L’ambiguïté du personnage de Werner von Ebrennac et son conflit intérieur dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

« Le Bonheur a marché côte à côte avec moi;
Mais la Fatalité ne connaît point de trêve:

 Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,
 Et le remords est dans l’amour: telle est la loi.
Le Bonheur a marché côte à côte avec moi. »

Paul VERLAINE, « Nevermore »

 *

La nouvelle de Vercors « Le silence de la mer » est un des exemples très intéressants de la littérature française de l’époque de la Résistance contre les nazis. C’est un drame psychologique, une profonde analyse non seulement des personnages, mais aussi, à travers le destin des héros que l’auteur nous présente dans toute la complexité des problèmes de cette époque, de la tragédie des destins et de la force des êtres humains. Toute cette complexité est reflétée dans le personnage de l’officier allemand Werner von Ebrennac. Dès les premières pages, on perçoit l’ambiguïté de sa personnalité. Mais ce qui est plus intéressant, c’est qu’à travers les dialogues – ou plutôt les monologues – qui se succèdent jusqu’à la fin du livre, son esprit connaît un douloureux cheminement de l’inconscience vers la conscience. Finalement, le héros choisit la mort pour punition de son aveuglement. Toute la construction du récit repose sur deux genres de transformations :

TRANSFORMATION

avant ————————–>          t       ————————->  après
situation situation                                                                      situation finale
initiale

contenu corrélé                                                                              contenu posé

  • Situation initiale :

L’apparition de von Ebrennac dans la maison. Il fait la connaissance de l’oncle et de la nièce.
Les premiers portraits des personnages.

Contenu corrélé : toutes les longues soirées pendant lesquelles von Ebrennac parle, ou plutôt réfléchit à haute voix sur les « sujets qui habitaient son coeur« .

Contenu posé : à la suite de son voyage à Paris, où il a rencontré les nazis et constaté son opposition à leurs principes et à leur doctrine, il commence à voir clairement toute l’horreur du nazisme.

  • Situation finale :

Sa décision de partir pour le front russe et son départ. On peut dire que cette transformation dans le récit est une transformation progressive :

– l’oncle et la nièce  et von Ebrennac  = ennemis

vs

– l’oncle et la nièce  et von Ebrennac = amis

** — **

Dès le début de la nouvelle, l’auteur essaye, par différents moyens, de montrer les contradictions et l’ambiguité de von Ebrennac : bien qu’allemand il porte un nom français

« Il dit : « Je me nomme Werner von Ebernnac. »
J’eus le temps de penser, très vite : « Le nom
n’est pas allemand. Descendant d’émigré protestant ? »

Tout son portrait est une contradiction. Il est blond mais ses yeux sont dorés :

« on ne voyait pas les yeux… Ils me parurent clairs. »

Sa manière de s’habiller : en civil vs en uniforme

« Sans doute n’avait-il pas voulu paraître à nos yeux sous son uniforme… Il était en civil. »

Sa voix : chantante vs bourdonnante

« L’ensemble (sa voix) ressemblait à un bourdonnement plutôt chantant. »

sa profession : musicien vs homme de guerre

« Cela (la musique) est toute ma vie, et, ainsi, c’est une drôle de figure pour moi de me voir en homme de guerre. »

Ce qui est également très important – et qui apparaît dès le début -, c’est sa jambe raide : Von Ebrennac est boiteux. Parmi les nombreux symboles que comporte le code symbolique du récit, la jambe raide représente, d’un côté, un trait personnel de von Ebrennac et, de l’autre, elle réfère à l’axe principal de la psychanalyse. En effet, le boiteux est un homme qui compense son infériorité (l’âme blessée) par la recherche active d’une supériorité dominatrice. C’est là une référence au complexe d’Oedipe. C’est aussi le symbole de son refus définitif de voir : le regard intérieur de l’aveugle. C’est la marque d’un handicap psychique. Dans la nature de von Ebrennac, il y a deux origines : païenne et religieuse, terrestre et divine. Son esprit est partagé, déchiré en deux parts qui se contredisent et luttent en lui. Von Ebrennac aime la France comme un fils :

 » … j’ai besoin de la France… Comme le fils d’un village pareil à ce village… »

Tout au long du récit, on constate qu’il est à la recherche de la mère qui lui a manqué dans son enfance. Car notre héros ne parle jamais de sa mère, qui est allemande. Il voudrait être le fils adoptif de la France, mais à cause de son ambiguïté, il veut aussi conquérir la France. On voit bien qu’existe en lui le désir d’une femme. La France se présente pour lui sous deux visages : la France comme mère, et la France qu’il désire comme homme, d’un amour d’amant pour la nièce. Et von Ebrennac souffre car, inconsciemment, il ressent une dysphorie. Il est un étranger pour tout le monde. Certes, il y a absence de communication avec la nièce et l’oncle, mais il n’y a pas non plus de communication – ou plutôt de compréhension – avec les Allemands, ses compatriotes. Et il est bien conscient de cette situation, qui le fait souffrir.

Toutes les choses qu’il aime, qui lui sont chères, connaissent la même dualité (dédoublement) : la musique allemande est d’origine inhumaine : qu’il s’agisse de Bach, dont la musique est religieuse et divine, ou de la musique de Wagner avec ses mélodies fortes et expansives, mais qui ont un caractère terrestre et païen. Von Ebrennac aime la musique ; il ne peut pas s’en passer, elle est une partie inséparable de son âme, mais, en même temps, il y a là une contradiction :

 » – Bach… Il ne pouvait être qu’Allemand. Notre terre a ce caractère : ce caractère inhumain… pas à la mesure de l’homme. »« Je veux faire, moi, une musique à la mesure de l’homme : cela aussi est un chemin pour atteindre la vérité. C’est mon chemin. »

Von Ebrennac est allemand sans l’être.

Voici une autre opposition : il n’a jamais aimé les grandes villes et pourtant il y a vécu. Parmi les nombreuses villes où il est allé, celle qu’il a le plus aimée, c’est Prague. Encore une contradiction : c’est une ville slave ; or la nation slave aurait dû disparaître du visage de la terre, selon Hitler. Et il est vrai que la ville a beaucoup souffert pendant la guerre et après. Pourtant,

« aucune autre ville n’a autant d’âme », dit l’officier.

Ensuite, il parle de Nuremberg, la capitale de la « peste » :

 » … Nuremberg … c’est la ville qui dilate son coeur, parce qu’il retrouve là les fantômes chers à son coeur… « 

Les fantômes de Nuremberg – L’âme de Prague – L’immatérialité divine de Chartres : Von Ebrennac commence son ascension vers Dieu par la recherche de l’âme, en se posant des questions et en réfléchissant sur les problèmes de sa nature. Pour lui c’est une chose qui a une signification d’une importance vitale. Si l’on tue l’âme d’un être humain, l’on n’a plus qu’une bête devant soi.

« Pourquoi aimé-je tant cette pièce ? … cette pièce a une âme. Toute cette maison a une âme« 

« Cela (la musique) nous fait comprendre, non : deviner … pressentir ce qu’est la nature.. désinvestie… de l’âme humaine. »

Grâce ce parcours de son âme vers la perfection, et par la recherche de son chemin, le héros accède à un niveau différent de l’existence. Cependant, sa transformation n’est pas encore définitive. Son idéalisme et sa naïveté ne lui permettent pas encore de voir clair ; il est encore un Oedipe voyant. Il est si naïf qu’il ne se rend pas compte de ce qu’est l’époque dans laquelle il vit et de l’horreur qui l’entoure. Ses idées, parfois, sont si idéalistes qu’on a l’impression qu’il a passé sa vie dans les nuages. Le fait qu’il ne comprenne pas la situation qui prévaut autour de lui est étonnant. Par exemple, lorsqu’il mentionne le conte « La Belle et La Bête ». La Belle, pour lui, c’est la France, la Bête : l’Allemagne :

 » … oh! elle (la bête) n’est pas très dégrossie! Elle est maladroite, brutale, elle paraît bien rustre auprès de la Belle si fine! … Mais elle a du coeur elle a une âme qui aspire à s’élever. »Et ensuite :« Elle (la Belle) sent moins la patte pesante, moins les chaînes de sa prison … Elle cesse de haïr, cette constance la touche, elle tend la main … Aussitôt la Bête se transforme… »

Il faut être vraiment aveugle pour ne pas voir la réalité et croire qu’un conte si beau – mais si naïf et irréel – peut changer le monde. Il lui arrive même de dire des phases qui nous paraissent absurdes :

 » – Les obstacles seront surmontés, dit-il. La sincérité toujours surmonte les obstacles. »

Pourtant, le rôle le plus important, si l’on veut comprendre la transformation progressive de von Ebrennac, est joué par le personnage de la nièce. Leurs relations sont très complexes car tous les deux ont une personnalité forte et originale. Sans qu’ils communiquent directement, il s’opère entre eux une transmission des messages. Quelle que soit l’opposition ou la transaction, la confrontation des Sujets a toujours pour résultat le transfert d’un Objet valorisé d’un Sujet (von Ebrennac) à l’autre (la nièce). La nièce, pour von Ebrennac est un exemple de beauté et de force morale. Sa beauté intérieure est beaucoup plus saisissante car elle est celle d’un être humain qui vit, qui souffre, qui aime enfin. En revanche, sa beauté extérieure, c’est la beauté d’une statue froide et indifférente. Leur conversation muette est quelque chose de très important pour tous les deux. Lui, il veut la conquérir ; elle, résiste, mais il existe déjà entre eux un contact humain, une espèce d’attirance et d’amour.

« Il faudra vaincre ce silence (de la demoiselle silencieuse). Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît. »

« Ma nièce le sentait. Je la voyais légèrement rougir, un pli peu à peu s’inscrire entre ses sourcils. »

A la fin du récit, la transformation touche les deux personnages, et il est certain que cette rencontre les marquera pour le reste de leur vie.

Le sort d’un Sujet connaît au cours d’un récit une succession de phases d’amélioration. Pour von Ebrennac, la phase la plus importante de l’amélioration – le moment décisif -, est son voyage à Paris. C’est à ce moment-là qu’il commence à voir clair, c’est à Paris qu’il découvre le vrai et l’horrible visage du nazisme. Toutes ses idées, ses idéaux, son système d’appréciation du monde, tout cela s’écroule ; il ne sent plus la terre sous ses pieds. Comment les gens avec lesquels il croyait avoir partagé ses espoirs peuvent-ils être si cruels, si violents ? Et, pour lui, le plus effrayant, c’est qu’ils veulent détruire l’âme humaine.

« Nous échangeons leur âme contre un plat de lentilles! »« J’ai dit : « Avez-vous mesuré ce que vous faites? L’avez-vous MESURE ? »

Pour les nazis, il n’est pas de leur race :

« Nous ne sommes pas des musiciens! » clament-ils avec mépris.

Comme si le fait d’être un musicien signifiait pour eux avoir un défaut ou commettre un crime.

« Ils rirent très fort ».

Tout à coup, Werner von Ebrennac voit clairement l’effrayant côté de la nation dont il fait partie. Il est gêné d’être allemand. Pourtant, il a assez de force de caractère, de dignité et d’honnêteté pour confesser ses erreurs :

« Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu…il faut l’oublier. »

Par quelle horrible souffrance il a dû passer pour découvrir cette terrible vérité. Mais on sait que l’enfant naît aussi dans la souffrance, et ce n’est pas un hasard si, dans le dernier chapitre, apparaît le thème de la pluie qui symbolise le baptême d’un nouvel être humain : une nouvelle âme est née. C’est aussi la purification de cette âme qui découvre une certaine unité – et une prise de conscience.

« Une pluie régulière et entêtée, qui noyait tout à l’entour et baignait l’intérieur même de la maison… « 

Maintenant, il est bien conscient qu’il n’y a pas d’espoir:

« …- comme un cri: « Pas d’espoir! »Sa décision est prise, « une décision sans retour ».

Tout le dernier chapitre est bâti sur de très forts contrastes pour marquer l’augmentation de la tension, comme un crescendo dans une symphonie des sentiments.

« …le moment où, par le seul geste de frapper, il allait engager l’avenir… »

visage vs main :

 » … le visage si froid, si parfaitement impassible, qu’il ne semblait pas que le moindre sentiment pût l’habiter. »« … les doigts de cette main-là se tendaient et se pliaient, se pressaient et s’accrochaient, se livraient à la plus intense mimique tandis que le visage et tout le corps demeuraient immobiles et compassés. »

la voix : douce et malheureuse vs inopinément haute et forte

sa manière de s’habiller :« J’imaginais le voir en civil et il était en uniforme. »

Ce sont les oppositions figuratives – « visage » vs « main » – qui représentent les oppositions thématiques : communication vs non-communication, amitié vs inimitié, etc.

Von Ebrennac est bouleversé ; il ne sait plus où il est. Il s’agite de tous les côtés « comme un oiseau de nuit égaré » :

« Enfin il sembla trouver refuge sur les rayons les plus sombres, – ceux où s’alignent Racine, Ronsard, Rousseau. »

Ce n’est pas un hasard si ces écrivains se trouvent dans les rayons les plus sombres, car leur siècle était le siècle des Lumières, un siècle extrêmement cultivé. Et maintenant, c’est l’ombre de la barbarie, de la terreur et de la mort qui plane sur le monde :

« Ils (les nazis) éteindront la flamme tout à fait! … L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière! »

La tragédie de von Ebrennac ? Il est conscient de son côté Allemand. Il sait qu’il ne pourra pas échapper à la part bestiale qui existe en lui : il est prisonnier de lui-même et il le restera toujours. C’est pour cette raison qu’il ne trouve pas la tranquillité et qu’il souffre autant. C’est aussi ce qui le décide à partir pour le front russe. Jusqu’à cette dernière décision, il reste Wagnérien : il faut mourir avec le monde.

« Ainsi il se soumet. Voilà donc tout ce qu’ils savent faire. Ils se soumettent tous. Même cet homme-là. »

Il choisit la mort pour punition de ses péchés. Mais on peut se demander si cette mort est la seule solution qui s’offre à lui pour se purifier. Ne serait-ce pas une sorte de fuite, une solution – peut-être la plus simple – qui consisterait à se suicider en acceptant la destruction du monde ? Mais, avant partir, il a encore un dernier rôle à jouer : celui de prédire la fin du nazisme. Bien qu’il le fasse (suprême ruse de l’inconscient ?) en reprenant les paroles mêmes des nazis, l’officier allemand von Ebrennac prédit et prévoit l’ignominieux destin et l’avenir d’une race qui se dit « supérieure » :

« Voilà le grand Péril! Mais nous guérirons l’Europe de cette peste ! Nous la purgerons de ce poison ! »

Nous savons qu’il va mourir. Et peut-être y a-t-il déjà dans le texte un présage de sa mort :

« Il avait rabattu la porte sur le mur et se tenait droit dans l’embrasure… »

Sa position « dans l’embrasure » est très symbolique. Peut-on y voir (au niveau du signifiant) un défi lancé ou relevé, celui de l’épreuve du feu (embraser) symbolisant la lutte contre le mal ? Son échec sur le plan pragmatique s’opposerait ainsi à sa victoire sur le plan cognitif.

A notre avis, il est possible d’établir un parallèle entre von Ebrennac et l’un des fabuleux personnages de Dostoievsky : Rasskolnikoff (de « Crime et Châtiment« ) . Tous deux vivent la tragédie de la duplicité de leur âme. Le nom de Raskolnikoff est d’ailleurs symbolique car (« raskol » signifie « schisme ») : il est trop humain pour se permettre « le sang en conscience »; quant à notre héros, von Ebrennac, il est trop bon pour devenir un nazi. Son côté humain ne lui permet pas de passer la frontière, et de franchir le seuil du Mal :

« …et il sortit, de sorte que la dernière image
que j’eus de lui fut une image souriante… »

CONCLUSION

L’ouvrage illustre parfaitement la dialectique de la transformation progressive, à la fois duelle et complémentaire, dans la communication intra-personnelle et inter-personnelle. L’officier von Ebrennac parcourt un chemin qui conduit à la purification. Il nous offre un bel exemple de la renaissance d’une âme humaine.

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BIBLIOGRAPHIE :

CHEVALIER, Jean, Dictionnaire des symboles, Paris, Jupiter/Laffont, 1969.

EVERAERT-DESMEDT, Nicole, Sémiotique du récit, Paris,
Editions Universitaires, 1989.

JAKOBSON, Roman, Essais de linquistique générale 2, Rapports internes et externes du langage, Paris, Les éditions de minuit, 1973.

FROMM, Erich, Avoir ou Etre , Paris, Robert Laffont, 1991

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par Mme Ekaterina KROUPINA dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff (Certificat d’Etudes Françaises)

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY