Marguerite Yourcenar et la mort

La Tour de Scuderi

« La mort (…) ne peut être pensée puisqu’elle est absence de pensée. Il faut donc vivre comme si nous étions éternels. «   (A . MAUROIS)
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 Les lignes qui suivent constituent une tentative d’analyse de deux nouvelles de Marguerite Yourcenar publiées dans son recueil de 1963 intitulé « Nouvelles orientales » : « Le lait de la mort » et « Comment Wang-Fô fut sauvé« . A vrai dire, il s’agira plus d’un essai d’imagination que d’une analyse littéraire, où la projection de mes désirs et de mes craintes sera présente, de manière latente ou cachée, sous l’apparence d’un exercice psychanalytique. Celui-ci aura pour sujet la personne de Marguerite Yourcenar dont j’ambitionne de découvrir certains aspects de la personnalité à travers son oeuvre puisque, dans toutes nos productions, nous laissons transparaître ce que nous sommes. Ceci n’enlève d’ailleurs rien au fait qu’ il est impossible de bien connaître l’autre, étant donné que la personnalité d’un être est fort complexe et dynamique. Du reste, cette prétention qui consiste à souhaiter connaître l’autre pourrait bien n’être qu’une prétention à l’omnipotence, ce à quoi nous sommes souvent amenés pour oublier notre insignifiance dans le monde et dans le temps. Que l’on veuille bien, alors, considérer cet écrit comme une ébauche ou une tentative pour communiquer ce kaléidoscope d’idées qui sont présentes dans mon esprit quand je laisse à mon imagination libre cours, sans me soucier de la rigueur requise de quelqu’un qui veut atteindre à une réalité objective voire scientifique, ce que l’on serait en droit d’exiger d’une analyse psychanalytique. Que l’on veuille bien garder à l’esprit qu’ il ne s’agira pas ici de la vraie Marguerite Yourcenar, mais d’une autre Marguerite Yourcenar dont je prends la liberté de faire le sujet de cette étude.

« Elle avait beaucoup réfléchi à la mort. En vérité. à ma connaissance, nul autre auteur, dans toute la littérature mondiale, n’a si continûment dépeint au plus vif l’acte de mourir. (…) elle savait que la grande affaire est de vivre, non de   mourir.« 

Walter   KAISER, L’éloge funèbre ( 1 )

« Un critique a observé que les personnages de mes livres sont de préférence présentés dans la perspective de la mort approchante, et que celle-ci dénie toute signification à la vie. Mais toute vie signifie, fût-ce celle d’un insecte, et le sentiment de son importance, énorme en tout cas pour celui qui l’a vécue, ou du moins de son unique singularité, augmente au lieu de diminuer quand on a vu la parabole boucler sa boucle, ou, dans des cas plus rares, l’hyperbole enflammée décrire sa courbe et passer sous l’horizon ( 2 ) . « 

 Après une brève digression sur la polarité « mort et vie » et sur les événements qui furent liés à la mort dans la vie de Marguerite Yourcenar, je m’attacherai à une réflexion sur l’écrivain et sur les personnages de ces deux nouvelles.

D’abord, qu’est-ce que la mort ?

 « La mort désigne la fin absolue de quelque chose de positif : un être humain, un animal, une plante, une amitiéEn tant que symbole, la mort est l’aspect périssable et destructible de l existenceMais elle est aussi lintroductrice dans les mondes inconnus des Enfers ou des Paradis ; ce qui montre son ambivalence, comme celle de la terre, et la rapproche en quelque sorte des rites de passage. Elle est révélation et introduction...En ce sens, elle a une valeur psychologique : elle délivre des forces négatives et régressives, elle dématérialise et libère les forces ascensionnelles de l esprit...à tous ses niveaux dexistence, coexistent la mort et la vie, c est-àdire une tension entre des forces contraires...// nempêche que le mystère de la mort est traditionnellement ressenti comme angoissant et figuré sous des traits effrayants. Cest, poussée à son maximum, la résistance inconnue, plutôt que la crainte d une résorption dans le néant…La mort nous rappelle quil   faut encore aller plus loin et quelle est la condition même du progrès et de la vie ( 3 ) . »

C’est, pour ce qui concerne le champ de la psychanalyse, dans son ouvrage  » Au-delà du principe de plaisir » (1920), que Freud a écrit sur la pulsion de vie et la pulsion de mort. La pulsion de mort est la tendance qui pousse un être vivant à retourner à l’état anorganique, à la réduction complète de toute tension ; elle s’oppose à la pulsion de vie. La pulsion de vie est constituée par les pulsions sexuelles et par les pulsions d’autoconservation. Les pulsions de mort sont d’abord dirigées contre l’ individu lui-même et visent à sa propre destruction. En un second temps, elles sont orientées vers l’ extérieur, sous la forme de pulsions agressives. Ainsi, dans la vie d’un individu, entrent en jeu des pulsions de mort et des pulsions de vie. L’ambivalence entre l’amour (pulsion de vie) et la haine (pulsion agressive) est au centre du conflit psychique. Après Freud, c’est la psychanalyste Mélanie Klein qui soulignera dans ses travaux cette ambivalence entre l’amour et la haine. D’après elle, le bébé dans la position schizo­-paranoïde ne distingue pas l’objet de son amour de l’objet de ses attaques agressives. Ainsi, pour protéger l’objet considéré comme bon contre les pulsions destructives dirigées contre l’objet considéré comme mauvais (puisque ces deux qualités se trouvent dans un même objet), le bébé utilise la défense qui consiste à le cliver en un  » objet bon » et un « objet mauvais » (sein bon et sein mauvais) . En conséquence, on obtient pour résultat un objet ambivalent, à la fois idéalement bienfaisant et foncièrement destructeur.

Josyane Savigneau ouvre sa biographie de Marguerite Yourcenar sur la mort de Jerry, qui fut son compagnon de voyage pendant les six dernières années précédant son décès. Elle focalise sur le thème de la mort ce qui fut important et marquant dans la vie de l’écrivain : car la petite Marguerite est venue au monde sous le signe de la mort. Pour vivre, elle a payé un prix très élevé : la vie de sa mère. Cette mère, tellement nécessaire au petit nouveau-né, a été pour elle un fantasme à la fois « idéalement bienfaisant » et « foncièrement destructeur ». Son absence a rendu difficile à la petite enfant le travail de deuil que fait tout bébé quand il arrive à la position dépressive. C’est le moment où le clivage s’atténue et où le bébé réalise que la mère bonne et la mère mauvaise est une seule et même mère qu’il attaque avec son sadisme. C’est le moment de la concrétisation d’une mère totale, du deuil, parce que le bébé est malheureux de ses attaques agressives : ainsi, il essaye de réparer l’objet­ mère en inhibant son agressivité, récupérant une mère comme objet total et non plus une mère divisée, clivée en deux objets-mère (le bon et le mauvais).

Cette fois, il fait l’introjection de l’objet total mère d’une façon stable et apaisée. Cette introjection permet la formation d’une personnalité plus sûre devant la vie. La manière dont se déroule la lutte entre les pulsions agressives, sadiques, et les pulsions d’amour – toutes dirigées vers sa mère – chez le bébé déterminera les futures relations de cet individu avec le monde. C’est-à-dire que, si l’amour triomphe, l’introjection d’une mère rassurante sera possible et, par conséquent, la relation du sujet avec les autres et le monde sera plutôt confiante. Dans le cas contraire, nous aurons l’autre extrême, c ‘est­-à-dire une relation plutôt méfiante et  défensive.

Et, en effet, Marguerite Yourcenar n’a pu sortir de ce conflit sans en être marquée, si l’on se souvient qu’elle a eu un autre chagrin, à l’âge de sept ans, quand sa bonne, Barbe, a été renvoyée par son père. Ce déchirement a été le premier de sa vie; on peut dire le premier déchirement réel de sa vie, alors que la mort de sa mère n’avait été qu’un fait raconté, puisqu’il s’agissait pour elle d’une mère inconnue (mais tout de même d’un fantasme). Et Marguerite Yourcenar rapporte les sentiments qu’elle a éprouvés à cette occasion   :

« J’avais pris l habitude de son absence, mais un poids énorme pesait sur moi : on mavait menti. Je ne fis désormais entièrement confiance à personne, pas même à Michel ( 4 ). »

Nous pouvons observer, dans la nouvelle « Le lait de la mort« , tout le travail et la lutte interne auxquels s’est livrée Marguerite Yourcenar pour résoudre les conflits que la mort de sa mère avait provoqués chez elle.

Il y a trois mères dans cette nouvelle. Peut-être pouvons-nous avancer que ces trois mères représentent les trois aspects de l’objet-mère présents dans l’ inconscient de Marguerite Yourcenar. Il y a trois mères : une mère moderne, plutôt narcissique; une mère idéale entièrement dévouée à son enfant, et une mère mauvaise, une mère sorcière, qui rend aveugle son enfant pour tirer profit de cette situation.

Première mère :

« Ma mère est belle, mince, maquillée, dure comme la glace d’une vitrine (…) Quand nous sortons ensemble, on me prend pour son frère aîné ( 5 ). »

Deuxième mère :

« Ne murez pas ma poitrine, frères, mais que mes deux seins restent accessibles sous ma chemise brodée, et que tous les jours on mapporte mon enfant, à l’ aube, à midi et au crépuscule. Tant qu il me restera quelques gouttes de vie, elles descendront jusqu au bout de mes deux seins pour nourrir lenfant que j ai mis au monde, et le jour où je naurai plus de lait, il boira mon âme ( 6 ). »

Troisième mère :

 » Voici des mois quelle applique sur les yeux de son enfant de dégoûtants emplâtres qui lui enflamment la vue et apitoient les passants. Il y voit encore, mais il sera bientôt ce quelle souhaite quil soit : un aveugle ( 7). »

Un enfant désire une mère idéale, toujours présente auprès de lui, nourricière d’affects. La mort de sa mère, le petit enfant la ressent comme une trahison, se révolte contre l’ être aimé qui fut assez égoïste pour l’abandonner. Il se sent volé d’une chose qui lui appartient de droit. A ce moment-là, la mère est vue comme une mère mauvaise qui mérite d’être la cible de toutes les attaques agressives de l’enfant. Mais si la mère est mauvaise, l’enfant ne peut non plus croire en lui-même, en sa propre bonté puisqu’il est le produit de sa mère. Il lui faut alors sauvegarder l’image d’une mère bonne, il lui faut idéaliser cette mère pour continuer à vivre et avoir confiance en soi. Cependant, cet équilibre est précaire car son image de mère bonne est plus idéale que réelle. Dans ce cas, l’ imago de la mère mauvaise revient souvent et l’enfant doit faire beaucoup d’ efforts pour préserver un objet partiel de mère bonne. Ses possibilités de réussite dépendront dès lors d’un ego fort. C’est ainsi que la mère souhaitée, dans cette nouvelle, est la mère albanaise que même la mort n’a pu empêcher de nourrir son enfant. On peut dire que cette image de mère est celle que Marguerite Yourcenar voulait préserver dans son intimité pour résoudre les conflits psychiques que la mort réelle de sa mère avait provoqués en elle. Marguerite Yourcenar sait qu’elle a besoin d’ une mère pour bien grandir, qu’il est important pour un individu d’avoir eu une personne qui l’a élevé avec amour. Dès la naissance, quand le bébé est totalement dépendant, il faut une mère qui soutienne le développement sain de l’enfant, afin que celui-ci devienne un adulte confiant à l’égard du monde, comme le montre l’allégorie de la tour de la légende albanaise :

« Ils savent quun édifice s effondre si lon n a pas pris soin d’enfermer dans son soubassement un homme ou une femme dont le squelette soutiendra jusqu au jour du Jugement Dernier cette pesante chair de pierres ( 8 ). »

Chez Marguerite Yourcenar, l’idée de mère est toujours liée à l’idée de mort, de sacrifice : il faut mourir pour donner la vie. Peut-être trouvons-nous ici l’origine de l’homosexualité de Marguerite Yourcenar. Ce vide jamais rempli, c’est ce qu’ elle a connu, toujours à la recherche d’ une mère (Jeanne) qui puisse lui donner sa propre identité féminine, sa propre sexualité, de sorte à savoir ce qu’est une femme devant un homme. Mais cette recherche n’a jamais abouti parce qu’elle n’a pas pu procéder à de bonnes identifications féminines. Dans sa vie, son père a été la personne la plus importante, mais c’était un père à la fois présent et absent, qui ne lui a pas enseigné ce que c’est que d’être une femme. Et l’ obstacle principal qui lui a interdit d’atteindre son stade génital a été ce qui constituait à ses yeux le destin inexorable d’une femme : pour elle, être une femme signifiait être condamnée à mort. Or, ce qui différencie essentiellement une femme d’un homme, c’est sa capacité d’accoucher, alors que pour Marguerite Yourcenar accoucher = mourir.

On assiste souvent à une valorisation de la vue dans ces deux nouvelles. Il s’agit d’ abord de la comparaison entre sein et yeux et entre larmes et lait. Tous quatre sont symboles de l’affectivité, de l’amour envers l’autre. Or, par manque du lait maternel, Marguerite Yourcenar va investir la vue de libido, comme substitut de la bouche, premier organe libidinal. Désormais, la parole écrite sera l’aliment de Marguerite Yourcenar. Cet aliment par lequel la petite Marguerite tentera de remplir le vide intérieur, résultat du manque d’une mère, sera son moyen de communication avec le monde. Cet enfant, « aveuglé » par sa mère mauvaise qui l’a abandonné, sera l’enfant qui s’élèvera seul. Son rapport avec le monde sera silencieux, solitaire, parce que la lecture est un acte solitaire.

Dorénavant, Marguerite Yourcenar essayera de créer un monde imaginaire, un monde qui pourra suppléer ses besoins, mais un monde qui prendra comme modèle le monde réel, avec lequel elle jouera comme un enfant joue avec ses jouets, recréant un monde selon ses désirs. Les paroles seront les acteurs de ce monde, par lesquelles elle transmettra ses pensées, communiquera avec les personnes : et le papier sera la scène où elle fera jouer tous ses drames intimes, tous ses fantasmes, pour en sortir encore plus forte, confiante et batailleuse

Un seul chemin lui reste, le chemin des hommes. Elle développera ses caractéristiques masculines et s’identifiera fondamentalement à son père. Elle sera indépendante, peu attachée aux conventions sociales en tant qu’ elles sont synonymes d’enfermement, amoureuse des voyages, des livres, profondément concernée par l’humanisme et cachera ses aspects féminins, son désir de dépendance, sa fragilité, son affectivité dans une boîte fermée à sept clés.

***

Voyons dans la nouvelle « Comment Wang-Fô fut sauvé » un exemple de son point de vue sur la femme :

« L’épouse de Ling était frêle comme un roseau, enfantine comme du lait, douce comme la salive, salée comme les larmes ( 9 ). »

« Ling aima cette femme au coeur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protégerait toujours  ( 10 ) . »

« Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang-Fô faisait d’elle, son visage se flétrissait, comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose : les bouts de lécharpe qui l’étranglait flottaient mêlés à sa chevelure ( 11 ). »

« Son disciple Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant dapplication quil oubliait de verser des larmes ( 12 ). »

La femme doit son existence à l’homme. Au fur et à mesure que l’homme n’a plus besoin de la femme, celle-ci cesse d’exister. La femme est vue par Marguerite Yourcenar comme un être dépendant, frêle, un miroir pour l’ homme. Belle, mais prévisible comme le prunier qui donne des fleurs roses chaque printemps. Marguerite Yourcenar ne peut pas s’identifier à cette femme, elle qui aime les aventures, les voyages, le monde. Par conséquent, seule la relation entre hommes est viable, et par une sublimation, un homme peut accoucher d’un autre homme, peut le faire renaître.

Examinons le passage suivant :

« Grâce à lui, Ling connut la beauté des faces de buveurs estompées par la fumée des boissons chaudes, la splendeur brune des viandes inégalement léchées par les coups de langue du feu ( 13 ). »

« Alors, comprenant que Wang-Fô venait de lui faire cadeau d une âme et dune perception neuves, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre où ses père et mère étaient morts ( 14 ). »

Le lien entre le maître et le disciple répète le lien entre la mère et son fils. La mère est pour l’enfant l’être omnipotent avec lequel il veut fusionner pour avoir cette omnipotence :

« Leur réputation les précédait dons les villages, au seuil des châteaux forts et sous le porche des temples où les pèlerins inquiets se réfugient au crépuscule. On disait que Wang-Fô avait le pouvoir de donner la vie à ses peintures par une dernière touche de couleur quil ajoutait à leurs yeux  ( 15 ). »

Marguerite Yourcenar veut être tantôt Wang-Fô et tantôt Ling, qui a appris de Wang-Fô une nouvelle vision de la vie et partage sa connaissance, son immortalité. Il s’agit d’un lien très étroit où les rôles peuvent être interchangeables :

« Lorsque Wang était triste et parlait de son grand âge, Ling montrait en souriant le tronc solide dun vieux chêne; lorsque Wang était gai et débitait des plaisanteries, Ling faisait humblement semblant de l écouter ( 16 ). »

 « – Vous vivant, dit respectueusement Ling, comment aurais-je pu mourir ? ( 17 ). « 

Mais aussi Marguerite Yourcenar est l’Empereur qui s’est senti trompé et veut se venger et détruire, s’emparer du pouvoir de Wang-Fô, de sa capacité de donner la vie. Comme la petite fille qui veut s’emparer de l’appareil génital de sa mère et de tous les bébés qui sont dans son utérus, c’est-à-dire s’emparer du pouvoir qu’a sa mère de donner la vie. Une mère qui a été appréhendée par la petite Marguerite Yourcenar comme celle qui l’avait castrée de ce pouvoir en mourant :

 » Wang-Fô, je veux que tu consacres les heures de lumière qui te restent à finir cette peinture, qui contiendra ainsi les derniers secrets accumulés au cours de ta longue vie. Nul doute que tes mains, si près de tomber, ne trembleront sur l’étoffe de soie, et l’infini pénétrera dans ton oeuvre par ces hachures du malheur. Et nul doute que tes yeux, si près d être anéantis, ne découvriront des rapports à la limite des sens humoins...Si tu refuses, avant de taveugler, je ferai brûler toutes tes oeuvres, et tu seras alors pareil à un père dont on a massacré les fils et détruit les espérances de postérité  ( 18 ). »

 En outre, Marguerite Yourcenar est la femme de Ling, mais c’est l’aspect refoulé et caché de sa personnalité. C’est l’aspect le plus faible – une image sans vie propre – avec lequel Marguerite Yourcenar ne se sent pas à l’aise mais qui, toutefois, est toujours présent.

Finalement, on peut dire comment Marguerite Yourcenar fut sauvée et comment Marguerite Yourcenar a sauvé son objet-mère en se sauvant elle-même : elle a suivi un chemin qui lui permettait de ne pas affronter son complexe féminin et de sublimer toute sa libido vers une réussite qui lui a donné l’immortalité. Dès lors, son homosexualité rend manifeste que l ‘essence de l’homme ne réside pas dans son sexe mais dans son statut d’ être humain, d’homme libre, d’homme de culture et de pensées… La mort n’était donc plus la fin, la figure terrorisante qui venait lui occasionner des chagrins, lui voler les êtres aimés. Marguerite Yourcenar était prête pour sa mort. Elle avait elle-même fixé à l’avance tous les détails de la cérémonie à sa mémoire. Elle était en paix.

Peu avant de mourir, elle avait dit   :

« On se doit de peiner et de lutter jusquà la fin amère, de nager dans le flot qui à la fois nous porte et nous emporte, tout en sachant par avance quil nest dautre issue que l’engloutissement dans linfini de la mer béante.  Mais qui sombre et s’engloutit ? Il faut accepter les peines, les maux et afflictions qui nous assaillent, nous et les autres, et il faut accepter notre propre mort et la mort dautrui comme une part naturelle de la vie… Il nous faut penser à la mort comme à une amie. »  (Walter KAISER, L’éloge funèbre) ( 19 ). »

Marguerite Yourcenar est morte le 17 décembre 1987 .

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Notes Yourcenar :

  • ( 1 ) SAVIGNEAU, Josyane, Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1990, p. 508.
  • ( 2 ) YOURCENAR , Marguerite, Souvenirs pieux , Paris, Gallimard, 1974, p. 128 .
  • ( 3 ) CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont et Jupiter, 1982, p. 650.
  • ( 4 ) SAVIGNEAU, Josyane, op. cit., p. 46 .
  • ( 5 )  YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, Collection « L’imaginaire », 1963, p. ll.
  • ( 6 )  Ibid., p. 55. C’est nous qui soulignons.
  • ( 7 ) Ibid., p. 58.
  • ( 8 )  Ibid., p. 48. C’est nous qui soulignons.
  • ( 9 )  Ibid., p. 12.
  • ( 10 )  loc. cit.  C’est nous qui soulignons.
  • ( 11 ) Ibid., p. 14.
  • ( 12 )  loc. cit.  C’est nous qui soulignons.
  • ( 13 )  Ibid., p. 13.
  • ( 14 )  loc. cit.

 

UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Diplôme d’Etudes Françaises, Option D 18 : Concepts pour une lecture critique.

« Marguerite Yourcenar et la mort » (une contribution psychanalytique)

Texte présenté par Mme Ma Li TCHEON

Professeur : M. Jean-Louis BEYLARD-OZEROFF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’aspect physique de Werner von Ebrennac et l’ambivalence du personnage dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

INTRODUCTION

« Le silence de la mer  » dénonce les Nazis et leur tentative diabolique d’avilissement de l’homme pendant la dernière guerre mondiale. Il s’agit d’une lutte contre les forces du mal mais aussi d’un message d’espérance. La guerre change les hommes ; il n’est pas facile de vivre à contre courant. Mais l’homme ne peut pas soumettre l’homme. A travers ce chef d’oeuvre, Vercors, homme de conviction, voulait probablement nous transmettre ce message : la lumière toujours succède aux ténèbres.

Cette nouvelle est construite sur des antithèses, mais ces oppositions ne sont jamais absolues : l’ambivalence est constamment présente. De nombreux traits contradictoires coexistent en Werner von Ebrennac, le personnage principal. Nous allons aborder notre analyse par l’aspect physique de ce personnage avant d’essayer de découvrir en quoi cet extérieur correspond à son intérieur.

« Le silence de la mer  » est une sobre histoire dans laquelle une famille française est contrainte de loger un officier allemand, Werner von Ebrennac. Les Français résistent à la barbarie hitlérienne par un silence épais et immobile, tandis que cette guerre n’est, pour Werner von Ebrennac, que la réalisation d’une merveilleuse union de l’Allemagne et de la France. Sa voix bourdonnante s’élève dans le silence pour convaincre le narrateur et sa nièce de son idéal. Sa naïveté et son aveuglement se transforment, après un éveil douloureux, à Paris, en désillusion et en lucidité.

I. L’ASPECT PHYSIQUE

1.1.  Le corps et le visage

La structure de la nouvelle est circulaire; elle se caractérise par l’absence de l’officier au début comme à la fin du récit. Mais cette absence n’est pas absolue, car il est présent à l’ouverture de la nouvelle par le truchement de ses soldats, comme si un double le précédait, et, à la fin, dans l’esprit des deux autres protagonistes de la nouvelle, le narrateur et sa nièce.

  • « D’abord deux troufions, tous deux très blonds, l’un dégingandé et maigre, l’autre carré …  » (Ch. 1)
  • « Le chauffeur et un jeune soldat mince, blond et souriant  » (Ch. 1, 19)

Mais, lors de sa première apparition, on ne voit de lui que sa silhouette et ses vêtements :

  • « Je vis l’immense silhouette, la casquette plate, l’imperméable jeté sur les épaules comme une cape. » (Ch. 2, 21)

Ce premier adjectif qui lui est appliqué – « immense » – indique sa grandeur. Il est déjà apparu au premier chapitre, et on le retrouve également aux chapitres deux et trois. L’auteur insiste sur cet aspect physique pour nous montrer la verticalité du personnage   :

  • « Il était immense et très mince. En levant le bras il eût touché les solives.  » (Ch. 2, p. 22)
  • « Il était si grand qu’il devait se courber un peu, moi je ne me cognerais pas même le sommet de la tête.  » (Ch. 3, 27)

La verticalité est symbole d’ascension . On accorde à l’axe vertical un rôle, une valeur et une signification privilégiés. La hauteur représente la domination. D’autre part, c’est par essence le symbole de l’homme, car la station verticale est le premier et le plus important de tous les critères communs à la totalité des hommes et à leurs ancêtres.

La verticalité du personnage est soulignée aussi par l’adjectif « long » qualifiant diverses parties de son corps :

  • « Ses paupières se plissèrent, les dépressions sous les pommettes se marquèrent de deux longues fossettes …  » (Ch. 4, p . 32)
  • « Je considérai le long buste devant l’instrument, la nuque penchée, les mains longues, fines, nerveuses » (Ch. 5, p . 35)
  • « Puis son long visage éclairé d’une expression  » (Ch. 7, 43)

L’auteur ajoute une autre qualification à sa grandeur par l’adjectif et l’adverbe : « très mince  » . Nous remarquons cette minceur présentée comme une beauté :

  • « Ses hanches et ses épaules étroites, étaient  très minces (Ch. 2, p . 22)

Cette image de minceur et de finesse s’oppose à celle de l’Allemagne qui est comparée à un taureau :

  • « Ici les arbres sont fins. La neige dessus c’est une dentelle. Chez moi on pense à un taureau trapu et puissant, qui a besoin de sa force …  » (Ch. 3, p. 27)

Mais s’il est immense et mince, il a la tête penchée en avant. Cette image, par laquelle la verticale est légèrement rompue, rétablit une sorte de lien entre l’officier, qui est debout, et ses vis-à-vis qui sont assis. Cette verticale à la fois s’élance vers le ciel et se penche vers la terre sans laisser de rappeler la relation dominant-dominé .

  • « Sa tête était légèrement penchée en avant, comme si le cou n’eût pas été planté sur les épaules, mais à la naissance de la poitrine. Il n’était pas voûté, mais cela faisait comme s’il l‘était.  » (Ch. 2, p. 22)

La tête penchée en avant (rupture de la verticale)

  • Officier allemand vs civils français
  •  Officier allemand debout vs Français assis
  • dominant vs dominés
  • verticale (ciel) vs horizontale (terre)

L’auteur souligne la vision extérieure de l’officier ; il nous donne à voir d’abord, par le corps habillé, sa silhouette immense et mince, et enfin son visage comme dans un « traveling  » cinématographique .

On le voit de loin, on s’approche doucement de lui et apparaît enfin le visage qui est simplement dit  » beau et viril « . Et ce qui nous frappe – et qui est symbolique -, c’est qu’il s’agit d’un visage sans yeux, privé de ces éléments qui sont pourtant les plus importants et les plus précieux dans un visage.

Le narrateur dit textuellement   :

  • « On ne voyait pas les yeux, que cachait l’ombre portée de l’arcade.  » (Ch. 2, p . 22)

Cette apparence a tout du portrait type de l’aryen, race supérieure pour les Nazis : il s’agit d’un homme grand, aux cheveux blonds et aux yeux bleus.

Mais, ses yeux sont, en réalité,  » dorés » , c’est-à-dire marron clair :

  • « Je vis que ses yeux n’étaient pas bleus comme je l’avais cru mais dorés.  » (Ch . 3, p . 24)

Vercors, en ne dévoilant que plus tard cette vérité, souligne l’importance qu’il convient d’accorder aux yeux du protagoniste, puisqu’il faut attendre jusqu’au chapitre trois pour voir apparaître les yeux dans son visage.

L’image de ce visage sans yeux peut signifier l’aveuglement de l’officier qui ne voit pas la réalité du Nazisme et l’impossibilité de son rêve : l’union de l’Allemagne et de la France.

L’ambivalence de sa personnalité est aussi manifeste dans le nom mixte de l’officier allemand : prénom allemand, nom français reliés par la particule allemande  : Werner von Ebrennac.

  • Les yeux bleus vs les yeux dorés

(Werner von Ebrennac appartient à la  » race supérieure « ).

A tous ces traits positifs : homme immense, mince, hanches et épaules étroites, visage beau et viril, viennent s’ajouter ses cheveux qui sont également un signe de beauté par excellence, puisqu’ils sont non seulement clairs, blonds et souples mais qu’ils brillent soyeusement.  L’auteur nous dépeint, par la redondance, la douceur, la clarté, la souplesse de ses cheveux qui chatoient comme de la soie. :

  • « Les cheveux étaient blonds et souples, jetés en arrière, brillant soyeusement sous la lumière du lustre. »  (Ch. 2, p. 22)

Et, plus loin, on voit son  » profil puissant  » qui ajoute la force à la minceur et à la beauté. Le nez n’échappe pas non plus à ce dernier qualificatif :

  • « … et je pus regarder moi-même à loisir le profil puissant, le nez proéminent et mince. Je voyais, entre les lèvres mi-jointes, briller une dent d’or.  » (Ch. 2, p. 23)

Cette dent en or ajoute encore à la « brillance » qu’on a déjà remarquée plusieurs fois à travers les notations de clarté, de blondeur, de brillance et de soie . Or, tout ce brillant créé, incarné par l’officier allemand, est repris dans l’image du feu . C’est-à-dire que deux pôles brillants se manifestent ici : l’officier et le feu, qui pourrait représenter le foyer du vaincu. L’opposition vainqueurs et vaincus a beau être évidente ici, comme le vainqueur Werner von Ebrennac ressemble au feu par les mêmes éléments, il se crée un lien entre la maison du vaincu et le vainqueur.

Le feu lui-même est également ici un symbole ambivalent. D’une part, il symbolise purification, régénération et illumination, d’autre part, destruction (le feu des passions, du châtiment, de la guerre). Le feu terrestre symbolise l’intellect, c’est-à-dire, la conscience, avec toute son ambivalence ( 1 ) .

  • purification par le feu    vs   destruction par le feu
  • vainqueur    vs    vaincus
  • passion allemande (flamme)    vs    raison française (lumière)
  • pulsion instinctive    vs    jugement éclairé

En effet, cette opposition vainqueur-vaincus se verra dépassée au dernier chapitre dans le mot « Adieu » que la nièce prononcera . Par conséquent, on assiste à la transformation progressive de la non-communication (dysphorie) en communication (euphorie).

1.2.  La jambe raide

L’impression auditive, – les pas de l’officier – est mentionnée aux premier et dernier chapitres . On se trouve à nouveau devant une construction circulaire.

  • « Nous entendÎmes marcher, le bruit des talons sur le carreau.  » (Ch. 2, p . 21)
  • « Et la porte se ferma et ses pas s’évanouirent au fond de la maison.  » (Ch. 8, p. 60)

Ici, nous remarquons que le narrateur n’a pas mentionné les pas inégaux, comme s’il ne voulait présenter qu’une image positive d’Ebrennac.

Après la description de toutes ses qualités de beauté, le narrateur nous révèle son boîtement, trait négatif, rupture avec cette beauté. Cette jambe raide s’accompagne du bruit des pas forts et faibles :

  • « Je les entendis traverser l’antichambre, les pas de l’Allemand résonnaient dans le couloir, alternativement forts et faibles  » (Ch. 2, p. 23)

Et plus loin :

  •  » Enfin des pas se firent entendre. …. Je reconnus, à leur bruit inégal, la démarche de l‘officier Les pas, un fort, un faible, descendirent l’escalier.  » (Ch. 3, p. 26)

Par l’intermédiaire de cette  » jambe raide  » , Werner se double du personnage extra-textuel, mythologique d’Oedipe, qui avait un pied enflé. Cette faiblesse au niveau, physique désigne le côté humain d’Ebrennac, puisque Oedipe est une métaphore du genre humain.

Ainsi, Ebrennac appartient à l’humanité, à la fois belle et misérable. C’est un représentant de l’humanité, avec sa force et sa faiblesse, dans tous les sens, psychique et physique.

D’ailleurs, il veut faire de la musique à mesure humaine, à l’inverse de celle de Bach, qu’il perçoit comme inhumaine.

Ebrennac réunit en lui-même, par son boîtement, deux éléments : la force de l’Allemagne et la faiblesse de la France.

  • « A cause de mon père. Il était un grand patriote .() Il aima Briand, il croyait dans la République de Weimar et dans Briand. (…) Il disait:  » II va nous unir, comme mari et femme.  » Il pensait que le soleil allait enfin se lever sur lEurope » (Ch. 3, p . 28)

Les pas forts et faibles d’Ebrennac :

  • Allemagne    vs    France
  • fort    vs    faible

Ebrennac appartient à la fois aux vainqueurs et aux vaincus. Mais il se pourrait, finalement, qu’il n’appartienne qu’aux vaincus, puisqu’il va choisir la mort. C’est-à-dire qu’il va participer à l’écroulement du monde. Cela prouve que son attitude sera conforme à celle des responsables allemands qui iront jusqu’au bout, jusqu’au suicide.

D’une part, ce boîtement représente une métaphore de son esprit qui est incapable de voir la réalité de l’Allemagne nazie, victorieuse et qui veut anéantir la France. D’autre part, il représente aussi son déséquilibre, sa faiblesse et sa naïveté.

II. LE REGARD

Après la silhouette, le visage sans yeux et le boîtement, ses yeux sont enfin présentés au troisième chapitre. Les yeux sont la partie la plus importante non seulement du visage mais également du corps.

Pour communiquer, le regard est aussi important – parfois plus – que le langage articulé (la parole).

Une sorte de schème répétitif se manifeste dans son regard. Il se dirige toujours vers trois endroits : la pièce, la nièce et le feu.

En revanche, au dernier chapitre, après le voyage à Paris, Vercors nous dépeint un homme blessé mortellement, comme un oiseau pris au piège, enfermé dans une cage :

  • « Son regard passa par-dessus ma tête, volant et se cognant aux coins de la pièce comme un oiseau de nuit égaré.  » (Ch. 8, p. 55)

Notre héros a perdu sa raison d’être . Mais ses yeux retrouvent   leur brillant.

  •  » Puis les yeux parurent revivre,il me sembla être guetté par un faucon, des yeux luisants entre les paupières écartées et raides, les paupières à la fois fripées et raides …  » (Ch. 8, p. 51)
  • « Son regard encore une fois balaya les reliures doucement luisant dans la pénombre, comme pour une .. « 
  • « L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière.  » (Ch. 8, p . SS)
  • « Les yeux de Werner brillèrent .  » (Ch. 8, p. 59)

Cette lumière évoque l’esprit de la France et aussi celui d’Ebrennac

Son suicide symbolique est dû à son rêve illusoire que la France mariée à l’Allemagne transmettra sa spiritualité – en somme tout ce qu’il aime – à son pays qui est rude, cruel et maladroit. C’est là la faute qu’il a commise : confondre ses désirs et ses aspirations avec ceux de l’Allemagne victorieuse. C’est à Paris qu’il prendra conscience de cette erreur. Tout malheur vient d’une erreur.

Dans le dernier chapitre, nous assisterons à un changement de situation.

Quand Ebrennac aperçoit le regard de la nièce pour la première fois, l’éclat de lumière qui jusqu’alors caractérisait les yeux d’Ebrennac est désormais dans le regard de la nièce.

Comprenant enfin ce que voulaient les Allemands: l’anéantissement de la France, il se cache les yeux et baisse le regard. C’est-à-dire que nous assistons à la transformation du vainqueur en vaincu .

Néanmoins, son côté brillant – son lustre ou son éclat – demeure jusqu’à la fin. Bien qu’il soit vaincu et choisisse d’aller mourir sur le front de l’Est, il restera à jamais du côté de la France.

III. L’ ATTITUDE

3.1.  Le sourire

L’image la plus frappante d’Ebrennac est son sourire. C’est aussi la première et la dernière image que l’on a de lui.

  • « La cape glissa sur son avant-brasIl se tourna vers ma nièce, sourit discrètement en inclinant très légèrement le buste.  » (Ch. 2, p. 21)
  • « Et il sourit, de sorte que la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante.  » (Ch. 8, p . 59

Tout au long de la nouvelle, le sourire reflète ses sentiments euphoriques.

Il aime l’endroit où il est : cuisine, salon, feu, France.

