INTRODUCTION
La célèbre fable de Jean de La Fontaine « Le Loup et l’ Agneau » a été sans doute maintes fois analysée et interprétée dans le contexte où elle a été produite par l’auteur.
La Fontaine, dans ses récits fabuleux, exprime toute son idéologie vis-à-vis du monde, de la société, de la politique, des relations et de la condition humaine en attribuant souvent à l’homme une identité animale (La Cigale et la Fourmi) ou parfois végétale (Le Chêne et le Roseau). Les fables relatent incessamment les aventures ou mésaventures des animaux qui ne sont autres que l’incarnation de l’Humanité. Chaque protagoniste, que ce soit une plante, un animal sauvage ou domestique, possède une particularité dans sa nature ou dans son comportement qui rappelle (ou que l’on peut assimiler à) ce qui est propre à l’Homme, ses défauts et qualités, ses forces et faiblesses.
L’objectif primordial de l’écrivain est de donner à travers ses récits fantastiques un fidèle reflet de la réalité telle qu’il se la représente. Il invite le lecteur à saisir le sens intentionnel des fables de manière à en comprendre la leçon, l’idée ou la philosophie qu’il s’est proposé de transmettre à travers les aventures merveilleuses de ses personnages.
Tel est donc aussi le but de la fable qui nous intéresse en particulier : Le Loup et I’Agneau. Dans la lutte pour la vie, le droit du plus fort l’emporte. La Fontaine illustre ce qui pour lui traduit la réalité en choisissant le loup pour incarner le pouvoir et l’agneau pour évoquer la faiblesse. L’intention de La Fontaine est clairement explicitée en tête de la fable :
La raison du plus fort est toujours la meilleure, nous l’allons montrer tout à l‘heure
Ceci étant dit, nous nous proposons d’étudier cette fable de plusieurs points de vue différents, tout en structurant l’analyse de la façon la plus claire possible en adoptant un cheminement logique. C’est pourquoi nous commencerons par préciser la structure du récit pour ensuite nous intéresser à l’intention signifiante de l’auteur et à la signifiance du texte que nous mettrons en relation avec les schémas relatifs à l’analyse structurale actantielle selon Greimas. Nous nous pencherons attentivement ensuite sur les codes séquentiels, culturels, sensoriels et symboliques que le texte introduit, suggère ou laisse transparaître.
Nous n’avons pas consulté de façon approfondie des critiques, recherches ou études sur l’auteur pour élaborer cette analyse et cette recherche de différents sens basés sur un seul texte. En revanche, des ouvrages relatifs aux animaux, aux croyances et des outils de travail tels que le dictionnaire des symboles ont été d’une grande utilité pour guider la réflexion, ainsi que les fondements théoriques présentés en cours par M. Joaquim Dolz et M. Beylard-Ozeroff.
STRUCTURE DU RECIT
Pour parler de récit, il faut définir une intrigue, au moins deux événements se trouvant dans une succession temporelle, une tension et une orientation vers la fin.
L’unité thématique (au niveau de l’actant et de l’action) réside dans le fait qu’un action sensée et finalisée va relier tous les événements. D’autre part, l’état de fait doit être transformé, autrement dit, le prédicat doit changer ; on passe, par exemple, du malheur au bonheur ou vice-versa. Un déséquilibre de l’harmonie doit perturber la situation initiale, traduire un obstacle, un noeud. Le dénouement, justement, permet de clore l’histoire, de retourner à une situation nouvelle d’équilibre.
De plus, les rapports chronologiques ainsi que le rapport causal entre les différentes composantes du texte doivent nécessairement être cohérents. Dans le récit de cette fable, les faits progressent de façon logique et conforme à la structure de base que nous venons d’évoquer. En voici un schéma :
Situation initiale, équilibre :
L’agneau se désaltère tranquillement au bord de la rivière, insouciant du danger qui le guette.
Perturbation, élément qui rompt l’équilibre :
Un loup survient, attiré par la faim. Il représente la force transformatrice, un obstacle considérable à la tranquillité de l’agneau et à un paisible déroulement de son existence.
Action :
Les échanges verbaux d’attaque et de défense du loup et de l’agneau constituent le dénouement de l’intrigue ou sa dynamique, la quête d’une solution au problème qui se présente.
Situation finale, nouvel équilibre :
L’issue de l’affrontement est malheureuse pour l’agneau qui est mangé par le loup, événement tragique qui constitue la force équilibrante de l’intrigue. Le nouveau statut des acteurs est alors établi : l’agneau est mangé et le loup rassasié.
Morale :
La morale, qui se situe ici avant le récit proprement dit, donne l’orientation argumentative du texte. Le contenu moral organise les actions et sert à la fois de fil conducteur. Pour « Le Loup et l’Agneau », la morale transmet non seulement un contenu moral, mais aussi la certification que ce contenu va immédiatement après être illustré et démontré par le récit en lui-même, la fable :
La raison du plus fort est toujours la meilleure, Nous l‘allons montrer tout à l‘heure.
L’INTENTION SIGNIFIANTE DE L ‘AUTEUR
L’intention de La Fontaine en écrivant « Le Loup et l ‘Agneau » est clairement énoncée dans la moralité de la fable qui, d’ailleurs, la précède:
La raison du plus fort est toujours la meilleure : Nous l‘allons montrer tout à l’heure.
Non seulement l’auteur donne consciemment une signification à son écrit, mais il subit aussi des significations qu’il ne maîtrise pas, qu’il révèle inconsciemment ou qui lui sont imposées par le lecteur. Le sens que le lecteur donnera à la fable, n’est pas forcément celui que La Fontaine a voulu transmettre. Son intention signifiante peut ainsi être déviée et son texte soumis à différents niveaux d’analyse selon l’orientation que l’on donne à la lecture, de l’idéologie qu’on a choisi d’appliquer.
C’est pourquoi après avoir cerné et explicité l’intention signifiante de l’auteur, nos nous situerons à l’intérieur du texte pour en découvrir la signifiance qu’il déploie selon les « lunettes qu’on a chaussées » pour le lire (Barthes).
Vladimir Propp attribue au conte merveilleux ou au récit fantastique une trentaine de fonctions stables qui se succèdent toujours de façon identique. Greimas, lui, simplifie cette structure. Comme Propp, il montre que, malgré leur diversité, tous les récits sont reliés par un point commun : les rôles joués par les protagonistes, ou plutôt les actants, personnages concrets ou forces agissantes apparaissant dans le récit. Cela représente, autrement dit, le socle commun des actions. Il établit à cet effet un schéma d’analyse actantielle défini par trois catégories d’actants :
- le Sujet (celui qui agit pour répondre à la quête), opposé à l’Objet (matière, but de la quête).
- le Destinateur (celui qui demande), opposé au Destinataire (celui qui reçoit l’Objet, le message).
- l’Adjuvant (ce qui aide, participe à la quête), opposé à l’Opposant (ce qui freine, empêche la quête)
C’est en se rapportant à ce schéma que nous allons tenter de reconstituer l’intention signifiante de l’auteur ainsi que les différentes significations que le texte suscite en lui-même. Notons qu’il est fort probable que ce que nous classifierons comme « signifiance du texte » peut en réalité être l’intention signifiante de La Fontaine mais n’ayant pas consulté d’études à ce sujet, nous ne pouvons le certifier. Trois niveaux du texte différents mais interdépendants se prêtent à cette analyse :
- le niveau narratif
- le niveau figuratif
- le niveau thématique
Que savons-nous au fond de l’intention signifiante de La Fontaine au sujet de sa fable: « Le Loup et l’Agneau » ?
Il n’est sûrement pas hardi d’avancer que l’un des principaux objectifs de l’auteur est de divertir simplement son public de lecteurs, l’aspect fantastique de ses fables nous le prouve. Pourtant, au delà de ça, chacune d’elles a un rôle, un message à transmettre de la part de l’ écrivain, que ce soit un conseil, une leçon, une mise en garde, comme c’est le cas pour « Le Loup et l ‘Agneau ».
LE NIVEAU NARRATIF:
La Fontaine, dans « Le Loup et l’Agneau » choisit de raconter un triste et cruel événement se déroulant dans le sauvage décor de la nature. Il relate le destin tragique d’un petit agneau que la malchance et l’imprudence placent sur la route du loup affamé.
Destinateur : La soif : elle pousse l’agneau à venir se désaltérer dans le courant.
Sujet : L’agneau. Il s’abreuve dans le courant pour apaiser sa soif.
Opposant : Le loup, ennemi naturel de l’agneau. Il survient et compte bien le dévorer.
Adjuvant : La rivière : l’endroit où boit l’agneau est éloigné de l’emplacement du loup.
Objet : Continuer à boire tranquillement, vivre.
Destinataire : L’agneau
LE NIVEAU FIGURATIF :
Quels messages, quels conseils ou leçons La Fontaine a-t-il cherché à transmettre au travers de ce récit ? Nous pouvons aisément deviner que la société et la politique y sont fortement (mais discrètement) évoquées. Qu’est-ce, sinon une information sur la société de son siècle et l’expression de la certitude qu’elle sera semblable les siècles à venir ? Voyons comment les actants « véhiculent » le sens figuré du texte :
Destinateur : La hiérarchie des classes sociales.
Sujet : La Fontaine.
Objet : Morale : « La raison du plus fort est toujours la meilleure… « , qui nous reporte au signifiant de la morale.
Adjuvant : Le signifié de la fable, autrement dit, les vers, les mots.
Opposant : Les faibles susceptibles de croire qu’ils pourraient vaincre l’ennemi malgré sa puissance.
Destinateur : les hommes en position sociale défavorisée, fragile.
Les catégories d’actants constituent ici les éléments qui permettent l’organisation de la transmission d’une idée, d’un message:
Qui décide de communiquer, d’émettre ? (le Sujet). Que veut-il faire percevoir, comprendre ? (l’Objet). Qui exerce une influence sur l’auteur qui déterminera son message ? (le Destinateur). Avec qui le sujet cherche-t-il à communiquer, à entrer en relation ? (le Destinataire). Quel moyen utilise-t-il pour se faire entendre et comprendre ? (l’Adjuvant). Ces questions nous permettent de saisir clairement le rôle des actants selon l’intention signifiante de l’auteur aux niveaux narratif et figuratif. Nous verrons par la suite que l »essence de leurs réponses peut être tout autre, selon la signifiance que l’on donnera au texte.
LE NIVEAU THEMATIQUE :
Afin d’analyser ce niveau, nous allons d’abord nous occuper de simplifier le contenu du texte et le réduire à deux seuls termes : le pouvoir, opposé à la faiblesse. Une autre fable célèbre, du même auteur, nous fournit une illustration de cet important conflit :
Elle doit être à moi, dit-il, et la raison
C’est que je m’appelle lion : A cela l’on a rien à dire.
La seconde par droit me doit échoir encor :
Ce droit, vous le savez, c’est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant, je prétend la troisième.
Si quelqu’un de vous touche à la quatrième
Je l’étranglerai tout d’abord.
La Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion.
Destinateur : La société et son code, le niveau des classes. La nature de l’homme égale en certains points celle de l’animal.
Sujet : L’homme pauvre, faible, issu d’une classe tertiaire.
Objet : Demander grâce, invoquer la pitié du plus puissant.
Adjuvant : Arguments certifiant un comportement irréprochable. La défense
Opposant : L’avidité de la classe sociale dominante, les nobles, le pouvoir et le désir d’en acquérir toujours plus.
Destinataire : Le peuple, les faibles, les défavorisés.
Il serait intéressant de relever d’après ce schéma le côté cynique de La Fontaine. N’est-ce pas appuyer et certifier la domination des plus puissants sur les plus démunis que d’insister sur l’issue fatale et incontournable d’une riposte de la part des faibles ? Certes, il s’apitoie sur les victimes d’un pouvoir supérieur au leur, mais il reconnaît aussi comme un droit l’exercice de la force du plus grand sur le plus petit.
Bergers, bergers, le loup n’a tort
Que quand il n’est pas le plus fort.
Le Loup et les Bergers
Quiconque est loup agisse en loup
Le Loup devenu Berger.
Ceux qui font preuve d’imprudence, qui manquent de méfiance ou de ruse sont tout simplement à blâmer. Néanmoins, il se charge de leur apporter un appui, un soutien en leur offrant ses conseils avertis.
LA SIGNIFIANCE DU TEXTE
Comment se décentrer par rapport à l’auteur et au contexte historique et social dans lequel a été produit le texte pour aborder la fable de façon à lui attribuer d’autres significations indépendantes de l’idéologie que se proposait de transmettre La Fontaine ? Barthes propose à cet effet une théorie de lecture à travers un système stuctural de référence. Ce système, il l’illustre par un nombre indéfini de paires de lunettes que l’on peut chausser pour lire un texte et qui constituent les catégories de références diverses pour l’analyse d’un texte. Ces mêmes lunettes représentent le passage du signifié (le texte), vers les différents signifiants, en chaussant l’une ou l’autre paire, on adopte un certain système de référence. Nous proposons un exemple simple afin d’illustrer clairement cette théorie :
Signifié : Un journal quotidien
Lunettes du lecteur ordinaire : Le journal est la source des informations qu’il recherche.
Lunettes de l’éditeur : Le quotidien est le fruit des articles organisés de façon à composer le cahier.
Lunettes du journaliste : Le journal est le lieu où parait son article.
Lunettes du vendeur : Le journal représente l’objet pour lequel il obtiendra un paiement en échange.
Lunettes du maraîcher : Le journal est l’emballage dans lequel il remet les légumes au client.
La notion de signifié mérite qu’on lui consacre une petite parenthèse: nous avons émis l’intention d’extraire la signifiance de la fable (signifié) au moyen d’un découpage par signifiants. Ces mêmes signifiants peuvent trouver leur source dans un signifié bien différent de celui que nous examinons. Amusons-nous à reconstituer l’intention signifiante de La Fontaine sous un tout autre type de texte : le télégramme, par exemple. Même si c’est là un terrible anachronisme, il est intéressant de voir comment deux représentations graphiques extrêmement différentes l’une de l’autre peuvent se rapporter au même signifiant:
Agneau bord de rivière -STOP- pas vu loup -STOP- attaque et défense -STOP inutile de discuter -STOP- agneau perdu -STOP- plus fort a encore gagné – STOP- souvenez-vous en -STOP-
Afin de faire ressurgir la signifiance du texte, il faut comparer la situation initiale de la fable à la situation finale selon différents critères d’interprétation, issus de l’idéologie que nous pouvons créer à travers la lecture.
Notre objectif est de révéler grossièrement comment nous percevons la signifiance du texte « Le Loup et l’ Agneau » en précisant de quels systèmes de référence idéologiques nous nous sommes inspirés.
La Fontaine exprime clairement quelle signification politique et sociale il a souhaité transmettre par sa fable. Voyons quels autres aspects le texte peut suggérer, comme, par exemple, le concept de « l’union fait la force » à considérer à la lumière de références politiques (les syndicats) et bibliques (ne t’écarte pas de ton troupeau).
Nous nous proposons donc de redistribuer les rôles aux actants selon le même schéma descriptif de l’intention signifiante de l’auteur aux niveaux narratif, figuratif et thématique.
Signification l) :
Ceux qui s’unissent sont plus forts face à l’ennemi. L’union permet la riposte, la défense et la revendication des droits légitimes. Voici la phrase qui met en lumière cette idée, autour de laquelle la fable s’articule :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens;
Le loup, confronté à un agneau, un mouton, un chien ou un berger seuls, se trouvera toujours en position de force, de domination. Il lui est aisé d’imposer sa volonté et son pouvoir, sa doctrine. Néanmoins, ses actions sont régies et commandées par une loi : celle du plus fort. Le faible, aussi faible soit-il, gagne en force aussi longtemps qu’il augmente en nombre. Le loup aura presque toujours le dessus face à une brebis, un chien ou un berger, mais il se retrouvera à la place du faible une fois confronté à leur multitude.
Tel est exactement le cas en politique : un homme seul sera vite dévoré s’il se hasarde à revendiquer ses droits en affrontant le pouvoir, l’administration. Dès lors que le peuple se ligue contre une force dominante, il peut se faire entendre en affirmant la puissance de son union (les syndicats, la Révolution française…)
NIVEAU NARRATIF:
Déjà au niveau narratif, le rôle des actants change sensiblement, vu au travers des verres optiques que nous avons choisis (cf. Chap. :Int.signif.de l’auteur.) La fable raconte la fin dramatique d’un agneau insouciant s’étant imprudemment éloigné de son troupeau :
Destinateur : la soif
Sujet : l’agneau qui quitte son aire protectrice.
Opposant : le loup, ennemi naturel de l’agneau qui se repaît de sa chair.
Adjuvant : la rivière attire l’agneau loin de son troupeau.
Objet : boire dans le courant, gambader.
Destinataire : l’agneau.
NIVEAU FIGURA TIF :
Ne répète-t-on pas souvent l’avertissement suivant : « Surtout restez en groupe ! », lorsqu’on veut mettre en garde des personnes sur le danger qu’elles risquent d’encourir si elles s’en détachent ? Rester solidaires afin de braver le danger, telle est l’une des leçons à retenir de la fable.
Destinateur : la prudence, l’avantage de prendre des précautions.
Objet : le signifiant de la fable : il vaut mieux ne pas quitter son groupe.
Sujet : le groupe, l’association, la ligue.
Adjuvant : le texte de la fable, son signifié.
Opposant : le goût de l’aventure, l’attrait pour l’indépendance.
Destinataire : les imprudents, les désarmés, les insouciants.
NIVEAU THEMATIQUE:
Destinateur : l’esprit du bon sens, l’instinct de sauvegarde.
Sujet : l’attachement, la solidarité, l’union.
Objet : l’union fait la force.
Adjuvant : le berger, le leader, le guide spirituel, le chef de communeauté.
Opposant : la solitude, l’isolement sont des circonstances idéales pour l’ennemi aux aguets.
Destinataire : les audacieux qui prétendent affronter seuls une force supérieure sans en pâtir ni « y laisser des plumes ».
Signification 2) :
Nous décidons ici de prendre parti en faveur du loup et de centrer notre attention su son discours et la nature propre à sa race.
« Et si le loup n’était ni nuisible, ni destructeur ?
Aujourd’hui, des naturalistes, fascinés par les loups, apprennent à cohabiter avec eux. Ils découvrent des loups étonnés d’une fleur, effrayés d’une corneille, amusés d’une ombre ou d’un rayon de soleil….Peu à peu, il est reconnu utile dans la gestion des troupeaux d’herbivores sauvages dont il régule les populations. Il est le médecin de la forêt.
Dans La peur du loup, Geneviève Carbone, 1991, éditions Gallimard
Rappelions que le loup n’attaque et ne tue que pour se nourrir ou alors se défendre. Il doit chasser pour survivre et la recherche du gibier est la plupart du temps difficile, ce qui le pousse à empiéter sur le territoire de l’homme et parfois décimer ses élevages. Il n’agirait guère de la sorte si son environnement naturel lui offrait de quoi se nourrir. Chaque être terrestre a pour loi la survie et il en va de même pour le loup, tant pis si c’est aux dépens de la vie d’un autre animal.
NIVEAU NARRATIF :
Un loup en quête de nourriture aperçoit un agneau se désaltérant susceptible d’assurer sa survie en apaisant sa faim insoutenable. Le loup le rend coupable des misères qu’il subit incessamment de la part des bergers, des chiens et de tout le troupeau. L’agneau se défend alors avec véhémence en clamant son innocence. Mais l’animal que la faim envahit et tiraille, s’impatiente et l’emporte pour le dévorer.
Destinateur : la survie de l’animal, mais aussi celle de l’espèce: il est nécessaire d’obtenir de quoi se nourrir, afin de vivre et engendrer une progéniture qui perpétuera la race, conformément aux lois de la nature.
Sujet : le loup.
Objet : manger.
Adjuvant : le hasard contribuant à la découverte d’une proie facile .
Opposant : la défense verbale de l’agneau.
Destinataire : l’estomac du loup, recevant l’alimentation indispensable à ses fonctions biologiques.
NIVEAU FIGURATIF:
Le texte met en scène un animal exerçant son pouvoir et sa domination sur une bête impuissante. L’essence qu’il en retire (la chair) constitue la ressource indispensable d’énergie qu’il recherche autant de fois qu’elle s’épuise.
Destinateur : le maintien de la force, de la puissance.
Sujet : l’homme.
Objet : prendre chez l’autre ce dont on a besoin pour continuer à vivre et à satisfaire les besoins propres à sa nature (signifiant de la fable).
Adjuvant : signifié de la fable.
Opposant : hésiter et risquer de fournir à la partie exploitée une occasion de riposte et de défense.
Destinataire : celui qui a besoin d’entretenir et d’affirmer sa force pour continuer à exister.
NIVEAU THEMATIQUE :
Quelles seraient les motifs pour lesquels le loup pourraii se voir attribuer un statut de victime ? Retournons au texte : que constatons-nous ? Que le discours du loup n’est qu’une énumération de prétextes servant à se disculper, une suite d’arguments non fondés mais justificatifs de son comportement. Pourquoi perdre du temps en palabres et accusations abusives dont le but est de légitimer la cruauté ? L’attaquant est en proie à un sentiment de regret et de honte que l’on sent jaillir de son discours. Sa compassion et sa réserve envers la victime l’empêchent d’agir sans détour ni réserve ou scrupules. C’est pourquoi il ressent le besoin d’attribuer à sa victime des charges accablantes afin d’obtenir, nous pouvons le dire, sa compréhension, un sentiment d’avoir mérité son triste sort. Il agit de la sorte probablement dans le but de s’auto-persuader que sa victime n’est, après tout, pas si innocente que ça, ce qui devrait apaiser le sentiment de culpabilité qui l’oppresse.
Destinateur : l’attribution du pouvoir par les loi sociales.
Sujet : l’homme.
Objet : ne pas laisser les considérations altruistes prendre le dessus sur la conquête des moyens de survie.
Adjuvant : l’art de responsabiliser la victime, de changer son statut pour que sa perte (en biens) ne soit pas perçue comme une injustice, mais comme une punition, un châtiment.
Opposant : l’appel à la justice, les cris qui implorent la pitié, la revendication des droits non octroyés.
Destinataire : les puissants, à qui le droit, la force et l’autorité posent un cas de conscience ou donnent des scrupules.
Il nous aurait fallu bien plus d’espace pour décrire au mieux comment nous avons attribué deux signifiés différent à cette fable de La Fontaine et comment nous avons exploité les systèmes de référence correspondant à l’idéologie que nous avons visé pour nos analyses.
Nous poursuivrons donc en examinant le texte dans son symbolisme afin d’énoncer plusieurs autres significations de la fable, masquées derrière les mots.
LE SYMBOLISME
Nous avons jusqu’ici délimité des catégories d’actants et explicité leur rôle dans « Le Loup et l’Agneau ». Essayons maintenant de clarifier quels symboles ils incarnent en chaussant à tour de rôle les lunettes de Freud, celles du théologien, celles du chrétien, etc.
Le loup:
Le loup, symbole de sauvagerie peut être valorisé positivement ou négativement. Il représente le héros mythique, l’ancêtre, le guerrier. Les civilisations nordiques l’assimilent à un dieu qu’ils nomment Belen et les grecs à Apollon qui en revêt fréquemment l’apparence dans les récits mythologiques. Zeus, apparaît également sous cette forme pour protéger le peuple contre les catastrophes naturelles. Les croyances de l’ancienne Egypte lui donnaient aussi une signification religieuse importante : Osiris ressuscite sous forme de loup pour rendre justice à sa femme.
Les raisons de cette mystification se trouvent souvent dans la nature même de l’animal. En effet, le loup voit la nuit et il en devient donc symbole de lumière. Le symbolisme du dévorateur valorise le loup positivement en lui conférant un rôle d’initiateur. La gueule dévorante évoque la nuit, la caverne, mais le rejet de la carcasse, la délivrance, évoque la lumière.
Malheureusement, le loup a longtemps symbolisé la peur et le mal, particulièrement au Moyen-Age où l’on redoutait sa puissance macabre. Les sorciers se transformaient en loups pour se rendre au Sabbat. On le croyait dévoreur d’hommes et il inspirait la crainte dans tous les foyers. La peur du loup le rendait plus monstrueux et assoiffé de sang qu’il n’aurait jamais pu l’être.
Rapport à la fable : le loup est un maître initiateur et purificateur pour l’agneau, il l’ingurgitera puis recrachera l’essence pure de son être délivrée de son enveloppe souillée et digérée.
L’agneau:
L’agneau, comme la brebis, le chevreau ou le mouton trouve surtout son symbolisme dans le christianisme. Il évoque l’incarnation animale du nouveau né divin.
Selon un récit gallois du Mabinogi de Peredur, une rivière sépare un troupeau de moutons blancs d’un troupeau de moutons noirs. Chaque fois qu’un mouton noir traverse l’eau, il devient blanc en arrivant sur l’autre berge. Un mouton blanc entreprend alors la traversée dans l’autre sens devenant noir à l’arrivée. Près de la rivière se trouve un grand arbre dont une partie brûle ardemment et l’autre verdoie. La rivière représente en fait une transition entre le monde terrestre et l’au-delà et agit selon le principe fondamental de la transmigration des âmes. Il faut une vie humaine pour que les dieux acceptent d’en rendre une. Les moutons noirs qui deviennent blancs représentent une âme quittant la Terre pour rejoindre le royaume des morts ou l’au-delà, alors que les moutons blancs qui deviennent noirs sont des âmes qui quittent momentanément l’au-delà pour vivre une existence terrestre.
Rapport à la fable : l’agneau incarne la foi et rappelle le Christ par sen sacrifice. Il permet au mal (le loup = Ponce Pilate) de lui retirer la vie pour ensuite entreprendre son ascension au royaume des cieux.
La rivière :
L’eau de la rivière est source de vie, moyen de purification, source de régénérescence, de fécondité et de fertilité, mais elle est à la fois créatrice et destructrice. Elle est aussi l’outil de purification rituelle symbolisant la bénédiction.
Rapport à la fable : pour le loup, l’eau peut définir un élément effaçant la souillure, l’infraction. Pour l’agneau, elle peut évoquer un lieu initiatique ou alors un étape finale de pérégrination.
La forêt:
Un sanctuaire peut être dépeint par l’image de la forêt, génératrice de sérénité, mais d’angoisse, d’oppression aussi. On y trouve une multitude de manifestations de la vie, mais aussi une obscurité et un enracinement profond symbolisant l’inconscient.
Rapport à la fable : le loup emporte sa proie dans la forêt, temple de son inconscient. L’obscurité des lieux ressemble à celle de sa vie. Il se sent oppressé par l’ingrate condition que lui inflige l’appartenance à sa race de cruel et insatiable carnassier. Il ressent néanmoins de la sérénité dans ce décor où il se reprend à vivre.
La mère:
C’est la matrice, la force constitutive de la sécurité, de l’abri. Elle représente, à l’inverse, une figure d’oppression, d’étouffement et de castration.
Rapport à la fable : L’agneau se dispense de l’aire de protection maternelle et matricielle à ses dépens – ou, autre interprétation du symbole : il tente d’échapper à la castration en s’écartant de la matrice.
Le berger:
Il est l’image de la vigilance, celui qui protège mais qui guide aussi. Le berger lié à une connaissance devient le sage, le messie, le prophète.
Rapport à la fable : Le loup redoute le savoir, la droiture et la sagesse du berger qui permettent au troupeau de cheminer sans embûches.
Le chien:
Il est le gardien des portes sacrées et se dresse contre les ennemis de la lumière en les combattant vaillamment.
Rapport à la fable : le chien ne laissera aucun loup franchir le seuil du domaine qu’il surveille car ses occupants sont soumis à sa protection.
LES CODES SEQUENTIELS, CULTURELS ET SENSORIELS
Nous entreprendrons, dans ce chapitre, de différencier les codes séquentiels (code actionnel, code analytique et code stratégique), des codes culturels (code topographique, code chronologique, code social et code symbolique) et des codes sensoriels décelables dans le texte de la fable.
Malheureusement, il s’est révélé quasiment impossible de formuler une analyse en prose tout en reprenant continuellement le texte pour chacun des codes. Afin que notre structure soit malgré tout suffisamment claire, nous avons adopté un système logique : celui d’accompagner chaque code d’une une copie annotée du texte où figure l’analyse.
Le code actionnel :
Nous revenons à la strucure actantielle du récit décrite précédemment (la situation de départ, les transformations et la situation d’arrivée), mais, cette fois, en définissant aussi les sous-séquences du texte. Les verbes d’état permettent d’exposer à quel point en est la situation et les verbes d’action comment celle-ci s’est transformée. Le style de ce genre littéraire rend le découpage difficile, c’est pourquoi nous nous contenterons de délimiter trois séquences dans le récit.
Le code stratégique :
Il dénote dans le texte l’intention et le projet de l’actant, la stratégie qu’il compte mettre en oeuvre.
Le code topographique :
Il relève de l’espace textuel, de la signification des lieux où l’action se déroule les uns par rapport aux autres.
Le code chronologique :
C’est l’alterance des différentes temporalités suggérées par la chronologie des événements.
Le code socio-culturel :
Ce code renvoie au mode d’existence dans une société donnée, aux règles économiques, politiques, aux relations familiales et hiérarchiques.
Le code symbolique:
Voir chapitre : Le symbolisme dans « Le Loup et l’Agneau«
Le code sensoriel :
- La couleur :
La description du premier décor réside dans deux noms communs et un adjectif contenus dans le premier vers : « courant« , « onde » et « pure« . Cela nous laisse imaginer toute une palette de couleurs environnantes : le bleu, le vert, le blanc et même le rose de la langue de l’agneau lapant la surface de l’eau.
Le code sensoriel de la couleur n’a pas de signifié explicite dans la fable. Pourtant, nous savons que les éléments naturels sont teintés des mêmes couleurs partout dans le monde, ce qui nous permet de supposer que l’agneau est recouvert d’une toison blanche, que l’eau du ruisseau est claire et transparente, que le loup a un pelage sombre et que la forêt est obscure. Du début à la fin de l’histoire, nous percevons le dégradé de tons partant du blanc et arrivant jusqu’au noir en passant par le gris. En effet, la situation calme du départ est associée au blanc, le ton de la conversation qui s’envenime petit à petit au gris et l’issue tragique ainsi qu’un nouveau décor plus oppressant que le premier, au noir.
D’autre part, le code sensoriel de la vue est suscité aussi par le fait que l’animal est présenté dans son milieu naturel.
Plus de vingt pas au-dessous d’elle
C’est encore une fois la vue qui est suscitée, car non seulement nous visualisons le décor, mais nous pouvons aussi imaginer la distance entre les deux adversaires et constater que l’agneau se trouve en position d’infériorité.
- Les sons :
Comme la couleur, le son n’est pas textuellement exprimé, mais il se laisse entendre. Il est facile d’imaginer, en lisant les deux premiers vers, le bruit de l’eau faisant rouler les cailloux du torrent ou même le cliquetis de la langue de l’agneau sur la surface de l’eau.
« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Ces mots semblent réellement détonner dans la tête du lecteur, car l’amplitude avec laquelle nous les ressentons parait disproportionnée par rapport au chuchotement du ruisseau.
De plus, la si soudaine prise de parole de la part du loup et le ton de la voix que l’on peut imaginer nous ramènent à l’évocation de ]a nature du loup : agressive, autoritaire et malveillante (selon les convictions de l’époque).
Un loup survient à jeun qui cherchait aventure
« Survenir », alors que l’on « cherche aventure« , dénote un sentiment de provenance lointaine qui laisse supposer que le loup a parcouru une distance considérable avant de tomber sur l’opportunité qu’il attendait.
Dit cet animal plein de rage
Ces mots nous plongent véritablement dans l’état d’esprit du loup. L’adjectif »plein » libère l’idée que l’agressivité de l’animal n’est plus soutenable et qu’il ne tardera guère à l’extérioriser.
-Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
…
–Je n’en ai point. -C’est donc quelqu’un des tiens:
Une nette précipitation des échanges verbaux et des évènements survient dès ce passage. Le mouvement s’accélère et l’impression que les actants s’interrompent mutuellement nous indique que tout va très vite s’enchaîner et que nous sommes proches de la fin de l’action.
… : Je tette encor ma mère.
Que peut ressentir le lecteur au travers de ces mots, si ce n’est de la compassion pour ce pauvre agneau encore innocent et ignorant des réalités de la vie?
Là-dessus au fond des forêts
Ce subit changement de décor, nous le ressentons presque comme un malaise, une surprise gênante pour le lecteur qui se sent transporté rapidement d’une situation claire à une situation ténébreuse. Les sensations inspirées par la forêt sont l’obscurité et la profondeur, opposés à la superficialité du décor initial.
CONCLUSION
Ce travail n’est, bien sûr, qu’une vulgaire ébauche d’étude de la fable du « Loup et l’agneau », car qui peut faire l’inventaire complet de tout ses niveaux de signifiance ?
Notre but se limitait à entrevoir les différents degrés d’analyse en exploitant le mieux possible les bases théoriques acquises en cours. Nous avons pour cela organisé nos séquences de manière à ce que nos exposés semblent clairs et sensés au lecteur ; peut-être n’y sommes-nous pas toujours parvenus…? Nous conservons du moins l’espoir que l’intérêt que nous avons porté à cette merveilleuse fable a été transmis au travers de ces quelques pages.
***
Annexe
La fable de La Fontaine
Le Loup et l’Agneau
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’elle ;
Et que par conséquent en aucune façon
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tète encor ma mère,
Si ce n’est toi, c’est donc ton frère :
Je n’en ai point. C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
***
Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par Mlle Marie-Aurore FOTI dans le cadre du séminaire de Méthodologie littéraire pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère.
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff