« Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d’exactitude. » Peut-on lire dans “L’Œuvre au noir”, paru en mai 1968. Ce fut aussi le credo de Marguerite Yourcenar. Son plus célèbre roman, avec Les “Mémoires d’Hadrien“, est au centre du quatrième volume de sa correspondance, qui couvre les années 1964 à 1967. Le tome précédent s’achevait sur une évocation de Gabriele D’ Annunzio, où elle réaffirmait son dédain définitif de tout « commérage et de l’effet facile ».
Yourcenar, née Crayencour, à Bruxelles en 1903, est alors à un tournant. Elle vient de passer le cap de la soixantaine aux côtés de sa compagne, la fidèle traductrice Grace Frick, qui partage sa vie sur le littoral du Maine, à Mount Desert lsland, où le couple s’est installé une douzaine d’années auparavant. Elles ont baptisé leur refuge « Petite Plaisance ». La romancière et essayiste a alors abandonné l’enseignement et toute activité professionnelle depuis le succès international des “Mémoires d’Hadrien“, paru en 1951. Elle a également derrière elle ”Alexis ou le traité du vain combat”, ”Le Coup de grâce”, ”Feux”, son ouvrage injustement négligé, et son essai paru en 1962 ”Sous bénéfice d’inventaire”, où se croisent Thomas Mann, Agrippa d’Aubigné et Cicéron.
Yourcenar a alors trois fers au feu, et pas des moindres : “La Couronne et la Lyre”, anthologie de la poésie grecque ancienne, depuis Homère jusqu’à Damascius, en passant par Sappho et Pindare, qu’elle présente comme un «divertissement», paru en 1979. Ensuite, sa présentation inédite d’une bonne centaine de negro-spirituals qu’elle a elle-même traduits et à propos desquels elle confie : « Étrange situation que d’avoir perpétuellement à choisir entre le rythme et l’idée, sacrifiant tantôt le cheval et tantôt le cavalier. » Enfin, son opus mirandum : ”L’Œuvre au noir”, présenté comme le pendant des Mémoires d’Hadrien, et centré sur Zénon, un philosophe fictif, médecin et alchimiste de Bruges, en pleine Renaissance. « Hadrien s’intéressait à la mort « parce qu’elle représente un départ« , a-t-elle expliqué, mais la formule restait celle d’un grand intellectuel ; il meurt en réalité avec la noble mélancolie d’un homme de l’Antiquité satisfait d’avoir vécu. Avec Zénon, j’ai au contraire essayé de faire entendre « le bruit suraigu des portes qui s’ouvrent« . Non certes qu’il s’agisse de foi ou de conversion, mais d’une autre lueur. »
Par ailleurs, elle songe déjà à mettre en chantier “Le Labyrinthe du monde”, sa trilogie ou triptyque familiale dont le premier volet, “Souvenirs pieux”, paraîtra en 1974.
Si cette riche correspondance ne constitue pas à proprement parIer le “laboratoire central”de L’Œuvre au noir, elle est parcourue par Zénon, ses avatars et ses déboires, éditoriaux. Avec ses correspondants à de rares exceptions près, Yourcenar est encline aux familiarités, aux confidences et aux secrets d’atelier. Pour cela, il faut se tourner vers les superbes entretiens menés par Matthieu Galey en 1980 (Les yeux ouverts). Ici, avec une certaine emphase, on la surprend pointilleuse à l’excès, voire procédurière, avec ses éditeurs, ses traducteurs et ses autres contacts professionnels, en particulier son avocat, Maître Brossollet, qui la soutient ardemment dans son combat contre les Editions Plon, au profit de Gallimard. C’est que Yourcenar est d’humeur plutôt sombre, avec un humour plus féroce que badin.
Ses amitiés épistolaires sont discrètes, les épanchements, rares, à l’exception de sa fidélité notable envers « l’Amazone » Natalie Barney. Proche également de Louise de Bochgrave, Yourcenar se livre du bout des lèvres, en juillet 1966, en lui confiant dans une longue lettre, à propos de son père, Michel de Crayencour, mort en 1929 : « On est finalement ce qu’on a décidé d’être et ce qu’on reste jusqu’à la fin », ajoutant : « Quant aux souvenirs d’enfance dont tu évoques la possibilité, non : si intempestif que cet aveu puisse être, je n’en ai pas aujourd’hui qui m’attendrissent sur lui. » La messe est dite.
Autre fait marquant à la lecture de ses missives : la présence réduite de l’actualité, pourtant heurtée, voire tragique durant ces années. Silence sur les assassinats du sénateur Bob Kennedy et de Martin Luther King, quelques mots à peine sur la guerre du Vietnam, sinon ce constat daté de février 1967 : «La, guerre cruelle et vaine dans laquelle, ce pays est engagé pèse sur l’atmosphère ici comme partout», tout en disant son attachement aux États-Unis, où elle a choisi de vivre en 1939, revenant sur cette «longue intimité qui aura été la mienne avec la terre américaine, terre indienne» plutôt, bien plus vieille que nos agitations et nos folies et qui j’espère lui survivra» (le 1er octobre 1964). Plus loin, elle déplore de vivre dans «un monde qui s’enlaidit et s’endurcit chaque jour un peu plus. »
Reste que l’écriture est son obsession exclusive et que ses personnages la taraudent, y compris ceux qu’elle a traduits : Constantin Cavafy, Henry James et Virginia Woolf (Les Vagues), qu’elle avait rencontrée à Londres en 1937. Une quête insensée qui lui fera dire : « Tant qu’un être inventé ne nous importe pas autant que nous-mêmes, il n’est rien. » Un sacerdoce à peine troublé par quelques voyages, En Europe de l’Est, en Italie et en Autriche, où elle a goûté à la « douceur vraiment enveloppante de Salzbourg« , au printemps 1964.
La suite est connue : son élection mouvementée à l’Académie française en 1980 et son entrée sous la Coupole, accueillie par Jean d’Ormesson, le 11 janvier 1981. Six ans plus tard, Yourcenar rejoignait Zénon, Hadrien, Piranèse, Mishima, et les héroïnes russes qu’elle admirait tant. »
Ce texte est un article du M. Thierry CLERMONT publié dans « Le Figaro » daté du 6 février 2020.