Le « besoin », le « désir » et la « demande »

 

Denis VASSE

 

 

LE BESOIN

Et d’abord, qu’est-ce que le besoin ?

Besoin implique nécessité. Il est nécessaire de manger pour vivre. Le besoin est de l’ordre de l’assimilation ou de la consommation : c’est une force transformatrice qui réduit ou détruit l’objet auquel elle s’adresse. La satisfaction du besoin, sa disparition, survient avec la consommation de l’objet. Le pain que je mange supprime la tension douloureuse de la faim. Au terme, l’objet-pain et le besoin-faim se sont supprimés l’un par l’autre. L’autonomie de l’être vivant doit son existence à ce processus de réduction entre les éléments du milieu dans lequel le vivant se meut et est lui-même. Ainsi, le poisson n’est pas l’eau, mais, sans elle, il n’est pas. En elle qu’il absorbe et qu’il transforme, il puise les éléments qui le constituent différent d’elle. Ce rapport de consommation entre le poisson et l’eau définit la vie organique à un niveau très élémentaire. (…)

Ainsi en va-t-il du nourrisson abandonné, comme du poisson hors de l’eau. L’eau fuit ses tissus. Il se déshydrate. Quand n’est plus assumée la transformation besogneuse qui assure l’unité de la vie organique, apparaît l’ombre de la mort.

LE DESIR

Chez l’homme, pourtant, le besoin n’est jamais pur besoin. Le besoin de l’homme porte la marque de l’esprit, c’est-à-dire du désir de l’autre qui trouve son origine dans le besoin de l’autre, mais qui n’y est pas réductible. Désirer l’autre, en effet, c’est le vouloir pour ce qu’il est et que je ne suis pas ; c’est, par conséquent, renoncer à en faire l’objet de mon besoin, renoncer à le réduire. Tout se passe comme si la répétition indéfinie du besoin, avec l’augmentation et les ruptures de tension qu’un tel processus implique, nourrissait la permanence du désir humain. Dans la relation humaine, l’autre apparaît radicalement autre, Autre, dans la mesure où je n’en ai pas besoin car, alors, rien ne justifie pour moi sa présence. Dès l’origine, la mère s’offre à la satisfaction de tous les besoins du petit d’homme : elle est « l’objet primordial » dont la seule présence est signe de rassasiement et de vie. Mais si elle le lieu d’apaisement de toute tension et de toute douleur, elle ne disparaît jamais entièrement dans la plénitude du rassasiement. En la consommant, l’enfant ne la tue pas. Elle reste à découvrir comme autre chose qu’un objet. Déjà se noue le processus qui sera vécu, dans la sexualité, sur un autre mode : la consommation de l’acte révèle l’autre dans sa persistance, Autre. Au jeu rythmé de l’apparition de de la disparition d’une tension, est liée la découverte d’une radicale différence entre l’autre et moi.

LA DEMANDE

En d’autres termes, le besoin humain, sauf dans la période de gestation, n’est jamais immédiatement assouvi. Il est constamment médiatisé par une présence qui marque de son chiffre l’objet consommé, de telle sorte que cet objet chiffré devient autant signe d’une présence que source de rassasiement. Le sourire de la mère et la courbe de ses seins sont indissociables, pour le bébé, de la sensation  d’absorption de son lait. Cette conjonction qui est déjà langage  et chiffre structure ce qui, demain, va devenir l’inconscient de l’enfant et de l’adulte. « A l’état pur, simple abstraction, le besoin, c’est le besoin de sel, de sucre, d’oxygène ou de sels alcalins qui ne s’articulent, entre eux, comme tels, qu’au niveau de l’éprouvette. En un mot, on pourrait dire que le besoin vise l’objet et s’en satisfait. – Que le pur besoin ne se formule pas, qu’il se constate expérimentalement, qu’il vise un objet spécifique et s’en satisfasse, c’est bien ce qui le distingue radicalement de la demande. » On demande, en effet, quelque chose à quelqu’un, mais la demande n’est pas réductible au pur besoinde la chose. « Il est bien certain que, le besoin n’existant jamais à l’état pur, nous le rencontrons toujours déjà marqué du signe du langage qui l’exprime, à travers la demande et jusque dans le désir. Ce que nous voyons pratiquement, c’est le besoin en tant que le sujet essaie de s’en accommoder pour l’éviter ou le maîtriser (1). »

Denis VASSE, Le temps du désir, Paris, Seuil, 1969, pp. 20-23

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(1) Serge LECLAIRE, « L’obessionnel et son désir », dans Evolution psychiatrique, 1959, p. 386.

 

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.LC.F.
Séminaire de Méthodologie Littéraire de M. J.-L. Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY