La problématique du temps et de la mort dans la nouvelle de Marguerite Yourcenar « Comment Wang-Fô fut sauvé »

« Solitude … Je ne crois pas comme ils croient, je ne vis pas comme ils vivent, je n’aime pas comme ils aiment … Je mourrai comme ils meurent. »
Marguerite YOURCENAR

Introduction

Marguerite Yourcenar était une personne fascinée, voire obsédée, par les questions du temps et de la mort. Ces deux thèmes ont imprégné toute l’oeuvre de cette grande écrivain dont la mère était morte, justement, au cours de son accouchement. Ce fait peut constituer une explication psychologique de son immense intérêt pour ces problèmes existentiels.

A ce propos, Walter Kaiser, traducteur et ami de Marguerite Yourcenar, fit remarquer, à l’occasion de l’éloge funèbre de l’écrivain:

« Elle avait beaucoup réfléchi à la mort. En vérité, à ma connaissance, nul autre auteur, dans toute la littérature mondiale, n’a si continûment dépeint au plus vif l’acte de mourir (1). »

En ce qui la concerne, Marguerite Yourcenar avait soigneusement préparé à l’avance tous les détails de ses funérailles, avec la tranquillité d’une personne à laquelle la mort ne faisait plus peur ou, pour la citer, pour laquelle elle était devenue « une amie ».

Mais cette reconnaissance lui avait pris du temps, comme elle-même l’avouait devant la dalle noire où ses cendres reposeraient un jour :

« Je ne crains pas la mort. Le moment, désormais, m’importe peu. Cela n’a pas toujours été le cas (2). »

En effet, la forme basique de nos corps nous accompagne pendant toute notre vie. Mais, à la longue, le passage des années vient inscrire ses marques sur notre peau. Les rides et la fatigue nous rappellent que nous vieillissons. En même temps, le passage du temps nous rend conscient de notre destin inexorable : la mort. Telle est la fin de tous les êtres, qui se trouve résumée dans la phrase de l’écrivain « Je mourrai comme ils meurent« .

Le même processus de changement, bien qu’invisible, agit sur notre intérieur, c’est-à-dire, notre personnalité.
Quelques traces de notre caractère sont peut être déjà inscrites dans notre code génétique. Cependant, le temps sculpte inlassablement l’oeuvre inachevée de nos vies et, pendant des années, nous conduit à changer notre regard et même notre façon d’être.

Entretenant un tel rapport à la mort depuis sa naissance, Marguerite Yourcenar a consacré sa vie à la compréhension de cette métamorphose. Il est probable que, pour elle, comprendre la mort signifiait comprendre la vie, les deux étant indissociablement liées. Ainsi, l’ensemble de son oeuvre est le récit d’une recherche sur le temps et la mort dont la nouvelle « Comment Wang-Fô fut sauvé » constitue un magnifique exemple.  De par leur richesse et leur pouvoir de synthèse de nombreux passages permettent diverses études sémiotiques .

Ce travail est une ébauche d’analyse de ces deux thèmes du point de vue sémiotique par l’opposition des éléments significatifs.

Tout d’abord, nous allons discuter la question du temps à travers trois séquences de la nouvelle choisie qui vont constituer la principale partie de ce travail.

Nous remarquerons que, en dépit de la division proposée, les deux thèmes apparaîtront peut-être comme superposés. Cela est  dû au lien étroit que l’auteur a établi entre eux.

 – I. Le Temps

A) PREMIERE SEQUENCE

« … car ce sac, aux yeux de Ling, était rempli de montagnes sous la neige, de fleuves au printemps et du visage de la lune d’été« .

  • Montagne
    élément essentiel, statique, permanent

VS

  • Neige
    élément accidentel, dynamique, mutable

 – La neige est la représentation de l’hiver – la saison à laquelle plusieurs auteurs ont comparé la vieillesse, ou le temps de préparation à la mort. Dans le système proposé ci-dessus, cet élément constitue le côté passager du caractère humain, c’est-à-dire, celui qui change avec le temps.

 – La montagne, au contraire, est l’élément qui reste immuable en dépit du déroulement du temps, représentant donc la face inaltérable des êtres.

Ainsi, nous constatons que le temps provoque certains changements autant dans la nature que dans l’homme, qui fait partie de cet environnement. Il agit au niveau physique – le vieillissement – et psychologique – l’expérience, voire la sagesse.

**

  • Le fleuve :  l’eau qui coule, mouvement dynamique, cours continu, unidirectionnel, vers la mer

VS

  • Le temps : l’instant qui s’écoule, mouvement dynamique, cours continu, unidirectionnel vers l’éternité

Dans cet extrait, nous relevons la présence d’une autre saison de l’année, le printemps, qui représente la jeunesse. Le système proposé nous montre que le temps peut être comparé à un fleuve en mouvement qui coule sans cesse vers son objectif : l’éternité.

De plus, on peut en déduire l’image de l’eau qui coule en érodant la roche sur son chemin, comme le temps le fait avec nos vies.

**

  • Visage de la lune d’été : blancheur, luminosité (lumière dans la nuit), puissance

VS

  • Visage des morts : blancheur, obscurité (lumière dans la nuit), impuissance

Pour le repérage du système indiqué ci-dessus, nous avons également considéré un autre extrait de la nouvelle :

« … il (Ling) craignait les insectes, le tonnerre et le visage des morts. »

La séquence présentée au début utilise une saison de l’année – l’été – pour représenter la période de maturité de la vie. On y trouve également la présence d’un astre céleste – la lune – qui nous suggère l’image d’une luminosité puissante qui envahit l’obscurité de la nuit de sa clarté.

Il est intéressant de noter que, pendant des siècles, la lune ne servait pas uniquement à éclairer, mais aussi à mesurer le temps, principalement dans les cultures dites primitives.

Contrairement à la lune, le visage pâle des morts, naguère illuminé, ne reflète désormais aucune clarté. Le passage de la vie à la mort est une entrée dans l’obscurité. C’est l’image de l’impuissance des êtres qui finissent par s’éteindre, comme une bougie dans la nuit.

B) DEUXIEME SEQUENCE

« Après les noces, les parents de Ling poussèrent la discrétion jusqu’à mourir, et leur fils resta seul dans sa maison peinte de cinabre, en compagnie de sa jeune femme, qui souriait sans cesse, et d’un prunier qui chaque printemps donnait des fleurs roses. Ling aima cette femme au coeur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protégerait toujours. »

  • Jeune femme : souriait sans cesse = temps de la vie humaine

VS

  • Prunier : chaque printemps donnait des fleurs  = temps de la nature

Ce passage nous suggère la notion d’un temps dont le rythme est constant – par le biais de l’adverbe « sans cesse »  – et à la fois, répétitif – à cause de l’adjectif « chaque« .

En outre, nous pouvons dire que le sourire incessant de la jeune femme de Ling met en valeur la jeunesse comme une période de la vie où le passage du temps est ignoré.

L’image d’un arbre qui donne ses fleurs à une certaine époque – au printemps – nous rappelle le cycle des saisons, c’est-à-dire, le côté mutable de la vie.

La synthèse de ces deux aspects du temps donne bien l’idée d’une spirale : un mouvement qui se répète, différemment à chaque fois, autour d’un axe dans l’espace, vers l’infini, vers l’éternité. C’est le même sentiment qui est exprimé par l’Empereur dans la nouvelle lorsqu’il dit : « …les heures tournaient en cercle ( 3). »

  • Femme de Ling : miroir; – talisman; – jeune – éternelle jeunesse; – souriait; – pouvoir de protéger de la mort; – frêle

VS

  • Maître de Ling : miroir; – talisman; –  grand âge; – était triste; – pouvoir de donner la vie; – solide

Pour le repérage du système ci-dessus, nous avons considéré les passages suivants du texte :

 – « L’épouse de Ling était frêle comme un roseau… »

 – « On disait que Wang-Fô avait le pouvoir de donner la vie à ses peintures par une dernière touche de couleur… »

 – « Lorsque Wang était triste et parlait de son grand âge, Ling lui montrait le tronc solide d’un vieux chêne« .

Pour mieux comprendre le modèle proposé, il faut se rappeler que le point commun de ces diverses  séquences, c’est LING. En effet, la nouvelle nous montre le changement qui intervient dans le regard de Ling après sa rencontre avec son maître. Le système nous aide à visualiser le processus de substitution de la femme par Wang-Fô. Nonobstant les consi­dérations d’ordre psychologique (relatives à l’homosexualité)­ que cela peut entraîner, nous nous sommes arrêtée au seul aspect sémiotique.

Avant de rencontrer le maître, Ling projetait en sa femme le pouvoir de le préserver du temps qui passe  (« ne se ternirait jamais » ) et donc à la fois de le protéger de la mort (« protégerait toujours« ). A l’instar de la jeune femme, Wang-Fô est aussi un archétype aux yeux de Ling. Comme un dieu, il peut donner la vie et »faire cadeau d’une âme et d’une perception neuves« . C’est l’image d’un Christ qui promettrait une vie éternelle et pourtant n’éliminerait pas la mort.

Maintenant, c’est un miroir qui reflète la tristesse (« était triste« )  et qui est sensible au passage du temps  (« parlait de son grand âge« ). A notre avis, Ling, bien qu’étant le disciple, serait le premier à accepter ce nouvel ordre dans sa vie.

Le changement du regard de Wang-Fô a lieu à la fin de la nouvelle quand, achevant l’oeuvre de sa jeunesse (une image de sa propre vie), il y incorpore le passage du temps :

« Wang commença par teinter de rose le bout de l’aile d’un nuage… » et

« Puis il ajouta à la surface de la mer de petites rides… ».

Toutefois, l’image que Ling se fait du maître – son miroir – est celle d’un tronc solide dont les racines son déjà si profondes qu’elles l’empêchent de s’altérer.

C) TROISIEME SEQUENCE

« le soir, quand le maître, découragé, jetait ses pinceaux sur le sol, il (Ling) les ramassait. Lorsque Wang était triste et parlait de son grand âge, Ling lui montrait en souriant le tronc solide d’un vieux chêne« .

  • Wang :  vieillesse; – découragement; – tristesse; –  vieux chêne

VS

  • Ling :  jeunesse; –  vigueur; – contentement; –  roseau (femme/miroir)

Cette dernière séquence, bien qu’une continuation de la précédente, illustre l’opposition entre la jeunesse et la vieillesse.

Le système proposé montre nettement que la jeunesse est une période de la vie où l’on a la vigueur du corps (Ling ramassait les pinceaux sur le sol) et le contentement de l’esprit (Ling « montrait en souriant« ).

C’est Ling qui suggère l’association entre vieillesse et sagesse : « tronc solide« .
Nous y ajouterons l’opposition entre le chêne et le roseau, faisant ainsi référence à la fable de La Fontaine.

En l’occurence, Ling est le premier à accepter le changement de la vie, tandis que Wang-Fô, qui  est installé dans son grand âge, ne l’acceptera qu’à la fin de la nouvelle.

II – La Mort

Comme nous en avons déjà fait la remarque, le thème de la mort apparaît, dans la nouvelle, d’une façon presque indissociable de celui du temps . Désireuse de prouver l’obsession de l’auteur pour ce sujet, nous avons conduit une recherche presque statistique afin de connaître la fréquence des mots/phrases qui traitent de ce thème.

Pour comprendre la raison de cette procédure, il faut tenir compte de la nature du genre : la nouvelle.
Par définition, celle-ci a un contenu dense et le choix de chaque lexème y joue donc un rôle très important.

Le résultat de ce seul travail est déjà significatif, puisqu’il révèle que la mort apparaît, en termes implicites ou explicites, une fois au moins à chaque page du texte. Il s’agit d’une énorme concentration de références que nous n’allons pas répertorier dans ce travail car ce serait trop fastidieux.

Le tableau suivant est le produit de la mise en ordre du corpus constitué à l’étape antérieure. Nous avons employé, dans la mesure où elle était applicable, la méthodologie présentée par Greimas, à partir de « la constatation de la redondance de certains lexèmes représentatifs, à titre d’hypothèse, de l’isotopie à inscrire (4) », c’est-à-dire, dans notre cas, celle de la mort.

Nous avons construit un modèle très simple qui se passe de commentaire étant donné que les conclusions les plus importantes ont déjà été présentées.

Par ailleurs, nous voulons faire remarquer que Marguerite Yourcenar a utilisé par sept fois le mot « crépuscule« , un chiffre qui peut certainement avoir valeur d’indice sémiotique…

ACTANT                                    ACTEURS                                          MILIEU
Vie                                                   Le jour                                            englobant
Mort                                            crépuscule                                         englobé

………..                                                La nuit                                               englobé
Vie                                                Les saisons                                      englobant
Mort                                              l’hiver                                                 englobé

 

Ce tableau nous montre l’utilisation du temps de la nature pour illustrer la vie et la mort. Nous pouvons en conclure que les deux aspects font partie intégrante d’un ensemble. Comme la nuit fait partie du jour et l’hiver est un élément naturel du passage du temps.

 

CONCLUSION

 

Finalement, nous voulons souligner que c’est précisément l’acceptation du processus qui consiste à vivre puis à mourir qui manquait au maître Wang-Fô.

Néanmoins, comme nous l’avons déjà remarqué,  son regard va changer à la fin de la nouvelle lorsqu’il ajoutera à l’oeuvre de sa jeunesse le passage du temps. C’est la vraie sagesse  qu’il atteint à ce moment-là, qui consiste à comprendre l’enchaînement de la vie et de la mort,  ce qui, bien sûr illustre la  réflexion de Marguerite Yourcenar sur sa propre découverte.

* * *

Notes

(1) Josyane SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1990, p. 508.

(2) Ibid., p. 14.

(3) Marguerite YOURCENAR, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963, passim.

( 4) Algirdas Julien GREIMAS,  Sémantique structurale, Paris, PUF, 1986, p.223.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Rosany EUZEBIO DOS SANTOS dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY