La communication non verbale dans « Le Silence de la Mer »

Toute la nouvelle de Vercors  » Le silence de la mer  » est imprégnée de l’idée de silence. L’écrivain atteint son but par la répétition du mot « silence« . La notion de « silence » est assez abstraite, mais l’auteur lui donne vie et réalité en la matérialisant dans l’image de la nièce.

L’un des personnages les plus marquants de cette nouvelle est, à notre avis, le personnage féminin de la nièce. Cette héroïne, tout au long de cette courte histoire, ne souffle pas mot . Pourtant, la langue merveilleuse de sa mimique, le langage fantastique de son corps, de ses mouvements reflètent le plus exactement possible son monde intérieur, son drame spirituel.

Vercors a créé, avec beaucoup d’habileté, deux personnages principaux en opposant les monologues éloquents de Werner von Ebrennac au silence de la nièce, tout aussi éloquent.

Le lecteur perçoit assez clairement l’état d’esprit de von Ebrennac grâce à ses monologues, pleins d’émotions; mais en même temps, il devine l’état d’esprit de la nièce en lisant la description de ses mouvements. Il commence à vivre en elle.

L’image de la jeune femme est très symbolique, comme d’ailleurs toute la nouvelle de Vercors. On peut la comprendre de différentes manières, mais finalement, nous sommes d’avis qu’elle est au plus haut point positive et noble.
Nous croyons qu’il n’est pas vain que l’écrivain ait prêté à son héroïne des qualités symboliques, car les mots : amour, chasteté, bonté, justice, conscience, liberté, sont toujours associés aux mots mère et patrie.

Et l’auteur ne trahit pas son style : en recourant à un langage symbolique, au procédé allégorique, il laisse son lecteur comprendre que l’image de la nièce est, pour lui, l’image de la patrie, de la France.

Un pays magnifique, célèbre pour son amour de la beauté, très progressiste, se retrouve aux mains de barbares apportant, sous le masque de  » la nouvelle culture « , la mort et la destruction. Mais le pays, envahi physiquement par l’ennemi, refuse d’être sous tutelle spirituelle. Comme la France, l’héroïne « admet » l’existence de l’occupant dans sa maison, dans son domaine ; en revanche, elle ne le laisse pas pénétrer son âme. Pour elle, l’officier étranger est un esprit malfaisant.

P.25 :  » D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce
et moi, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le
moindre détail : comme si l’officier n’existait pas ;
comme s’il eût été un fantôme.
« 

Comme sa patrie occupée, la nièce vit cet événement dans la dignité silencieuse.

P.25 :  » Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce , immanquablement sévère et insensible… « 

En mettant en relief l’indifférence apparente avec laquelle elle a pris l’apparition de l’occupant dans sa maison, l’écrivain compare cette femme à un objet, qui n’exprime aucun sentiment. Pourtant, Vercors n’a pas pour but de montrer une absence d’âme. La nièce garde un calme extérieur, mais repousse l’officier comme s’il était un fantôme. L’écrivain aspire à souligner par ce procédé l’idée que le monde intérieur, l’âme de cette femme, l’occupant ne saurait y avoir accès. De cette façon, la jeune femme montre sa réprobation face à l’envahisseur. Pour cette raison, Vercors compare maintes fois la nièce à une statue.

Nombre d’écrivains ont choisi l’image de la statue pour symboliser leurs personnages féminins. Léon Tolstoï, par exemple, comparait l’héroïne Hélène (de « Guerre et Paix« ) à une statue, répétant plusieurs fois que ses bras, son cou, ses épaules étaient comme du marbre, qu’elle souriait en montrant des dents magnifiques, mais que son sourire n’était que le sourire d’une statue. En comparant Hélène à une statue, Tolstoï voulait mettre en relief son absence de moralité, son insensibilité, tandis que Vercors, en créant sa « statue » et en cachant son visage, son regard, met l’accent sur ses mains. Des mains pleines de vie. Ses mains, c’est sa vie.

P.28 : «  En parlant, il regardait ma nièce. Il ne la
regardait pas comme un homme regarde une
femme, mais comme il regarde une statue. Et en
fait, c’était bien une statue. Une statue animée,
mais une statue…
« 

P.33 :  » .. Ses doigts tiraient un peu trop vivement sur le fil « 

Il est tout à fait significatif que les poètes et les écrivains aient tiré parti de cette image de la statue. Evidemment, ils étaient inspirés par la légende de Pygmalion et de Galatée. Mais Pygmalion était amoureux d’une statue que, dans son amour, il imaginait comme une femme vivante, tandis que von Ebrennac observe sa bien-aimée comme s’il s’agissait d’une statue.

nièce            vs            statue
Galatée         vs           femme vivante

Mais le masque d’indifférence n’existe que pour l’occupant. Comme ses mains, ses yeux sont pleins de vie.

La nièce ne partage son regard qu’avec son oncle et c’est ainsi qu’elle communique avec lui. La nièce garde le silence pratiquement pendant toute la nouvelle. Mais sa parole s’exprime dans ses yeux. L’écrivain mentionne aussi les mains parce qu’elles ont un certain sens symbolique. En présence de l’officier, les yeux de la femme sont vides, tandis que, devant son oncle, ils deviennent deux charbons ardents :

P.23 :  » Ma nièce ouvrit la porte qui donne sur le petit
escalier et commença de gravir les marches, sans
un regard pour l’officier, comme si elle eût été
seule.

vs

P.29 :  » Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir . « 

Le lecteur comprend bien, au vu de ces phrases, que ni l’oncle ni sa nièce ne sont des momies. L’officier le sent aussi et il le donne à entendre par ces mots :

 » …Toute cette maison a une âme… « 

Il essaye plusieurs fois, avec tact, d’amener ce couple silencieux à faire des confidences. Ce qu’il y a de particulier, c’est que Vercors ne dévoile le visage de la nièce qu’aux moments des contacts avec son oncle. Pourtant, von Ebrennac fait tout son possible pour scruter le visage de la jeune femme, ses réactions, surtout ses yeux, car, de cette façon, il espère découvrir sa personnalité. Cependant, tous ses efforts restent vains.
L’écrivain décrit la nièce en mettant en relief uniquement certaines parties de son corps et de son visage. En même temps il les oppose aux traits correspondants de l’officier :

P.32 : les yeux souriants de l’officier vs le profil de la nièce

P.36 : son regard                           vs                      le profil têtu et fermé

Protestant contre l’occupant, la jeune femme ne lui laisse pas la moindre possibilité de lire dans son âme, ni même d’apercevoir ses yeux. Von Ebrennac se contente de peu : de contempler son profil de côté. De cette façon, l’auteur met l’accent sur l’abîme qui existe entre eux.

Pourtant, tout au long de la nouvelle, Vercors nous donne à comprendre que la nièce n’est une statue qu’à l’extérieur, et qu’à l’intérieur elle a une énorme réserve de sentiments et d’émotions. C’est ce qu’il nous suggère en opposant le profil aux mains de la nièce, ainsi que sa capacité à rougir :

le profil têtu et fermé     vs            elle rougit
vs       ses doigts … un peu trop
vivement (P.33)

Malgré maintes tentatives, l’officier ne parvient pas à trouver un seul point faible à cette femme, ni à l’amener à faire des confidences ; elle continue à garder le silence. Sa bouche se tait tandis que ses mains « parlent ».
La jeune femme a assez de courage pour ne pas montrer les sentiments qui l’ont envahie. Pourtant, elle n’arrive pas à cacher ses émotions : ses mains la trahissent, elles engagent un dialogue « muet » avec l’officier.

P.38 : « ... je (le narrateur) le voyais à bien des signes dont le moindre était un léger tremblement des doigts.« 

Non seulement le silence de la nièce, mais aussi son absence totale de l’avant-dernier chapitre, suggèrent au lecteur que, désormais, quelque chose de très important doit arriver.

Dans les chapitres précédents, la jeune femme se considère comme un miroir pour l’âme et les pulsions nobles de l’officier. En s’efforçant de couler son regard dans les yeux de la nièce, il essaye de se connaître lui-même.
Mais, le dernier soir avant son départ pour Paris, il est complètement « aveugle », il est dans un état d’euphorie qui, après son retour, se transformera en dysphorie.
A notre avis, c’est à cause de l’absence de la nièce – de sa  » conscience  » – que von Ebrennac part pour Paris en étant dans l’erreur. Mais ce « rêve paradisiaque » passe trop vite et à sa place vient une  » vérité  » qu’il faut regarder en face.

Au retour de von Ebrennac, la jeune femme connaît une certaine évolution dans ses émotions. Comme auparavant, elle garde le silence, mais ce ne sont pas seulement ses mains, mais aussi son visage qui reflètent ce changement :

P.47 : « Ni ma nièce ni moi nous n’en parlâmes« 

vs
 » …je le voyais à l’application qu’elle mettait soudain à son ouvrage à quelques lignes légères qui marquaient son visage d’une expression à la fois butée et attentive…« 

P. 48 : « Je (le narrateur) ne dis rien« 

vs  » elle ne cessa pas de lever les yeux… pour les porter sur moi…  » vs  « …il me sembla lire dans ses beaux yeux gris un reproche et une assez pesante tristesse. « 

P.49 : « … qu’un long silence suivit  » vs

« le regard de ma nièce s’envola, je vis les paupières
S’alourdir, la tête s’incliner et tout le corps se
confier au dossier du fauteuil avec lassitude.
« 

P.50 :  » Elle le regardait avec cette fixité inhumaine de
grand-duc…
 »
« La lèvre supérieure dans une contraction douloureuse… devant ce drame intime soudain dévoilé… « 

P.50 : «  Elle le regardait avec cette fixité inhumaine de
grand-duc
 » vs

«  ma nièce dit d’une voix basse et si complètement découragée : – Il va partir… « 

Dans le dernier chapitre, la nièce essaye de garder une apparence de tranquillité, mais sa phrase «  Il va partir  » s’entend comme une supplication :  » Seigneur, ne le laisse pas partir  » Et dès ce moment-là, le lecteur sent venir le grand moment de l’auto-destruction de la forteresse du silence. La nièce accepte d’écouter la parole de von Ebrennac et le lui donne à comprendre. Commence un muet dialogue intérieur (du côté de la jeune femme).

Maintenant, le lecteur peut observer une franche réaction de la jeune femme à la parole de von Ebrennac :

P.52 : « Je dois vous dire des paroles graves »
vs
« Ma nièce lui faisait face. »

P.52  » Il faut oublier  »
vs
 » elle leva la tête et alors… « 

Comme un aveugle qui commence à retrouver la vue et qui s’étonne du monde extérieur, von Ebrennac est ébloui par l’éclat des yeux de la jeune femme :

P.52  » Elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles  »
«  Oh welch’ ein Licht !  »
vs
« et comme si, en effet, ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière, il les cacha derrière son poignet. « 

La vie s’empare des mains des deux jeunes gens : elles (les mains) commencent leur dialogue :

P.52 :  » La jeune fille, lentement, laissa tomber ses mains au creux de sa jupe  »
vs
 » puis il laissa retomber sa main « 

Le regard de la nièce devient pour le jeune homme une espèce de source d’énergie vitale de sa conscience. Il puise dans ces yeux brillants la force de rendre la sentence par laquelle il se condamne lui-même.

P.54 :  » Et ses yeux s’accrochèrent aux yeux pâles et dilatés de ma nièce ! « 

La jeune femme, à son tour, en découvrant un « nouveau », un « autre » von Ebrennac, se transfigure totalement. Il n’y a plus d’indifférence et de regard absent. Elle écoute tout ce que dit l’officier et souffre avec lui. Il est à remarquer que Vercors compare le visage de la nièce à un masque grec. Pourtant, maintenant, ce masque-là n’est plus d’indifférence et de non-reconnaissance , mais un visage plein de désespoir et de douleur.

Tel est bien le visage qu’elle offre à cet homme qui a compris l’absurdité de sa vie et qui ne voit plus qu’une seule solution : aller mourir au combat. La jeune femme ne le méprise plus, au contraire, elle partage ses émotions, ses pensées. Et, pour cette raison, l’auteur trouve une comparaison poétique :

P. 59 :  » Ses pupilles, celles de la jeune fille, amarrées
comme, dans le courant, la barque à l’anneau de la rive, semblaient l’être par un fil si tendu, si raide, qu’on n’eût pas osé passer un doigt entre leurs yeux
. « 

Au dernier moment, leurs yeux parlent plus que leurs bouches. Chacun, par l’expression de son visage, de ses yeux, dévoile entièrement ses sentiments, surtout la douleur de la séparation imminente :

P.59 :  » Les yeux …trop ouverts, trop pâles, de ma nièce.  »
vs
 » Son visage (de l’officier) immobile et tendu, les
yeux étaient plus encore immobiles et tendus…
« 

Ainsi qu’un homme mourant de soif, von Ebrennac « absorbe » comme un breuvage vivifiant ce premier et dernier mot que lui offre la jeune femme : « Adieu « .
Comme le Grand Martyr, il part à la rencontre de sa mort avec la conscience tranquille.

P.59 : « La jeune fille remua les lèvres. »
vs
« Les yeux de Werner brillèrent.« 

Du point de vue du code symbolique, il est à remarquer que toute la nouvelle de Vercors repose sur cette base : l’opposition de deux « pôles », de deux  » personnages « . C’est ce que l’auteur suggère, non seulement à l’aide d’antithèses au sens propre – les antithèses lexicales -, mais par le biais du conflit qu’il met en scène entre la nièce et Werner von Ebrennac en opposant leurs pensées, leurs comportements, leurs regards. On peut cerner cette contradiction en comparant le début et la fin de la nouvelle.

L’écrivain met en évidence l’abîme qui sépare les deux jeunes gens. Et il le montre par le comportement de la nièce envers Werner von Ebrennac.

Dans leur Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant considèrent le silence comme « un prélude d’ouverture à la révélation« . La jeune femme a donc choisi le chemin le plus difficile pour exprimer sa protestation : le silence, car celui-ci, ne peut qu’offenser l’officier. Il est plus facile en effet de flagorner aux yeux et de venger en cachette.

Cependant, la jeune fille choisit  » un jeu franc  » : elle se révolte en gardant le silence.

Or le silence ouvre un passage…

Selon les traditions, il y eut un silence avant la Création, et il y aura le silence à la fin des temps. Le silence enveloppe les grands évènements…
On peut examiner cette idée dans cette nouvelle à double sens. Au début, le silence de la nièce intrigue le sujet et, à la fin, il précède la renaissance morale de von Ebrennac.

La parole vive de l’officier vs Le silence de mort de la nièce

Les monologues pleins de joie, romantiques…
vs Le cliquetis léger et mécanique des aiguilles à tricoter…

Les yeux de l’officier pleins d’attente et de vivacité vs La nuque de la nièce, le profil de la nièce

Souplesse, diplomatie et romantisme du caractère de l’officier vs Dureté masculine du caractère de la jeune femme

Au début de la nouvelle, l’officier est un homme plein d’espoir et la nièce une statue. A la fin, Werner part pour mourir au combat et la jeune fille s’anime.

Pour Werner von Ebrennac, la jeune fille est une espèce de miroir de son âme. Tant de fois il a essayé d’y trouver le sens de sa vie et la justification de ses actes, de sa conduite. A la fin, pourtant, il y parvient, mais c’est pour s’effrayer, car il s’aperçoit de l’inutilité de son existence.

 » Le silence est une grande cérémonie. Dieu arrive dans l’âme qui fait régner en elle le silence, mais il rend muet qui se dissipe en bavardages ! … « 

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Université de Genève – Faculté des Lettres – E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Nathalie METRAUX dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises.

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY