’épreuve, mais d’une discussion. Ce corps à corps représentait la vérification de la thèse philosophique énoncée par le Démon d’action sous la forme d’un débat/combat.


Le narrateur ressent alors la nécessité d’expliciter le résultat de cette « conversation animée » : « «Monsieur, vous êtes mon égal !» » et par là même de procéder à un geste qui permet le rééquilibrage de la situation initiale dans laquelle se trouvait le mendiant, en tendant son chapeau : « «veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse« . Puis, le « je » narratif se place en maître-didacticien qui permet de faire le lien entre l’abstrait (la
théorie) et le concret que vient de subir l’élève (la pratique) : « et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, (…), la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos« . Le maître transmet donc ses connaissances a l’élève pour que ce dernier les fasse connaître à son tour.

Cette troisième séquence montre donc comment pratique et théorie sont étroitement imbriquées. La connaissance passe par le corps, tant pour le maître qui réussit par ce biais à formuler sa théorie que pour le disciple qui en prend d’abord physiquement connaissance, puis verbalement.

Ainsi, la segmentation en séquences « fait apparaître une organisation du texte différente et complémentaire de la segmentation éventuelle en épisodes » (Everaert, 1992: 25). Les séquences organisent « la façon de raconter, la représentation des événements« , alors que les épisodes concernent « le contenu narratif, la structure des événements representés » (ibidem).

  1. Le niveau narratif

Nous avons vu lors de la segmentation en épisodes que le narrateur (sujet) sort de chez lui, mu par une « grande soif ». Comme tout sujet, dans un récit, il part à la recherche d’un objet (ici: une théorie). « Le sujet part à la quête d’un objet parce qu’il éprouve un manque » (Everaert, 1992: 29). Le manque, ici, est celui que n’ont pas réussi à combler les lectures, à savoir la manière de pouvoir faire de tous les êtres humains des hommes libres et égaux.

Le parcours narratif se réalise donc sous la forme de la quête d’un Sujet à la recherche d’un Objet. Le « je », dans la situation initiale, est disjoint de son Objet, alors que, dans la situation finale, il est conjoint. D’où ce schéma :

(« je » V théorie) ————————— > (« je » /  théorie).

Le récit commence par des énoncés d’états (dans la chambre, devant la taverne), puis se poursuit par des énoncés de faire (l’agression du vieillard-mendiant et sa riposte), pour se terminer avec un énoncé de faire persuasif (discours au mendiant).

Dans ce dernier moment du récit, le Destinateur (« je »), en effet, tente de communiquer son Objet (la théorie) au Destinataire (le mendiant), qui pourrait être englobé dans un autre Destinataire, plus large : « les philanthropes » à qui s’adresse la théorie du Destinateur.

Les aides (ou Adjuvants) qui permettent au Sujet d’atteindre son Objet sont le Démon d’action, le regard du mendiant (et non, dans un premier temps, le mendiant lui-même), puisque immédiatement après ces deux rencontres, le narrateur bondit sur son objet d’expérimentation. La réaction du mendiant peut également être conçue comme un Adjuvant, puisqu’elle permet de formuler explicitement une intuition – sur la manière de faire rendre l’orgueil et la vie aux pauvres -, donc la conceptualisation de la théorie.

Les Opposants à cette quête sont principalement les livres à la mode, mais peut-être, et dans une faible mesure, l’apathie première du mendiant. Le fait que ce vieillard ne réagit pas immédiatement introduit un effet de suspens. Une brève tension s’installe. Quelques instants, le praticien semble craindre de n’obtenir aucune réaction. L’intermède où le narrateur explique qu’il avait préalablement bien pris soin de vérifier que personne n’était susceptible de le voir à l’acte prolonge encore le temps d’inaction du vieillard. II laisse faire craindre qu’une autre transformation que celle retenue par le narrateur, ne se produise. L’émerveillement final de l’agresseur accentue encore, mais de manière rétroactive, cette menace d’un déroulement imprévu :

« Tout a coup, – ô miracle! ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ! –« ,

Un récit « canonique » comporte généralement trois épreuves : une épreuve qualifiante, une épreuve principale et une épreuve glorifiante.

Pour ce texte, l’acquisition de la compétence (ou épreuve qualifiante) se déroule en plusieurs étapes : d’abord dans la chambre, au moyen des lectures, puis devant la taverne, face au mendiant et au son de la voix du Démon d’action.

Ensuite, lors du lynchage du mendiant, la performance s’accomplit. En effet, en acquérant l’Objet de valeur (la théorie), le Sujet se réalise.

La dernière épreuve (ou épreuve glorifiante) consiste en la reconnaissance du Sujet ; or, dans ce récit, il s’agirait davantage d’une auto-glorification, car en félicitant le mendiant, le narrateur semble se glorifier lui-même.

  1. Le niveau figuratif

Nous allons voir maintenant comment « la structure narrative donne du sens aux éléments figuratifs qu’elle intègre et est elle-même interprétée comme véhicule de valeurs thématiques » (Everaert, 1992: 63).

Faisons donc attention, maintenant, aux traits figuratifs qui s’opposent, puisque le sens, selon les structuralistes, provient des différences.

 

Les parcours figuratifs, les plus importants d' »Assommons les pauvres! » tournent autour :

– de l’action

Tout au long de la description de la leçon infligée au mendiant et lors de la réponse de ce dernier, le texte regorge de verbes d’action, d’adverbes et d’adjectifs traduisant la fougue et la vitesse avec laquelle les coups sont administrés, (je sautais sur, rapidement, se jeta sur ; vigoureusement, assez énergique, énergie obstinée, énergique médication). Le vieillard se fait boucher un oeil, briser deux dents et les omoplates, assommer, secouer, terrasser, battre. Malgré tous ces efforts, il ne semble qu’affaibli, décrépit. Il ressort de ce traitement comme une machine singulièrement détraquée mais qui contient encore une énergie incroyable qui lui permet sans difficulté apparente (contrairement au narrateur qui ne se sentait pas assez fort, étant né délicat) de se jeter sur son agresseur, de lui pocher les yeux, de lui casser quatre dents et de le battre dru comme plâtre.

Dans ce poème, un mouvement de chute est également omniprésent.

Dans la première séquence, il est question de vertige, de rois détrônés, ensuite du regard du mendiant qui semble capable de culbuter les trônes. Puis, lors de la lutte, chacun à leur tour, les actants sont projetés au sol. Ces chutes provoquent d’ailleurs en retour une ascension : vers la connaissance pour le narrateur et vers le recouvrement de sa dignité pour le malandrin. Comme s’il leur fallait avoir touché le point le plus bas pour ensuite s’élever au plus haut. Cette opposition haut-bas (Ciel­/Enfer) est d’ailleurs constante dans l’oeuvre de Charles Baudelaire.

– du regard et de la voix

J’ai déjà souligné l’importance du regard comme déclencheur de l’action. Ce motif renvoie à d’autres petits poèmes en prose dans lesquels la vue a également une importance capitale. (Voir Les yeux des pauvres, Le joujou du pauvre).

Dans Assommons les pauvres !, un autre sens est mis à contribution : l’ouïe. Le chuchotement du Bon Ange, ainsi que les bruits sourds des coups de poings, de pieds et des autres traitements que s’infligent mutuellement les interlocuteurs, donnent à ce récit une ambiance sonore étouffée. Aucun cri, aucun brouhaha ne semblent perceptibles dans cette banlieue déserte. Les paroles du maître brisent donc ce silence, ce qui leur donne encore d’avantage de poids.

– des oppositions inégalité/égalité, enchaînement/liberté et infériorité/supériorité

A chaque fois, l’un des termes (ou un dérivé de la même famille) de ces oppositions est inscrit dans le poème (égale, liberté, supérieur), alors que les autres ne sont jamais présents explicitement, mais suggérés par des expressions ou mots qui la contiennent implicitement (esclave, mendiant, pas assez fort étant né délicat).

– de la gestation de la théorie

Les différentes étapes de cette gestation sont les suivantes : germe ; théorie suggérée par le chuchotement du Bon Ange ; accouchement dans la douleur ; « jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ». Elles font presque systématiquement écho au monde grec.

Ainsi, l’accouchement en douleur des idées rejoint l’idée de Socrate qui considère la relation maître-disciple comme douloureuse autant pour le maitre que pour l’élève.

Plus explicitement, le narrateur compare son démon à celui de Socrate. Le sien n’est pas un démon prohibiteur, mais d’action, de combat. Le sien conseille, suggère, persuade, alors que celui de Socrate ne faisait que « défendre, avertir, empêcher« . En précisant ceci, une critique implicite est faite à ceux qui refont le monde avec des mots sans passer à l’action. De même, lorsqu’il explicite sa théorie au mendiant, il semble vouloir dire que pour se faire comprendre, il ne s’agit pas d’élaborer et d’exposer de beaux principes dans des livres, mais il faut agir et utiliser un langage approprié en fonction de son interlocuteur.

La discussion sans parole, mais efficace, est en totale opposition avec les sophistes dont l’art est d’embobiner les gens avec leur rhétorique. Leur beaux discours peuvent cacher des éléments falsifiés. Or, paradoxalement, le texte dit : « me relevant avec la satisfaction d’un sophiste« , mais ensuite il ajoute « du Portique« . Cette mention renvoie donc finalement aux stoïciens pour qui l’expérience est à l’origine de tout savoir, et pour qui, mis à part l’effort pour arriver à la vertu (ce qui, pour les stoïciens, représente le souverain bien), tout est indifférent, donc autant le plaisir que la douleur, etc. De même, pour le narrateur, tous les moyens semblent permis pour atteindre l’égalité entre les hommes, pour redonner de la dignité à ce mendiant, pourvu qu’ils donnent des résultats et permettent une certaine élévation pour échapper à la médiocrité terrestre, c’est-à-dire à l’ennui de l’ici et aux misères humaines.

Lorsqu’il dit:  « pourquoi n’aurais-je pas l’honneur, comme Socrate, d’obtenir mon brevet de folie« , il suggère que certains risquent d’interpréter son attitude comme celle d’un fou, – comme Lélut et Baillarger, deux célèbres aliénistes de l’époque, ont soutenu la thèse de la folie de Socrate. Est-ce là une manière d’exécuter sa « morale-action » sous couvert de la folie ou de dénoncer cette interprétation comme fausse?

Et si l’on opte pour la folie, est-ce la même folie que celle que l’on retrouve dans « Le mauvais vitrier  » ?

« Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : «La vie en beau! La vie en beau!». Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? »  » (« Le mauvais vitrier »).

Cette folie qui conduit à la jouissance et permet donc de s’élever, l’espace d’un instant, vers des sphères supérieures, en ne se préoccupant pas de la chute à venir (damnation) est-elle aussi présente dans « Assommons les pauvres! « ?

Même si tel n’est pas le cas, le motif baudelairien par excellence, où l’abîme infernal s’oppose au Ciel dans un mouvement de chute et d’ascension, semble une fois encore, ici, illustré par l’évocation de cette jouissance suprême à la manière des philosophes.

 

VII. Le niveau thématique

La structure élémentaire de la signification générale de ce petit poème en prose est contenue dans le carré sémiotique suivant :

 

passif                                                                     actif                            

non actif                                                        non passif

 

 _ _ _ _ _ _  : relations entre contraires

_________  : relations entre contradictoires

………………  : relations d’implication

dans lequel, le parcours suivant se dessine :

 

séquence I                                     séquence III

 

séquence II

Un autre carré sémiotique qui décrirait le troisième épisode (récit dans le récit) pourrait être formulé de la manière suivante :

 

inégalité                                                égalité

 

non-égalité                                  non-inégalité

 

et, avec une trajectoire similaire : (séquence III)

 

sous-séquence a )                                   sous-séquence c)

                                                        (sans le dernier paragraphe)

 

sous-séquence b)

 

VIII. Conclusion : pistes pour l’interprétation

Voici, tout d’abord, quelques précisions quant au contexte de production de ce texte :

« Assommons les pauvres!  » aurait été écrit en Belgique en 1865. Néanmoins, il n’a été publié qu’en 1869 dans une édition posthume. En effet, jusque-là, il avait été écarté car considéré comme impubliable.

Le germe de ce poème, selon les notes des « Oeuvres complètes » (collection « La Pléiade »), se trouve dans une lettre à Nadar, datée du 30 août 1864 :

« Croirais-tu que moi, j’aie pu battre un Belge? C’est incroyable n’est-ce pas? Que je puisse battre quelqu’un, c’est absurde. Et ce qu’il y a de plus monstrueux encore, c’est que j’étais complètement dans mon tort. Aussi, l’esprit de justice reprenant le dessus, j’ai couru après l’homme pour lui faire des excuses. Mais je n’ai pu le retrouver ».

II serait intéressant de comparer cette confidence avec le poème étudié. Pour cela, il s’agira également de s’appuyer sur les riches analyses de l’univers baudelairien, réalisées par G. Poulet et P. Guiraud.

Une autre piste interprétative se dessine avec le probable premier titre de ce poème : « Le Paradoxe de l’aumone »  (3) Ce poème se rapprocherait alors de celui intitulé « Le gâteau » dans lequel l’aumône baudelairienne ne peut être salvatrice, réparatrice d’une inégalité quelconque, contrairement à l’aumône rousseauiste (4). Ainsi, dans « Assommons les pauvres ! », le mendiant retrouve une certaine dignité en la conquérant, en se mobilisant.

Je proposerai une troisième et dernière piste interprétative, en expliquant l’idée suggérée en introduction, à savoir qu’ « Assommons les pauvres ! » fait partie des quelques poèmes du Spleen de Paris que l’on pourrait qualifier de politiques.

Si l’on considère « Assommons les pauvres ! » comme un poème politique et non seulement philosophique, alors il faudrait y décrypter la position de Charles Baudelaire, lors des événements politiques de son époque.

En effet, les contemporains des années 1848-1852 n’ont pu rester indifférents aux événements de cette période(5). Les écrits de Baudelaire, comme ceux des autres écrivains de l’époque, contiennent des traces de ce moment mouvementé de l’histoire. Baudelaire, à sa manière, a émis son opinion sur ce à quoi il assistait.

Certains critiques ont vu en lui un « jeune bourgeois dilettante et ennuyé » qui prend part aux soulèvements de février et de juin pour se distraire.

Sartre, dans son livre intitulé « Baudelaire », nous donne l’image d’un Baudelaire paresseux qui ne peut prendre au sérieux ces entreprises parce qu’il « voit trop qu’on y trouve jamais ce qu’on y a mis« . Un Baudelaire qui méprise l’utile et l’action. « Les événements sociaux glissent sur lui sans le toucher. Il s’est un peu agité en 1848, mais il n’a jamais manifesté aucun intérêt sincère pour la Révolution. II voulait seulement qu’on mît le feu au général Aupick. Au reste, it s’est vite replongé dans ses rêves moroses de stagnation sociale » (Sartre). Sartre nous le présente donc comme une personne totalement indifférente, coupée de la réalité et qui sort de sa rêverie, juste le temps de tirer un coup de fusil sur les barricades.

A l’opposé de ce jugement sévère, d’autres interprètent l’attitude de Baudelaire comme celle d’un républicain convaincu. Amiot(6) démontre qu’il se bat en février puis en juin malgré ses réticences envers les « républicains extrémistes ». De plus, de son propre aveu, Baudelaire luttera encore pour la République, le 2 décembre 1851: « Ma fureur au coup d’Etat. Combien j’ai essuyé de coups de fusil. » (« Mon coeur mis a nu », feuillet 8).

L’explication de la présence de Baudelaire sur les barricades par ennui ou perversité filiale ne semble donc pas tenir devant l’examen des faits. Sa participation aux journaux tels que La Tribune Nationale, Le Salut public prouve, au contraire, son intérêt aux débats politiques.

De même, les notes du feuillet 8 de « Mon Coeur mis a nu » (collection « La Pléiade ») précisent que malgré sa déclaration à Ancelle le 5 mars 1852 (soit trois mois après le coup d’Etat) : « Le 2 décembre m’a physiquement dépolitiqué », cet écrivain ne peut s’empêcher de s’intéresser à la politique.

Faut-il faire, dès lors, de Baudelaire un révolutionnaire (de gauche et anti-bourgeois) à tout prix, comme cherche à le démontrer D. Oehler(7) ?

Vers 1852, Baudelaire semble vouloir prendre de la distance vis-à-vis de son engagement d’avant le coup d’Etat et vis-à-vis des idéologies révolutionnaires. Sans les renier, il fait le constat amer de leur échec.

Ainsi, la dernière piste interprétative pourrait chercher non pas à prouver si oui ou non Baudelaire fut un républicain convaincu ou non, ou encore un « théocrate républicain » (Amiot), mais de montrer comment il se place par rapport a l’idéologie « socialisante » de son temps.

Dans « Assommons les pauvres! » Baudelaire accomplit la même rétrospective envers son euphorie révolutionnaire d' »il y a 16 ou 17 ans » que lorsqu’il écrit dans ses journaux intimes : « Mon ivresse de 1848./ De quelle nature était cette ivresse ?/ Goût de la vengeance. Plaisir nature! de la démolition./ (…)/ Ivresse littéraire ; souvenir des lectures » (« Mon coeur mis a nu », feuillet 8).

Il s’oppose au socialisme pleurnichard à bon marché. Il prend pour cela des clichés et les bouscule. Il cherche une nouvelle vision de ce qui est connu de tous pour surmonter ces clichés.

Ainsi, (et je reprendrai là une des thèses de D. Oehler), Baudelaire n’est pas cynique (attitude qui affecte le mépris des convenances sociales et de la morale communément admise) mais satanique. Son satanisme, explique D. Oehler, est une réponse au discours contemporain des bonnes consciences. « Il crée des actions à effets fantastiques, afin de casser des structures de pensée encroûtées, afin de surmonter la stérilité des débats politiques« . Les textes de Baudelaire deviennent, dans la perspective de ce critique, des attentats à la morale, voire d’avantage : des suggestions, des indications d’actions pour les victimes et les dupes du progrès.

« Baudelaire frappe et provoque des étincelles, non pour brûler la réalité elle-même, mais pour rencontrer le comportement des choses, pour frapper la force de la représentation publique » (traduction libre de l’allemand).

Sans être aussi radicale, et estimant qu’il est parfois préférable de conserver l’ambiguïté qu’a voulue le poète, on ne peut nier la critique que fait Baudelaire à la société. Il se pose en rival des quarante-huitards qui avait de belles idées, mais ne voyaient pas la misère en face.

Suivant plutôt la voie de R. Denux(8,) qui voit en Baudelaire, un poète avec des convictions plus morales que politiques, un poète qui méprise de manière provocante le progrès, la science, le moralisme ainsi que l’humanisme, et dont l’oeuvre est une sorte de révolte humaine, je considérerai donc « Assommons les pauvres! » comme une remise en question des principes humanistes et des théories quarante-huitardes.

***

Notes

(1) Dans la théorie de l’énonciation, Emile BENVENISTE distingue entre le discours et l’histoire. Cette opposition sert à différencier les énoncés qui ont besoin du contexte de production pour pouvoir être pleinement compris de ceux qui contiennent en leur sein suffisamment d’éléments pour être directement interprétés.

(2) Je renvoie, ici, au texte de Rabelais, qui fait dire à l’un des précepteurs de Gargantua que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Pour illustrer et expliciter ce propos, suit alors une description qui met en parallèle la digestion d’aliments, à travers le tube digestif, et la prise de connaissance de nouveautés qu’on ne s’approprie (qu’on ne peut faire siennes) qu’une fois qu’on les a ingérées et digérées, à la manière des aliments.

(3) Information tirée des notes des « Oeuvres complètes » (Gallimard, collection de  « La Pléiade »).

(4) Pour plus de détails, se référer au texte de Jean Starobinski sur la notion de don dans la Neuvième rêverie de Rousseau.

(5) Les remarques qui suivent, concernant l’attitude de Baudelaire lors de ces événements sont le résumé d’un exposé oral que j’ai fait lors d’un séminaire de français intitulé « 1848 dans la littérature », et qui a eu lieu au cours de l’année universitaire 1992-1993 à la Faculté des Lettres de l’Universite de Neuchâtel.

(6) In : Baudelaire et l’illuminisme, Paris : librairie Nizet, 1982.

(7) Dolf OEHLER, « Le caractère double de I’héroïsme et du beau moderne » – in : Etudes  baudelairiennes.-.-

« Ein Höllensturz der Alten Welt« .- tome 2, pp. 290-312.

Pour ce critique, la poésie baudelairienne post 1848 est une réponse poétique à l’idée de Révolution. Ainsi, Baudelaire creuserait l’idée de Révolution, mais en tournant le dos à la politique et aux écrits révolutionnaires. Le poète utiliserait un langage très subtile et les allusions aux faits politiques seraient très souvent camouflées par l’ironie.. Pour D. Oehler, Baudelaire arrive à la littérature politique lorsqu’il a congédié la politique militante. Par son satanisme (voir plus bas dans le texte), il veut provoquer une réaction violente du côté des opprimés. Cependant, à cause de la censure qui est très forte, le poète est contraint de parler comme un bourgeois et non comme un plébéien pour avoir des chances d’atteindre les victimes. Baudelaire utiliserait donc une rhétorique satanique pour en faire une oeuvre d’art et ne point blesser les oreilles des bourgeois.

(8) Roger DENUX, .- « Le spleen de Paris ».- in: Revue Europe.- avril-mai 1968.

***

BIBLIOGRAPHIE

Oeuvres de Ch. Baudelaire :

Mon coeur mis a nu. La Belgique déshabillée.- Paris: ed. Gallimard, coll. « folio ».- 1986.

Oeuvres complètes. Paris: ed. Gallimard, bibliothèque de « La Pléiade ».

Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose.- Paris: Livre de poche.- 197 2 .

Oeuvres critiques et théorie littéraire :

EVERAERT-DESMEDT, Nicole, 1992.- Sémiotique du récit.- Bruxelles: De Boeck.- 235 p.

GREIMAS, Algirdas, Julien, 1976.- Maupassant. la sémiotique du texte : exercices pratiques.- Paris: Seuil.- 267 p.

POULET, Georges, 1979.- Les métamorphoses du cercle.- Paris: Champs Flammarion.- ch .14 .

POULET, Georges, 1989.- Etudes sur le temps humain.- Paris: coll. Agora.- tome n°1, ch.16.

GUIRAUD, Pierre, 1969.- Essais de stylistique.- Paris: Klincksieck.- 2eme partie, ch. 1 et 2.

GUIRAUD P. et KUENTZ, 1970.- La stylistique. Lectures.- Paris: Klincksieck.- ch. 5.

STAROBINSKI, Jean, 1978.- « Sur Rousseau et Baudelaire, le dédommagement et l’irréparable« .- in: Le lieu et la formule. Hommage a M. Eigeldinger.- La Baconniere.

STAROBINSKI, Jean,1982.- « Rousseau, Baudelaire, Huysmans (les pains d’épices, le gâteau et l’immonde tartine)« .- in: Malcolm BOWIE et alii: Baudelaire, Mallarme, Valery new essays in honor of Lloyd Austin.- pp.128-

***

ANNEXE

Le texte de Baudelaire :


PENDANT quinze jours je m’étais confiné dans ma chambre, et je m’étais entouré des livres à la mode dans ce temps-là. (il y a seize ou dix-sept ans); je veux parler des livres où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures. J’avais donc digéré, — avalé, veux-je dire, — toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, — de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire escla­ves, et de ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés. — On ne trouvera pas surpre­nant que je fusse alors dans un état d’esprit avoi­sinant le vertige ou la stupidité.

Il m’avait semblé seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le germe obscur d’une idée supérieure à toutes les formules de bonne femme dont j’avais récemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n’était que l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague.

Et je sortis avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafrai­chissants.

Comme j’allais entrer dans un cabaret, un men­diant me tendit son chapeau, avec un de ces re­gards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si l’esprit remuait la matière, et si l’oeil d’un magnétiseur faisait mûrir les raisins.

En même temps, j’entendis une voix qui chu­chotait à mon oreille, une voix que je reconnus bien; c’était celle d’un bon Ange, ou d’un bon Démon, qui m’accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon, pourquoi n’aurais ­je pas mon bon Ange, et pourquoi n’aurais-je pas l’honneur, comme Socrate, d’obtenir mon brevet de folie, signe du subtil Lélut et du bien-avisé Baillarger ?

Il existe cette différence entre le Démon de Socrate et le mien, que celui de Socrate ne se mani­festait à lui que pour défendre, avertir, empêcher, et que le mien daigne conseiller, suggérer, per­suader. Ce pauvre Socrate n’avait qu’un Démon prohibiteur; le mien est un grand affirmateur, le mien est un Démon d’action, ou Démon de combat.

Or, sa voix me chuchotait ceci : « Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir. »

Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né délicat et m’étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d’une main par le collet de son habit, de l’autre, je l’em­poignai à la gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois avouer que j’avais préalablement inspecté les environs d’un coup d’oeil, et que j’avais vérifié que dans cette banlieue déserte, je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police.

Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les omoplates, ter­rassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche d’arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteak.

Tout à coup, — ô miracle! ô jouissance du phi­losophe qui vérifie l’excellence de sa théorie! — je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n’aurais jamais soup­çonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et, avec la même branche d’arbre, me battit dru comme plâtre. — Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie.

Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d’un sophiste du Portique, je lui dis : « Monsieur, vous êtes mon égal !  veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous deman­deront l’aumône, la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos. »

Il m’a bien juré qu’il avait compris ma théorie, et qu’il obéirait à mes conseils.

Notes

(1) Dans la théorie de l’énonciation, E. Benveniste distingue entre le discours et l’histoire. Cette opposition sert a différencier les énoncés qui ont besoin du contexte de production pour pouvoir être pleinement compris de ceux qui contiennent en leur sein suffisamment d’éléments pour être directement interprétés.

(2) Je renvoie, ici, au texte de Rabelais qui fait dire à l’un des précepteurs de Gargantua que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Pour illustrer et expliciter ce propos, suit alors une description qui met en parallèle la digestion d’aliments, au travers du tube digestif, et la prise de connaissance de nouveautés qu’on ne s’approprie (qu’on ne peut faire siennes) qu’une fois ingérées et digérées à la manière des aliments.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Nadja MONNET dans le cadre du cours de Méthodologie littéraire pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (DESFLE).

Professeur :  M. J.L. Beylard)Ozeroff.

 

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