Son euphorie nous donne l’impression que son rêve va se réaliser.

  • « Il regardait la vaste pièce en souriant.  » (Ch. 3, 24)
  • « Il regardait autour de lui Un très léger sourire traduisait le plaisir qu’il semblait prendre à cet examen.  » (Ch. 3, p . 25)
  • « Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce, immanquablement sévère et insensible, et quand enfin il détournait son regardj‘étais sûr d’y pouvoir lire une sorte d’approbation souriante.  » (Ch. 3, pp. 25-26)

Ici ce sourire fait contraste avec le silence, l’immobilité et la sévérité de la nièce qui refuse catégoriquement toute communication.

3.2 La posture du corps
  • « Un fauteuil était là offert, tout près. Il ne s’y assit pas. Jusqu’au dernier jour, il ne s’assit jamais . Nous ne le lui offrîmes pas et il ne fit rien, jamais , qui pût passer pour de la familiarité.  » (Ch. 3, p. 28)

Cette position – debout – symbolise les rapports de dominant à dominé par rapport à ceux qui sont assis. Mais, d’autre part, celui qui ne s’assied pas, dans le code social, c’est le serviteur. Telle est l’ambiguïté de son attitude : il domine les deux protagonistes sans les dominer.

Autrement dit, il n’est pas dans cette maison en tant qu’envahisseur manifestant une volonté de domination, mais il est là parce que c’est le destin qui l’y a conduit par erreur : les soldats ont pris en effet cette maison pour le château.

C’est aussi, probablement, parce qu’il se sent comme un intrus, qu’il ne prend pas la liberté de s’asseoir .

3.3 L’effet miroir

On trouve, curieusement, dans l’attitude d’Ebrennac une analogie avec celle de la nièce du narrateur.

Comme la nièce est toujours en train de coudre, elle a la tête inclinée, comme lui. Cette attitude, qui est décrite dans le portrait qui est fait de lui au chapitre deux, longuement détaillé, se retrouve chez la nièce au chapitre trois :

  • « Sa tête était légèrement penchée en avant..  » (Ch. 2, p. 22)
  • « Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce  » (Ch. 3, p . 25)

De nouveau, ce lien entre Ebrennac et la nièce (incarnation de la France) peut symboliser celui de l’Allemagne et de la France. Même s’il y a divergence dans les attitudes de ces deux êtres qui s’opposent catégoriquement, on peut leur trouver plusieurs points communs, dont le premier est l’inclinaison de la   tête.

Voici quelques autres analogies :

a) Ebrennac participe quelquefois de l’immobilité qui est caractéristique de la nièce et du narrateur :

  •  » En parlant il regardait ma niècecomme un hommeregarde une statue.  » (Ch. 3, p. 28)
  • « Quelquefois immobile contre la cheminée, comme une cariatide » (Ch. 4, p.)

b) Par le regard perçant d’un oiseau :

  • « … un regard transparent et inhumain de grand-duc  » (la nièce) (Ch. 8, p . 49)
  • « Puis les yeux parurent revivreil me sembla être guetté par un faucon …  » (Ebrennac) (Ch. 8, p. 51)

c) Par un même mouvement :

  • « … il leva légèrement une main, que presque aussitôt il laissa retomber » (Ch. 8, p. 48)
  • « A la fin, elle laissa tomber ses mains, comme fatiguée…  » (ch.8)

IV. LES HABITS

Apparu en uniforme, l’officier l’enlève au chapitre trois, mais après son voyage à Paris, au dernier chapitre, il choisit délibérément de revêtir à nouveau l’uniforme. Ainsi est marquée l’alternance de l’euphorie et de la dysphorie.

L’uniforme masque (et marque !) le dédoublement (la dualité) de l’officier. L’ambivalence du personnage est donc exprimée à travers ses habits.

Le soir, l’officier apparaît en civil. Cette transformation comporte maintes oppositions symboliques :

  • Uniforme (-)               vs           vêtements civils (+ )
  • tâches militaires      vs      visite sans uniforme
  • la journée                     vs           le soir
  • dysphorique               vs           euphorique
  • l’apparence (la Bête)           vs           la réalité (le Prince)
  • surface                           vs              profondeur

Quand il est apparu en civil pour la première fois, il neigeait dehors et dedans un grand feu brûlait dans l’âtre. (chap. 3)

  • « Il était en civil. Le pantalon était d’épaisse flanelle grise, la veste de tweed bleu acier enchevêtré de mailles d’un brun chaud. Elle était large et ample, et tombait avec un négligé plein d’élégance. Sous la veste, un chandail de grosse laine écrue moulait le torse mince et musclé. « 

  • bleu acier (-) vs brun chaud (+ )
  • ciel, froid vs terre, chau
  • naturel vs culturel
  • ennemi vs ami
  • extérieur vs intérieur

Ici, l’on peut souligner le thème du chaud et du froid

Le chaud évoque la France, tandis que le froid est lié à l’agressivité de l’Allemagne (l’acier évoque le couteau, l’épée, le glaive).

L’épaisse flanelle, le tweed, la grosse laine écrue pourraient s’opposer à son élégance par leur matière grossière, mais justement celle-ci est accordée au froid, au lieu (la cuisine transformée en salle à vivre).

L’élégance du personnage se reflète donc dans l’élégance du vêtement.

Le torse mince et musclé évoque encore une fois l’opposition du fort et du faible. Cette force cachée, qui va lui faire refuser de rester en France et choisir d’aller vers une mort symbolique, montre la force de son caractère.

V.  LA VOIX

  •   » Sa voix était assez sourde, très peu timbrée. L’ensemble ressemblait à un bourdonnement plutôt chantant.  » (Ch. 3, p. 27)

Ces deux adjectifs opposés évoquent aussi l’ambivalence de la personnalité à la fois animale (l’insecte bourdonne) et humaine (l’homme chante).

Si cette voix est spécialement sourde, c’est pour ne pas rompre le silence . Cette voix née du silence tisse un lien entre le silence et la parole comme si l’opposition se résolvait.

  •  » Mais le bourdonnement sourd et chantant s’éleva de nouveau, on ne peut dire qu’il rompit le silence, ce fut plutôt comme s’il en était né.  » (ch. , p. )

voix née du silence

  • silence (+ )      vs     parole (-)

Nous assistons, au dernier chapitre, à l’opposition très forte que souligne le changement de voix : Ebrennac a exprimé avec sa voix sourde tout son rêve d’humanité et d’union. Et, au moment où il veut dire le désespoir, c’est un cri qui jaillit :

  •  » Pas d’espoir, pas d’espoir.  » Et soudain, d’une voix inopinément haute et forte, et à ma surprise claire et timbrée, comme un coup de clairon, comme un cri: « Pas d’espoir !  » (ch. 8, p. )

De nouveau, il y a ambivalence : cet être qui, bien que représentant l’Allemagne victorieuse, n’a parlé, pour exprimer son désir, son rêve, que d’une voix sourde alliée au silence de la maison et de ses hôtes, possède pourtant une voix haute, forte, claire et timbrée (la voix du commandement) qui devient ici la voix du désespoir.

CONCLUSION

Notre officier a pris une décision qui représente l’évasion finale de la réalité mais aussi le combat, le voyage initiatique. Ebrennac est ainsi devenu, comme le narrateur et sa nièce, une victime de la guerre. Mais, comme Oedipe, il trouve finalement la paix dans une juste appréciation de sa faute, dans la connaissance et l’acceptation de lui-même et de son destin. Quoi qu’il arrive au monde terrestre, le soleil se lève et se lèvera toujours. Son sourire se grave dans notre coeur et j’entends sa voix sourde et bourdonnante :

 » Je vous souhaite une bonne nuit. « 

 » Post tenebras lux « 

***

BIBLIOGRAPHIE

VERCORS, Le silence de la mer, Paris, éditions du  » Livre de poche « , 1991.

BARTHES, R., L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1991.

CHEVALIER, J., GHEERBRANT, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1992 .

***

TABLE DES MATIERES

  1. L’aspect physique
  • Le corps et le visage
  • La jambe raide
  1. Le regard
  1. L’attitude
  • Le sourire
  • La posture du corps
  • L’effet miroir

4 . Les habits

  1. La voix

Conclusion

***

Université de Genève – Faculté des lettres – Ecole de Langue et de Civilisation Françaises

Texte présenté par Mme Junko ASHLYN dans le cadre du séminaire de littérature de M. J.-L. Beylard-Ozeroff

Textes 1 et 2 : similitudes et différences (résumé sous forme de tableau)

 Les codes Similitudes Différences
Texte 1 Texte 2 Texte 1 Texte 2
 

Les thèmes :

le rapport à

 – la mort

l’Autre

 

idem

Code spatial (topologique)
Algérie

(englobant)

France

(englobant)

Plage

(«nature»)

Pont

(«culture»)

(englobé) (englobé)
Code temporel

(chronologique)

Jour d’été

(englobant)

Nuit d’hiver

(englobant)

Midi

(englobé)

Minuit

(englobé)

Code actoriel Deux personnages :

l’un est défini par son patronyme, l’autre est désigné par un terme générique

idem Meursault

vs

l’Arabe

 

Clamence

vs

la Jeune femme

Code symbolique Le feu

(le soleil)

L’eau

(la Seine)

 Code sensoriel Chaleur Froid
Visage de l’Autre

 

indiscernable

idem l’Arabe fait

 

  face à

 

Meursault

( mais,  à cause des ombres, Meursault ne distingue pas son visage )

la jeune femme

 

tourne le  dos à

Clamence

( qui ne voit d’elle que sa nuque )

 

Code actionnel Donner la mort Laisser mourir Meursault

actif

Clamence

passif

L’Arabe

 

passif :

il est tué par Meursault

 

( il s’agit d’un meurtre )

La jeune femme

active :

elle se  donne la mort

 

( Clamence  inerte devant ce suicide )

Code social Le rapport

dominant

vs

dominé

idem  

le colon

vs

le colonisé

 

l’homme

vs

la femme

 

Comparaison entre le texte 1 et le texte 2

TEXTE 2

Clamence et le suicide de la jeune femme

Ah ! Je ne mets aucune complaisance, croyez-le bien, à vous raconter cela. Quand je pense à cette période où je demandais tout sans rien payer moi-même, où je mobilisais tant d’êtres à mon service, pour les avoir un jour ou l’autre sous la main, à ma convenance, je ne sais comment nommer le curieux sentiment qui me vient. Ne serait-ce pas la honte ? La honte, dites-moi, mon cher compatriote, ne brûle-t-elle pas un peu ? Oui ? Alors, il s’agit peut-être d’elle, ou d’un de ces sentiments ridicules qui concernent l’honneur. Il me semble en tout cas que ce sentiment ne m’a plus quitté depuis cette aventure que j’ai trouvée au centre de ma mémoire et dont je ne peux différer plus longtemps le récit, malgré mes digressions et les efforts d’une invention à laquelle, je l’espère, vous rendez justice.

Tiens, la pluie a cessé ! Ayez la bonté de me raccompagner chez moi. Je suis fatigué, étrangement, non d’avoir parlé, mais à la seule idée de ce qu’il me faut encore dire. Allons ! Quelques mots suffiront pour retracer ma découverte essentielle. Pourquoi en dire plus, d’ailleurs ? Pour que la statue soit nue, les beaux discours doivent s’envoler. Voici. Cette nuit-là, en novembre, deux ou trois ans avant le soir où je crus entendre rire dans mon dos, je regagnais la rive gauche, et mon domicile, par le pont Royal. Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie qui, sûrement, dormait déjà. J’étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quais en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J’avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j’entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat sur l’eau. Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu’il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. « Trop tard, trop loin… » ou quelque chose de ce genre. J’écoutais toujours, immobile. Puis, à petits pas, sous la pluie, je m’éloignai. Je ne prévins personne.

Mais nous sommes arrivés, voici ma maison, mon abri ! Demain ? Oui, comme vous voudrez. Je vous mènerai volontiers à l’île de Marken, vous verrez le Zuyderzee. Rendez-vous à 11 heures à Mexico-City. Quoi ? Cette femme ? Ah, je ne sais pas, vraiment, je ne sais pas. Ni le lendemain, ni les jours qui suivirent, je n’ai lu les journaux.

 

La Chute in Œuvres complètes, tome 3, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, pp. 727-729.

Comparaison entre le texte 1 et le texte 2

TEXTE 1

Meursault et le meurtre de l’Arabe

J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage ou j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

 

L’Etranger in Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, pp. 175-176.

La sémiotique littéraire en classe de FLE

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La sémiotique littéraire en classe de FLE

 

L’analyse sémiotique propose une démarche qui centre son attention sur la signification du texte et non pas, comme dans la méthode diachronique, sur l’intention signifiante de l’auteur. Elle soumet le texte à un travail de déchiffrement pour faire apparaître son sens ou plutôt ses sens multiples. Le document littéraire, lieu où, par excellence, la langue travaille de manière non linéaire et non univoque, se prête particulièrement à des lectures plurielles.

 

Cette approche, en niant l’unicité du sens d’un texte, le désacralise. Le texte littéraire devient un produit relatif, ni sacré ni absolu, bien que ses spécificités ne doivent pas être négligées.

 

Une telle méthode paraît spécialement apte à être utilisée dans une classe de langue étrangère où les représentations et les conceptions « esthétiques » concernant l’objet littéraire peuvent être extrêmement variées, selon les spécificités propres aux différentes cultures. Ce concept provoque, en outre, le refus du texte conçu comme « discours orné » ou comme réservoir de travaux sur la langue. Le texte devient, selon l’image de Barthes, un « espace de langue », « un espace à observer, à interroger, comme révélateur du fonctionnement multiple du système de la langue (1) ». La sémiotique permet alors de percevoir les circuits multiples de significations qui parcourent un texte.

 

Un concept intrinsèquement lié à cette approche critique est celui d’intertextualité. Cette théorie, qui est devenue par la suite l’un des principaux outils critiques dans les études littéraires, s’est développé pendant les années soixante. Elle reste liée aux travaux théoriques du groupe « Tel Quel », et plus précisément aux œuvres de Julia Kristeva (2).

 

Cette idée s’oppose à « l’image d’un texte plein et figé, clos sur la sacralisation de sa forme et de son unicité (3) . » L’intertextualité à emprunté au critique russe Mikhael Bakhtine (4) l’idée que tout texte peut se lire comme l’intégration d’un ou de plusieurs autres textes.

 

Il faut souligner à ce propos que ce concept ne doit pas être confondu avec l’une des pratiques typiques de la méthode historique, c’est-à-dire l’établissement des sources. L’intertextualité se situe, quant à elle, dans une autre dimension. Il est évident qu’elle aussi renvoie à un savoir culturel, mais elle ne peut pas être considérée comme un simple emprunt. On pourrait plutôt la définir comme un phénomène d’écriture ou réécriture.

 

Un texte se constitue effectivement à travers l’absorption et la transformation successive d’autres textes. C’est sur l’idée de transformation qu’il faudra mettre l’accent.

 

Selon cette théorie, tout texte assimile et métamorphose des textes antérieurs. A la suite de ce double mouvement, on assiste à la reconstruction d’un nouvel univers dont les sens qui en résultent son modifiés : « l’intertextualité (…) n’est pas uniquement une transplantation, mais elle se définit par un travail d’appropriation et de réécriture qui s’applique à récréer le sens, en invitant à une lecture nouvelle (5). »

 

Ce concept se précise aussi par sa dimension polyphonique et par la capacité de traduire plusieurs voix qui s’équilibrent et se fondent dans l’œuvre. A ce propos, « le roman possède structurellement une prédisposition à intégrer, sous forme polyphonique, une grande diversité de composants linguistiques, stylistiques et culturels (6). »

 

En réalité, l’intertextualité ne se réfère pas exclusivement à la reprise de textes littéraires. On assiste aussi à la ré-élaboration des divers langages qui correspondent au différents domaines de la culture. Un texte littéraire peut en effet renvoyer à d’autres langages comme celui des Beaux-Arts et de la musique, celui de la Bible et de la Mythologie. La lecture d’un texte se présente donc sous la forme d’un décodage, d’un repérage de ces intégrations, de ces élaborations qui lui donnent sa dimension polysémique.

 

Le concept d’intertextualité nous présente un texte comme une « œuvre ouverte ». Le texte ne se définit pas par sa clôture structurale, par son signifié « canonique », mais par son ouverture en direction du lecteur qui l’interprète. Un texte est rempli d’indices, de traces dont la valeur sémantique pour le lecteur échappe souvent au narrateur lui-même. Cette approche donne effectivement aux apprenants un grand nombre de pistes possibles de lecture qu’ils peuvent eux-mêmes suggérer et proposer selon leur différentes cultures. L’apprenant doit être amené à faire un travail personnel d’observation, de description et de découverte de ces traces de signification présentes dans le texte.

 

Il est évident, par ailleurs, que ce type d’étude ne peut faire appel à la simple sensibilité des élèves ou à un présupposé esthétique. On remarque en effet qu’il est nécessaire de faire acquérir progressivement aux apprenants la capacité d’utiliser certains concepts et procédés typiques de l’analyse sémiotique.

 

 

Voir ma fiche de travail ainsi que le plan de l’analyse sémiotique que je propose à mes étudiants.

***

(1) PEYTARD, J. (1986), Didactique, sémiotique, linguistique, in Syntagmes 3, Paris, p. 247.

(2) KRISTEVA, J. (1969), Séméiôtiqué, recherche pour une sémanalyse, Paris, Plon.

(3) De BIASI, P., Théorie de l’intertextualité in Encyclopedia Universalis, 1989, vol. 12, p. 514.

(4) EIGELDINGER, M. (1987), Mythologie et intertextualité, Genève, éd. Slatkine, p. 11.

(5) De BIASI, op. cit., p. 515.

 

 

REGARDS sur l’ŒUVRE d’Albert CAMUS

Quelques relations intra-textuelles : étude de textes

 

  1. L’ETRANGER

 

Le thème de ce récit est l’éveil philosophique, c’est-à-dire l’éveil à la conscience. Cette prise de conscience s’effectue par la rencontre de la limite.

 

 

  • Pour l’être humain, la limite, c’est d’abord et par excellence celle de la mort, limite liée au passage du temps.

Ce récit va donc s’articuler autour de trois morts qui vont scander la prise de conscience du héros, Meursault, et son éveil philosophique.

 

  • Une seconde limite à l’existence de l’être humain – et donc à celle de Meursault – est liée à son insertion dans l’espace.

 

  • La troisième limite à laquelle Meursault, comme tout être humain, se trouve confronté est celle du corps.

 

Nous pouvons observer la conjonction de ces trois thèmes dans l’Etranger.

 

La structure de l’œuvre

 

La structure de l’œuvre – composée de deux parties homologues séparées par la césure que représente, dans la vie de Meursault, le meurtre de l’Arabe – reflète le passage du personnage principal de l’inconscience à la conscience.

 

Meursault est arraché à sa vie « végétative », rythmée par les seuls impératifs physiologiques (qui sont la loi du corps) pour s’élever, dans la seconde partie du texte, à la vie de l’esprit, c’est-à-dire à la conscience.

Cette transformation l’amène à passer d’un temps cyclique, caractérisé par l’incessant retour du même, à un temps vectorisé (cf. « l’être-pour-la-mort » chez Heidegger) désormais orienté vers la limite que représente, à la fin du texte, sa propre mort.

 

 

L’éveil philosophique ou éveil à la conscience

 

La prise de conscience s’effectue par le biais de la réflexion, c’est-à-dire par le retour du sujet (Meursault) sur lui-même qu’initie l’introspection.

 

On remarquera que la condamnation de Meursault suivie de son incarcération sont à l’origine de sa prise de conscience des limites qui lui sont désormais imposées , d’une part, par l’imminence de son exécution (limite temporelle à son existence) et, d’autre part, par les murs de sa prison (limite spatiale imposée à son corps).

 

Au passage du temps cyclique qui régit « l’éternel retour » de jours identiques au temps orienté vers (et par) la mort, correspond, du point de vue de l’espace, le passage de lieux ouverts (« naturels ») à un lieu fermé (« culturel ») : la prison.

 

Ce retour du sujet sur sa propre vie (la réflexion) est provoqué par un événement qui est indépendant de sa volonté propre (voir texte n° 4).

 

Par là-même est introduit le thème du déterminisme ou, plus précisément, des deux déterminismes auxquels est soumise l’existence humaine. Il s’agit, pour reprendre les termes de Claude Lévi-Strauss, du déterminisme naturel (ici symbolisé par le soleil, cause indirecte du meurtre de l’Arabe) et du déterminisme culturel (ici symbolisé par le juge qui condamnera Meursault à mort).

 

Il nous paraît intéressant de comparer deux extraits de l’œuvre de Camus qui semblent se répondre aux deux extrémités de son œuvre et marquer une évolution concernant sa pensée sur la mort et sur la culpabilité (Textes 1 et 2).

 

Les textes 3 et 4 pourront illustrer les thèmes de la prise de conscience et de l ‘éveil philosophique.

 

Enfin, les textes 5 et 6 permettront de mettre en évidence l’aspect militant de la pensée de Camus relativement au totalitarisme, à son emprise mortifère sur la société et à la solidarité entre les individus comme résistance à lui opposer.

 

L’Etranger, structure de l’oeuvre :

 

PREMIERE PARTIE DEUXIEME PARTIE
Meurtre de l’Arabe
Meursault dans des espaces « naturels » ouverts Meursault dans un espace « culturel » fermé
Vie selon le corps Vie selon l’esprit
Temps cyclique

 

(absence de limite : perpétuel recommencement de jours à l’identique)

Temps orienté

 

(limité par la mort :

Meursault conscient du passage des jours

Déterminisme « naturel »

(le soleil)

Déterminisme « culturel »

(le juge)

Meursault inconscient « éveil philosophique » Meursault conscient

 

 

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY