Colette et « L’Entrave » : vers une signification du titre.

 

Introduction


Si Colette est marginale par rapport à d’autres écrivains qui lui sont contemporains, » L’Entrave » est sans doute parmi les moins cités, les moins étudiés, voire les plus oubliés de tous ses écrits, manquant souvent même des listes complètes de ses ouvrages’.

Pourquoi avons-nous donc choisi d’étudier ce court roman, quasiment obscur, de Colette ?
Admettons, d’abord, que c’est par nostalgie. En effet, ce roman nous a rendue nostalgique à cause des liens qu’il entretient avec les souvenirs de l’année que nous avons passée comme étudiante à Paris et à Genève, en 1997-1998.

C’est en rentrant aux Etats-Unis, l’année suivante, que nous avons étudié ce livre pour la première fois; nous avons été ravie, éblouie de retrouver, évoqués dans un roman du début du siècle, des endroits – Nice, Genève, Paris – qui nous avaient tant impressionnée et qui nous étaient restés si chers après nos voyages de l’année précédente. Ainsi, le texte nous était déjà connu, et c’est en partie le souvenir du plaisir que nous avions éprouvé à lire le roman autant que la pertinence du livre par rapport à nos propres expériences qui nous ont fait songer à Colette au moment où il a fallu choisir le sujet de notre mémoire.


Cependant, la nostalgie n’explique qu’en partie notre choix. La vie de l’auteur, la psychologie inhérente à son texte – outre le français, nous terminions alors une spécialisation en psychologie – nous étaient aussi connues et restaient fascinantes. L’existence de Colette elle-même, peu orthodoxe pour son temps, le contraste entre cette existence et certaines de ses attitudes très traditionnelles, ses descriptions de la relation amoureuse – bouleversantes pour ce qu’elles ont de

« réalisme réussi »…dans le sens que ses descriptions d’endroit, de caractère, et d’objets suscitent dans le lecteur ce choc de reconnaissance qui résulte de l’articulation précise d’une réalité connue ou intensément plausible »

– tout cela nous avait déjà fait vibrer de curiosité, de compréhension, de respect, de fierté devant l’audace de cette femme-écrivain, d’étonnement voire, parfois, de dégoût, mais jamais d’ennui.

Nous savions alors que nous aurions plaisir à traiter de cet écrivain et de ce roman. Toutefois, nous n’avions pas de thèse à avancer à leur propos, et nos deuxième – et troisième ! – lectures du livre n’ont fait que multiplier le nombre de thèmes, de symboles, d’allusions qui nous paraissaient importants, voire indispensables, à une étude approfondie qui serait digne du livre. En revanche, une question nous avait continuellement préoccupée depuis notre première lecture de L’Entrave : qu’est-ce que Colette voulait désigner par « L’Entrave ? Qu’est-ce que de multiples allusions, analyses psychologiques, appels au sens, apportent à la signification du titre ? Qu’est-ce qui relie les deux amants à la notion d’entrave ? Est-ce l’allusion au mythe de Psyché ou les multiples allusions à la littérature et à l’écriture mêmes ?

Ce sont là des questions vastes, auxquelles nous essayerons néanmoins de répondre dans les prochaines pages.

Deux définitions d' »entrave »

Pour aborder la signification de certains aspects du livre dans leur rapport au titre, il faut d’abord définir le mot qui compose ce dernier :

Entrave :  Ce qu’on met aux jambes de certains animaux pour gêner leur marche. Fig. : Ce qui retient, gêne. Empêchement, obstacle 3 . »

Entraver : En langage familier, cela signifie « comprendre » , et « entravage » veut dire « intelligence », ce qui est intéressant étant donné que ce dernier verbe implique « saisir », « entourer », « prendre » pour en déduire le sens,
« empêcher » d’être flou ou insaisissable. Le substantif « entrave » pourrait donc être ce qui « entrave », ce qui « com-prend ».

Tenant compte de ces définitions, nous allons maintenant aborder les thèmes de l’amour, de la recherche féminine de l’identité, de la littérature et de la difficulté de représenter la réalité par l’écriture, ainsi que du rapport qu’entretiennent le mythe de Psyché et le concept platonicien de la beauté et de la sublimation de l’âme avec le livre. Bien qu’il y ait un grand nombre de thèmes traitables, un tel choix nous permettra d’examiner la dynamique qui conduit, dans le roman, d’un sens d’ « entrave » à l’autre ; nous verrons que cette dynamique se définit par une deuxième, très pertinente dans le livre : passer d’ « entrave » (premier sens) à « entraver » (deuxième sens), c’est aussi passer du sensible à l’intelligible. Comme c’est souvent le cas dans l’écriture de Colette, ces thèmes n’ont pas toujours entre eux de frontières naturelles ; ils se chevauchent, mais nous tenterons de les traiter séparément par souci de méthode, sans nuire pour autant, espérons-nous, à leur sens d’ensemble.

  1. L’amour comme entrave…et liberté

« Est-ce que l’amour peut se produire sans soumission totale et sans perte d’identité ? Est-ce que la liberté vaut la solitude qui en est le prix ? »  La difficulté, et donc une des « entraves » qu’expérimente Renée par rapport à l’amour, vient de ses tendances contradictoires à vouloir être désirée mais sans vouloir se donner, et à vouloir se réfugier dans la volupté tout en la trouvant honteuse, insuffisante. Comment évoluer de l’amour simplement sensible pour parvenir à un amour intelligible ? Renée va commencer le chapitre de son histoire qui constitue « L’Entrave » en se réfugiant dans la chasteté ; ensuite, elle cherchera à être désirée, mais évaluera à chaque fois ce qu’elle gagne par rapport à ce qu’elle donne ; en même temps, elle limitera sa relation amoureuse à la volupté en « objectifiant », si l’on peut dire, son amant, tout en trouvant la volupté seule insuffisante et dégradante. Ce qui résoudra ces conflits, c’est le fait de vouloir plus, d’apprendre ce que c’est que le véritable amour; c’est aussi de perdre, presque, ce qui lui est si précieux; elle « terminera » en découvrant qu’à se donner complètement elle peut regagner toute la beauté de la vie. Ainsi, son amant, qui a débuté en « entrave » négative (parce qu’il commence par représenter uniquement la volupté) et peu significative (franchissable), devient « entrave » positive : la limite de son univers, le but jamais atteint, toujours renouvelé, de son existence.

Récemment « libérée » et son ancien amant et de la nécessité de gagner sa vie, la Renée du début du livre se moque d’elle-même sur un ton badin et peu sincère, critique les passants, méprise ses compagnons, et vante, au moins à un niveau superficiel, les qualités d’une existence oisive, indépendante des exigences des autres, chaste et solitaire. Mais, par delà ses comparaisons, ses analyses, sa constatation généralisante que les hommes éprouvent « tous » du « plaisir… à nous trahir subtilement dans le moment qu’ils nous étreignent  le mieux« , le lecteur discerne, derrière les mots de cette femme qui se veut autonome, une blessure et une amertume profondes, qui la font reculer devant des relations trop personnelles. Comme nous l’avons déjà vu à travers les discours qu’elle tient sur les autres, Renée n’est pourtant pas isolée de l’extérieur, ni sur le plan relationnel ni sur le plan concret de son environnement immédiat. D’ailleurs, ce qu’elle appréhende du monde, par exemple la rencontre des cygnes sur le lac Léman (p. 53) ou d’ « une maison obscure » (p. 77), la pénètre et lui inspire de l’amour. De plus, il est significatif que l’amour qu’elle voit représenté, qu’elle admire, qu’elle guette, c’est l’amour « abrité…l’isolement précieux et permis » (p. 77). Elle admire donc les limites qui servent peut-être à entraver, mais aussi à protéger, à inspirer. Il est facile de comprendre cette réaction de sa part,vu la combinaison de son penchant pour s’émouvoir avec « intensité », sa vulnérabilité et le « voeu muet » — d’être désirée, à notre avis — qui la « délabre . (p. 77). A cette étape-ci, elle appréhende par ses sens son environnement, acte qui lui permet de commencer à saisir, à intérioriser l’expérience abstraite, intangible, mais intelligible de l’amour.

Dès que Jean « réveille » en elle ce désir en lui serrant la main, le conflit amoureux — qui se déroule surtout à l’intérieur de Renée elle-même — commence. On verra que, d’un côté, elle cherche des limites qui définiront son existence et qui donneront un but et une structure à sa vie, ce qui peut se faire par rapport à un Autre, et que, d’un autre côté, elle lutte contre l’idée de sacrifier son autonomie, craignant de perdre sa liberté. A l’abondance des descriptions analytiques de Jean (elle loue le plus souvent son cou, ses narines et sa bouche : il est objet partiel), on voit qu’elle l’admire, mais aussi à quel point elle « l’objectifie » (le réifie), le décortique, donc le garde en face d’elle, n’admettant de lui que sa qualité d’être voluptueux et réduisant ainsi leur amour à une seule dimension. Néanmoins, cette femme tellement complexe et gardée craint que son amant et leur relation ne prennent trop d’ampleur, ne menacent sa propre indépendance. Elle « se sert » du corps de Jean « comme d’un coussin ou d’un coin de tapis . (p. 97), et tandis que leurs corps, véhicules de l’amour physique, sont « honnêtes », leurs âmes « s’enfermeront encore dans le même déloyal et commode silence » (p. 85). Jean n’est plus qu’un élément du paysage, « au même titre que le peuplier…que le rocher violace…que la vague verte » (p. 87). Mais en même temps que Renée le relègue dans ce statut, le lecteur ayant déjà vu sa sensibilité au monde naturel et émotionnel, est conscient des effets que Jean pourrait avoir sur elle. Elle est confiante, elle l’invité à être son « entrave », « l’écueil » qui gênera sa tranquillité, mais qu’elle croit pourvoir franchir : déjà, elle ne veut pas « l’éviter » (p. 88), elle reste quelque peu ouverte aux possibilités qu’elle pressent – que l’amour atteigne le domaine de l’intelligible, par exemple – et cela par sa propre volonté.

En revanche, en même temps que Jean lui devient un peu plus cher, elle veut davantage (sans pour autant vouloir se donner à fond) ; elle veut que leur relation prenne une signification plus digne que celle que lui confère la simple volupté. Il serait pourtant trop facile de dire qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut, qu’elle est hypocrite : ici, en effet, Colette est en train d’aborder un domaine très délicat de l’expérience féminine de l’amour. Elle « déconstruit un mythe qui avait déjà commencé à s’écrouler au moment où elle a commencé à écrire : celui de la femme en tant que vaisseau chaste, sans Moi et dénué de volonté (propre). Le vrai caractère féminin, insiste-t-elle, a aussi ses double-murailles, et entre elles se situe une cachette sombre où règne une puanteur charnelle et où les désirs féminins défendus sont enterrés.  » D’ailleurs, Renée se critique elle-même quant à cette contradiction dans son comportement et dans ses voeux, et c’est ce qui fait d’elle un personnage vraisemblable, convaincant, touchant. Sa « tremblante audace de femme » (p. 93) la fait céder pour la première fois à l’amour physique ; elle en est consciente, et bien que l’expérience la satisfasse, elle regarde l’acte comme une chute, un péché. Elle se remet en question, elle se juge, elle attribue « ce cri indigné `vous m’aimez même pas’  » à sa « simplesse de femelle sentimentale » (p. 95) ; un peu plus tard, elle ne voudra pas entendre l’aveu d’amour de son amant, croyant préférer se réfugier dans la volupté ; cependant, sa propre « conscience » (p. 101) la fait s’obstiner dans l’idée d’une « liaison honorable »  (p. 100), elle en ressent le besoin, elle se sent obligée de la vivre, elle la réclame. Renée perçoit donc pleinement cette contradiction entre les exigences corporelles,charnelles, des désirs primitifs et cachés, et les exigences intellectuelles, qui renvoient à la raison, à l’honneur, à la morale. Elle cherche un équilibre entre le sensible et l’intelligible.

A certains moments, Renée est donc mécontente, comme lorsqu’elle constate que Jean ne lui fait « place nette que dans sa maison » et qu’il ne l’a pas « conviée à savoir  » qu’il avait rompu définitivement avec son ancienne maitresse (p. 101). Mais à d’autres moments, comme quand ils ont bien communiqué, elle , s’étire », elle prend de la place, elle est « confiante » (p. 98). Par ailleurs, il est très révélateur que ce soit à l’un de ces moments que les traits du visage de son amant lui échappent – durant un instant elle prend Jean dans son for intérieur où il n’est plus objet, et aussitôt elle le regarde avec anxiété parce qu’elle veut le garder en face (p. 98). C’est là une métamorphose dans sa conception de l’amour qui se concrétisera à la fin du roman : au fur et à mesure que son amour tend vers une fusion complète avec son amant, elle va le prendre en elle, le voir moinsNous retrouverons ainsi la dynamique sensible/intelligible. La vue est le sens qui isole l’objet et distingue le sujet, tandis que les autres sens – et aussi l’intériorisation des expériences – obscurcissent les frontières sujet/objet, les relient, et rendent leur unification intelligible.

Pour évoluer dans l’amour, pour parvenir à l’amour complet et digne qu’elle recherche, il va aussi falloir que Renée se débarrasse de sa tendance à mesurer ses échanges avec Jean, à évaluer leur relation en termes quasiment économiques, car rester au niveau économique, matériel, dans la relation, c’est rester a un niveau inférieur. Renée évoque des dettes relationnelles : « je suis fière qu’il me doive autant que je lui dois » (p. 97). Si elle s’adresse à Jean avec « considération », c’est parce qu’il est « dispensateur du plaisir » (p. 114). Comme elle a cet instinct, comparable à celui de la survie, de préserver son indépendance et qu’elle ressent la soumission et la honte inhérentes à son statut de «femme entretenue »  (p. 118), elle constate que « être équitable, c’est déjà une grande humilité pour une femme » ; elle n’a « à compter que sur la résignation de Jean » ; elle est « la débitrice » (p. 121). Elle se défend en jugeant son amant, en le repoussant en quelque sorte, et c’est une autre manière de le garder « en face », ce qui fait qu’ils restent l’un pour l’autre des inconnus. Jean s’indigne de ce comportement : « tu as l’air curieuse seulement de ce que je te prends, et non de ce que je suis ! » (p. 111). Mais elle a eu la même impression, car elle remarque plus loin : « c’est la première fois qu’il me donne directement une marque d’intérêt, ou du moins une curiosité qui n’est pas purement sensuelle  » (p. 114). Chacun est donc coupable de se cacher et de se contenter de la volupté. En effet, la volupté à laquelle Renée relègue Jean (peut-être fait-il de même, mais l’on n’est ici que dans la tête de la femme) porte en elle-même un aspect un peu économique, car « rassasiée cette volupté « porte avec elle la froideur et l’indifférence. Affamée, elle ne veut rien que ce qui la sustente » donc pas le Jean complet, « ni mystérieux, ni sensuellement inquiétant » (p. 122), qui possède tout un passé inconnu de son amante et qui l’a formé.

Cette attitude calculatrice d’économiste est « l’erreur profonde » de Renée (p. 122), un obstacle ou une « entrave » en elle-même parce que, définissant l’amour comme un échange matériel, elle l’empêche de progresser au niveau de l’intelligible. Renée franchit cette attitude trompeuse lorsqu’elle parvient à préférer « Jean « aux fragiles biens qu’une femme nomme sa dignité, l’estime de soi « (p.137). Elle constate que c’est quand elle ressent « l’humiliation d’appartenir mieux » qu’elle ne possédait, qu’elle commence « de mesurer…la place qu’il tenait en (elle]…trop tard ! II pouvait déjà user ld’elle]…et trouver en (elle] ce qu’on n’épuise point » (p. 137) parce qu’elle s’ouvre, elle se donne. Mais cette analyse de sa part n’est pas tout à fait juste car, en réalité,i elle n’a fait que peser, comparer, mesurer — et si elle s’en rend compte maintenant, c’est que son amour est devenu complet et qu’elle n’éprouve donc plus aucun besoin d’analyser ni de compter ce que cette relation lui apporte. Elle n’éprouve plus de fierté à un échange purement voluptueux et donc purement économique : « on n’échange rien dans l’étreinte » (p. 143). Masseau lui parle de son « honorée de l’écoulé » sa lettre réclamant sa partie de la relation, sa dignité, qui vient de sa « tare éternelle…l’inaptitude à posséder » (p. 149) et de son souci de garder une distance entre elle et son aimé.

C’est seulement quand Renée rejette tout calcul, quand elle ne pense plus à son image et à sa dignité, qu’elle regagne véritablement son amant (p. 152) et qu’elle devient profondément heureuse dans sa relation. A la fin du roman, elle s’inspire de la maxime de Masseau : « si l’amour que vous dédiez à votre amant l’engage envers vous, en quelque manière que ce soit, ce n’est plus le véritable amour » (p. 150). Comprendre cela permet à Renée « d’entraver » Jean, de le comprendre complètement et, de là, d’éprouver l’amour absolu. En effet, tomber véridiquement amoureux, c’est avoir l’impression que tout ce qu’on veut, tout ce qui est nécessaire à sa survie, vient d’un seul Autre, tout-puissant et à peine différencié de soi-même ; c’est ne plus être capable de faire semblant d’être détaché, ne plus se méfier de la passion, ne plus garder sa distance. C’est, au fond, être « entravé », mais au sens le plus positif du mot. C’est découvrir, éprouver les limites imposées à sa propre existence par un Autre, et par son propre amour pour cet Autre, des limites qui englobent pourtant toutes les possibilités. Réussir à atteindre un degré d’amour aussi accompli, c’est aussi comprendre, parvenir à une sorte d’intelligence émotionnelle bien supérieure à la simple volupté.

Sa prise de conscience par rapport à l’amour a un double effet sur Renée. D’abord, la sensualité qu’elle éprouve pour son amant complet, celui qu’elle avait « dédaigné de connaître » (pp. 154-155), prend dorénavant une dimension infiniment plus importante que celle de la simple volupté, parce qu’elle y gagne toute la beauté de la vie « à travers lui » et pourvu qu’elle  « le possède »  (ce qu’elle réussit à accomplir maintenant, parce qu’elle le porte en elle-même ; p. 157). Ensuite, et paradoxalement, parce qu’en voyant Jean complètement — dans le sens de le comprendre : elle le prend en elle – , il émane d’elle-même et elle ne le voit plus dans le sens uniquement physique, concret. Cela correspond bien à la constatation que fait Judith Thurman :

« Quand enfin elle se perd, c’est à l’Amour même et non pas à Jean; d’aillleurs un des paradoxes typiques de la fiction de Colette est que les hommes dissolvent en tant que personnages aussitôt que leurs femmes cèdent à eux. Le désir efface l’individualité de son objet. »

Un parallèle remarquable entre Max (l’ancien amant de Renée) et Jean renforce la différence entre, d’un côté, l’amour dont Renée se méfiait et qu’elle a fui et, de l’autre, l’amour auquel elle parvient à la fin: au début du roman, elle s’imagine la réaction probable de Max, son ancien amant, s’il l’eût vue sur la Promenade des Anglais : « il eût cherché de nouveau sur moi et autour de moi, avec une mine désappointée : ‘C’est tout ?’ »(p. 11). Mais, chez Jean, il s’agira d’un regard qui « cherche, sur moi et autour de moi, ce qu’il y a à reprendre »  (p. 151). Il cherche, comme elle, à posséder, il cherche ces banalités qui façonnent et concrétisent et renforcent quotidiennement l’amour ; en même temps, on sait que celle qui parle, qui écrit, est consciente de la signification de cette action de la part de son amant, et qu’elle en est aussi rassurée. D’abord « libre » dans la solitude, mail mécontente, elle est ensuite libérée, dans le contexte même de son « entravage », par son amant et par son besoin absolu de lui. Ces détails banals et quotidiens de la vie de deux personnes « assez ordinaires » sont justement les constituants qui leur permettront de construire un « prodigieux amour » (p. 151).

 

  1. Ecrire, c’est s’écrire – l’identité féminine comme entrave – la difficulté de se trouver une place

Les critiques de Colette ont tendance à prétendre que ses écrits sont autobiographiques et qu’elle a eu pour but quasiment « narcissique » de créer une image captivante d’elle-même. Ainsi Dominique Lafon désigne-t-il « cette image d’elle-même à laquelle [Colette] a si patiemment travaillé et dont elle est autant l’auteur que le modèle » Pour des motifs qui ne sont pourtant pas liés au but de cette étude, nous rejetons véhémentement l’idée que Renée Néré représente véritablement Colette ; pour ce qui nous concerne, en tant que produit de l’écriture féminine de cette femme-­écrivain, Renée peut être conçue comme un symbole de la difficulté de représenter la réalité de l’identité féminine. L’ouvrage nous montre qu’il est difficile pour une femme d’accomplir -et a fortiori de réussir – la quête de son identité et, par extrapolation, qu’il est difficile d’établir fidèlement l’identité d’un personnage féminin dans un texte. Perdue, dissolue, sans limites par rapport à son extérieur et mélangée avec le sensible, Renée commence informe ; sa quête sera de se dessiner une identité intelligible, de « s’entraver », de se trouver une place.

Au début de L’Entrave, le personnage de Renée Néré – qui était « La Vagabonde » dans le livre qui avait précédé L’Entrave – répond à cette définition de la femme que donnait Jacques Lacan : « toujours ailleurs, hors discours » ; Renée « marquera une place instable mais une identité définie justement comme cette instabilité même dans un espace qu’elle n’a pas, en tant que femme, cartographié. » Donc, s’agissant de l’identité féminine, l’une des « entraves » que Renée affronte est précisément ce manque de place, cette fluidité du Moi. Au cours de cette « deuxième partie de son histoire », Renée effectuera une progression dans la peinture d’elle-même. Son nom, d’ailleurs, est un anagramme – ou plutôt un palindrome – qui renvoie à la renaissance, à la réinvention du Moi. Elle commence ainsi : « Le peu qu’une femme puisse apercevoir d’elle-même, ce n’est pas la calme et ronde lumière d’une lampe, allumée tous les soirs sur la même table, qui le lui montre . » Mais « à changer » d’endroit, elle n’a pas « acquis » une identité plus solide — elle a appris que le monde se renouvelle pour elle si elle se renouvelle elle-même (p. 9). Mais comment se renouveler ? Elle va découvrir que pour une femme, du moins pour elle, cela se fait à travers un autre, plus précisement à travers son amour pour un autre.

La première étape dans le renouvellement du Moi de Renée, qui précède le début de ce livre, mais auquel elle fait référence, a ésa libération de Max, son amant dont l’amour était comme « une tombe à (sa) mesure. » Etant donné qu’elle a trouvé la force de se relever et « fuir » (p. 29), elle a déjà fait preuve d’une certaine vitalité, d’une détermination — dont elle ne se départira jamais au cours du livre malgré ses autres changements (voir p. 152). Malgré cela, au commencement du livre, Renée est consciente surtout de sa propre « fragilité » (pp. 9,10). Elle sait qu’elle est vue comme « pas tapeuse, pas donnante », que puisqu’elle « s’entête à ne coucher avec personne », elle a «l’air d’une avare » (p. 15) : cela nous rappelle sa conception d’économiste par rapport à l’amour. Mais si elle choisit une chasteté protectrice, c’est qu’elle a peur de perdre son intégrité, sa dignité. A ce stade, où elle est informe et donc vulnérable, elle a peur d’être blessée. Elle veut se distinguer de « ces gens-la »  qu’elle fréquente à Nice, « flâneurs de la Riviera » (p. 15), qui sont ses compagnons uniquement parce qu’ils partagent son « désoeuvrement  » (pp. 28, 29, 65, 68). Lors de cette première étape, elle se sent « perméable » (p. 29), oisive, elle « s’étire et s’étale » (p. 28), elle est libre mais floue, donc indéfinie, mais ouverte à des évolutions en elle-même. D’ailleurs, elle croit chercher la liberté, mais dans son état fluide elle n’est pas contente ; sa conception et sa valorisation de la liberté, si liées à la solitude, changeront au cours du roman. Quand elle veut échapper à la question envahissante et accusatoire de Jean sur son amitié avec May et donc à l’exigence d’une réponse sincère, elle fait l’expérience d' »un dédoublement pénible » qui l’éloigne de ses compagnons (p. 42). Elle se félicite, à d’autres moments, de pouvoir prendre ses distances vis-a-vis des autres, mais seulement pour se rendre compte aussitôt qu’elle est orgueilleuse, que son dédain est mal placé, car en réalité elle essaie de « sédui- re » les autres (p. 50); elle a besoin et de leur compagnie et de leur désir pour s’affirmer. Autrement dit, elle a besoin de passer par le stade du sensible pour arriver a une identité intelligible. On voit une nouvelle fois la perméabilité de ses pensées, de ses réflexions sur son propre caractère, et son ouverture vers le monde sensible, au moment orageux où son regard tombe sur une « épaisse brochure orangée » – couleur extérieure – et « la couleur (intérieure) de (s)es idées change » (p. 50). Elle a beau être « en toute liberté » (p. 51), elle est sans but, sans frontières définies.

Son observation des cygnes sur le Lac Léman touche Renée de deux manières, motive deux facettes d’elle-même. Cette expérience montre à « Renée-femme amoureuse » que son désir doit trouver un objet ; . Renée-écrivain » se rend compte que son intérieur doit trouver un véhicule pour s’exprimer. Son toucher, le monde sensuel, les cygnes qu’elle voit, lui donnent envie de s’exprimer, de trouver les « mots » (le terme est répété deux fois) pour représenter le monde extérieur. Elle analyse ce besoin presque charnel comme « la force amoureuse qui déborde ». Donc, écrire, c’est communiquer ce que les sens appréhendent, et c’est traduire en mots sa volupté (p. 53). Chez Renée, dans cet état de flux, les démarcations entre le monde extérieur et le monde intérieur, le concret et l’abstrait, le sensuel et l’émotionnel, se fondent, mais elle a envie de « se préciser ».  Un objet n’est présent dans l’espace, n’a de place, qu’en fonction des limites qui le contiennent ; Renée a donc besoin de limites, d’une « entrave », pour se connaître, pour définir son Moi.

Cependant, dans nombre d’environnements, Renée n’a pas de véritable place : ni au music-hall , « à côté de Brague et de la Carmencita »  ou, « parce que [elle] ne travaille plus, parce que [elle est] / finie…[elle] n’existe plus » (pp. 56, 59), ni entre les deux amants, à Nice. Selon sa belle soeur, Margot, qui a fait d’elle une rentière : « une vie digne, pour une femme, c’est celle qui la conduit, inaperçue de presque tous, jusqu’à son tombeau » (p. 59). Renée, elle, est découragée par cette attitude, mais non pas convaincue. D’abord « entravée » mais contente dans le monde du music-hall, où « /elle] tournait en rond au bout d’un fil  » où son métier lui accordait une identité, elle perd son « Moi » lorsque le fil casse et qu’elle découvre « la liberté totale » (p. 61), ce qui la plonge simultanément dans la solitude et dans l’indéfini. Elle re-invoque alors les cygnes et leur paysage, ce dernier « doux pour ce qu’il contient de déjà vu, de presque familier » ; en s’inspirant de son environnement physique, en cherchant un endroit où elle ait le sentiment de « rentrer » (p. 62), elle est en pleine quête de son identité. En même temps, elle a peur de se faire une place chez Jean ; bien qu’il l’invite à le faire, elle s’installe avec le « moins de bruit » possible (p. 117), parce que prendre une place chez l’homme, c’est aussi renoncer a l’idée de liberté et de solitude, idée à laquelle elle tient malgré l’incompatibilité de ce principe avec ce qu’elle cherche vraiment.

Nous voyons de plus en plus clairement qu’en réalité Renée cherche — bien qu’inconsciemment — des obstacles, des limites, et même les « autres » pour définir son univers et son Moi ; c’est la raison pour laquelle elle reste a Genève/Ouchy quand Masseau vient la chercher. Son attente d’un scénario romanesque où débutera la relation amoureuse fait renaître « la curiosité, l’intrigue, l’aventure » dans sa vie; son envie qu’on la « désire » se réveille ; de plus, elle joue « un jeu de femmes désoeuvrées » (p. 67) tout en sachant que son existence commence à exiger davantage que solitude et oisiveté. La « volonté étrangère » des autres qui amène Renée à Ouchy lui redonne la paix, la sécurité ; elle éprouve le sentiment d’une « collaboration lointaine et d’un « bienfait hypnotique » ; elle est floue, menée, indéfinie, et contente des limites qui peuvent régler cet état. Le « heurt optique l’obstacle massif » de la tour du château « l’éveille » . (p. 68). Cet objet extérieur présente un contraste frappant avec son intérieur : elle rencontre là un symbole de solidité qui contredit son état fluide et lui laisse présager son « entravage » au sein d’une histoire amoureuse.

Si la première étape de son développement consiste à se libérer de Max, la réaction de Renée à sa rencontre des cygnes et sa décision de rester déjeuner avec Masseau et Jean marque la deuxième étape dans le renouvellement, dans la « cartographie » de son Moi : son désir se réveille, elle admet la puissance de ce sentiment, et cela lui permet de pénétrer dans son intérieur, de commencer à le former. En effet, Colette conçoit « le désir comme fondamental au fait d’être, d’exister » : il faut l’expérimenter pour être véritablement en vie ; on n’est vivant qu’en désirant. Quand Renée emménage avec Jean, elle ressent pleinement le conflit entre la recherche de la solitude et de la liberté et le désir de la présence d’un Autre ; elle oscille entre l’acceptation de sa nouvelle position et une remise en question, un rejet de ce statut. Parfois elle est « ..devant une solitude » (p. 113), et « paisible, patiente, déférente, attentive » (p. 115) dans leur vie et leur amour quotidiens. Mais, presque simultanément, elle réagit contre « la chaine qu’elle porte » (p. 120) en faisant partie d’un couple. Elle réagit également contre la prise de conscience que « ce beau mot » de liberté, cet état d’être qu’elle convoitait tellement, est « décoloré » a déjà perdu « sa vie et « son vol . (p. 119) ; ces réflexions déplaisantes lui font rechercher de nouveau la solitude (p. 116).

Nous concevons comme troisième étape la consommation du désir, bien que cet état ne soit jamais atteint une fois pour toutes mais se produise et se reproduise perpétuellement tant que la relation – et la vie en général – continuent. Comme nous l’avons vu ci-dessus, Renée demeure dans un état de conflit intérieur lorsqu’elle est dans la phase où elle ne peut ni accepter pleinement la volupté ni comprendre que la volupté n’est que l’un des constituants de l’amour complet. Cette troisième étape, qui consiste à vivre sa propre volupté, est nécessaire dans le développement de Renée mais insuffisante en soi — comme elle le découvre elle-même — parce que « I’eau…de la volupté », rendue éventuellement « impure » (p. 135) par tout ce qu’elle apprend à souhaiter de l’amour, ne suffira plus pour rapprocher les amants, et, par ailleurs, n’a jamais accordé qu’une place uni-dimensionnelle à la femme amoureuse.

Le conflit né du refus de Renée de se livrer entièrement à son amant entraîne leur séparation. Ayant atteint la volupté mais entrevoyant davantage, les amants se trouvent devant une impasse dans leur relation. Cette séparation amènera Renée à la quatrième étape, l’étape que nous croyons finale, de son évolution. C’est celle qui consistera à fusionner, d’une certaine manière, avec son amant ; autrement dit, Jean devient son « entrave » la limite de son univers, mais elle réussira également à « entraver » son amant : parce qu’elle prend Jean dans son intérieur, parce qu’elle l’intériorise, elle le possède, l’entoure, le com-prend. Au premier abord, la « place » qu’elle trouve, ses limites et le fait d’être « amarrée », dont elle se réjouit, semblent correspondre au sort classique d’une femme soumise, mais d’autres aspects de la relation accomplie, telle qu’elle est décrite à la fin du livre, évoquent plus fortement l’idée d’union, l’accès à un état supérieur, exalté, entier dans un sens cosmique du mot. Ainsi ce couple — un ensemble — s’inscrit dans un monde naturel pur : « toutes les couleurs…semblent s’être assemblées dans la mer et dans le ciel pur qu’elle reflète » (p. 153).

En réalité, il ne s’agit plus ni de domination et soumission, ni d’objet et sujet, ni même d’homme et de femme, parce qu’il ne s’agit plus, véritablement, de deux titres distincts : il s’agit plutôt des deux moitiés d’un ensemble qui se complètent. Avant cette évolution, « l’étreinte » ne donnait aux amants que « lillusion d’être unis » (p. 112), et Renée attribuait à Jean l’acte — dont elle était coupable elle-même — de l’emprisonner dans une « douce forme » de créer dans sa propre tête un modèle de la personne aimée (Renée) supérieur à la personne réelle, pour ensuite contraindre l’amant à ressembler à ce modèle idéalisé (p. 120) ; mais une fois que Jean I’ «habite », elle peut reprendre sans difficulté la forme de la femme aimée, parce que la conception de la femme idéale s’est dorénavant confondue avec elle. Sa place, son identité, sont devenues intelligibles. De même, avant cette évolution, la peur que Jean ne revienne plus à elle la consommait; après, «il viendra sans se presser » parce qu’elle l’attend, et quand elle s’apercevra qu’il s’approche, elle ira «au-devant de lui » mais ne se hâtera «pas non plus, puisqu’il vient» à elle (p. 160). La réussite de ces étapes a un effet profond sur Renée, et c’est effectivement pour elle une expérience de renaissance qu’elle décrit ainsi : « Je fus prise d’un sentiment bizarre de considération extrême pour moi – pour celle que j’étais il y a quelques semaines, la Renée de la saison dernière » ( p . 1 5 8 ) . Au moment où elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour regagner Jean, c’est «comme si j’étais parvenue à la fin de ma vie», admet-elle (p. 153). Renée est véritablement «renée »; sa métamorphose est complète; son identité a pris forme. D’ailleurs, concernant son nom, li est intéressant de noter que, pris dans son ensemble – Renée Néré ,- il comporte non seulement les concepts de renaissance et de reflet, mais qu’il est à la fois masculin et féminin, donc symbole de l’unité des amants et, plus généralement, de l’homme et de la femme: son nom, bien que nom de femme, traduit une unité cosmique qui ne fait plus cas des différences telle que celle du genre,

Une brève comparaison entre le langage employé lorsqu’il s’agit de Max et celui qui est utilisé lorsqu’il est question de Jean renforce cette idée paradoxale selon laquelle la vraie liberté – le sentiment d’identité que Renée recherche – n’est trouvée que dans un état d’ « entravage .» Et en effet, une place ne se dessine que par ses propres limites. Si Renée se sentait «supprimée »(p. 9), déjà mise au tombeau, lorsqu’elle se trouvait en présence de son ancien amant et, plus tard, «creusée par-dedans », prise par une «contraction des côtes » en l’absence de Jean (pp. 145, 146), «doucement diminué(e] » quand il ne veut pas revenir à elle (p. 152), il faut voir là, nous semble-t-il, le symbole de sa métamorphose, de son changement d’attitude envers l’amour, envers sa propre «place .» Elle éprouve un épanouissement,


            3.  Le rôle des mots dans L’Entrave

Selon Lafon, dans l’écriture de Colette « l’amour…sert souvent de prétexte pour parler d’autre chose » . Comme nous l’avons vu plus haut, le thème de l’amour est étroitement lié à celui de l’établissement de l’identité (ici de l’identité féminine). Vu l’abondance, dans ce roman, de références aux mots, et la symbolique renvoyant à la littérature, nous sommes de l’avis que cette histoire est aussi un moyen pour l’écrivain d’exprimer son ambivalence à l’égard des mots, envers l’acte d’écrire et envers la dualité écriture — réalité. En ce qui concerne la réalité féminine, pour Colette « l’essence de la femme est indicible, et convoque continuellement des paroles pour témoigner de sa réalité, cette dernière néanmoins perpétuellement absente » . L’effort pour trouver un moyen de représenter cette identité insaisissable est donc en lui-même révélateur d’une « entrave ». Les mots sont des outils, bien qu’inadéquats — comme l’est tout effort pour communiquer l’incommunicable. Bien que nous ayons soutenu plus haut que Colette n’est pas Renée, le symbole du stylographe (p. 118), dont nous parlerons ci-dessous (ce texte, p. 23), indique (à lui seul) que Renée est un écrivain ; en outre, dans la mesure ou c’est Renée qui parle, qui raconte son histoire et donne ses impressions, il nous semble permis de voir en elle un écrivain, c’est pourquoi nous nous permettrons d’assimiler Colette à Renée pour ce qui concerne la signification des mots et de l’écriture en relation avec la notion d’entrave. Nous verrons que personnage et écrivain ont une attitude ambivalente à l’égard des mots : ils les considèrent comme à la fois indispensables et insuffisants pour représenter le vécu.

  • Du mutisme a la communication

Le fait que Colette ait écrit cette histoire amoureuse d’une femme, et la manière dont cette femme raconte ses expériences à l’intérieur du roman, montrent que Colette se sentait poussée à représenter ce « quelque chose », une expérience féminine, qui ne se prête pas. aux paroles, qui n’est connaissable qu’incomplètement. L’observation des cygnes par Renée traduit chez elle un besoin plus fort qu’elle : ni sculpteur, ni peintre, la beauté qu’elle voit lui fait chercher des mots pour toucher le monde; un appétit, un désir comme le désir amoureux, fort et indéniable, motive l’art et la littérature. Mais comment parvenir à communiquer sa réalité, comment en trouver le courage et les moyens?

Le mutisme dans lequel Renée se réfugie au sein même de sa relation, au début du livre, peut être perçu comme une crainte ou une incapacité de la part d’une femme amoureuse ou d’un écrivain commençant un écrit à se connaitre, à s’exprimer, à établir un trait d’union avec son amant et/ou avec le monde sur le mode verbal. Au début de l’histoire, Renée évite les mots : elle ne veut «pas un mot amoureux » (pp. 83, 100), elle ne veut pas que son amant lui parle (p. 87), et elle valorise leur « déloyal et commode silence » . (p. 85). Mais, peu a peu, elle découvre que les moments où elle arrive à communiquer sont également les moments où elle se sent le plus épanouie. D’ailleurs, elle songe avec une nostalgie profonde a son amitié avec Hamond, fondée sur un « échange verbal » (p. 101), dont elle a toujours besoin mais qu’elle ne croit pas pouvoir vivre avec Jean, le voyant seulement comme voluptueux ; cependant, lorsqu’elle et Jean parviennent à se dire « des choses véridiques » elle est « confiante » dans leur relation (p. 98). Par contre, sa « fierté silencieuse » et leur tendance à « s’enlacer et se taire » ne leur procure que I’illusion « d’être unis » (p. 112).

Lorsqu’elle commence à s’apercevoir à quel point elle tient à Jean et combien elle veut le connaître (par exemple dans la scène de Psyché et Beauté des pages (130-131), elle commence aussi à comprendre l’importance des mots. Si les amants se taisent, ce n’est plus rassurant, c’est « une sentence » qui menace « la vie commune . (p. 133). Quand « la parole » qu’ils étaient parvenus à employer, à valoriser, « se retire » d’eux, ils tombent dans «l’obscurité » et dans le « mutisme » (p. 143), et Jean part parce qu’il ne peut pas supporter leur « silence gonflé de secrets . que Renée occupe, (p. 144) parce qu’elle n’a pas encore vaincu sa tendance a s’y réfugier. Mais elle a déjà commencé à souhaiter le contraire : elle veut que son amant lui parle (p. 130), et ce voeu ne disparaîtra plus, même lorsqu’ils se disputeront (p. 156), car désormais elle compte énormément sur les mots. Elle évolue beaucoup plus profondément lorsqu’elle abandonne son propre mutisme, son « silence supérieur…de juge »  (pp. 156, 157) au profit de la communication, qui est une façon efficace de concrétiser, de dessiner, de renouveler perpétuellement leur existence partagée. Elle cherche avant tout, et à n’importe quel prix — ce qui marque un changement profond en elle et signale une autre dimension de sa métamorphose — « des moyens de communiquer » avec cet «homme » (et non pas cette bête noire) qui est en face d’elle, dont elle n’essaie plus de se différencier mais qu’elle voit comme un égal, « un être de [son espèce et de [son age » (p. 153). Elle prend conscience qu’elle veut, qu’elle peut, qu’elle doit vivre une amitié communicative avec Jean (comme celle qu’elle avait avec Hamond) pour avoir une liaison valable à ses propres yeux et pour être véritablement unie à lui. Ainsi, à la fin, « toutes (leurs) paroles [les] enrichissent peu à peu l’un de l’autre et leurs silences deviennent « pleins et confiants » (p. 160), parce qu’ils se disent tout. Au fond, une existence humaine saine, du moins selon l’expérience de cette femme, exige que l’on vive en relation avec les autres, ce qui se réalise par la communication. C’est bien ce que Renée parvient à comprendre en renonçant à sa solitude et en s’ouvrant à un autre.

  • De l’insincère vers le sincère

Toutefois, it ne suffira pas de sortir du mutisme. Même quand elle interagit avec les autres, Renée sait, grâce à son « vieil instinct des situations théâtrales » (p. 154), manipuler les mots et les situations, jouer un rôle. II faudra apprivoiser cette habitude pour vivre pleinement sa relation et son propre Moi, pour trouver une sincérité qui lui permettra de prendre l’Autre et de se prendre elle-même au sérieux, en quelque sorte, de comprendre, d’ « entraver» son amant et sa relation avec lui.

La réticence de Renée devant la sincérité provient en partie d’une incertitude sur ce qu’est la vérité ou de l’impression que « la vérité» est en fait variable et non pas absolue. La vérité est floue, comme l’est l’image qu’a Renée d’elle-même : « Cette invite directe à ma sincérité me trouve sotte et muette… la vérité… laquelle choisir ?…tout cela est vrai, et impossible à dire... » (p.94). La ponctuation même renforce cette idée de fluidité et d’inconstance, car c’est Colette qui emploie ici (et régulièrement) des points de suspension. Un peu plus tard, les amants réussissent à être sincères, à abandonner leurs rôles trompeurs, mais uniquement en restant muets: en se tutoyant, ils mettent des « façons…mais par contre, quelle sincérité dans l’abandon […] Une confiance qu’on n’imite pas nous épanouit alors» (p. 102). Renée ne sait pas encore exprimer ses sentiments – et par extension l’écrivain n’a pas encore maîtrisé l’art de communiquer son expérience.

Renée ne parle pas comme elle pense. Son état intérieur ne correspond donc pas à l’image qu’elle présente à l’extérieur ; elle en tirera une leçon importante. Pour se montrer forte devant Masseau malgré la douleur extrême qu’elle éprouve en l’absence de Jean, elle constate que Jean et elle ne se sont «pas rivés l’un à l’autre pourla vie.. .on ne s’est rien juré d’étenel, Dieu merci ! » (p.126), tandis que le lecteur, Masseau, et bientôt Renée sont tous conscients de l’énormité de ce mensonge. Juste après, quand elle est confrontée au vrai Jean, elle se rend compte qu’il est tout pour elle, et « le contraste est si fort, entre [s]es menteuses paroles de tout à l’heure et la « brûlante vérité du moment présent » qu’elle «frissonne » (p. 129). La vérité n’est plus indicible pour elle, il n’y en a qu’une seule : son but c’est d’être la femme de cet homme, de le posséder, et ainsi, en vivant pleinement l’amour, de redécouvrir toute la beauté de la vie, de (re)gagner son Moi. Son intérieur ne peut plus détourner, reformuler son état pour présenter autre chose à l’extérieur. Cette prise de conscience entraîne un regret bouleversant, quand elle pense que Jean est perdu pour elle définitivement, « parce qu’elle n’a pas été sincère, parce qu’elle n’a pas su communiquer son amour : « Si j’avais moi-même été sincère.. . j’aurais proféré les mots démesurés que l’amour trouve tout simples » (p. 142).. .et c’est à ce moment qu’elle trouve sa place, car elle répète deux fois « Et je suis revenue chez Jean ».

Masseau, ce « diable familier » (p. 149) toujours décrit symboliquement comme lié à la littérature, représente la vilenie des mots, mais en même temps c’est lui qui permet à Renée d’« apercevoir ce que c’est que l’amour » (p. 148). Provocateur d’ambivalence, du conflit qui fait confronter, comprendre « entraver  le réel, il est judicieux que ce soit Masseau qui énonce explicitement la difficulté fondamentale, l’ « entrave » de l’écrivain qui est aussi un être humain : « Pourquoi, si l’on écrit comme on parle, ne point parler comme on écrit ? » (p. 145). Autrement dit, pourquoi, si l’écrivain se soucie de rendre une réalité quelconque fidèlement par écrit, Renée ne fait-elle pas l’effort pour s’exprimer sincèrement, pour proférer son « histoire intérieure», à haute voix, dans la vie quotidienne ? Si seulement cela était aussi facile ! Quand il s’agit de « livrer» sa « lyrique douleur», Renée cherche ses « mots comme une étrangère » (p. 147). C’est Masseau, être non-sexué, diabolique, astucieux, qui lui dessine sa place et en tant que femme amoureuse, femme cartographiée, et en tant qu’écrivain : au fond, ce sont des facettes de la même personne qu’il fallait découvrir, admettre et vivre fidèlement.

Sur ce point, on pourrait s’inquiéter à la fin : bien que Renée donne l’impression d’être parvenue à la sincérité, bien que les amants se soient « tout dit » et qu’elle soit « amarrée » (p. 160) — ils sont donc « rivés » l’un à l’autre pour la vie ! — Renée, qui n’a plus la «force pour mentir», cache toutefois que c’est son « âme » qu’elle donne à Jean. Mais pourquoi s’inquiéter ? Ils sont confiants, et puisque Jean a le droit à ses pensées inviolables, Renée se donne tout en réservant une petite partie du mystère, du miracle de l’amour, pour elle-même. En ce sens elle rejoint Colette, pour qui

« l’écriture. . . située entre la dissimulation et le dévoilement… se distingue par sa capacité à masquer en même temps qu’elle révèle [1]

Parallèlement, dans la mesure où Renée est écrivain, elle se cache et se montre à la fin; elle décide  de la façon de se dessiner… mais elle ne manque plus de se dessiner.

  • Les mots et la réalité peuvent-ils faire bon ménage ?

 

La pensée et la capacité d’analyse sont ancrées dans un corps qui appréhende le monde à travers les sens ; sensible et intelligible sont donc reliés et inséparables. Cependant, le sensible est par définition informe et subjectif, tandis que l’analyse est objective; elle part d’une notion de structure, et donne forme. Comment alors parvenir à rendre l’expérience vécue intelligible ? C’est là la difficulté fondamentale de l’écrivain. En effet, Colette problématise parfaitement cette co-existence et ce manque de cohérence simultanés entre la sensation et l’intellectualisation, sans pour autant proposer une solution (car il n’en existe aucune). D’une part, en tant qu’êtres humains, nous ressentons — mais si nous demeurions au niveau de la sensation, nous resterions « entravés », dans les ténèbres, informes. D’autre part, en tant qu’êtres humains également, nous avons accès au mots, qui sont censés être des outils qui nomment et qui délimitent, nous permettant de donner forme à notre sensible, de l’ « entraver ». Malgré cela, si les sensations, point de départ de notre vécu, appartiennent à un domaine hors langage, est-ce que les mots en traduisent la réalité?

On ne peut pas à la fois sentir et analyser, mais l’écriture le permet au moins partiellement.

 Pour examiner ce que c’est que l’amour, pour répondre à la question « qui suis-je ? Renée-Colette, l’écrivain, peut prendre ses distances avec le sensible par l’intelligible. Ainsi elle effectue un dédoublement où elle s’objective, où elle se voit regarder, afin de dessiner son vécu. Mais cela n’est jamais réalisable à cent pour-cent et demeure une quête interminable.

Dans « L’Entrave« , il y a un va-et-vient constant entre le sensuel et l’intellectuel qui illustre le fait que les deux co-existent et se prêtent sens ; de plus, en prétendant que le sensuel est hors discours Colette réussit à communiquer son mal-être par écrit. Un premier exemple en est la paix des sens qu’apporte la simple présence de Jean, une sécurité « inexplicable » ; mais Colette la décrit ainsi, d’où la compréhension du lecteur. Ensuite l’amour, idée abstraite en elle-même mais qui naît, au moins en partie, du sensuel,  est souvent décrit comme une douleur physique (pp. 129, 139, 140, 147). Pour ne citer qu’une des images : « l’amour, c’est ce choc douloureux et toujours recommencé, contre une paroi qu’on ne peut pas rompre »…les deux amants « marchent parallèlement de l’un et l’autre côté de ce cristal dur » contre lequel, en les poussant « l’un vers l’autre», l’amour va les «jeter» (p. 129). Voici que nous trouvons l’entrave sensuelle explicitement représentée par l’écriture à l’aide du vocabulaire des sens, par «paroi » et « cristal dur » . Encore une fois, les détails de l’expérience physique, analysés lors de ce dédoublement de l’écrivain, comportent pour le lecteur une vérité aussi « brûlante » (p. 129) que celle que découvre Renée. En réalité, au lieu de se « briser » contre ce cristal, elle va fusionner avec son amant en le comprenant, en l’ « entravant ». L’amour devenu intelligible fera donc se dissoudre l’obstacle, l’ «entrave », du cristal. Enfin, les mots ont parfois la capacité impressionnante à réveiller le sensuel le plus profondément caché, car il en existe qui « heurtent en nous un point mystérieux, générateur de lumière et d’images » (p. 118).

En revanche, à d’autres moments Colette suggère que les mots sont insuffisants pour traduire la réalité. Ainsi « la liberté » n’est qu’un « beau mot » (p. 119), un concept qui ne correspond pas précisément à ce qu’elle espérait de l’existence ; à la fin, ce qu’elle avait nommé sa « dignité » et son « estime de soi » (p. 137) et ensuite cherché à protéger, n’a plus une signification aussi forte par comparaison avec l’ampleur que prend son existence face à la réalité qu’elle partage avec Jean. Ce dernier lui est «plus nécessaire que l’air et que l’eau » (p. 137), leur liaison est simplement « un miracle… un prodige » ; elle s’épanouit dans la présence de Jean et s’étiole en son absence ; ce qu’elle ressent lui suffit et elle n’a plus besoin « d’explication » (p. 152).

Pourtant, avant d’arriver à ce stade, elle a commis une grosse erreur en tant qu’amante et en tant qu’écrivain : elle n’a pas essayé de connaître l’Autre, ni comme amant, ni comme sujet, se croyant le seul sujet. Mais quand elle prend conscience de ce Jean qu’elle avait « dédaigné de connaître », qui n’a ostensiblement rien à voir avec la volupté, « une sensualité sauvage. . .ineffable » naît en elle (p. 154-155): donc le charnel et l’intellectuel, l’indicible et le communicable se réconcilient dans l’amour absolu de l’Autre.

Colette insère directement dans son roman et dans la vie de Renée des symboles de cette dualité mots-réalité. « Les deux pièces essentielles » du « mobilier » de Renée – qui définissent donc, en quelque sorte, son existence – sont « un stylographe », marque de l’écrivain, du conteur, de l’intelligible, et « un très ancien… fruit de jade… usé… et suave au toucher » (p. 118), produit du monde terrestre et qui  s’appréhende par les sens. Les deux ensemble marquent son passage, sa présence dans l’environnement de Jean, l’accompagnent dans sa relation amoureuse et dans sa quête d’identité; leur combinaison sert de rappel constant de cette vérité que physique et verbal se complètent, sont interdépendants, et doivent se côtoyer et dans l’expérience et dans la représentation de cette expérience par l’écrivain.

 

  1. L’Entrave sous l’angle de Psyché, de Platon

Colette « s’appuie souvent sur un hors-texte… littéraire I ». Vu que Colette cite elle-même le mythe de Psyché (p. 130), nous avons jugé prudent de nous informer sur ce mythe pour voir ce que cette allusion apporte au sens du roman et quel lien elle tisse avec la signification du titre. Les ressemblances entre le cheminement de Renée et celui de Psyché sont frappantes et méritent notre attention :

Selon certaines versions du mythe, Vénus est jalouse de Psyché à cause de sa beauté ; selon d’autres, elle l’accuse d’orgueil parce que Psyché s’écarte de l’humanité et refuse l’amour de ses prétendants. Cela nous rappelle l’attitude de Renée à l’égard de ses compagnons, au début du roman. Psyché, sauvée de la colère de Vénus par Amour, doit épouser l’Invisible, et il est interdit à Psyché de le regarder. Il est comparable à « l’Inconnu » auquel Renée fait référence, soit en le méprisant (p. 87), soit en admirant « sa perfection anonyme » (p. 86) ; il est également ce Jean qu’elle regarde sans le connaître vraiment. L’Epoux serait un symbole platonicien instituant l’immortalité de l’âme, immortalité que Psyché-Ame-Renée va atteindre en connaissant et en acceptant Amour, son amant, complètement.

Psyché représente la Vie Intellectuelle; ses deux sœurs la Vie Végétative et la Vie Sensitive. Cela nous rappelle le voisinage constant, chez Renée et chez Colette, entre le monde extérieur, concret, naturel, et le monde intérieur, qui se divise lui-même en aspect émotif et aspect intellectuel. La jalousie entre les sœurs indique la discorde entre sensualité et raison, un conflit qui se produit dans le roman à l’intérieur de Renée elle-même. Parce qu’elle est curieuse ou parce que ses sœurs l’incitent à le faire, Psyché regarde, à la lumière d’un flambeau, la nuit, son époux endormi : malgré ce qu’elle croyait, ce n’est pas une bête, mais le bel Amour. Au moment précis, dans « L’Entrave« , où Colette fait allusion au mythe, Renée se décrit comme la bête, détournant la symbolique ; mais, à beaucoup d’autres moments, elle relègue Jean dans ce statut. Lorsqu’elle le regarde, la nuit, elle veut que son amant se révèle à elle ; elle ressent les prémisses d’un amour exalté où elle lui «préfère l’âme qui l’habite », mais « dédaigne » encore l’homme lui-même (pp. 130-131). D’une certaine manière elle convoite l’intelligible tout en voulant sauter le stade qui consiste à passer par le sensible, ce qui n’est pas possible.

Dans le mythe, l’Epoux se réveille et, voyant que Psyché a trahi sa volonté, il s’envole. Elle essaie de s’accrocher à lui, mais retombe dans le désert. Renée pressent cette issue quand May lui fait peur en parlant de la manière dont Jean délaisse toujours ses maîtresses ; quand elle se sent « lointaine et pourtant suspendue à [lui] — assez petite » pour qu’il l’emporte, « assez lourde pour gêner [son] vol puissant », mais remarque en même temps « le regret» de son amant de ne pas l’avoir « créée », regret qui l’égale « à un dieu défaillant » (p. 136) ; et quand elle éprouve une jalousie profonde provoquée par la peur que Jean puisse ne pas avoir « besoin » d’elle (p. 137). Elle vit pleinement cette période dans le « désert » lorsque Jean l’abandonne « avec révolte» après qu’ils ont fait l’amour, cette volupté « indignée » étant leur seule communication (p. 143), et lorsqu’il la laisse seule à Paris où elle prend des « habitudes d’abandonnée » et souffre «routinièrement» (p. 139). Elle se réfère à cette période de désespoir, une fois qu’elle l’a surmontée, en disant qu’elle errait (p. 158) avant de trouver sa place. Bien que Jean ne se réveille pas dans la scène où Renée fait référence à Psyché, nous croyons que le départ de Jean après que Renée lui eut dit qu’elle « n’est pas de son avis » (p. 131) correspond à ce départ mythique : l’aimée le trahit, bafoue son autonomie et son droit à ses propres pensées, viole son « imperméabilité sacrée » (p. 156) et refuse pourtant de le voir comme un être à part entière, comme autre chose qu’un objet d’amour physique. Le fait de ne pas être de son avis empêche, pour le moment, l’union de leurs esprits qui fera d’elle l’autre moitié de son amant, son complément, l’autre constituant de leur totalité.

Psyché veut se faire pardonner, mais doit d’abord subir la punition de Vénus. Dans la mesure où le but des épreuves est de rabaisser l’orgueil de Psyché, Renée devra également parvenir à cela afin de pouvoir se donner vraiment à son amant et afin de pouvoir communiquer avec lui. Psyché est livrée aux esclaves Habitude, Souci et Tristesse, ce qui nous rappelle toute la période où Renée se sent «femme entretenue » (p. 118), se retrouve dans une solitude qu’elle n’apprécie plus, éprouve « le mal de l’absence » douloureux (p. 140) et ne souhaite que le retour de son amant. Des auxiliaires interviennent pour aider Psyché dans les dures épreuves que Vénus lui impose ; parallèlement, Renée sollicite l’aide de Masseau, Victor, et Brague (p. 152) quand elle doit déployer tous ses efforts pour récupérer Jean, ce qui exige qu’elle abdique son orgueil, sa « dignité de femme » (p. 156) qui ne lui avait rapporté que la solitude. Dans le mythe, ces dieux (auxiliaires) représentent chacun un élément fondamental de l’univers, et donc en passant par ces épreuves Psyché parvient à un état d’exaltation, d’unification cosmique ; à la fin du roman, Renée connaît une renaissance, un renouvellement de soi, une union avec son amant et avec son univers comparables à « l’ascension » de Psyché.

Eros, Amour, représentent la sexualité banalisée et la sexualité sublimée. La première, consiste à ne plus chercher que la jouissance physique ; la deuxième ajoute à la liaison passagère de l’acte l’union  durable des âmes. C’est Psyché — l’Ame — Renée dans son état affaibli, dépourvue d’aspiration, qui se contente de l’amour banal et qui est donc « entravée » dans le sensuel. Si elle ne doit pas le voir, c’est que cet amour est pervers, honteux, assujettissant seulement. Tout cela fait partie de l’attitude de Renée envers l’amour avant son évolution. Mais Psyché éprouve la tentation de connaître — « d’entraver ? » — l’objet de sa passion, de sorte qu’ensuite il représentera bien plus qu’un simple objet. Psyché — l’Ame — Renée a honte de l’amour banal qui est monstrueux. Renée est « humiliée » et donc « épie » le sommeil de son amant pour en savoir plus sur lui (p. 130). Les épreuves peuvent donc être conçues aussi comme permettant au sujet féminin de se purifier de l’amour débauche, de sortir du sensuel pour donner forme à son Moi, et de devenir « digne » (p. 159) de l’amour sublime. Chez Renée, il ne s’agit pas de renoncer à la Volupté — qui renaîtra elle aussi, mais à un autre niveau — mais d’atteindre un niveau supérieur de l’existence en se laissant aller, en se donnant.

Amour finit par revenir à Psyché, et de leur union exaltée naît l’enfant Volupté. Jean revient également à Renée, et bien qu’il lui dise « Prends garde ! Ce n’est, encore une fois, que du désir… » (p. 159), nous savons, comme elle en est sûre elle-même, que le désir qui s’éveille à ce moment culminant est un désir perpétuel, une volupté qui, cette fois-ci, ne sera jamais « rassasiée » et qui, puisqu’elle s’est renforcée et a été transformée par toute une série d’épreuves relationnelles, ne va jamais s’épuiser. Le mythe est parfois interprété comme une ascension du sujet — Psyché — à la conscience, ce qui est très pertinent si l’on pense à la définition du verbe « entraver » en langage familier : non seulement Psyché et Renée ont été prisonnières de leur défaut de connaissance de l’amour sublime, mais elles parviennent finalement à l’ « entraver ». Nous ne sommes pas d’accord avec l’idée qu’il faut que « l’on voi(e] dans les malheurs de Psyché une conséquence de son désir de connaître Amour » , car une telle interprétation ne prend pas assez en compte l’aspect positif du résultat final : la connaissance acquise. Nous comprenons les malheurs de Renée-Psyché comme provenant plutôt de sa mauvaise interprétation — avant qu’elle le connaisse — de qui Jean-Amour est. Par contre, nous admettons que « sa transgression » peut aussi être perçue comme simplement un désir de connaissance, ce qui ferait également d’elle un « symbole de la Philosophie ».

Psyché épouse la vision sublime de l’amour physique, et l’âme retrouve la capacité de liaison17; en aboutissant à un amour complet et à une connaissance de soi, Renée tend vers l’unification, l’harmonisation (jamais achevée) du sensible et de l’intelligible.

L’allusion que Colette fait à ce mythe met l’accent à la fois sur le thème de l’Amour et son élément paradoxal entrave – sublimation, et aussi sur le phénomène de la recherche de soi et de la prise de conscience qui permet à la femme d’aboutir à un état meilleur, exalté. En outre, la combinaison de 1) la fin du mythe, 2) la référence dans le roman à « Beauté» au lieu d’à « Amour » ou à Cupidon, et 3) l’assertion de Masseau « qu’il est donné à l’amour de tendre vers sa perfection » (p. 150) fait que Colette évoque implicitement le concept platonicien selon lequel l’âme, emprisonnée dans le corps du monde d’en-bas, retrouve le monde des Idées, parvient à « la beauté divine et idéale » en reconnaissant et en appréciant « la beauté terrestre » (18). A notre avis, Colette diffère pourtant de Platon dans la primauté qu’elle accorde au monde naturel et sensuel. Selon elle, le but n’est pas, au fond, de sortir de ce monde, mais de fusionner avec lui, de l’utiliser pour comprendre la réalité de son expérience personnelle afin de retrouver un état de complétude. L’ensemble Nature-Sens-Intellect est déjà sublime et on l’atteint en vivant pleinement la réalité terrestre. Selon Platon, seules les Idées sont « pures » et réelles ; nos sensations, inférieures parce qu’elles émanent du « corps périssable », ne nous font connaître que des apparences, des reflets du monde « éternel des Idées » qui est, lui, l’unique réalité possible (19). En revanche, chez la femme Colettienne, le fait de tenir trop aux Idées, de même que le fait de trop analyser, sont les vraies « entraves » qui bloquent l’accès à une existence épanouie et heureuse. De plus, dans la mesure où les Idées sont des pensées pures — un amour exalté et absolu, la reconnaissance de la beauté divine — pour Colette de tels buts ne sont pas forcément incompatibles avec l’existence et les sensations terrestres. L’intelligible se dégage du sensible mais n’est ensuite jamais tout à fait libéré de ce dernier, ils restent dans une relation dialectique intime.

Bien que Colette et Platon soient d’accord pour affirmer que l’âme emprisonnée peut «parfois accéder à la contemplation des Idées sans recourir au raisonnement (20) », Colette ramène l’âme vers le bas, elle  revalorise davantage le physique et le sensuel en les qualifiant d’inséparables de l’identité (féminine) même. Si, à la fin du livre, Renée trouve son foyer tant cherché, une place où se dessine son Moi, et sa sublimation dans l’Amour, elle les trouve en pleine nature, à la frontière entre mer et plage. Là-même où son amant, décrit naguère comme un dieu mystérieux et méconnu, est concret, simple, terrestre  : un « beau chasseur pour rire » (p.151). Ce n’est pas un hasard si, au moment où Renée se rend compte de « la place » que Jean  » tenait » en elle, elle se décrit comme une déesse qui a crée son amour, et qui est inséparable de l’univers naturel : «ll n’y a plus en moi, au-dessus, au-dessous de moi, que mer fouettée, pierre qui s’effrite, nuée haletante. » (p. 138). Son union avec l’univers physique la place en haut, la rend supérieure. Elle énumère les Idées pures qu’elle va réaliser en aimant Jean : « la Iumière, la musique, le murmure des arbres, le timide et fervent appel des bêtes familières, le silence fier des hommes qui souffrent » (p.157). Les éléments qui constituent la Beauté telle que Colette la conçoit ne sont ni abstraits ni impalpables.

 

Conclusion

Prenant en compte les deux définitions d’ « entrave », leur lien avec la dialectique du sensuel et de l’intelligible et un certain nombre de thèmes que nous avons jugés pertinents, nous croyons avoir quelque peu éclairé la signification — ou plutôt quelques-unes des significations possibles — du titre du roman. Nous précisons bien : possibles, car « Colette avait tendance à préférer la pluralité et le paradoxe, et montrait un dégoût pour le didactisme et les systèmes rigides de pensée et d’analyse (21)». Nous nous sommes donc souciée d’interpréter cet ouvrage sans lui attribuer une signification absolue, ce que Colette n’aurait certainement jamais fait. Nous nous risquerons, néanmoins, à avancer un certain nombre de conclusions.

Pour Colette, l’amour et la difficulté d’aimer font partie des «déterminismes profonds », psychologiques, des êtres humains, et ces déterminismes ne se distinguent guère des sens : les deux catégories sont « inexorables (22)». Le fait qu’elle pense ainsi l’aide à dessiner des personnages complexes, complets, vraisemblables. L’ « entrave » qu’elle désigne est en partie l’amour, qui emprisonne par sa puissance et par son lien étroit avec le sensuel, mais qui exige qu’on transcende le sensuel pour le vivre dans son sens absolu et pour atteindre un état supérieur dans la relation intime avec un Autre. De plus, selon Colette, cet état équivaut, paradoxalement, à la liberté. L’amour ne se divise pas, malgré l’échange économique auquel Renée essaie de le ramener : il est. En « entravant » ce fait, on réussit à établir une union avec un Autre et avec son univers.

« L’écriture est création, à partir des matériaux fournis par la mémoire, sélectionnés et travaillés par elle, d’une image du réel qui organise, assemble les morceaux d’un puzzle, en en dégageant la figure et le sens. L’histoire ainsi refabriquée… donne à connaître d’abord, à dominer ensuite, le réel (24). » 

Cependant, Colette ne nourrissait aucune illusion sur la possibilité de dominer le réel: « A aucun moment l’art n’est supérieur à la réalité ; à aucun moment l’oeuvre achevée ne devient autre chose qu’un instrument d’exploration, de pénétration, voire d’effraction dans la réalité objective ». En outre, l’œuvre « ne se substitue » pas à cette dernière « qui demeure première, et objet d’une (autre) quête toujours inachevée (24) ». Les mots, l’écriture, sont par définition inadéquats, mais cela n’empêche qu’on se sente appelé par eux, surtout si on est femme essayant de se traduire, de se représenter d’une manière quelconque. Le fait d’être femme et écrivain est effectivement une des expériences, un des éléments de l’existence que Colette désigne par « l’entrave »; le fait de parvenir, au moins partiellement, à un sentiment d’identité et à une représentation de soi-même par l’écriture correspond à l’acte d’«entraver » cette existence.

En ce qui concerne Colette et ses personnages féminins, leur « sens de soi ne se situe pas au niveau de l’esprit. » (25) Donc, bien qu’elle traite de concepts — tels que la Beauté, l’Ame, la Pureté — qui nous rappellent ceux de Platon, Colette se distingue par la primauté qu’elle accorde au sensuel jusque dans l’accès à l’intelligible. De même, en ce qui concerne les mots, la vie, selon notre auteur, n’est pas faite d’idées, elle est faite d’une combinaison d’expériences, de sensations, et de pensées. La difficulté, et donc l’ « entrave », consiste à trouver un équilibre entre les sens et l’intellect qui permette de vivre fidèlement et pleinement ses propres expériences et son propre Moi.

Pour l’auteur, représenter sa réalité fidèlement par l’écriture fut l’objet d’une lutte laborieuse. D’ailleurs Colette, si l’on en croit du moins ce qu’elle disait d’elle-même au début de sa carrière, ne se croyait pas écrivain (26) et éprouvait beaucoup de difficulté à écrire, restant souvent longtemps « amarrée » à son bureau comme Renée reste « amarrée » à la fin du livre, à travailler la langue. De plus, il est sans doute révélateur, en ce qui concerne les thèmes traités ici, que l’écriture du roman l’ait « torturée» (27). Elle a détesté l’histoire, elle vomissait les pages, elle s’est excusée auprès de ses lecteurs pour le ton, fin mais vide, d’une fin à laquelle, selon elle, les personnages même ne croient pas. Elle a essayé de la récrire, mais n’y est pas parvenue (28). Ainsi l’on voit de nouveau ici un exemple du conflit parfois déchirant qui traverse le travail et les buts de l’écrivain.

Par ailleurs, dans la mesure où Colette a été mécontente de la fin, on pourrait lire cette « fin » d’une histoire d’amour comme « une critique socio-politique implicite du manque de puissance et de souveraineté — un manque spatial, temporel, émotionnel, et financier— des femmes ». Bien que nous ayons conscience de la complexité de la situation de la femme, dans ce livre comme à l’époque où Colette l’a écrit, nous ne sommes pourtant pas vraiment convaincue par cette analyse et cette interprétation, car l’héroïne conquiert son espace, vainc son sentiment d’être inadéquate, et parvient à une certaine satisfaction. Du reste, Monsieur Stockinger montre que ce livre peut faire l’objet de thèses et d’études nombreuses et variées.

Colette ne nous propose pas une fin statique : il n’y a ni mariage, ni bonheur sucré et invraisemblable, mais simplement un sentiment de sûreté de la part de l’héroïne par rapport à sa place dans le monde. Cette fin, telle que Colette l’a voulue pour clore l’ensemble des pages du roman, pourrait ne représenter pourtant qu’une étape de plus dans le cycle de la vie de l’héroïne, car « la vie d’une femme exceptionnelle est cyclique ; des stades de renaissance et de productivité suivent des périodes de polarisation sexuelle et de stérilité » (30).

Parvenue au terme de notre étude et ayant éprouvé le même plaisir à rédiger notre travail du début à la fin, nous sommes convaincue que l’œuvre de Colette – comme la femme –    est exceptionnelle et continue de nous passionner.

 

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NOTES

 

1. Philippe van TIEGHEM, Dictionnaire des Littératures, Tome r, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, pp. 908-909.


2. Diana HOLMES, Women Writers: Colette, London, Macmillan Education Ltd., 1991, p. 101. C’est nous qui traduisons.

3. Alain REY (rédacteur), Le Robert Micro : Dictionnaire de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, p.473.

4. Gaston ESNAULT. Dictionnaire historique des argots français, Paris, Librairie Larousse, 1965, p. 264.

5. Judith THURMAN, Secrets of the Flesh : A Life of Colette, New York, Alfred A. Knopf, 1999, p. 197. C’est nous qui traduisons.

6. COLETTE, L’Entrave, Paris, Flammarion, 1922 (1913), p. 12. Les pages qui correspondent aux citations de ce texte seront désormais indiquées entre parenthèses dans le texte même du mémoire. Quant à une citation se situant à la tête d’une phrase ou avant une deuxième citation, la page correspondante sera toujours celle qui suit de plus près la citation en question.

7. Judith THURMAN, cit., p. 115. C’est nous qui traduisons.

8. Judith THURMAN, op. cit., p.249. C’est nous qui traduisons.

9. Dominique LAFON, « Les charmes du mirage Colette« , Etudes littéraires : Colette : Le luxe et l’écriture, V. 26, No. 1, Québec, Université Laval, Eté 1993, p.85.

10. Ibid.

11. Jacques LACAN, Le Séminaire, XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, cité par Anne-Marie PICARD, « Le nom du corps : Lecture du manque et savoir de son sexe dans La Vagabonde, Etudes littéraires : Colette : Le luxe et l’écriture, V. 26, No. 1, Québec, Université Laval, Eté 1993, p. 33.

12. Sylvie ROMANOWSKI, « A Typology of Women in Colette’s Novels Colette: The Woman, the Writer, University Park and London, The Pennsylvania Sate University Press, 1981, p. 73. (C’est nous qui traduisons).

13. Dominique LAFON, op. cit., pp. 106-107.

14. Sylvie ROMANOWSKI, op. cit., p. 73. (C’est nous qui traduisons).

15. Dominique LAFON, op. cit., p. 106.

16. Nicole BOURBONNAIS, « Colette et la liberté d’écrire : Une luxueuse intertextualité », Etudes littéraires : Colette : Le luxe et l’écriture V. 26, No. 1, Québec, Université Laval, Eté 1993, p. 97.

17. Tout ce qui renvoie au mythe vient de Pierre BRUNEL, Dictionnaire des mythes littéraires, Editions du Rocher, 1988, pp.1201-1209.

18. André LAGARDE et Laurent MICHARD, XVIème siècle: Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1985, p, 98

19. Ibid., p. 100.

21. Diana HOLIMES, op. ât., p. 61. C’est nous qui traduisons.

22. Pierre ABRAHAM et Roland DESNÉ, Histoire littérai?? de la France, v. II, Paris, Editions Sociales, 1979, p

23. Ibid., p. 366.

24. Loc. cit., p. 367.

25. Judith THURMAN, op. cit., p. 189.

26. «…her vehement disavowal of any literary calling », ibid., p. 93.

27 .Ibid., p. 248. 

28. Ibid., p. 253.

29. Jacob STOCKINGER, « The Test of Love and Nature: Colette and Lesbians« , in Colette : The Woman, the Writer, University Park and London, The Pennsylvania State University Press, 1981, p. 81. (C’est nous qui traduisons).

30. Erica EISINGER, « The Vagabond: A Vision of Androgyny », in Colette : The Woman, the Writer, University Park and London, The Pennsylvania State University Press, 1981, p. 102. (C’est nous qui traduisons).

 

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BIBLIOGRAPHIE

 

Ouvrage principal :

COLETTE, L’Entrave, Paris, Flammarion, 1922 (1913).

Biographie de l’auteur :

THURMAN, Judith, Secrets of the Flesh: A Life of Colette, New York, Alfred A. Knopf, 1999.

Dictionaires et livres de référence :

ABRAHAM, Pierre, et DESNÉ, Roland, Histoire littéraire de la France, v. II, Paris, Editions Sociales, 1979.

BRUNEL, Pierre, Dictionnaire des mythes littéraires, Editions du Rocher, 1988.

ESNAULT, Gaston, Dictionnaire historique des argots français, Paris, Librairie Larousse, 1965.

LAGARDE, André, et MICHARD, Laurent, XVIème siècle: Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1985.

REY, Alain (rédacteur), Le Robert Micro : Dictionnaire de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998.

Van TIEGHEM, Philippe, Dictionnaire des Littératures, Tome 1er,  Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

Etudes critiques :

BOURBONNAIS, Nicole, « Colette et la liberté d’écrire : Une luxueuse intertextualité », Etudes littéraires : Colette : Le luxe et l’écriture, V. 26, No. 1, Québec, Université Laval, Eté 1993, pp. 97-108.

EISINGER, Erica, « The Vagabond: A Vision of Androgyny », Colette: The Woman, the Writer, University Park and London, The Pennsylvania Sate University Press, 1981, pp. 95-103.

HOLMES, Diana, Women Writers: Colette, London, Macmillan Education Ltd., 1991.

LAFON, Dominique, « Les charmes du mirage Colette », Etudes littéraires : Colette : 1.Le luxe et l’écriture, V. 26, No. 1, Québec, Université Laval, Eté 1993, pp. 73-86.

PICARD, Anne-Marie, « Le nom du corps : Lecture du manque et savoir de son sexe dans « La  Vagabonde » », in Etudes littéraires : Colette : le luxe et l’écriture, V. 26, No. 1, Québec, Université Laval, 1993, pp. 33-46.

ROMANOWSKI, Sylvie, « A Typology of Women in Colette’s Novels », Colette: The Woman, the Writer, University Park and London, The Pennsylvania Sate University Press, 1981, pp. 6674.

STOCKINGER, Jacob, « The Test of Love and Nature: Colette and Lesbians », Colette: The Woman, the Writer, University Park and London, The Pennsylvania State University Press, 1981, pp. 75-94.

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TABLE DES MATIERES

 Introduction                                                                                    

Deux définitions d’ « entrave »                                                          

Les thèmes principaux :

  1. L’amour comme entrave… et liberté
  2. Ecrire, c’est s’écrire — l’identité féminine comme entrave — la difficulté de se trouver une place
  3. Le rôle des mots dans « L’Entrave »
  • Du mutisme à la communication
  • De l’insincère vers le sincère                                            
  • Les mots et la réalité peuvent-ils faire bon ménage ?
  1. L’Entrave sous l’angle de Psyché, de Platon 24
Conclusion 

 

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UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises présenté par

Ms. Ashley RIGGS (Octobre 2000)

Directeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

9. Dominique LAFON, « Les charmes du mirage Colette« , Etudes littéraires : Colette : Le luxe et l’écriture, V. 26, No. 1, Québec, Université Laval, Eté 1993, p.85.

10. Ibid.

11. Jacques LACAN, Le Séminaire, XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, cité par Anne-Marie PICARD, « Le nom du corps : Lecture du manque et savoir de son sexe dans La Vagabonde, Etudes littéraires : Colette : Le luxe et l’écriture, V. 26, No. 1, Québec, Université Laval, Eté 1993, p. 33.

12. Sylvie ROMANOWSKI, « A Typology of Women in Colette’s Novels Colette: The Woman, the Writer, University Park and London, The Pennsylvania Sate University Press, 1981, p. 73. (C’est nous qui traduisons).

13. Dominique LAFON, op. cit., pp. 106-107.

14. Sylvie ROMANOWSKI, op. cit., p. 73. (C’est nous qui traduisons).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le cercle dans « Un barrage contre le Pacifique » de Marguerite DURAS

 

INTRODUCTION

 

 « Un Barrage contre le Pacifique » est la première tentative autobiographique, mélange d’imagination et de souvenirs, de Marguerite Duras. Elle a tiré la matière de ce roman d’une enfance farouche – passée en Extrême-Orient et qui l’a marquée pour toujours – de ses relations complexes et complices avec sa mère.

Dans ce roman, Duras dénonce explicitement son aversion pour le colonialisme. Le roman paraît en 1950, à un moment où la guerre d’Indochine mobilise l’opinion française. Il est vrai que les confluences entre l’actualité et l’œuvre durassienne sont nombreuses. A travers cette épopée lamentable de la mère et de la spoliation dont elle a été victime, l’auteur s’attache à raviver et réparer, en permanence, cette injustice et ce manque originels:

« Nous sommes ensemble dans une honte de principe d’avoir à vivre la vie. C’est là que nous sommes au plus profond de notre histoire commune, celle d’être tous les trois des enfants de cette personne de bonne foi, notre mère, que la société a assassinée. Noua sommes du côté de cette société qui a réduit ma mère au désespoir… none haïssons la vie, nous nous haïssons (1). »

« Un Barrage contre le Pacifique » est construit sur de nombreux traits circulaires qui représentent des cercles de vie et de mort: d’où le désir de s’en sortir. Le rythme du texte repose sur la succession des images, des attitudes et sur les répétitions en « refrain » de certains énoncés qui lui donnent une structure musicale. Duras, à travers la focalisation systématique sur le personnage de Suzanne, perce constamment sous le texte. Nous allons aborder notre analyse par ces cercles de vie et de mort avant d’examiner comment le désir s’arrange des contraintes et surtout les dérange, les bouscule.

Dans les années trente, un couple français d’instituteurs part pour l’Indochine française. Avec l’espoir de faire fortune, de vivre l’aventure. Après quelques années relativement heureuses, le père meurt, et la mère reste seule avec deux enfants, Joseph et Suzanne. Elle joue du piano pendant dix ans dans la fosse d’un cinéma (Eden-Cinéma) sans jamais voir le film, fait des économies, achète une concession, entre la forêt et la mer, pour pouvoir en vivre et laisser un bien à ses enfants passionnément, maladivement aimés. Mais n’ayant pas reçu de dessous de table, les administrateurs lui attribuent une concession incultivable, ravagée par les grandes marées qui emportent tout. Tenace, elle a l’idée d’édifier un barrage contre le Pacifique – en réalité c’est la mer de Chine, mais elle juge plus noble de lutter contre un Océan – qui protégerait ses terres et celles de ses voisins. Le barrage est construit par des centaines de paysans séduits par son espoir. En une nuit, cet espoir s’écroule comme un château de cartes. Deux ans s’écoulent.

C’est à ce moment que s’ouvre le roman. C’est d’abord l »‘histoire commune de ruine et de mort » qui est celle de cette famille. Chacun de ses membres est habité par la mort, par le vouloir-tuer et/ou le vouloir-mourir. La mère, Joseph (20 ans), Suzanne (17 ans) vivent péniblement dans leur bungalow délabré au milieu de cette concession pourrie, derrière le barrage qui s’est effondré mais qui continue à exister, sans cesse menacés d’être privés de leur bien par l’administration du cadastre. Ils sont au dernier rang de la hiérarchie de l’Indochine blanche. La mère s’entête: elle veut reconstruire les barrages. Les colères, la résignation, l’ennui se succèdent dans cet endroit-tombeau. Le cercle vicieux est installé au coeur de cette communauté et gangrène la vie, d’où la nécessité de s’éloigner. Or, les héros ne parviennent pas à se détacher, adhérant à ce lieu de mort. Que faire? Comment s’éloigner de cette misère, de cette mère à moitié folle, comment entrer dans l’autre monde, celui où évoluent les puissants et les riches, comment quitter les cieux nocturnes pour la lumière? Pour cela, il faudra passer d’abord, symboliquement, par la mort de la mère afin de connaître le domaine du désir et de l’amour, et la vraie vie.

1. UN CERCLE VICIEUX DE VIE ET DE MORT

1.1 La construction

L’ensemble du texte est construit en deux parties. La structure du texte est circulaire: le roman débute par la mort du cheval et se termine par la mort de la mère. Chacune de ces morts permet un départ: la mort du cheval entraîne le voyage à Ram, lieu euphorique, où la mère, Joseph et Suzanne rencontrent M. Jo, fils d’un riche spéculateur, qui tombe follement amoureux de Suzanne. Et cette dernière réussit à « extraire » de M. Jo, d’abord un phono, ensuite un diamant qui lui permet d’aller à la ville, la capitale. La mort de la mère, elle, permettra le départ définitif.

L’axe sémantique

 

S ————————————–   T  ————————————> S’

          (première partie)                             (deuxième partie)

La mort du cheval

 

    La mort de la        mère

faux départ(Ram)

faux départ (Saïgon)

vrai départ

Le fil de la chronologie est souvent fortement perturbé. Les événements sont superposés. Mais le temps n’est pas distribué n’importe comment. A partir des durées répétitives (huit jours, trois jours, un mois), des ensembles structurés apparaissent. L’ensemble du récit se distribue en deux côtés: le côté de Joseph et le côté de Suzanne – constitués par la série des morts, réelles ou symboliques. Les durées précisées par la narration sont exactement symétriques.

Partie 1

On peut remarquer que le côté de Joseph et le côté de Suzanne sont comme une image et son reflet inversé.

Joseph est, nous semble-t-il, dans sa violence, ses rires, ses refus de toute concession, ses décisions tranchées, le personnage qui s’en sort le mieux. Il paraît marqué d’un signe positif, ainsi le phono, cadeau destiné à Joseph est parfait, alors que le diamant est impur. Le phono permet d’entretenir l’espoir, lié à la musique de Ramona, alors que le diamant fait naître un espoir vite déçu. Le phono constitue un don qui suit un parcours linéaire. Il va jusqu’à Joseph et s’arrête à Joseph. C’est un don transmis comme une flèche, même s’il passe par l’intermédiaire de Suzanne: c’est elle qui le reçoit de M. Jo puis le donne à Joseph, et elle ne l’ouvrira pas avant que Joseph soit là. Alors que le diamant décrit une figure circulaire. Il revient avec ce fameux crapaud (défaut) au point de départ, comme si l’on devait repartir; une sorte de fatalité l’habite. La trajectoire linéaire est, dans ce livre, positive (on peut directement arriver à son but), tandis que le cercle est négatif, maudit, car on est piétiné et on n’arrive pas à s’en sortir. Il faudra l’intervention de Lina – qui est du côté de Joseph – pour redonner son aspect positif au diamant.

Lina est la femme que rencontre Joseph et qu’il gardera pour toujours. (Notons que c’est elle qui achète le diamant et le rend à Joseph.) Il va connaître avec elle l’amour parfait (comme le phono), alors qu’Agosti, premier amant de Suzanne, n’est qu’un moyen : aucun lien ne se crée entre les deux, il s’agit simplement d’une sorte de passage, d’initiation pour pouvoir passer de l’autre côté, s’arracher à l’enfance, donc à la mère – à la mer ), à la concession. Duras insiste beaucoup sur ce point : Suzanne n’a jamais pensé rester avec lui.

 » – J’épouserai jamais un type comme toi. Je te le jure. …, parce que je te jure, jamais je ne t’épouserai.

 – Il la regardait avec beaucoup de curiosité. Puis, détendu, il rit.

 – Je crois que t’es aussi cinglée que Joseph. Pourquoi que tu m’épouserais pas?

– Parce que c’est partir que je veux.

 – Même dans la forêt cet après-midi, tu n’as jamais pensé que tu pourrais vivre avec moi?

 – Vivre? jamais, encore moins qu’avec M. Jo » (pp. 353-354)

Tout comme entre les cadeaux, nous remarquons qu’une différence considérable existe entre Joseph et Suzanne. D’abord, Joseph est un homme; il est l’aîné, le décideur. Il a la force de vouloir quitter la mère et de le faire. Alors que Suzanne ne peut qu’attendre en guettant les voitures de chasseurs sur la piste. Sa passivité est une autre forme de mort. Duras montre bien ces différences de caractère au moment de la baignade dans le rac (2): Suzanne apparaît comme une jeune fille prudente, et même timorée. Joseph, par contre, est le meneur de jeu, père ou frère des enfants de la plaine.

Or, quand Joseph décide de partir, Suzanne a l’impression de pouvoir agir comme lui, d’avoir le courage, comme lui, de mener une vie par elle-même. Ainsi, Suzanne apparaît comme le reflet de Joseph:

« Suzanne ne saisissait pas toute la portée des paroles de Joseph mais elle les écoutait religieusement comme le chant même de la virilité et de la vérité. En y repensant, elle s’aperçut avec émotion qu’elle se sentait capable, elle-même, de conduire sa vie comme Joseph disait qu’il fallait faire. Elle vit alors que ce qu’elle admirait chez Joseph était d’elle aussi. »  (pp. 284-285)

 

 

 

Joseph (+)

vs

Suzanne (-)

phonographe

 

diamant

pur

 

impur

linéaire

 

circulaire

amour spirituel

 

amour charnel

actif

 

passive

 

1.2 L’espace symbolique

La ligne de partage du texte en rappelle d’autres: images parallèles ou symétriques. Ainsi, par exemple, la piste sépare l’espace en deux côtés: mer/forêt; Ram/ Kam. La plaine, de même, a un côté stérile et un côté fertile. Les barrages, enfin, séparent le côté de la terre de celui de l’eau, le côté de l’espoir de celui du désespoir. De même que le temps du récit, l’espace du « Barrage » est ainsi distribué entre deux pôles différents.

1.2.1. La plaine

La plaine, où se trouve la concession, est un lieu fortement symbolique. Celui du plus grand échec, de la plus grande injustice. La plaine est « un désert où rien ne pousse » (3), « saturé de sel, saturé d’ennui et d’amertume » (4), couverte de boue (eau et terre mélangées), un lieu stérile marqué par la faim, une inapaisable faim.

« Le sel peut avoir un sens symbolique et s’opposer à la fertilité. Ici la terre salée signifie la terre aride. Et tout ce qui est salé est amer, l’eau salée est donc une eau d’amertume, elle s’oppose à l’eau claire fertilisante » (5). Le sel est mortel, destructeur par corrosion. Il brûle, détruit.

Lieu infernal donc, où l’on est condamné à vivre; lieu qu’on ne peut quitter faute d’argent; lieu de la mort des chevaux, des récoltes, des enfants, mais de la vie aussi. Dans la plaine, les enfants sont innombrables. Le texte nous montre longuement, à deux reprises, d’une manière à la fois touchante et effrayante, l’image du pullulement des enfants qui naissent et meurent, et qu’on enterre sur les lieux, encore chauds, devant les cases. C’est un cercle de vie et de mort. Voici la naissance d’un rythme végétal:

« Il en était de ces enfants comme des pluies, des fruits, des inondations. Ils arrivaient chaque année, par marée régulière, ou si l’on veut, par récolte ou par floraison. …Cela continuait régulièrement, à un rythme végétal, comme si d’une longue et profonde respiration, chaque année, le ventre de chaque femme se gonflait d’un enfant, le rejetait, pour ensuite reprendre souffle d’un autre. »  (p. 117)

« Ici, l’eau est symbole d’une autre division: verticale, celle-là, eau de pluie, en haut – eau des mers de la marée, en bas. La première est douce, la seconde est salée. Symbole de vie douce: pure, elle est créatrice et purificatrice; salée, amère, elle produit la malédiction » (6).

Et dans cette plaine au rythme cyclique pullulent les enfants:

« C’était une sorte de calamité. y en avait partout, perchés sur les arbres, sur les barrières, sur les buffles, qui rêvaient, ou accroupis au bord des marigots, qui pêchaient, ou vautrés dans la vase à la recherche des crabes nains des rizières. Dans la rivière aussi on en trouvait qui pataugeaient, jouaient ou nageaient. »  (p. 116)

On pourrait interpréter ce passage comme une mise en abyme du texte: calamité (désastre de l’histoire du barrage), buffles (divinité de la mort), marigots (eau morte), vase, patauger (enlisement de la mère), crabes nains (destructeur des barrages).

Et pourtant, les enfants sourient – « mieux que personne n’a jamais souri au monde » (p. 116) – et jouent « de la pluie comme du reste: du soleil, des mangues vertes, des chiens errants » (p. 330). La vie, le plaisir semblent primer, mais le jeu, la joie sont doublés de mort, car la faim ne peut pas empêcher les enfants de manger des fruits verts, qui sont mortels.

« Il en mourait tellement que la boue de la plaine contenait bien plus d’enfants morts qu’il n’y en avait eu qui avaient eu le temps de chanter sur les buffles. Il en mourait tellement qu’on ne les pleurait plus… Ils mouraient surtout du choléra que donne la mangue verte,… Chaque année, à la saison des mangues, … il en mourait en plus grand nombre. . car l’impatience des enfants affamés devant les mangues vertes est éternelle. »   (p. 118)

D’autres meurent, noyés dans le rac, d’insolation ou des mêmes vers que les chiens errants, voire tués par des tigres (la Nature tue en même temps qu’elle nourrit), ou encore ils meurent sur la piste (elle aussi symbole de vie et de mort), écrasés par les automobiles de chasseurs trop pressés.

C’est un cycle éternel qui n’a pas l’air de pouvoir être brisé et qui est ressassé, en somme, tout au long du roman.

Les seuls dieux des enfants sont la route, le rac, les mangues – tout ce qui fait mourir. L’injustice de la vie et celle des hommes sont affirmées.

« Il en meurt trop, disaient les Blancs, oui. Mais il en mourra toujours. Il y en a trop. Trop de bouches ouvertes sur leur faim, criantes, réclamantes, avides de tout. C’est ce qui les faisait mourir. Trop de soleil sur la terre. Et trop de fleurs dans les champs. et quoi? Qu’est-ce qui n’était pas de trop » (p. 332)

L’avidité (l’envie de vivre) est ici cause de mort. Ainsi, « ils mouraient de la faim, des maladies de la faim et des aventures de la faim » (p. 33).

La plaine est donc divisée en deux côtés: l’espace de la fertilité, couvert de plantations d’ananas et de bananes, et celui du désert stérile, inondé par la marée de juillet, recouvert de sel. La concession, elle aussi, est divisée de la même manière: les cinq hectares qui donnent sur la piste au milieu desquels la mère a fait bâtir son bungalow, sont le bon côté, le reste est brûlé par la marée.

Et la piste traverse la plaine dans sa longueur, de Ram à Kam. L’espace à traverser, en ce sens, est marqué d’un signe positif car il permet de sortir de cette impasse qu’est la plaine où vient mourir interminablement toute vie.

1.2.2. La piste

La piste mène vers le monde des autres: d’un côté vers Ram, de l’autre vers Kam, et, plus loin, vers la ville, la capitale (800 km). Kam est la zone obscure d’où viennent les agents du cadastre, ces « rats » (7), ces « chiens » (8) qui profitent des Français malhabiles ou ignorants. La capitale est une ville corrompue, présentée comme une énorme prostituée, dominée par l’argent et les banques.

En opposition à Kam, Ram est le lieu de l’échange, du passage, du commerce et de la contrebande. Un point de rassemblement aussi, puisque Ram est le lieu de la cantine-bar où Suzanne fait la connaissance de M. Jo, riche planteur du Nord, avec sa limousine et son énorme diamant au doigt. Lieu d’ouverture, de toutes les possibilités, où l’espoir peut naître chez chacun des membres de la famille qui pense que la richesse fait le bonheur:

« La mère proclamait: « Il n’y a que la richesse pour faire le bonheur. Il n’y a que des imbéciles qu’elle ne fasse pas le bonheur. » Elle ajoutait: « Il faut, évidemment, essayer de rester intelligent quand on est riche. » Encore plus péremptoirement qu’elle, Joseph affirmait que la richesse faisait le bonheur, il n’y avait pas de question. » (p. 45)

Et ils iront là chaque fin d’après-midi, invités par M. Jo, pour danser, s’amuser et surtout boire. La famille s’associe à cette exploitation (l’exploitation, pour une fois, du riche par le pauvre -juste retour -, bien que M. Jo pense bien s’y retrouver). Ram reste le lieu euphorique.

Ram (+)

vs

Kam (-)

espoir

 

menace

euphorie

 

dysphorie

La piste, ligne de démarcation entre ces deux côtés du monde, revêt une double valeur de vie et de mort.

Cette piste, construite pour amener les richesses du monde jusqu’à la plaine (au prix du sang), ne sert qu’aux chasseurs. Pour le caporal, un vieux Malais, domestique de la mère, la piste est « la grande affaire de sa vie ». Il l’a, en effet, construite en compagnie des bagnards. Elle est le lieu de la souffrance des hommes battus, des femmes prostituées, un enfer de cris et de bruits. La piste est la misère, la misère incomparable à celle de la mère.

« …ceux-ci (milices indigènes) s’étaient à ce point habitués à lui qu’ils l’enchaînaient distraitement avec les autres bagnards, le battaient comme ils battaient les bagnards. …Combien de fois en six ans, la femme du caporal avait-elle accouché au milieu de la forêt, dans le tonnerre des pilons et des haches, les hurlements de miliciens et le claquement de leur fouet? elle ne le savait plus très bien. Ce qu’elle savait c’est qu’elle n’avait jamais cessé d’être enceinte des miliciens et que c’était le caporal qui se levait la nuit pour creuser des petites tombes à ses enfants morts. » (p. 246)

Le car et les autos des chasseurs y circulent, dans une habitude quotidienne, à toute allure, écrasant parfois un enfant, comme si la concession n’existait pas, laissant de côté la misère du monde. L’indifférence des autres accentue l’isolement de la concession.

« Mais, à part le car, il passait peu d’autos sur la piste, pas plus de deux ou trois dans la journée. C’était toujours les mêmes autos de chasseurs qui allaient jusqu’à Ram, à soixante kilomètres de là, et qu’on voyait quelques jours après repasser en sens inverse. Elles passaient à toute vitesse en klaxonnant sans arrêt pour chasser les enfants de la piste. »  (p. 21)

Et les enfants jouent sur la piste, leur domaine: celui du danger mortel mais du comble de la vie. Elle est un lieu de danger mais aussi de joies: c’est le monde qui arrive par elle. Pour Suzanne, elle représente l’espoir, l’attente du départ, le départ.

« … Suzanne espérait. Un jour un homme s’arrêterait, peut-être, pourquoi pas? parce qu’il l’aurait aperçue près du pont. Il se pourrait qu’elle lui plaise et qu’il lui propose de l’emmener à la viIIe. »   (p. 21)

Après le départ de Joseph, l’envie de s’évader de cette impasse et l’obsession d’une vie plus heureuse, plus facile, ne cessent d’augmenter. Et l’attente vaine, inutile, devient une habitude:

« Toutes les frois heures, Suzanne montait au bungalow, lui donnait ses pilules et repartait s’asseoir près du pont. Mais aucune auto ne s’arrêtait devant le bungalow. » (p. 319)

« Toutes les heures Suzanne montait au bungalow, donnait les pilules à la mère et repartait s’asseoir près du pont. Elle ne pouvait se souffrir que là, ce pont près d’elle. Et toujours les autos passaient devant le pont et toujours les enfants continuaient à jouer près du pont. » (p. 329)

Avec le départ de Joseph, l’arrivée de M. Jo et celle de Jean Agosti, la piste n’est plus « vierge » que pour le caporal. Pour Suzanne, l’attente de Jean Agosti signifie la perte de sa virginité, autre chose que cette attente « imbécile » ou que les « rêves vides » d’autrefois. Sa libération approche.

« Cette piste n’était plus tout à fait la piste qu’elle regardait autrefois… C’était plutôt celle sur laquelle était enfin parti Joseph après des années d’impatience, celle sur laquelle aussi était apparue la Léon Bollée de M. Jo aux yeux éblouis de la mère, celle sur laquelle s’était amené Jean Agosti pour lui dire qu’il viendrait la chercher dans quelques jours. Il n’y avait guère que pour le caporal que la piste restait éternellement la même, abstraite, éblouissante et vierge. » (p. 332)

Ainsi, alors que le caporal reste éternellement prisonnier de cette concession avec son rêve irréalisable (devenir contrôleur dans le car), Suzanne peut partir. La piste représente son enfance à quitter.

1.2.3. Le rac

« Les racs (je ne sais plus comment ça s’écrit), ce sont de petits torrents qui descendent droit de la montagne, de la Chaîne de l’Eléphant. Après les orages, ils charrient les arbres cassés, les animaux noyés. » (Parleuses, p. 234)

Comme la piste, le rac est ambivalent, à la fois dangereux et plein de vie. La nuit, le tigre noir et les panthères noires apparaissent à son embouchure. Le jour, Suzanne et Joseph s’y baignent quotidiennement, mais le danger y reste car le courant est si fort qu’il y a une menace de mort. Joseph y joue avec les enfants de la plaine. Le rac est un signe ambigu pour Joseph et Suzanne: source de jeux, du plaisir de l’eau, du goût du danger. Alors qu’il n’est que négatif pour la mère: elle n’y voit pas (comme toujours) une image positive de la vie. Elle s’inquiète. Elle a peur, elle est là pour faire peur, car elle ne supporte pas de voir ses enfants se baigner dans la rivière (le rac): ils lui échappent dans le danger, dans le plaisir, mais elle se contente de crier, de gueuler ou de geindre, sans intervenir.

Le rac est à la fois une immense poubelle et une source de nourriture pour la famille.

On y jette tout ce qui pourrit, tout ce qui doit disparaître. D’abord, ce sont les biches et le cerf – tués par Joseph et que personne ne veut manger – qui y sont jetés « au bout de trois jours ». Ces animaux sont donc tués pour le goût de tuer et pour le plaisir solitaire de la chasse. Il s’agit d’une fausse nourriture.

« Et on faisait toujours comme si on mangeait les biches, on les accrochait toujours sous le bungalow et on attendait qu’elles pourrissent avant de les jeter dans le rac. Tout le monde était dégoûté d’en manger. Depuis quelque temps on mangeait plus volontiers des échassiers à chair noire que Joseph tuait à l’embouchure du rac, dans les gands marécages salés qui bordaient la concession du côté de la mer.«   (p. 19)

Le rac reçoit tout ce qu’on ne veut pas mais, en retour, il donne de la nourriture: des échassiers. Cependant, malgré la belle apparence de leur chair, ces oiseaux ne sentent pas bon, ils sentent le poisson. On retrouve là l’ambivalence qui parsème le texte: vie (nourriture), mort (sous la forme de la répétition: c’est leur unique nourriture). Dans cet oiseau/poisson, qui contient deux éléments, celui de l’air et celui de l’eau indissolublement liés, on retrouve le cercle: l’oiseau qui se nourrit de poissons devient poisson. Mais il est aussi un symbole de cet amalgame des éléments, comme si le bien suprême était l’unité. On le retrouvera dans la forêt: les lacs remplis de poissons dans le ciel (ces bassins d’orchidées fantastiques, d’une beauté étonnante (9)).

« Joseph mangeait de l’échassier. C’était une belle chair sombre et saignante. (p. 35)

Il n’y a rien à bouffer, dit Suzanne, je vous préviens, toujours cette saloperie d’échassier.

 – Merde, j’ai faim, déclara Joseph. Toujours cette saloperie d’échassier?

 – Je (la mère) me demande ce qu’on mangerait si tu n’étais pas là pour en tuer. Ca sent un peu le poisson mais c’est bon et c’est nourrissant, ajouta-t-elle à l’adresse de M.Jo. » (p. 81)

Cette « saloperie » est comme l’impureté dans le diamant, contenant à la fois un côté positif et un côté négatif: le sang étant ici symbole de vie, le noir symbole de mort mais pouvant contenir en lui-même la vie: une graine ne peut se développer qu’enfouie dans l’obscurité de la terre.

Ensuite, Suzanne y jette la robe bleu vif (là aussi, il y a ambivalence: le bleu est la couleur du rêve, mais le bleu vif est un bleu soutenu qui pourrait être ancré dans la vie, la réalité), sa « robe de putain », que lui avait donnée M. Jo, qu’elle a vainement portée, assise près du pont, dans l’espoir que les autos s’arrêteraient enfin: tentative stérile, puisque ce n’est que dans les contes que les princes charmants (ou les chasseurs…) enlèvent les jeunes filles.

« Mais pas plus qu’avant les autos ne s’arrêtèrent devant cette fille à robe bleue, à robe de putain. Suzanne essaya pendant trois jours puis, le soir du troisième jour, elle la jeta dans le rac. »   (p. 320)

Le rac va de la montagne à la mer; cette eau bouillonnante parfois charrie les corps morts des animaux:

« Joseph forçait toujours Suzanne à rentrer dans l’eau. … Mais Suzanne était réticente. Quelquefois, surtout à la saison des pluies, lorsqu’en une nuit la forêt était inondée, un écureuil, ou un rat_musqué, ou un jeune paon descendaient, noyés, au fil de l’eau, et ces rencontres la dégoûtaient. »         (p. 30)

Cette description, qui figure au premier chapitre, renvoie au dernier: Joseph conseille aux paysans d’y jeter l’auto des agents du cadastre (rats) après les avoir tués; l’endroit est particulièrement symbolique:

« Noyez leur auto, loin, dans le rac. Vous la ferez fraîner par des buffles sur la berge, vous mettrez de gosses pierres sur les sièges, et vous la jetterez à l’endroit du rac où vous avez creusé quand on a voulu faire les barrages et dans les deux heures elle sera complètement enlisée, il n’en restera rien. »  (p. 363)

Le rac est donc un endroit où disparaissent les traces. Il est aussi chargé de représenter la grande absente du texte: la mer.

Il y a deux côtés de la plaine: le côté de la forêt (la véranda du bungalow donne sur la montagne) et le côté de la mer. Celle-ci est occultée, lointaine; elle disparaît au-delà des marécages des embouchures mais elle est une grande menace, omniprésente. Sa puissance effrayante est d’autant plus monstrueuse qu’elle est invisible. Entre ces deux côtés, défrichée à un bout, submergée à l’autre, la concession est constamment menacée.

1.2.4. La forêt

La forêt, impénétrable, secrète, grouillante de vies et de meurtres où tout se mêle – la vie et la mort -, où l’impossible devient possible: des lacs au sommet des arbres, des poissons dans les fleurs. Le monde d’avant l’histoire, amoral, proche donc de Joseph et Suzanne, où on peut tuer des bêtes sauvages – mais dans un combat égal – et des hommes malfaisants, corrompus, sans être puni, où l’on échappe aux lois et aux taxes des Blancs. Joseph y chasse, avec une « intrépidité » liée à une totale inconscience du danger: il tue une panthère au risque de sa vie.

C’est une forêt à la fois splendide et dangereuse. Voici l’image fantastique où se mêlent les éléments souterrains (tunnel), aériens et aquatiques (bassins d’orchidées en plein ciel):

« Dès qu’ils pénétrèrent dans la forêt le chemin devint un sentier étroit de la largeur d’une poitrine d’homme et pareil à un tunnel au-dessus duquel la forêt se refermait, dense, sombre…. Les lianes et les orchidées, en un envahissement monstrueux, surnaturel, enserraient toute la forêt et en faisaient une masse compacte aussi inviolable et étouffante qu’une profondeur marine. Des lianes de plusieurs centaines de mètres de long amarraient les arbres entre eux, et à leurs cimes, dans l’épanouissement le plus libre qui se puisse imaginer, d’immenses « bassins » d’orchidées face au ciel, éjectaient de somptueuses floraisons dont on n’apercevait que les bords parfois. La forêt reposait sous une vaste ramification de bassins d’orchidées pleins de pluie et dans lesquels on trouvait ces mêmes poissons des marigots de la plaine. … De toute la forêt montait l’énorme bruissement des moustiques mêlé au pépiement incessant, aigu des oiseaux. » (pp. 157-158)

Ici, tout est réuni – paradis naturel et surnaturel: la terre, les fleurs, les poissons, les animaux sauvages, les oiseaux et l’eau – non sous la forme fatale de la mer mais sous la forme extraordinaire de l’eau dans les airs. La forêt est un Eden d’avant l’histoire humaine, un lieu total, renfermant trois des éléments: la terre, l’eau, l’air.

« Et déjà le parfum du monde sortait de la terre de toutes les fleurs, de toutes les espèces, des et de leurs proies innocentes aux chairs mûries par le soleil, unis dans une indifférenciation de commencement de monde.«     (pp.158-159)

Ici, les tigres représentent aussi les agents du cadastre qui exploitent les pauvres. Joseph et Suzanne sont à l’unisson de ce lieu où règne l’harmonie (mais monstrueuse) et l’amoralité qui n’est que justice dans les villages de la forêt, où les habitants se réfugient pour échapper aux impôts et aux expropriations.

Et les bûcherons (villageois) leur donnent des mangues: c’est un fruit porteur de vie, lorsqu’il est mûr, mais qui, lorsqu’il est mangé vert, se transforme en un fruit dispensateur de mort. Les enfants du village, qui ressemblent à cette nourriture (on retrouve cette correspondance des fruits et du monde) accompagnent Suzanne et Joseph jusqu’au rac. En effet, non seulement les enfants mangent des mangues mais ils leur ressemblent à cause de la couleur. Ils deviennent ces fruits mêmes:

« Complètement nus et enduits de safran des pieds à la tête, ilsavaient la couleur et la lisseur des jeunes mangues. Peu avant le rac, Joseph frappa dans ses mains pour les faire se sauver et ils étaient si sauvages qu’ils s’enfuirent en poussant des cris suidents qui rappelaient les cris de certains oiseaux dans les champs de riz. »   (p. 159)

La forêt est donc un éden. Ce dernier mot appelle le rapprochement avec le cinéma – l’Eden Cinéma (qui est aussi porteur de vie puisqu’il permet à Suzanne de s’évader d’un réel insupportable), – où l’impossible se fait possible. La forêt est d’ailleurs chargée, comme le cinéma, d’une valeur initiatique : c’est là que Suzanne se donne au fils Agosti.

Mais ici non plus, les enfants n’échappent pas à la mort: ils meurent de paludisme. C’est un lieu sauvage où s’épanouissent l’amoralité et la joie, où la vie et la mort se rencontrent.

1.3 Le tragique et le rire

De la douleur comme de la mort resurgissent les pulsions de vie. Ainsi le passage de Suzanne et de Joseph au monde de la vie se fait au travers du corps de la mère qui doit mourir. C’est une histoire tragique mais aussi comique, désopilante parfois: contradiction (mais on rit énormément dans le monde durassien!). La fréquence du rire des personnages est un paradoxe dans cette oeuvre.

Les trois membres de cette famille sont liés les uns aux autres par un rire caustique dirigé contre le malheur et le pouvoir colonial. « Le rire durassien possède une force subversive qui en fait une arme de survie » (10).

Dans ce texte, le rire fait son apparition au deuxième chapitre, à la cantine de Ram, à propos de la comparaison des deux voitures, la Maurice Léon Bollée de M. Jo et la B.12 (Citroën) de Joseph. La lamentable Citroën consomme plus que la voiture de luxe de M. Jo. Elle devrait donc être plus grosse, plus chère. Pourtant, le carburateur est une passoire, les phares n’existent plus, les portières tiennent par des fils de fer, les feuilles de bananier remplacent les chambres à air dans les pneus, elle n’a ni pare-brise ni capote! C’est cet aspect merveilleux du délabrement de la voiture qui provoque l’énorme fou rire de Joseph: rire jailli de la conscience de leur dénuement:

« Le fou rire de Joseph était contagieux. C’était un rire étouffant, encore enfantin, qui sortait avec une fougue irrésistible. La mère devint rouge, essaya de se retenir mais sans y arriver. … Joseph riait tellement qu’il ne pouvait plus former ses mots. Le même rire invincible et mystérieux secouait la mère et Suzanne. »  (pp. 48-49)

Joseph est ici le véritable metteur en scène du rire familial. Suzanne et la mère le suivent. On pourrait même dire que Joseph est le meneur de cette famille, de ce petit clan. Quant à M. Jo, il essaye d’entrer dans ce cercle du rire, mais en vain.

A la suite de cette scène, dans le récit des barrages, l’auteur nous montre combien le rire est lié au tragique: c’est le malheur qui provoque un rire inextinguible. Le fou rire qui, de nouveau, s’empare d’eux lorsque Joseph mentionne les barrages, les unit tous les trois au moment de l’évocation des crabes rongeurs de rondins, adjuvants complaisants de la force terrible de la mer:

 » – Il n’y a pas que l’auto. On avait des barrages… des barrages.

La mère et Suzanne poussèrent un cri aigu d’intense satisfaction. A son tour Agosti pouffa de rire. Et le sourd glouglou qui s’élevait du côté de la caisse signifiait que le père Bart lui aussi s’en mêlait.

 – Ah! les crabes… les crabes… s’exclama la mère.

 – Les crabes nous les ont bouffés, dit Joseph.

 – Même les crabes… dit Suzanne, qui s’y sont mis.

 – C’est vrai… même les crabes dit la mère, ils sont confre nous… (p. 52)

Seul M. Jo ne comprend rien à ce rire venu du tragique, de leur désastre, lui qui n’a pas la connaissance ni l’intelligence du tragique, alors que le rire se développe dans le cercle que forment Agosti et tous ceux qui connaissent et ont vécu cette histoire.

« Les barrages de la mère dans la plaine, c’était le grand malheur et la grande rigolade à la fois, ça dépendait des jours. C’était terrible et c’était marrant. Ca dépendait de quel côté on se plaçait, du côté de la mer qui les avait fichus en l’air, ces barrages, seul coup d’un seul, du côté des crabes qui en avaient fait des passoires, ou au contraire, du côté de ceux qui avaient mis six mois à les construire dans l’oubli total des méfaits pourtant certains de la mer et des crabes. Ce qui était étonnant c’était qu’ils avaient été deux cents à oublier ça en se mettant au travail. »    (p. 53)

Le rire est d’autant plus fort que l’espoir a été plus grand, plus unanime. A ce moment-là, le rire auquel M. Jo était invité à participer se retourne contre lui: Joseph imite la marche du crabe, en avançant la main sur la table en direction de M. Jo.

« – L’histoire de nos barrages, c’est à se taper le cul par terre, dit Joseph.

Et, en faisant marcher ses deux doigts, il imita, sur la table, la marche du crabe, la marche d’un crabe vers leurs barrages, dans la direction de M. Jo. Toujours aussi patient, M. Jo se désintéressait de la marche du crabe et dévisageait Suzanne qui, la tête levée, les yeux pleins de larmes, riait. »       (p. 58)

Ici, il y a une coupure nette entre M. Jo et les autres: il se désintéresse de l’histoire des barrages, du malheur de ces gens et de l’agression implicite de Joseph pour qui M. Jo est l’ennemi, comme les crabes, comme les agents du cadastre.

M. Jo, maladroit, agaçant, indigne de faire partie du groupe, ne réussira jamais à rire comme eux, à entrer dans cette communauté familiale, lieu des tensions les plus violentes, mais aussi de la complicité la plus étroite.

A la fin de la première partie, cette unité familiale apparaît clairement dans un moment euphorique où l’espoir de la richesse, envahit le clan:

 » – Merde, dit Joseph, y a pas que les riches, y a les autres, il y a nous, nous aussi on est riches…

La mère était fascinée. – Nous riches? Riches?

 – Si on veut, on est riches, affirma Joseph, si on veut on est aussi riches que les autres, merde, suffit de vouloir, puis on le devient.

Ils riaient. Joseph tapait à grands coups de poing sur la table. La mère se laissait faire. Joseph c’était le cinéma.

 – C’est peut-être vrai, dit-elle, si on veut vraiment, on sera riches.

– Merde, dit Joseph et alors, les autres on les écrasera sur les routes, partout où on les verra on les écrasera.

Ainsi, quelquefois, Joseph passait par cet étrange état. Lorsque ça lui arrivait, rarement il est vrai, c’était peut-être encore mieux que le cinéma.

 – Ah! pour ça oui, dit la mère, on les écrasera, on leur dira ce qu’on pense et on les écrasera…

– Puis on s’en foutra de les écraser, dit Suzanne. On leur montrera tout ce qu’on a, mais nous on leur donnera pas. » (p. 164)

Une opposition brutale s’établit entre ce « nous » et « les autres », entre le clan familial et le reste du monde.

Ainsi, ce cycle du rire et de la tragédie se propage-t-il tout au long du roman.

2.  LE CERCLE DU MAL

 

Dans ce clan familial s’enracine le cercle vicieux qui correspond, en somme, au lieu mortel – c’est-à-dire la concession – dont ils doivent s’extraire. Non seulement ce cercle s’insinue dans tout ce pays colonial et le gangrène, mais aussi il gagne la mère qui est reprise par ses rêves de reconstruction des barrages. On peut même dire que la mère est l’équivalent de la concession: elle est porteuse de mort pour ses enfants puisqu’elle les enchaîne à ce lieu sans espoir. Ainsi, pour mieux souligner l’appartenance de la mère à ce lieu mortifère, celle-ci sera enterrée sur la concession, malgré l’idée de Joseph qui veut l’enterrer à Kam, lieu de sa mort. Elle est enlisée et s’identifie définitivement avec cette boue de la plaine et ce cercle vicieux.

Il faudra donc s’arracher à ce lieu mortel et à la mère, habitée en permanence par le désespoir et la mort. Or les enfants, quant à eux, ne parviennent pas à se détacher de ce lieu, à cause de leur amour – inexprimable – pour une mère grandie par son rôle exemplaire de victime de l’injustice. En outre, cet espace est presque coupé de l’autre monde, celui où évoluent les puissants et les riches.

Subsistent néanmoins quelques liens entre les deux: la piste, le pont, le cheval, la B 12. Mais les liens avec ce monde ont tendance à s’effondrer: le cheval meurt, qui les reliait au « monde extérieur »; la B 12 tombe en ruine; sur la route, les voitures passent sans s’arrêter; l’auto de M. Jo, à force d’entrer sur le terrain de la concession, finit par rompre le pont, unique lien entre le terrain et le reste de la plaine. L’isolement croît jusqu’à la mort de la mère. Suzanne se tient au bord du monde extérieur, sur ou sous le pont qui donne sur la piste.

« C’est un lieu irrespirable, il côtoie la mort, un lieu de violence, de douleur, de désespoir, de déshonneur » (11). L’unique voie qui permettra le départ des enfants, c’est la mort de leur mère.

2.1. Un système corrompu en forme de cercle vicieux

2.1.1. Le cercle de la corruption

Les échecs de la mère sont explicables par la situation politique et idéologique de cette époque: la corruption dans l’administration coloniale. Les banques, le cadastre sont « les puissances du monde » dont dépend la mère. Dans ce monde de la concussion, l’appétit matérialiste aggrave la misère du pays colonial. L’aventure de la concession – le « grand vampirisme colonial » – nous est retracée dans ce passage:

« Les concessions cultivables n’étaient accordées, en général, que moyennant le double de leur valeur. La moitié de la somme allait clandestinement aux fonctionnaires du cadastre chargés de répartir les lotissements entre les demandeurs. Ces fonctionnaires tenaient réellement entre leurs mains le marché des concessions tout entier et ils étaient devenus de plus en plus exigeants. Si exigeants que la mère, faute de pouvoir satisfaire leur appétit dévorant que jamais ne tempérait la considération d’aucun cas particulier, même si elle avait été prévenue et si elle avait voulu éviter de se faire donner une concession incultivable, aurait été obligée de renoncer à l’achat de quelque concession que ce soit. »  (pp. 25-26)

Ces fonctionnaires corrompus peuvent même menacer de reprendre les concessions. Comme suite logique, un cercle vicieux s’installe:

« Sur la quinzaine de concessions de la plaine de Kam, ils avaient installé ruiné, chassé, réinstallé, et de nouveau ruiné et de nouveau chassé, une centaine de familles. »    (p. 27)

Et la mère est la seule à lutter (avec démesure) contre l’injustice des hommes et de la nature, bien que son histoire soit celle de milliers d’autres, de tous ceux à qui ont été attribuées des concessions incultivables.

Les autres concessionnaires vivent en partie de la contrebande du pernod ou du trafic de l’opium tout en achetant la complicité des agents du cadastre. Agosti ou le père Bart (patron du bar: Duras joue beaucoup avec les noms, comme Kam/Ram) appartiennent à cette catégorie.

Pour mieux démonter le système colonialiste, Duras nous offre quelques descriptions de la ville, de la capitale. Cette ville peut représenter toutes les villes coloniales de cette époque. La structure en est géométrique: centre et périphérie, ville haute et ville basse, les Blancs et les autres, les riches et les pauvres, et circulaire: les tramways circulent en rond dans la ville, évitant « scrupuleusement le haut quartier« .

Ce quartier, c’est la ville blanche où les Blancs, ces profiteurs, sont des rois et des reines. Le blanc de leur peau, de leurs vêtements immaculés, toute cette propreté irradiante les enferme dans une sorte de cercle magique, les éloignant des indigènes:

« Les quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours, dans ces années-là, d’une impeccable propreté.  Il n’y avait pas que les villes. Les blancs aussi étaient très propres. » (p. 167)

Et encore, avec un peu d’ironie, Duras souligne la fragilité du blanc, luxe coûteux:

  » …Le blanc est en effet extrêmement salissant. »  (p. 168)

« Dans le haut quartier n’habitaient que les blancs qui avaient fait fortune. Pour marquer la mesure surhumaine de la démarche blanche, les rues et les trottoirs du haut quartier étaient immenses. …Et dans les avenues glissaient leurs autos caoutchoutées, suspendues, dans un demi-silence impressionnant. »    (p. 168)

« Tout cela était asphalté, large, bordé de frottoirs plantés d’arbres rares et séparés en deux par des gazons et des parterres de fleurs le long desquels stationnaient les files rutilantes des taxis-torpédos. Arrosées plusieurs fois par jour, vertes, fleuries, ces rues étaient aussi bien enfretenues que les allées d’un immense jardin zoologique où les espèces rares de blancs veillaient sur elles-mêmes. »     (p. 168)

En contraste avec la blancheur, la fraîcheur, la paix, l’ordre colonial des quartiers blancs: le bruit, la poussière, le désordre naturel, la transpiration des corps lavés avec « les eaux limoneuses des fleuves » des indigènes et des pauvres blancs des bas quartiers:

« C’était encore à partir de ces trams bondés qui, blancs de poussière, et sous un soleil se traînaient avec une lenteur moribonde dans un tonnerre de ferraille, qu’on pouvait avoir une idée de l’autre viIIe, celle qui n’était pas blanche. » (p. 170)

« Elles (les rues) étaient grouillantes d’une marmaille joueuse et piaillante et de vendeurs ambulants qui criaient à s’égosiller dans la poussière brûlée. »    (p. 171)

« Le soleil est le destructeur« , cause de mort dans ce pays. La chaleur de la ville basse contraste avec la fraîcheur de la ville haute.

La substance de l’idéologie colonialiste – celle du Blanc – nous est révélée ici à travers le regard critique de la romancière:

« C’était la grande époque. Des centaines de milliers de travailleurs indigènes saignaient les arbres des cent mille hectares de terres rouges, se saignaient à ouvrir les arbres des cent mille hectares de terres qui par hasard s’appelaient déjà rouges avant d’être la possession des quelques centaines de planteurs blancs aux colossales fortunes. Le latex coulait. Le sang aussi. Mais le latex seul était précieux, recueilli, et, recueilli, payait. Le sang se perdait. On évitait encore d’imaginer qu’il s’en trouverait un grand nombre pour venir un jour en demander le prix. » (p. 169)

L’accusation est flagrante, symbolisée par l’opposition du blanc (de la richesse du latex) et du rouge (du sang de la misère): du sang versé pour que le latex coule, pour que le blanc soit plus blanc. C’est presque un discours révolutionnaire qui court dans le texte et qu’on retrouve à la fin du récit dans les paroles de Joseph aux paysans.

blanc

                 vs

rouge

richesse

 

misère

latex

 

sang

vampire

 

victime

Cette image du cycle du sang peut s’expliquer par l’idéologie de M. Duras: au prix du sang des indigènes, on extrait le latex. Celui-ci enrichit des hommes qui ont déjà de l’argent, comme le fameux diamant qui est entre les mains d’individus qui n’en ont pas besoin, alors qu’eux, et une multitude d’autres, en ont tellement besoin.

« Il y en avait assez qui reposaient stériles dans de beaux coffrets, de ces pierres, alors que le monde en avait tant besoin. »    (p. 140)

Comme la piste, qui a été construite en versant le sang des bagnards et du caporal, tout s’acquiert, du côté des misérables, par le sang.

Ici la couleur rouge (dans ce contexte, symbole de mort, car il s’agit du sang qui coule hors du corps) rappelle la mère, car elle rougit sans cesse tout au long du roman:

« Elle était rouge et larmoyante, comme toujours depuis qu’elle était tombée malade. »     (p. 31)

 « De nouveau elle rougit très fort et ses yeux s’embuèrent. »                                (p. 135)

« Elle était rouge et ses yeux étaient vitreux. «   (p. 304)

Un autre personnage qui rougit souvent est M. Jo, encore qu’il soit du côté blanc. D’ailleurs, quand Suzanne dévoile son vrai visage (il a essayé d’acheter Suzanne avec son diamant) à Joseph, il passe du rouge au blanc: « il pâlit« . Il va jusqu’à prendre une chambre à Ram et une à Kam, comme pour accentuer l’ambiguïté de son personnage. Toutefois, il existe un point commun entre ces deux êtres (la mère et M. Jo): leur vie est la démonstration d’un échec exemplaire.

 » – C’est ce qu’on appelle un raté (M. Jo.), commença-t-il tout à coup.

La mère n’en était pas sûre.

 – Ca ne veut rien dire. Moi aussi je suis ce qu’il y a de plus raté

Elle s’assombrit encore.

 – La preuve en est que la seule solution pour moi est de marier ma fille à ce raté-là.

 – Quelquefois, quand je (la mère) le regarde c’est comme si je regardais ma vie et c’est pas beau à voir. »   (pp. 93-94)

M.Jo (entre blanc et rouge), est l’unique personne, parmi les connaissances de la mère, de Joseph et de Suzanne, qui soit argentée et susceptible d’aller à eux. C’est celui dont il faut extraire l’argent, puisque les liens qui les relient à « l’autre monde » tendent toujours à se défaire.

La mère se trouve donc du côté rouge: celui des victimes, de la misère, de l’échec; le blanc symbolise ceux qui réussissent, comme, par exemple, le père de M. Jo: c’est le côté des diamants et des terres, du latex qui est extrait au prix du sang.

Opposé à la générosité folle de la mère, qui essaye de soulager les malheureux, le père de M. Jo, l »‘homme inventif‘, profite des échecs des autres, de la misère des autres pour bâtir sa fortune: il rachète à très bon prix les plantations de caoutchouc qui périclitent.

Spéculations immobilières, rachat d’exploitations ruinées: on retrouve le même système que celui des agents du cadastre, le même cercle vicieux. Il suffit de mépriser les gens et leur misère. La « fortune coloniale » de la famille de M. Jo tient ainsi de la nature du grand mouvement d’exploitation de la misère indigène par les Européens.

Certes, ce spéculateur est à l’antipode de la mère: il réussit tout, il est riche, mais on trouve un point d’intersection où ils se rencontrent: les deux sont marqués par la fatalité. Il y a, du côté de la mère, une accumulation d’injustices (qu’elle a peut-être provoquées en faisant l’achat de ses concessions et en entreprenant les travaux sans en informer personne). Mais le père de M. Jo est, lui aussi, victime d’une injustice, celle d’avoir un fils bête et incompétent mais honnête. Son fils, son fils unique, incarne bien pour lui l’injustice et la fatalité:

« M. Jo essayait honnêtement de réparer l’injustice dont son père était victime. Car, honnête, il l’était; de la bonne volonté, il en avait. »   (p. 64)

Mais le père de M. Jo n’a jamais pensé que son fils pût être à son tour victime d’une injustice:

« Et cette fatalité étant organique, irrémédiable, il ne pouvait que s’en attrister. n’avait jamais découvert la cause de l’autre injustice dont son fils était victime. …

Ce fut là l’amoureux qui échut à Suzanne, un soir à Ram. On peut dire qu’il échut tout aussi bien à Joseph et à la mère. »  (pp. 64-65)

injustice

Mère                                                                    Père de M. Jo

 

généreuse                                                                       profiteur

naïve                                                                               rusé

pauvre                                                                             riche

échec lamentable                                                  réussite éclatante

Il faut rappeler que cette même mère qui est victime de l’injustice, exploite M. Jo. Une sorte de boucle s’établit: le père de M. Jo « extrait » sa richesse des misérables auxquels appartient la mère qui, à son tour, extrait de l’argent de M. Jo, c’est-à-dire de son père. L’amoralisme de la mère répond à l’amoralisme de la société injuste qui l’a volée!

2.1.2. Le cercle de la prostitution et de l’argent

La ville entière est sous le signe de la prostitution: peuplée vers le port et à l’Hôtel Central de « putains de toutes nationalités », elle est aussi le lieu de Carmen, qui tient l’hôtel, fille de prostituée et amie de la famille. Quant à la ville haute, c’est aussi un bordel mais « un bordel magique« :

 

« La luisance des autos, des vitrines, du macadam arrosé, l’éclatante blancheur des costumes la fraîcheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique où la race blanche pouvait se donner, dans une paix sans mélange, le spectacle sacré de sa propre présence. »  (p. 169)

Cet hôtel – dans « un immeuble en demi-cercle » – où descendent la mère et ses enfants, est situé entre la ville haute et l’autre, à la frange exacte des deux mondes. Il est à l’image même du monde auquel ils appartiennent. La ville haute, par sa verticalité domine la ville basse, horizontale.

l’Hôtel Central

ville haute                                                                      ville basse

les Blancs                                                      les autres (indigènes (riches)                                                            les Blancs pauvres)

dominants                                                                         dominés

Carmen est « une brave et bonne fille« , généreuse, qui aide la mère à vendre le diamant, qui s’occupe de Suzanne et lui présente Barner, représentant en fils et premier demandeur en mariage. Elle a aussi été la première femme de Joseph, et depuis, elle ne lui fait pas payer sa chambre.

On ne trouve de la générosité que du côté de la mère (qui recueille chez elle les enfants de la plaine), et de Carmen. Alors que le côté de l’argent est celui du regard froid qui détruit. Lorsque Suzanne se promène , sur le conseil de Carmen, dans la ville haute, elle est comme annihilée par ce regard destructeur des autres. Si Suzanne est un objet de scandale, c’est parce qu’elle est seule (alors qu’ « aucune jeune fille blanche de son âge ne marche seule » (p. 185)) et parce qu’elle est habillée différemment: c’est la basse ville qui s’introduit dans la ville haute:

« Plus on la remarquait, plus elle se persuadait qu’elle était scandaleuse un objet de laideur et de bêtise intégrales      elle ne pouvait que continuer à avancer, complètement cernée, condamnée à aller au-devant de ces regards braqés sur elle, toujours relayés par de nouveaux regards, au-devant des rires qui grandissaient, lui passaient de côté, l’éclaboussaient encore par-derrière. »   (pp. 186-187)

C’est alors, qu’elle éprouve de la honte à être vue dans une robe de Carmen (une robe à larges fleurs bleues, une robe de prostituée) et surtout à être ce qu’elle est: sa propre existence « trouvée sur ce théâtre ». Cette honte se transforme en un cri de haine, de mort, et en une « humeur à mourir »:

« Sa honte se dépassait toujours. Elle se haïssait, haïssait tout, se fuyait, aurait voulu fuir tout, se défaire de tout. De la robe que Carmen lui avait prêtée, où de larges fleurs bleues s’étalaient, cette robe d’Hôtel Central, trop courte, trop étroite. Mais ce n’était rien. C’était elle elle qui était mépris able des pieds à la tête. … Et qui trimbale un pareil sac à main, un vieux sac à elle, cette salope, ma mère, ah! qu’elle meure! Elle eut envie de le jeter dans le caniveau, pour ce qu’il y avait dedans…Mais on ne jette pas son sac à main dans le caniveau. Tout le monde serait accouru, l’aurait entourée. Mais, bien. Elle alors se serait laissée mourir doucement, allongée dans le caniveau, son sac à main près d’elle, et ils auraient bien été obligés de cesser de rire. »           (p. 187)

Suzanne est tout de même reliée à la ville haute par le diamant de M. Jo. Ce diamant qu’il lui a donné (finalement sans rien demander en échange) n’est pas tout à fait un don, un geste de générosité: il a déjà essayé de le monnayer contre « trois jours à la ville » avec elle, en mentant: « je ne vous toucherai pas ». Cette proposition se transforme en une sorte de prostitution manquée de M. Jo.

« La veille, il lui avait dit que si elle consentait à faire un petit voyage à la ville avec lui, il lui donnerait une bague avec un diamant. … Trois jours à la ville, je ne vous toucherai pas, on irait au cinéma. … Un diamant qui valait à lui seul le bungalow. »   (p. 107)

« Si vous acceptez de faire ce voyage, au retour je ferai ma demande à votre mère. »    (p. 123)    (demande en mariage)                                                       

Cette tromperie se perpétue par la présence du « crapaud ». Le diamant, entaché de tout ce marchandage, fait partie de cette prostitution qu’est le fonctionnement social. En ce sens, la mort du cheval (on leur a vendu un cheval déjà moribond), le crapaud du diamant, Barner et ses fils (la liberté en apparence, la contrainte en réalité exercée par ses fils (12), sont la même chose que l’écroulement des barrages. C’est-à-dire la tromperie dont la mère a été l’objet, le vol de ses économies par les agents du cadastre. Telle est la façon dont fonctionne la société.

 

2.1.3. Crapaud, crabes et vers: les destructeurs

Le « crapaud » est peut-être, à son insu, la revanche de M. Jo. Il est dans le diamant. Le crapaud, « symbole de laideur et de maladresse » (13), est, selon la mère, une image de M. Jo, mais en même temps une image de mort. « Le crapaud serait un esprit maléfique, responsable par sa maladresse de l’installation de la mort sur la terre » (14). Il est lié à l’eau qui, dans ce texte, est fatale: on retombe toujours dans la fatalité. Il est le signe néfaste, la faille, la tache qui se trouve au coeur de la pierre précieuse (blancheur, limpidité du diamant et noirceur de la tache qui en altère la qualité). Il est porteur d’une certaine malchance: le crapaud, c’est M. Jo. La mère, en effet, va très vite assimiler M. Jo au diamant, le diamant au crapaud, et donc M. Jo au crapaud:

« Et bientôt cette relation fut si profonde que lorsqu’elle (la mère) parlait de M. Jo il lui arrivait de se tromper de nom et de le confondre, dans une même appellation, avec son diamant.

 – J’aurais dû m’en méfier dès le premier jour de ce crapaud, dès que je l’ai vu pour la première fois à la cantine de Ram.

Ce diamant à l’éclat trompeur, c’était bien le diamant de l’homme dont les millions pouvaient faire illusion, qu’on aurait pu prendre pour des millions qui se donneraient sans réticence. Et son dégoût était aussi fort que si M. Jo les avait volés.

 – Crapaud pour crapaud, disait-elle, Ils se valent. Elle les confondait décidément dans la même abomination. » (p. 178)

La mère s’acharne à obtenir le prix que M. Jo avait lancé – vingt mille francs -, en courant les diamantaires et bijoutiers de la ville, comme si le diamant était sans défaut, comme si elle refusait le défaut, la tromperie, comme s’il fallait absolument lui donner cette valeur. Mais en même temps, elle se met à rechercher M. Jo pour reprendre avec lui les relations anciennes, pour lui faire abandonner d’autres diamants.

Finalement, Lina l’achète à Joseph au prix demandé, lui accordant ainsi une valeur, et lui rend le diamant avec le crapaud. D’où le cri d’horreur de la mère et son désespoir: « Le même! le crapaud! Ca va recommencer, il va falloir tout recommencer » (p. 242). Pour se débarrasser vraiment du crapaud, il faudra demander à Jean Agosti de le vendre. Lui le fera à son vrai prix: onze mille francs.

Vendu, récupéré, revendu, le crapaud établit, lui aussi, une sorte de cycle par son association au diamant: valeur-> non-valeur (crapaud)-> valeur-> non valeur. Ce diamant est ambigu aussi, puisqu’il n’est pas pur, que M. Jo a trompé Suzanne, mais qu’il va quand même procurer l’argent de la liberté (il y a là une différence entre le vrai amour de Lina, qui donne l’argent dont la famille a besoin et qui rend le diamant).

L’image de M. Jo reste gravée dans le diamant sous la forme du crapaud, mais ce diamant est entraîné dans le cycle du malheur. Il devient pierre maudite, signe de déveine, au même titre que l’effondrement des barrages provoqué par les crabes. Remarquons le rapprochement possible de « crabes » et de « crapaud » du point de vue phonétique, qui rappelle les mouvements de Joseph vers M. Jo (crapaud), à la cantine, imitant avec ses doigts, sur la table, les mouvement du crabe (15).

Ces bêtes répugnantes, tout comme les vers qui rongent le ventre des enfants ou les vers dans la toiture, sont des destructeurs: le crapaud détruit le diamant, ôte de sa valeur et de son éclat à l’avenir promis, comme, dans l’eau des rizières, les crabes nains détruisent les barrages. Les vers font mourir les enfants, les vers ravagent la toiture du bungalow inachevé:

« Et une de ses craintes, non moins constante, avait toujours été que les vers se mettent au chaume avant qu’elle ait eu assez d’argent pour le faire remplacer. Or, quelques jours avant le départ de Joseph, ses craintes se réalisèrent et il se fit une gigantesque éclosion de vers dans le chaume pourri. Lentement, régulièrement, ils commencèrent à tomber du toit. Ils crissaient sous les pieds nus, tombaient dans les jarres, sur les meubles, dans les plats, dans les cheveux.  » (p. 286)

« Le vers est symbole de la vie renaissant de la pourriture et de la mort. Il apparaît comme le symbole de la transition de la terre à la lumière, de la mort à la vie, de l’état larvaire à l’envol spirituel » (16). La toiture représente la mère qui va lentement vers la mort pour que les enfants aillent vers la vraie vie.

 

2.2. La mère

2.2.1. La vie, la mort, la fatalité

 

« J’ai travaillé pendant quinze ans et pendant quinze ans j’ai sacrifié jusqu’au moindre de mes plaisirs pour acheter cette concession au gouvernement. Et contre les économies faites chaque jour pendant quinze ans de ma vie, de ma jeunesse, vous m’avez donné quoi? Un désert de sel et d’eau. Et vous m’avez laissé vous donner mon argent. Cet argent je vous l’ai porté un matin, il y a sept ans, dans une enveloppe, je vous l’ai porté pieusement.

C’était tout ce que j’avais. Je vous ai donné tout ce que j’avais ce matin-là, tout, comme si je vous apportais mon propre corps en sacrifice, comme si de mon corps sacrifié il allait fleurir tout un avenir de bonheur pour mes enfants. Et cet argent, vous l’avez pris. Vous avez pris l’enveloppe contenant toutes mes économies. tout mon espoir, ma raison de vivre, ma patience de quinze ans, toute ma jeunesse, vous l’avez prise d’un air naturel et je suis repartie, heureuse. Voyez-vous, ce moment-là a été le plus glorieux de mon existence entière. Que m’avez-vous donné en contrepartie de quinze ans de ma vie? Rien, du vent, de l’eau. Vous m’avez volée. »    (p. 290)

Tous les éléments de l’espoir et de l’échec sont dans cette lettre qu’elle écrit aux agents de Kam, et qui ne leur parviendra jamais.

S’engager dans ces barrages inutiles est une manière de se détruire et de ne pas vivre, de même qu’elle n’a pas vécu pendant les dix ans passés à l’Eden Cinéma où elle ne pouvait même pas voir les films, malgré le désir très fort qu’elle en avait. Chez Duras, le cinéma étant symbole de vie, c’est donc une image positive du réel qu’elle ne pouvait pas voir. Elle a manqué son désir, la vie; en revanche, elle a conservé sa naïveté, qui l’entraîne vers le malheur:

« Le malheur venait de son incroyable naïveté. En la préservant des nouveaux coups du sort et des hommes, les dix ans qu’elle avait passés, dans une complète abnégation, au piano de I’Eden-Cinéma, moyennant un très maigre salaire, l’avaient soustraite à la lutte et aux expériences fécondes de l’injustice. Elle était sortie de ce tunnel de dix ans, comme elle y était entrée, intacte, solitaire. vierge de toute familiarité avec les puissances du mal, désespérément ignorante du grand vampirisme colonial qui n’avait pas cessé de l’entourer. » (p. 25)

Cette mère demeure à jamais frustrée de son existence, de la satisfaction de son désir, de ce droit à vivre qui lui a été définitivement ôté: elle aurait pu se remarier mais elle y a renoncé. Ce renoncement à vivre est déjà une forme de mort et de folie. C’est Joseph qui raconte à Suzanne ce souvenir, la conscience qu’il a pris de cet aspect de la vie de leur mère:

« elle n’avait jamais fait l’amour depuis que leur père était mort parce qu’elle croyait, comme une imbécile, qu’elle n’en avait pas le droit, pour qu’ils puissent eux, le faire un jour. Il lui raconta qu’elle avait été amoureuse d’un employé de l’Eden pendant deux ans, c’était elle qui le lui avait dit, et qu’elle n’avait jamais couché avec lui une seule fois toujours à cause d’eux. »    (pp. 281-282)

« La mère n’a pas connu la jouissance » (17). Le texte accorde à la mère cette jouissance au moment de sa mort, en même temps que l’extrême lassitude, comme une revanche dont témoignerait l’ironie « à peine perceptible » du visage.

« un visage écartelé, partagé entre l’expression d’une lassitude extraordinaire et celle d’une jouissance non moins extraordinaire, non moins inhumaine. …son visage cessa de refléter sa propre solitude et eut l’air de s’adresser au monde. Une ironie à peine perceptible y parut. »   (p. 358)

Mais épargner, quitte à s’enfoncer dans le non-vivre, pour acheter le terrain de la concession, c’est aussi vouloir une terre où faire pousser des plantes, des enfants, de la vie. Cet espoir déçu, commence la vraie folie. La folie de la mère est de ne pas accepter la réalité inacceptable. Elle continue inlassablement à buter sur le même obstacle, à faire « ses comptes de cinglée, comme disait Joseph » (18), à s’enfermer dans la répétition des moments d’espoir et des moments de désespoir.

« Elle avait aimé démesurément la vie et c’était son espérance incurable, qui en avait fait ce qu’elle était devenue, une désespérée de l’espoir même. Cet espoir l’avait usée, détruite, nudifiée à ce point, que son sommeil qui l’en reposait, même la mort, semblait-il, ne pouvait plus le dépasser. »    (p. 142)

Elle est en effet très cyclique, avec des périodes d’énergie (vie) mais inutile (le rouge souligne cet effort inutile), car elle aboutit toujours à des échecs: elle continue à planter des cannas rouges, même s’ils meurent régulièrement de sécheresse; elle construit un berceau et fait des vêtements pour un enfant malade tout en sachant qu’il ne vivra pas. Avec M. Jo (et avec le diamant également) elle montre son obstination, qui est une des raisons de ses échecs:

« Pourtant elle en voulait toujours vingt mille francs et « pas un sou de moins ». Elle s’acharnait. Elle s’était toujours acharnée d’un acharnement curieux, qui augmentait en raison directe du nombre de ses échecs. »    (p. 178)

A ses périodes d’énergie succèdent des périodes d’abattement, de lassitude, de fatigue où elle se couche ou dort (mort). Cette attitude est symptomatique de son refus de la réalité: la mère bande toutes ses forces pour la transformer et en faire un espace où vivre, ou bien fuit la réalité en s’enfonçant dans le sommeil comme on s’enfoncerait dans la mort.

« elle ne passait plus ses journées à courir par la ville. Elle ne cherchait même plus M. Jo. Elle l’avait trop cherché et elle en était dégoûtée, comme d’un amant. …Toute la journée en effet celle-ci dormait. Elle prenait ses pilules et elle dormait. Toujours, dans les périodes difficiles de sa vie elle avait dormi comme ça. Lorsque les barrages s’étaient écroulés, il y avait deux ans, elle avait dormi quarante-huit heures d’affilée. »          (p. 196)

Sa façon de prendre congé de la vie, de soi et des siens, gagne parfois toute sa famille:

« Après leur retour le caporal n’eut presque plus rien à faire. La mère abandonna ses bananiers et elle ne planta plus rien. Elle dormait une grande partie de la journée. Ils étaient tous devenus très paresseux et parfois ils dormaient jusqu’à midi. … Joseph ne chassa presque plus. »    (p. 249)

La répétition de ce cycle de la vie et de la mort continue jusqu’au départ de Joseph. Même après que l’hypothèque qui lui permettrait de refaire des barrages a été refusée, elle continue à ressasser les mêmes projets, à relancer le même malheur. Jusqu’au bout elle continue à geindre, à se plaindre de l’injustice du sort, à crier contre tout et tous.

« Pour la mère il ne voyait plus d’avenir possible en dehors de la concession. C’était un vice incurable: « Je suis sûr que toutes les nuits elle recommence ses barrages contre le Pacifique. La seule différence c’est qu’ils ont ou cent mètres de haut, ou deux mètres de haut, ça dépend si elle va bien ou non. Mais petits ou grands, elle les recommence toutes les nuits. C’était une trop belle idée. »      (p. 281)

« Elle est devenue vicieuse. » dit Suzanne.

Avec elle, le texte fonctionne dans la répétition. La folie de la mère pénètre dans le réel, s’unit à celle du Pacifique, qui répète ses assauts, inlassablement. On retrouve tout au long de l’oeuvre cette mer « toujours recommencée« ; de même, la mère « recommence toujours« . La mer est celle qui a tout détruit, celle qui a détruit les barrages, celle qui détruira toujurs la tentation de s’opposer. Elle est aussi porteuse de mort, comme Kam. Et la mer est ici l’équivalent de la mère, qui est elle aussi porteuse de mort. Cette évidence nous est montrée dans le passage de la première rencontre avec M. Jo où ils parlent de la destruction des barrages de la mer:

 – Il faut vous dire, dit Suzanne, que c’est pas de la terre, ce qu’on a acheté… –

C’est de la flotte dit Joseph 

– C’est de la mer le Pacifique, dit Suzanne.

– C’est de la merde dit Joseph.

– Une idée qui ne serait venue à personne… dit Suzanne.

 La mère cessa de rire et redevint tout à coup très sérieuse.

 – Tais-toi, dit-elle à Suzanne, ou je te fous une gifle. (*)

(p. 58)

Tous ces termes sont équivalents. Mais sous cette juxtaposition des mots parents par le sens ou le son, un troisième est caché, non-dit, mais d’autant plus présent: celui de mère. C’est elle qui est porteuse, et présage de la mer qui détruit tout. C’est une mère fatale, proie de la fatalité; une figure-archétypale, analogue aux figures mythiques car elle fixe sa famille à cet endroit par ses folies, par ses projets complètement inconsidérés et entraîne non seulement ses enfants mais aussi tout son entourage dans cette « merde« .

« Toutes ses défaites se tenaient en un réseau inextricable et elles dépendaient si étroitement les unes des autres qu’on ne pouvait toucher à aucune d’elles sans entraîner toutes les autres et la désespérer. »         (p. 352)

_____________

 * C’est nous qui soulignons.

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L’ambivalence règne chez la mère. La figure maternelle est omniprésente dans le texte, décrite en des images ambivalentes d’agressivité et d’amour . Sa robe grenat (le rouge sombre représente le mystère de la vie (19)), la seule robe qu’elle ne quitte jamais, souligne bien l’ambivalence de ses sentiments pour les enfants. Elle est à la fois la mère nourricière et la mère terrible, abusive, celle qui « gave » ses enfants mais les dévore en même temps:

« Quand il s’agissait de les gaver, elle était toujours douce avec eux. (p. 35) Les moments où ses enfants se nourrissaient trouvaient toujours la mère indulgente et patiente. »         (p. 82)

Pourtant elle est aussi celle qui crie, hurle, gueule, geint et se lamente sans arrêt. Celle qui extirpe les vers de la gorge de l’enfant mort et qui met une couverture sur le cheval mourant mais qui serait prête à se réjouir devant les cadavres des agents du cadastre. Celle qui caresse les cheveux de sa fille… Mais qui peut être gagnée par des crises de violence: la mère frappe Suzanne de toutes ses forces pour lui faire avouer sa liaison:

« Elle frappait encore, comme sous la poussée d’une nécessité qui ne la lâchait pas. Suzanne à ses pieds, à demi nue dans sa robe déchirée, pleurait. Lorsqu’elle tentait de se lever, la mère la renversait du pied et elle criait:

– Mais dis-le-moi donc, bon Dieu, et je te laisserai… A un moment donné, tout d’un coup, il (Joseph) dit:

 – Merde, tu le sais bien qu’elle a pas couché avec lui, je comprends pas pourquoi tu insistes.

 – Et si je veux la tuer? si ça me plaît de la tuer?«  (p. 137)

D’où l’ambivalence des sentiments des enfants pour la mère: l’ambivalence du rêve de la mise à mort de l’objet d’amour. Joseph raconte à sa soeur:

« C’était tellement intenable de se rappeler ces choses sur elle, qu’il était préférable et pour Suzanne, que la mère meure: « Il faudra que tu te souviennes de ces histoires, de l’Eden, et que toujours tu fasses le contraire de ce qu’elle a fait. « 

Pourtant, il l’aimait. croyait même, disait-il, qu’il n’aimerait jamais aucune femme comme il l’aimait. Qu’aucune femme ne la lui ferait oublier. « Mais vivre avec elle, non, ce n’était pas possible. »       (p. 284)

Quand Carmen conseille à Suzanne de se libérer de sa mère, ce « monstre dévastateur » au « charme puissant« , Suzanne ne dément pas les propos de Carmen, elle juge elle aussi sa mère « dangereuse« : cette mère, aimée et détestée, est l’obstacle à la liberté de ses enfants:

« Elle la faisait penser à un monstre dévastateur. Elle avait saccagé la paix de centaines de paysans de la plaine. Elle avait voulu même venir à bout de Pacifique. Il fallait que Joseph et Suzanne fassent attention à elle. Elle avait eu tellement de malheurs que c’en était devenu un monstre au charme puissant et que ses enfants risquaient, pour la consoler de ses malheurs, de ne plus jamais la quitter, de se plier à ses volontés, de se laisser dévorer à leur tour par elle. »    (pp. 183-184)

Elle est en même temps celle dont la mort les rend inconsolables:

« Suzanne se blottit contre elle et, pendant des heures, elle désira aussi mourir. Elle le désira ardemment et ni Agosti, ni le souvenir si proche encore du plaisir qu’elle avait pris avec Iui ne l’empêcha de retourner une dernière fois à l’intempérance désordonnée et tragique de l’enfance. »   

(p. 359)

Des images du malheur de la mère ne cessent de surgir dans le récit: le cheval qui meurt, les enfants qui meurent, le crapaud du diamant, et le retour du diamant avec son crapaud, les vers qui rongent le toit après les crabes qui ont rongé les barrages, les fautes d’orthographe de Joseph, et l’argent inutile dont elle ne peut plus rien faire. Lorsque sa force s’est usée, l’angoisse de la mort la submerge . Sa mort, son vouloir-mourir sont annoncés dès le début du récit par (et à propos de) la mort du cheval. C’est comme si la mère était habitée par la mort depuis toujours:

« Le cheval ne mangeait pas. Joseph avait commencé à dire qu’il était peut-être tuberculeux. La mère disait que non, qu’il était comme elle, qu’il en avait assez de vivre et qu‘il préférait se laisser crever. »   (p. 16)

Elle avait des gestes lents comme si sa longue attente dans le noir l’avait ankylosée jusqu’à !’âme. Elle éteignit le réchaud et posa un bol de café noir entre les deux assiettes. Suzanne et Joseph la suivaient des yeux, pleins d’espoir, comme ils avaient suivi des yeux le vieux cheval. On aurait pu croire qu’elle souriait mais c’était plutôt la lassitude qui lui adoucissait les traits, la lassitude et le renoncement.« (p. 161)

« Le noir est couleur de deuil. Le deuil noir c’est la perte définitive, la chute sans retour dans le Néant » (20).

Elle ne renoncera à tout qu’après le départ de Joseph:

« – Je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus si je me levais.  Moi, je peux plus rien pour personne.

Tout en parlant elle levait les mains et les laissait retomber sur le lit dans un geste d’impuissance et d’exaspération. »      (p. 351)

Son désespoir est alors total. Vidée de tout désir, il ne lui reste plus qu’à mourir. Cette énergie indomptable inverse le désir en haine.

« Elle avait le visage et les bras parsemés de taches violettes, elle étouffait et des cris sourds sortaient tout seuls de sa gorge, des sortes d’aboiements de colère et de haine de toute chose et d’elle-même. »    (p. 358)

« Le cri, chez Marguerite Duras, revêt une importance primordiale; c’est l’ultime recours des personnages pour entrer dans la réalité du désir, c’est par le cri qu’ils revendiquent une position autre que celle du tiers exclu » (21).

La concession est l’endroit où la mère est venue s’échouer, enliser sa vie et celle de ses enfants. La mère, image de non-vie, est devenue l’incarnation de la mort et du cercle vicieux.

Joseph a le courage de la quitter. En revanche, pour Suzanne, la libération de l’emprise maternelle, de son enfance, ne pourra se faire que par la disparition de la mère. La mort de celle-ci devient inévitable, cette mort qui donne la vie.

 

  1. LA CIRCULATION DU DÉSIR

La libération progressive de Suzanne passe par un certain nombre d’étapes:

  1. la rencontre du désir de l’autre
  2. le contact avec la richesse suivi de la dégradation avec l’apparition du crapaud
  3.  la conscience chez les enfants de leur misère et de la nécessité de quitter la mère; la disparition de Joseph
  4. le refus du mariage avec Barner, la décision de coucher avec Jean Agosti puis de le quitter

Au cours de cette série d’événements, elle rencontre des objets et des figures dont la présence est quelquefois obsédante dans le texte: le diamant et le chiffre trois.

Dans le « Barrage« , la présence du nombre trois tout au long du roman est insistante. Or, c’est à partir de ce chiffre trois que l’on peut avoir un cercle. De la première phrase: « Il leur avait semblé à tous les trois que c’était une bonne idée d’acheter ce cheval » à la dernière page où Suzanne, Joseph et Lina partent tous les trois, il y a toujours ces constellations de trois personnages. Certes, les ensembles de trois personnes sont le groupe humain de base. La famille est un « triangle oedipien » (Xavière Gauthier évoque cette possibilité dans « Les Parleuses » (22).) Mais il semble plutôt que le trois soit symbolique: Suzanne a le choix entre trois bagues, entourées de trois papiers de soie, comme les objets magiques d’un conte de fées (dans les contes populaires, les épreuves, les choix, les objets magiques vont presque toujours par trois (23)). On retrouve ce chiffre particulièrement lié au temps:

  • La mère plante des cannas pour la 3e fois                         (p.18)
  • On jette les biches mortes dans le rac au bout de 3 jours  (p.19)
  • La mère a déjà eu 3 crises                                                  (p.22)
  • La 3e année, la mère abandonne les barrages.                (p. 28)
  • En vendant le phono, Joseph pourrait acheter un cheval qui ferait le voyage 3 fois au lieu d’une                                    (p. 31)
  • Le pain est apporté de Kam tous les 3 jours                      (p. 35)
  • C’est à la 3e danse que M. Jo invite Suzanne                   (p. 43)
  • M. Jo et Suzanne sont ensemble 3 heures par jour           (p. 68)
  • La femme au pied malade dort 3 jours, sa petite fille d’un an a l’air d’avoir 3 mois et elle meurt au bout de 3 mois          (p. 120)
  • Carmen essaie de vendre le diamant: au bout de 3 jours aucun résultat                                                                             (p. 176)
  • Joseph et Lina sont restés 3 jours entiers à faire l’amour en ne mangeant qu’à peine                                                        (p. 280)

Cette liste est presque interminable. « Le trois, disent les Chinois, est un nombre parfait, l’expression de la totalité, de l’achèvement (24) », achèvement d’une action ou d’un cycle du temps: un temps bouclé.

3.1. Le désir de l’autre

3.1.1. La jouissance voyeuriste

Suzanne se souvient souvent du premier baiser d’Agosti dans l’air de Ramona, musique préférée de Joseph. Ce souvenir éveille en elle la conscience de sa beauté :

Une belle fille comme vous doit s’ennuyer dans la plaine… dit doucement M. Jo non loin de l’oreille de Suzanne.

Un soir, il y avait deux mois, le fils Agosü l’avait entraînée hors de la cantine où le pick-up jouait Ramona, et, sur le port, il lui avait dit qu’elle était une belle fille, puis il l’avait embrassée. Une autre fois, un mois plus tard, un officier du courrier lui avait proposé de lui faire visiter son bateau, … où il lui avait dit qu’elle était une belle fille puis il l’avait embrassée. Elle s’était seulement laissé embrasser. C’était donc la troisième fois qu’on le lui disait. »       (p. 44)

Ensuite, elle rencontre M. Jo qui vient de l’autre monde (Ram) et qui la comble de cadeaux parmi lesquels le phonographe, « libérateur » de ce « monde prisonnier« . Mais celui-ci n’est pas un cadeau comme les autres.

Lorsque M. Jo se rend compte qu’il n’a aucune chance d’être aimé pour lui-même, il se met à utiliser sa fortune pour obtenir les faveurs de Suzanne. Ce phono est en effet « extrait » par Suzanne, en échange du regard qu’il a pu poser sur elle nue dans la salle de bains du bungalow. Mais c’est pour le donner à Joseph. Ainsi, M. Jo fait « son deuil de l’amour de Suzanne« .

Le désir d’être vue est le commencement du désir: pour faire circuler son désir, il n’y a qu’à ouvrir la porte qui sépare ce monde obscur de l’autre monde, de celui de la lumière:

« Quand même c’était là l’envie d’un homme. Elle, elle était là aussi, bonne à être vue, il n’y avait que la porte à ouvrir. … Ce n’était pas fait pour être caché mais au contraire pour être vu et faire son chemin de par le monde, le monde auquel appartenait quand même celui-là, ce M. Jo. »   (p. 73)

Mais la décision de se montrer, la circulation du désir, est annulée par le marché de M. Jo:

« Mais c’est lorsqu’elle fut sur le point d’ouvrir la porte de la cabine obscure pour que pénètre le regard de M. Jo et que la lumière se fasse enfin sur ce mystère, que M. Jo parla du phonographe.

– Demain vous aurez votre phonographe, dit M. Jo. …Ma petite Suzanne chérie, ouvrez une seconde et vous aurez votre phono.

C’est ainsi qu’au moment où elle allait ouvrir et se donner à voir au monde, le monde la prostitua. »         (p.73)

C’est le monde qui l’a prostituée, non elle-même, Suzanne. (« s’il y a prostitution de la femme, il faut qu’elle soit voulue par elle. Elle ne doit pas être dictée par l’homme... » dit Duras dans « Les Parleuses » (25). ) Le narrateur insiste sur ce point: « Ce n’était pas elle qui avait parlé du phonographe ni même qui y avait pensé. C’était lui, M. Jo« , cette « ordure » qui n’est que déveine pour eux, pour elle.

Suzanne retombe alors dans l’incapacité de désirer, dont elle ne se départira même pas avec Jean Agosti, accepté seulement parce qu’il le faut, parce qu’il a les gestes qu’il faut.

Depuis cet épisode, ils en ont pris I’habitude: la porte entrouverte et brutalement refermée de la salle de bains, geste chaque soir répété, est à la fois l’acceptation et le refus par Suzanne d’être vue.

3.1.2. Le chercheur de petits bibelots

« A voir cette auto et à l’entendre en parler, il n’y avait pas de doute possible. Cétait encore la déveine. »     (p. 207)

A la description extraordinaire du coffre de sa voiture rouge: chaque paquet de fil est mis dans un tiroir de la couleur de celui-ci, on peut imaginer que Barner est un terrible organisateur. Il cherche toujours à perfectionner ses tiroirs pour éviter les erreurs de rangement causées par ses clients qui se trompent parfois de tiroir. La vie qu’il offre, la vie qu’il mène est le contraire de l’aventure, de la vie: c’est la vie réglée minutieusement, répétitive comme le mouvement des machines dans les filatures. Barner a certains points communs avec M. Jo: mêmes mains soignées, bague; ils sont tous deux porteurs de déveine:

« Ses mains fluettes et soignées rappelaient celles de M. Jo. Il portait lui aussi une chevalière mais sans diamant. Ses seules initiales l’ornaient: un J amoureusement entrelacé dans un B.

Suzanne se souvint des mains de M. Jo qui cherchaient à toucher ses seins. Celles de Barner sur mes seins ce sera pareil. Le même genre de mains. »          (pp. 215-216)

Barner est un homme d’une quarantaine d’années, grand, qui a belle allure. Ce représentant en fils (les meilleurs) d’une usine de Calcutta, qui depuis quinze ans fait le tour du monde mais revient régulièrement à la colonie – à l’Hôtel Central -, cherche à se marier avec une Française très jeune et vierge. Il cherche ce qu’il n’a aucune chance de trouver: une jeune fille pour « en faire la compagne la plus dévouée, la collaboratrice la plus sûre » (26).

– Toute ma vie j’ai cherché cette jeune Française de dix-huit ans. On peut les façonner et en faire d’adorables petits bibelots. »    (p. 211)

Il offre deux symboles d’une vie d’emprisonnement: les fils (car Barner est le meilleur des fils: par ce jeu de mots, M. Duras rend le fil et le nouveau prétendant de Suzanne équivalents). Ce sera le fil à la patte, l’impossibilité d’être libre et l’engluement dans le quotidien, dans la répétition: le cercle de ses tours du monde, d’où elle ne pourra sortir, où elle restera engluée. On trouve là deux symboles différents d’une même chose: non-vie, non-être.

Suzanne serait l’introuvable « bibelot » à modeler, ficeler, enfermer. On peut penser qu’il s’agit de modeler sa future femme à l’image de sa mère, qui est « une sainte » et pour qui il achète – fils parfait – tous les ans un terrain où il compte se retirer. Barner multiplie ses propositions de mariage aux « spécimens« , toujours avec la même phrase: « Voulez-vous être cette jeune fille que je cherche depuis longtemps?« , après leur avoir fait la cour au « dancing-piscine« , leur montrant les « distractions des millionnaires« .

« Après le cinéma, ils allèrent danser dans un dancing-piscine qui se trouvait en dehors de la Mlle. Barner y alla sans hésiter et il était clair qu’il avait dû suivre cet emploi du temps à chacun de ses séjours à la colonie avec, chaque fois, une nouvelle préposée de l’Hôtel Cenfral. »   (p. 207)

Le monde de Barner, du mariage qu’il propose, est bouclé – il fait le tour du monde d’innombrables fois, mais c’est un monde clos sur lui-même sans échappée, sans échappatoire, un univers sans porte de sortie: « Fichue, la porte de sortie, comme dit Carmen » (27).

Barner va entourer Suzanne de fils, l’empêcher de mener sa vie comme elle veut. Elle serait de nouveau dans un cercle dont elle ne pourrait pas sortir, un cercle formé par les fameux fils qu’il vend à longueur d’années.

Suzanne, essayant de lui vendre le diamant, lui suggère d’acheter une bague pour sa mère, son véritable idéal, le miroir où il se reflète: « Tout ce qui reste à faire c’est de lui refiler le crapaud » (p. 207).

Il est aussi attaché à sa mère par ses kilomètres de fil. John Barner, ce mari de vierge, continuera sa quête, sa répétition sans espoir de découverte.

3.2. Le désir de la richesse

3.2.1. Le diamant

Le diamant est ambigu: il a l’air d’être un diamant sauveur car il représente, sous une forme extrêmement concentrée, beaucoup d’argent et la possibilité de faire quelque chose, mais il contient aussi ce fameux crapaud.

Le diamant de M. Jo, comme sa limousine, désigne sa richesse. Il est « magnifique », « énorme », « il confère » aux mains « une valeur royale, un peu déliquescente » (28).

« Il faut dire que ce diamant-là, oublié sur son doigt par son propriétaire ignorant, valait à lui seul à peu près autant que toutes les concessions de la plaine réunies. »        (p. 43)

L’envie du diamant est là, non pour Suzanne, mais pour sa mère. Le diamant de M. Jo est désirable, mais il ne rend pas M. Jo désirable: « Pour le reste, c’est un singe« , dit Joseph (p. 42).

Effectivement, M. Jo est un jeune homme élégant, habillé d’un costume de tussor grège, mais laid: il a les épaules étroites, les bras courts, la taille au-dessous de la moyenne. « Il était nettement mal foutu » (29). L’individu et ce qu’il porte sont nettement séparés, comme la beauté du phono contraste avec la laideur de M. Jo:

« Elle avait ouvert la porte de la cabine de bains, le temps de laisser le regard malsain et laid de M. Jo pénétrer jusqu’à elle et maintenant le phonogaphe reposait là, sur la table. Et lui il était parfaitement sain et parfaitement beau. »      (p.76)

Il est constamment réduit à n’être que laideur, mensonge et lâcheté. Il n’est rien:

« Quant à M. Jo, du moment qu’il avait donné le phonographe, il inexistait d’autant. Et, délesté de son auto, de son costume de tussor, de son chauffeur, peut-être serait-il devenu transparence de vitrine vide parfaite. »      (p. 77)

L’affirmation de l’absence de désir de Suzanne pour M. Jo. renforce le décalage entre ce qu’il est (rien) et ce qu’il possède (tout). Il est considéré par elle comme celui dont on peut tirer des choses: le phono est « extrait » par Suzanne, la bague est « soutirée« , amenée par Suzanne du côté des pauvres. Ce diamant est leur premier succès:

« Depuis des années que les projets échouaient les uns après les autres ce n’était pas trop tôt. Leur première réussite. Non pas une chance mais une réussite. Car depuis des années qu’Ils attendaient, ils avaient bien gagné, rien qu’à attendre, cette bague-là. C’avait été long mais ça y était, elle était de leur côté; de ce côté -ci du monde. »        (p. 139)

C’est une lutte entre riches et pauvres. C’est une sorte de travail pour Suzanne de les extraire, ou plutôt une sorte de devoir pour elle, pour les délivrer, la mère, Joseph et elle. Le diamant apparaît un moment comme un adjuvant du Bien.

Dans la justification par la mère de son désir sauvage de garder la bague, intervient un aspect sentimental: celui du bijou offert. Pour la mère, une bague est le témoignage d’un sentiment: bague de fiançailles ou bijou de famille. Quand elle prend la bague, les enfants savent qu’elle ne va plus s’en séparer; elle va la cacher dans sa chambre. On a l’impression que cette bague (symbole d’affects) et non pas le diamant, éveille un tas de sentiments en elle: la mère n’a pas eu de vie amoureuse heureuse; elle ne s’est pas remariée à cause des enfants et des économies qu’elle voulait faire pour acheter la concession.

« Elle était malade d’avoir pris la bague comme elle l’avait prise, et de l’avoir gardée. Car il lui était déjà impossible de la rendre, c’était sûr. Elle répétait comme une idiote les mêmes choses, les yeux au plancher, honteuse. C’était difficile de la regarder. Qu’avait donc fait Suzanne en lui montrant la bague? Quelle jeunesse quelle vieille ardeur refoulée, quel regain de quelle concupiscence jusque-là insoupçonnée s’étaient donc réveillés en elle à la vue de la bague? Déjà, elle avait décidé de la garder. »     (p. 136)

« Concupiscence, vieille ardeur refoulée », ces termes rendent à la bague sa valeur symbolique de bijou porteur d’affects, signe de l’attachement amoureux. Or cet objet, qui n’est pas une vraie bague de fiançailles mais plutôt le prix d’un marché, de la prostitution, déclenche chez la mère une réaction de rage: elle bat Suzanne violemment durant toute la nuit.

« Elle s’était jetée sur elle et elle l’avait frappée avec les poings de tout ce qui lui restait de force. De toute la force de son droit, de toute celle, égale, de son doute. En la battant, elle avait parlé des barrages, de la banque, de sa maladie, de la toiture, des leçons de piano, du cadastre, de sa vieillesse, de sa fatigue, de sa mort. »         (p. 136)

La mère est prise entre l’idée qu’ils y ont droit parce qu’ils en ont besoin et l’idée qu’il est le résultat des « saletés » que M. Jo est venu faire.

Pour Suzanne, qui veut satisfaire aux désirs de la mère tout en préparant sa propre libération, l’image de la bague est liée à la prostitution, à cause du marché que M. Jo lui propose « trois jours à la ville contre le diamant« . On a même l’impression qu’elle serait presque prête à accepter le marché mais elle décide de tirer de M. Jo le plus de choses possible. Lorsque M. Jo lui montre les trois bagues pour qu’elle en choisisse une, elle est cynique, elle ne montre aucune sentimentalité, bien que la bague lui rappelle les siennes, offertes par son père:

 « – Ca vient de ma mère dit M. Jo, avec sentiment, elle les aimait à la folie.

Que ça vienne d’où que ça veuille. Ses doigts à elle étaient vides de bagues. Elle approcha sa main, prit la bague dont la pierre était la plus grosse, la leva en l’air et la regarda longuement avec gravité. …Ses yeux ne quittaient pas le diamant. Elle lui souriait. Lorsqu’elle était une petite fille et que son père vivait encore elle avait eu deux bagues d’enfant, l’une ornée d’un petit saphir, l’autre d’une perle fine. Elles avaient été vendues par la mère.

 – Combien elle vaut? »             (p. 126)

De toute façon, ses bijoux ont été vendus par la mère. L’importance est dans son prix, dans les possibilités qu’il représente. Pas le passé des liens familiaux, mais l’avenir. Le diamant est, à ce titre, un objet magique:

« C’était un objet, un intermédiaire entre le passé et l’avenir. C’était une clef qui ouvrait l’avenir et scellait définitivement le passé. A travers l’eau pure du diamant l’avenir s’étalait en effet, étincelant. On y entrait, un peu aveuglé, étourdi. »       (p. 126)

D’ailleurs, elle pense qu’elle mérite, comme ce fut le cas pour le phono, ce « cadeau » de M. Jo.

Plus tard, au moment de la rupture avec M. Jo, Suzanne laisse paraître son désir de la richesse. Elle lui dira qu’elle voulait « beaucoup plus » que la bague. D’où la réaction de M. Jo:

  » – Vous êtes profondément immoraux, dit M. Jo d’un ton de conviction profonde. »      (p. 154)

Et Barner:

 « – Cest … c’est à vous ce diamant? demanda-t-il d’une voix défaillante.

 – Bien sûr, dit Suzanne.

 – Oh! fit encore Barner, tous ses moyens coupés par tant d’immoralité.

 – Vous, vous vendez bien du fil, dit Suzanne. »    (p. 219)

La libération de l’enlisement, de la solitude et de la mort, sera possible grâce à M. Jo, mais l’avenir s’envisage sans lui. Lui-même le sait, puisqu’il dit à Suzanne: « Quand je vous aurai sortie d’ici, vous me quitterez, j’en suis sûr » (p. 108). Il n’est qu’un passage vite oublié vers la libération.

3.3. Le désir de la libération

3.3.1. La limousine noire

M. Jo produit, à son apparition, deux chocs successifs: par sa voiture, puis son diamant. Suzanne est impressionnée parce que M. Jo n’est pas seulement lui-même: il est « lui et ses circonstances« . Ses circonstances, ce sont la richesse, sa voiture noire, énorme, une réelle beauté corporelle. Cette Léon Bollée est noire comme le phono et le cinéma (la salle noire). Suzanne porte un pantalon noir et des souliers noirs. Or le noir est la couleur de la mort, qui peut n’être qu’un passage et préluder à une renaissance (passage vers la vraie vie).

Comme le cinéma, la voiture de M. Jo est porteuse de rêves . Elle aussi permet de s’évader de la réalité, d’abord simplement d’aller à Ram ou à Saïgon, donc de sortir de cet endroit d’enlisement mortifère. Le sentiment de puissance et d’irréalité procuré par la voiture, Suzanne l’éprouve quand M. Jo, qu’elle a rencontré par hasard dans la ville, la raccompagne. Une étrange promenade commence alors, dans cette voiture qui semble irréelle:

Elle est dans un endroit à la fois luxueux et protégé, protégée de cette ville dont elle a éprouvé l’hostilité d’une manière très forte lors de sa promenade. Cette ville défile comme une image. On peut dire aussi que la voiture devient l’équivalent de la ville: ils sont dans de beaux quartiers et dans une voiture luxueuse; elle est donc identique à la ville. Elle s’y sent bien, aussi bien qu’au cinéma:

« Elle monta dans l’auto de M. Jo. On y était bien. M. Jo proposa à Suzanne de faire un tour. L’auto glissait dans la ville pleine de ses semblables, luisante. Lorsque la nuit fut venue l’auto glissait toujours dans la ville et tout d’un coup la ville s’éclaira pour devenir alors un chaos de surfaces brillantes et sombres, parmi lesquelles on s’enfonçait sans mal et le chaos chaque fois se défaisait autour de l’auto et se reformait seulement derrière elle… »             (p. 225)

L’auto glisse dans la ville chaotique: le côté des riches (« brillantes« ) et des pauvres (« sombres »). Quand la voiture passe, ce chaos disparaît. L’auto est capable de détruire ce chaos, qui représente la réalité insupportable. Ce mot « glisser » souligne la facilité de détruire.

« C’était une solution en soi que cette auto, les choses prenaient leur sens à mesure qu’elle avançait en elles, c’était aussi le cinéma. »        (pp. 225-226)

Le cinéma et l’auto, sont deux éléments qui permettent de sortir du cercle vicieux et d’aller vers une nouvelle vie. La voiture, qui est irréelle, devient la « seule réalité« :

« Elle était saoule de la ville. L’auto roulait, seule réalité glorieuse, et dans son sillage tout la ville chutait, s’écroulait, brillante, gouillante, sans fin. »        (p. 226)

Cette description nous rappelle le film vu par Suzanne:

« Les hommes se perdent pour elle, ils tombent sur son sillage comme des quilles et elle avance au milieu de ses victimes, lesquelles lui matérialisent son sillage, au premier plan, tandis qu’elle est déjà loin, libre comme un navire et de plus en plus indifférente, et toujours plus accablée par l’appareil immaculé de sa beauté. »      (p. 188)

La voiture noire est comme la femme, un navire qui s’avance en laissant tout crouler sur son passage, dans son sillage. Suzanne devient elle-même cette femme, dominatrice, libre, toute-puissante, plus forte que tous les hommes.

Puis le réel est effacé par le baiser de M. Jo. Il est exclu de nouveau. En même temps, Suzanne s’exclut elle-même de ce monde clos du fantasme.

La limousine, c’est la facilité (Joseph le dit aussi: « On allait très vite, il y avait beaucoup de vent, tout paraissait facile, un peu comme au cinéma » (30) ), l’oubli des problèmes, l’objet magique qui traverse le monde.

3.3.2. Le cinéma

 

« Pour Suzanne comme pour Joseph, aller chaque soir au cinéma, c’était, avec la circulation en automobile, une des formes que pouvait prendre le bonheur humain. En somme, tout ce qui portait, tout ce qui vous portait, soit l’âme, soit le corps, que ce soit par les routes ou dans les rêves de l’écran plus vrais que la vie, tout ce qui pouvait donner l’espoir de     vivre en vitesse la lente révolution d’adolescence, c’était le bonheur. »         (pp. 122-123)

La salle de cinéma est une « oasis » pour Suzanne et une manière de se sauver d’un réel insoutenable: lors de son horrible promenade dans la ville blanche, elle se réfugie dans un cinéma. Abri contre les regards des autres, le cinéma est d’abord une évasion, un lieu rassurant. Après le blanc brutal de la haute ville riche, la salle noire du cinéma est « égalitaire« .• la suppression des marques sociales, des différences individuelles, et la communion dans un monde imaginaire font du cinéma une sorte de rêve collectif:

« Le piano commença à jouer. La lumière s’éteignit. Suzanne se sentit désormais invisible, invincible et se mit à pleurer de bonheur. C’était l’oasis, la salle noire de l’après-midi, la nuit des solitaires, la nuit artificielle et démocratique, la grande nuit égalitaire du cinéma, plus vraie que la vraie nuit, plus ravissante, plus consolante que toutes les vraies nuits, la nuit choisie, ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispensatrice de bienfaits que toues les institutions de charité et que toutes les églises, la nuit où se consolent toutes les hontes où vont se perdre tous les désespoirs, et où se lave toute la jeunesse de l’affreuse crasse d’adolescence. »        (p. 188)

Le piano renvoie immédiatement à la mère, à la fusion dans ce milieu maternel. Elle a joué pendant dix ans, sans voir les films projetés sur l’écran, avec sa frustration définitive:

« Pendant dix ans elle avait eu envie d’aller au cinéma et elle n’avait pu y aller qu’une seule fois en se cachant. Pendant dix ans cette envie était restée en elle aussi fraîche, tandis qu’elle, elle vieillissait. »       (p. 283)

Pour la mère, exclue à la fois du réel (pas de vraie vie) et de l’imaginaire, le cinéma est vraiment du côté de la réalité pure et mauvaise et reflète son désir frustré (refus de l’amour, impossibilité de voir l’écran). Quant à Joseph, il va au cinéma, non comme Suzanne pour fuir le monde réel, mais pour y rencontrer une femme, et y trouve effectivement ce que Suzanne voudrait:

« C’était là seulement, devant l’écran que ça devenait simple. D’être ensemble avec un inconnu devant une même image, vous donnait l’envie de l’inconnu.

L’impossible devenait à portée de la main, les empêchements s’aplanissaient et devenaient imaginaires. Là au moins on était à égalité avec la ville alors que dans les rues elle vous fuyait et on la fuyait. »      (pp. 223-224)

Le cinéma a une fonction de libération, comme l’argent, comme l’initiation amoureuse. Il sort de la réalité qui est difficile à supporter, mais en même temps il devient une réalité et donne la possibilité de sortir de cette réalité pour entrer dans la réalité qui adviendra après la libération de la mère. L’impossible devient possible grâce à ce cercle cinéma-réalité.

Suzanne projette son désir sur le couple à l’écran, par une identification immédiate. Elle rêve sa vie, la regarde dans l’image d’une autre.

Ce moment du film où se produit un baiser amoureux provoque un fantasme de fusion: le baiser dévastateur, monstrueux, transforme les bouches des amoureux en « poulpes« :

« On voudrait bien être à leur place. Ah! comme on le voudrait… Alors, dans leurs têtes de décapités, on voit ce qu’on ne saurait voir, leurs lèvres les unes en face des autres s’entrouvrir, encore, leurs mâchoires se défaire comme dans la mort et dans un relâchement brusque et fatal des têtes, leurs lèvres se joindre comme des poulpes, s’écraser, essayer dans un délire d’affamés de manger, de se faire disparaître jusqu’à l’absorption réciproque et totale. »  (p. 189)

Les termes de mort, de fatalité et de folie évoquent la mère, qui va mourir pour laisser entrer ses enfants dans ce monde du désir. L’image est tellement forte que cela devient une réalité, LA réalité.

Les images de monstres, de meurtre, de mort, de dévoration euphorique ou dysphorique traversent le texte.

Le cinéma est aussi un lieu d’apprentissage pour Suzanne. C’est Carmen qui , comprenant qu’on puisse aimer le cinéma et lui donnant de l’argent pour qu’elle y aille autant qu’elle veut, dit que c’est là qu’on apprend un peu l’amour, donc à fuir sa famille.

C’est ainsi que Suzanne va réussir à se dégager de la mère. C’est aussi grâce au cinéma qu’elle va sortir de ce lieu indésirable:

« Mais tout ce que Suzanne voyait de la d’ici, c’était son grand fleuve à moitié recouvert par des nuées de grandes jonques qui venaient du Pacifique et par les remorqueurs du port. Carmen avait tort de s’inquiéter pour elle. Déjà, à force de voir tant de films, tant de gens s’aimer, tant de départs, tant d’enlacements, tant d’embrassements définitifs, tant de solutions, tant et tant, tant de prédestinations, tant de délaissement cruels certes, mais inévitables fatals déjà ce que Suzanne aurait voulu c’était quitter la mère. »  (p. 202)

Désormais, elle aura la force de refuser Barner (en disant qu’elle préfère un chasseur (31) ), de ne plus se laisser battre par la mère et de dire son désir d’être libre.

Le cinéma, c’est aussi le lieu de prédilection où Joseph rencontre Lina.

3.4. L’initiation amoureuse

3.4.1. L’apprentissage de Joseph

Le désir est, dans le Barrage, tout entier du côté de Joseph et de Lina. Le désir et l’amour y sont inscrits comme un destin. Dès le premier regard, une « voix formidable » donne à Joseph l’envie de cette femme inconnue. Et Lina, réciproquement, éprouve le même sentiment, un peu comme les amoureux du film qu’a vu Suzanne: chacun sent avant même qu’ils fassent connaissance que c’est I’homme ou la femme de sa vie.

Au cinéma, les particularité de Lina apparaissent peu à peu: elle est avec un homme qui est son mari, mais il est absent car il dort; elle est belle, mais bien plus âgée que Joseph. Il la voit à travers plusieurs détails de son corps: les mains, aux doigts « longs et luisants« , les yeux, la bouche, les dents. Cette vision partielle indique la sensualité de Lina, le regard subjugué, et sensuel lui aussi, de Joseph. Mais ce qui l’a frappé, c’est le rouge, rouge de ses ongles vernis et sa bouche, qui surgit dans le noir:

« J’ai allumé une allumette et je la lui ai tendue. Alors j’ai vu ses mains, ses doigts qui étaient longs et luisants et ses ongles vernis rouges.  J’ai vu aussi ses yeux: au lieu de fixer la cigarette pendant qu’elle l’allumait, elle me regardait. Sa bouche était rouge, du même rouge que ses ongles. Ca m’a fait un choc de les voir réunis si près. Comme si elle avait été blessée aux doigts et à la bouche et que c’était son sang que je voyais, un peu l’intérieur de son corps. »     (p. 260)

Or le rouge est la couleur du feu, de la passion, mais aussi de la vie – Lina va donner la vie à Joseph en l’enlevant à la mère, à la concession mortelle – c’est aussi la couleur de « la beauté et de la richesse; c’est la couleur de l’union (symbolisée par les fils rouges de la destinée noués dans le ciel). Couleur de la vie, c’est aussi celle de l’immortalité ». (32).

Lina allume le feu de sa passion et en « brûle » en même temps qu’elle allume sa cigarette. Les yeux de Lina, si clairs qu’ « on dirait qu’elle est aveugle ou, plutôt, (qu’)elle ne voit pas tout ce que les autres voient » (p. 266), expriment son amour aveugle.

Le désir passe entièrement par les mains:

« Puis j’ai commencé à caresser sa main qui était chaude à l’intérieur et fraîche à l’extérieur. … Je ne voyais plus rien du film, tout occupé que j’étais avec sa main qui peu à peu, dans la mienne, devenait brûlante. … Elle était tellement douce et soignée cette main qu’elle donnait envie de l’abîmer. »         (pp. 261-262)

La cruauté de Joseph, qui veut « abîmer » l’être aimé, apparaît paradoxalement. Les mains de Lina sont symboliques. Elle est douce et soignée. Elle cache son ardeur intérieure sous son apparence de fraîcheur (c’est le côté du Blanc-riche). Cette main brûlante manifeste sa sensualité et annonce l’extase. « La chaleur est principe de renaissance et de régénération, ainsi que de communication. Aussi Jung en fait-il une image de la libido » (33).

La vie intense des mains de Lina est à comparer avec les mains de la mère après sa mort, immobiles, n’ayant saisi que des ombres qui dépeignent sa vie elle-même:

« Mais les yeux fermés étaient pleins d’une ombre violette profonde comme de l’eau, la bouche fermée était fermée sur un silence qui donnait le vertige. Et plus que son visage, ses mains posées l’une sur l’autre étaient devenues des objets affreusement  inutiles qui clamaient l’inanité de l’ardeur qu’elle avait mise à vivre. »       (pp. 359-360)

Chez Marguerite Duras, le désir, la passion, l’amour sont toujours hantés par la mort. Plus tard, au moment de l’amour, l’ombre de la mère plane dans la pièce: chaque fois que Joseph fait l’amour avec Lina, il pense à sa mère qui ne l’a jamais fait depuis la mort de son père.

« Sur l’écran une femme s’est mise à pleurer à cause de I’homme mort. Couchée sur lui, elle sanglotait. »      (p. 262)

« Couchée sur lui, elle sanglotait« . Cette image, nous la retrouverons vers la fin du roman (le réel du texte copiant la fiction), lorsque Joseph sanglote sur le corps de sa mère, comme la femme du film, sur l’être cher:

« Il était affalé sur le lit, sur le corps de la mère. Elle ne l’avait jamais vu pleurer depuis qu’il était tout petit. De temps en temps il relevait la tête et regardait la mère avec une tendresse terrifiante.          (p. 359)

Lorsque la femme a sangloté sur l’homme mort, elle m’a dit tout bas: « C’est la fin du film. – Alors? – Vous êtres libre ce soir’? »       (p. 262)

C’est là une phrase prémonitoire: c’est la fin du film, mais aussi celle du roman. Et il va être libre de faire circuler son désir, son amour. En même temps, c’est cet amour qui lui permet de se libérer de la mère.

Après le film, ce trio étrange (Joseph, Lina et Pierre, son mari) commence à faire la tournée des bars, retraversant la ville. Pierre, semble-t-il, cherche dans l’alcool l’oubli d’une immense douleur:

« Il parlait d’une voix très lente, ankylosée. Elle lui versait du champagne. Il était vraiment complètement ivre et quand il dormait on aurait dit qu’il se soulageait d’une douleur formidable, d’une douleur qui s’endormait en même temps que lui et qui recommençait dès qu’il ouvrait les yeux. »   (p. 272)

Comme la mère, il fuit le réel en s’enfermant dans un cercle d’alcool et de sommeil, de mort. Comme la mère et la mer, il recommence sans cesse. Quand il boit, il devient pure capacité d’absorption:

 « Il l’engouffrait. Ca pénétrait en lui comme dans du sable. Il ne buvait pas, il se versait le champagne dans le corps. »        (p. 272)

Il roule de plus en plus lentement, comme si « on roulait dans du sirop« . Le récit de Joseph donne l’impression d’un piétinement; lui-même souligne cet enlisement:

« Pourtant elle m’agaçait parce qu’elle était si douce avec lui, si patiente et lui, si lent, si lent. On avançait l’un vers l’autre comrne noyés dans ce sirop, on n’en sortait pas. »     (p. 270)

Ceci est à rapprocher de l’épisode des oeufs – Pierre, complètement ivre, mange un oeuf mayonnaise qui lui coule de la bouche, Joseph, en l’imitant, le rejoint dans l’insolence de l’ivresse, dans la communauté du rire de l’ivresse. Même douceur – cette fois dans la texture de l’oeuf et de la mayonnaise – que celle du sirop, même viscosité où l’on est pris. La douceur de Lina dans laquelle se noie Pierre et qui retarde le moment où ils seront seuls rappelle la douceur maternelle qui ligote Joseph. La position de Pierre, lové sur lui-même, suggère l’image du foetus et établit encore une similitude entre celui-ci et l’oeuf.

« L’oeuf symbolise la renaissance et la répétition; il ne l’est pas moins que, l’oeuf est, aux origines, un germe ou une réalité primordiale, qui contient en germe la multiplicité des êtres, et toutes les possibilités. L’oeuf participe également du symbolisme des valeurs de repos, comme la maison, le nid, la coquille, le sein de la mère. Mais au sein de la coquille, comme en celui, symbolique, de la mère, joue la dialectique de l’être libre et de l’être enchaîné. De cette douce sécurité, le vivant aspire à sortir: le poussin brise sa coque douillette et tiède. L’oeuf, comme la mère, deviendra le symbole des conflits intérieurs. Comme dans les cosmogonies, l’oeuf psychique renferme le ciel et la terre, tous les germes du bien et du mal, ainsi que la loi des renaissances et de l’éclosion des personnalités. L’étudiant se sent enclos dans son univers; il aspire à en sortir, en brisant sa coquille. Il défie pour vivre » (34).

Dans le même temps, le désir est ici séparation. Lina doit se séparer, longuement, patiemment, de Pierre, le faire mourir ou l’aider à mourir. Il faut exclure Pierre pour que l’amour puisse exister:

« Elle a rempli sa coupe à ras bords et, la bouteille à la main, elle a attendu qu’il l’ait bue. Il s’est jeté dessus. … Puis, encore une fois, elle a attendu, la bouteille à la main, qu’il ait fini sa deuxième coupe. Puis elle l’a encore resservi mais cette fois, lui seul. Quatre fois de suite. »   (p. 271)

Tout comme Joseph et Suzanne doivent se séparer de leur mère pour pouvoir vivre, ici, le désir et l’alcool montrent à Joseph qu’il est en train de se séparer définitivement de la mère et de Suzanne.

Absorber l’oeuf entier, avec avidité, revient à se transformer en dévoreur.

Joseph, en effet, insiste sur sa faim, sa soif, son envie qu’il a de Lina, son appétit de vivre et sa cruauté. C’est après cette complicité avec Pierre dans l’engloutissement des oeufs que lui vient « l’intelligence »:

« Toute cette intelligence que je me sentais, je devais l’avoir en moi depuis longtemps.Et c’est ce mélange de désir et d’alcool qui l’a fait sortir. »         (p. 275)

Il reconnaît cette cruauté comme sienne depuis toujours:

« J’étais un homme cruel. Depuis toujours, je me préparais à être un homme cruel, un homme qui quitterait sa mère un jour et qui s’en irait apprendre à vivre, loin d’elle, dans une  ville. Mais j’en avais eu honte jusque-là tandis que maintenant je comprenais que c’était cet homme cruel qui avait raison. »        (p. 275)

Joseph et Lina s’embrassent « par-dessus la table, par-dessus sa tête énorme aux yeux fermés » – la tête de Pierre, ce monstre aveugle, cet ivre mort.

L’accomplissement érotique semble inséparable de la transgression (le désir interdit pour une femme mariée), de la culpabilité (la cause de la mort de l’être aimé).

Ainsi apprend-il à vivre loin de la mère, à l’abandonner. La mort de la mère se prépare à ce moment-là:

« Je ne pourrai plus jamais redevenir un enfant, même si elle meurt, je me suis dit, même si elle meurt, je m’en irai. »        (p. 275)

Cette initiation va donc libérer Joseph de l’emprise maternelle.

Il va vivre une liaison passionnée avec Lina. Parti de la maison, il n’y reviendra que pour assister à la mort de la mère, désespérée par son départ.

3.4.2. L’apprentissage de Suzanne

Joseph

« Il riait carrément. Suzanne se souvenait parfaitement de cette minute où elle sut qu’elle ne rencontrerait peut-être jamais un homme qui lui plairait autant que Joseph. (p. 311)

Quand il réfléchissait comme ce soir, avec difficulté et avec dégoût, on ne pouvait pas s’empêcher de le frouver très beau et de l’aimer frès fort. »     ( p.144)

Joseph est beau, fort, habile, fier, insoumis jusqu’à l’impudence, brave. Il chasse et tue. Il sait plaire aux femmes. Il « a eu » toutes celles (blanches et indigènes) de la plaine. Il est violent, dur, mais il peut aussi être tendre, surtout envers la mère. Cependant il a le courage de la quitter. Comme la mère, il se révolte contre l’injustice et la pourriture de l’administration coloniale. Pour Suzanne, il est l’homme idéal, pour toutes les raisons données ci-dessus, mais surtout parce qu’elle se retrouve en lui et que c’est elle qu’elle aime en lui:

« En y repensant, elle s’aperçut avec émotion qu’elle se sentait capable, elle-même, de conduire sa vie comme Joseph disait qu’il fallait faire. Elle vit alors que ce qu’elle admirait chez Joseph était d’elle aussi. »         (p. 285)

En effet, Ils se ressemblent physiquement:

« Ils avaient les mêmes épaules, ses épaules à elle (la mère), le même teint, les mêmes cheveux un peu roux, les siens aussi, et dans les yeux, la même insolence heureuse.

          Suzanne ressemblait de plus en plus à Joseph. »     (p. 98)

Joseph incarne l’unique et séduisante figure fraternelle, pour laquelle Suzanne éprouve un amour presque incestueux. Son goût pour lui est confirmé par M. Jo.

M. Jo se décourageait vite.

 – C’est comme si j’avais craché dans l’eau, reprit-il. Rien ne vous touche, même pas mes intentions les plus délicates. Ce que vous aimez c’est les types du genre de…

  – Du genre de qui?

 – Du genre d’Agosti et… de Joseph, dit timidement M. Jo.

 – Eh! oui, dit-il courageusement, je dis bien, du type de Joseph. »          (p. 77)

Joseph est l’image inverse de M. Jo: soupirant malheureux, qui lui sert de repoussoir et qui est ridiculisé sous les traits d’un minable. Il est laid, chétif, faible, maladroit, incompétent, mais élégant, soigné, propre, poli. Il a les mains et les dents belles, la voix douce et distinguée. Mais il est surtout riche, immensément riche. La première apparition de cet homme galant, prodiguant le parfum de Paris, est en contraste avec cette sorte de bête sauvage qu’est Joseph qui court pieds nus dans la nature.

Dans ces deux personnages, opposés l’un à l’autre, on trouve pourtant des points communs qui forment un cercle, comme le roman.

D’abord, c’est M. Jo qui permet à Joseph de sortir de la concession et d’aller à Saïgon; autrement dit, c’est grâce à lui que Joseph a rencontré Lina, la femme idéale, qui achètera le diamant de M. Jo.

Ensuite, Joseph déteste M. Jo qui a peur de Joseph. Mais M. Jo doit toujours passer par Joseph car Suzanne ne fait rien sans l’accord de celui-ci: c’est une figure dominatrice, presque le chef de la famille, prenant des décisions, dictant les attitudes. Si M. Jo n’est rien pour Suzanne, c’est, malgré la pitié qu’elle éprouve pour lui, parce qu’elle veut obéir à la volonté de Joseph qui se tait et ignore l’existence de M. Jo. L’attitude de Suzanne, qui refuse M. Jo, montre à quel point l’avis et le comportement du frère sont prédominants.

Enfin, M. Jo cache dans son nom toutes ces potentialités amoureuses. Jo, c’est en effet un diminutif de Joseph et ce lien sera dévoilé dans les deux autres romans, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord (son amant chinois et son petit frère: deux êtres qu’elle aimait). Faire coïncider en partie les noms, c’est poser une ressemblance entre les êtres. Comme Joseph, M. Jo apporte avec lui l’amour et la haine.

Jo(seph)

Joseph                                                                     Jo

beau                                                                        laid « naturel »                                                            « culturel » (35) grossier                                                                    poli dominant (fort)                                                dominé (faible)

 

La franchise de Joseph contraste avec l’extrême politesse – parfois hypocrite – de M. Jo qui fait l’aimable:

 – Bonjour madame, fit M. Jo, je vous remercie. Et vous-même?

Se lever, s’incliner devant la mère qu’il détestait, ça M. Jo savait le faire et très bien encore.

 – Nous, il faut bien que ça aille, maintenant que je me suis mis en tête cette plantation de bananiers, ça me fait durer un peu plus.

Une fois de plus M. Jo fit deux pas dans la direction de Joseph et abandonna la partie. Joseph ne disait jamais bonjour à M. Jo c’était inutile d’insister       (pp. 78-79)

« Et Joseph, parce que sa grossièreté était si évidente que toujours et partout, elle déroutait, s’imposait, Suzanne n’avait jamais rencontré quelqu’un qui fût aussi peu poli que Joseph. On ne savait jamais lorsqu’on ne le connaissait pas, sur quel ton lui parler, par quel biais le prendre et comment dissiper cette brutalité devant laquelle les plus sûrs se troublaient. »  (p. 308)

Chez Duras, la violence du langage, la grossièreté et la franchise sont tout à fait caractéristiques. Joseph s’exprime frontalement, il ne mâche jamais ses mots; non seulement sa manière de dire mais aussi ce qu’il dit est brutal. Il accentue ses mauvaises manières en présence de M. Jo: « Joseph qui mangeait à toute vitesse et à pleines dents, encore plus grossièrement que d’habitude, ravalait en fait sa colère » (p. 82). Cette violence explosive, qui est aux antipodes des manières de M. Jo, est manifeste à la cantine, quand Joseph parle à M. Jo de Suzanne et qu’il lui donne son point de vue:

 « – On s’emmerde déclara-t-il. – On se disait aussi que ce n’était pas sain d’avoir envie de coucher comme ça avec ma soeur depuis plus d’un mois. Moi je pourrais jamais le supporter. M. Jo baissa les yeux.

 – Je ne cache pas, dit M. Jo d’une voix très basse que j’éprouve pour votre soeur un sentiment profond.

 – C’est possible, dit Joseph, mais ça n’a rien à voir. Tout ce qui compte c’est que vous l’épousiez.

Il désigna la mère.

 – Pour elle. Moi je crois que plus je vous connais, moins ça me plaît. M. Jo s’était un peu repris. Il baissait les yeux obstinément.

– C’est pas qu’on l’empêche de coucher avec qui elle veut, mais vous, si vous voulez coucher avec elle, faut que vous l’épousiez. C’est notre façon à nous de vous dire merde.

M. Jo leva la tête une seconde fois. Sa stupéfaction devant tant de scandaleuse franchise était telle qu’il en oubliait de s’en formaliser. D’ailleurs ce langage le concernait d’assez loin. …

– Vous êtes durs, dit M. Jo. Je n’aurais pas cru le premier soir…

M.Jo encaissait. La simplicité de M. Jo aurait sans doute touché bien des gens. – Puis, dit Joseph en riant tout à coup, même si on accepte tout, les phonos, le champagne, ça ne vous avancera pas. »           (pp. 94-96)

La voix basse et les yeux baissés de M. Jo témoignent qu’il est complètement piétiné par Joseph. Voici un peu d’humour qui nous fait sourire:

« S’il est grossier quelquefois, ce n’est pas de sa faute dit la mère il n’a reçu aucune éducation.

 – Elle est jeune, dit M. Jo d’un ton accablé.

 – Pas tellement, dit la mère en souriant. Moi, à votre place, je l’épouserais.

De ce jour, il n’adressa plus la parole à M.Jo. »                                          (pp. 97-98)

Cette violence gagne également la mère:

« Qu’est-ce que j’ai fait au ciel, gueulait la mère, pour avoir des saletés d’enfants comme j’ai là. »     (p. 31)

Et Suzanne, lorsque M. Jo lui montre les bagues:

 » – C’est celle-là qui vous plairait le plus? demanda-t-il doucement au bout d’un moment.

 – Je ne sais pas, c’est la plus chère que je voudrais, dit Suzanne.

 – Vous ne pensez qu’à ça, dit M. Jo.

Et ce disant, il rit un peu cyniquement.

 – C’est la plus chère, répéta Suzanne avec sérieux.

M. Jo se dépita.

– Si vous m’aimiez…

Même si je vous aimais. C’est impossible, si jamais vous me la donniez on la vendrait. »       (p. 127)

Les personnages surgissent avec cette franchise, cette force, cette violence, mais aussi avec cette fraîcheur, cette étrangeté qui accentuent le charme de cette oeuvre. Ils ne ménagent jamais leurs expressions. Cette manière d’aller directement à l’essentiel, avec concision, nous fait découvrir la réalité et approcher la vérité par la fiction. Ce sont leurs cris, leur tumulte, leurs revendications, leur désir d’amour, leur maladie d’amour.

Le frère adoré, « la seule douceur de la vie » (36), quitte Suzanne. Celle-ci est désormais seule pour affronter l’obstacle, supporter cette mère à moitié folle et à moitié morte et pour prendre la décision de faire le premier pas vers l’avenir, vers la liberté.

Jean Agosti

 

A la fin du texte, on peut supposer que Joseph et Suzanne s’en vont vers la ville. Joseph dit bien qu’il part « pour toujours » et « pour la ville« . La ville demeure le point d’aboutissement de la liberté des deux enfants. Le récit de la rencontre de Joseph avec Lina, le cinéma, la promenade de Suzanne dans la voiture de M. Jo, font de la ville un lieu possible du désir. Elle est l’autre monde, perçu comme un vertige, où se déroule la vraie vie, la vie libre qu’évoque la musique de Ramona.

« Lorsque Joseph le faisait jouer, tout devenait plus plus vrai; la mère qui n’aimait pas ce disque paraissait plus vieille et eux ils entendaient leur jeunesse frapper à leurs tempes comme un oiseau enfermé. … Lorsqu’ils partiraient ce serait cet air-là, pensait Suzanne, qu’ils siffleraient. C’était I’hymne de l’avenir, des départs, du terme de l’impatience. Ce qu’ils attendaient c’était de rejoindre cet air né du vertige des villes pour lequel il était fait, où il se chantait, des villes croulantes, fabuleuses, pleines d’amour. »            (pp. 85-86)

Cet air de Ramona est toujours présent, dans le texte, aux moments euphoriques: lors du premier baiser d’Agosti, après qu’ils ont « extrait » le diamant et exclu M. Jo, lors de la rencontre de Joseph et Lina et quand Suzanne se donne à Agosti.

Suzanne va, elle aussi, connaître l’amour mais, pour elle, il s’agit d’une sorte d’initiation, ce qu’elle avait refusé avec M. Jo. Cette rencontre de l’amour charnel la libère de son enfance – d’une certaine image de l’enfance – et va lui permettre, en effet, de s’en aller.

Si Suzanne choisit Agosti pour amant, c’est parce qu’Agosti ressemble à Joseph: il rit et parle comme lui, il est chasseur et coureur lui aussi. Même sa voix rappelle celle de son frère. De plus, le diamant va être transformé en argent grâce à ces deux êtres: la première fois, c’est Joseph qui le vend, tandis que la deuxième fois, c’est Agosti qui le vend. Agosti est transformé en double de son frère, en frère que Suzanne aime pour sa ressemblance avec lui. Il le remplace:

 « Il (Agosti) se mit à rire un peu sourdement comme quelquefois Joseph.          (p. 338)

Joseph rit aussi soudainement que si on l’avait chatouillé.                             (p. 308)

On disait qu’il (Agosti) avait eu toutes les plus belles indigènes de la plaine et même les autres, celles qui l’étaient moins. Et toutes les blanches de Ram suffisamment jeunes pour cela. Sauf elle (Suzanne).        (p. 323)

Il (Joseph) avait en effet couché avec toutes les femmes blanches de Ram en âge de coucher. Avec toutes les plus belles indigènes de la plaine de Ram à Kam.       (p. 71)

Sa voix aussi rappelait celle de Joseph, aux inflexions dures, sans recherche d’aucun effet. »         (p. 341)

 

La perte de sa virginité signifie donc pour elle la mort de l’enfant, ou plutôt de l’enfance.

Cette initiation amoureuse a lieu dans la forêt qui, nous semble-t-il, représente la vie prénatale, et qui engendre ici le bonheur:

« Ils laissèrent le champ d’ananas et pénétrèrent dans la forêt. Il y faisait par contraste une fraîcheur si intense qu’on croyait entrer dans l’eau. La clairière où Jean Agosti s’arrêta était assez étroite, une sorte de gouffre d’une sombre verdure entouré de futaies épaisses et hautes. Suzanne s’assit confre un arbre et enleva son chapeau. Bien sûr, on se sentait là dans une sécurité plus entière que partout ailleurs entre quatre murs mais si c’était pour cela qu’il l’y avait amenée c’était bien inutile: Joseph était parti et la mère était d’accord. »     (p. 338)

« L’eau est l’équivalent symbolique du sang rouge (perte de virginité), force interne du vert, car l’eau porte en elle le germe de vie, correspondant au rouge, qui fait cycliquement renaître la terre verte après la mort hibernale » (37). Nous sommes, avec Suzanne, dans la profonde euphorie d’un retour au ventre maternel.

Et, tout naturellement, l’image de la mer (élément maternel) est présente avec la musique de Ramona:

« Alors qu’il l’embrassait, l’air de Ramona lui revint, chanté par le pick-up du père Bart, à l’ombre des pilotis de la cantine, avec la mer à côté qui couvrait la chanson, l’éternisait. Elle fut dès lors, entre ses mains, à flot avec le monde et le laissa faire comme il voulait, comme il fallait. »     (p. 340)

« La mer est un symbole de la dynamique de la vie. Tout sort de la mer et tout y retourne: lieu des naissances, des transformations et des renaissances » (38). Le texte ajoute ici l’image de la mère. « On retrouve dans ce symbole de la mère la même ambivalence que dans ceux de la mer et de la terre: la vie et la mort sont corrélatives » (39). La mort de la mère est en relation avec l’acte d’amour (elle va en effet mourir peu après cette initiation amoureuse).

Pendant l’amour, Jean Agosti parle à Suzanne de Joseph et de son intrépidité de chasseur, de la panthère, si dangereuse, qu’il a tuée au risque de sa vie, de son besoin de tuer les agents du cadastre:

« Son envie de tuer les agents de Kam était alors si forte que s’il en était arrivé à se dégoûter tellement de vivre c’était parce qu’il se croyait lâche de ne pas le faire. »      (p. 343)

Le sang qu’essuie Jean Agosti par deux fois et la façon dont il coupe l’ananas qu’il veut donner à la mère s’ajoutent à cet ensemble d’éléments symboliques du meurtre et de l’amour: par la présence du sang, l’acte sexuel se transforme en acte de mort; Joseph veut tuer ceux qui ont fait du mal à sa mère pour rendre cette dernière heureuse avant qu’elle meure; de même, Agosti coupe (tue) l’ananas en pensant à elle. Cet ananas, que la mère caresse « machinalement« , peut représenter à la fois la preuve de l’amour de Joseph et d’Agosti et le substitut symbolique d’un enfant qui lui aurait été donné.

« Il avait sorti son mouchoir de la poche et il avait essuyé le sang qui avait coulé le long de ses cuisses. Ensuite, avant de partir, il avait remis un coin de ce mouchoir dans sa bouche, sans dégoût et avec sa salive il avait essuyé une nouvelle fois les taches de sang séché. Que dans l’amour les différences puissent s’annuler à ce point, elle ne l’oublierait plus. C’était lui qui l’avait rhabillée parce qu’il avait vu que manifestement, elle n’avait ni envie de se rhabiller ni envie de se relever pour s’en aller. Quand ils étaient partis il avait coupé un ananas pour l’apporter à la mère. D’une façon douce et fatale il avait séparé l’ananas du pied. Et ce geste lui avait rappelé ceux dont il avait usé avec elle. »        (pp. 343-344)

Cet acte d’essuyer le sang (le sang qui coule symbolise ici la vie, le sang séché, la mort) évoque une sorte de rituel de purification. C’est Agosti qui rhabille Suzanne, comme si elle était devenue ici son enfant. Les gestes d’Agosti, l’initiateur, se confondent avec ceux de l’amour maternel. Ou plutôt, il se métamorphose lui-même en figure maternelle. Ce qui montre que la mère accepte le passage de Suzanne à l’âge adulte et son départ probable:

« Pourtant ils avaient fait l’amour ensemble tous les après-midi depuis huit jours jusqu’à hier encore. Et la mère le savait, elle les avait laissés, le lui avait donné pour qu’elle fasse l’amour avec lui (Agosti). Mais elle n’était plus pour le moment de ce côté du monde où l’amour se fait. »    (p. 360) 

Et, ce jour-là, si Suzanne dort dans la chambre de Joseph, ce n’est pas par hasard, car là, elle sent la même « intelligence » que celle de Joseph monter en elle symboliquement:

« Plusieurs fois de suite, Suzanne récapitula les gestes de Jean Agosti, minutieusement, et trouble rassurant. Elle se sentait sereine d’une intelligence nouvelle. »    (p. 356)

La mère a choisi la mort pour que les enfants s’arrachent à ce coin de terre mortelle et irrespirable.

Il nous semble que Joseph a accompli son dessein. D’ailleurs, le narrateur nous décrit son apparence, lors de son arrivée, au moyen d’adjectifs qui le montrent bien: « Il paraissait exténué de fatigue mais calme, sûr, arrivé«  (p. 239).

Cependant, la liberté, pour Suzanne, reste une notion floue. Même la ville, après la mort de la mère, est un espace ouvert: elle arrive à une bifurcation, Suzanne a réussi à se libérer à la fois de sa résignation, de sa passivité, de son enfance, de la concession et de sa mère par l’amour et le désir de M. Jo, par le pouvoir magique du cinéma et par l’initiation amoureuse d’Agosti. L’avenir est désormais entre ses mains.

CONCLUSION

 

L’oeuvre de Marguerite Duras ne s’écrit pas linéairement. L’auteur écrit sans cesse les mêmes histoires, ajoutant de nouvelles significations aux faits, aux lieux et aux personnages pour approfondir le sens de ses propres histoires, de sa propre histoire.

« Un barrage contre le pacifique » est le livre de la genèse de Marguerite Duras d’où tout part et où tout revient. Si la figure de la mère y est centrale, c’est que l’écriture se fait pour la quitter mais aussi pour la rejoindre définitivement. Le combat de la mère, d’avance perdu, contre le Pacifique fait la grandeur du personnage et lui donne sa dimension tragique. Mais, comme le rire sourd du tragique dans ce roman, l’héroïne durassienne est celle qui survit à la mort des autres, de l’être aimé en particulier. De la mort surgit la vie. D’où l’écriture qui « sort » des morts. L’écriture du texte, par sa forme même, sert de barrage contre la violence des marées intérieures, contre l’injustice, contre l’indignité du désir et de la jouissance.

La mère est morte sur les ruines du barrage. Sa mort permet le départ de ses enfants et la fixe définitivement dans ce lieu de l’enfance. Le souvenir d’enfance sera toujours lié à la mère, à son histoire de « ruine et de mort » qui restera gravée dans leur et notre mémoire en nous procurant la force de vivre éternellement, à travers le paysage d’Extrême Orient, dans le grouillement des enfants, le feulement des tigres, le cri de la mère, le rire de Joseph, l’attentat de Suzanne, le déferlement de la mer, l’air de Ramona et ce fragile barrage indéfiniment reconstruit.

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Bibliographie

 

Barthes, Roland, L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1991

Chevalier, Jean, Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont Jupiter, 1992

Duras, Marguerite, Un barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard, collection « folio », 1992

Duras, Marguerite, L’Amant, Paris, Les éditions de Minuit, 1988

Duras, Marguerite, La vie matérielle, Paris, P.O.L, 1987

Duras, Marguerite, Gauthier, Xavière, Les Parleuses, Paris, Les éditions de Minuit, 1974

Vircondelet, Alain, Duras, Paris, François Bourin, 1991

Sous la direction de Alain Vircondelet, Marguerite Duras, Rencontres de Cerisy, Paris, Écriture, 1994

Revue l’Arc, Marguerite Duras, Aix-en-Provence, Duponchelle, 1990

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Notes

 

1. Marguerite DURAS, L’Amant, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 69 (C’est nous qui soulignons)

2. Marguerite DURAS, Un barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard, 1950, p. 30 (Nos citations de l’oeuvre renvoient à l’édition « Folio » que nous désignerons désormais par l’abréviation « Barrage… »)

3. Marguerite DURAS, Barrage…, p. 13

4. Marguerite DURAS, loc. cit.

5. Chevalier, J., Gheerbrant, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, Jupiter, 1992, p. 858

6. Ibid., p. 378.

7. Marguerite DURAS, Barrage…, p. 287

8. Ibid., p. 56

9.Ibid., p. 157

10. Sous la direction de Alain VIRCONDELET, Marguerite Duras, Rencontres de Cerisy, Paris, Ecriture, 1994, p. 198

11. Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit., p. 93

12 Ibid., p.211

13. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., 308

14. Ibid., p. 309

15. Marguerite DURAS, Barrage…, p.58

16. Chevalier, J., Gheerbrant, A, op. cit, p. 1001

17. Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit., p. 50

18. Ibid., p.38

19. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., p.831

20. Ibid., p.671

21. Gisèle BRUMONDY, La destruction de la réalité in Revue L’ARC, consacrée à Marguerite DURAS, Duponchelle édit., p. 52

22. Marguerite DURAS, Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, Paris, Les Editions de Minuit, 1974, p. 48

23. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., p. 973

24. Ibid., p.972

25. Marguerite DURAS, Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, op. cit., p. 43

26. Marguerite DURAS, Barrage…, p. 211

27. Ibid., p. 217

28. Ibid., p. 42

29. Ibid., p.43

30. Ibid., p. 265

31. Ibid., p. 217

32. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., p. 833

33. Ibid., p. 203

34. Ibid., p. 692

35. Selon la terminologie de Claude LEVI-STRAUSS. cf Le triangle culinaire in L’Arc, No 26, p. 19.

36. Marguerite DURAS, Barrage…, p. 141

 37. Chevalier, J., Gheerbrant, A., op. cit., p. 379

38. Ibid., p. 623

39. Ibid., p. 625

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Table des Matières

INTRODUCTION
1 . Un Cercle Vicieux de Vie et de Mort

1. 1. La Construction

1.2. L’espace Symbolique

1 .2.1. La plaine

1.2.2. La piste

1.2.3. Le rac                                                                             

1.2.4. La forêt                                                                          

1.3. Le Tragique et le Lire                                                                 

  1. Le Cercle du Mal
2.1 Un système Pourri en forme de Cercle Vicieux

 2.1.1 . Le cercle de la corruption                                     2. 1. 2. Le cercle de la prostitution et de l’argent

2.1.3. Crapaud, crabes et vers: les destructeurs                               

2.2.La Mère 

2.2.1.La vie, la mort, la fatalité 

    • 3. La Circulation du Désir 

      3.1. Le Désir de l’Autre
        • 3.1.1.La jouissance voyeuriste
        • 3.1.2..Le chercheur de petits bibelots 
      •  
      • 3.2. Le Désir de la Richesse 
        • 3.2.1. Le diamant 
      • 3.3. Le Désir de la Libération 
        • 3.3.1. La limousine noire 
        • 3.3.2. Le cinéma 
      • 3.4. L’Initiation Amoureuse
        • 3.4.1 . L’apprentissage de Joseph                             
        • 3.4.2. L’apprentissage de Suzanne 

        •  CONCLUSION            

 

 

ETUDE DE TEXTES ( Albert Camus, La Peste ) : Texte 3 vs Texte 4

 

Texte 3 : La Baignade 

Un moment après, l’auto s’arrêtait près des grilles du port. La lune s’était levée. Un ciel laiteux projetait partout des ombres pâles. Derrière eux s’étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et des algues leur annonça la mer. Puis, ils l’entendirent.

Elle sifflait doucement au pied des grands blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête. Ils s’installèrent  sur les rochers tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d’un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n’oubliait rien, pas même l’assassinat.

Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d’automne qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait régulièrement? Le battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement d’écume, l’eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d’étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement. un bruit d’eau battue, étrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui et il dut précipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s’arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer.

Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils avaient le même coeur et le souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant recommencer.

La Peste, in  OEuvres complètes, tome 2, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006,  p.212-213.  

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Texte 4 : Les enterrements

La seule mesure qui sembla impressionner tous les habitants fut l’institution du couvre-feu. A partir de 11 heures, plongée dans la nuit complète, la ville était de pierre.

Sous les ciels de lune, elle alignait ses murs blanchâtres et se rues rectilignes, jamais tachées par la masse noire d’un arbre, jamais troublées par le pas d’un promeneur ni le cri d’un chien. La grande cité silencieuse n’était plus alors qu’un assemblage de cubes massifs et inertes, entre lesquels les effigies taciturnes de bienfaiteurs oubliés ou d’anciens grands hommes étouffés à jamais dans le bronze s’essayaient seules, avec leurs faux visages de pierre ou de fer, à évoquer une image dégradée de ce qui avait été l’homme. Ces idoles médiocres trônaient sous un ciel épais, dans les carrefours sans vie, brutes insensibles qui figuraient assez bien le règne immobile où nous étions entrés ou du moins son ordre ultime, celui d’une nécropole où la peste, la pierre et la nuit auraient fait taire enfin toute voix.

Mais la nuit était aussi dans tous les coeurs et les vérités comme les légendes qu’on rapportait au sujet des enterrements n’étaient pas faites pour rassurer nos concitoyens. Car il faut bien parler des enterrements et le narrateur s’en excuse. Il sent bien le reproche qu’on pourrait lui faire à cet égard, mais sa seule justification est qu’il y eut des enterrements pendant toute cette époque et que, d’une certaine manière, on l’a obligé, comme on a obligé tous ses concitoyens, à se préoccuper des enterrements. Ce n’est pas, en tout cas, qu’il ait du goût pour ces sortes de cérémonies, préférant au contraire la société des vivants et, pour donner un exemple, les bains de mer. Mais, en somme,  les bains de mer avaient été supprimés et la société des vivants craignait à longueur de journée d’être obligée de céder le pas à la société des morts. C’était là l’évidence. Bien entendu, on pouvait toujours s’efforcer de ne pas la voir, se boucher les yeux et la refuser, mais l’évidence a une force terrible qui finit toujours par tout emporter. Le moyen, par exemple, de refuser les enterrements, le jour où ceux que vous aimez ont besoin des enterrements ?

Eh bien, ce qui caractérisait au début nos cérémonies c’était la rapidité ! Toutes les formalités avaient été simplifiées et d’une manière générale la pompe funéraire avait été supprimée. Les malades mouraient loin de leur famille et on avait interdit les veillées rituelles, si bien que celui qui était mort dans la soirée passait sa nuit tout seul et celui qui mourait dans la journée était enterré sans délai. On avisait la famille, bien entendu, mais dans la plupart des cas, celle-ci ne pouvait pas se déplacer, étant en quarantaine si elle avait vécu auprès du malade. Dans le cas où la famille n’habitait pas avec le défunt, elle se présentait à l’heure indiquée, qui était celle du départ pour le cimetière, le corps ayant été lavé et mis en bière.

Supposons que cette formalité ait eu lieu à l’hôpital auxiliaire dont s’occupait le docteur Rieux. L’école avait une sortie derrière le bâtiment principal. Un grand débarras donnant sur le couloir contenait des cercueils. Dans le couloir même, la famille trouvait un seul cercueil déjà fermé. Aussitôt, on passait au plus important, c’est-à-dire qu’on faisait signer des papiers au chef de famille. On chargeait ensuite le corps dans une voiture automobile qui était soit un vrai fourgon, soit une grande ambulance transformée. Les parents montaient dans un des taxis encore autorisés et, à toute vitesse, les voitures gagnaient le cimetière par des rues extérieures. A la porte, des gendarmes arrêtaient le convoi, donnaient un coup de tampon sur le laissez-passer officiel, sans lequel il était impossible d’avoir ce que nos concitoyens appellent une dernière demeure, s’effaçaient, et les voitures allaient se placer près d’un carré où de nombreuses fosses attendaient d’être comblées. Un prêtre accueillait le corps, car les services funèbres avaient été supprimés à l’église. On sortait la bière sous les prières, on la cordait, elle était traînée, elle glissait, butait contre le fond, le prêtre agitait son goupillon et déjà la première terre rebondissait sur le couvercle. L’ambulance était partie un peu avant pour se soumettre à un arrosage désinfectant et, pendant que les pelletées de glaise résonnaient de plus en plus sourdement, la famille s’engouffrait dans le taxi. Un quart d’heure après, elle avait retrouvé son domicile.

Ainsi tout se passait vraiment avec le maximum de rapidité et le minimum de risques. Et sans doute, au début du moins, il est évident que le sentiment naturel de familles s’en trouvait froissé. Mais, en temps de peste, ce sont là des considérations dont il n’est pas possible de tenir compte : on avait tout sacrifié à l’efficacité. Du reste, si, au début, le moral de la population avait souffert de ces pratiques, car le désir d’être enterré décemment est plus répandu qu’on ne le croit, un peu plus tard, par bonheur, le problème du ravitaillement devint délicat et l’intérêt des habitants fut dérivé vers des préoccupations plus immédiates. Absorbés par les queues à faire, les démarches à accomplir et les formalités à remplir s’ils voulaient manger, les gens n’eurent pas le temps de songer à la façon dont on mourait autour d’eux et dont ils mourraient un jour. Ainsi, ces difficultés matérielles qui devaient être un mal se révélèrent un bienfait par la suite. Et tout aurait été pour le mieux, si l’épidémie ne s’était pas étendue, comme on l’a déjà vu.

La Peste in Oeuvres complètes, tome 2, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006,  p. 152-154.

« La Femme Adultère » (une nouvelle d’Albert CAMUS): Résumé de l’étude proposée sur ce site

Cette courte étude se propose d’analyser la nouvelle « La Femme adultère » d’Albert Camus à travers une approche sémiotique, explorant des thèmes tels que le silence, l’errance, l’amour et l’altérité.


Analyse sémiotique de « La Femme adultère » :

Cette analyse explore les thèmes majeurs de la nouvelle d’Albert Camus à Ïtravers une approche sémiotiqÏue et lacanienne.

La décomposition de la chaîne signifiante révèle des thèmes de silence, d’errance, d’amour, de désir et d’altérité.
La femme est présentée comme un personnage en quête de sens, oscillant entre le besoin et le désir.
Les symboles du désert, de l’oasis et du silence sont ambivalents, représentant à la fois la mort et la vie.

Thèmes principaux de la nouvelle :
Les thèmes principaux incluent le silence, l’errance, l’amour et la quête de soi.

Le silence est associé à l’absence de communication et à l’angoisse existentielle.
L’errance de Janine symbolise sa quête de liberté et de désir, contrastant avec le besoin matériel de Marcel.
L’amour est exploré à travers la dynamique du couple et les aspirations de Janine.

Segmentation du texte et séquences :
Le texte est segmenté en plusieurs séquences qui illustrent le parcours de Janine.

La première séquence décrit le voyage en autocar à travers le désert, symbolisant l’exil.
La deuxième séquence se déroule dans l’oasis, où le besoin et le désir s’opposent. ​
La troisième séquence évoque la montée au fort, représentant la tentation de la Terre Promise. ​

Symbolisme et intertextualité :
Le symbolisme et l’intertextualité enrichissent la compréhension de la nouvelle.

Le désert et l’oasis sont des symboles de vie et de mort, représentant des états émotionnels opposés.
Les références bibliques et mythologiques ajoutent une profondeur à l’analyse des personnages et de leurs motivations.
Janine est comparée à des figures féminines mythiques, soulignant son rôle de femme adultère et de quête spirituelle.

Conclusion sur la quête de Janine :
La quête de Janine est une exploration de son identité et de ses désirs profonds.

Elle passe d’une jeune fille pleine d’espoir à une femme adulte en proie à l’angoisse et à la solitude.
La fin de la nouvelle laisse entrevoir une transformation, mais aussi une ambivalence quant à son avenir.
La tension entre le besoin matériel et le désir spirituel reste centrale dans son parcours.

Thème de l’eau et du désir :
L’eau symbolise le désir et la quête de sens dans la nouvelle.

L’eau est omniprésente, représentant à la fois le besoin physique et le désir métaphysique.
Janine éprouve une expérience mystique liée à l’eau, évoquant des références bibliques.
La montée à la tour du fort est une métaphore de l’ascension spirituelle et de la quête de l’Autre.
La transformation de l’eau matérielle en « eau vive » souligne la profondeur du désir humain.

Besoin, demande et désir :
L’évolution du besoin au désir est centrale dans la dynamique du couple.

Marcel, représentant l’homme de l’avoir, impose ses besoins à Janine, soulignant son manque de pouvoir.
Janine ressent un « manque à être », illustrant son indécision et sa fragilité psychologique.
La soumission de Janine à Marcel reflète une dynamique de pouvoir inégale dans leur mariage.
Le désir de Janine d’enfanter est un élément clé de son insatisfaction.

L’extase nocturne et la jouissance :
L’expérience de Janine dans la nuit représente une quête de jouissance et de transcendance.

Janine répond à un appel mystérieux, symbolisant une connexion spirituelle.
La nuit devient un espace de révélation et d’extase, où Janine se libère de ses entraves.
La jouissance de Janine est décrite comme une expérience cosmique, transcendant le quotidien.
La dualité entre le désir physique et spirituel est mise en avant, illustrant la complexité de son expérience.

Incompréhension entre Janine et Marcel :
La communication entre Janine et Marcel est marquée par l’incompréhension et la distance.

Marcel, en tant que personnage taciturne, ne comprend pas l’expérience de Janine.
La violence symbolique de Marcel se manifeste dans son comportement possessif.
Janine pleure de frustration, soulignant l’absence de connexion émotionnelle dans leur mariage.
La fin de la nouvelle montre l’impossibilité de réconciliation entre leurs désirs respectifs.

Symbolique culinaire et culture :
La symbolique culinaire illustre les tensions culturelles et les différences entre les protagonistes.

Le repas partagé met en lumière les oppositions entre nature et culture, cru et cuit.
Marcel transgresse les normes culturelles en consommant du porc et du vin, défiant les traditions.
Janine, en tant que femme, est prise entre les attentes culturelles et ses propres désirs.
La cuisine devient un symbole de pouvoir et de domination dans la relation entre les personnages.

Figures de l’Autre et altérité :
La relation entre les colonisateurs et les colonisés est centrale dans la dynamique du récit.

Janine, bien que colonisée, montre une sensibilité envers les Arabes, contrairement à Marcel.
Les Arabes sont souvent représentés comme des figures masquées, symbolisant l’altérité.
Marcel incarne le mépris colonial, tandis que Janine aspire à une compréhension plus profonde.
La quête de Janine pour une connexion spirituelle avec l’Autre souligne son désir d’unité et de réconciliation.

« L’Inconnue de la Seine » une nouvelle de Jules Supervielle extraite de « L’enfant de la haute mer »

Jules Supervielle

 

PROPOSITION D’ANALYSE SEMIOTIQUE DANS LA CLASSE DE F.L.E.

INTRODUCTION


Ouel est le rôle du texte littéraire dans l’enseignement du français langue étrangère et quelle méthode d’analyse introduire dans cette pédagogie ?


Si nous tenons compte de la place que le texte littéraire occupe dans le monde francophone comme diffuseur de la langue française et de sa culture, il nous semble tout à fait pertinent d’introduire le texte littéraire dans une didactique du F.L.E. Seulement, faut-t-il l’introduire comme lecture ou comme analyse littéraire? N’est-ce pas toujours en termes d’extension de la lecture que se pose le problème de la diffusion de la littérature en F.L.E?
Dire que la littérature est l’ensemble du « lisible » n’est pas tout à fait vrai, car le domaine du lisible et le domaine de la littérature ne se recouvrent qu’approximativement.


D’une part, évidement, tout le « lisible » n’est pas littérature ; mais il faut bien reconnaître que la frontière est bien incertaine et que le critère de ‘littérature’ est peu sûr. Le laxisme des manuels scolaires sur ce point est significatif : à la limite, tout « texte » est du ressort de la littérature et dire de tel article de l’encyclopédie, ou de tel texte philosophique ou historique, qu’ils appartiennent à la littérature, ne pose aucun problème aux apprenants ni aux enseignants.


D’autre part, il est certain que le domaine de la littérature ne se réduit pas au pur lisible. En définissant la ‘lecture’, on définit en même temps des conditions de lisibilité et des conditions de littérarité. Ces conditions subissent un constant ajustement, certes important au fil de l’histoire, à des idéologies indistinctes: rhétorique, stylistique, histoire littéraire, linguistique, psychanalyse, sémiotique, etc.


L’évolution du terme « lecture », les sens de plus en plus nombreux qu’il acquiert au cours des siècles attestent qu’il a subi à la fois l’influence de l’histoire des idées philosophiques et celle des développements techniques et technologiques. Au premiers sens, la lecture est l’action de lire, de décoder les signes écrits dont l’opération révèle la signification. La transformation des signes écrits en sons et la traduction des sons en pensée qu’implique l’action de lire, ne peuvent avoir lieu que s’il y a préexistence, chez l’auteur de l’écrit et chez son lecteur, de la participation à un ensemble de codes communs qui sont les signes, la langue et la culture.


Au XIVe siècle, ‘lecture’ a le sens de ‘récit’, d’où fut peut-être dérivé, beaucoup plus tard, celui de matériel de lecture puis, à l’heure actuelle, celui d’objet de lecture. Car l’usage de la lecture se confond avec l’imprimé. La lecture, c’est aussi l’objet lu ou à lire: rapporter une moisson de ‘lectures’ exprime une potentialité dans laquelle la chose à lire et la chose lue se confondent dans un même rapprochement temporel. Ainsi l’usage du livre que peut procurer le savoir-lire ouvre l’accès à la culture que dispensent les civilisations écrites.


Depuis deux décennies, on appelle aussi lecture une forme de critique littéraire. On propose des lectures psychanalytique, marxiste ou ouvrière d’une oeuvre. Avec le progrès technologique, le sens du terme lecture s’est étendu au décryptage des signes, signaux et sons par les machines qui élaborent ou restituent les données.


L’évolution historique du terme lecture et la description de ses avatars montrent qu’il s’inscrit dans une perspective accrue de communication, selon des modes différents, incluant divers relais humains ou techniques. Mais cette description ne saurait rendre compte des fins et des motivations de l’acte de lecture, ni du rôle que joue la lecture dans la création littéraire, dans la production et la diffusion éditoriale.


A notre avis, la présentation d’un cours d’analyse scientifique des fonctionnements des « textes » dans la classe de F.L.E., est possible et nécessaire. Cette étude pratique ne doit pas se faire sous l’invocation de la ‘lecture’ mais sous l’intérêt de la littérature en elle-même. Par sa richesse et sa disponibilité, le texte littéraire se prête en tant qu’objet à des activités discursives extrêmement variées.


Dans le cadre de notre étude, nous proposons un exercice pratique d’analyse de textes à partir d’une lecture d’un conte littéraire « L’inconnue de la Seine » de Jules Supervielle.

 



BREF HISTORIQUE


I. LE CONTE


Attesté dès 1080, le mot conte dérive de « conter » (du latin computare), énumérer ; puis énumérer les épisodes d’un récit, d’où raconter : Conformément à son origine populaire, conte, comme conter et conteur, a toujours fait partie du langage courant, d’où son emploi souvent imprécis. Jusqu’à la Renaissance, le mot est encore à double sens : « récit de choses vraies », mais aussi récit de choses inventées (Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle de Huguet). En 1694, le Dictionnaire de l’Académie définit le conte comme ‘narration’, récit de quelque aventure soit vraie, soit fabuleuse, soit sérieuse, soit plaisante. L’accent s’est donc progressivement déplacé, et le mot conte, qui désignait d’abord un récit fait dans une situation de communication concrète, orale au départ, en est venu à désigner le récit d’un certain « type d’événement ».


1.1 Conte populaire, conte littéraire et nouvelle


En tant que pratique du récit, le conte appartient à la fois à la tradition orale populaire et à la littérature écrite.


Pour la tradition orale, le conte se distingue nettement des genres thématiquement voisins du ‘mythe’ et de la ‘légende’, d’une part, de l’anecdote et du ‘récit biographique’, d’autre part, en ce que les événements qu’il narre sont explicitement présentés comme fictifs. L’oralité du récit n’est pas un critère distinctif pertinent, puisqu’elle est, par définition, commune à tous les genres traditionnels.
En littérature, l’emploi de ce mot n’a jamais obéi à un usage fixe, et le conte en tant que tel n’a pas constitué un genre précis, dont on analyse les éléments constitutifs à défaut d’en codifier la production.


Au Moyen Age, une bonne partie de la littérature est orale, chantée ou récitée. Le narrateur – le ‘conteur’ – est physiquement présent, et ‘conte’ désigne tout récit d’une aventure, d’une anecdote quelconque.


Au XVIe siècle, li existe une synonymie entre nouvelle et conte qui prouve le caractère oral prononcé de la nouvelle dans cette période.


Au XVIIe siècle, tout caractère oral des récits écrits a disparu, on ne fait plus l’association nouvelle/conte. En revanche, le mot ‘conte’ apparait dans les titres de recueils ayant en commun leur caractère merveilleux : Contes de ma mère l’Oye, de Perrault, Contes de fées, de Mme d’Aulnoy ; plus tard, contes orientaux; imitant les Contes des Mille et Une Nuits traduits par Gallane entre 1704 et 1712.


Au XVIIe siècle, le terme apparait dans des récits courts, pas forcement fantastiques, mais qui établissent une certaine distance par rapport à la réalité en raison de leurs intentions didactiques : contes philosophiques de Voltaire, Contes moraux de Marmontel, etc.


L’ambiguïté entre ‘nouvelle’ et ‘conte’ s’accentue au XIXe siècle, âge d’or du récit bref. ‘Conte’ finit par être plus employé que ‘nouvelle’ dans les titres de recueils, même ceux qui ne comportent que des histoires vraisemblables (Contes du lundi de Daudet, par exemple). Ces deux termes ne s’excluent pas dans l’esprit des auteurs. Ainsi, dans sa correspondance, Mérimée qualifiait « La Vénus d’Ille » à la fois de ‘conte’ et de ‘nouvelle’ : Il semble qu’on ait alors affaire à un seul genre, le récit bref, qui porte indifféremment ces deux noms.


Le XXe siècle voit le retour à un emploi plus rigoureux de ces deux termes, réservant l’appellation de « conte » pour des récits courts, soit merveilleux ou fantastique, soit facétieux, sans que l’ambiguïté terminologique ait entièrement disparue.


En littérature, le conte est donc un genre assez mal défini. Il est d’autant plus circonscrit que la distribution des termes ‘nouvelle’ et ‘conte’ est rigoureuse : celle-ci semble reposer implicitement sur l’opposition vraisemblable/non vraisemblable et, dans une mesure bien moindre, sur la notion de contage, c’est-à-dire de narration orale.


L’histoire de la littérature montre que tous les textes intitulés contes n’en sont pas nécessairement, et que de véritables contes portent parfois un autre titre.


1.2 Conte et narration


Jusqu’à une époque récente, la pratique du conte populaire était une situation de communication concrète, orale. Le narrateur était présent et interpellait l’auditoire, qui intervenait parfois dans le récit. Ce caractère disparaît presque entièrement au XVIIe siècle, pour réapparaître avec force au XIXe. On peut même se demander si les éditeurs de Maupassant n’ont pas choisi d’intituler ses récits contes et nouvelles avant tout parce que la moitié d’entre eux (150 sur 300) sont des histoires ‘contées’.


Maupassant a épuisé toutes les ressources d’utilisation, systématisant cinq modes de présentation : récit à un auditoire d’une aventure que le narrateur a vécue et dont il a été témoin; rencontre d’un ami, qu’il met au courant de certains faits de son passé; évocation de souvenirs personnels qui s’adressent directement au lecteur; récit d’une aventure apprise par ouï-dire et lettre.


1.3 Conte et fiction


Le conte est avant tout un récit non thétique, qui ne pose pas la réalité de ce qu’il représente mais au contraire cherche plus ou moins délibérément à détruire l’ « illusion réaliste ». Les formules initiales et finales, essentielles dans la tradition orale, inscrivent d’emblée ces récits sous le signe de la fiction : Ceci se passait au temps (..) et il se maria avec la Belle aux cheveux dor, etc.
Ces formules sont beaucoup plus rares en littérature, parce que le sujet-même des contes suffit à en accentuer le caractère fictif ; en effet, le surnaturel y tourne soit au merveilleux, soit au fantastique, soit encore au surréel, selon le contexte culturel de l’époque.


La typologie du conte dans la tradition orale reflète bien l’importance primordiale de la fiction comme caractère distinctif. En effet, la tradition orale regroupe sous le même vocable les contes merveilleux, les contes facétieux, les contes d’animaux, les histoires d’ogre ou de diable dupés, les contes de menterie et les histoires énumératives.
Pour la tradition littéraire, le critère de fiction s’est légèrement déplacé vers l’opposition vraisemblable/non vraisemblable; cela reflète la différence socio-culturelle des publics auxquels les deux traditions furent d’abord destinées. Pour le reste, le conte littéraire correspond, dans les grandes lignes, à celle du conte populaire, avec ses branches principales : le conte facétieux, le conte merveilleux et le conte fantastique.


En ce qui concerne notre conte à analyser « L’Inconnue de la Seine« , nous pourrons le définir comme un conte fantastique, surréel.


2.  LA STRUCTURE GENERALE DU CONTE


LA SEMIOTIQUE LITTERAIRE: UNE NOUVELLE POSSIBILITE DANS LA CLASSE DE LANGUE


La sémiotique littéraire cherche à utiliser toutes les possibilités d’analyse sémantique des discours, soit pour dégager un caractère « littéraire » distinctif, soit pour relever des structures inaperçues au sein du texte littéraire : cela va des structures phonétiques aux modèles actanciels en passant par les systèmes ‘transformationnels’ – emprunts à la linguistique moderne – à l’oeuvre dans les créations poétiques.

Elle peut privilégier, comme le font A.J.Greimas et d’autres (F.Rastier, J.C.Coquet) les relations logico-sémantiques dans le discours ou, comme l’a tenté Barthes dans « S/2« , l’imbrication de ‘codes’ culturels-idéologiques.


En réalité, nous chercherons la spécificité de la sémiotique en matière d’études littéraires à l’intérieur d’une classe de langue étrangère, dans deux directions. Au sein de la rigueur des méthodes, d’abord, inspirées par la linguistique, mais aussi par le folklorisme (V.Propp) science sociale, par la psychanalyse (L’analyse du rêve et des lapsus par Freud) et par l’approche structurale en anthropologie (Levi-Strauss).


Quant à l’objet littéraire et par rapport à d’autres approches; théories et critiques littéraires, etc., la sémiotique a plusieurs vertus indiscutables : notamment l’alliance de la rigueur méthodologique à une ampleur de vues inégalée et de ces éléments à une optique très particulière que traverse l’objet narratif poétique. Par la vertu sémiotique, l’objet littéraire est traité comme un objet scientifique, et tout objet scientifique comme ‘signe’, à faire et à défaire.


Ce procédé sert à finir avec le mythe sacré du texte littéraire et particulièrement, de l’auteur du texte qui est propriétaire et exploitant du sens, en les rendant plus tangibles. Il donne aux apprenants des langues, des clés essentielles qui vont leur permettre d’interpréter les différents sens du texte et de trouver les diverses sources de l’oeuvre littéraire utilisées par l’écrivain.


Dans le voyage analytique d’un texte, il ne s’agit pas d’obtenir une explication du texte, un résultat positif (un signifié dernier qui serait la vérité de l’oeuvre ou sa détermination) mais il s’agit d’entrer par l’analyse (ou ce qui ressemble à une analyse) dans le jeu du signifiant, dans l’écriture : en un mot d’accomplir, par son travail, le pluriel du texte.


Nous pouvons aussi envisager dans la didactique des langues d’adopter un point de vue sémantique qui s’attache aux éléments concrets du langage intertextuel. L’intertextualité établit un échange entre deux ou plusieurs textes. C’est principalement un phénomène d’écriture ou de réécriture qui se construit par l’insertion d’un texte dans un autre. Julia Kristeva qui a introduit en France la notion d’intertextualité, en a proposé la définition suivante :
« Le texte est donc une productivité (…) il est une permutation de textes, une intertextualité : dans l’espace d’un texte, plusieurs énoncés, pris à d’autre textes, se croisent et se neutralisent. »


Cette approche donne aussi aux apprenants de nombreuses clés d’interprétation et de lecture d’un texte littéraire et elle amène l’apprenant à faire un travail individuel d’observation et de découverte des traces de cultures différentes présentes dans l’oeuvre littéraire.


Il est évident que pour faire une analyse sémiotique et intertextuelle il faut avoir des compétences linguistiques dans ces domaines. Ces compétences doivent être acquises au cours de l’apprentissage des langues dans lequel nous établirons une place importante d’initiation à l’analyse structurale des textes.


A ce propos, nous allons essayer d’entreprendre, à l’aide de l’analyse sémiotique, une possible interprétation des sens et non pas du sens, du conte de Jules Supervielle.



« L’INCONNUE DE LA SEINE » :
UNE APPROCHE SEMIOTIQUE DU TEXTE


L’inconnue de la Seine » fait partie du recueil de contes « L’enfant de la haute mer » publié pour la première fois en 1931. C’est une des oeuvres favorites du poète : 

« J’aime tous mes enfants . une tendresse particulière m’inclinerait peut-être tout de même, vers ‘L’enfant de la haute mer‘ vers ‘Le voleur d’enfants’ vers… mais quoi,  voici que je m’apprête à citer tous mes livres ! »


C’est la photographie d’une noyée qui a fait naître l’idée de ce conte chez Supervielle dans la poésie duquel les ‘morts’ avaient déjà une grande place :

« Cette image a fait naître un de mes contes, ‘L’inconnue de la Seine‘, me l’a imposé. »


L’histoire est relativement simple. L’inconnue de la seine est une jeune suicidée. Elle était descendue chez les « Ruisselants » qui conversent par les phosphorescences de leurs corps. Par désir de protéger son identité, elle avait refusé d’ôter sa robe comme l’avait fait les autres noyées. Confuse de se singulariser ainsi, pour se faire pardonner sa robe ‘(…) elle était toujours la première à saluer et s’excusait souvent, même s’il n’y avait pas lieu (…). page 76.

Au « ‘Grand Mouillé », qui est le chef des noyés et qui était venu la voir, elle exprime son désir d’entendre quelques bruits de la terre. La complexité et la simultanéité de la Création ont laissé dans sa mémoire des facettes et des reflets dont elle ne sait refaire une unité. Mais, ‘mauvaise mémoire’, elle avait oublié qu’elle n’avait pas le droit d’errer dans le monde des vivants, monde qu’elle avait quitté de son plein gré.


L’inconnue de la Seine aboutit a une mort ratée, elle ne trouve au fond des eaux qu’une autre vie, terne et sans relief, avec les mêmes sentiments de jalousie et d’envie qu’elle avait fuits en se suicidant.


Elle trouvera la guérison refusée à ‘L’enfant de la haute mer’ car, ne voulant pas vivre de la vie des noyés, elle coupa un jour le fil d’acier qui l’attachait au fond de la mer’ pour enfin ‘mourir tout à fait ‘ (page 81).


1. LA SEGMENTATION DU TEXTE


Dans notre entreprise visant à faire une analyse structurale du texte, nous allons recourir d’abord à l’un des procédés typiques de l’analyse narrative en termes de suites séquentielles, c’est-à-dire à l’analyse séquentielle. Elle va nous permettre d’organiser le texte différemment de la segmentation initiale faite par l’auteur.


1.1. Analyse séquentielle


Cette démarche nous présente le texte littéraire comme un mécanisme d’informations. I. Revzin écrit :

« Dans chaque processus d’élaboration de l’information on peut dégager un certain ensemble A de signaux initiaux et un certain ensemble B de signaux finaux observés. La tâche d’une description scientifique, c’est d’expliquer comment s’effectue le passage de A à B et quelles sont les liaisons entre ces deux ensembles » (…).


La formulation de Revzin résume bien le principe du découpage séquentiel où il faut d’abord établir les deux ensembles, initial et final, puis chercher les différentes mobilisations liées aux verbes et les transformations qui se réalisent à l’intérieur du récit, lesquels permettent de définir le passage d’une séquence à une autre.

Il faut remarquer que cette notion d’ensemble ou de séquence n’est pas toujours facile à définir ; tous les récits ne s’organisent pas en séquences apparemment ordonnées, car cette
logique dépend de l’auteur et de ses contraintes.


1.2. Découpage en séquences


La segmentation en séquences nous permet de faire une organisation du texte différente de celle de la fragmentation éventuelle en chapitres, sans en faire une lecture complète

A.J. Greimas procède de la façon suivante :


1).  Il tient compte du dispositif graphique en paragraphes.

2). Il fait intervenir d’autres critères plus uniformes :


a. Des critères spatio-temporels
b. Des disjonctions logiques
c. Des disjonctions actorielles
d. Des oppositions comme euphorie vs dysphorie, narration vs narration vs commentaire, etc.


Nous allons tenter d’établir le parcours syntagmatique et linéaire du texte qui nous intéresse, en désignant les rôles et les fonctions des acteurs (Code Actanciel) et aussi en nous arrêtant sur la dimension de l’espace à l’intérieur du récit (Code Topographique) et sur la temporalité propre au texte (Code chronologique).


1.2.1 La temporalité.


Du point de vue temporel, nous pouvons diviser notre texte en trois séquences. La première et la dernière séquence renvoient à une période temporellement déterminée et la deuxième séquence raconte les événements situés pendant une période indéterminée :
séjour dans les profondeurs de la mer.

Nous devons tenir compte de différents critères, pour opérer un découpage en séquences

1.2.2.  La spatialité


avant vs temps limité (trois nuits : … au coeur de sa troisième nuit)
pendant après

vs temps indéterminé vs temps limité (la nuit marine
. deux ans auparavant… marine
…. chaque jour… Dans la nuit)


Du point de vue spatial, nous pouvons aussi diviser le texte en trois séquences. Une première séquence qui se déroule dans des eaux du fleuve (haut), une deuxième, dans des eaux profondes (bas), et une troisième dans des eaux moins profondes (haut).


fleuve (haut) VS profondeurs de la mer (bas) VS eaux moins profondes (bas/haut)


englobé VS englobant VS englobé


Grâce à la délimitation temporelle, nous pouvons opposer la première et la dernière séquence à la deuxième.


1.2.3 Les actants


La disjonction actorielle permet d’établir une frontière assurée entre les différentes séquences. Du point de vue actoriel, nous pouvons diviser notre texte en trois séquences.


Une première séquence avec un acteur principal, la jeune fille noyée, et des actants collectifs

acteur collectif (l’eau, le fleuve) VS acteur individuel (une jeune fille noyée, des policiers, une robe, un lingot de plomb, un homme grand et nu)


L’homme grand et nu et le lingot de plomb annoncent le début de la deuxième séquence.


acteur collectif (la mer, les profondeurs) VS acteur individuel (L’Inconnue de la Seine, Le Grand Mouillé, Les Ruisselants, la robe, des poissons, un cheval, des ciseaux)

Le dernier actant (les ciseaux) prédit le commencement de la troisième séquence.

acteur collectif (les eaux moins profondes) VS acteur individuel (une errante noyée, des poissons favoris)

1.3. Les Séquences

Les séquences sont délimitées à l’aide de :

  • CODE ACT (code actanciel)
  • CODE TOP (code topographique)
  • CODE CHR (code chronologique)
1.3.1.Première séquence : La descente entre deux eaux.

« Je croyais qu’on restait au fond (page 65) — > … autre chose qu’une petite morte » (page 67)

CODE ACT : Présentation du personnage principal : une noyée de dix-neuf ans
Reprise anaphorique : une petite morte (page 67)

Entrée des acteurs différents :


La Seine
– Des policiers nommés « les pénibles représentants de la police fluviale » (page 67)
Un homme très grand et nu (page 67)

Entrée des actants inanimés :
Une robe (page 65)
un lingot de plomb (page 67


CODE TOP :  La Seine (englobé)

Disjonctions spatiales :
. « C’est un peu après le Pont Alexandre… »  (page 65)
« Enfin elle avait dépassé Paris …(page 66)

… « du vieux fleuve de France » … (page 67) – « Dans la traversée d’une ville » …(page 67)


Des Rives ornées d’arbres et de pâturages (englobant)


… « et filait maintenant entre des rives ornées d’arbres« .. (page 66)


CODE CHR  : Trois nuits


… « au coeur de sa troisième nuit dans l’eau. » ( page 67)


1.3.2. Deuxième séquence : La descente dans des profondeurs.


« Et le corps de la jeune fille baigna dans une eau de plus en plus profonde. » (page 67) —> … « qu’elle avait ramassés, avant de s’enfuir. »  (page 81)


CODE TOP : Les profondeurs de la mer


Disjonctions spatiales :
… »dans une eau de plus en plus profonde » (page 67)
« … atteint les sables qui attendent sous la mer »…(page 68)
« Le séjour dans les profondeurs »…( page 72)


CODE ACT :  Réintroduction et identification des Acteurs :


La noyée de dix-neuf ans devient l’Inconnue de la Seine, laquelle est nominalisé par des anaphores telles que : la nouvelle venue, la jeune fille, pauvre enfant, petite débauchée et mignonne.


L’homme grand et nu devient « Le Grand Mouillé » ; le personnage est nominalisé par des anaphores : ce marin des abîmes, l’homme, un géant de notre faune, un guerrier taillé dans la banquise.


– le lingot de plomb

– la robe

Entrée des nouveaux personnages :


– Des êtres phosphorescents identifiés comme les « Ruisselants« 
– une jeune fille appelée « La Naturelle« 
– une naufragée dont la raison avait était ébranlée,
– une femme, qui fait des reproches à l’Inconnue,

– des poissons avec des fonctions précises : des poissons-torche et des poissons domestique.

– un cheval

-des ciseaux


CODE CHR :  Il n’y a pas de temps précis.

Disjonctions temporelles :
« une jeune fille qui avait naufragé deux ans » (page 72)
« elle passait sa journée à… (page 76)

« Chaque jour  » (page 76)
… »en ce moment même« … (page 77)
… »qu’elle portait jour et nuit. »  (page 78)

« Mais, un jour« …(page 79)
… »et qu’elle se fut trouvée dans la nuit profonde« …(page 81)

1.3.3. Troisième séquence : L’émersion ou le retour


« Mourir enfin tout à fait’, pensait-elle »… (page 81) —> « … à mesure qu’elle regagnait les eaux moins profondes » (page
82)


CODE ACT :


– L’inconnue de la Seine devient de nouveau l’errante noyée.

– Des poissons favoris.

CODE TOP :

 – L’Inconnue part des eaux profondes pour aller vers des eaux moins profondes.


Disjonction spatiale :
« en s’élevant dans l’eau » ( page 81)
… »à mesure qu’elle regagnait les eaux moins profondes« . (page 82)


CODE CHR : La nuit marine


Disjonction temporelle :
« Dans la nuit marine« …(page 81)


Le découpage que nous avons fait est loin d’être la seule possibilité de distribution séquentielle. Le texte peut être divisé en unités plus petites, les sous-séquences. Mais nous avons choisi de travailler sur les trois séquences précédentes.


1.4. Code analytique


Nous pouvons établir le code analytique de l’Inconnue de la Seine à partir d’une lecture lacunaire du texte, en prenant la première séquence et en la comparant à la dernière séquence.

Nous trouvons des similitudes et des oppositions :

1ère séquence :
(« Je croyais qu’on restait au fond du fleuve, mais voilà que je remonte pensait dans l’eau confusément cette noyée de dix-neuf ans qui avançait entre deux eaux » (page 65)

 = dysphorique (eau de la peine, vie, fuit la vie terrestre) 

VS

dernière séquence :
(« Mourir enfin tout à fait, pensait-elle, en s’élevant » (page 81)

= euphorique (eau de la joie, mort, fuit la vie dans les profondeurs de la mer)

******

« Heureusement la nuit venait et ils n’insistèrent point »  (page 65)

VS


« Dans la nuit marine ses propres phosphorescences devinrent très lumineuses » (page 81)


Ici, la nuit sert de refuge et d’abri. Elle est euphorique.

******


« Elle allait sans savoir que sur son visage brillait un sourire tremblant mais plus résistant qu’un sourire de vivante, toujours à la merci de n’importe quoi » (page 66)

VS


« Alors, son sourire d’errante noyée revint sur ses lèvres » (page 81)


Similitude : dans la dernière séquence elle récupère son sourire d’errante noyée, lequel avait été perdu dans le passage de la deuxième séquence.


sourire tremblant VS sourire d’errante

******


« Atteindre la mer, ces trois mots lui tenaient maintenant
compagnie dans le fleuve » (page 66)


VS


« Et ses poissons favoris n’hésitèrent pas à l’escorter « (page 82)


Dans la première séquence, elle fait son voyage seule, accompagnée seulement par ses pensées.

Dans la dernière séquence elle fait son dernier voyage en compagnie de ses poissons favoris.


 – Première séquence (solitude, ses pensées)

VS

 – Dernière séquence (compagnie, ses poissons favoris)

******


« …la gorge cherchant encore quelque force du coté de la vie… » (page 66) = vie, respirer

VS

« …n’hésitèrent pas à mourir étouffés… » (page 82) = mort, étouffer


*****************


En S’, l’Inconnue de la Seine cherche à « mourir tout à fait » ;

en S, elle cherche tout simplement à « mourir« .


Nous dégageons la structure suivante :

S  ——————————————————————–> S’

mourir                                                                   mourir tout à fait          
mort                                              néant                                                                                 


La transformation est progressive. Suivons cette progression :

a) Le récit commence avec une première transformation de la situation du personnage : L’Inconnue veut rester au fond du fleuve et mourir noyée mais « voilà que je remonte » (page 65)


b) Une deuxième transformation se produit au moment où la jeune fille suicidée croit qu’elle n’arrivera jamais à atteindre son but, la mer :


« Mais vous y êtes, lui dit, de tout près, un homme qu’elle devinait très grand et nu (…) … et lui attacha un lingot de plomb à la cheville  (…) il lui prit la main avec autorité » (page 67)


c) Cependant, la transformation n’est pas définitive. Elle l’est au moment où :

« le corps de la jeune file baigna dans une eau de plus en plus profonde..  » (page 67)


d) Et encore :


« Ouand ils eurent atteint les sables qui attendent sous la mer, plusieurs êtres phosphorescents vinrent à eux … » (page 68)


e) Puis


« La jeune file se résigna et, à l’imitation de ceux qui entouraient, se mit à faire le geste d’écarter des algues et des poissons » (page 71).


Le séjour dans les profondeurs de la mer, accomplit une transformation du sort de l’Inconnue :


f) Comme une transformation en amène une autre, la vie dans les profondeurs de la mer transforme l’amitié de l’Inconnue et des Ruisselants:


« L’une après l’autre, les mères refusèrent de laisser leurs filles fréquenter l’Inconnue de la Seine, à cause de cette robe qu’elle portait jour et nuit.« 


« …mais, un jour, celle-là même qui avait toujours été la meilleure amie de l’inconnue, s’approcha d’elle avec un visage qui voulait dire : Moi aussi je vous en veux. » (page 78)


g) Même dans l’au-delà, l’Inconnue trouve désordre et agitation:

« Est-ce que ce n’est pas là, pensait-elle, ce qu’on appelle sur terre, l’envie? »

h) En voyant rouler de ses yeux de lourdes perles, l’Inconnue comprend le malheur de son destin : elle est condamnée à vivre en étant morte;


i) et c’est à ce moment-là qu’il y a une transformation soudaine:


« …elle coupa le fil d’acier qui l’attachait au fond de la mer avec les ciseaux noirs . . . qu’elle avait ramassés, avant de s’enfuir » (page 81)


j) et détermine brutalement une situation finale :


« …mourir enfin tout à fait, pensait-elle, en s’élevant dans l’eau. » (page 82)


Dans notre récit, c’est la transformation progressive qui crée un effet de suspens. Ainsi, dans le conte de Supervielle, la première séquence décrit le parcours de la jeune fille noyée pour atteindre la mer; la deuxième, le séjour dans les profondeurs de la mer et la relation entre cette jeune fille et leurs habitants. Or c’est bien cette dernière relation qui est l’enjeu du récit et qui produira la situation finale.


Nous pouvons résumer ces transformations par le schéma suivant:

avant
S
le fleuve
mort
immersion

entre deux eaux  ———————  T                      
                                                    la mer
                                descente dans des eaux profondes  
                                        … il lui prit la main (…)
                                 et le corps de la jeune fille
                           baigna dans une eau de plus en plus profonde                                                                          (page 67)

      ———–> S’   ————————>  après ———————–> S »
                     vie                                                                   néant                       
                   la mer                                        eaux moins profondes

        séjour dans les profondeurs                                     émersion


Le récit s’organise en fonction de sa fin : c’est parce que la jeune fille noyée entre dans une autre vie que le narrateur nous raconte la série des événements antérieurs.


2. Niveaux d’analyse


Le contenu d’un texte peut être analysé à différents niveaux de profondeur ; du plus concret : le niveau figuratif, au plus abstrait : le niveau thématique.

Ces niveaux peuvent être étudiés séparément ; de même pour les relations qu’ils entretiennent entre eux. Ce réseau relationnel nous permet de décrire la production de la signification dans un texte.

                    S—————————–   t ——————————- > S’

                     mort                              vie                                  néant

abstrait    

             une noyée de         L’Inconnue et            une errante noyée

             dix-neuf ans          des Ruisselants             et des poissons

concret


         mort par immersion     séjour dans            mort par émersion


                                         les profondeurs
                                             de la mer


2.1 Le niveau figuratif


Le niveau figuratif représente le contenu du texte tel que nous pourrions le voir manifesté dans le monde accessible à nos sens. Les personnages du récit sont pris en compte en tant qu’acteurs et par rapport à leurs actions dans des lieux et des temps déterminés.


Nous pouvons distinguer une approche paradigmatique: un classement des figures, et une approche syntagmatique: un déroulement des parcours figuratifs.


2.1.1. Les oppositions figuratives : la représentation spatiale

Les traits figuratifs qui s’opposent donnent le sens au figuratif paradigmatique. Les indications spatiales de l’Inconnue de la Seine sont articulées en :


a )   haut           vs            bas

b)    près           vs            loin


Elle sont révélées par les formules suivantes :


a)  L’opposition figurative « haut » vs « bas » est donnée d’abord, par le parcours que notre noyée fait entre deux eaux et, après, par la descente dans les profondeurs de la mer.


             haut                          VS                          bas

La ville: Paris                                        Les profondeurs de la mer
Le fleuve: La Seine

« cette noyée de dix-neuf ans               « Et le corps de la jeune fille

qui avançait entre deux eaux »              baigna dans une eau de                                                               plus en plus profonde »

(page 65)                                                       (page 67)

« s’exposer (…) là sur la morgue. »        « Pourquoi me suis-je jetée
                                                                       à l’eau ? »

             (page 65)                                        (page 72)


« elle avait dépassé Paris                  « Une fois seulement  j’ai vu    et filait maintenant                             tomber au fond de lamer… »

entre des rives« 
     (page 66)                                                 (page73)

 

             haut                        VS                        bas


« …elle avançait, humble          vs             en s’élevant dans l’eau
et flottant fait-divers                                           (page 81)

sans connaître                                                 
d’autre démarche                                      « à mesure qu’elle

que celle du                                                regagnait les eaux

vieux fleuve de France »                              moins profondes« 

( page 67)                                                      (page 82)



b) L’opposition figurative « près » vs « loin » est donnée par le contact entre l’Inconnue de la Seine et les habitants des profondeurs de la mer.

                   près                      VS                            loin

 

« … elle fut maintenue                             « leurs gaffes en essayant

quelques instants.                                en vain d’accrocher sa robe »
contre l’arche d’un pont… »
        (page 67)                                                   (page 65)


« …qui lui attacha un lingot… »                   « … l’homme …les écarta

                                                                           d’un geste… »

      (page 67)                                                        (page 65) 

 


« … il lui prit la main . . . »                           « … le Grand Mouillé, qui
                                                             se tenait toujours de profil
                                                                    par rapport à elle… »

   (page 67)                                                             (page 69) 


« Des gens de tout âge

s’approchaient avec curiosité. »

(page 70)


« Le lingot de plomb

attaché à sa jambe la gênait« 

(page 70)


« …autour de son visage et

de son corps, jusqu’à les toucher« 

(page 71)


« …s’attachaient à la personne

de chaque Ruisselant… »

(page 71)


« …une autre jeune file s’approcha… »

(page 72)


                    Près                      VS                     Loin


« Près de l’Inconnue de la Seine,

l’homme retint la bête… »

(page 74)


« …chastement allongés

l’un près de l’autre« 

(page 76)


« Et vous-même qui êtes là,

près de moi … »

(page 78)

 

 

« Et le beau cheval répudié

s’en retourna avec… »
(page 75)


.. la jeune fille vivait à l’écart …

(page 76)
…refusèrent de laisser leur filles fréquenter
l’Inconnue… » (page 78)
Elle s’enfuie vers des régions désertiques … (page 81)
Quand elle eut laissé
loin derrière …(page 81)

près VS loin

…s’approcha de le ..(page 79
‘Et ses poissons favoris n’hésitèrent pas à
l’escorter…(page 82)


L’espace du « près » est celui de la conjonction tandis que celui du « loin » représente la disjonction


L’Inconnue de la Seine Les Ruisselants
Les Ruisselants
L’Inconnue de la Seine
Ce sont les Ruisselants qui effectuent les mouvements de « près » et de « loin » vers l’Inconnue de la Seine.


3.1.2. Le parcours figuratif


En abordant le figuratif dans une perspective syntagmatique, nous apercevons comment les figures se développent en parcours et s’agencent entre elles. Elles constituent des ‘configurations’ ou des ‘motifs’ lesquels peuvent être plus ou moins fréquents à travers l’oeuvre d’un auteur ou d’une époque déterminée.


Le motif (ou configuration) relève moins des structures discursives que d’un découpage, d’une organisation socio-culturelle du monde.
En étudiant l’oeuvre poétique de Supervielle, nous remarquons le motif très fréquent de la « mort », qui regroupe autour de l’objet « mort*, plusieurs parcours figuratifs : « solitude/non-solitude », « amitié / non-amitié », « près / loin », « haut / bas », « immersion / émersion », etc.


Dans « L’Inconnue de la Seine » le motif est « la mort ». La jeune fille s’immerge pour trouver la mort. Elle émerge pour mourir enfin « tout à fait »

immersion solitude
émersion non-solitude

 3.2 Le niveau narratif


Le niveau narratif concerne les actants (perspective paradigmatique) et leurs divers parcours (perspective syntagmatique).

La structure narrative donne du sens aux éléments figuratifs qu’elle intègre et véhicule des valeurs thématiques. Le niveau narratif est intermédiaire entre le figuratif et le thématique.


3.2.1 Les relations actancielles


La modification d’une opposition figurative prend un sens en tant que concrétisation figurative d’une relation actancielle. Cette transformation est interprétée dans un sens thématique.


Dans le texte qui nous concerne, les thèmes « mort vs vie vs néant » sont produits par un certain type de relation entre les personnages, qui se manifeste à son tour par les positions de ceux-ci dans l’espace. Nous pouvons donc remonter, au cours de notre interprétation du récit, du niveau le plus concret au niveau le plus abstrait :


+abstrait thématique
narratif
figuratif †concret
S
m o r t
une noyée solitude .
immersion
vie
• l’inconnue des ruisselants
non-solitude séjour
– S’
->néant
– une noyée des poissons
non-solitude émersion


3.2.2 Le modèle actanciel


Nous avons vu dans la structure du conte que V.Propp recensait 31 fonctions dans sept sphères d’actions différentes. C’est à partir de là que A.J. Greimas a élaboré son modèle actanciel à six actants, en simplifiant l’inventaire Proppien et en substituant à la notion de ‘fonction’ la formule d’ « énoncé narratif.


Les fonctions, selon la syntaxe traditionnelle, ne sont que des rôles joués par les mots (Le sujet fait l’action; l’objet subit l’action, etc.). L’énoncé élémentaire peut être comparé à un spectacle : le contenu des actions change tout le temps, les acteurs varient mais l’énoncé spectacle est permanent par la distribution des rôles sous forme d’oppositions :
sujet – objet /destinateur – destinataire/ adjuvant – opposant


La relation de la première catégorie actancielle « sujet/ objet » se déroule sur un axe à implication sémantique du « désir » qui se transformera en « quête ».

Le couplet « sujet / objet »  doit être entendu au sens syntaxique et logique, alors que l’opposition « destinateur/destinataire » (émetteur – récepteur) provient d’un modèle de communication dans l’énoncé : il est donc à distinguer du couple analogue qui organise l’énonciation. Quand au couple « adjuvant/opposant », il relève plutôt de la typologie des acteurs.
En ce qui concerne le contenu concret du texte qui nous intéresse, l’énoncé-spectacle est la mort ratée d’une jeune fille de dix-neuf ans. Dans ce spectacle, nous allons analyser la mise en scène de toute une série d’actions et d’acteurs divers pour établir notre modèle actanciel.


Pour définir le Sujet et l’Objet, il faut tenir compte du fait que les rôles de Sujet et d’Objet se définissent l’un par rapport à l’autre. Il n’y a pas de Sujet sans Objet, ni d’Objet sans Sujet.


Au début du récit, le Sujet est en disjonction avec l’Objet, à la fin, il est en conjonction avec l’objet désiré.


                                             S V O


L’acteur principal du conte est la jeune fille noyée (L’Inconnue de la Seine). Dès le début, elle n’arrive pas à obtenir l’objet de sa quête : la mort.

                                            S V O
En se suicidant, cette jeune fille désire trouver la mort, le néant, le non-être. Cependant, cette mort n’est pas une fin mais une transformation.


                               mort VS vie VS néant

…………

(texte encore incomplet car en révision)

—————————————–

UNIVERSITE  de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Liliana QINTERO ANGEL pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées pour l’enseignement du  Français Langue Etrangère (D.E.S.F.L.E.) (Année universitaire 1992-1993)

Professeur M. Jean-Louis BEYLARD-OZEROFF.

« La femme adultère », une nouvelle d’Albert Camus

« La Femme adultère » (Albert Camus)

« Le langage est la condition de l’inconscient »

« La femme n’est pas-toute, il y a toujours quelque chose qui chez elle échappe au discours[1]. » (Jacques LACAN)

 

De l’Exil au Royaume

C’est en nous fondant sur la décomposition de la chaîne signifiante – et donc sur ce que nous entendons[2] à la lecture du titre de la nouvelle – que nous définirons les thèmes majeurs de notre recherche :

  • La femme a dû le taire = d’où nous inférons le thème du silence et de la communication : L’exil ( Séquence 1 )
  • La femme adulte erre = nous suggère le thème de l’errance et de la quête : du besoin au désir ( Séquence 2 et 3 )
  • La femme adule (la) terre = évoque le thème de l’amour et de l’adoration :   la Terre Promise et/ou la tentation ( Séquence 3 ), la demande ( Séquence 4 )

Nous nous proposons enfin, en nous autorisant de la théorie lacanienne de la lettre[3], d’explorer une dernière piste de lecture :

  • La femme a(du)ltère = nous oriente dans une double direction :
  1. celle de la femme altérée, au double sens de « assoiffée » et de « modifiée », d’où le thème de la soif, du désir et de la jouissance: le Royaume. ( Séquence 5 )

2. celle de l’altérité: l’autre (Lévinas) et l’Autre (Lacan)

*********************

 – Situation de la nouvelle :

« L’exil et le royaume » intervient dans l’œuvre de Camus à un moment où l’auteur est à court d’inspiration et considère ces nouvelles comme un exercice de style apte à lui faire retrouver le fil de la création. D’où le thème de la sécheresse (le désert), commun à nombre de ces courts textes et notamment au dernier d’entre eux, « La Pierre qui pousse », dont le cadre géographique ainsi que le thème final de la forêt irriguée par le fleuve Amazone manifestent l’aboutissement : l’inspiration retrouvée symbolisée par la fluidité de l’eau, paradigme de la vie.

 – L’axe sémantique de la nouvelle :

 

L’axe sémantique :

S ——————————–        t         —————————-> S’

Pierre/Sable                  Sable/Vent                   Eau/Mer/forêt[4]

Terre                                  feu/air                                     Eau

( alternance chaleur/froid : le désert )[5]

Mort                                                                                    Vie

(dysphorie)                                                                  (euphorie)

******

Analyse sémiotique

 

  1. La segmentation du texte : le code séquentiel
 – Première séquence : Le voyage en autocar à travers le désert : l’Exil

Début de la séquence page 3 : « Une mouche maigre… »  —- fin de la séquence page 8 : « Elle entra dans l’hôtel… » (disjonction spatiale)

L’axe sémantique :

S  ———————————     t —————————–>  S’

le désert                            l’autocar                          l’oasis

Code TOP :

– Le désert (nature, englobant, extérieur, statique)

– L’autocar (culture, englobé, intérieur, dynamique)

– L’oasis (nature/culture, englobant/englobé, extérieur, statique)

Code ACT : Janine, Marcel, le chauffeur, les Arabes, le soldat-chacal

Code SYM : Rappelons que le symbole est par nature ambivalent et que sa valeur (sa signification) dépend de la structure (le contexte).

On verra que la valeur-signification du désert, comme celle du silence, dans la première séquence : dysphorique, symbole de mort (par exemple, les pierres du désert, lieu où la vie biologique est impossible) s’inverse dans la troisième séquence. Le désert, peuplé d’hommes libres (les bergers nomades) et lieu de la conversion à la vie spirituelle, renferme en son sein l’oasis (lieu euphorique, symbole de vie ; par exemple, la palmeraie). Ainsi, le silence devient, dans la séquence 3, la marque de la jouissance : « … il sembla à Janine que le ciel entier retentissait d’une seule note éclatante et brève dont les échos peu à peu remplirent l’espace au-dessus d’elle, puis se turent subitement pour la laisser silencieuse devant l’étendue sans limites. » (p. 12)

« Au-dessus du désert, le silence était vaste comme l’espace » (p. 13)

Il en va de même du sable qui peut être « doux » (euphorique), notamment lorsqu’il est associé à la plage, c’est-à-dire à l’eau de la mer, ou à l’oasis : « Elle avait rêvé aussi de palmiers et de sable doux. » (p. 6) ou, au contraire, dysphorique, en association avec le vent froid du désert (comme durant le voyage en autocar, lorsque les passagers essuient « leurs lèvres et leurs yeux irrités par le sable qui s’infiltrait dans la voiture. » (p.4) ou lorsque, sur les vitres de l’autocar, « le sable s’abattait … par poignées comme s’il était lancé par des mains invisibles.» (p.3)

Le vent, quant à lui, peut être « coupant » (p. 6) et « froid » (dysphorique), ou, inversement, messager de bien-être physique et moral (euphorique), comme dans la séquence 5 où il est associé à l’eau et à la vie : « Un faible vent s’était levé dont elle entendait couler les eaux légères dans la palmeraie. Il venait du sud, là où le désert et la nuit se mêlaient maintenant sous le ciel à nouveau fixe, là où la vie s’arrêtait, où plus personne ne vieillissait ni ne mourait. » (p. 16). Egalement : « … cette rumeur de fleuve … que le vent faisait naître dans les palmiers »   et aussi : « Puis le vent parut redoubler, le doux bruit d’eaux devint sifflement de vagues. » (p.8)

***

SSq.1., p. 3 : « Une mouche maigre » -  « Soudain, on entendit… » (disjonction temporelle)

SSq.2, p. 3 : « Soudain —-> p. 4 : « Au collège … Y avait-il si longtemps de cela ? Vingt-cinq ans. »  (disjonctions temporelle et spatiale : lieu paratopique) — « Non, elle n’était pas seule… » –

— p.6 : … «… entre les pierres, des graminées sèches. »

Ssq.3., p. 5 : « L’autocar … «  – « …tiède et reposant. » (partie de la ssq.3 enchâssée dans la ssq. 2)

— p.6 : « …entre les pierres, des graminées sèches. »

Ssq. 4, p. 6 : « Le car s’arrêta brusquement. » — « … à coups d’accélérateur. »

Ssq. 5, p. 7 : « Dans un grand hoquet, l’autocar repartit. » —- « … remblais friables. » (disjonctions spatiale et actorielle)

***

 

 – Deuxième séquence :  l’oasis et le commerce dans la ville (le besoin vs le désir)

« … il faut, en effet, s’abriter du besoin. Mais du reste, de ce qui n’est pas le besoin le plus simple, où s’abriter ? » (p. 6)

Début de la séquence, page 7 : « Il y avait des heures qu’ils roulaient … lorsque des cris retentirent au-dehors. » —- fin de la séquence, page 12 : « Mais, déjà, Marcel redescendait. »

Transition, p. 7  : « Il y avait des heures qu’ils roulaient … — On entrait dans l’oasis. » (disjonction spatiale)

Ssq. 1, page 7 : « Le vent soufflait toujours… — p. 8 : « « Je monte », dit-elle à Marcel qui interpellait avec impatience le chauffeur. » (disjonctions actorielle et spatiale)

Ssq. 2 : page 8 : « Elle entra dans l’hôtel. »(disjonction spatiale)  —- p. 9 : « …la jeune fille qu’elle avait été. »

Ssq. 3 : page 9 : « Après leur toilette, ils descendirent (disjonction spatiale) dans la salle à manger » —- p. 9 : « … embarras. »

Ssq. 4 : page 9 : «Ils longeaient un petit jardin public … » ——- à la page 12 : « Mais, déjà, Marcel redescendait. »

Code TOP. : l’hôtel (chambre et salle-à-manger), les rues de la ville, la boutique, les rues de la ville

Code ACT. : Janine, Marcel, le patron français de l’hôtel (colons dominants) vs le serveur arabe de l’hôtel, des Arabes, le vieux marchand arabe, un grand Arabe (colonisés dominés)

Code CHR. : L’après-midi de l’arrivée dans l’oasis

Code SYM: Les palmiers agités par le vent chaud venu du sud et de la mer représentent la vie (dynamique) et s’opposent à la pierre (statique) balayée par le vent froid du désert qui symbolise la mort. Il est possible qu’ils rappellent aussi l’arrivée triomphale du Christ à Jérusalem avant sa passion (Mt. 21, 1-11)

***

 

 – Troisième séquence : la trêve (La montée au fort ou la tentation de la Terre Promise)

« Mais elle ne pouvait détacher ses regards de l’horizon. Là-bas, plus au sud encore, à cet endroit où le ciel et la terre se rejoignaient dans une ligne pure, là-bas, lui semblait-il soudain, quelque chose l’attendait qu’elle avait ignoré jusqu’à ce jour et qui pourtant n’avait cessé de lui manquer. » (p. 13)

Début de la séquence page 12 : « Lorsqu’ils grimpèrent l’escalier du fort (disjonction spatiale), il était 5 heures de l’après-midi. » (disjonction temporelle) —- fin de la séquence page 14 : « … les regarda descendre vers la ville. » (disjonction spatiale)

Code TOP. : « devant l’hôtel, dans la rue » (bas) l’escalier du fort (interface entre le bas et le haut), puis la terrasse du fort (le haut), puis de nouveau l’escalier du fort et la rue.

Code ACT. : Marcel, Janine, le vieil Arabe de l’escalier

Code CHR. : La fin de l’après-midi et la tombée du jour

Code SYM :  – Qu’elle soit Tour de Babel[6] ou Tour de David, la tour est symbole de ce qui relie la terre au ciel.

  • Le vieil Arabe au milieu de l’escalier est une métaphore du médiateurentre les dieux/Dieu et les hommes : il est le guide, conducteur ou précurseur – de Prométhée à Moïse et à Jean-Baptiste :

« Au milieu de l’escalier, un vieil Arabe … leur demanda s’ils voulaient être guidés… » (p. 12)

***

 

 – Quatrième séquence : La solitude de Janine (le vide, le « rien ») ; le besoin, la demande et le désir

(J. LACAN : « Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre[7] »)

Début de la séquence page 14 : « Elle marchait sans voir personne … » – fin de la séquence page 16 : « Elle voulait être délivrée … même si les autres ne l’étaient jamais. »

Code TOP. : Au restaurant, dans la chambre, dans le lit de l’hôtel

Code ACT. : Janine et Marcel

Code CHR. : Le soir et la nuit

Code SYM. : Le besoin vs le désir

Ssq. 1 : Depuis « Elle marchait sans voir personne … » jusqu’à « … jusqu’à la mort. » (p.14)

Ssq. 2 : Depuis « Elle se traîna, en effet … » jusqu’à « Elle s’endormit sur cette question. » (p. 15)

Ssq : 3 Du besoin à la demande : Depuis « Elle se réveilla un peu plus tard. » jusqu’à « … même si les autres ne l’étaient jamais ! » (p.16)

***

 

 – Cinquième séquence : L’extase nocturne ou la jouissance (le Royaume)

« La jouissance de l’Autre est hors langage, hors symbolique » (J. LACAN)

Début de la séquence page 16 : « Réveillée, elle se dressa dans son lit »  —- fin de la séquence page 18 : « … renversée sur la terre froide. »

Code TOP. : La chambre de l’hôtel, les rues de la ville (bas), la terrasse du fort (haut)

Code ACT. : Janine

Code CHR. : La nuit

Code SYM. : L’eau matérielle vs l’eau vive

Ssq. 1 : Depuis « Réveillée, elle se dressa dans son lit… » jusqu’à « A l’instant, oui, cela du moins était sûr ! » (p. 16)

Ssq. 2 : Depuis « Elle se leva doucement… » jusqu’à « … et elle se jeta dans la nuit. » (p.17) (disjonctions spatiales)

Ssq. 3 : Depuis « Des guirlandes d’étoiles … » jusqu’à «  … les espaces de la nuit. » (p. 17)

Ssq. 4 : Depuis « Aucun souffle, aucun bruit… » jusqu’à « … renversée sur la terre froide. » (p. 18)

***

 

 – Sixième séquence : le retour à la réalité (le mythe de Sisyphe ou « l’éternel retour » )

« … la question se pose à partir de ceci qu’il y a quelque chose, la jouissance, dont il n’est pas possible de dire si la femme peut en dire quelque chose – si elle peut en dire ce qu’elle en sait[8]. »

Début de la séquence p. 18 : « Quand Janine rentra (disjonction spatiale) —– fin de la séquence p. 18 : « Ce n’est rien, mon chéri, disait-elle, ce n’est rien. »

Code TOP. : La chambre de l’hôtel

Code ACT: Janine, Marcel

Code CHR. : La nuit

Code SYM. : le silence du Réel indicible. L’Autre selon Lacan. Le « rien » ou le « nada » de la mystique espagnole (Jean de la Croix).

***

  1. Le niveau narratif
  2. Le niveau thématique

**********************

I. « La femme adultère » = la femme a dû le taire

« Elle pleurait de toutes ses larmes, sans pouvoir se retenir. « Ce n’est rien, mon chéri, disait-elle, ce n’est rien. » (p. 18)

Le thème du silence dans la première séquence

La nouvelle s’ouvre sur la description d’un monde déchu, minéral, qui n’est pas sans  rappeler le « Waste Land » de T.S. Eliot. Au-dessus de ce monde exsangue, privé d’eau – cet élément indispensable à la vie – plane, « sans bruit », « une mouche maigre », dérisoire caricature de l’Esprit fécondateur du début de la Genèse, que l’iconographie religieuse représente traditionnellement sous la forme d’une colombe planant sur les eaux.

Ce monde, que la Vie semble avoir déserté, est un monde que la crispation sur l’avoir a rendu également inhumain. C’est du moins ce que suggère, dès son apparition dans le récit, le personnage de Marcel, au « front serré », au « nez large », presque simiesque, à « l’air d’un faune boudeur », et dont les mains « courtes » serrent « fortement une petite valise de toile » (p.3).

Dans un tel monde, les perceptions auditives et visuelles confirment l’absence de signification humaine : on n’entend plus que le vent « hurler » et l’on ne voit que confusément, à travers une « brume minérale ». Sons inarticulés et vision brouillée plantent le décor d’un univers hostile, comparable à celui d’une planète morte livrée au seul règne des éléments.

Car la nouvelle dresse un décor universellement dysphorique : toutes les perceptions y sont marquées négativement :

 – Le code Sensoriel :

  • « Il faisait froid. La mouche frissonnait à chaque rafale du vent sableux » (tact)
  • « le véhicule roulait, tanguait ; « défoncement de la chaussée » (cénesthésie)
  • « la lumière rare» ;  « la brume minérale … s’épaissit encore », « paysage noyé de poussière » ; « palmiers grêles et blanchis » (vue)
  • « grand bruit de tôles et d’essieux » ; « on entendit le vent hurler» (ouïe)

C’est l’image inversée du Paradis. Dans cet univers « désolé », « noyé de poussière », de sable et de pierre, il n’est pas jusqu’au règne végétal qui ne soit comme fossilisé : les palmiers, « grêles et blanchis … semblaient découpés dans du métal » (p. 4).

Apparaissent alors les deux protagonistes du récit, dont on perçoit immédiatement qu’un gouffre les sépare, de silence, d’incompréhension voire, pour Janine, d’aversion physique :

Marcel, « faune boudeur » au « front serré », au « torse pesant » et au « regard fixe », est « absent », (tel Jean Peloueyre dans « Le désert de l’amour » de Mauriac), « taciturne » (p. 14), et Janine, en apercevant ses « grosses mains imberbes », trop « courtes », se rappelle qu’elle n’a « fini par l’accepter » que par crainte de vieillir « seule » (p. 4) :

« Elle avait fini par l’accepter, bien qu’il fût un peu petit et qu’elle n’aimât pas beaucoup son rire avide et bref, ni ses yeux noirs trop saillants. » (p. 4)

Cet homme au physique ingrat de « faune » ou de satyre, n’est guère plus attirant moralement. Alors que Janine aspire à vivre, c’est-à-dire à être, ayant connu par le passé, au début de leur mariage, « l’été, les plages, les promenades, le ciel », son mari au « rire avide » est un homme de l’avoir :

« Rien ne semblait intéresser Marcel que ses affaires. Elle avait cru découvrir sa vraie passion, qui était l’argent » (p.6)

L’un, le marchand, homme de « besoin », est animé par la « passion » de posséder, enraciné qu’il est dans l’immanence, dans son souci des biens terrestres, serviteur malgré lui de Mammon, tandis que l’autre, le visage tourné vers « le ciel » a soif de bonheur, de liberté et de transcendance.

L’un n’aime guère se risquer hors de son « magasin », de sa « boutique » située à « l’ombre des arcades », si bien que les années du couple « avaient passé dans la pénombre … les volets mi-clos » (p.5), cet enfermement étant le prix à payer pour « s’abriter du besoin ». Tel est l’exil.

L’autre ne rêve que de vastes espaces ouverts et lumineux : « plages » et « promenades » sous « le ciel » de l’été, car « Sur la côte, les années de jeunesse peuvent être heureuses. » (p. 5). Tel est le royaume.

Tandis que Marcel, qui « n’aimait pas beaucoup l’effort physique » a préféré s’abriter à l’intérieur des « boutiques obscures », Janine, autrefois, au collège, « première en gymnastique », au « souffle …inépuisable », garde la nostalgie d’un passé heureux, ouvert et dynamique. Ainsi le besoin de l’un s’oppose-t-il au désir de l’autre.

Certes, « Il n’était pas avare ; généreux, au contraire, surtout avec elle. « S’il m’arrivait quelque chose, disait-il, tu serais à l’abri. » Et il faut, en effet, s’abriter du besoin. Mais du reste, de ce qui n’est pas le besoin le plus simple, où s’abriter ? C’était là ce que, de loin en loin, elle sentait confusément. » (p. 6)

Car, ce que Marcel semble ignorer, c’est que « pour une femme il ne suffit pas de la sécurité économique ni de l’engagement matrimonial pour s’ouvrir à l’homme ; ces conditions prudentielles sont même accessoires pour l’amour et le désir. Ce qui lui importe, c’est la réciprocité du cœur et du désir qui sont fruits de langage. »[9]

 – Les Arabes, « escorte muette » de ce voyage aux allures funèbres (lointain écho de la traversée de « la vallée à l’ombre de la mort » du  « Pilgrim’s Progress » de John Bunyan ?), forment un chœur silencieux qu’on n’a guère de peine à comparer aux ombres élyséennes ou aux âmes du Purgatoire.

  • « Leur silence, leur impassibilité finissaient par peser à Janine» (p.4)
  • « les passagers n’avaient plus rien vu ; l’un après l’autre, ils s’étaient tus et ils avaient navigué en silence … » (p.4)
  • « A l’intérieur de la voiture, le silence était complet. » (p. 7)

… A moins que ces « mains invisibles » (p. 3) qui lancent le sable « par poignées » sur les vitres de l’autocar ne soient celles, vengeresses, des Erynies ?

« …le vent se tut et l’on entendit mieux la pluie de sable sur les vitres. » (p. 7)

***

 – L’intertextualité :

Ssq. 3, p. 5 : « Janine sentit soudain (disjonction temporelle) qu’on la regardait… »

L’hostilité du paysage traversé, ce « plateau pierreux, désolé », est, pour Janine, renforcée par la composition exclusivement masculine des passagers de l’autocar[10]. Encore les hommes qui l’accompagnent dans ce périple aux connotations cauchemardesques (« ils avaient navigué en silence dans une sorte de nuit blanche », p. 4) ont-ils, pour certains, l’apparence d’êtres humains dégradés, à la limite de l’animalité : Marcel a « l’air d’un faune boudeur » ; quant au soldat français dont Janine perçoit soudain le regard insistant qui pèse sur elle, sa « face tannée » est celle, « longue et pointue », d’un « chacal ». Toutefois, la fixité de ce regard (« il l’examinait … fixement », p.5) fait plutôt songer à un serpent en train d’hypnotiser sa proie. Le visage du soldat français est plus loin décrit comme « rusé » (p. 12).

D’ailleurs, l’intertextualité nous permettra de déceler dans la suite du récit la dimension symbolique de l’offre que fait à Janine ce même « soldat-chacal » (p. 7) d’une « petite boîte jaune, remplie de cachous. » (p. 7)

N’est-ce pas, en effet, en flattant sa gourmandise (oralité) que le serpent tentateur du mythe de la Chute (Genèse 3, 1-13) incite Eve à manger le fruit défendu de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal ?

A ce moment du récit, la description de ce personnage énigmatique permet de s’interroger sur l’identité réelle ou mythique du soldat-chacal :

« … il paraissait bâti dans une matière sèche et friable, un mélange de sable et d’os. » (p.5)

Faut-il voir dans ce moment le début de l’« adultère » symbolique de Janine-Eve ?

 – Les Arabes

Contrairement à Marcel, l’Européen, représentant métonymique des colons français qui exercent leur domination sur l’Algérie, les Arabes voyagent sans bagages :

« Janine fut frappée, soudain, par l’absence presque totale de bagages. (…) Tous ces gens du Sud, apparemment, voyageaient les mains vides. » (p. 7)

Bien que présentés comme un collectif anonyme – « les Arabes », « des bergers » – ceux-ci ont sur Marcel, crispé sur son avoir et prisonnier de sa mallette comme Harpagon de sa cassette[11], l’avantage de n’être entravés par aucune possession. Cela fait d’eux des êtres libres, nomades, aptes à vivre et à se déplacer dans le désert comme dans leur élément.

« Sur le remblai, tout près du car, des formes drapées se tenaient immobiles. Sous le capuchon du burnous, et derrière un rempart de voiles, on ne voyait que leurs yeux. Muets, venus on ne savait d’où, ils regardaient les voyageurs ? « Des bergers », dit Marcel. » (p. 7)

On retrouve ici la signification spirituelle du désert comme lieu du dépouillement, du vide, du rien qui est la condition de la liberté et du désir.

« Sans maisons, coupés du monde, ils étaient une poignée à errer sur le vaste territoire qu’elle découvrait du regard… » (p. 13)

« Depuis toujours, sur la terre sèche, raclée jusqu’à l’os, de ce pays démesuré, quelques hommes cheminaient sans trêve, qui ne possédaient rien mais ne servaient personne, seigneurs misérables et libres d’un étrange royaume. » (pp. 13-14)

Dans le désert, ce qui compte, en effet, ce n’est pas l’avoir, la possession de richesses matérielles, mais l’entraide, la fraternité. Votre vie peut dépendre de l’autre, d’une main secourable.

« De la masse haillonneuse des bergers, toujours immobiles, une main s’éleva, puis s’évanouit dans la brume, derrière eux. » (p. 7)

Il n’est pas interdit de voir dans cette main levée le signe protecteur de la main de Fatma, propre à l’Islam, mais également d’usage dans toutes les religions du Livre.

Cette unique main, visible et bienveillante, s’oppose aux multiples « mains invisibles » et malveillantes qui lancent le sable « par poignées » sur les vitres de l’autocar.

***

Troisième séquence : la trêve (La montée au fort ou la tentation de la Terre Promise)

Entre la journée harassante qu’elle vient de vivre et l’angoisse de la nuit qui l’attend, Janine connaît, dans la paix du soir algérien, ce moment privilégié qu’à deux reprises Camus décrit ainsi dans « l’Etranger » :

« Le soir, dans ce pays, devait être comme une trêve mélancolique » (Pléiade, Œuvres complètes, I, p.149 et p. 213).

C’est à la fin de la journée, en effet, lorsque le soleil et la chaleur déclinent que Janine et Marcel entament leur ascension vers la terrasse du fort :

« Lorsqu’ils grimpèrent l’escalier du fort, il était 5 heures de l’après-midi. » (p. 12)

L’analyse du code sensoriel nous montre que les valeurs précédemment dysphoriques commencent à s’inverser :

  • « Le vent avait complètement cessé» ; « le froid, devenu plus sec … » (tact)
  • « Le ciel, tout entier découvert, était maintenant d’un bleu de pervenche » (vue)
  • « leur regard se perdit … dans l’horizon immense» (vue)
  • « ils s‘élevaient dans une lumière de plus en plus vaste, froide et sèche » (vue)
  • « chaque bruit de l’oasis leur parvenait avec une pureté distincte » (ouïe)
  • « L’air illuminé semblait vibrer autour d’eux, d’une vibration de plus en plus longue à mesure qu’ils progressaient, comme si leur passage faisait naître sur le cristal de la lumière une onde sonore qui allait s’élargissant. » (cénesthésie, vue, ouïe)

 – Le silence

La qualité du silence que perçoit Janine n’a plus rien à voir avec le malaise qu’elle éprouvait durant la traversée du désert en autocar : au sommet de la tour, le silence n’est plus pour Janine la marque d’un environnement hostile et du sentiment d’étrangeté qui l’accompagne. Intériorisé, il est devenu le signe d’un accord profond avec le spectacle qui s’offre à sa vue et d’une harmonie intérieure retrouvée : c’est le silence de la contemplation éperdue.

« Au-dessus du désert, le silence était vaste comme l’espace. » (p.13)

 – L’intertextualité

Dans son ambivalence symbolique, l’épisode de la montée sur la terrasse de la tour nous rappelle deux événements clés du récit biblique. En effet, l’intertextualité nous renvoie, d’une part, à la vision mosaïque de la Terre Promise[12] et, d’autre part, à la tentation du Christ au désert[13]. La surdétermination du texte est, par ailleurs, tellement prégnante qu’il ne nous paraît pas illicite, compte tenu du thème annoncé de la nouvelle (« La Femme Adultère »), de discerner dans cet épisode d’autres échos du récit biblique. Un détail dans la description du paysage qui s’offre à la vision de Janine …

« A quelque distance de l’oasis seulement … on apercevait de larges tentes noires. Tout autour, un troupeau de dromadaires immobiles, minuscules à cette distance, formaient sur le sol gris les signes sombres d’une étrange écriture dont il fallait déchiffrer le sens. » (p.13)

… nous incite à établir un lien intertextuel avec ce moment de l’Evangile de Jean où, sommé par les zélateurs de la Loi de condamner une femme surprise en flagrant délit d’adultère, le Christ s’y refuse :

« Mais Jésus, se baissant, se mit à écrire avec son doigt sur le sol. Comme ils persistaient à l’interroger, nous dit l’Evangile, il se redressa et leur dit : « Que celui d’entre vous qui est sans péché, lui jette le premier une pierre ! » Et se baissant de nouveau, il écrivait sur le sol. » (Jean 8, 6-8)

***

De même, la primauté du signifiant pointée par Lacan ainsi que les mécanismes de condensation et de déplacement mis en évidence par Freud dans son interprétation des rêves (équivalents pour l’inconscient de la métaphore et de la métonymie) nous suggèrent la proximité entre le « parapet »[14] et le « Paraclet » (l’Esprit Saint) :

« Janine, appuyée de tout son corps au parapet, restait sans voix, incapable de s’arracher au vide qui s’ouvrait en elle. » (p.13)

« On crève, dit Marcel, tu es stupide. Rentrons. » Mais il lui prit gauchement la main. Docile maintenant, elle se détourna du parapet et le suivit. » (p.14)

« Un dernier élan la jeta malgré elle sur la terrasse, contre le parapet qui lui pressait maintenant le ventre. » (p.17)

« Pressée de tout son ventre contre le parapet, tendue vers le ciel en mouvement, elle attendait seulement que son cœur encore bouleversé s’apaisât à son tour et que le silence se fit en elle. » (p.18)

C’est encore l’intertextualité qui nous fournit la clé de ce texte surdéterminé que Camus propose à notre lecture :

Décrite comme « trop blanche… pour ce monde où elle venait d’entrer », « traînant son corps dont le poids lui paraissait maintenant insupportable » (p.14), Janine nous apparaît comme un être plus spirituel que terrestre, embarrassé par son incarnation même et n’appartenant déjà plus au monde d’ici-bas. Le moment d’extase mystique qu’elle vient de connaître l’a transformée en un être virginal à l’appel du Paraclet …

« Et au moment où, parvenus sur la terrasse, leur regard se perdit d’un coup au-delà de la palmeraie, dans l’horizon immense, il sembla à Janine que le ciel entier retentissait d’une seule note éclatante et brève dont les échos peu à peu remplirent l’espace au-dessus d’elle, puis se turent subitement pour la laisser silencieuse devant l’étendue sans limites. » (p.12)

« Là-bas, … à cet endroit où le ciel et la terre se rejoignaient dans une ligne pure, là-bas, lui semblait-il soudain, quelque chose l’attendait qu’elle avait ignoré jusqu’à ce jour et qui pourtant n’avait cessé de lui manquer. » (p.13)

« Il lui sembla que le cours du monde venait alors de s’arrêter et que personne, à partir de cet instant, ne vieillirait plus ni ne mourrait. En tous lieux, désormais, la vie était suspendue, sauf dans son cœur où, au même moment, quelqu’un pleurait de peine et d’émerveillement. » (p. 14)

« Un faible vent s’était levé dont elle entendait couler les eaux légères dans la palmeraie. Il venait du sud, là où le désert et la nuit se mêlaient maintenant sous le ciel à nouveau fixe, là où la vie s’arrêtait, où plus personne ne vieillissait ni ne mourait. Puis les eaux du vent tarirent et elle ne fut même plus sûre d’avoir rien entendu, sinon un appel muet qu’après tout elle pouvait à volonté faire taire ou percevoir, mais dont plus jamais elle ne connaîtrait le sens, si elle n’y répondait à l’instant. » (p.16)

Janine connaît ici une Annonciation, cet « appel muet » à initier le Royaume « où plus personne ne vieillirait ni ne mourrait » et auquel elle répondra par un « fiat » silencieux et par l’« émerveillement » qui nous semble l’équivalent d’un Magnificat…

***

Ambivalence du symbole[15]

 

« Elle restait debout … fixant une sorte de meurtrière ouverte sur le ciel… Elle attendait, mais elle ne savait quoi.» (p.8)

« Ils n’avaient pas eu d’enfants » (p.5)

« Pas d’enfant ! N’était-ce pas cela qui lui manquait ? » (p. 15)

Ne serait-ce pas un désir d’enfant qui anime inconsciemment Janine « pressée de tout son ventre contre le parapet » ? ( = Paraclet )

Cet Enfant, conçu par l’opération du Paraclet et qui est appelé à sauver le monde …

« Un enfant, la jeune fille, l’homme sec, le chacal furtif, étaient les seules créatures qui pouvaient fouler silencieusement cette terre. » (p.14)

Derrière les personnages évoqués ici, il n’est guère difficile de voir se profiler les protagonistes du mythe chrétien de la Chute et du Rachat :

  • L’enfant = Jésus
  • La jeune fille = Eve/la Vierge Marie (ambivalence du personnage)
  • L’homme sec = Joseph, le chaste compagnon de Marie
  • Le chacal furtif = Satan, le démon tentateur

« Elle rêvait aux palmiers droits et flexibles, et à la jeune fille qu’elle avait été. » (p.9)

***

 

 

II.  « La femme adultère » = la femme adulte erre

« Après tant d’années où, fuyant devant la peur, elle avait couru follement, sans but, elle s’arrêtait enfin. » (p.18)

 

 – Le thème de l’errance : du besoin et de la demande au désir (deuxième et troisième séquences)

L’axe sémantique :

S ———————————–        t           ———————>    S’

Janine jeune fille                   le mariage              Janine adulte

(euphorie)                                                              (dysphorie)

A l’arrivée de l’autocar dans l’oasis, l’axiologie figurative s’inverse, car l’on passe de la dysphorie (« La fatigue avait éteint toute vie dans la voiture ») à l’euphorie (« Des enfants en burnous, tournant sur eux-mêmes comme des toupies, sautant, frappant des mains, couraient autour de l’autocar », p. 7). Le silence et l’immobilité mortels qui régnaient à l’intérieur de l’autocar durant la traversée du désert font place aux joyeux ébats des enfants dans les rues de l’oasis.

Le contraste néanmoins subsiste entre les aspirations de Janine au bonheur et à la liberté – c’est-à-dire à l’être – (« A sa gauche, se découpaient déjà les premiers palmiers de l’oasis et elle aurait voulu aller vers eux. ») et les préoccupations matérielles de Marcel (« Marcel, lui, s’occupait de faire descendre la malle d’étoffes, une cantine noire, perchée sur le toit de l’autocar. », p.8 ).

L’opposition entre la nature (les palmiers) et la culture (la malle) est, par ailleurs, renforcée par d’autres antinomies : quand le regard de Janine est attiré par « un minaret jaune et gracile » (le ciel, la transcendance, l’étranger/ l’autre), celui de Marcel reste fixé sur la « cantine noire perchée sur le toit de l’autocar » (l’autocar, l’immanence, le proche/ le même).

Dans le même temps, la demande de Janine de reconnaissance et d’amour se heurte à l’indifférence de son mari comme à celle du « soldat-chacal » (« Elle attendait son sourire et son salut. Il la dépassa sans la regarder… », p.8), ce qui ne fait qu’aggraver sa « fatigue » et son sentiment de solitude : « Je monte ». (p.8)

Il est peu de dire que la chambre d’hôtel n’offre qu’un minimum de confort :  avec son mobilier rudimentaire et ses « murs nus et blanchis à la chaux » (p.8), elle évoque plutôt le dénuement d’une cellule monacale, l’un de ces lieux fermés propices à la réflexion (tels la cellule du prisonnier ou la chambre du philosophe) qui amenèrent Pascal à cette conclusion que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » (Pensées, 139, Divertissement)

Le sentiment de solitude de Janine, son égarement semblent alors à leur paroxysme : « Elle ne savait pas où poser son sac, où se poser elle-même. (…) Elle attendait, mais elle ne savait quoiElle sentait seulement sa solitude, et le froid qui la pénétrait, et un poids plus lourd à l’endroit du cœur. » (p.8)

Une telle angoisse nous confirme que la vérité de son désir reste cachée à sa conscience car son objet est, selon les termes de Lacan, un « manque à être[16] ». De façon caractéristique, ce désir inconscient fait d’ailleurs retour dans le réel sous une forme hallucinatoire :

« Elle rêvait, en vérité, presque sourde aux bruits qui montaient de la rue … plus consciente au contraire de cette rumeur de fleuve qui venait de la meurtrière et que le vent faisait naître dans les palmiers, si proches maintenant, lui semblait-il. (…) Elle imaginait, derrière les murs, une mer de palmiers droits et flexibles, moutonnant dans la tempête. Rien ne ressemblait à ce qu’elle avait attendu, mais ces vagues invisibles rafraîchissaient ses yeux fatigués. » (p.8-9)

L’errance hallucinée de Janine, passée de la jeune fille à la femme adulte, la ramène en rêve à l’époque de sa jeunesse, avant son mariage avec Marcel, lorsque la vie s’offrait à elle, pleine de promesses, dans toute sa fraîcheur et sa nouveauté :

« Vingt-cinq ans n’étaient rien puisqu’il lui semblait que c’était hier qu’elle hésitait entre la vie libre et le mariage, hier encore qu’elle pensait avec angoisse[17] à ce jour où, peut-être elle vieillirait seule. » (p. 4)

« « Si je surmontais cette peur, je serais heureuse… » Aussitôt, une angoisse sans nom l’envahit. Elle se détacha de Marcel. » (p.16)

***

 

 

III.  « La femme adultère » = la femme a(du)ltère = la femme altérée :

Le thème de l’eau et son corollaire, la soif, symbole du désir.

« Marcel était préoccupé et déchirait son pain. Il empêcha sa femme de boire de l’eau[18]. » (p.9)

Le thème de l’eau est omniprésent dans la nouvelle, ce qui n’est guère étonnant compte tenu du paysage physique sur lequel s’ouvre le texte : l’autocar, arche symbolique, ayant traversé le désert, conduit Janine et Marcel jusqu’à l’oasis où Marcel est appelé par ses affaires. Mais le thème de l’eau acquiert au fil du texte une valeur quasi métaphysique, l’eau matérielle se changeant progressivement en une forme d’eau vive (« l’eau de la nuit », p. 19) analogue à celle dont nous parle le texte biblique, qu’il s’agisse de Moïse (Exode 17, 1-7) ou de Jésus dans l’épisode de la Samaritaine (Jean 4, 1-42) et dans sa proclamation :

« Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et que boive celui qui croit en moi. Comme l’a dit l’Écriture : « De son sein couleront des fleuves d’eau vive. » (Jean 7, 37-38).

Dans sa vision mystique, en effet, il semble bien que Janine, lors de sa montée à la tour du fort, éprouve quelque chose qui peut être rapproché de ce que nous décrit le livre de l’Apocalypse :

« A mesure qu’ils montaient, l’espace s’élargissait et ils s’élevaient dans une lumière de plus en plus vaste (…). L’air illuminé semblait vibrer autour d’eux, d’une vibration de plus en plus longue à mesure qu’ils progressaient, comme si leur passage faisait naître sur le cristal de la lumière une onde sonore qui allait s’élargissant. » (p. 12)

Puis il me montra un fleuve d’eau vive, brillant comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu et de l’agneau (Apocalypse 22, 1).

« Alors, avec une douceur insupportable, l’eau de la nuit commença d’emplir Janine, submergea le froid, monta peu à peu du centre obscur de son être et déborda en flots ininterrompus jusqu’à sa bouche pleine de gémissements. L’instant d’après, le ciel entier s’étendait au-dessus d’elle, renversée sur la terre froide. » (p.18)

Dans son ouvrage « Le conflit des interprétations[19] », Paul Ricoeur attire notre attention sur ce qu’il appelle « le problème du double-sens » qui nous conduit à adopter vis-à-vis d’un texte une double stratégie de lecture : régressive et progressive. En d’autres termes, un même texte sera susceptible d’une interprétation par référence à ce qu’on peut appeler une « archéologie » dont les outils conceptuels pourront être, par exemple, ceux de la psychanalyse[20] et, dans le même temps et concurremment, d’une interprétation mettant en œuvre une « téléologie » dont les instruments heuristiques pourront être ceux de l’histoire des cultures et des religions.

C’est en fonction de cette double lecture, régressive et/ou progressive, que nous pouvons également interpréter l’expérience de Janine décrite dans l’avant-dernière séquence (séquence 5) de la nouvelle comme celle d’un désir phallique culminant et trouvant sa résolution dans un orgasme :

« Alors, avec une douceur insupportable, l’eau de la nuit commença d’emplir Janine, submergea le froid, monta peu à peu du centre obscur de son être et déborda en flots ininterrompus jusqu’à sa bouche pleine de gémissements. »

La psychanalyse freudienne nous met ici sur la voie d’une eau séminale, spermatique, en cohérence avec le désir d’enfant de Janine dont nous avons discerné l’expression inconsciente à certains moments précédents de la narration, notamment :

« Pas d’enfant ! N’était-ce pas cela qui lui manquait ? » (p. 15)

Toutefois, nous préférons suivre Lacan sur la voie du désir de l’Autre[21].

***

 

Quatrième séquence : du besoin à la demande et au désir

(Jacques Lacan : « Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre[22]. »)

Introduit par Marcel – l’homme de l’avoir – dès la deuxième séquence, le thème du besoin devient dominant dans la quatrième séquence où le terme lui-même est répété à de multiples reprises, faisant écho à la déclaration initiale du mari de Janine :

« S’il m’arrivait quelque chose, disait-il, tu serais à l’abri. » Et il faut en effet s’abriter du besoin. Mais du reste, de ce qui n’est pas le besoin le plus simple, où s’abriter ?[23] » (p.6)

De fait, la soumission de Janine aux injonctions de son mari (« Il empêcha sa femme de boire de l’eau. » p.9) ne fait que confirmer sa fragilité psychologique, son indécision, voire sa faiblesse de caractère – ou plutôt, selon les termes de Lacan, son « manque à être », qui semble la cause de son errance et de ses errements :

« … il lui semblait que c’était hier qu’elle hésitait entre la vie libre et le mariage, hier encore qu’elle pensait avec angoisse à ce jour où, peut-être, elle vieillirait seule. » (p.4)

« Elle avait fini par l’accepter, bien qu’il fût un peu petit et qu’elle n’aimât pas beaucoup son rire avide et bref, ni ses yeux noirs trop saillants. « (p.4)

« Quand Marcel avait voulu l’emmener avec lui dans sa tournée, elle avait protesté. » (p.5)

« Oui, pourquoi était-elle venue ? » (p.15)

« Il avait voulu l’emmener. Elle savait que les communications étaient difficiles, elle respirait mal, elle aurait préféré l’attendre. Mais il était obstiné et elle avait accepté parce qu’il eût fallu trop d’énergie pour refuser. » (p.6)

On songerait presque, à son propos, à une manière de « bovarysme » tant elle nous fait penser à l’héroïne de Flaubert qu’anime la même sensibilité. Car on pourrait prêter à Janine, parvenue au sommet de la tour, les mêmes sentiments exaltés que l’on peut lire dans cette correspondance de Flaubert citée par Georges Poulet :

« J’ai entrevu quelquefois (dans mes grands jours de soleil), à la lueur d’un enthousiasme qui faisait frissonner ma peau du talon à la racine des cheveux, un état de l’âme ainsi supérieur à la vie, pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile[24]. » (…) « Tout en vous palpite de joie et bat des ailes avec les éléments, on s’y attache, on respire avec eux, l’essence de la nature animée semble passée en vous[25] »

« S’identifier avec la vie cosmique, c’est donc se répandre en une étendue divine qui contient indifféremment la variété des choses et celle des représentations qu’on s’en fait. La pensée et le monde, nous dit Poulet, sont une même étendue[26]. »

Remémorons-nous l’émotion de Janine parvenue sur la terrasse du fort et embrassant du regard « l’horizon immense » :

« A mesure qu’ils montaient, l’espace s’élargissait et ils s’élevaient dans une lumière de plus en plus vaste, froide et sèche, où chaque bruit de l’oasis leur parvenait avec une pureté distincte. L’air illuminé semblait vibrer autour d’eux, d’une vibration de plus en plus longue à mesure qu’ils progressaient, comme si leur passage faisait naître sur le cristal de la lumière une onde sonore qui allait s’élargissant. Et au moment où, parvenus sur la terrasse, leur regard se perdit d’un coup au-delà de la palmeraie, dans l’horizon immense, il sembla à Janine que le ciel entier retentissait d’une note éclatante et brève dont les échos peu à peu remplirent l’espace au-dessus d’elle, puis se turent subitement pour la laisser silencieuse devant l’étendue sans limites. » (p.12)

En écrivant ces lignes, Camus se souvient-il inconsciemment de cette scène de « Madame Bovary » que cite encore Poulet :

« Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au-delà du bois, que les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus[27]. »

Car nous constatons chez Janine le même « manque à être » que chez Emma.

« Là-bas, plus au sud encore, à cet endroit où le ciel et la terre se rejoignaient dans une ligne pure, là-bas, lui semblait-il soudain, quelque chose l’attendait qu’elle avait ignoré jusqu’à ce jour et qui pourtant n’avait cessé de lui manquer. » (p.13)

***

 

 – Le besoin, la demande et le désir

Couchée dans le lit conjugal, et bien qu’elle sente « contre la sienne l’épaule dure de son mari », Janine « se blottit contre lui. (…) « … elle s’accrochait à cette épaule avec une avidité inconsciente, comme à son port le plus sûr. » (p.15)

Régressant au stade oral de l’enfant recherchant le sein de sa mère, Janine s’illusionne sur la réalité de son désir qui, en réalité, greffé sur le besoin physique, ne se nourrit plus seulement de lait ni de chaleur mais demande cette nourriture impalpable, affective et symbolique, qui passe par le langage et les paroles : l’amour[28].

C’est pourquoi, dans sa solitude et son demi-sommeil (« Elle dérivait sur le sommeil sans s’y enfoncer »), Janine demeure sourde à son désir inconscient : « Elle parlait, mais sa bouche n’émettait aucun son. Elle parlait, mais c’est à peine si elle s’entendait elle-même. Elle ne sentait que la chaleur de Marcel.» (p.15)

Au cours des vingt-cinq années de leur mariage, Janine n’a guère reçu de réponse à sa demande d’amour inconsciente et informulée. Marcel, personnage « taciturne » (p.14) est plus absorbé par sa passion de l’argent que par le souci de sa femme, qu’il considère comme sa possession.

« Elle suivait Marcel, voilà tout, contente de sentir que quelqu’un avait besoin d’elle. Il ne lui donnait pas d’autre joie que de se savoir nécessaire. Sans doute ne l’aimait-il pas. L’amour, même haineux, n’a pas ce visage renfrogné. Mais quel est son visage ? Ils s’aimaient dans la nuit, sans se voir, à tâtons. Y a-t-il un autre amour que celui des ténèbres, un amour qui crierait en plein jour[29] ? Elle ne savait pas, mais elle savait que Marcel avait besoin d’elle et qu’elle avait besoin de ce besoin, qu’elle en vivait la nuit et le jour, la nuit surtout, chaque nuit, où il ne voulait pas être seul, ni vieillir, ni mourir, avec cet air buté qu’il prenait et qu’elle reconnaissait parfois sur d’autres visages d’hommes, le seul air commun de ces fous qui se camouflent sous des airs de raison, jusqu’à ce que le délire les prenne et les jette désespérément vers un corps de femme pour y enfouir, sans désir[30], ce que la solitude et la nuit leur montrent d’effrayant[31]. (p. 15)

On constate ici la misère sexuelle de ce couple que l’amour n’unit pas et que seul le besoin charnel rapproche encore parfois dans un coït nocturne et furtif, Marcel rabaissant sa femme au rang d’un objet sexuel.

Janine, toutefois, n’est pas totalement dupe de cette relation si frustrante : « Non, il ne l’aimait pas, il avait peur de ce qui n’était pas elle, simplement, et elle et lui depuis longtemps auraient dû se séparer et dormir seuls jusqu’à la fin. » (p.15) Mais, là encore, l’énergie lui fait défaut qui seule lui permettrait de se mettre en accord avec la vérité de son être, de vaincre sa peur de la solitude, de la vieillesse et de la mort : « Mais qui peut dormir toujours seul ? »

On rejoint ici le thème pascalien du « divertissement », déjà évoqué, et que Camus reprend à son compte en opposant à la folie (« ces fous », p.15) et au « délire » de la concupiscence une « raison » plus haute, celle de la « vocation » à laquelle on consent (monacale, notamment), ou celle du « malheur » qui s’impose à vous. Le courage consiste alors à affronter la vérité de la condition humaine, celle d’êtres finis (êtres « vers-la mort », dit Heidegger) condamnés à coucher « alors tous les soirs dans le même lit que la mort. » (p.16)

Janine a reporté sur Marcel son désir inassouvi d’enfanter, aliénant ainsi la vérité de son désir inconscient au besoin de son mari[32] : « Marcel … enfant faible et désarmé … son enfant, justement, qui avait besoin d’elle et qui, au même moment, fit entendre une sorte de gémissement. Elle se serra. Un peu plus contre lui, posa la main sur sa poitrine. Et, en elle-même, elle l’appela du nom d’amour[33] qu’elle lui donnait autrefois … » (p.16)

« Elle l’appela de tout son cœur. Elle aussi, après tout, avait besoin de lui … elle aussi avait peur de mourir. « Si je surmontais cette peur, je serais heureuse … » (p.16)

L’on sait que Camus avait l’intention d’inclure dans le recueil de nouvelles composant « L’Exil et le Royaume », (dont fait partie « La Femme Adultère »), le récit qui, en prenant de l’ampleur, deviendra « La Chute ». Nous l’évoquons ici car, dans un soudain accès d’angoisse, Janine, redevenue lucide, s’écarte, physiquement et à la fois symboliquement, de son mari pour rejoindre enfin la vérité de son désir.

Il s’agit là, par une démarche toute sartrienne, non seulement de s’arracher à l’engluement de l’en-soi (l’angoisse se révélant la condition et le point de départ de la réflexion philosophique, comme l’a montré Kierkegaard) pour récupérer la liberté du pour-soi, mais plus radicalement encore de reconnaître, comme le fera Clamence dans « La Chute », que personne ne pouvant mourir à sa place l’être humain recèle au plus profond de lui-même le désir d’être sauvé, d’être délivré, racheté.

« Elle se détacha de Marcel. Non, elle ne surmontait rien, elle n’était pas heureuse, elle allait mourir, en vérité, sans avoir été délivrée. Son cœur lui faisait mal, elle étouffait sous un poids immense dont elle découvrait soudain qu’elle le traînait depuis vingt ans, et sous lequel elle se débattait maintenant de toutes ses forces. Elle voulait être délivrée, même si Marcel, même si les autres ne l’étaient jamais ! » (p.16)

On note ici le double sens du verbe « délivrer » qui renvoie non seulement à la notion morale et spirituelle de libération, mais également à la dimension physique qui est celle de la parturiente au moment de l’accouchement.

Le désir de Janine peut donc être interprété selon les deux directions régressive et progressive indiquées par Paul Ricoeur, c’est-à-dire en fonction d’une « archéologie du sujet » et/ou d’une « téléologie du sujet[34]». On peut alors entendre ici l’expression du désir d’enfant qui est propre à Janine comme aussi, plus largement, l’aspiration au salut[35] de toute l’humanité dont elle est ici, symboliquement, la représentante.

***

 

 

Cinquième séquence : L’extase nocturne ou la jouissance[36] (le Royaume)

(J. LACAN : « La jouissance de l’Autre est hors langage, hors symbolique » )

« Réveillée, elle se dressa dans son lit et tendit l’oreille à un appel qui lui sembla tout proche. » (p.16)

 

 – L’intertextualité

La cinquième séquence s’ouvre sur un appel dont Janine ignore le sens, mais auquel elle se sent obligée de répondre sans atermoyer[37].

Cet appel porté par le vent, nous l’interprétons comme celui de l’Esprit Saint (le Paraclet) d’autant plus volontiers qu’il s’accompagne d’un bruit d’« eaux légères » qui n’est pas sans rappeler les sources d’ « eau vive » dont nous parle l’Evangile. Cette « eau vive » que le Christ promet à la Samaritaine (Jean 4, 10-15) et dont le livre de l’Apocalypse réitère la promesse au Jour du Jugement (Ap. 22, 1), nous en trouvons le rappel symbolique dans son effet de « vie éternelle » lorsque le texte poursuit ainsi :

« Il venait du sud, là où le désert et la nuit se mêlaient maintenant sous le ciel à nouveau fixe, là où la vie s’arrêtait, où plus personne ne vieillissait ni ne mourait. » (p.16)

Comme nous l’avons vu en suivant Paul Ricoeur, cette interprétation « téléologique » n’exclut pas le double sens que la voie de l’« archéologie du sujet » nous propose également d’élucider.

Voici ce que dit Lacan, avec son sens habituel de l’ironie (mais faut-il le prendre à la lettre… ?) :

« Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour.

L’Autre, l’Autre comme lieu de la vérité, est la seule place, quoiqu’irréductible, que nous pouvons donner au terme de l’être divin, de Dieu pour l’appeler par son nom. Dieu est proprement le lieu où, si vous m’en permettez le jeu, se produit le dieu – le dieur– le dire. Pour un rien, le dire ça fait Dieu. Et aussi longtemps que se dira quelque chose, l’hypothèse Dieu sera là. C’est ce qui fait qu’en somme il ne peut y avoir de vraiment athées que les théologiens, c’est à savoir ceux qui, de Dieu, en parlent[38]. »

A la porte de l’hôtel, cette demeure symbolique des « hôtes de passage » que sont les humains en ce monde, le « veilleur de nuit » (p.17 ) nous rappelle la fonction de passeur qu’exerçait plus tôt le « vieil Arabe » de l’escalier lors de la montée à la tour.

 – La nuit mystique[39]

« Je reviens », dit Janine, et elle se jeta dans la nuit. » (p.17)

« Ses yeux s’ouvrirent enfin sur les espaces de la nuit. » (p.17)

« … chaque fois Janine s’ouvrait un peu plus à la nuit. » (p.18)

A l’instant où Janine s’enfonce dans la nuit, c’est comme une vision mystique qui s’offre à elle :

« Des guirlandes d’étoiles[40] descendaient du ciel noir au-dessus des palmiers et des maisons. »

Au fur et à mesure de sa course de l’hôtel vers la terrasse du fort, l’axiologie figurative se transforme, pour finir par s’inverser :

Dysphorie :

  • Le ciel noir (vue)
  • Le froid avait envahi la nuit (tact)
  • L’air glacé lui brûlait les poumons (cénesthésie)
  • La brûlure de l’air dans ses poumons (cénesthésie)
  • Elle courait, à demi aveugle (vue)
  • Trois feux rouges surgirent dans le noir
  • Les burnous la frôlèrent (tact)
  • Elle haletait et tout se brouillait devant ses yeux (cénesthésie, vue)
  • Elle tremblait encore de tous ses membres

On note l’apparition progressive du feu, cet élément symbolique, sous son double aspect négatif (dysphorique) et positif (euphorique) :

Ambivalence :

  • éteincelaient des roues fragiles de bicyclettes
  • Trois feux rouges surgirent dans le noir
  • L’air glacé lui brûlait les poumons (cénesthésie)
  • La brûlure de l’air dans ses poumons
  • Une chaleur timide commença de naître au milieu des frissons (cénesthésie)
  • Ses yeux s’ouvrirent sur les espaces de la nuit (vue)
  • glaçons étincelants (tact, vue)
  • … une douceur insupportable (cénesthésie)

Euphorie :

  • Janine ne pouvait s’arracher à la contemplation de ces feux
  • Elle respirait, elle oubliait le froid
  • La sève montait à nouveau dans son corps
  • … sa bouche pleine de gémissements
Le feu :
  • Les étoiles (p.17) : cette « pluie » d’étoiles descendant sur la terre, et que le texte évoque ici à plusieurs reprises, nous rappelle symboliquement les « langues de feu » de la Pentecôte.
  • Des lumières (p.17)
  • La brûlure (« l’air glacé lui brûlait les poumons» ; « la brûlure de l’air dans ses poumons… » (p.17)
  • Trois feux rouges (p.17)
  • Une chaleur timide (p.17)

Extase panthéiste ou « Nuit lumineuse » ? « Janine ne pouvait s’arracher à la contemplation de ces feux à la dérive. Elle tournait avec eux et le même cheminement immobile la réunissait peu à peu à son être le plus profond, où le froid et le désir maintenant se combattaient. » (pp. 17-18)

C’est la seconde fois que le mot « désir » apparaît dans le texte. A cet instant, Janine, enfin réconciliée avec elle-même, s’unifie autour de son désir : désir de l’Autre, « désir d’éternité », selon la profonde analyse de Ferdinand Alquié[41], qui délivre Janine de toute pesanteur terrestre et l’introduit, grâce ineffable, dans le Royaume :

« Elle respirait, elle oubliait le froid, le poids des êtres, la vie démente ou figée, la longue angoisse de vivre et de mourir. » (p. 18)

Son corps même, qui naguère l’embarrassait (« A présent, elle se sentait trop grande, trop épaisse, trop blanche aussi … », p. 14), lui paraît tout à coup revivifié : « il lui semblait retrouver ses racines, la sève montait à nouveau dans son corps qui ne tremblait plus.[42] » (p.18)

La voici, telle Marie devant la salutation de l’Ange :

« Pressée de tout son ventre contre le parapet, tendue vers le ciel en mouvement, elle attendait seulement que son cœur encore bouleversé s’apaisât à son tour et que le silence se fît en elle. »

Le paroxysme de la jouissance est atteint dans cette ultime vision cosmique :

« Les dernières étoiles des constellations laissèrent tomber leurs grappes un plus bas sur l’horizon du désert, et s’immobilisèrent. Alors, avec une douceur insupportable, l’eau de la nuit commença d’emplir Janine, submergea le froid, monta peu à peu du centre obscur de son être et déborda en flots ininterrompus jusqu’à sa bouche pleine de gémissements. L’instant d’après, le ciel entier s’étendait au-dessus d’elle, renversée sur la terre froide[43]» (p.18)

Ici, le « désir d’éternité » se réalise dans le Réel ineffable de l’extase : temps et mouvement sont abolis comme l’avait rêvé et pressenti Janine (« Il lui sembla que le cours du monde venait alors de s’arrêter et que personne, à partir de cet instant, ne vieillirait plus ni ne mourrait. », p.14).

***

 

 

Sixième séquence :

« La jouissance de l’Autre est hors langage, hors symbolique. » (Jacques LACAN)

 

L’ultime séquence du récit voit la confirmation de ce qu’entre Janine et Marcel la communication ne fonctionne pas. L’incompréhension prévaudra toujours entre ces deux partenaires d’un mariage sans amour. Car aucun projet d’avenir ne les a unis (« Ils n’avaient pas eu d’enfants », p.5 ) mais seulement la crainte de vieillir et de mourir seuls.

Et lorsque Marcel, cet être « taciturne », prend finalement la parole, il le fait en somnambule, à demi réveillé par le retour de Janine dans le lit conjugal, si bien qu’« elle ne comprit pas ce qu’il disait. » (p.18).

Son comportement envers sa femme, que l’on aurait pu décrire jusque-là comme possessif, dominateur et dénué d’égards (on dirait vraisemblablement aujourd’hui : « machiste » !) atteint symboliquement un sommet de violence et d’agressivité au moment où, s’étant levé, « il donna la lumière qui la gifla en plein visage.» (p.18)

Par un autre geste dont nous ne pouvons manquer de souligner la valeur symbolique, Marcel achève de nous convaincre qu’il demeurera à jamais étranger à l’expérience que vient de vivre Janine :

« Il marcha en tanguant vers le lavabo et but longuement à la bouteille d’eau minérale qui s’y trouvait. » (p.18)

Il ne peut échapper à un lecteur attentif que cette « eau minérale » que boit « longuement » Marcel  – et que sa « minéralité » renvoie clairement à la pierre – s’oppose par sa matérialité même à l’ « eau de la nuit », cette eau éthérée qui ne saurait être que l’« eau vive jaillissant en vie éternelle ».  Car c’est à cette eau que Janine vient d’étancher sa soif d’amour et son désir de l’Autre.

« Il la regarda sans comprendre. » (p.18)

« Elle pleurait de toutes ses larmes, sans pouvoir se retenir. « Ce n’est rien, mon chéri, disait-elle, ce n’est rien. » (p.18)

Dans ces dernières paroles de Janine, dans ce « rien » par deux fois prononcé, on pourra, à son gré, reconnaître le « nada » des mystiques espagnols – le « nada » de la nuit de Saint Jean de la Croix – ou, si l’on préfère suivre Jacques Lacan, constater « qu’il y a quelque chose, la jouissance, dont il n’est pas possible de dire si la femme peut en dire quelque chose – si elle peut en dire ce qu’elle en sait[44]. »

Nous pensons, pour conclure, que toute sa vie durant, et nonobstant l’agnosticisme qu’il confessait, Albert Camus n’a jamais été insensible à cet appel de l’Autre, à ce désir qui transporte Janine et que Françoise Dolto décrit ainsi :

« Peut-être alors le désir dégagé des valeurs que ce corps et ces conditionnements nous ont guidés à chercher atteint-il à la seule symbolique a-sensorielle, a-spatiale et a-temporelle, à la dynamique sans représentation du désir, qui peut-être pour le sujet annonce la jouissance spirituelle tant attendue. Peut-être est-ce cela mourir, c’est l’arrivée au port, aux franges de l’atteinte jouissive, faute d’en connaître, nous pouvons nommer qui nous attendons, le phallus symbolique en personne, en personne ignorée, en personne source de la parole des paroles, réponse à nos sens en étant le sens de nos sens. Par-delà le sensoriel, notre dernier souffle nous ouvrira-t-il le mystère du sens qui nous fait vivre et désirer, et mourir de désirer[45] ? »

 » Là où est l’être, c’est l’exigence de l’infinitude. » (Jacques LACAN, op. cit., p 15)

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Le « triangle culinaire » (de Claude Lévi-Strauss[46]) :

 

Nous partirons de la sous-séquence 3 de la deuxième séquence (« Après leur toilette ils descendirent dans la salle à manger … jusqu’à : Le porc, quoique bien cuit et le peu de vin qu’elle avait bu, lui donnaient aussi de l’embarras. », p. 9) pour rappeler l’analyse que développe Claude Lévi-Strauss par extrapolation à partir du « triangle vocalique » et du « triangle consonantique » de Roman Jakobson. Voici ce qu’écrit Lévi-Strauss :

« Le fumé et le bouilli s’opposent quant à la nature de l’élément intermédiaire entre le feu et la nourriture, qui est soit l’air soit l’eau. Le fumé et le rôti s’opposent par la place relative, plus ou moins importante, de l’élément air ; et le rôti et le bouilli par la présence ou l’absence de l’eau.  La frontière entre la nature et la culture, qu’on imaginera parallèle, soit à l’axe de l’air, soit à celui de l’eau, met, quant aux moyens, le rôti et le fumé du côté de la nature, le bouilli du côté de la culture … »

Nous retrouvons dans ce passage de la nouvelle (deuxième séquence) l’opposition entre deux conceptions du pur et de l’impur, du licite et de l’interdit que la théorie du « triangle culinaire » peut contribuer à élucider.

« Il y avait du porc au menu. « Le Coran l’interdit. Mais le Coran ne savait pas que le porc bien cuit ne donne pas de maladies. » (p. 9)

En effet, ce qui permet de dépasser la contradiction entre « le cru » (nature) vs « le cuit » (culture), c’est « le bouilli », troisième terme qui effectue la médiation entre les deux termes de l’opposition et permet de concilier logique binaire et logique dialectique.

                                   Le bouilli  (  + eau )

              Le cru                                                 Le cuit

               ( – )                                                       ( + )

L’interdit concernant la consommation du porc qui prévaut dans la religion islamique (et dont l’origine est d’ordre prophylactique) se trouve donc dépassé dans la religion chrétienne du fait que le porc y est consommé « bien cuit » et ne présente ainsi aucun danger pour la santé : « … le porc bien cuit ne donne pas de maladies. » (p. 9)

A ce moment du texte la symbolique « culinaire » permet à nouveau de faire apparaître ce qui oppose Janine à son mari. Si l’on note, en effet, qu’outre le porc, les aliments et boissons mentionnés dans ce passage sont le pain, l’eau et le vin, on ne manquera pas de remarquer qu’il s’agit, dans le dernier cas, de symboles chrétiens et que le comportement de Marcel contrevient symboliquement tant aux préceptes de la religion chrétienne qu’à ceux de la religion islamique. Non content, en effet, de manger du porc et de boire du vin, bravant ainsi les interdits posés par le Coran, il semble profaner le pain, l’une des deux espèces eucharistiques (« Marcel … déchirait son pain ») en même temps qu’il interdit à sa femme de boire de l’eau, sous prétexte qu’elle n’est pas « bouillie » (« Il empêcha sa femme de boire de l’eau »). Transgressif, il la presse, au contraire, de boire, comme lui, du vin, ce qu’elle fait contre son gré (« Elle n’aimait pas cela, le vin l’alourdissait. »).  Janine, par faiblesse de caractère, sans doute (« Quand Marcel avait voulu l’emmener avec lui dans sa tournée, elle avait protesté. », p. 5) autant que par soumission à la domination masculine de son mari, s’exécute, bien que les effets de son repas lui soient finalement néfastes : « Le porc, quoique bien cuit, et le peu de vin qu’elle avait bu, lui donnaient aussi de l’embarras. » (p. 9).

Contrairement à ce que requiert le passage de la nature (le « cru ») à la culture (le « cuit ») qui implique le stade intermédiaire du « bouilli », et à rebours de ce qu’il prétend, non sans arrogance (« Nous autres, nous savons faire la cuisine. »), Marcel, semble réduire la valeur culturelle du « bouilli » à sa seule dimension prophylactique[46]

« Janine », quant à elle, « ne pensait à rien, ou peut-être à cette victoire des cuisiniers sur les prophètes. » (p.9)

***

Le « triangle culinaire » dans la nouvelle :

 

Première séquence :

« Elle avait craint la chaleur …. Elle n’avait pas pensé au froid, au vent coupant, à ces plateaux quasi polaires, encombrés de moraines. Elle avait rêvé aussi de palmiers et de sable doux. Elle voyait à présent que le désert n’était pas cela, mais seulement la pierre, la pierre partout, dans le ciel où régnait encore, crissante et froide, la seule poussière de pierre, comme sur le sol où poussaient seulement, entre les pierres, des graminées sèches. » (p.6)

                                      (-)     sable    (+)

(graminées sèches)                                                (palmiers)

   « poussière de pierre »                                       « sable doux »

 pierre   (-)                                                                eau     (+ )

statique = mort (2)                                      dynamique = vie (3)

Le sable est le terme médian (dysphorique) entre la pierre dont il est le produit sous l’effet du froid (« … le crépitement étouffé des pierres que le froid réduisait en sable », p. 17 ; ) et l’eau dont il a, métaphoriquement, la fluidité et dont il possède la valeur positive (euphorique) lorsque il est associé, par métonymie, à l’oasis, à la plage et à la mer.

***

Troisième séquence :

                       (-)   « au milieu de l’escalier »   (+ )

le vieil Arabe (guide) = culture, euphorie

la ville, la rue  ( – )                                   la terrasse ( + )

le jour                                                                    le soir

( bas, dysphorie)                                    ( haut, euphorie )

L’escalier, de même que le vieil Arabe qui propose à Janine et Marcel de leur servir de guide sont les intermédiaires – matériel pour ce qui est de l’escalier, humain pour ce qui concerne le vieil Arabe – entre deux situations distinctes, physiques et psychologiques.

On retrouve le thème antique du passeur, intermédiaire entre deux mondes (deux niveaux de conscience) : ainsi, par exemple, la barque de Charon permet-elle aux âmes des défunts de traverser le Styx (moyennant obole !) pour atteindre à l’Hadès, le royaume des morts.

***

                                       le soir    ( + )

(euphorie)

                         température plus clémente

   la journée   ( – )                                            la nuit  ( – )

 chaleur extrême                                           froid extrême

(dysphorie)                                                       (dysphorie)

Dans le désert sahélien, les journées connaissent une température très élevée, ce qui rend l’atmosphère presque insupportable et les activités humaines pénibles (« Elle avait craint la chaleur », p.6), c’est pourquoi les hommes recherchent l’ombre des habitations (« peintes à la chaux », p.10) et des boutiques (« dans la pénombre du magasin », p.10) ; la nuit, à l’inverse, c’est un froid glacial qui règne sur le désert, si intense que Janine en ressent la brûlure :

« Le froid, qui n’avait plus à lutter contre le soleil, avait envahi la nuit ; l’air glacé lui brûlait les poumons. » p. 17.

****

Cinquième séquence :

                  ( – )       « au milieu de l’escalier »      ( + )

« la brûlure de l’air devint si coupante qu’elle voulut s’arrêter » (p.17)  = (nature, dysphorie)

la ville, l’avenue  ( – )                        la terrasse, le parapet  ( + )

« l’air glacé lui brûlait            /              «une chaleur timide
les poumons »                                    commença de naître« 

( bas, dysphorie )                                   ( haut, euphorie )

Alors que dans la séquence 3 le « vieil Arabe » qui, au milieu de l’escalier, offre à Marcel et Janine ses services pour les guider symbolise l’aspect bienveillant de la « culture » et n’entrave pas la progression des deux personnages vers le sommet de la tour, «la brûlure de l’air … si coupante » (qui symbolise la « nature » hostile) parvient presque à arrêter Janine au milieu de l’escalier lors de sa montée vers la terrasse.

On trouve un contraste similaire dans « L’Etranger » lorsque, dans la première partie du récit, c’est le soleil (nature) qui semble s’acharner à perdre Meursault (en l’aveuglant, il est la cause indirecte de la mort de l’Arabe) tandis que, dans la seconde partie du texte, c’est le juge (culture) qui prononce sa condamnation à mort. Il y a ainsi similitude dans la différence.

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IV. La femme adultère = La femme altérée = l’altérité

« Il est certain qu’une relation à l’autre, de même que la relation à Dieu, est décisive dans une éthique » (Michel Henry)

 

L’Arabe, la Femme :  figures de l’autre

Dans le cadre de la nouvelle, qui se déroule durant la période antérieure à l’indépendance de l’Algérie, les protagonistes du récit se répartissent en deux groupes : les dominants et les dominés.

  • Les dominants sont les colons européens, qui détiennent les pouvoirs politique, économique et culturel.
  • Les dominés sont les Arabes.

Le cas de Janine est particulier. Quoique mieux disposée que son mari à l’égard des Arabes («… il vaut mieux s’entendre directement avec eux » p.11), elle subit la domination de Marcel et se trouve, par ailleurs, aliénée du fait qu’elle est la seule femme dans un monde présenté comme exclusivement masculin (« La foule vêtue de blanc devenait de plus en plus nombreuse. On n’y rencontrait pas une seule femme… », p. 14). Elle est ainsi l’objet de la concupiscence des hommes :

« Pourtant, elle n’était pas si grosse, grande et pleine plutôt, charnelle, et encore désirableelle le sentait bien sous le regard des hommes – avec son visage un peu enfantin, ses yeux frais et clairs, contrastant avec ce grand corps qu’elle savait tiède et reposant. » (p.5)

« Il (le soldat-chacal) l’examinait de ses yeux clairs, avec une sorte de maussaderie, fixement. Elle rougit tout d’un coup et revint vers son mari … » (p.5)

Le mutisme des Arabes, dans la première séquence, peut certainement être attribué aux conditions du voyage en autocar à travers le désert, mais il peut également être entendu comme symbolique de leur statut de dominés. En témoigne, notamment, la manière dont Marcel s’adresse au chauffeur de l’autocar.

Les deux communautés, vêtues différemment, semblent même par moments s’ignorer :

« Muets, venus on ne savait d’où, ils (les bergers)regardaient les voyageurs. « Des bergers », dit Marcel. »(p.7)

« … ils (les Arabes) semblaient au large, malgré leurs amples vêtements, sur les banquettes où son mari et elle tenaient à peine. » (p.5)

« Sous le capuchon du burnous, et derrière un rempart de voiles, on ne voyait que leurs yeux. » (p.7)

« Des Arabes les croisaient qui se rangeaient sans paraître les voir, ramenant devant eux les pans de leurs burnous. » (p. 9)

« Le chauffeur dit à la cantonade quelques mots dans cette langue qu’elle avait entendue toute sa vie sans jamais la comprendre. » (p.6)

Toutefois, il est possible de distinguer parmi les Arabes eux-mêmes deux types de conditions : celle des marchands et des cultivateurs sédentaires de l’oasis, qui possèdent quelques biens et commercent avec les Européens tel Marcel, et celle des bergers nomades qui vivent dans le désert et qui voyagent sans bagages :

« Janine fut frappée, soudain, par l’absence presque totale de bagages. (…) Tous ces gens du Sud, apparemment, voyageaient les mains vides. » (p. 7)

Les Arabes sont relégués dans l’anonymat et ne sont désignés que par des appellations collectives : « les Arabes », « des bergers », « des formes drapées » (p.7). Aucun d’entre eux ne possède un patronyme qui l’identifierait en tant qu’individu particulier, alors que les deux principaux protagonistes du récit sont appelés par leur nom propre : Janine, Marcel.

Avec sa morgue et son sentiment de supériorité, Marcel véhicule tous les préjugés racistes de certains colons européens. Son mépris des Arabes transparaît à de nombreuses reprises dans son comportement comme dans ses propos :

Durant le voyage en autocar, lorsqu’il s’adresse au chauffeur arabe : « Ferme la porte », hurla Marcel. » (p.6) ou en parle à sa femme avec condescendance : « Tu peux être sûre qu’il n’a jamais vu un moteur de sa vie. » (p.7)

Au restaurant de l’hôtel, « un vieil Arabe, qui portait une décoration militaire sur sa vareuse, les servit ». Marcel, parfaitement indifférent au fait que ce vieil homme a servi la France – ce dont témoigne sa décoration -, le traite avec hauteur : « Marcel pressa le vieil Arabe d’apporter le café. » (p.9) Se croyant spirituel, il se plaint même devant sa femme de la lenteur du vieil homme : « Doucement le matin, pas trop vite le soir », dit Marcel en riant. »  Tout l’art de Camus consiste à nous laisser entendre à son comportement le ressentiment que peut éprouver le vieil Arabe envers ce colon français méprisant et ingrat : « Celui-ci approuva de la tête, sans sourire, et sortit à petit pas. » (p.9). Fidèle à lui-même et à « sa vraie passion qui était l’argent » (p.6), il se montre pingre envers un autre Arabe dont il requiert le service : « Marcel appela un jeune Arabe pour l’aider à porter la malle, mais discuta par principe la rétribution. Son opinion, qu’il fait savoir à Janine une fois de plus, tenait en effet dans ce principe obscur qu’ils demandaient toujours le double pour qu’on leur donne le quart. » (p.9)

Lorsqu’il discute avec les marchands, Marcel se comporte encore en maître impérieux :

« Puis il ouvrait la malle, montrait les étoffes et les foulards, poussait la balance et le mètre pour étaler sa marchandise devant le vieux marchand. Il s’énervait, haussait le ton, riait de façon désordonnée, il avait l’air d’une femme qui veut plaire et qui n’est pas sûre d’elle. »(p.10) On croirait voir Harpagon…

Ici encore, la sourde hostilité qui règne entre les deux communautés se manifeste par le silence hautain des Arabes en réponse aux prétentions des colons français :

« Le vieux secoua la tête, passa le plateau de thé aux deux Arabes derrière lui et dit seulement quelques mots qui semblèrent décourager Marcel. » (p.10)

De l’homme que croisent Janine et Marcel dans une rue de la ville et dont on ne peut savoir à son accoutrement s’il s’agit vraiment d’un Arabe ou d’un officier d’affaires indigènes, Marcel a ce jugement méprisant :

« Eh bien, dit Marcel en haussant les épaules, en voilà un qui se croit général. (…) Ils se croient tout permis, maintenant » (p.11)

Son exclamation, au début du récit, résume bien son attitude :

« Quel pays ! » dit Marcel. » (p. 4)  ce que confirme cette  notation : « Marcel maudit encore ce pays. » (p.6)

Toutefois, l’ambiguïté de la relation entre Arabes colonisés – donc dominés – et Français colonisateurs – donc dominants – apparaît en filigrane lorsque Camus laisse entendre, par le biais de son personnage, qu’il peut y avoir envers les Arabes d’autres attitudes que celle de Marcel, plus respectueuses de la dignité de chacun des partenaires :

« De l’autre extrémité de la place venait un grand Arabe, maigre, vigoureux, couvert d’un burnous bleu ciel … et qui portait haut un visage aquilin et bronzé. Seul le chèche qu’il portait en turban permettait de le distinguer de ces officiers français d’Affaires indigènes que Janine avait parfois admirés. » (p.11)

Dans ce contexte d’incompréhension et d’hostilité entre les deux communautés, Camus semble rendre ici un hommage indirect à ce corps d’officiers de l’armée française qui manifestait sa volonté de servir les Algériens tout en respectant leurs coutumes et leur culture. On peut voir un signe de cette reconnaissance de l’autre dans le fait que ces officiers avaient adopté le vêtement indigène, ce qui explique qu’on ne les distingue pas, de loin, des autres habitants.

Un autre trait récurrent dans la nouvelle concerne la relation au visage de l’autre.

« La relation au visage est d’emblée éthique », nous dit Lévinas. Et d’ajouter : « Visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle en ceci que c’est lui qui rend possible et commence tout discours. (…) la relation authentique avec autrui ; c’est le discours et, plus exactement, la réponse ou la responsabilité, qui est cette relation authentique. » Pour conclure : « Dans l’accès au visage, il y a certainement aussi un accès à l’idée de Dieu[48]. »

Les Arabes apparaissent comme masqués. Soit que leur visage soit dissimulé sous le capuchon de leur burnous, soit qu’il soit protégé du sable du désert par des voiles :

« Tous les Arabes plongèrent le nez dans leurs burnous … » (p.6)

« Sous le capuchon du burnous, et derrière un rempart de voiles, on ne voyait que leurs yeux. » (p.7)

« Mais le chauffeur revenait, toujours alerte. Seuls ses yeux riaient, au-dessus des voiles dont il avait, lui aussi, masqué son visage. » (p.7)

A l’inverse, le lecteur peut se faire une idée assez précise du visage de Janine car l’auteur le décrit ainsi : « son visage un peu enfantin, ses yeux frais et clairs » (p.5)

L’indifférence, si ce n’est l’hostilité, se lit alors dans le fait de ne pas même se regarder :

« Elle (Janine) … vit d’abord le soldat qui avançait à sa rencontre. Elle attendait son sourire ou son salut. Il la dépassa sans la regarder, et disparut. » (p.8)

« Des Arabes les croisaient qui se rangeaient sans paraître les voir… » (p.9)

« Alors que l’espace vide de la place les entourait, il (le « grand Arabe ») avançait droit sur la malle, sans la voir, sans les voir. » (p.11)

Ainsi, le rôle « marial », de trait d’union entre les deux communautés adverses qui vivent sur cette terre d’Algérie apparaît mieux lorsque Janine, depuis la terrasse du fort, peut embrasser du regard cette « terre promise » qui – symboliquement, nous suggère le texte – n’est déjà plus, à ses yeux, seulement terrestre mais bien réconciliée dans une vision spirituelle. Il s’agit bien là pour elle d’une révélation véritablement « apocalyptique » :

« Janine, appuyée de tout son corps au parapet, restait sans voix, incapable de s’arracher au vide qui s’ouvrait devant elle. (…) Qu’y avait-il donc à voir ici ? Mais elle ne pouvait détacher ses regards de l’horizon. Là-bas, plus au sud encore, à cet endroit où le ciel et la terre se rejoignaient dans une ligne pure, là-bas, lui semblait-il soudain, quelque chose l’attendait qu’elle avait ignoré jusqu’à ce jour et qui pourtant n’avait cessé de lui manquer. Dans l’après-midi qui avançait, la lumière se détendait doucement ; de cristalline, elle devenait liquide. En même temps, au cœur d’une femme que le hasard seul amenait là, un nœud que les années, l’habitude et l’ennui avaient serré, se dénouait lentement. Elle regardait le campement des nomades. Elle n’avait même pas vu les hommes qui vivaient là, rien ne bougeait entre les tentes noires et, pourtant, elle ne pouvait penser qu’à eux, dont elle avait à peine connu l’existence jusqu’à ce jour. Sans maisons, coupés du monde, ils étaient une poignée à errer sur le vaste territoire qu’elle découvrait du regard, et qui n’était cependant qu’une partie dérisoire d’un espace encore plus grand, dont la fuite vertigineuse ne s’arrêtait qu’à des milliers de kilomètres plus au sud, là où le premier fleuve féconde enfin la forêt. » (p.13)

On peut imaginer que c’est bien cette « Jérusalem céleste » – « à cet endroit où le ciel et la terre se rejoignaient » – qui fait l’objet du véritable Désir autour duquel Janine, délivrée de tous ses désirs partiels, peut enfin s’unifier et mettre un terme à son errance :

« Elle respirait, elle oubliait le froid, le poids des êtres, la vie démente ou figée, la longue angoisse de vivre et de mourir. Après tant d’années où, fuyant devant la peur, elle avait couru follement, sans but, elle s’arrêtait enfin. » (p.18)

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BIBLIOGRAPHIE

 

Les références au texte d’Albert CAMUS, « La Femme Adultère », renvoient à l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » : Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, 2008.

 

ALQUIE, Ferdinand, Le désir d’éternité, Paris, P.U.F., 1943.

ASSOUN, Paul-Laurent, Lacan, Paris, PUF, 2003, Collection « Que sais-je ».

BACHELARD, Gaston, L’eau et les rêves, Paris, Corti, 1942

BACHELARD, Gaston, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949.

CHEVALIER, JEAN & GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1969 & 1982.

COSTES, Alain, Albert Camus ou la parole manquante, Paris, Payot, 1973, Collection Science de l’homme.

DOLTO, Françoise, Sexualité féminine, Scarabée & Co/A.M./Métailié, 1982.

LACAN, Jacques, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975.

LEVINAS, Emmanuel, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982 , édit. « Le livre de poche essais ».

POULET, Georges, Etudes sur le temps humain I, Paris, Plon, 1952, Collection « L’Epi ».

RICOEUR, Paul, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969.

RICOEUR, Paul, Autour de la psychanalyse, Ecrits et conférences 1, Paris, Seuil, 2008.

VASSE, Denis, Le temps du désir, Paris, Seuil, 1969.

VASSE, Denis, La chair envisagée, Paris, Seuil, 1988.

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 NOTES

 

[1] Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.34.

[2] « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. » Id., Ibid., p.20.

« Le signifié, ce n’est pas ce qu’on entend. Ce qu’on entend, c’est le signifiant. Le signifié, c’est l’effet du signifiant. », Id., Ibid., p. 34.

[3] « Les lettres font les assemblages, les lettres sont, et non pas désignent, ces « assemblages, elles sont prises comme fonctionnant comme ces assemblages même. » Id., ibid., p. 46. (C’est nous qui soulignons).

[4] « … là où le premier fleuve féconde enfin la forêt. » (p.13)

[5] « Aucun souffle, aucun bruit, sinon, parfois, le crépitement étouffé des pierres que le froid réduisait en sable… » (p.17)

[6] « La construction d’une tour évoque aussitôt Babel, la porte du ciel, dont le but était de rétablir par un artifice l’axe primordial rompu et de s’élever par lui jusqu’au séjour des Dieux. (…) Dans la tradition chrétienne … la tour est devenue symbole de vigilance et d’ascension. Le symbole de la tour que nous retrouvons dans les litanies de la Vierge (turris Davidica, turris eburnea)  … rejoint un symbole très précis. Les tours, au Moyen Age, pouvaient servir à guetter d’éventuels ennemis, mais elles possédaient encore un sens d’échelle : rapports entre ciel et terre, qu’elles rappelaient par degrés. » Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/ Jupiter, 1969 et 1982, p.959.

[7] Jacques LACAN, op. cit., p.11

[8] Jacques LACAN, op. cit., p.82.

[9] Françoise DOLTO, Sexualité féminine, Scarabée & Co/A.M./Métailié, 1982, p. 2

[10] Y a-t-il des femmes parmi ces « formes drapées », « sous le capuchon du burnous et derrière un rempart de voiles » ? Nul ne sait : « on ne voyait que leurs yeux. » (p.7)

[11] « Marcel se frottait les mains, il contemplait d’un air tendre la malle, devant eux. » (p.11)

[12] Deutéronome,  34, 1-4

[13] Mt 4, 1-11 ; Mc 1, 9-15 ; Lc 4, 1-13

[14] L’attention portée à ce qui, dans le discours, se répète nous alerte sur l’importance de ce terme, mentionné à quatre reprises et associé par deux fois au ventre de Janine.

[15] « Je voudrais établir que la voie de l’analyse et la voie de la synthèse ne coïncident pas, ne sont pas équivalentes : sur la voie de l’analyse se découvrent les éléments de la signification, qui n’ont plus aucun rapport avec les choses dites ; sur la voie de la synthèse, se révèle la fonction de la signification qui est de dire, et finalement de « montrer ». (…) Ce problème, je l’ai appelé le problème du sens multiple. Par là je désigne un certain effet de sens, selon lequel une expression, de dimensions variables, en signifiant une chose, signifie en même temps une autre chose, sans cesser de signifier la première. Au sens propre du mot, c’est la fonction allégorique du langage (allé-gorie : dire une autre chose en disant une chose). » Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 65

[16]« L’angoisse est proche du désir, d’autant plus proche que le désir est plus grand. » Françoise DOLTO, op. cit., p. 203

[17]« L’affect le plus propre à faire surgir l’Autre est l’angoisse, caractérisée comme « la sensation du désir de l’Autre ». C’est quand le « manque manque », autrement dit quand le sujet se trouve dans l’impossibilité ponctuelle de « prendre appui sur le manque ». Il faut reconnaître « l’angoisse que l’Autre (avec un grand A) inspire de n’être pas mon semblable… » Paul-Laurent ASSOUN, Lacan, PUF, Collection « Que sais-je ? », p. 66.

[18] « La liquidité est, d’après nous, le désir même du langage. » Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942, p.251

[19] Paul RICOEUR, Le conflit des interprétations, op. cit.

[20] « L’existence que la psychanalyse découvre, c’est celle du désir ; c’est l’existence comme désir ; et cette existence est révélée principalement dans une archéologie du sujet. Une autre herméneutique – celle de la phénoménologie de l’esprit par exemple – suggère une autre manière de déplacer l’origine du sens, non plus à l’arrière du sujet, mais en avant de lui. Je dirais volontiers qu’il y a une herméneutique du Dieu qui vient, du Royaume qui s’approche ; une herméneutique qui vaut comme prophétie de la conscience. C’est elle qui, en dernière analyse, anime la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Je l’invoque ici parce que son mode d’interprétation est diamétralement opposé à celui de Freud. La psychanalyse nous proposait une régression vers l’archaïque, la phénoménologie de l’esprit nous propose un mouvement selon lequel chaque figure trouve son sens, non dans celle qui précède, mais dans celle qui suit ; la conscience est ainsi tirée hors de soi, en avant de soi, vers un sens en marche, dont chaque étape est abolie et retenue dans la suivante. Ainsi, une téléologie du sujet s’oppose à une archéologie du sujetPaul RICOEUR, Ibid., p. 25.

[21] « … on peut s’aviser a minima que l’Autre désigne négativement le principe d’altérité, soit tout ce qui n’est pas réductible à l’identité, ou plutôt à la « mêmeté » (…) « … l’Autre est Ce qui est déjà là. On comprend aussi que la « rencontre » de l’Autre se fera dans les occurrences diverses où le sujet s’éprouve déstabilisé en son ipséité. » Paul-Laurent ASSOUN, Lacan, op. cit., p. 64.

[22] Jacques LACAN, op. cit., p.11.

[23] « Le besoin est défini et matériel, au plan biologique. La demande, qui surgit à l’occasion de la satisfaction du besoin, s’adresse à l’Autre et s’avère indéfinie : elle est proprement « sans fond », tel un tonneau des Danaïdes, puisque le sujet demande au-delà de la satisfaction du besoin. Elle procède d’« une déviation des besoins de l’homme du fait qu’il parle, en ce sens que ses besoins sont assujettis à la demande, ils lui reviennent aliénés » (Lacan, SP, E, 690). Le désir s’introduit comme au-delà de la demande : de fait, le désir « ne se demande pas ». Paul-Laurent ASSOUN, Lacan, op. cit., p.67.

[24] Georges POULET, Etudes sur le temps humain, Edinburgh University Press, 1949 et Editions Plon, Paris, p. 308.

[25] Ibid., p. 311

[26] Loc. cit.

[27] Ibid., p. 312 (C’est nous qui soulignons).

[28] « …le besoin humain, sauf dans la période de gestation, n’est jamais immédiatement assouvi. Il est constamment médiatisé par une présence qui marque de son chiffre l’objet consommé, de telle sorte que cet objet chiffré devient autant le signe d’une présence que source de rassasiement. Le sourire de la mère et la courbe de ses seins sont indissociables, pour le bébé, de la sensation d’absorption de son lait. Cette conjonction qui est déjà langage et chiffre structure ce qui, demain, va devenir l’inconscient de l’enfant et de l’adulte. » Denis VASSE, Le temps du désir, Paris, Seuil, 1969, p.22.

[29] « C’est le rapport à la demande d’amour qui institue l’Autre. C’est par le passage de la demande au désir que se constitue le désir de l’Autre. » Paul-Laurent ASSOUN, Lacan, op. cit., p.67

[30] « Je pense, quant à moi, que la relation à l’Infini n’est pas un savoir, mais un Désir. J’ai essayé de décrire la différence du Désir et du besoin par le fait que le Désir ne peut être satisfait ; que le Désir, en quelque manière, se nourrit de ses propres faims et s’augmente de sa satisfaction. » Emmanuel LEVINAS, Ethique et infini, Paris, Fayard, « Le livre de poche essais », p.86.

[31] « La jouissance, en tant que sexuelle, est phallique, c’est-à-dire qu’elle ne se rapporte pas à l’Autre comme tel. » Jaques LACAN, op. cit., p. 14.

[32] « Le besoin, la demande et le désir sont donc visées de l’Autre. La demande montre l’assujettissement du besoin à la demande, son aliénation foncière. C’est le rapport à la demande d’amour qui institue l’Autre. C’est par le passage de la demande au désir que se constitue le désir de l’Autre. » Paul-Laurent ASSOUN, Lacan, op. cit., pp. 66-67.

[33] « …l’amour demande l’amour. Il ne cesse pas de le demander. » Jacques LACAN, op. cit., p.11.

« Dès le début … tout ce qui pourrait être considéré comme un solipsisme du désir est éliminé, comme ce serait le cas dans une détermination purement énergétique du désir comme tension et décharge. La médiation de l’autre est constitutive du désir humain en tant qu’adressé à… Cet autre peut répondre ou se refuser, gratifier au menacer. Bien plus, il peut être réel ou imaginaire, présent ou perdu, source d’angoisse ou objet de deuil réussi. » Paul RICOEUR, Autour de la psychanalyse, Ecrits et conférences 1, Paris, Seuil, 2008, p. 80-81.

[34] Paul Ricoeur, op. cit. Voir supra p. 19, note 15.

[35 « Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ?« , Jacques LACAN, op. cit., p. 71.

[36] « L’humanité véritable réside dans la dimension d’un désir tendu vers un Réel impossible à comprendre ou à représenter. La formule de J. Lacan : « Le réel c’est l’impossible », et sa problématique d’un désir de l’Autre en tant que l’Autre  est le trésor des signifiants qui, du fait que ça parle dans le corps de l’homme, représentent le sujet les uns pour les autres, ne sont pas sans rapport avec la question que pose saint Augustin à propos de la recherche ou désir quand il a pour objet l’incompréhensible : Dieu. » Denis VASSE, La chair envisagée, Paris, Seuil, 1988, p. 8.

[37 « Puis les eaux du vent tarirent et elle ne fut même plus sûre d’avoir rien entendu, sinon un appel muet qu’après tout elle pouvait à volonté faire taire ou percevoir, mais dont plus jamais elle ne connaîtrait le sens, si elle n’y répondait à l’instant. A l’instant, oui, cela du moins était sûr ! » (FA, p.16).

[38] Jacques LACAN, op. cit., pp. 44-45.

[39] La mystique : « C’est quelque chose de sérieux, sur quoi nous renseignent quelques personnes, et le plus souvent des femmes, ou bien des gens doués comme saint Jean de la Croix… » Jacques LACAN, op. cit., p.70.

« C’est en tant que sa jouissance est radicalement Autre que la femme a davantage rapport à Dieu que tout ce qui a pu se dire dans la spéculation antique en suivant la voie de ce qui ne s’articule manifestement que comme le bien de l’homme. » Id., ibid., p.77.

[40] On se souvient ici du tableau de Vélasquez (visible à la National Gallery de Londres) représentant la Vierge Marie couronnée d’un cercle d’étoiles, le globe terrestre figurant à ses pieds.

[41] Ferdinand ALQUIE, Le désir d’éternité, Paris, PUF, 1943.

[42] « Lacan finit par articuler en 1967 que « ce lieu de l’Autre n’est pas à prendre ailleurs que dans le corps » (Séminaire XIV)

Corrélativement se dégage l’idée d’une « jouissance de l’Autre» ou d’une « Autre jouissance», alternative à la jouissance commune en quelque sorte, « phallique ». Jouissance supplémentaire (et non complémentaire) de la femme : « La jouissance de l’Autre est hors langage, hors symbolique » (Lacan), Paul-Laurent ASSOUN, op. cit., p.69.

[43] « Il y a une jouissance à elle dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve – ça, elle le sait. » Jacques LACAN, op. cit., p.69.

 » S’il y en avait une autre, mais il n’y en a pas d’autre que la jouissance phallique – sauf celle sur laquelle la femme ne souffle mot, peut-être parce qu’elle ne la connaît pas, celle qui la fait pas-toute. » Jacques LACAN, op.cit., p. 56.

« … ils entrevoient, ils éprouvent l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà. C’est ça, ce qu’on appelle des mystiques. » Idem, ibid., p.70.

[44] Jacques LACAN, op. cit., p.82

[45] Françoise DOLTO, op. cit., p.204.

[46]Claude LEVI-STRAUSS, Le triangle culinaire in revue « L’Arc » n° 26, p. 19 sqq.

[47]« L’art culinaire, la cuisine marque d’un signe de feu – celui de l’homme – la nourriture, si bien qu’en mangeant, l’homme intériorise quelque chose de la présence de l’autre, même – et surtout peut-être – s’il n’est pas là. » Denis VASSE, Le temps du désir, Paris, Seuil, 1969, p. 23.

[48] Emmanuel LEVINAS, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982. Le « Livre de poche essais », pp.81-82 & 86.

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APOSTILLE

 

« What are the roots that clutch, what branches grow
Out of this stony rubbish ? Son of man,
You cannot say, or guess, for you know only
A heap of broken images, where the sun beats,
And the dead tree gives no shelter, the cricket no relief,
And the dry stone no sound of water. »

(T.S. Eliot, « The Waste Land« )

***

« Simone Weil avait souligné que dans le monde la présence divine ne pouvait paraître qu’en creux, sous la forme d’un manque, voire d’une absence. L’absence du spirituel n’est peut-être qu’une spiritualité de l’absence, mais il nous manque aujourd’hui des artistes   pour figurer l’infigurable. »

(Jacques Julliard)

***

« La crainte a des raisons, elle est provoquée par un danger, comme il y en a tant dans le monde empirique. Mais l’angoisse, elle, est éprouvée, non devant un danger empirique, mais devant le mystère de l’être et du non-être, devant l’abîme de la transcendance, devant l’inconnu. »

(Nicolas Berdiaeff)

***

« Dans l’unique et grandiose symbole de la Nuit… Edith Stein et Simone Weil se montrent les vraies filles de leur père saint Jean de la Croix. »

(Xavier Tilliette s.j.)

***

Dans ce court passage, Albert Camus contemple la beauté de la nature déserte un matin de décembre à Tipasa, lieu de son enfance près d’Alger. Il met toute son attention à l’écoute du silence. Ce faisant, – et à l’instar de Janine (in « La Femme adultère ») – il touche du doigt la beauté de l’éternité :

« Du forum jonché d’olives, on découvrait le village en contrebas. Aucun bruit n’en venait : des fumées légères montaient dans l’air limpide. La mer aussi se taisait, comme suffoquée sous la douche ininterrompue d’une lumière étincelante et froide. Un lointain chant de coq célébrait seul la gloire fragile du jour. Il semblait que la matinée se fût fixée, le soleil arrêté pour un instant incalculable. Dans cette lumière et ce silence, des années de fureur et de nuit fondaient lentement. J’écoutais en moi un bruit presque oublié, comme si mon cœur, arrêté depuis longtemps, se remettait doucement à battre. Et maintenant éveillé, je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence : la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers, la vibration des arbres, le chant aveugle des colonnes, les froissements des absinthes, les lézards furtifs. J’entendais cela, j’écoutais aussi les flots heureux qui montaient en moi. Il me semblait que j’étais enfin revenu au port, pour un instant au moins, et que cet instant désormais n’en finirait plus. »

Albert Camus (1913-1960), « Retour à Tipasa », Noces & L’été, Paris, Gallimard, 1959 ; p. 163

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UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Ce texte a été rédigé par M. Jean-Louis BEYLARD-OZEROFF

L’homme face à la mort dans « L’Espoir » d’André Malraux

 

INTRODUCTION


« Aucun texte ne peut être interprété selon l’utopie d’un sens autorisé défini, original et final. Le langage dit toujours quelque chose de plus que son inaccessible sens littéral, lequel est déjà perdu dès le début de l’émission textuelle. »

Umberto Eco. « Les limites de l’interprétation ».

***


J’ai choisi, pour ce travail, les deux derniers chapitres de « L’Illusion Lyrique », qui correspondent à la fin de « L’Organisation de l’Apocalypse ». Ils forment une unité que, pour simplifier, j’ai nommée « les condamnés à mort ». Cette fragmentation ou séparation artificielle est la seule manière de pouvoir cibler un cas, une problématique, car « L’Espoir » est une espèce de forêt pleine d’épisodes, de personnages, d’aventures et de thèmes, difficile à analyser dans toute sa globalité et complexité. On pourrait essayer, néanmoins, d’en prendre un morceau, comme si le roman était un gâteau, pour voir comment l’analyse de ce morceau nous aiderait à mieux comprendre la totalité de l’oeuvre. Est-ce possible? Mais il est vrai qu’un roman n’étant pas un gâteau, on ne comprend donc pas forcément sa totalité en analysant de près une de ses parties…


Mon intention est loin de vouloir saisir le sens définitif des textes choisis, ce qui serait une entreprise, à mon avis, impossible. Je veux plutôt me laisser porter, seule avec mon « intentio operis« , avec ma subjectivité, et avec tous les défauts propres à une telle démarche. La distance qui sépare l’intention de l’auteur, celle du texte et celle du lecteur m’intrigue et me fascine à la fois. L’important serait plutôt d’apprendre à distinguer les différences, à l’intérieur et à l’extérieur du texte.


Pourquoi « les condamnés à mort »? Le thème de la mort est présent dans toute l’oeuvre de Malraux, et aussi dans celles de ses contemporains : Sartre, Camus, Bernanos. La mort comme destin final de toute vie ; l’homme impuissant face à l’absurdité d’un pareil destin. Chacun essaie de trouver une réponse : pourquoi, à quoi bon, que faire? Trouver un sens, une direction au milieu de la triste ironie de la vie. Dans « L’Espoir« , les personnages sont constamment en face de leur destin ultime, puisqu’ils sont dans un contexte de guerre civile. Mais, dans le cas particulier des « condamnés à mort », les personnages sont conscients de leur sort d’une manière radicalement différente car ils n’ont plus recours à la « drogue » de l’action pour échapper à la certitude de leur mort.

Les condamnés « ne pensent qu’à la mort« . Cette situation limite oblige les personnages à agir autrement que quand ils étaient dans le combat contre les fascistes ou quand ils vivaient simplement, avant la guerre. L’action implique apparemment, l’oubli de la mort.


« L’Espoir » est sans doute le récit d’un moment de la guerre d’Espagne, mais il est aussi le récit de la lutte de l’espoir humain pour surmonter un destin auquel l’homme n’échappera jamais. Tant l’espoir que la mort sont inévitables, car tous deux sont liés à l’existence des êtres humains.


LES CONDAMNES A MORT

 –  Du début du CHAPITRE IX jusqu’à la fin du CHAPITRE X :

L’INVERSION D’UN DESTIN ABSURDE


« Dans la cour de la prison de Tolède, un type se mit à hurler. C’était très rare« .


Le chapitre IX de « l’Exercice de l’Apocalypse » commence par situer l’action, avec très peu de mots, dans un espace topologique et thématique précis : la prison, avec tout ce qu’elle peut impliquer dans un contexte de guerre civile. Et dans la prison, espace d’enfermement, la cour, endroit où les prisonniers ont une marge de liberté moins réduite que dans les cellules. La cour peut être aussi le lieu ou l’on fusille. C’est dans cet espace qu’un « type » – non pas un homme, ni un révolutionnaire ou un prisonnier – se mit à hurler, au milieu du silence habituel.


Le silence est un signe d’humanité, dans la mesure où il implique une certaine maîtrise de soi, de la peur, du sentiment d’impuissance, d’injustice et d’absurdité. Le silence qui règne dans la prison ne correspond pas à une absence d’envie ou de besoin de parler, il est plutôt le résultat d’un choix, une preuve de contrôle de soi et/ou de désespoir.


« Selon les traditions, il y eut un silence avant la création; il y aura silence à la fin des temps. Le silence enveloppe les grands événements, le mutisme les cache… » (1)

Les révolutionnaires se taisent parce qu’ils « sont révolutionnaires« , c’est-à-dire que c’est là leur façon de continuer leur résistance en exprimant leur désaccord et leur révolte. C’est un signe de courage et de dignité, de la virilité tant admirée par Malraux dans une de ces plus hautes manifestations. Ce silence appartient au monde de l’action, et non à celui de la passivité ou de la lassitude. Il existe pourtant un autre silence, celui des « prisonniers sages« , ceux qui s’étaient crus révolutionnaires mais qui ont découvert devant la mort « qu’ils ne tenaient qu’à la vie, n’importe quelle vie« . C’est le silence des hommes qui ont encore l’espoir de sortir vivants de la prison, ce qui impliquerait le renoncement aux valeurs de leur lutte, l’acceptation de l’échec, la trahison, l’humiliation. Peut-on juger des hommes parce qu’ils sont incapables de renoncer à l’instinct propre à tout être vivant, l’instinct de survie?

Indirectement, Malraux fait le portrait des républicains : ceux qui étaient vraiment engagés dans la lutte contre le fascisme, prêts à « mourir pour des idées« , et ceux qui ont participé à l’illusion lyrique peut-être par hasard, parce que « tout homme a besoin de trouver un jour son lyrisme« , sans pourtant être prêt à donner sa vie pour la cause.

Il y avait aussi ceux qui « n’avaient plus même envie de crier« , les fatigués, ceux qui avaient perdu tout espoir. Pour eux, le silence n’est pas actif, il est plus près du mutisme, avec une charge clairement négative. Les trois attitudes aboutissent, toutefois, au même effet : le silence dans la cour de la prison de Tolède. Silence rompu par un « type« , un individu isolé qui hurle son désaccord, son innocence. Et l’on se pose la question : comment rester innocent au milieu d’une guerre civile?

Trois niveaux du même phénomène : silence, cri, hurlement, suffisent pour établir une gradation dans l »humanité des condamnés, du degré le plus haut (l’homme héros) au plus bas (l’homme animal).

Malraux insiste sur l’isolement du « type » qui gueule son mécontentement par rapport à la communauté des hommes qui se taisent. II « gueule » et « vocifère » son statut de petit homme innocent, simple fonctionnaire, étranger à tout engagement politique. Il tape de toute sa force sur le veston de lustrine qui l’a condamné à mourir, essayant vainement de chasser son destin comme de la poussière. L’homme ne comprend pas pourquoi la marque laissée sur l’épaule de son veston par la courroie de sa sacoche de receveur ait pu être prise pour la trace du fusil d’un révolutionnaire ! Un tel acharnement ne peut qu’apparaître comme absurde, puisqu’il suppose, de la part des fascistes, une notion de justice que Malraux – au moins dans « L’Espoir« – n’envisage  jamais.

Les signes d’altruisme et d’humanité sont monopolisés par « les bons« , ils ne viennent jamais – ou très rarement – du côté des « méchants« . Le receveur est donc victime d’un malentendu, comme un héros de Sartre ou de Camus, et il exhibe la preuve physique de son innocence avec l’espoir de sauver sa pauvre peau.

« Mais regardez l’épaule, au moins ! Ca fait un bleu, le fusil, bon Dieu ! Est-ce que j’ai un bleu? Puisque je vous dis que je suis receveur de tramway! »

Malentendu grave, car, en outre, ce pauvre homme manifeste clairement son refus de toute participation au conflit qui déchire et détruit son pays :

« Je m’en fous, moi, de votre politique d’enfants de putains »

Malheureusement pour lui, cette « désolidarisation » n’a pas d’effet, parce qu’aucun homme n’a le droit de rester innocent. Le fait d’exister implique déjà un choix : être d’un côté ou de l’autre de la barrière. Le neutre n’existe pas et, dans une guerre, même les enfants se trouvent rangés en deux catégories antagoniques : amis ou ennemis.

Le receveur de tramway est seul à rompre le silence dans la cour
parce qu’il est le seul à concevoir et à défendre la possibilité d’être
innocent. Mais révolutionnaires, prisonniers et fascistes sont d’accord sur un point : personne n’est innocent, chacun doit assumer son destin de vainqueur ou de vaincu.

Hernandez, notre narrateur, voit – à travers la grille de sa cellule – comment deux gardiens vont chercher finalement l’agitateur « plutôt pour la cellule que pour la libération ». L’intervention des fascistes lui semble dans la logique des choses, car il sait que dans le monde militaire « il faut de l’ordre » à tout prix.

 

FIN DU CHAPITRE X: LA TRANSFORMATION, LA REVOLTE, LA MAITRISE DE SON DESTIN, LA VICTOIRE …

(Ce chapitre commence aussi par situer l’action dans un espace précis : les rues de Tolède. Les prisonniers sont attachés deux par deux et marchent, comme un « troupeau« , vers l’endroit où ils seront fusillés. Ils sont conduits jusqu’à un terrain qui monte légèrement, devant lequel il y a un trou dont Hernandez ne voit pas la profondeur. A droite, les prisonniers ; en face, les militaires.

« D’apparence, les prisonniers ne sont pas plus gênés de mourir que les Maures et les Phalangistes d’avoir à les tuer »)

La fin du chapitre coïncide avec la fin des « condamnés à mort » et de « L’Illusion Lyrique« , la fin de l’espoir aussi ?

Hernandez est le témoin de la mort de ses compagnons en attendant sa propre mort. Le chiffre trois est très important car les prisonniers sont rangés en groupes de trois, et le chiffre est répété plusieurs fois : l’un des trois, les trois suivants, les trois prisonniers, les trois hommes, trois autres. Le nombre trois est la seule distinction qui persiste dans le groupe de condamnés, plus rien ne les sépare, tout les unit. La proximité de leur mort joue une fonction homogénéisante : les hommes n’étant plus séparés comme au début de chapitre IX. Même le receveur de tramway appartient à un groupe d’hommes, dont il n’est qu’un élément ; et le soleil brille intensément sur la marque luisante de son épaule droite, comme pour nous rappeler que c’est cette marque qui est la cause de sa présence dans le groupe des condamnés. Le soleil est sans pitié. Il veut faire ressortir ce trait, comme une cicatrice, un tatouage, une marque indélébile qui accompagnera son homme jusqu’à la mort.

Les condamnés ne sont plus entre les murs de la prison, où quelques-uns avaient encore l’espoir de sauver leur vie. Ils sont maintenant dans un espace ouvert (ironie suprême, puisque leur destin est presque fermé !) où le soleil brille et où la terre, ouverte, les attend. Hernandez et le receveur, personnages-cellules (parce que l’un était dans une cellule, et l’autre y était conduit ;  l’un était séparé du groupe par sa qualité d’observateur, de témoin, l’autre parce qu’il se croyait innocent) font partie du groupe. Le petit receveur ne proteste plus et se laisse placer comme les autres, en silence.

Mais ce personnage a une note a régler. Il a agi comme un lâche, au moins aux yeux des autres, et il profitera des dernières minutes de sa vie pour mettre au clair sa situation, vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de ses compagnons, dans la mort. Encore une fois, l’individu se distinguera de son entourage et marquera sa différence, mais cette fois cette différence sera un exemple à suivre, et non à mépriser.

Avant, c’était un cri : signe d’animalité, d’impuissance, d’ignorance, de manque de dignité. Maintenant, c’est un geste : le salut du Front Populaire, le symbole de la lutte des révolutionnaires, le signe silencieux mais clair d’un changement d’attitude, d’une prise de conscience.

Le temps semble s’arrêter pour quelques instants. Hernandez, comme s’il était l’objectif d’une caméra, fixe son regard sur la main  » dont les doigts seront avant une minute crispés dans la terre ». L’action du « petit homme chétif », si inattendue, provoque même de la part du peloton d’exécution un moment d’hésitation.Leur doute n’obéit pas à une soudaine sympathie pour le geste courageux de la victime, mais plutôt à une confusion en face d’un manquement à l’ordre.

« ..il attend qu’on ramène ce prisonnier à l’ordre – à l’ordre des vaincus, en attendant celui des morts. »

Le concept d’ordre revient une fois encore. Toujours comme une obsession du monde fasciste et militaire. II faut de l’ordre partout et en tout. Dans la prison, chez les vaincus et chez les morts.

Quand les « ordonnateurs » s’approchent, le receveur les regarde en silence. Plus jamais il ne se trahira par un cri. Il n’attend plus rien, mais il ne cesse pas pour autant de haïr profondément ceux qui vont le sacrifier. Le malentendu persiste, c’est simplement qu’il a choisi de donner un sens à sa mort. Ce que ses lèvres taisent, son geste le dit : il ne se laissera pas fusiller pour rien, il fera sienne la lutte de tous ses compagnons. Personne ne doit mourir pour l’absurde présence d’une marque sur l’épaule de sa veste. Il mourra en faisant sien le signe, et donc tout ce qu’il représente, de la lutte pour la défense de la République légitime d’Espagne. Le receveur partage alors, non seulement le sort du groupe des condamnés et leur silence, il partage désormais leur lutte. Et il meurt ainsi.

« Les trois suivants vont se placer seuls devant la fosse : le poing levé. »

Il leur a montré la manière d’être unis autour de leur propre mort, d’exercer une dernière pression sur leurs bourreaux, d’être actifs jusque dans l’acte d’aller se placer en silence devant la fosse et d’attendre les coups de feu. Son acte est devenu un exemple.

« Les trois prisonniers haussent les épaules, sous leur poing en l’air. »

L’épaule joue un rôle très important dans ces fragments de l’épisode des « condamnés à mort ». Déjà, au début, le receveur insiste sur la preuve flagrante de son innocence : l’absence d’un bleu sur son épaule. Vers la fin, le soleil « brille sur l’étoffe luisante de son épaule droite », et les trois prisonniers qui le suivent haussent leurs épaules. Pourquoi cette insistance ? « Les épaules signifient la puissance, la force de réalisation ». J’ignore si Malraux était conscient de cette symbolique de l’épaule, mais, sans en tenir compte, on peut néanmoins remarquer l’intention de transformer un élément conflictuel en élément positif. Le geste du prisonnier va vers le haut, tandis qu’un officier se baisse pour rattacher les lacets de ses souliers. Les condamnés s’élèvent par un acte physique et symbolique qui signifie liberté, fraternité ; le fasciste s’incline, prisonnier des bassesses quotidiennes, dépourvu de dignité et de poésie (servitude humaine). Finalement, l’officier hausse aussi les épaules – signe de résignation, parce que les victimes refusent de revenir à l’ordre – et commande le feu. Victimes et bourreaux haussent les épaules…Le même geste prend des significations opposées, tout dépend de qui le fait.

Hernandez, le narrateur, le témoin, est l’un des trois prisonniers suivants à monter pour être fusillé. L’odeur d’acier chaud (culturel) et de terre remuée (naturel) accompagnent ses derniers instants. Des hommes lui donneront la mort, la terre l’accueillera dans ses entrailles.

L’apocalypse a commencé. Les justes son éliminés. Il n’y a plus d’espace ni d’espoir pour l’illusion. A partir de ce moment, la seule forme de résistance possible consiste à donner un sens à l’inévitable échec, la mort.

 

LE CHOIX D’HERNANDEZ, LE LUCIDE, LE DESESPERE

Au début du chapitre X, Hernandez se retrouve « une fois de plus » dans les rues de Tolède; Les prisonniers sont attachés deux par deux, le « troupeau » marche. Hernandez regarde les gens dans la rue : deux petites filles, une vieille femme, des officiers fascistes dans une voiture, une autre femme, un homme. Il observe les vivants, en se disant qu’eux aussi mourront certainement un jour. L’être humain est destiné à mourir, mais dans la rue, les petites filles, les femmes, l’homme et les officiers semblent l’ignorer ou l’oublier.

Hernandez, lui, marche, attaché au milieu d’un groupe qui suit comme un troupeau qui avance vers la mort. Et il sent que la conscience de sa propre mort le fait déjà se séparer du monde des vivants. Il faut oublier la mort pour vivre, ou du moins, ne pas penser à elle. Or, les condamnés ne peuvent pas penser à autre chose.

« Mais l’ennui l’obligeait à penser, et les condamnés ne pensent qu’à la mort. »

« Tous mourront », répète Hernandez, sauf les Maures qui conduisent le troupeau, car, pour les victimes, leurs tueurs sont en dehors de la vie et de la mort. Ils ne sont plus des êtres humains, mais l’instrument du destin. Ils ne se rangent pas dans la catégorie des hommes. S’ils étaient humains, comment pourraient-ils commettre ces crimes ? Le regard d’Hernandez-condamné-à-mort est sans doute très différent de celui d’un Hernandez ignorant de la date et de la forme de sa mort. C’est un regard distant et ironique, détaché. Celui d’un homme qui a peut-être complètement intégré l’idée de la mort dans sa tête et dans son corps.

Soudain, une dernière chance d’échapper vivant se présente : « Lame gillette. Serre-toi ». Quatre mots qui veulent dire espoir, possibilité d’agir, de couper les cordes qui le lient à la mort ; pouvoir courir, se sauver, changer son destin. Ou peut-être, mourir. Mais mourir en courant, en mouvement, en action, dans une course vers la liberté. Le rêve de presque tout condamné devient une réalité pour Hernandez. Pourquoi refuse-t-il de s’enfuir comme le fait son compagnon à la barbe dure ? Une grande fatigue l’empêche de faire le saut.

« Il est exténué, et aussi de la vie. Encore courir, encore… »

Jusqu’à ce moment-là, les révolutionnaires ont toujours privilégié l’action. Une action souvent absurde puisqu’aveugle. Ils se sont battus jusqu’au bout de leurs forces. Hernandez décide maintenant d’abandonner la lutte, de se donner à la mort. S’agit-il d’une espèce de suicide ? Son rejet de la possibilité de s’échapper équivaut à un choix de mort, et donc à une transformation de sa condamnation, puisque c’est maintenant lui qui décide de mourir. Mais, en même temps, on peut penser que c’est précisément sa condamnation qui l’oblige à voir la vie autrement, avec une lucidité amère qui le fait choisir la mort.

Hernandez est l’un des premiers personnages sans espoir. II est donc logique que « L’Illusion Lyrique » finisse avec son exécution.

L’ironie et l’absurde sont très poignants dans cet épisode. Pourquoi le seul homme armé d’une lame gillette – et donc en mesure de s’échapper – devait-il se trouver attaché au seul homme, peut-être, qui ne voudrait pas s’échapper ? Une chance de vie perdue, jetée à la poubelle.

L’homme désespéré, Hernandez, ne cherche pas dans la drogue de l’action le remède à son désespoir. Les principes pour lesquels il s’est battu n’ont plus de poids et il a choisi la mort avant même de mourir. Il a été tué avant, dans sa cellule peut-être, ou dans une rue de Tolède. Hernandez a la possibilité de « dire non » à la vie. Il la saisit et, ainsi, s’approprie sa mort. II se situe au-dessus des êtres vivants qui ne peuvent que choisir la vie, n’importe quelle vie. Il a transformé la condamnation des fascistes en une auto-condamnation, en une élection, en un libre choix. Il rentre alors, dans la logique du héros malrucien, comme le receveur du tramway. Ce sont des personnages qui, en face d’une situation limite comme celle de la mort, réussissent à lui donner un sens. L’espoir n’a peut-être pas disparu complètement, mais il prend une autre forme : la seule chose qu’on a le droit d’espérer est, justement, de trouver une manière de renverser le sens de sa propre mort.

LA CERTITUDE DE LA MORT

La mort n’est plus une image lointaine pour ceux qui se trouvent condamnés. Dans « L’Espoir« , c’est le cas précis des prisonniers des fascistes pendant la Guerre d’Espagne, mais ce problème (cette réalité) existe toujours et se présente sous diverses formes. La maladie, l’âge avancé, ne sont que des exemples limités. Le fait de savoir la fin proche et inévitable (vivant et en pleine santé, l’on agit comme si l’on était immortel) provoque un profond changement, un bouleversement. Les condamnés deviennent plutôt des observateurs de la vie qui semble passer « à côté » d’eux, et leurs priorités se transforment. L’essentiel devient évident. Pour Hernandez, c’est l’absurdité profonde de l’existence humaine et de la lutte inégale dans une guerre déjà perdue. La contradiction réside entre le désir naturel de vivre et la condamnation, tout aussi naturelle, à mourir. Pour le receveur de tramway, c’est réaliser que personne n’est complètement innocent, parce que personne n’est vraiment seul.

Il renonce à son désir d’être en marge du bien et du mal pour partager avec le reste des condamnés non seulement leur sort, mais aussi les raisons de ce sort. L’exemple du petit homme « noir comme une olive » montre comment un individu peut se transformer face à une situation extrême, et nous surprendre. Chacun a donc la possibilité de tordre le bras au destin, de devenir un héros. Il reste, alors, de l’espoir. De l’espoir en l’homme qui est capable d’accomplir des actes qui le séparent définitivement de son côté animal, qui le font monter plus haut dans l’échelle des valeurs et vaincre, d’une manière subtile, la mort. Malraux ne cessera jamais de porter témoignage de cette capacité de l’homme, qui le fascine. Et il sera toujours présent là où il aura l’impression que l’espoir prend forme, et qu’il risque de devenir réalité .

LES TROIS INTENTIONS

  • CELLE DE L’AUTEUR :

« De tous ses romans, « L’Espoir » (qu’il termina vers la fin de septembre 1937) est le plus long, le plus riche, le plus varié et le plus dense. C’est aussi le plus inégal et par endroits, le plus mal écrit. Défauts dûs à l’impatience de l’auteur, qui avait un dur message à faire passer et se souciait peu de la perfection du style et de « l’objectivité« . »

Selon C. Cate (« Malraux » biographie, Flammarion, 1994), Malraux était surtout intéressé à porter un témoignage sur son expérience en Espagne, le plus vite possible pour pouvoir attirer des aides importantes à la cause républicaine. Il avait donc un but très précis, attaché à la réalité et aux besoins du moment.

« Vous n’avez donc pas compris qu’une des raisons qui me retenait en Espagne, c’était le désir de fuir ma maison ! »

Ce qui est fascinant dans le procès de création d’une oeuvre, c’est – pour moi – le mystère. On ne pourra jamais savoir quelle était la véritable intention de l’auteur. On ne peut qu’avancer des hypothèses et être conscients de la complexité de ce procès. En même temps, l’intention de l’auteur (qui peut démythifier ou mythifier une oeuvre) reste accessoire à l’oeuvre d’art, elle peut enrichir notre lecture, mais il n’est pas nécessaire de la connaître. C’est l’anecdote, le drame, et souvent l’ironie : la distance entre l’oeuvre achevée et l’homme qui la révèle.

  • CELLE DU TEXTE :

« Entre l’inaccessible intention de l’auteur et la discutable intention du lecteur, il y a l’intention transparente du texte qui refuse une interprétation inacceptable. » (1)

Le contexte historique qui a rendu possible la création de « L’Espoir » a beaucoup changé. Tout a été bouleversé avec le passage du temps, un temps qui est loin d’être anodin. Le monde a changé après la Seconde Guerre Mondiale, l’holocauste, la bombe atomique, qui ont emporté non seulement beaucoup de vies mais aussi des principes, des idées. La « chute du communisme » a fini de déstabiliser notre faible paradigme moral et idéologique. « L’Espoir, » le texte, reste tel qu’il a été écrit en 1937. Le lecteur peut toujours se reporter à ce texte. Est-ce qu’il lira la même chose aujourd’hui que celui qui l’a lu pendant le conflit en Espagne ? Les mots sont pourtant toujours les mêmes. Mais parce ce sont des mots, on serait tentés de leur faire dire presque n’importe quoi, en les coupant de leur contexte, en les mettant en relation les uns avec les autres selon notre bon vouloir (pas toujours innocent). Le texte doit être respecté, et il est très difficile de déterminer les limites qui devraient gérer son interprétation. Le structuralisme offre une réponse à ce problème. Mais est-ce que les textes ont été faits pour être analysés comme des pièces de « légo » ?

  • CELLE DU LECTEUR :

« Souvent, les textes disent beaucoup plus que ce que leurs auteurs entendaient dire, mais moins que ce que beaucoup de lecteurs incontinents voudraient qu’ils disent. » (2.)

Le lecteur commun (pas le sémioticien) ne peut pas se couper du contexte et de sa subjectivité au moment de lire, et donc d’interpréter. Il ne peut qu’essayer d’être conscient de la pression que ses éléments exercent sur son interprétation. Umberto Eco fait, à ce propos, une différence entre l’interprétation d’un texte et son utilisation. Le lecteur idéal serait celui qui, malgré l’inévitable poids de sa subjectivité, essaierait de s’ouvrir au texte, de laisser passer cette « intention transparente » qui refuse une interprétation trop éloignée de son  « vrai » sens (s’il existe).

II ne confondrait jamais son envie d’utiliser le texte avec ce que le texte laisse interpréter.

La lecture d’un texte se fera toujours comme une combinaison de ces trois intentions. Chacune est mystérieuse et ouverte à de nouvelles interprétations, car nous ne pouvons que rarement les séparer complètement.

 

UN DERNIER MOT

Au début de ce travail, j’étais découragée parce que je ne voyais pas l’intérêt de prendre un morceau de texte et d’essayer de l’interpréter, de le presser comme un citron pour en extraire un maximum de sens. D’abord, parce que l’idée de saisir le « vrai » sens du texte m’apparaissait comme une prétention vaniteuse, compte tenu des différentes intentions (auteur, texte, lecteur). La vérité est un ensemble très complexe d’éléments, et je n’avais pas envie de jouer au détective privé. Ensuite, savoir que l’auteur est souvent inconscient d’une assez grand partie de ce qu’on retrouve par la suite dans ses textes, m’empêchait de prendre l’analyse trop au sérieux. Enfin, malgré mon intérêt personnel pour le thème de la mort, il me semblait que je n’allais découvrir rien de nouveau.

Je déclare la victoire du texte (ou de la combinaison des intentions qui ont rendu possible ma lecture du texte) face à tout individu qui porterait des jugements trop rapides. Toutefois, ce fait ne change pas grand chose : les hommes continueront à s’entre-tuer, l’espoir à être écrasé, les livres à être brûlés. Mais la mort n’est pas toujours absolue. La mémoire et l’art sont des moyens humains capables de la vaincre. L’espoir renaîtra chaque fois, et les livres (par exemple) seront récupérés, réécrits, relus, réétudiés, et ré-interprétés.

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Notes

(1) Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1982, p. 883.

(2) Umberto ECO, Les limites de l’interprétation, Grasset, 1992.

(3) Id., Ibid.

 

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BIBLIOGRAPHIE

CATE, Curtis, Malraux, Paris, Flammarion, 1999.

CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1982.

ECO, Umberto, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.

MALRAUX, Clara, Nos vingt ans, Paris, Grasset, 1962 -1966 – 1986.

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UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.CL.C.F.

Texte proposé par Mme Marcela San Pedro MARUSSICH

pour l’évaluation du Séminaire de littérature  « Concepts pour une lecture critique » (D.E.F.)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

« La Plage » : analyse sémiotique d’une nouvelle d’Annie Saumont (in « Les voilà quel bonheur »)

 
INTRODUCTION

Annie Saumont écrit des nouvelles où le narrateur se fait souvent, à première vue, presque imperceptible, afin de laisser un personnage parler, décrire de l’intérieur les situations vécues par lui. Ainsi le lecteur se retrouve parfois face à des phrases sans sujet, des verbes non conjugués, un registre de langue relâché, quand ce n’est pas du verlan. Tels sont en effet les moyens dont la nouvelliste se sert soit pour rendre le flux de la pensée intérieure, au stade où parfois elle n’a pas encore vraiment pris forme, soit pour reproduire au plus près la langue parlée par des protagonistes issus de couches populaires. Cette négligence vis-à-vis des normes syntaxique et grammaticale habituelles peut poser des problèmes à des lecteurs non-francophones. Toutefois, « La plage« , contrairement à beaucoup de ses autres textes, présente une langue plus respectueuse des conventions. Une difficulté réside dans une ponctuation distillée avec tant d’économie, qu’elle en devient fautive selon les règles usuelles. Ainsi le lecteur non-francophone doit être particulièrement vigilant pour repérer les verbes introductifs du discours afin de distinguer les passages narrés des discours des protagonistes, car seule une majuscule signale le changement.

Cependant les nombreuses répétitions du texte, et de là son vocabulaire limité, la structure simple des phrases facilitent la compréhension.

I.  Analyse sémiotique

a) Segmentation du texte

 

La nouvelle tourne autour d’une « rencontre » à distance entre deux personnages dont l’un peut à peine être considéré comme protagoniste du texte. De ce que « la fille » pense, le lecteur ne saura lien, elle est uniquement objet d’observation de « l’homme » au travers duquel l’événement est perçu et qui va plaquer ses pensées, ses souvenirs sur cette silhouette . Ces souvenirs viennent se greffer sur l’événement de la rencontre, rapportant une action qui se déroule dans le passé avec ses propres personnages : « l’homme« , alors encore petit écolier, et une petite fille, peut-être la fille de la plage ou son sosie. Le texte va donc être segmenté presque entièrement selon des disjonctions temporelles, organisées autour de l’opposition présent /passé en un continuel va-et-vient.

Séquence 1 : (jusqu’à « L’homme la regarde », 1.18) : une fille marche sur une plage. La séquence s’achève avec l’introduction d’un deuxième personnage (disjonction actorielle) : un homme qui regarde la fille.

Séquence 2 : (jusqu’à « Un jour – il devait avoir huit ou dix ans » : 1.39) : l’homme observe la fille. On note une petite disjonction temporelle (T-1) qui nous apprend que l’homme est en observation depuis un moment déjà.

Séquence 3 : (jusqu’à « ca porterait malheur », 1.42) : le texte fait une première incursion très brève dans un passé plus lointain de « il » (disjonction temporelle T-2 et disjonction actorielle : introduction du personnage de l’enfant) : les pensées de l’homme le ramènent à son passé. Le temps verbal de T-2 est l’imparfait.


Séquence 4 : (jusqu’à « Anna Maria Angelica« , 1.59) : retour dans le présent, à un moment T-1 : La raison de la présence de l’homme est dévoilée : il a une consigne à appliquer.

Séquence 5 : (jusqu’à « comme Dieu l’a voulu, 1.68) : deuxième incursion nettement plus longue dans le passé de l’observateur (T-2). Disjonction actorielle : on découvre les petites camarades de l’écolier.

Séquence 6 : (jusqu’à » ils ne viennent pas se mêler aux pauvres« , 1.77) : les temps verbaux sont à nouveau le passé composé et le présent, il y a donc retour au présent.
Si le regard de l’adulte était déjà perceptible dans la description des petites camarades d’école dans les lignes précédentes, ces lignes-ci reflètent les pensées de l’adulte qui a réfléchi à sa situation, qui a appris à mettre des mots sur des sentiments que l’enfant d’alors ne pouvait que ressentir et sur des situations vécues qu’il ne pouvait que subir. On peut également déceler dans ces lignes la trace du discours de la guérilla.


Séquence 7 : (jusqu’à « Disaient-ils« , 1.88) : retour dans T-2 avec cette fois-ci usage d’un passé composé. Disjonction actorielle : la venue de Anna Maria Angelica à l’école.


Séquence 8 : (jusqu’à « bruissent dans les tamaris« , 1.98) : observation de l’homme.


Séquence 9 : (jusqu’à « barrette de nacre« , 1.103) : retour dans T-2. Ici aucune indication typographique (espace ou point à la ligne) ne signale le passage du présent au passé; seul le changement du temps verbal (présent à imparfait) permet de savoir que les tamaris du présent se mélangent aux tamaris de l’enfance. Le passé maintenant est, pour un moment, décrit au présent, provoquant un effet de superposition avec le présent.


Séquence 10 : (jusqu’à « Elle ne bouge pas« , 1. 108) : nouveau retour au présent.


Séquence 11 : (jusqu’à « viennent ici pour s’instruire« , 1.125): une scène d’école de l’enfance. Disjonction actorielle : introduction du personnage du maître d’école.


Séquence 12 : (jusqu’à « à la maison d’école« , 1.128). Cette fois, c’est le présent qui vient se glisser dans le passé : les lieux, école de l’enfance et baraque de la guérilla, se superposent.

Séquence 13 : (jusqu’à « parmi les ronces« , 1.133). scène d’école. La ponctuation laisse le lecteur libre d’interpréter la comparaison de la petite fille (« fleur de serre« ) avec ses camarades (« ronces« ) en tant que discours du maître ou jugement de l’homme qui traduit un sentiment, consciemment ressenti ou non, de l’enfant.


Séquence 14 : (jusqu’à « au Hilton pour l’embauche« , 1.153): retour à l’homme aux aguets qui plaque sur la fille ce qui pour lui est la vie oisive des gens riches.


Séquence 15 : (jusqu’à « dans la police« , 1.157) : retour à T-2 : les alternatives offertes par une bonne scolarité.


Séquence 16 : (jusqu’à « sa mère aura fait la lessive« , 1.175) : dernière incursion dans le passé, et la plus longue, qui sera décisive pour le comportement de celui qui, jusqu’ici, s’est contenté d’observer et de se souvenir.


Séquence 17 : (jusqu’à la fin). Performance.

b) Le niveau de surface.

1. La composante narrative


Une des particularités de « La plage« , outre l’imbrication de sèenes se déroulant dans le passé et dans le présent est la parcimonie des informations et leur transmission retardée au lecteur. Ces particularités compliquent la reconstruction de la structure narrative de la nouvelle, et surtout des programmes narratifs (abrégés ci-dessous en PN) qui la constituent. Contrairement à la segmentation du texte, la mise en évidence de programmes narratifs et de leurs phases ne suit pas toujours le déroulement chronologique du texte. Tel est le cas dans « La plage« . La structure narrative du texte peut être représentée schématiquement sous la forme suivante. Elle correspond au programme narratif principal de la nouvelle :

S     ———————————–   t   ———————————->  S’
Etat (contenu) initial       Transformation(s)      Etat (contenu) final


  –  Programme narratif principal


Un programme narratif ( PN ) est constitué de quatre phases et se base sur les différences entre un état initial et un état final. Elles peuvent être présentées, en simplifiant, comme suit :

 – La manipulation :

Elle présente un Sujet auquel est proposé un mandat par un Destinateur personnifié ou non. Par l’acceptation du mandat, ce Sujet devient Sujet opérateur potentiel d’une deuxième phase d’un PN appelée


 – la performance :

c’est dans cette phase que le Sujet opérateur réalise le mandat qu’il a accepté. Cette deuxième phase présuppose la phase de


 – la compétence :

un Sujet opérateur est dit potentiel, car il arrive souvent qu’il lui manque un certain nombre de qualifications lui permettant de mener son mandat à terme. Ces qualifications sont le vouloir-faire et le devoir-faire, le pouvoir-faire et le savoir-faire.


 – La sanction

enfin, introduit une évaluation que le Destinateur fait de la performance du Sujet opérateur.


Le Programme Narratif principal de « La plage« , même s’il englobe le texte dans sa totalité, n’occupe, en fait, qu’une toute petite portion de texte : c’est seulement dans les quelques lignes du dernier paragraphe qu’il sera réalisé ou sur le point d’être réalisé. Outre cette place congrue attribuée à la phase de la performance, le PN principal reste incomplet car – la nouvelle s’arrêtant sur le geste décisif du protagoniste (Sujet opérateur) – la phase de la sanction manque.


Il est recommandé, en analyse sémiotique, de reconstituer la structure narrative du texte à partir de l’état final. Celui-ci présente un homme sur le point de tirer sur une fille (ou sur une mouette ?). L’état final renvoie à son pendant (contenu corrêlé), l’état initial, dans lequel l’homme guette la fille.

La quatrième séquence qui révèle que l’homme est aux aguets afin d’obéir à un mandat qu’on lui a confié met en évidence un PN « application des consignes » qui régit la transformation de l’état initial à l’état final selon la représentation schématique suivante :

S V 0 => S Λ 0.


En effet, la quatrième séquence en révélant le mandat de l’homme, le pose aussi comme Sujet d’état et comme Sujet opérateur  de la transformation (S1). Elle renvoie donc à la phase de la manipulation du PN. L’homme assume le rôle de Sujet opérateur car il a reçu pour mandat de surveiller la plage et de « tirer sur tout ce qui bouge » (dixième séquence), faire qu’il est en train ou sur le point de réaliser. Ses Destinateurs sont les supérieurs dune armée rebelle dont il est membre.


La révélation du mandat le pose également comme Sujet d’état dans un rapport de disjonction avec son Objet de valeur : les ordres qu’il doit exécuter, car s’il est bien en train  de surveiller la plage, it n’a pas encore mis en oeuvre toutes les consignes. Il n’appliquera l’ordre de « tirer sur tout ce qui bouge » que dans le dernier paragraphe de la nouvelle.


Dans cette phase de la manipulation l’homme n’est donc encore que Sujet opérateur potentiel. Il ne sera Sujet opérateur actualisé qu’à la fin de la nouvelle, car pour atteindre son Objet de valeur, il lui manque un élément de la phase de compétence.

Schématiquement, les trois phases présentes du PN seront représentées comme suit. La deuxième colonne montre un anti-PN (1), qui n’est qu’esquissé, parallèle an PN principal dont il est, en partie seulement, l’inverse. Il présente ce dernier du point de vue du premier personnage introduit dans la nouvelle, la fille (S 2) :

 



PN principal : application des ordres
                               

  vs       Anti-PN : mener une vie insouciante
                                                                            



Manipulation : F(S1) => S1 V 0 => S1 Λ 0

 

vs       F(S1) => S2 Λ 0 => S2 V 0



Compétence :     cf. PN d’usage ou subordonné      vs            idem



Performance :  obéissance aux ordres = installer un sentiment      d’insécurité

vs

obéissance aux ordres = empêcher vie insouciante



Sanction :  absente de la nouvelle                       vs                idem


 

Occupons-nous maintenant des programmes subordonnés qui constituent la majeure partie de la nouvelle.


  –  Programme narratif d’usage A : revivre le passé en pensées (acquisition du vouloir-faire)


C’est l’acquisition de la compétence totale qui constitue le premier PN d’usage, plus précisément l’acquisition du vouloir-faire nécessaire à la réalisation de la performance du PN principal. Cette acquisition se fera par le biais d’un PN « revivre le passé« . Le Sujet sait qu’il est engagé depuis un certain temps chez les rebelles (séquence 4. 1.49). II a donc pu entraîner son aptitude au tir. Le pouvoir-faire lui est donné par sa cachette derrière les buissons et les couleurs de la planche et du maillot de la fille qui contrastent avec la surface gris-blanc de la plage. Elle est une cible facile (séquence 1).


Reste le vouloir-faire. Il est l’objet modal que le Sujet opérateur doit encore atteindre. La transformation du non-vouloir-faire en vouloir-faire va se faire progressivement, mais les traces de cette progression sont peu marquées dans le texte. (2) En effet, il n’est jamais dit explicitement que l’homme ne veut pas tuer la fille. En fait, le lecteur ne sait quasiment rien des pensées ni des sentiments de l’homme. Un indice, pourtant, de ce non-vouloir-faire me semble être la révélation de la consigne complète à la dixième séquence seulement, à un moment donc où la fille ne bouge effectivement plus, rendant l’ordre de « tirer sur tout ce qui bouge » momentanément irréalisable (1.106-8, presque à l’identique 1.137-139). Ce qui n’était pas le cas auparavant. Ce non-vouloir-faire est également manifesté par la figure « Allons décampe » (1.141), au moment où la fille se remet à bouger, à marcher. Pourtant l’homme ne tire pas. C’est donc que l’objet modal – le vouloir-faire – n’est pas encore atteint. L’application de l’ordre d’observer la plage semble retarder l’application de la deuxième partie de la consigne qui est de tirer.


  –  Programme narratif d’usage subordonné au PN A


Le geste de l’homme qui manifeste son vouloir-faire implique la réalisation préalable d’un PN « revivre le passé« , subordonné au PN de l’épreuve qualifiante. Les deux PN se répartissent sur les séquences 3 – 5 -7 -9 -11- 13 -15 -16. En effet, le vouloir-faire ne sera atteint qu’après plusieurs « retours » de l’homme sur son passé. Ce sont ces retours, surtout le dernier (séquence 16), qui vont le pousser à vouloir utiliser son arme. II me semble significatif que la révélation de la consigne complète survienne pour la première fois après une des visions de Anna Maria Angelica en « fière » petite écolière (1.99-103. Idem pour la deuxième mention du mot « consignes« , 1.126).


Représentations des deux PN imbriqués : l’acquisition du vouloir-faire présuppose la performance du PN « revivre le passé » :


PN A : « revivre le passé » :


Sujet opérateur :   l’homme qui se souvient


manipulation :   ressemblance fille de la plage / Anna Maria      Angelica. Lieu : présence des mouettes

compétence :        présupposée

performance :         revivre l’humiliation passée

 

PN : acquisition du vouloir-faire :

 

Sujet opérateur

l’homme qui revit son passé

manipulation

passé revécu + superposition Anna-Maria / fille de la plage

compétence

présupposée

performance

acquisition du vouloir-faire PN principal

Ce rôle décisif du passé mène à l’un des deux autres PN d’usage subordonnés aux PN précédents.

 

  –  Programme narratif d’usage : tuer une mouette

Dans ce PN, concentré sur une séquence (3), le petit garçon endosse le rôle du Sujet opérateur. Le Destinateur du faire est l’amusement. L’énoncé est disjonctif, puisque la mouette passe de la vie à la mort. C’est une des seules fois où l’on trouve dans le texte la phase de la sanction d’un PN. Le faire-interprétatif, propre à cette phase, est pris en charge par « on« , sans doute les gens du pays, qui condamnent le geste de l’enfant. Cette séquence a pour fonction d’anticiper le geste final de l’homme.

 

  –  Programme narratif d’usage : rapprochement des riches et des pauvres

Ce programme ne sera pas réalisé; il est de l’ordre du virtuel, puisque va manquer le vouloir-faire d’un des Sujets opérateurs, la petite fille. Il se répartit sur les séquences 7 11-15. Représentation schématique :

Sujets opérateurs

Les écoliers, en particulier Anna Maria et Roberto

manipulation

les riches charitables. Le père de la petite fille

compétence Adjuvant

devoir-faire / pouvoir-faire I savoir-faire (?) Non-vouloir-faire

l’école, lieu de rassemblement.

performance Sujets d’état

 

Objet de valeur

Apprendre à se connaître / devenir « amis ».

Riches et Pauvres qui ne se mélangent pas, en particulier les deux enfants.

« l’amour » entre classes sociales différentes

Ce programme, qui aurait dû prendre la forme S V O => S Λ 0 avorte dans la séquence 16. Il n’y a pas de transformation. Les Sujets d’états restent disjoints de l’Objet de valeur, car si les enfants sont bien réunis dans une même classe, la distance subsiste, visible d’abord dans les attributs sociaux (habillement, attitude), puis verbalisée dans le discours de la petite fille qui manifeste son non-vouloir.

La nouvelle présente donc la structure (cf. N. Everaert-Desmedt. p.19) :

 

S  ——————PN principal « obéir aux ordres« —————–> S’

                                                        T

S1–PN « tuer une mouette« –>S2         

S3–PN « rapprochement         riches/pauvres »–S4

S  ———————– PN « revivre le passé« ————————> S’

S  ——————PN « acquisition du vouloir-faire »  ————–> S’

 

 

  1. La composante discursive

  –  Parcours figuratifs et configurations discursives

Sur le modèle des champs lexicaux que la langue permet de former, l’analyse discursive s’efforce de regrouper les figures qu’un texte présente pour en reconstituer le réseau. Ces réseaux fonctionnent comme une mise en pratique de champs lexicaux. On les appelle « parcours figuratifs« . En voici le tableau avec les figures du texte correspondantes :

 

parcours figuratifs

figures du texte

bien-être (séquence 1 + 8)

plage – immensité – mer/océan -surf – soleil – corps bronzé sable – serviette de bain

mouvement, liberté du corps (séquences 1-2-4-14-17)

marcher à grands pas – souplesse – vivacité – danser – basculer – perdre et retrouver l’équilibre – paisible – geste nonchalant – virevolter

regard – observation (séquences 2- 4-8-10-14-17

surveiller – derrière les tamaris (cachette) – regarder – observer – guetter – voir

uniforme + armement (séquences 2-17)

treillis léopard – rangers – fusil

menace – tuer (séquences 3-10-17)

viser -tirer – consignes – ordre – interdire l’accès – mouettes eau montante

école

(séquences 5-7-11-15-16)

maître – réprimande – encouragement – savoir lire – hangar – bancs – pupitres

habillement (séquences 1-2-9-16)

ceintures de ruban – chauffeur – limousine – chaussures dorées – robe brodée – étoffes précieuses – culotte trouée

habitat (séquences 3-6)

baraque de bois – de tôle – riches propriétés – domaines

protection / enfermement (séquences 6-14)

protéger – bâtir des murs – se tenir à l’abri

s’enfermer – portes massives – police – poste de gardes­-côtes fermé

religion (séquences 5-6)

volonté de Dieu – confiance

don

offrir – se montrer charitable – équiper l’école – apporter cadeau

caractéristiques physiques (séquences 1-2-5-11)

cheveux lisses – blonds – pâles – brun – solide – teint sombre – cheveux noirs

attitude / sensations) (séquences 1-9-11-14-17

crainte-respect – ne pas toucher les cheveux (séquence 11)- vivacité – fierté – allégresse – rêverie – chaleur – sueur – fraîcheur

 

Le tableau suivant présente les parcours figuratifs de « La plage« , tels qu’on les retrouve dans les programmes narratifs mis en évidence ci-dessus :

Programmes narratifs

parcours figuratifs

vivre une vie insouciante

bien-être – liberté du corps – attitude

obéissance aux ordres

ou installation de l’insécurité

observation – regard – uniforme – armement

protection / enfermement  – tuer

caractéristiques physiques

revivre le passé rapprochement riches/pauvres

sentiments

attributs richesse / pauvreté caractéristiques physiques attitude  -école – habitat                –
habillement

 

Pour plus de clarté, j’introduirai un dernier tableau en rapport avec les parcours figuratifs, afin de souligner encore la structure de la nouvelle construite autour de deux personnages et/ou leur dédoublement dans l’enfance. Les parcours figuratifs suivants montrent l’opposition quasi systématique entre l’homme et la fille, le petit garçon et la petite file :

Parcours
figuratifs

L’homme

La fille

Roberto

Anna Maria

Caractéristiques physiques

brun / solide

cheveux blonds / peau bronzée

teint         sombre

cheveux noirs

cheveux pâles

habillement

 

 

 

 

 

attitude/sensations

 

treillis léopard

maillot       de            bain

coloré – sandales jupe soyeuse

 

vivacité

souplesse

nonchalance

culotte trouée

 

 

 

 

guetter à la dérobée

taciturne

robe brodée – barrette de nacre + ceinture de ru­ban (cf1.161-5)

 

 

vive – marcher

allègrement

fière

 

La dernière étape de l’analyse du niveau de surface consiste à faire se rencontrer les composantes narrative et discursive du texte. Pour cela, on fait se recouper les rôles actantiels à la base des programmes narratifs et les rôles thématiques qui sont, eux, des mini-résumés des parcours figuratifs.

  –  Correspondance entre roles thématiques et actantiels :

Rôles actantiels

Rôles thématiques

Sujet d’état PN principal

rebelle en treillis, en sueur, caché

Sujet opérateur PN principal

« Il » après retour dans le passé

Sujet d’état PN subordonné

« Il » se remémorant

Sujet d’état PN subordonné A

« Il » – observateur

Sujet d’état et opérateur PN subordonné B

écolier – bon lecteur (1.109), travailleur (1.154) – taciturne (1.62) – observateur (1.116)

c) Le niveau profond

 

  1. Sèmes nucléaires et sèmes contextuels

L’analyse du niveau profond s’occupe de décomposer les figures des parcours figuratifs en sèmes. Cette mise en évidence des traits sémantiques élémentaires a pour but de montrer ce qui relie ou ce qui sépare les figures des différents parcours entre elles.

bien-être : /éta/ + /somatique et ou psychique/ + /euphorique/

  1. Isotopies sémiologiques et sémantiques

Isotopies en présence : isotopies : /somatique/ et /économique/

  1. Le carré sémiotique

J’ai dit que la réalisation du PN « obéir aux ordres » équivalait en fait au choix entre mettre un terme ou ne pas mettre un terme à la vie, selon toutes apparences, insouciante de la fille de la plage. Ce mouvement entre décision et hésitation renvoie an niveau profond du texte aux valeurs générales de « destruction » / « préservation ».

L’opération entre ces deux valeurs suit le parcours :

S1 préservation                                                     S2 destruction

(révélation incomplète des consignes :

observer la plage  => séquence 10)

 

___                                                                                   _______

S2   non-destruction                                 S1 non-préservation                                                                     (révélation complète                                                                        des consignes : tirer

                                                                     sur tout ce qui bouge                                                                    => séquence 15)

 

Conclusion

La difficulté de soumettre « La plage » à une analyse sémiotique provient, je crois, de la « transparence » du narrateur qui ne prend jamais position sur les actions du personnage principal, laissant le lecteur libre de les interpréter à sa manière. J’ai vu, par exemple, dans la longue exposition répétitive de la fille marchant sur la plage un programme narratif d’acquisition progressive de l’objet modal, le vouloir-faire. Ceci est un choix. Un autre lecteur pourrait très bien lire de la cruauté là où j’ai lu de l’hésitation, penser que le personnage principal est décidé à tuer dès le début mais prend son temps pour le faire. Dans le cas dune telle lecture, il faudrait donc mettre à jour des PN différents.

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IV. Bibliographie

 

EVERAERT-DESMEDT, N.:             Sémiotique du récit. Bruxelles (De Boeck-Wesmael), 1988.

GROUPE D’ENTREVERNES             Analyse sémiotique des textes. Lyon (PU), 1979

***

Notes

(1) Le terme n’est en fait pas bien choisi, car le deuxième Sujet en présence est déjà en conjonction avec son Objet de valeur ; nous ne sommes donc pas en présence de Sujets avec des quêtes opposées. Toutefois, la réalisation de la performance par S1 signifiera bien pour S2 la disjonction d’avec son Objet de valeur actuellement en sa possession.

(2) Les démarcateurs de temps sont peu présents dans la nouvelle, ce qui rend impossible toute évaluation quant à la durée de ce va-et-vient entre passé et présent. Les séquences se déroulant dans To montrent une action extrêmement brève : une fille qui sort de la mer pour retourner à sa serviette et quitter la plage. Le temps raconté est donc très bref. Cependant, la manière de raconter, d’intercaler ces retours dans le passé, rallonge la durée de To, permettant ainsi de percevoir rétroactivement une progression.

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ANNEXE

Le texte de la nouvelle d’Annie SAUMONT  :

LA PLAGE

Elle marche sur le sable.

Le sable est gris la mer est blanche et grise. La plage immense.

Elle marche. Une fille en maillot de bain portant sous le bras sa planche de surf. Ciel blanc. Un soleil blanc que voile une buée légère.

La plage est immense. Comme l’océan comme le ciel. Une fille marchant sur la plage. Seule. L’empreinte de ses pas ne brouillera que les traces tenues laissées par les mouettes.

Jaune orange la planche de surf. Bleu le maillot, d’un bleu pervenche. Corps bronze de la fille. Taches insolites dans un monde presque incolore. Cheveux lisses et si blonds si pâles qu’ils se confondent avec le ciel.

La fille marche sur le sable. A grands pas. Vive et souple.

L’homme regarde.

Il est an bord de la plage entre les buissons de tama­ris et le chemin qui va vers la forêt. Il est la depuis longtemps déjà. II a vu la fille danser sur Ia mer. II I’a vue en haut de la vague et soudain basculant au creux d’un rouleau. II I’a vue et puis il ne voyait plus qu’une épave à la dérive. Il l’a vue à nouveau debout sur la planche, jambes un peu fléchies bras en balancier cherchant perdant retrouvant son équilibre. Dans la frange de sable mouillé les mouettes sont alignées immobiles en un rang presque parfait. Leur énorme bec pointant vers le large. L’eau monte. II a vu la fille étreindre la planche, attendant que le flot la ramène au rivage.

Anna Maria Angelica.

Il est derrière les tamaris. Brun et solide. Vêtu d’un treillis léopard, chaussé de rangers. Tenant son fusil. Ici de tout temps on a eu des fusils. Dans chaque demeure chaque maison chaque cabane de bois ou de tôle chaque homme possède un fusil et parfois les enfants s’en emparent. Un jour — il devait avoir huit ou dix ans — il a visé une mouette sur la plage. C’était un jeu. C’était pour faire comme si. Et puis il a tiré. Dans ce pays son pays où il est né et a grandi, d’ordinaire on ne tue pas les mouettes. On dit que ça porterait malheur. L’eau monte. Il regarde la fille qui traverse Ia plage.

A Sept heures — ce matin comme tous les matins depuis des semaines ou des mois qu’il a rejoint les rebelles — on lui a passé les consignes : surveiller Ia plage, en interdire l’accès. Tel est I’ordre. Aujourd’hui. Tel est le lieu. Demain ce sera ailleurs. Et autre chose.
Parfois le soleil dissipe Ia brume, le sable devient jaune, la mer est bleue. Pour un instant. L’air est brûlant. L’homme essuie du bras la sueur sur son front.
La fille marche, fraîche et paisible.


Anna Maria Angelica.


II avait dix ans, il allait à l’école. Pas tous les jours mais souvent. Se rassemblaient à l’école des gamins comme lui, taciturnes, et leurs soeurs et leurs cousines, si jeunes et déjà trop sérieuses qui disaient Il faut, ou bien II ne faut pas. Teint sombre, cheveux noirs. Dans les yeux de la crainte, parfois de la colère. Et puis une douceur obstinée, Jésus nous aime et nous bénit, Dieu le Père a créé le monde. Le monde est comme Dieu l’a voulu.


Avec des riches et des pauvres. Les riches ont employé les pauvres à bâtir des murs autour de leurs domaines. Ils ont employé des pauvres à les protéger des pauvres encore plus pauvres. Les riches se tiennent à I’abri dans leurs riches propriétés. Eux aussi s’en remettent à Dieu, le glorifient, mais ils s’enferment entre des murs épais, derrière des portes massives, ils ne viennent pas se mêler aux pauvres.
Un jour elle est venue.
Anna Maria Angelica.
Parce que c’était son père qui avait donné l’argent pour l’école. Son père était un de ces riches qui voulaient se montrer charitables, qui offraient un hangar sur leurs terres, l’équipaient de bancs et de pupitres, recrutaient un maître à la ville. Et puis envoyaient leurs enfants à l’école. Avec les pauvres. Afin que riches et pauvres apprennent à se connaître. A s’aimer. Disaient-ils.


La fille marche sur Ia plage. Elle a longé le poste des gardes-côtes qui tout l’été est resté fermé. Elle a laissé sa planche dans l’appentis. Elle s’est dirigée vers la dune. L’homme voit au bas de la dune les sandales, la jupe étalée, près de la serviette de bain, rectangle blanc sur le sable gris. La fille se retourne. Elle regarde la mer.


Il a trop chaud, il a soif, l’eau de la gourde est tiède et saumâtre. Les insectes bruissent dans les tamaris. Des tamaris bordaient la cour de l’école. La limousine ralentit et s’arrête devant l’entrée. Le chauffeur ouvre la portière et Anna Maria Angelica franchit allègre-ment le grillage arraché, vive et fière, en robe brodée. Les cheveux retenus par une barrette de nacre.

Et lui près des tamaris, en treillis tache de graisse et de cambouis le fusil à Ia main. Ayant pour consigne de surveiller la plage. De tirer sur tout ce qui bouge.

Elle ne bouge pas.


Très vite il a appris à lire. Le maître disait, lui tapotant l’épaule, Roberto c’est bien c’est très bien, lui passant les doigts dans les cheveux il détestait. Le maître disait aussi, Anna Maria Angelica ça n’est pas mal, sans toucher aux cheveux pales. Le maitre disait encore, Anna Maria Angelica tu fais des progrès, continue, mais lui il était sûr qu’elle n’apprenait rien ou pas grand-chose, la guettant a la dérobée, elle avait toujours l’air de rêver, et une fois le maître a dit, Anna Maria Angelica un peu d’attention je te prie, Roberto lit mieux que toi.

Et elle, Oui mais Roberto c’est un pauvre. Le maître demandait, Que dis-tu? Anna Maria Angelica marmonnait tête baissée. Si elle avait parlé plus clairement le maître aurait osé une réprimande, En classe vous êtes tous semblables, des enfants qui tous viennent ici pour s’instruire.

Il sait lire. Il lit les consignes sur le morceau de carton d’emballage affiche dans le baraquement qui res-semble a la maison d’ecole. Le maitre disait que tous devaient apprendre a lire mais aussi a bien se conduire parce que les bonnes manieres c’etait important dans la vie. Anna Maria Angelica etait comme une fleur de serre qui pousse parmi les ronces.
Elle s’est assise sur la serviette de bain. Elle n’a pas remis la jupe ni les sandales. Elle ne bouge pas. La consigne est de tirer sur ce qui bouge. Rien ne bouge que la mer. Parfois une mouette. Et puis une autre.

L’eau monte.


La fille s’est agitée soudain. Il l’observe, Allons décampe. Elle se lève, d’un geste nonchalant plie la serviette de bain, puis enfile sa jupe et l’agrafe, arrange un peu ses cheveux, prend les sandales. Elle va partir. Elle ira boire un piña colada au bar du Hilton. Le Hil-ton Vista quatre étoiles est le seul hôtel encore ouvert. Partout au Hilton, près des bassins et des fontaines sur les terrasses dans les salons le bar les restaurants et les corridors sans fin avec leurs guirlandes de stuc et leurs miroirs à dorures, partout il y a la police.

II sait lire. II aurait pu à douze ou treize ans se présenter au Hilton pour l’embauche. Le maître disait, Roberto c’est bien, tu travailles, tu auras plus tard un bon métier. Il pouvait aussi aller à l’entraînement afin de s’engager un jour dans la police.

Il aurait aimé s’asseoir près d’Anna Maria Angelica, lui faire répéter sa page. Moi je sais, je vais t’apprendre.

Anna Maria Angelica légère dans les étoffes précieuses, changeant chaque jour de robe. Nouant sur la mousseline des ceintures en ruban. Disant, J’ai jeté mes chaussures dorées et maman d’une voix très fâchée, On ne jette pas on donne aux pauvres.

Regarde, maman m’a dit de t’apporter ça. Elle tend à Roberto le sac de papier brun. Il en sort un pantalon de toile. Elle dit, C’est à mon frère mais mon frère n’en veut plus. Ca vaudra toujours mieux que ta culotte trouée.

II a pris le vêtement d’une main et de l’autre explore, vérifie, oui sa culotte est trouée. Et dessous il n’a pas de slip. Il n’aura pas de slip avant lundi prochain quand sa mère aura fait la lessive.

Anna Maria Angelica.

La plage est immense et grise.

Des deux mains il tient son fusil. La fille un instant virevolte dans un tournoiement de la jupe soyeuse. Elle passe à son poignet les lanières des sandales. Elle marche pieds nus sur le sable.

Anna Maria Angelica. C’est elle. Ou bien une autre. Derrière elle une mouette se pose et sautille.

L’homme lentement soulève le fusil. Appuie la crosse contre son épaule.

L’eau monte.

***

UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Chantal DALLIARD dans le cadre du séminaire de Méthodologie littéraire

pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (D.E.S.F.L.E.)

Cours de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

Deux allégories du Mal : « La Peste » d’A. Camus et « Le Nain » de P. Lagerkvist

 

INTRODUCTION

Dans « La peste » (1) (1947), Albert Camus (1913 – 1960) décrit les ravages de la peste dans Ia ville d’Oran, en Algérie, et les réactions de la population. Les trois personnages principaux ont en commun le fait qu’ils ne peuvent pas expliquer pour quelle raison ils risquent leur vie pour vaincre l’épidémie. En cela, ils sont des créatures existentialistes : sans illusions, sceptiques et n’imaginant pas que Ia ville puisse devenir le lieu du bonheur s’ils repoussent Ia peste. Néanmoins, ils se battent sans penser à leur propre sécurité.


« Le nain » (2) (1944) de Pär Lagerkvist (1891 – 1974) est l’histoire narrée par un nain venimeux d’une Cour de Ia Renaissance, en Italie. II est le mal personnifié et n’a pas de pitié pour les personnes sensibles ni pour les pauvres. Le pouvoir constitue pour lui le bien le plus admirable et le plus désiré. Tandis que sa Cour fait la guerre à une autre et que la peste récolte des victimes dans la ville, le nain exprime son opinion sur l’humanité et manifeste sa joie de vivre.


Si l’on compare les deux ouvrages, les similitudes de pensée sont frappantes. Les deux auteurs, bien qu’ils aient vécu presque à la même époque, habitaient deux endroits du globe distants l’un de l’autre. Cet essai vise à examiner s’ils avaient néanmoins une attitude similaire concernant les valeurs essentielles de Ia vie. Aussi avons-nous décidé de traiter les deux thèmes principaux abordés dans les deux ouvrages. Albert Camus et Pär Lagerkvist avaient-ils plus en commun qu’un Prix Nobel et leur engagement contre le nazisme ?

LE MAL


Les deux ouvrages ont en commun leur sujet principal : le Mal. Les opinions des auteurs sur son existence sont exprimées sous Ia forme d’une espèce de résumé de la lutte entre le Bien et le Mal, où différents éléments représentent les deux forces.


Une protestation contre les dictateurs de l’époque


Proverbe Chinois : « Quand un seul chien se met à aboyer à une ombre, dix mille chiens en font une réalité. » A mettre en épigraphe à tout commentaire sur les idéologies.
Emile Michel Cioran, Ecartèlement


Les deux auteurs ont pris position contre le nazisme et ont choisi d’écrire sur la seconde Guerre Mondiale sous une forme allégorique. Quand le nom de Lagerkvist a été proposé pour un prix littéraire, les partisans du nazisme en Suède ont arrangé un retour offensif contre lui. Dans Ia presse provinciale, un article circulait qui exprimait que l’auteur, « sans raison« , s’était présenté « comme prédicateur de sermon dans un sujet actuel » (3.) Le résultat a été que Lagerkvist n’a pas reçu le prix.


Get incident s’est produit après Ia publication du roman « Le bourreau » (1933). Toutefois, ce refus n’a pas empêché l’auteur de continuer sa charge contre les puissances des ténèbres. « Le nain » constitue une allégorie du Mal et peut être regardé comme une chronique des phases de la seconde Guerre Mondiale. L’auteur a seulement changé les noms des nazis et le scénario. Pour rendre son propos encore plus clair, il a choisi un nain pour symboliser Goebbels, qui était de petite taille.


Pour sujet, le récit a un nain qui est I’ombre et I’esprit malin de son maître. II se réjouit de la guerre, de Ia violence et de la puissance et incite son maître aux plus terribles actes de violence. En dépit du fait que les événements ont lieu plusieurs siècles avant Ia Seconde Guerre Mondiale, Le nain devient un miroir de Ia démence de notre temps, car le passé se répète toujours.

Comme Camus le suggère par la citation de Daniel Defoe qui constitue l’épigraphe de « La peste » : « il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui n’existe pas. » (4) , la peste n’est qu’un déguisement. L’oeuvre traite de l’occupation de la France par les Allemands, et la lutte contre la peste symbolise la Résistance contre les nazis et leurs partisans dans le pays.


Le symbolisme est net – les éléments qui rendaient la vie difficile pendant l’Occupation sont également présents dans « La peste » : la coupure du monde, les difficultés de la correspondance, les écoles transformées en hôpitaux, les semaines de prières et la présence constante de la mort, pour ne mentionner que quelques aspects.


D’ailleurs, !’Europe des années trente était aussi mal préparée et aveugle sur le risque d’une Guerre Mondiale qu’Oran devant la peste. La Grande Bretagne et la France, tout comme Oran, ont aggravé la situation en attendant trop longtemps avant de réaliser sa gravité et de commencer d’agir. Camus reproduisait dans « La peste » les réactions absurdes qui se manifestaient en France pendant l’Occupation : les cinémas restaient ouverts et des prêtres affirmaient que c’était la punition de Dieu que les habitants avaient méritée.


Comme c’était le cas pour « Le nain », l’intention de Camus était que « La peste » puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies (5). Le Stalinisme et les idéologies en général sont d’autres malfaisances que Camus avait l’intention de critiquer. Pour lui, le fait que les idéologies imposent une perte de liberté et causent souvent des morts, prouvent qu’elles sont négatives. Comme les Oranais étaient prisonniers de la peste, il voyait les Russes comme prisonniers du Stalinisme. SeIon Camus, … »les solitaires sont ..dans les pays totalitaires. » (6)

 

Le responsable du malheur


« Dieu est-il mort ? Non, disent-ils.
Pour avoir le droit de mourir, il faut avoir vécu. »
Eugene Pelletan, Dieu est-il mort?


Camus a été critiqué pour avoir remplacé un fléau créé par des hommes par un fléau naturel. L’humanité est seule coupable de faire Ia guerre, tandis qu’elle est innocente de Ia mort causée par la peste. Toutefois, le choix de la peste – maladie qui n’a pas son origine dans l’homme – symbolise l’hostilité du monde et la présence du Mal, et en même temps permet à la philosophie de Ia révolte d’être présentée comme une réponse suffisante à Ia situation immédiate.


Pour montrer que la guerre est comme une maladie, Camus a choisi de traiter une épidemie au lieu et place d’une guerre. Comme l’avançait Antoine de Saint-Exupéry : « La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie, comme le typhus. » ; les similitudes sont frappantes. D’ailleurs, que l’assaillant soit humain ou non ne change rien pour Ia victime. Ce qui importe, c’est la gravité de la situation et ce qu’iI faut faire pour la surmonter. Le but de I’ouvrage étant de laisser la peste incarner tout le mal, Camus voulait montrer la nature commune du Mal et proposer contre Iui l’action et Ia lutte.


Lagerkvist, en revanche, a choisi de laisser un être humain symboliser le Mal. Par là, il montre l’omniprésence du négatif dans la nature humaine. Cependant, il n’oublie pas que les êtres humains ne sont pas invariablement responsables. Comme Camus, il laisse un mal représenter les fléaux naturels régnant dans le monde.


Lagerkvist montre la complexité de l’être humain en exposant que le nain fait en somme partie de son maître, qui, en même temps, a besoin d’amour. La guerre est une conséquence de la victoire du Mal et l’enfant incarne Ia force supérieure de son contraire, le Bien. Toutefois, I’auteur met en valeur l’existence du libre-arbitre, Ia possibilité du choix de laisser en soi-même le Mal ou le Bien prévaloir. Le nain ne force pas son maître à mener la guerre. Le prince reste coupable de ses actes, car il se laisse inciter à Ia violence.


Rieux, le docteur réaliste et rationnel, de « La peste », n’a jamais pu admettre son impuissance devant Ia mort d’autrui. Sa lutte est une protestation contre l’absurdité de l’univers et le silence de son créateur. Pour lui, il est injustifiable qu’une personne souffre sans aucun espoir de voir son état s’améliorer. Par conséquent, il avoue qu’il ne peut pas aimer Dieu, s’il existe : … »je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés » (7).


Cependant, le docteur Rieux ne partage pas l’avis d’Ivan Karamazov que tout est autorisé si Dieu n’existe pas. Le premier refuse de céder dans sa lutte contre le Mal, car il sait que nos actions entraînent des conséquences. Il est vrai que ni la science, ni l’amitié, ni l’amour n’ont pu sauver Tarrou. Néanmoins, l’unique espoir se trouve dans la révolte. Selon Rieux – et Camus – l’être humain ne doit jamais accepter la domination du Mal. La seule manière d’améliorer le sort de l’homme est de lutter contre le Fléau.


Lagerkvist exprime Ia même vue quand il laisse le nain être emprisonné. Grâce à la bonté et au sacrifice de Théodora, d’Angélica et de Giovanni, le Mal est éloigné, même si ce n’est que temporairement. Il n’aurait pas pu être supprimé sans l’effort humain.


Dans « La peste« , Ia religion est peinte d’une façon satirique. L’auteur montre nettement qu’il n’est pas croyant en caricaturant le prêtre Paneloux. Par ailleurs, le Père meurt, tandis que ceux qui nient Ia religion survivent. Les personnages forts et positifs – en supposant que Camus montre ce qu’il pense être négatif en laissant mourir le personnage – ne sont pas croyants.


Dans « Le nain« , ce sont pareillement les personnages marqués par Ia faiblesse qui ont besoin de la religion. Toutefois, les faibles sont également les sensibles et les symboles du Bien.


Selon Camus, il faut combattre le Mal, même si Dieu existe : « Puisque l’ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort sans lever les yeux vers le ciel où il se tait. » (8) Si Dieu existe, il a permis l’existence du Mal. II est donc responsable de tous les chagrins.


Lagerkvist semble manifester une vue qui n’est pas tout à fait divergente de celle de Camus. La religion donne un faux espoir et n’aide personne à échapper au malheur. II démontre que les êtres humains cherchent le réconfort en Dieu dans des temps licencieux et brutaux. Que les faibles ont besoin de Dieu, c’est ce que constate I’auteur, mais il se demande si la foi peut les aider.


A travers son oeuvre littéraire, Lagerkvist est préoccupé par les questions de la religion, cherchant des preuves de l’existence ou de Ia non-existence de Dieu. II ne présente pas une réponse définitive, comme le fait Camus; pourtant, dans « Le nain », il semble manifester une vue plus anti-religieuse que dans ses oeuvres précédentes.

La foi de la princesse rend sa vie encore plus pénible. Elle a peur de Dieu et l’angoisse qu’elle ressent devient encore pire quand le nain affirme que Dieu ne va pas lui pardonner. Sa foi la rend plus malheureuse et la vie devient, par conséquent, insoutenable.

Sans l’amour de Dieu, la princesse perd toute sa joie de vivre. Lagerkvist ne montre pas seulement l’absurdité du fait que l’espoir en une autre vie peut rendre Ia vie présente douloureuse, mais aussi que Ia religion, destinée à être une source de bonheur, impose souvent Ia souffrance. Cette dernière, à son tour, est totalement inutile. Puisque tout individu devrait éviter Ia souffrance, il devrait également prendre ses distances vis-à-vis de Ia religion.

L’auteur montre également I’abus et la fausse interprétation de la religion. L’absurdité et l’ironie sont fortement présentes quand il décrit comment les soldats des deux camps prient pour le succès dans Ia bataille – et le même Dieu! La religion est également employée pour se vanter de son architecture : « Ces cloches seront les plus haut placées de toute l’Italie. » (9)

Dans « La peste », le croyant, qui est incarné dans Paneloux, est incapable de participer totalement à Ia vie et à Ia lutte de ses semblables. Selon Camus, l’espérance en une autre vie est, comme tout espoir, une façon d’échapper au présent et donc de vivre moins. L’auteur est de l’avis de son ami et enseignant de philosophie, Jean Grenier : « Il faut choisir entre le monde et Dieu. On ne peut aller au monde que par le monde et à Dieu par Dieu. » (10) Camus lui-même affirme : « Mon royaume tout entier est de ce monde. » (11)

Camus trouve nécessaire de vivre dans la réalité, sans illusions fausses. Cela est nettement manifeste dans « La peste ». Les habitants imaginent que le malheur disparaîtra si son existence est niée.

La préfecture évite donc de prononcer le mot « peste ». Pareillement, les habitants continuent leur vie comme avant l’arrivée du Fléau. Cependant, pour limiter les dégats, Ia préfecture est forcée de déclarer l’état de la maladie. La réalité est également imposée aux habitants – l’acteur sur scène constitue un exemple où la gravité de la situation ne peut plus être ignorée.

Puisque Ia religion, selon Camus, impose une distance vis-à-vis de  la vie réelle, elle constitue, partant, un mal. Du moment qu’une autre vie est incertaine, la vie présente importe. L’opinion de l’écrivain est que la religion ne peut jamais susciter du bien.

 

Les profiteurs de la misère


« Mal d’autrui n’est que songe. »
Proverbe de langue française


« Le nain » et « La peste » décrivent tous les deux un personnage qui pourrait représenter le Judas de la Bible. Cet individu tire profit du malheur et en fait son propre bonheur. Toutefois, ces « collaborateurs » du Mal ont des raisons différentes à leurs actions malfaisantes.


Quand Ia peste arrive à Oran, Cottard peut enfin se détendre. Auparavant, it était recherché par la police et se sentait poursuivi par tout le monde. La veille, il a essayé de se suicider. L’histoire de la peste devient Ia priorité et personne n’a le temps de s’occuper de Cottard. La souffrance des autres devient pour lui une oasis – il utilise la peste pour gagner de l’argent sur le marché noir. II est le semblable des « Kollaborateurs » (12 ) de l’occupant nazi. Quand la santé revient pour la ville, il perd le sens et commence à tirer sur Ia foule.


Contre Cottard, aucune condamnation morale n’est prononcée. L’absence d’espoir, pour lui, résulte de la pitié des habitants, car  « il avait un coeur ignorant, c’est-à-dire un coeur solitaire. » (13) II est pardonné, mais destiné à rester solitaire pour l’éternité, parce qu’il est incapable d’aimer.


Le scientifique et le peintre, dans « Le nain », Bernardo, est d’une curiosité insatiable. C’est un personnage qui n’est ni bon ni mauvais, mais peut devenir un outil pour les deux côtés. Dans son ardeur scientifique, il construit des armes qui rendent la guerre encore plus atroce. Le parallèle avec les inventeurs d’instruments de mort durant la Seconde Guerre Mondiale est flagrant.


Tout comme Cottard, Bemardo tire profit du malheur et aide le Fléau à torturer l’humanité. II ne l’évoque pas, mais c’est grâce à lui qu’il devient si efficace. Aussi serait-il juste de ranger Bernardo parmi les représentants du Mal. En dépit de cela, personne ne le blâme pour les souffrances subies par la population. II disparaît quand sa tâche est accomplie et s’efface aussitôt de Ia mémoire des victimes.

L’isolement individuel constitue une similitude frappante entre ces deux personnages. Bernardo est un étranger, tandis que la particularité de Cottard consiste en ce qu’il se réjouit de ne plus être le seul condamné : … »la terreur…paraît alors moins lourde à porter que s’il y était tout seul. » (14) En acceptant de collaborer avec le Mal, les deux personnages augmentent délibérement la souffrance collective pour se sentir personnellement plus à I’aise.

La victoire sur la peste implique que la société peut de nouveau s’occuper de Cottard et que Bernardo perd son travail. Quant au dernier, Ia ville n’a plus besoin de ses armes, et pour ce qui est du premier, les habitants ne s’intéressaient pas à défendre les lois pendant l’épidemie. Pour Cottard, la disparition de Ia peste représente la défaite. Paniqué, il emploie la violence contre les autres habitants. La situation pour Bemardo est moins sérieuse, car il a la possibilité de trouver une autre occupation, tandis que Cottard n’a plus d’espoir de recouvrer la liberté.

Aussi, Bernardo peut-il vivre heureux après son action, tandis que Cottard se trouve de nouveau dans la même dépression qui Iui avait inspiré I’idée du suicide avant la peste. A cause de sa déchéance, Cottard ressemble à Judas plus que Bernardo, ce dernier pouvant continuer à vivre comme s’il n’avait jamais été la cause de nombreux morts.

 

L’irréductible malfaisance

Tous les maux peuvent être adoucis, mais tous les maux ne peuvent pas être supprimés. Car le mal est la maladie chronique de l’univers…

Herman MelvilleTaïpi

 

Les deux auteurs expriment l’idée que le Mal est éternel. « La peste » se finit sur !’affirmation … »que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et I’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »

« Le nain » s’achève sur cette constatation du nain : « J’attends des temps meilleurs, qui viendront, car je ne suis certainement pas destiné à rester ici pour l’étemité. J’aurai l’occasion de continuer ma chronique à la lumière du jour comme autrefois, mes services seront à nouveau nécessaires. Si je connais bien mon seigneur, il ne pourra pas se passer longtemps de son nain. Voilà ce que je me dis dans mon cachot, et je reste de bonne humeur. Je pense au jour l’on viendra me délivrer de mes chaînes, parce qu’il m’aura envoyé chercher. » (16)

De telles conclusions indiquent que les deux récits peuvent servir à décrire tout mal, et pas seulement le nazisme. Le nain est un symbole du mal éternel dans tout être humain et, à l’instar des autres individus vilains qui abondent dans la production de Lagerkvist, il est solitaire et isolé dans sa haine contre l’humanité.

En outre, le nain représente n’importe quelle personne qui laisse le Mal – toujours présent dans tout être humain – gouverner et conduire ses actions. La peste représente tout malheur qui, inévitablement, va soumettre et tourmenter l’humanité.

Les deux ouvrages ne sont pas situés dans le temps et en décrivant un mal, les auteurs traitent de Ia malfaisance en général. Pour cette fois, le Fléau est battu, mais ils expriment l’idée qu’il reviendra certainement. Puisque le Mal existe en l’être humain et en dehors de l’être humain, Ia victoire n’est jamais définitive.

D’ailleurs, les conséquences du Mal ne disparaissent pas avec le Fléau. Dans « Le nain », Ia guerre finit par le déclenchement de la peste : … »l’épidémie a mis fin à la guerre comme rien n’aurait pu le faire. (17) et la Cour pleure les morts de Ia guerre et de la peste, et ceux qui sont dûs à la cruauté du nain. La joie ne peut jamais être complète – même pas après Ia victoire sur le Mal, car le deuil est porté par les survivants et des traces du malheur resteront pour rappeler la catastrophe. Selon nos deux auteurs, le malheur dans le monde subsistera pour l’éternité. Peut-être ont-ils en vue une troisième Guerre Mondiale – ou seulement que la terre sera toujours la proie de Ia guerre ?

 

LE BIEN

Dans les deux ouvrages, le Bien est présenté comme la force opposée au Mal. II prend des formes variées. Puisque le Bien combat le Mal, la question est de savoir si sa force est égale à celle du Mal.

L’enfant

« L’enfant, c’est l’innocence et l’oubli, un recommencement, un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, le don sacré de dire oui. »

Albert Camus, L’homme révolté

Traditionnellement, l’enfant symbolise l’innocence, la pureté et le Bien. Lagerkvist et Camus ne contestent pas ces caractéristiques. Toutefois, l’enfant semble représenter une énigme et un mystère, ce qui le distingue considérablement de I’adulte. Pour cette raison, l’enfant constitue ce que les anglais nomment « a flat character« .

L’enfant est normalement traité comme le fils ou Ia fille de quelqu’un. Dans « La peste », le lecteur rencontre trois enfants : les deux enfants du juge Othon, et un autre, anonyme, que Rieux remet sur pieds après qu’il fut tombé sous ses yeux dans la rue. Les deux enfants, dans « Le nain », sont la fille de la princesse (et peut-être du prince) et le fils du prince de l’autre Cour.

Le fils du juge est tourmenté par la peste et devient le symbole de la victime innocente. Comme Jésus, il endure la douleur qui lui est infligée sans I’avoir suscitée. Sa souffrance devient celle de l’humanité, car elle est partagée par tous les témoins.

Après avoir assisté à la mort « scandaleuse » de Philippe Othon, Paneloux prêche un sermon moins farouche que le premier, dans lequel il admet que Ia raison est incapable d’expliquer le scandale. II réalise qu’il avait oublié les enfants dans son premier sermon où il affirmait que Ia peste était Ia punition de Dieu : les enfants ne peuvent pas être punis, puisqu’ils ne sont pas encore responsables.

Luttant pour ne pas perdre la foi, le Père Paneloux murmure : « Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne devons pas comprendre. » A quoi Rieux réplique : Non, mon Père… Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où les enfants sont torturés. »

La souffrance de l’enfant sert ainsi a débouter le christianisme. Dieu n’est pas bon, selon Camus, s’il laisse des innocents mourir. Toute souffrance injustifiable, manifeste, selon l’auteur, soit que Dieu n’existe pas, soit qu’il est méchant. La vision que l’auteur manifeste est nettement anti-religieuse.

Dans « Le nain », l’enfant est le symbole de l’innocence, de l’amour et du Bien. Il jouit de Ia vie et … »prend plaisir a tout » (19). ‘Puisqu’iI est le produit de l’amour, il l’est dès le commencement. En « apprenant » et en habitant dans ce monde, avec tous ses fléaux, l’innocence disparaît lentement, ce qui fait que les adultes ont la connaissance en lieu et place de l’innocence.

Pareillement, « La peste » démontre que l’innocence de l’enfant est inabordable pour l’adulte – Ia jeunesse constitue l’innocence elle-même. Elle se perd et ne peut être retrouvée qu’au prix de la mort. Comme Camus l’exprimait dans « Noces » : « Ils [les êtres humains) regagnent leur jeunesse, mais c’est en étreignant leur mort. » (20). L’idée d’innocence n’est que l’absence de toute idée, constate Tarrou (21). L’adulte, contrairement à l’enfant, possède trop de connaissances pour vivre sans idées.

Les enfants, dans « Le nain », sont des individus entièrement positifs. De même que Philippe Othon, ils doivent souffrir. Cependant, le Mal. dans l’être humain, est à l’origine de Ia douleur, alors que Camus dirige son accusation directement contre Dieu.

Le sentiment philanthropique qu’ils ressentent, les enfants le payent de leur vie. Le symbole de Jésus est encore plus clair que dans « La peste » :  – il leur a été attribué la survie du Bien dans le monde et ils meurent pour leur idéal qui est l’amour.

En mourant jeunes, Angelica et Giovanni ne perdent jamais leur innocence et restent des martyrs dans la mémoire des citoyens. Leur bonté, qui serait passée inaperçue sans le sacrifice de leur vie, devient claire. Avec Ia princesse, ils contribuent à I’enfermement du nain.

Puisque l’enfant possède une bonté infinie, le nain est incapable de se reproduire :  « Elle [Ia princesse] se trompait d’ailleurs en croyant que nous lui donnerions un enfant. Nous n’engendrons pas d’enfants, nous autres nains; nous sommes stériles par nature » (22). Une créature si méchante ne peut créer un être bon. Temporairement, ils abolissent ainsi le Mal, tandis que Ia mort du petit Philippe n’aboutit à aucune amélioration de Ia situation. II est clair que l’attitude de Lagerkvist diffère de celle de Camus, ce dernier niant l’efficacité du sacrifice.

Toutefois, les deux auteurs ont choisi d’associer l’innocence à Ia souffrance. Pour Camus, cela montre l’absurdité de l’existence, alors que Lagerkvist I’emploie comme un moyen de montrer comment l’équilibre entre le Bien et le Mal est préservé.

 

La femme et l’amour

L’amour est une mer dont la femme est la rive.

Victor Hugo, La légende des siècles

La femme semble constituer un être d’importance secondaire dans « La peste » et « Le nain ». Elle ne joue pas un rôle actif; son importance se manifeste sur le plan émotionnel. Elle symbolise l’amour, le Bien et Ia sensibilité, même si elle est également décrite comme un être faible.

Dans « La peste », le lecteur entend parler de Ia mère de Rieux, de la mère d’un enfant tourmenté par la peste, de l’ex-femme de Grand, de Ia femme de Castel et de l’être aimé de Rambert. Aucune femme ne prend part à l’action – toutes sont là pour mettre en valeur les caractéristiques des personnages principaux en représentant l’amour et la mère. Elles ne sont considérées que dans la relation avec un homme – elles sont Ia mère de quelqu’un ou I’être aimé de quelqu’un.

Dans « Le nain », Ia femme est davantage présente. La princesse Théodora et sa fille Angélica sont des personnages principaux et leur rôle est essentiel. Etant des personnes qui aiment, et des « objets d’amour », elles représentent le Bien.

Angélica, en particulier, constitue le bien personnifié – le contraire absolu du nain. Elle a l’avantage d’être une enfant en même temps qu’une fille ; partant, sa bonté et son innocence sont illimitées. Pour cette raison, elle porte le nom d’Angélica, ce qui montre qu’elle ressemble plus à un ange qu’à un être humain.

D’une façon similaire à celle du « Nain », l’oeuvre de I’auteur français décrit les membres du sexe féminin comme des êtres incapables de pécher. La femme a presque l’innocence d’un enfant et ne porte aucune culpabilité.

Le besoin de Ia femme qu’éprouve l’homme trouve des expressions différentes dans les deux ouvrages. Grand a besoin de l’amour pour trouver le bonheur. Sans Jeanne, il est perdu et incomplet. Pareillement, Rieux sent qu’il ne pourra jamais être la même personne après la mort de sa femme. Une partie de Iui est perdue et irremplaçable.

En ne laissant survivre que les hommes qui ont éprouvé l’amour pour une femme, Camus donne une importance considérable à ce sentiment.

Lagerkvist montre le besoin d’amour de tous les êtres humains. Même le nain – le mal personnifié – aime. II le nie, en dépit du fait que son sentiment pour la princesse et la jalousie de ses amants constituent le seul sentiment positif qui réside dans son âme. Toutefois, il le manifeste en Ia faisant souffrir. L’amour que ressent cette créature vicieuse montre la dualité de tout être.

Comme Cottard, le nain est incapable d’éprouver un amour sain. Son sentiment pour la princesse est dévoyé et ne peut jamais aboutir à une expression positive. A cause de ce grave défaut, Cottard et le nain resteront solitaires autant que malheureux.

Dans « Le nain », l’amour physique et Ia passion sont des éléments positifs. Pour Lagerkvist, ce sont les expressions de l’amour, et donc du Bien. La princesse, qui semble vivre de cela seul : « l’amour remplit sa vie » (24), est donc positive.

L’oeuvre de Camus, cependant, dépeint l’amour physique comme un besoin plutôt que comme la manifestation d’un désir. Au début de « La peste« , Camus l’inclut dans la description des habitudes : « Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude a deux. » (25). Comme les habitudes, l’acte d’amour perd son sens de source de jouissance.

Dans « Le nain », le désir de la femme qu’éprouve I’homme est au premier chef physique. Toutefois, le sentiment que la princesse ressent pour ses amants est mutuel, ce qui démontre que Lagerkvist est de l’opinion que l’amour n’est pas réservé à un seul être. Le fait que l’amour est partagé entre plusieurs êtres humains n’implique pas qu’il soit moins fort.

Les deux jeunes éprouvent un amour pur. Comme Roméo et Juliette, ils s’aiment malgré le désaccord et les objections de leurs parents. La force du Bien est immense. Les deux refusent jusqu’à la mort de se séparer. Même Ia mort de Giovanni n’est pas suffisante pour mettre fin à leur relation. Angélica ne supporte pas la vie sans l’amour de l’autre ; partant, elle décide de se noyer. II est clair que l’amour emporte une force immense et qui ne peut être empêchée.

En laissant la princesse et sa fille mourir à la fin du conte, Lagerkvist manifeste l’immortalité du dualisme. Si le nain est emprisonné et si le Mal est rendu faible, le Bien l’est également. Grâce à ces deux femmes, les courtisans prennent conscience de l’existence du Mal, et Ia lutte contre lui peut commencer

Camus emploie Ia même technique pour exprimer le dualisme. Au détriment des relations amoureuses et amicales, la lutte est victorieuse et le Fléau est temporairement éliminé. Rieux dolt assumer le poids de la vie sans l’être aimé et sans son ami ; quant à Rambert, il ne sera plus jamais heureux : « Il aurait souhaité redevenir celui qui, au début de l’épidémie, voulait courir d’un seul élan hors de la ville et s’élancer à la rencontre de celle qu’il aimait. » (26) Après Ia disparition de la peste, seul  Grand éprouve un bonheur sans restriction, comblé qu’il est par sa joie d’avoir écrit à Jeanne pour lui révéler Ia première phrase de son futur « chef-d’oeuvre ».


La femme, qui incarne l’amour, devient une victime du Mal après avoir montré sa force. II est indispensable d’avoir éprouvé l’amour, même s’il est rendu plus difficile après l’épidémie. Comme la fin du « Nain« , celle de « La peste » marque Ia survivance du dualisme. Toutefois, il est important de noter que Camus constate en conclusion « qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses a mépriser » (27), ce qui tend à montrer que le Mal est extrinsèque à l’être humain.

 

LA PHILOSOPHIE IMPLICITE DES DEUX AUTEURS


Selon la vision dualiste, l’équilibre entre le Bien et le Mal ne peut être rompu à long terme. Les deux principes existeront pour l’éternité et ils sont même dépendants l’un de l’autre. Chez Camus et Lagerkvist, le dualisme se manifeste par le fait que l’amour et Ia mort sont présents en même temps.


Le Mal a besoin de victimes pour pouvoir tourmenter l’humanité. Ces victimes se trouvent parmi ceux qui sont vulnérables par nature. Les deux symboles du Bien – l’enfant et la femme – sont les plus sensibles, partant, les victimes les plus probables.


Philippe Othon, l’enfant dans l’oeuvre française, est l’un des condamnés par Ia peste. II constitue l’innocente victime par excellence. Dans « Le nain« , les deux enfants souffrent et meurent. II semble que les enfants ne soient au monde que pour souffrir. L’innocence qui est propre a l’enfant ne fait pas partie des pouvoirs salvateurs. Comme Jésus, l’enfant souffre pour le péché des autres. Toutefois, pour les deux auteurs, Ia raison principale du tourment de l’innocent est à chercher dans leur besoin de rester fidèles au dualisme. D’ailleurs, le Mal ne peut subsister sans ce sacrifice involontaire du Bien.


Pour prix de sa solidarité et de son humanisme, l’être humain doit souffrir. Le fait d’aider ses semblables le rend plus vulnérable à la peste: « c’était la lutte elle-même contre la peste qui les rendait alors plus vulnérables à la peste. » (28) et, dans « Le nain » : « il y a des gens qui se sacrifient  à leurs semblables, qui soignent les malades, bien que cela ne serve qu’à leur faire attraper la peste. » (29).


Le nain, se compare à Jésus et s’estime être le contraire de Celui-ci: « II a toujours été entouré d’amour, il s’est nourri d’amour – alors
que je me nourrissais de haine. La haine a été mon aliment depuis les premiers instants de ma vie, j’ai absorbé sa sève amère, le sein maternel sur lequel je reposais était plein de fiel, tandis que Jésus, lui, tétait la douce Madone, la plus tendre, la plus suave de toutes les femmes, et buvait le lait le plus délicieux qu’ait jamais goûté un être humain. » (30).


Le nain a une relation particulière à la princesse et à Angélica. De la première, il dit qu’il Ia hait, mais, affirme-t-il : « Je risque constamment la vie pour elle et …elle a confiance en moi » (31) Non seulement le nain a besoin de Ia princesse, mais, elle aussi, compte sur lui. Quant à Angélica, elle veut partager ses jeux avec lui. Le petit monstre est son unique camarade de jeu! II est clair que Ia dépendance est mutuelle : elles sont les victimes de sa malfaisance et il est l’instrument de leur bonté.

Le Fléau est aidé par des complices. Cottard et Bernardo, qui jouent ce rôle, échappent tous les deux à Ia mort. Bernardo ne souffre point, tandis que Cottard est poursuivi par le passé. En collaborant avec le Mal, ils deviennent immunisés contre Iui. Le nain est donc hors de danger quand la peste ravage la ville : « je ne crains pas du tout la peste. Je sens que je ne rattraperai pas… [El le n’est] pas pour moi. (32) Le Fléau récolte ses victimes d’abord chez les individus « positifs ».

A cause de leur mode de vie et de ce qu’ils représentent, le nain affirme qu’il déteste les femmes et les enfants. Selon lui, l’amour est signe de faiblesse, la puissance et la cruauté constituant les seules caractéristiques dignes d’envie.

Le rapport entre le Bien et le Mal est fondamental. Puisque I’un ne peut subsister sans l’autre, l’équilibre est nécessaire. Par conséquent, les êtres bons seront toujours les premières victimes du maiheur. La meilleure assurance de rester en vie semble être de rejoindre les instigateurs de la misère. Toutefois, les deux auteurs soulignent que cela n’est pas le mode de vie idéal. Pour trouver la satisfaction intérieure, it faut lutter contre le Mal même si, parfois, on doit le payer de sa vie.

 

CONCLUSION

Sans aucun doute, « Le nain » et « La peste » sont des livres qui ont de nombreuses idées en commun. Dans les deux cas, le thème principal réside dans Ia lutte contre un mal prééminent. Les deux auteurs sont inspirés par la Seconde Guerre Mondiale – ils partagent tous les deux l’opinion que Ia guerre constitue un fléau. II est clair qu’ils n’approuvaient pas les idées de Hitler. Dans « Le nain » et dans « La peste », ce mal est représenté par un autre mal, pour montrer que la guerre n’est qu’une forme que le Mal peut revêtir. Pour rendre cette idée encore plus claire, Lagerkvist a choisi d’inclure dans son livre une guerre et d’exhiber la joie qu’elle éveille dans le nain.

Cela nous amène à relever l’une des rares différences entre les deux oeuvres. Tandis que Camus choisit une maladie pour représenter le Fléau, Lagerkvist laisse un être humain symboliser le Mal, et à son tour, le nain incite son maître à imposer la souffrance à ses semblables. Le petit homme incarne le mal qui gît dans tout adulte. Camus, au contraire, présente l’homme comme une création au premier chef bonne. Plutôt que l’être humain, Dieu, et le monde qu’il a créé, sont coupables d’engendrer le mal.

A Ia fin des deux oeuvres, le Bien remporte la victoire – mais ce n’est pas une victoire complète. Le malheur laisse des traces dans la mémoire des survivants et, un jour, il reviendra pour tourmenter l’humanité.

Heureusement, le Bien est aussi fort et aussi éternel que le Mal. L’amour est l’opposé de Ia guerre, cette dernière étant une forme du mal et le premier étant l’expression essentielle du Bien. Les nouveaux venus en ce monde, les enfants, qui sont également les « produits » de l’amour, sont innocents et bons. Ils n’ont pas encore été influencés par les malheurs qui sévissent sur Ia terre. Ce phénomène témoigne en faveur de l’idée de Lagerkvist que le monde exerce une mauvaise influence sur l’être humain. Après un certain temps, le mal s’installe chez l’enfant. Selon l’auteur, les enfants sont exempts au départ de l’élément mauvais qui affecte les adultes.

Camus, de son côté, est de l’opinion que la vie prive l’être humain de son innocence initiale et que le monde est mauvais, mais il soutient que Ia nature, ne réussit pas à créer un équilibre entre le bien et le mal dans I’homme.

La femme est également présentée comme un symbole du Bien. Elle joue un rôle similaire à celui de l’enfant – elle souffre en dépit (ou même à cause) de sa bonté et de son innocence. En outre, elle représente l’amour; la force primordiale dans la lutte contre le Mal.

Quant à l’amour physique, Camus manifeste une vue plus traditionnelle que l’auteur suédois. II tient pour évident qu’on n’aime qu’un seul être à la fois, tandis que Lagerkvist est de l’avis que l’infidélité est normale et même positive. SeIon lui, celle-ci est une expression de l’amour.


Pour les deux auteurs, la religion est de l’hypocrisie. Camus considère « La peste » comme « son livre le plus antichrétien. » (33) Quant à Lagerkvist, il a tenté tout au long de sa carrière d’écrivain de trouver des réponses aux questions de la religion. II n’exprime pas un point de vue très clair, même s’il démontre, dans « Le nain« , une philosophie plus anti-religieuse que dans ses autres ouvrages. Camus et Lagerkvist partagent l’opinion que Dieu est mauvais, s’il existe, car il laisse le Mal tourmenter la terre.


En dépit de cela, la Bible n’est pas sans importance pour les deux auteurs; c’est d’elle que sont tirés les personnages représentant Judas : Cottard et Bernardo. Même si ces derniers échappent au Fléau, ils sont condamnés à ne jamais pouvoir s’intégrer à la collectivité. Si la haine du peuple est épargnée à Cottard, c’est que sa pitié lui est réservée. Bernardo n’est pas non plus tenu responsable des souffrances, car il fabrique des appareils de défense pour la ville.


Par le fait que Cottard finit par devenir fou, Camus démontre que même si le collaborateur du Mal échappe au Fléau, il est puni : « bien mal acquis ne profite jamais« . Bernardo, par contre, n’est pas
puni de son activité meurtrière – Lagerkvist ne pense pas que le monde soit constitué d’une telle façon que la justice remporte toujours la victoire.


Plutôt que Dieu, c’est le dualisme qui règne. Le Mal ne peut être subjugué, il ne peut non plus conquérir le monde, car l’amour est un adversaire trop puissant pour lui. Tout est donc relatif – sans le Mal, le Bien ne peut subsister. Le Mal fait que le Bien doit être fort; sans lui, le Bien diminuerait et disparaîtrait. Le dualisme est donc primordial dans la perception de l’absence de Dieu.


Bien que Lagerkvist et Camus aient vécu si loin l’un de l’autre et dans des conditions si différentes, les similitudes entre « La peste » et « Le nain » sont frappantes. En effet, les deux auteurs ont une vision commune sur toutes les valeurs essentielles. Après avoir étudié les deux ouvrages, nous sommes émerveillés par le fait que deux écrivains ont pu mener le même raisonnement aux deux extremités de l’Europe.

***

NOTES


(1) Toutes les citations de « La peste » se réfèrent à Albert CAMUS, « La peste », Paris, / Gallimard, 1947.
(2) Toutes les citations du Nain se réfèrent à Pär LAGERKVIST, « Le nain », Paris, Stock, 1946.

(3) Cité dans Inga SÖDERBLOM, et Sven-Gustaf EDQVIST, Litteraturhistoria, Stockholm, Bibliotekslbrlaget, 1987, p. 422. (C’est nous qui traduisons).

(4) Albert CAMUS, La peste, p. 6.


(5) Réponse de Camus à Roland Barthes, dans Club, revue du Club du meilleur livre, février 1955. Cité dans Pol GAILLARD, La peste, Camus, « Profil d’une oeuvre », Paris, Hatier, 1972, p. 30.


(6) Dernière interview d’Albert Camus, Venture, 20 décembre 1959. Reproduite dans la collection de « La Pléiade », Volume « Essais », Paris, Gallimard, 1965, p. 1926.

(7) Albert CAMUS, « La peste« , p. 217.

(8) Ibid., p. 121.

(9) Pär LAGERKVIST, Le nain, p. 21.

(10) Jean GRENIER, Les Iles, p, 135. Cité dans Jean ONIMUS :  Les écrivains devant Dieu : Camus, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 53.

(11) Albert CAMUS, Noces, collection « Bibliothèque de La Pléiade », Volume Essais, Paris, Gallimard, 1965.

(12) Dans « La Peste, Camus« , op. cit., Pol GAILLARD note que « Sous l’occupation les journaux clandestins stigmatisaient avec un k germanique les collaborateurs de l’occupant nazi. », p. 50.

(13) Albert CAMUS, La peste, p. 274.

(14) Albert Camus, op. cit. p. 181.

(15) Ibid., p. 279.

(16) Pär LAGERKVIST, Le nain, op.cit., p. 216.

(17) Ibid., p. 198.

(18) Albert CAMUS, La peste, p. 199.

(19) Pär LAGERKV1ST, Le nain, p. 25.

(20) Albert CAMUS, Noces, op.cit., p. 64.

(21) Albert CAMUS, La peste, p. 222 : « …je vivais avec l’idée de mon innocence, c’estàdire avec pas d’idée du tout. » Il est à noter que l’innocence de l’enfant est encore soulignée dans le passage suivant : « …quelques enfants couraient, encore ignorants de ce qui les menaçait », p. 235.

(22) Pär LAGERKVIST, Le nain, p. 95.

(23) Albert CAMUS, La peste, p. 91.

(24) Pär LAGERKVIST, « Le nain », p. 15.

(25) Albert CAMUS, La peste, p. 12.

(26) Ibid., p. 266.
(27) Ibid., p. 279.

(28) Ibid., p. 177.
(29) Pär LAGERKVIST, Le Nain, p. 184.

(30) Ibid., p. 50.
(31) Ibid., p. 14.

(32) Ibid., p. 192.

(33) Déclaration à Claudine Chonez (Une semaine dans le monde, juin 1947). Cité dans Pol GAILLARD, op.cit., p. 38.

***                

BIBLIOGRAPHIE


 – Ouvrages de base


CAMUS, Albert, La peste, Paris, Gallimard, 1947.
LAGERKVIST, Par, Le nain, Paris, Stock, 1946 (1944).


 – Ouvrages cités


CAMUS, Albert, La peste, Paris, Gallimard, 1947.
L’oeuvre complète, dans la collection « Bibliothèque de La Pléiade », 2 vol., Paris, Gallimard, 1965.
GAILLARD, Pol, La peste, Camus, « Profil d’une oeuvre », Paris, Hatier, 1972.
LAGERKVIST, Pär, Le nain, Paris, Stock, 1946 (1944).

ONIMUS, Jean, Les écrivains devant Dieu : Camus, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

SODERBLOM, Inga, et EDQVIST, Sven-Gustaf,
Litteraturhistoria, Stockholm, Biblioteksfarlaget, 1987.

 – Ouvrages consultés


CAMUS, Albert, La peste, Paris, Gallimard, 1947.
Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.

L’oeuvre complète dans la collection de « La Pléiade », 2 vol., Paris, Gallimard, 1965.
DOSTOIEVSKI, Fedor, Les frères Karamazov, Lausanne, Rencontre,1983 (1879).
GAILLARD, Pol, La peste, Camus, Collection « Profil dune oeuvre, » Paris, Hatier, 1972.
LAGERKVIST, Par,  Le nain, Paris, Stock, 1946 (1944).
Gast hos verkligheten, Stockholm, Bonniers, 1949 (1925).

LEBESQUE, Morvan, Camus, Ecrivains de toujours, Paris, Seuil, 1963.
LEVI-VALENSI, Jacqueline, La peste d’Albert Camus, Paris, Gallimard, 1991.
MALHOT, Laurent, Albert Camus ou l’imagination du désert,
Les presses de l’Université de Montréal, 1973.
ONIMUS, Jean, Les écrivains devant Dieu : Camus, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

SODERBLOM, Inga, et EDQVIST, Sven-Gustaf, Litteraturhistoria, Stockholm, Biblioteksforlaget, 1987.
THODY, Phillip Albert Camus, A study of his work, Londres, Hamish Hamilton, 1957.

***

TABLE DES MATIERES

Introduction                                             

Le Mal

Une protestation contre les dictateurs de l’époque                                                         

Le responsable du malheur                               

Les profiteurs de la misère                                

L’irréductible malfaisance                                

Le Bien

L’enfant                                                      

La femme et l’amour                                            

La philosophie implicite des deux auteurs                                      

Conclusion                                      

Bibliographie                                      

Index    

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UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

« Deux allégories du Mal : « La Peste » d’Albert Camus et « Le Nain » de Pär Lagerkvist

Mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises présenté par Mme Martina SALOMONSSON (Juin 1993)

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

Analyse du petit poème en prose : « Assommons les pauvres ! » de Charles BAUDELAIRE

I. Introduction

Le petit poème en prose intitulé : « Assommons les pauvres !« , avec plusieurs autres (Le gâteau, Le mauvais vitrier, Miroir, Le joujou du pauvre et Les yeux des pauvres), fait partie d’une série de poèmes où Baudelaire s’interroge sur « les immortels principes de (17)89 » (Miroir) ainsi que sur la nature humaine.
Dans ces poèmes, on rencontre donc non seulement le Baudelaire poète, mais également un Baudelaire philosophe, (voire politique) qui s’interroge sur son temps, son époque et fait des constats.
Avant de donner brièvement quelques pistes interprétatives à ce sujet, je m’efforcerai de dégager le « squelette » de ce texte, en distinguant les différents plans (contenu ou expression) et en dégageant les différents niveaux d’analyse (figuratif, narratif et thématique). Pour cela, je m’appuierai sur l’analyse sémiotique de J. Greimas.

II. Remarques liminaires


Ce texte relève du discours (1), selon l’opposition de Benveniste, car il est écrit à la première personne du singulier (« je »). Le narrateur s’adresse donc directement à son lecteur. Ce « narrateur-je » semble de la sorte vouloir prendre à partie son interlocuteur-lecteur. Ce poème à la première personne pourrait en effet être interprété soit comme une confidence, soit comme une incitation à la participation.
Ce n’est cependant pas ce que je chercherai à établir, tout au long de cette analyse, car mon travail se limitera à l’examen du contenu, sans traiter des problèmes liés à la production et à la réception (ce qui relève de l’énonciation).


III. Structure générale du texte


N. Everaert-Desmedt (1992: 11) définit le récit comme « la représentation d’un événement ». En effet, un événement en soi, n’est pas un récit. Il le devient lorsqu’il est rapporté par quelqu’un. Dans le petit poème en prose « Assommons les pauvres !« , le narrateur met en scène sa rencontre avec un mendiant. Mais à un niveau supérieur, ce poème raconte l’histoire de la naissance d’une théorie. Ainsi, ce récit deviendrait la représentation de la naissance d’une théorie.

La trame de ce discours pourrait être schématisée de la manière suivante:

réflexions/sentiment de supériorité —> rencontre d’un mendiant —> incitation par le Démon d’action —> action —> réaction —> égalité théorique, mais supériorité dans les faits.

L’événement se présente sous la forme d’un passage d’un état à un autre. La situation initiale (S) va donc se modifier, subir une transformation pour aboutir à une situation finale (S’). Comparons donc cette situation initiale à la situation finale, pour pouvoir poser une hypothèse sur le programme énonciatif de ce texte :

 

Situation    initiale

vs

Situation    finale

– le narrateur est seul     dans sa chambre

 

– le    narrateur se trouve    dans un espace public en   compagnie d’une tierce     personne

 

 

 

– il fait des lectures sur les entrepreneurs de bonheur public

– il déclare l’autre son égal

 

 

 

-reflexion / l’idée d’une    idée

 

– discussion/     conceptualisation

-sentiment de supériorité

 

– supériorite dans les faits

 

Le narrateur, enfermé dans sa chambre depuis quinze jours, déglutit (plus qu’il ne digère) des livres « où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages, riches, en vingt-quatre heures« . Cependant, ces lectures ne font que l’abrutir et le mettent « dans un état d’esprit avoisinant le vertige ou la stupidité« . Il sent germer au fond de son intellect « l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague » mais nettement « supérieur à toutes les formules de bonnes femmes » qu’il vient de parcourir. Une fois au grand air, ce germe pourra se développer, croître pour aboutir à une théorie qu’il a eu « la douleur » d’essayer sur le dos d’un mendiant.

Son sentiment de supériorité sur les mauvaises lectures qu’il a faites dans sa chambre semble se maintenir à la fin du récit. En effet, à la fin du texte, le mendiant « jure » au narrateur qu’il a compris sa théorie et qu’il « obéira » à ses conseils.

Ainsi, je poserai l’axe sémantique suivant :

S  ———————————-   t  ———————————–> S’

penseur                                                                           maître

réflexion                                                  transmission du savoir

passif                                                                                  actif

 

La transformation ( t ) se réalise progressivement et est le fruit de plusieurs modifications d’état du narrateur car, à l’intérieur de cette transformation générale, se produisent d’autres transformations. Pour pouvoir saisir ces divers changements, passons donc à la segmentation du texte.

IV. La segmentation

Deux types de segmentation peuvent être opérés : en épisodes et/ou en séquences.


Les épisodes 


Ce récit comporte quatre épisodes. C’est-à-dire qu’il peut se diviser en quatre fragments. Car chacun d’eux constitue un récit en soi (donc contient une transformation) et s’intègre, à la fois, comme un élément au récit global.


Le premier épisode débute dans la chambre du narrateur. La lecture « des livres à la mode dans ce temps-là » lui donne le vertige. Il en ressent un malaise et en « sort avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafraîchissements« . Cependant, ces mauvaises lectures ont provoqué en lui une transformation : « il sent confiné au fond de son intellect le germe obscur d’une idée supérieure. »


Suit l’épisode où, se dirigeant vers un cabaret, it aperçoit un mendiant « aux regards inoubliables qui culbuteraient les trônes« . Simultanément, il entend une voix : celle de son bon Ange ou bon Démon. Ainsi, il semble que la vue de ce mendiant modifie une fois encore l’état du narrateur, qui nous fait d’ailleurs part, cette fois, de ses réflexions à travers la voix de son ange. Ce dernier énonce le principe de sa théorie : « Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir« . Sa théorie est donc passée de l’état de germe à celui d’une première ébauche. Il reste cependant encore à l’expérimenter.

Et c’est ce qui se passe lors du troisième épisode. Le narrateur bondit sans tarder sur le mendiant. Commence alors un combat où le rival encaisse tous les coups sans aucunes réaction, apparemment. Le théoricien, qui s’est mué en praticien, s’attaque d’abord à la vue de son adversaire, comme pour interrompre ce regard même qui a fonctionné comme un détonateur pour l’organisation de ses pensées. Il s’en prend ensuite à la bouche, en lui cassant deux dents, puis au cou, comme pour lui ôter sa faculté de parler. Empoigné à la gorge, le vieillard se voit secouer la tête dans son ensemble, comme si son agresseur cherchait à la vider de son contenu. Et ce n’est pas tout. Une fois le traitement de la partie supérieure du corps terminé (ce qui peut, peut-être, être associé à un lavage de cerveau), le mendiant est propulsé à terre par un coup de pied dans le dos et battu avec une grosse branche d’arbre, tel un steak que l’on cherche à attendrir donc à rendre plus savoureux, meilleur !.

Cependant, loin de se laisser achever, subitement et au grand émerveillement de l’initiateur du combat, le mendiant se révolte et répond aux coups en les dédoublant : « le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche d’arbre me battit dru comme du plâtre« . Cette fois-ci, il ne s’agit plus de « rendre meilleur« , mais plutôt d’une envie d’éliminer cet imposteur. De même, le fait que la description des traitements infligés en retour soit condensée en une seule phrase donne l’impression d’une rapidité incroyable à tous ces gestes.


Aplati au sol, mais radieux, le philosophe-praticien se mue alors une dernière fois et se pose ainsi, dans ce dernier épisode, en maître qui se doit de transmettre son savoir, afin que sa théorie puisse être divulguée. De même, le mendiant du statut d’objet d’expérimentation (l’être est alors réduit à une machine, à une carcasse) passe à celui d’élève (et redevient un être humain : « Monsieur« ), voire de disciple, puisqu’il a pour mission de diffuser cette « énergique médication« , en l’appliquant à tous ses confrères qui demandent l’aumône.


Ces transformations semblent s’ordonner avant tout de manière successive. En effet, la situation initiale modifiée par une première transformation constitue une nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante (penseur-praticien-maître). Cependant, la transformation générale du narrateur est conduite peu à peu par ces diverses modifications et c’est l’action-réaction du troisième épisode, donc la mise à l’épreuve de la théorie, qui a permis sa conceptualisation. Ainsi, se dégage également une certaine hiérarchie dans ces transformations. Ce qui donne le schéma suivant :

 

S ——————————————————————————> S’

                                                                      t               t

                                                                   ——>     ——–>

                                                                  action     réaction

          t                          t                                    t

     ———>        —————- >           ————————>

     lectures       Démon d’action                       combat

  S   ———————————————————————-> S’

 

 

Les séquences :

Si les épisodes sont des unités au niveau de la structure narrative, le découpage en séquences se réalise à l’aide de critères de surface tels que le découpage en paragraphes (qui ne correspond cependant pas forcément au découpage séquentiel), les disjonctions spatio-temporelles, actorielles, logiques, etc.

Dans ce texte, peuvent se dégager trois séquences, à leur tour subdivisées en plusieurs sous-séquences.

Première séquence :

« Pendant quinze jours je m’étais confiné dans ma chambre… » —> « Mais ce n’était que l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague« .

Cette séquence se déroule dans une unité spatiale close et en opposition à l’espace public ouvert de la séquence suivante. Cela fait quinze jours que le narrateur s’est enfermé dans sa chambre. Il commence à étouffer et ressent un urgent besoin de changer d’air.

Dans cette séquence, il s’agit avant tout d’une description d’un état. Il n’est donc pas surprenant que les temps du discours dominants soient l’imparfait (je sentais, ce n’était), le plus-que-parfait (m’étais confiné, avait semblé, avais parcouru) ainsi qu’un subjonctif imparfait (que je fusse).

L’organisation typographique en paragraphes permet de diviser ce tout en deux sous-séquences. La première relatant la relation générale et abstraite du narrateur avec ses lectures : il avale plus qu’il ne digère. Ce qu’il lit semble glisser sur lui plus qu’enrichir ses connaissances. Cependant, si ces lectures ne lui apportent rien de bon à ingérer (2), elles sont loin de le laisser indifférent. Bien au contraire, elle l’irritent et le conduisent à un état proche du vertige et de la stupidité. Le terme fortement péjoratif d' »élucubrations » (« toutes les élucubrations de ces entrepreneurs de bonheur public« ) déconsidère les oeuvres lues et nous les présente comme des théories peu sensées. La parenthèse qui suit se comprend alors comme une critique négative de la part du narrateur qui juge stupides « ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et (…) ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés ».

Après avoir donné le cadre de son état global, le narrateur dans la
deuxième sous-séquence nous entraîne au fond de son intellect, où il lui semble que loge « le germe obscur d’une idée supérieure« , « l’idée d’une idée« .

S’oppose donc ici, une idée de génie à « toutes ces formules de bonne femme qu’il a pu lire dans les livres à la mode ;  un travail intellectuel, une réflexion à des expressions consacrées ou peut-être même des formes (paroles) rituelles, incantatoires, bonnes à endormir les mauvaises consciences.

Un sentiment de supériorité se profile donc dans le for intérieur du narrateur ; sentiment qui lui permettra de se poser en maître.

Deuxième séquence :

« Et je sortis avec une grande soif » —> « et celui-là seul est digne de liberté, qui sait la conquérir« .

Disjonction spatiale : le narrateur quitte sa sphère privée et se retrouve dans un espace public : sa « grande soif de grand air et de rafraîchissants » dirige ses pas vers un cabaret.

Changement dans l’emploi des temps également : introduction du passé simple qui marque des temps d’action, des mouvements : je sortis, un mendiant me tendit, j’entendis, je reconnus. Cependant, la majorité du texte continue à être énoncé à l’imparfait. Ainsi, les réflexions et les hypothèses (au conditionnel) l’emportent encore sur l’action. Cette situation se verra totalement inversée dans la dernière séquence, comme je le démontrerai plus bas. C’est cette opposition qui donne en fait l’unité à cette deuxième séquence qui peut à son tour se subdiviser en trois.

Cette séquence comporte en effet trois sous-séquences : une de transition, (le narrateur sort de chez lui), celle où il rencontre le mendiant et, finalement, celle où intervient le Démon d’action. L’entrée de nouveaux personnages marque donc des disjonctions actorielles qui jouent un rôle important dans ce nouveau partage

Dans la première (premier paragraphe, p.176), le narrateur est seul. Cela ne change donc rien à la situation initiale ou il est également solitaire. Néanmoins, cette fois, d’un état passif (cloîtré dans sa chambre à réfléchir), il passe à un état actif : il sort. Il y a donc ici, une disjonction spatiale : un passage d’un espace clos (la chambre) à un espace public ouvert (Ia banlieue). De plus, on peut également discerner une disjonction temporelle : la séquence antérieure décrivait l’état du personnage principal au cours de ces quinze jours d’enfermement, alors que le « je sortis » nous introduit dans une nouvelle temporalité, celle de la rencontre avec de nouveaux actants. C’est d’ailleurs cette nouvelle temporalité, très brève, – car tout s’enchaîne dès lors très rapidement (en quelques minutes, semble-t-il) -, qui sera conservée jusqu’à Ia fin du poème.

Dans la deuxième (deuxième paragraphe, p.176), le narrateur croise le regard du mendiant et dans la troisième (les trois derniers paragraphes de la page 176), la voix de son Démon d’action fait irruption. Cependant, les yeux du mendiant restent toujours présents, mais en filigrane, en arrière-plan, car le texte dit que c’est « en même temps » donc simultanément qu’interviennent ces deux nouveaux actants.

Lors de l’apparition du bon Ange la relation à la connaissance qui était très générale et abstraite au cours de la première séquence, dans la chambre, s’individualise. Une instance supérieure, à la manière des philosophes grecs, semble voler à son secours pour organiser ses pensées, les concrétiser.

Troisième séquence :

« Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. » —> « qu’il obéirait à mes conseils. »

Cette séquence trouve son unité dans le face-à-face entre le mendiant et le « je ». Le bon Ange ou le bon Démon s’est éclipsé et ne reviendra plus jusqu’à la fin du récit. De plus, cette fois-ci, le personnage principal passe clairement aux actes, d’une part en mettant à l’épreuve son idée, puis en transmettant sa théorie à son disciple.

Les deux premiers paragraphes décrivent l’expérimentation de l’idée sur le mendiant. La description du traitement infligé est faite par une succession de phrase dépourvues de marqueurs d’intégration linéaires (MIL). Les gestes se suivent logiquement. Seul un « ensuite » (deuxième paragraphe, p.177) sert a réintroduire le fil du combat qui a été interrompu par une digression. Cela met encore davantage en évidence la rupture entre le récit de l’attaque à la tête, et celui des coups donnés sur l’ensemble du corps de la victime.

L’expérimentation, bien que réalisée dans un lieu public, se passe hors de portée de tout regard des forces de l’ordre. L’auteur de cette expérience semble donc craindre des représailles et est tout à fait conscient que sa pratique n’est pas très orthodoxe. II a donc vérifié, avant de passer à l’acte, d’un coup d’oeil que dans cette banlieue déserte, il se trouvait bien « pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police« .


La deuxième sous-séquence qui va de « Tout à coup, – ô miracle ! » à « Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie » contient la réaction de l’agressé. Le « tout à coup » marque un renversement brusque de la situation, une rupture soudaine. Le mendiant se rebelle et, avec un regard de haine, inflige à son tortionnaire un traitement similaire à celui qu’il a reçu, mais d’une intensité deux fois plus forte. Le vieillard (« cette antique carcasse« ), avec une force insoupçonnée, se relève et s’abat à son tour sur le narrateur. Les positions spatiales sont donc inversées. Le mendiant se retrouve debout et le « je » au sol. Cependant, le statut des actants ne semble pas s’être totalement inversé. On ne peut, en effet, pas considérer le mendiant comme dominant, car le narrateur jouit de sa position : « ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie !« . De plus, le regard de haine de ce « malandrin décrépit » lui « parut de bon augure« . Le narrateur, loin d’avoir une position inférieure, occupe donc bien plutôt une sorte de position intermédiaire, celle d’un devin, en quelque sorte, qui pressent un dénouement global positif.


Remarquons aussi que les étapes dans la description des coups portés par le mendiant suivent la même progression et correspondent presque en tout point à celles qu’a administrées le « je » au vieillard. Seule l’étape de la tête est passée sous silence. Il semble donc que la tête pensante est épargnée dans cette réplique.


« Alors je lui fis force signes » —> « qu’il obéirait à mes conseils« . Ce « alors » marque une disjonction logique. Si la réaction du mendiant a été déclenchée spontanément, le narrateur qui se retrouve aplati au sol est obligé de donner un signal pour interrompre la fougue de son interlocuteur. Par son geste, il veut signifier que le « débat » est terminé : « Alors je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie« . Il ne s’agissait donc plus, dans la deuxième sous-séquence, d’une mise à l’épreuve, mais d’une discussion. Ce corps à corps représentait la vérification de la thèse philosophique énoncée par le Démon d’action sous la forme d’un débat/combat.


Le narrateur ressent alors la nécessité d’expliciter le résultat de cette « conversation animée » : « «Monsieur, vous êtes mon égal !» » et par là même de procéder à un geste qui permet le rééquilibrage de la situation initiale dans laquelle se trouvait le mendiant, en tendant son chapeau : « «veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse« . Puis, le « je » narratif se place en maître-didacticien qui permet de faire le lien entre l’abstrait (la
théorie) et le concret que vient de subir l’élève (la pratique) : « et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, (…), la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos« . Le maître transmet donc ses connaissances a l’élève pour que ce dernier les fasse connaître à son tour.

Cette troisième séquence montre donc comment pratique et théorie sont étroitement imbriquées. La connaissance passe par le corps, tant pour le maître qui réussit par ce biais à formuler sa théorie que pour le disciple qui en prend d’abord physiquement connaissance, puis verbalement.

Ainsi, la segmentation en séquences « fait apparaître une organisation du texte différente et complémentaire de la segmentation éventuelle en épisodes » (Everaert, 1992: 25). Les séquences organisent « la façon de raconter, la représentation des événements« , alors que les épisodes concernent « le contenu narratif, la structure des événements representés » (ibidem).

  1. Le niveau narratif

Nous avons vu lors de la segmentation en épisodes que le narrateur (sujet) sort de chez lui, mu par une « grande soif ». Comme tout sujet, dans un récit, il part à la recherche d’un objet (ici: une théorie). « Le sujet part à la quête d’un objet parce qu’il éprouve un manque » (Everaert, 1992: 29). Le manque, ici, est celui que n’ont pas réussi à combler les lectures, à savoir la manière de pouvoir faire de tous les êtres humains des hommes libres et égaux.

Le parcours narratif se réalise donc sous la forme de la quête d’un Sujet à la recherche d’un Objet. Le « je », dans la situation initiale, est disjoint de son Objet, alors que, dans la situation finale, il est conjoint. D’où ce schéma :

(« je » V théorie) ————————— > (« je » /  théorie).

Le récit commence par des énoncés d’états (dans la chambre, devant la taverne), puis se poursuit par des énoncés de faire (l’agression du vieillard-mendiant et sa riposte), pour se terminer avec un énoncé de faire persuasif (discours au mendiant).

Dans ce dernier moment du récit, le Destinateur (« je »), en effet, tente de communiquer son Objet (la théorie) au Destinataire (le mendiant), qui pourrait être englobé dans un autre Destinataire, plus large : « les philanthropes » à qui s’adresse la théorie du Destinateur.

Les aides (ou Adjuvants) qui permettent au Sujet d’atteindre son Objet sont le Démon d’action, le regard du mendiant (et non, dans un premier temps, le mendiant lui-même), puisque immédiatement après ces deux rencontres, le narrateur bondit sur son objet d’expérimentation. La réaction du mendiant peut également être conçue comme un Adjuvant, puisqu’elle permet de formuler explicitement une intuition – sur la manière de faire rendre l’orgueil et la vie aux pauvres -, donc la conceptualisation de la théorie.

Les Opposants à cette quête sont principalement les livres à la mode, mais peut-être, et dans une faible mesure, l’apathie première du mendiant. Le fait que ce vieillard ne réagit pas immédiatement introduit un effet de suspens. Une brève tension s’installe. Quelques instants, le praticien semble craindre de n’obtenir aucune réaction. L’intermède où le narrateur explique qu’il avait préalablement bien pris soin de vérifier que personne n’était susceptible de le voir à l’acte prolonge encore le temps d’inaction du vieillard. II laisse faire craindre qu’une autre transformation que celle retenue par le narrateur, ne se produise. L’émerveillement final de l’agresseur accentue encore, mais de manière rétroactive, cette menace d’un déroulement imprévu :

« Tout a coup, – ô miracle! ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ! –« ,

Un récit « canonique » comporte généralement trois épreuves : une épreuve qualifiante, une épreuve principale et une épreuve glorifiante.

Pour ce texte, l’acquisition de la compétence (ou épreuve qualifiante) se déroule en plusieurs étapes : d’abord dans la chambre, au moyen des lectures, puis devant la taverne, face au mendiant et au son de la voix du Démon d’action.

Ensuite, lors du lynchage du mendiant, la performance s’accomplit. En effet, en acquérant l’Objet de valeur (la théorie), le Sujet se réalise.

La dernière épreuve (ou épreuve glorifiante) consiste en la reconnaissance du Sujet ; or, dans ce récit, il s’agirait davantage d’une auto-glorification, car en félicitant le mendiant, le narrateur semble se glorifier lui-même.

  1. Le niveau figuratif

Nous allons voir maintenant comment « la structure narrative donne du sens aux éléments figuratifs qu’elle intègre et est elle-même interprétée comme véhicule de valeurs thématiques » (Everaert, 1992: 63).

Faisons donc attention, maintenant, aux traits figuratifs qui s’opposent, puisque le sens, selon les structuralistes, provient des différences.

 

Les parcours figuratifs, les plus importants d' »Assommons les pauvres! » tournent autour :

– de l’action

Tout au long de la description de la leçon infligée au mendiant et lors de la réponse de ce dernier, le texte regorge de verbes d’action, d’adverbes et d’adjectifs traduisant la fougue et la vitesse avec laquelle les coups sont administrés, (je sautais sur, rapidement, se jeta sur ; vigoureusement, assez énergique, énergie obstinée, énergique médication). Le vieillard se fait boucher un oeil, briser deux dents et les omoplates, assommer, secouer, terrasser, battre. Malgré tous ces efforts, il ne semble qu’affaibli, décrépit. Il ressort de ce traitement comme une machine singulièrement détraquée mais qui contient encore une énergie incroyable qui lui permet sans difficulté apparente (contrairement au narrateur qui ne se sentait pas assez fort, étant né délicat) de se jeter sur son agresseur, de lui pocher les yeux, de lui casser quatre dents et de le battre dru comme plâtre.

Dans ce poème, un mouvement de chute est également omniprésent.

Dans la première séquence, il est question de vertige, de rois détrônés, ensuite du regard du mendiant qui semble capable de culbuter les trônes. Puis, lors de la lutte, chacun à leur tour, les actants sont projetés au sol. Ces chutes provoquent d’ailleurs en retour une ascension : vers la connaissance pour le narrateur et vers le recouvrement de sa dignité pour le malandrin. Comme s’il leur fallait avoir touché le point le plus bas pour ensuite s’élever au plus haut. Cette opposition haut-bas (Ciel­/Enfer) est d’ailleurs constante dans l’oeuvre de Charles Baudelaire.

– du regard et de la voix

J’ai déjà souligné l’importance du regard comme déclencheur de l’action. Ce motif renvoie à d’autres petits poèmes en prose dans lesquels la vue a également une importance capitale. (Voir Les yeux des pauvres, Le joujou du pauvre).

Dans Assommons les pauvres !, un autre sens est mis à contribution : l’ouïe. Le chuchotement du Bon Ange, ainsi que les bruits sourds des coups de poings, de pieds et des autres traitements que s’infligent mutuellement les interlocuteurs, donnent à ce récit une ambiance sonore étouffée. Aucun cri, aucun brouhaha ne semblent perceptibles dans cette banlieue déserte. Les paroles du maître brisent donc ce silence, ce qui leur donne encore d’avantage de poids.

– des oppositions inégalité/égalité, enchaînement/liberté et infériorité/supériorité

A chaque fois, l’un des termes (ou un dérivé de la même famille) de ces oppositions est inscrit dans le poème (égale, liberté, supérieur), alors que les autres ne sont jamais présents explicitement, mais suggérés par des expressions ou mots qui la contiennent implicitement (esclave, mendiant, pas assez fort étant né délicat).

– de la gestation de la théorie

Les différentes étapes de cette gestation sont les suivantes : germe ; théorie suggérée par le chuchotement du Bon Ange ; accouchement dans la douleur ; « jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ». Elles font presque systématiquement écho au monde grec.

Ainsi, l’accouchement en douleur des idées rejoint l’idée de Socrate qui considère la relation maître-disciple comme douloureuse autant pour le maitre que pour l’élève.

Plus explicitement, le narrateur compare son démon à celui de Socrate. Le sien n’est pas un démon prohibiteur, mais d’action, de combat. Le sien conseille, suggère, persuade, alors que celui de Socrate ne faisait que « défendre, avertir, empêcher« . En précisant ceci, une critique implicite est faite à ceux qui refont le monde avec des mots sans passer à l’action. De même, lorsqu’il explicite sa théorie au mendiant, il semble vouloir dire que pour se faire comprendre, il ne s’agit pas d’élaborer et d’exposer de beaux principes dans des livres, mais il faut agir et utiliser un langage approprié en fonction de son interlocuteur.

La discussion sans parole, mais efficace, est en totale opposition avec les sophistes dont l’art est d’embobiner les gens avec leur rhétorique. Leur beaux discours peuvent cacher des éléments falsifiés. Or, paradoxalement, le texte dit : « me relevant avec la satisfaction d’un sophiste« , mais ensuite il ajoute « du Portique« . Cette mention renvoie donc finalement aux stoïciens pour qui l’expérience est à l’origine de tout savoir, et pour qui, mis à part l’effort pour arriver à la vertu (ce qui, pour les stoïciens, représente le souverain bien), tout est indifférent, donc autant le plaisir que la douleur, etc. De même, pour le narrateur, tous les moyens semblent permis pour atteindre l’égalité entre les hommes, pour redonner de la dignité à ce mendiant, pourvu qu’ils donnent des résultats et permettent une certaine élévation pour échapper à la médiocrité terrestre, c’est-à-dire à l’ennui de l’ici et aux misères humaines.

Lorsqu’il dit:  « pourquoi n’aurais-je pas l’honneur, comme Socrate, d’obtenir mon brevet de folie« , il suggère que certains risquent d’interpréter son attitude comme celle d’un fou, – comme Lélut et Baillarger, deux célèbres aliénistes de l’époque, ont soutenu la thèse de la folie de Socrate. Est-ce là une manière d’exécuter sa « morale-action » sous couvert de la folie ou de dénoncer cette interprétation comme fausse?

Et si l’on opte pour la folie, est-ce la même folie que celle que l’on retrouve dans « Le mauvais vitrier  » ?

« Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : «La vie en beau! La vie en beau!». Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? »  » (« Le mauvais vitrier »).

Cette folie qui conduit à la jouissance et permet donc de s’élever, l’espace d’un instant, vers des sphères supérieures, en ne se préoccupant pas de la chute à venir (damnation) est-elle aussi présente dans « Assommons les pauvres! « ?

Même si tel n’est pas le cas, le motif baudelairien par excellence, où l’abîme infernal s’oppose au Ciel dans un mouvement de chute et d’ascension, semble une fois encore, ici, illustré par l’évocation de cette jouissance suprême à la manière des philosophes.

 

VII. Le niveau thématique

La structure élémentaire de la signification générale de ce petit poème en prose est contenue dans le carré sémiotique suivant :

 

passif                                                                     actif                            

non actif                                                        non passif

 

 _ _ _ _ _ _  : relations entre contraires

_________  : relations entre contradictoires

………………  : relations d’implication

dans lequel, le parcours suivant se dessine :

 

séquence I                                     séquence III

 

séquence II

Un autre carré sémiotique qui décrirait le troisième épisode (récit dans le récit) pourrait être formulé de la manière suivante :

 

inégalité                                                égalité

 

non-égalité                                  non-inégalité

 

et, avec une trajectoire similaire : (séquence III)

 

sous-séquence a )                                   sous-séquence c)

                                                        (sans le dernier paragraphe)

 

sous-séquence b)

 

VIII. Conclusion : pistes pour l’interprétation

Voici, tout d’abord, quelques précisions quant au contexte de production de ce texte :

« Assommons les pauvres!  » aurait été écrit en Belgique en 1865. Néanmoins, il n’a été publié qu’en 1869 dans une édition posthume. En effet, jusque-là, il avait été écarté car considéré comme impubliable.

Le germe de ce poème, selon les notes des « Oeuvres complètes » (collection « La Pléiade »), se trouve dans une lettre à Nadar, datée du 30 août 1864 :

« Croirais-tu que moi, j’aie pu battre un Belge? C’est incroyable n’est-ce pas? Que je puisse battre quelqu’un, c’est absurde. Et ce qu’il y a de plus monstrueux encore, c’est que j’étais complètement dans mon tort. Aussi, l’esprit de justice reprenant le dessus, j’ai couru après l’homme pour lui faire des excuses. Mais je n’ai pu le retrouver ».

II serait intéressant de comparer cette confidence avec le poème étudié. Pour cela, il s’agira également de s’appuyer sur les riches analyses de l’univers baudelairien, réalisées par G. Poulet et P. Guiraud.

Une autre piste interprétative se dessine avec le probable premier titre de ce poème : « Le Paradoxe de l’aumone »  (3) Ce poème se rapprocherait alors de celui intitulé « Le gâteau » dans lequel l’aumône baudelairienne ne peut être salvatrice, réparatrice d’une inégalité quelconque, contrairement à l’aumône rousseauiste (4). Ainsi, dans « Assommons les pauvres ! », le mendiant retrouve une certaine dignité en la conquérant, en se mobilisant.

Je proposerai une troisième et dernière piste interprétative, en expliquant l’idée suggérée en introduction, à savoir qu’ « Assommons les pauvres ! » fait partie des quelques poèmes du Spleen de Paris que l’on pourrait qualifier de politiques.

Si l’on considère « Assommons les pauvres ! » comme un poème politique et non seulement philosophique, alors il faudrait y décrypter la position de Charles Baudelaire, lors des événements politiques de son époque.

En effet, les contemporains des années 1848-1852 n’ont pu rester indifférents aux événements de cette période(5). Les écrits de Baudelaire, comme ceux des autres écrivains de l’époque, contiennent des traces de ce moment mouvementé de l’histoire. Baudelaire, à sa manière, a émis son opinion sur ce à quoi il assistait.

Certains critiques ont vu en lui un « jeune bourgeois dilettante et ennuyé » qui prend part aux soulèvements de février et de juin pour se distraire.

Sartre, dans son livre intitulé « Baudelaire », nous donne l’image d’un Baudelaire paresseux qui ne peut prendre au sérieux ces entreprises parce qu’il « voit trop qu’on y trouve jamais ce qu’on y a mis« . Un Baudelaire qui méprise l’utile et l’action. « Les événements sociaux glissent sur lui sans le toucher. Il s’est un peu agité en 1848, mais il n’a jamais manifesté aucun intérêt sincère pour la Révolution. II voulait seulement qu’on mît le feu au général Aupick. Au reste, it s’est vite replongé dans ses rêves moroses de stagnation sociale » (Sartre). Sartre nous le présente donc comme une personne totalement indifférente, coupée de la réalité et qui sort de sa rêverie, juste le temps de tirer un coup de fusil sur les barricades.

A l’opposé de ce jugement sévère, d’autres interprètent l’attitude de Baudelaire comme celle d’un républicain convaincu. Amiot(6) démontre qu’il se bat en février puis en juin malgré ses réticences envers les « républicains extrémistes ». De plus, de son propre aveu, Baudelaire luttera encore pour la République, le 2 décembre 1851: « Ma fureur au coup d’Etat. Combien j’ai essuyé de coups de fusil. » (« Mon coeur mis a nu », feuillet 8).

L’explication de la présence de Baudelaire sur les barricades par ennui ou perversité filiale ne semble donc pas tenir devant l’examen des faits. Sa participation aux journaux tels que La Tribune Nationale, Le Salut public prouve, au contraire, son intérêt aux débats politiques.

De même, les notes du feuillet 8 de « Mon Coeur mis a nu » (collection « La Pléiade ») précisent que malgré sa déclaration à Ancelle le 5 mars 1852 (soit trois mois après le coup d’Etat) : « Le 2 décembre m’a physiquement dépolitiqué », cet écrivain ne peut s’empêcher de s’intéresser à la politique.

Faut-il faire, dès lors, de Baudelaire un révolutionnaire (de gauche et anti-bourgeois) à tout prix, comme cherche à le démontrer D. Oehler(7) ?

Vers 1852, Baudelaire semble vouloir prendre de la distance vis-à-vis de son engagement d’avant le coup d’Etat et vis-à-vis des idéologies révolutionnaires. Sans les renier, il fait le constat amer de leur échec.

Ainsi, la dernière piste interprétative pourrait chercher non pas à prouver si oui ou non Baudelaire fut un républicain convaincu ou non, ou encore un « théocrate républicain » (Amiot), mais de montrer comment il se place par rapport a l’idéologie « socialisante » de son temps.

Dans « Assommons les pauvres! » Baudelaire accomplit la même rétrospective envers son euphorie révolutionnaire d' »il y a 16 ou 17 ans » que lorsqu’il écrit dans ses journaux intimes : « Mon ivresse de 1848./ De quelle nature était cette ivresse ?/ Goût de la vengeance. Plaisir nature! de la démolition./ (…)/ Ivresse littéraire ; souvenir des lectures » (« Mon coeur mis a nu », feuillet 8).

Il s’oppose au socialisme pleurnichard à bon marché. Il prend pour cela des clichés et les bouscule. Il cherche une nouvelle vision de ce qui est connu de tous pour surmonter ces clichés.

Ainsi, (et je reprendrai là une des thèses de D. Oehler), Baudelaire n’est pas cynique (attitude qui affecte le mépris des convenances sociales et de la morale communément admise) mais satanique. Son satanisme, explique D. Oehler, est une réponse au discours contemporain des bonnes consciences. « Il crée des actions à effets fantastiques, afin de casser des structures de pensée encroûtées, afin de surmonter la stérilité des débats politiques« . Les textes de Baudelaire deviennent, dans la perspective de ce critique, des attentats à la morale, voire d’avantage : des suggestions, des indications d’actions pour les victimes et les dupes du progrès.

« Baudelaire frappe et provoque des étincelles, non pour brûler la réalité elle-même, mais pour rencontrer le comportement des choses, pour frapper la force de la représentation publique » (traduction libre de l’allemand).

Sans être aussi radicale, et estimant qu’il est parfois préférable de conserver l’ambiguïté qu’a voulue le poète, on ne peut nier la critique que fait Baudelaire à la société. Il se pose en rival des quarante-huitards qui avait de belles idées, mais ne voyaient pas la misère en face.

Suivant plutôt la voie de R. Denux(8,) qui voit en Baudelaire, un poète avec des convictions plus morales que politiques, un poète qui méprise de manière provocante le progrès, la science, le moralisme ainsi que l’humanisme, et dont l’oeuvre est une sorte de révolte humaine, je considérerai donc « Assommons les pauvres! » comme une remise en question des principes humanistes et des théories quarante-huitardes.

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Notes

(1) Dans la théorie de l’énonciation, Emile BENVENISTE distingue entre le discours et l’histoire. Cette opposition sert à différencier les énoncés qui ont besoin du contexte de production pour pouvoir être pleinement compris de ceux qui contiennent en leur sein suffisamment d’éléments pour être directement interprétés.

(2) Je renvoie, ici, au texte de Rabelais, qui fait dire à l’un des précepteurs de Gargantua que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Pour illustrer et expliciter ce propos, suit alors une description qui met en parallèle la digestion d’aliments, à travers le tube digestif, et la prise de connaissance de nouveautés qu’on ne s’approprie (qu’on ne peut faire siennes) qu’une fois qu’on les a ingérées et digérées, à la manière des aliments.

(3) Information tirée des notes des « Oeuvres complètes » (Gallimard, collection de  « La Pléiade »).

(4) Pour plus de détails, se référer au texte de Jean Starobinski sur la notion de don dans la Neuvième rêverie de Rousseau.

(5) Les remarques qui suivent, concernant l’attitude de Baudelaire lors de ces événements sont le résumé d’un exposé oral que j’ai fait lors d’un séminaire de français intitulé « 1848 dans la littérature », et qui a eu lieu au cours de l’année universitaire 1992-1993 à la Faculté des Lettres de l’Universite de Neuchâtel.

(6) In : Baudelaire et l’illuminisme, Paris : librairie Nizet, 1982.

(7) Dolf OEHLER, « Le caractère double de I’héroïsme et du beau moderne » – in : Etudes  baudelairiennes.-.-

« Ein Höllensturz der Alten Welt« .- tome 2, pp. 290-312.

Pour ce critique, la poésie baudelairienne post 1848 est une réponse poétique à l’idée de Révolution. Ainsi, Baudelaire creuserait l’idée de Révolution, mais en tournant le dos à la politique et aux écrits révolutionnaires. Le poète utiliserait un langage très subtile et les allusions aux faits politiques seraient très souvent camouflées par l’ironie.. Pour D. Oehler, Baudelaire arrive à la littérature politique lorsqu’il a congédié la politique militante. Par son satanisme (voir plus bas dans le texte), il veut provoquer une réaction violente du côté des opprimés. Cependant, à cause de la censure qui est très forte, le poète est contraint de parler comme un bourgeois et non comme un plébéien pour avoir des chances d’atteindre les victimes. Baudelaire utiliserait donc une rhétorique satanique pour en faire une oeuvre d’art et ne point blesser les oreilles des bourgeois.

(8) Roger DENUX, .- « Le spleen de Paris ».- in: Revue Europe.- avril-mai 1968.

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BIBLIOGRAPHIE

Oeuvres de Ch. Baudelaire :

Mon coeur mis a nu. La Belgique déshabillée.- Paris: ed. Gallimard, coll. « folio ».- 1986.

Oeuvres complètes. Paris: ed. Gallimard, bibliothèque de « La Pléiade ».

Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose.- Paris: Livre de poche.- 197 2 .

Oeuvres critiques et théorie littéraire :

EVERAERT-DESMEDT, Nicole, 1992.- Sémiotique du récit.- Bruxelles: De Boeck.- 235 p.

GREIMAS, Algirdas, Julien, 1976.- Maupassant. la sémiotique du texte : exercices pratiques.- Paris: Seuil.- 267 p.

POULET, Georges, 1979.- Les métamorphoses du cercle.- Paris: Champs Flammarion.- ch .14 .

POULET, Georges, 1989.- Etudes sur le temps humain.- Paris: coll. Agora.- tome n°1, ch.16.

GUIRAUD, Pierre, 1969.- Essais de stylistique.- Paris: Klincksieck.- 2eme partie, ch. 1 et 2.

GUIRAUD P. et KUENTZ, 1970.- La stylistique. Lectures.- Paris: Klincksieck.- ch. 5.

STAROBINSKI, Jean, 1978.- « Sur Rousseau et Baudelaire, le dédommagement et l’irréparable« .- in: Le lieu et la formule. Hommage a M. Eigeldinger.- La Baconniere.

STAROBINSKI, Jean,1982.- « Rousseau, Baudelaire, Huysmans (les pains d’épices, le gâteau et l’immonde tartine)« .- in: Malcolm BOWIE et alii: Baudelaire, Mallarme, Valery new essays in honor of Lloyd Austin.- pp.128-

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ANNEXE

Le texte de Baudelaire :


PENDANT quinze jours je m’étais confiné dans ma chambre, et je m’étais entouré des livres à la mode dans ce temps-là. (il y a seize ou dix-sept ans); je veux parler des livres où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures. J’avais donc digéré, — avalé, veux-je dire, — toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, — de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire escla­ves, et de ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés. — On ne trouvera pas surpre­nant que je fusse alors dans un état d’esprit avoi­sinant le vertige ou la stupidité.

Il m’avait semblé seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le germe obscur d’une idée supérieure à toutes les formules de bonne femme dont j’avais récemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n’était que l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague.

Et je sortis avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafrai­chissants.

Comme j’allais entrer dans un cabaret, un men­diant me tendit son chapeau, avec un de ces re­gards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si l’esprit remuait la matière, et si l’oeil d’un magnétiseur faisait mûrir les raisins.

En même temps, j’entendis une voix qui chu­chotait à mon oreille, une voix que je reconnus bien; c’était celle d’un bon Ange, ou d’un bon Démon, qui m’accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon, pourquoi n’aurais ­je pas mon bon Ange, et pourquoi n’aurais-je pas l’honneur, comme Socrate, d’obtenir mon brevet de folie, signe du subtil Lélut et du bien-avisé Baillarger ?

Il existe cette différence entre le Démon de Socrate et le mien, que celui de Socrate ne se mani­festait à lui que pour défendre, avertir, empêcher, et que le mien daigne conseiller, suggérer, per­suader. Ce pauvre Socrate n’avait qu’un Démon prohibiteur; le mien est un grand affirmateur, le mien est un Démon d’action, ou Démon de combat.

Or, sa voix me chuchotait ceci : « Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir. »

Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né délicat et m’étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d’une main par le collet de son habit, de l’autre, je l’em­poignai à la gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois avouer que j’avais préalablement inspecté les environs d’un coup d’oeil, et que j’avais vérifié que dans cette banlieue déserte, je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police.

Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les omoplates, ter­rassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche d’arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteak.

Tout à coup, — ô miracle! ô jouissance du phi­losophe qui vérifie l’excellence de sa théorie! — je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n’aurais jamais soup­çonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et, avec la même branche d’arbre, me battit dru comme plâtre. — Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie.

Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d’un sophiste du Portique, je lui dis : « Monsieur, vous êtes mon égal !  veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous deman­deront l’aumône, la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos. »

Il m’a bien juré qu’il avait compris ma théorie, et qu’il obéirait à mes conseils.

Notes

(1) Dans la théorie de l’énonciation, E. Benveniste distingue entre le discours et l’histoire. Cette opposition sert a différencier les énoncés qui ont besoin du contexte de production pour pouvoir être pleinement compris de ceux qui contiennent en leur sein suffisamment d’éléments pour être directement interprétés.

(2) Je renvoie, ici, au texte de Rabelais qui fait dire à l’un des précepteurs de Gargantua que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Pour illustrer et expliciter ce propos, suit alors une description qui met en parallèle la digestion d’aliments, au travers du tube digestif, et la prise de connaissance de nouveautés qu’on ne s’approprie (qu’on ne peut faire siennes) qu’une fois ingérées et digérées à la manière des aliments.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Nadja MONNET dans le cadre du cours de Méthodologie littéraire pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (DESFLE).

Professeur :  M. J.L. Beylard)Ozeroff.

 

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY