« Une aventure parisienne ». Analyse sémiotique d’une nouvelle de Guy de Maupassant

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INTRODUCTION

Le texte

L’objet de l’analyse est un texte de Guy de Maupassant qui s’intitule Une aventure parisienne. Il s’agit d’un conte sensuel qui « a paru d’abord dans Gils Blas, le 22 décembre 1881, sous le titre « Une épreuve » et signé Maufrigneuse. Il a été recueilli dans les premières éditions de  Mademoiselle Fifi  (Bruxelles, Kistemaeckers, 1882; Paris; Havard, 1883) et repris, sous le titre « Une épreuve », par La Vie populaire, le 14 août 1884[1].

L’analyse porte sur le texte de la deuxième édition de Mademoiselle Fifi.

L’analyse

L’objectif de l’analyse est de retracer les étapes de la production du sens dans le texte. Ainsi, l’analyse se développe sur deux niveaux :

  1. le niveau de surface;
  2. le niveau profond.

L’analyse du niveau de surface a pour objet la forme et le contenu du discours. Il s’agit de :

  1. décrire et nommer les programmes narratifs qui manifestent les réalisations particulières de la séquence narrative canonique;
  2. identifier et définir les parcours figuratifs, les configurations discursives et les rôles thématiques qui sont pris en charge et ordonnés par les programmes narratifs.

(1) et (2) correspondent respectivement à l’analyse narrative et à l’analyse discursive.

L’analyse du niveau profond porte sur la forme de la signification. Il s’agit de :

  1. décomposer les figures des parcours figuratifs en valeurs minimales du sens qui sont appelées .sèmes »;
  2. dénommer les isotopies sémiologiques et l’isotopie sémantique qui sont produites respectivement par la redondance de catégories sémiques nucléaires et par la redondance de catégories sémiques classématiques.
  1. décrire et représenter le réseau de relations qui effectue un classement des valeurs du sens selon les relations qu’elles entretiennent;
  2. décrire et représenter le système d’opérations qui organise le passage d’une valeur à l’autre.

L’analyse du niveau profond est donc composée d’une analyse sémique, d’une analyse des isotopies et d’une description et d’une représentation d’un réseau de relations et d’un système d’opérations.

LE NIVEAU DE SURFACE

  1. ANALYSE NARRATIVE

Le texte est composé d’un discours englobant et d’un récit englobé. L’objet de l’analyse narrative est de décrire les programmes narratifs : opérations narratives et rôles actantiels.

L’analyse s’appuie sur la séquence narrative canonique:

  1. La manipulation est la phase du faire‑faire. Cette phase met en place un destinateur qui fait faire et un sujet opérateur qui fait être. Par ailleurs, le sujet opérateur devient sujet compétent du devoir-faire et/ou du vouloir‑faire, et accepte de réaliser la performance du programme narratif envisagé.
  1. La compétence est la phase de l’être du faire. Dans cette phase, le sujet opérateur acquiert la compétence nécessaire à la réalisation de la performance du programme narratif: Il devient sujet compétent du savoir‑faire et/ou du pouvoir‑faire.
  1. La performance est la phase du faire‑être. Dans cette phase, le sujet opérateur réalise la performance qui transforme la relation entre le sujet d’état et l’objet‑valorisé.
  1. La sanction est la phase de l’être de l’être. Dans cette phase, le destinateur interprète et évalue la performance du sujet opérateur et le sujet d’état interprète et évalue son état transformé.

1.1.     Discours englobant

De « Est‑il un sentiment plus aigu » à « platement honnête jusque‑là. »

Le discours englobant met en place un sujet opérateur qui est dans l’obligation de communiquer un savoir pour étayer un argument.

Le sujet opérateur est figuré par « je« . Il est sujet compétent du devoir‑faire et du vouloir‑faire. Le devoir‑faire est manifesté par les figures « je parle ». Elles introduisent un argument pour appuyer une assertion. Le vouloir‑faire est enregistré par les figures « je veux dire ». Elles annoncent l’étayage d’un argument et manifestent l’acceptation du contrat. Le sujet opérateur accepte de réaliser la performance du programme narratif et raconte l’aventure d’une petite provinciale. Le pouvoir‑faire est présupposé. Il correspond à l’objet de communication, « l’aventure d’une petite provinciale ».

Le destinateur des valeurs modales virtuelles, le /devoir‑faire/ et le /vouloir‑faire/, est le « narrateur » selon le paraître et l' »argumentation » selon l’être.

Le tableau ci‑dessous résume les opérations narratives qui organisent le discours dans le discours englobant.

Programme Narratif
Manipulation argumentation

acceptation du contrat

Compétence savoir + /devoir-faire/ + /vouloir-faire/
Performance raconter l’aventure d’une petite provinciale

1.2.     Récit englobé

Séquence 1 : de « Sa vie, calme en apparence » à « des mystères d’amour prodigieux. »

Cette séquence est une expansion figurative de l’état initial. Elle met en place un sujet d’état et un objet de valeur et s’étend sur la relation de disjonction entre les deux actants :

S1 V O                        où                       S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

De « Sa vie, calme en apparence » à « elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu » : ce passage correspond à un énoncé d’état disjoint. Le sujet d’état est figuré par « elle« , une anaphore qui renvoie à la figure « une petite provinciale » dans le discours englobant. L’objet valorisé est pris en charge par la valeur « aventure« . Cette valeur se manifeste avec les figures ci-après : « Paris« , « fêtes« , « toilettes« , « joies« . La relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé est enregistrée par des figures du comportement qui manifestent le vouloir‑être : « songer« , « Iire », « entrevoir« , « apercevoir« .

Le passage sur les longues nuits de rêve et sur les boulevards et maisons de Paris étend l’expansion figurative. Les figures ci‑après manifestent le vouloir‑être et enregistrent la relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé : « songer », « se figurer », « sembler être« . Les figures de « débauche » :  » continuelles débauches « , « orgies antiques épouvantablement voluptueuses« , « raffinements de sensualités« , convergent vers la valeur « aventure », soit l’objet de valeur.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état :            elle

Objet valorisé :            aventure

Séquence 2 : de « Elle se sentait vieillir cependant » à « et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule. »

Cette séquence est la phase de manipulation d’un programme narratif qui vise une aventure à Paris.

Elle met en place un destinateur et un sujet opérateur d’une performance conjonctive:

F (S2) = [ ( S1 V 0 ) ‑> ( S1 Λ 0) ]

      F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

De « Elle se demandait si » à « tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes. » : cet énoncé manifeste une opération de persuasion qui porte sur la qualification du destinataire de la manipulation comme sujet opérateur du PN envisagé « aventure ». Ce faire persuasif est pris en charge par « elle« . Il porte un jugement positif sur la compétence du sujet opérateur : « elle » peut monter à Paris, rencontrer un homme connu et avoir une aventure.

« Elle » n’est que le destinateur selon le paraître : « elle se demandait ». Le destinateur selon l’être est la « routine ». Cette valeur apparaît sous les figures qui décrivent le bonheur du foyer et sous les figures qui définissent « jolie ».

De « Avec une longue persévérance » à « et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule » : cet énoncé enregistre le vouloir‑faire et l’acceptation du contrat par le sujet opérateur.

De manière schématique, les rôles actanctiels sont :

Destinateur :           la routine selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :            elle

Objet modal :           /vouloir‑être/

Remarques

  1. La communication de l’objet modal est à la fois transitive et réfléchie; dans le premier cas, des acteurs différents assument les rôles du destinateur et du sujet opérateur; dans le deuxième cas, le même acteur assume les rôles du destinateur et du sujet opérateur.
  2. La réalisation du PN « aventure » implique une performance d’appropriation : le même acteur assume les rôles du sujet d’état et du sujet opérateur.

Séquence 3 : de « Sitôt arrivée » à « les mystères d’une religion persécutée. »

Cette séquence est la phase de compétence du PN « aventure ». Le sujet opérateur devient sujet compétent du savoir‑faire et du non‑pouvoir‑faire.

Dans les paragraphes (1) et (2), le sujet opérateur prévoit et programme les opérations nécessaires à la réalisation du PN « aventure ». Il se déplace vers les lieux où il réalisera la performance de son PN et se met à la recherche d’un homme connu qui l’aidera à réaliser la performance de son PN. Le déplacement et la recherche manifestent le savoir‑faire.

Dans le paragraphe (3), le sujet opérateur poursuit sa recherche sans succès. Les figures des lieux fermés : « temples », « caverne », « catacombes » et les figures de la négation: « jamais rien ne», « rien ne« , enregistrent le non‑pouvoir‑faire.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet opérateur :           elle

objets modaux  :          /savoir‑faire/ + /non‑pouvoir‑faire/

Séquence 4 : de « Ses parents » à « quand le hasard vint à son aide. »

Dans cette séquence, la sanction débouche sur la manipulation.

De « Ses parents » à « ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. » : cet énoncé manifeste une opération d’interprétation qui porte sur la non‑réalisation de la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par le « narrateur ». Il porte sur le sujet opérateur: « elle » à qui manque la compétence nécessaire pour réaliser la performance du PN « aventure ».

« Elle, désespérée, songeait à s’en retourner » : cet énoncé fait état d’une décision du sujet opérateur pour la suspension du PN « aventure » et pour la poursuite du PN « vie conjugale ».

Le sujet opérateur du PN « vie conjugale » est sujet compétent du devoir‑faire et du non‑vouloir‑faire. Le devoir‑faire est figuré par la valeur « échec ». Cette valeur apparaît sous l’énoncé suivant: : « Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. » La qualification « désespérée » enregistre le non‑vouloir‑faire.

La concomitance du devoir‑faire et du non‑vouloir‑faire traduit une résistance active du sujet opérateur au destinateur. Le destinateur est « elle » selon le paraître : « elle songeait à s’en retourner« , et, l’ « échec » selon l’être : « ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue. »

La suite du récit montre que le PN  » vie conjugale » reste virtuel.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Destinateur :            échec selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur  :          elle

Objets modaux  :           /devoir‑faire/ + /non‑vouloir‑faire/

Séquence 5 : de « Un jour, comme elle descendait » à « s’il eût été seul dans un désert. »

Cette séquence est un énoncé d’état initial pour un PN d’usage. Elle met en place un sujet d’état

disjoint d’un objet valorisé :

S1 V O                        où                         S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

Le PN d’usage vise une relation avec un homme renommé afin que le sujet opérateur puisse réaliser la performance principale du PN « aventure ». Le PN d’usage « nouer une relation » correspond à la performance de qualification du PN « aventure » : la performance par laquelle le sujet opérateur du PN « aventure » devient sujet compétent du pouvoir‑faire.

Le sujet d’état et l’objet valorisé sont figurés respectivement par « elle » et « une rencontre« . Les figures ci‑après enregistrent le vouloir‑être et la relation de disjonction entre le sujet d’état et l’objet valorisé: « Le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. »

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état  :          elle

Objet valorisé  :           une rencontre

Séquence 6 : de « Elle était entrée tremblante » à « n’est pas la première venue. »

Cette séquence est la phase de manipulation du PN d’usage « nouer une relation ». Elle instaure un destinateur et un sujet opérateur d’une performance de conjonction :

F (S2) => [ ( S1 V 0 ) → ( S1 Λ 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

La manipulation se manifeste avec une opération de persuasion portant sur la qualification du destinataire de la manipulation comme sujet opérateur : « Elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin! « . Ce faire persuasif est pris en charge par « elle« . Il porte un jugement positif sur la compétence du sujet opérateur : « elle » peut entrer dans le magasin, aborder Jean Varin et faire sa connaissance.

« Elle » est le destinateur selon la paraître : « elle ne se demandait pas« . La « célébrité du nom de l’écrivain » est le destinateur selon l’être : « C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin! ».

Le sujet opérateur est figuré par « elle« . Il est sujet compétent du vouloir‑faire. L’énoncé ci‑après manifeste le vouloir‑faire et enregistre l’acceptation du contrat par le sujet opérateur : « Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança: « .

De manière schématique, les rôles actantiels sont:

Destinateur  :          célébrité du nom de l’écrivain selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :           elle

Objets modaux  :          /savoir-faire/ + /vouloir‑faire/

Remarques

  1. La communication de l’objet est à la fois transitive : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par des acteurs différents, et réfléchie : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par le même acteur.
  2. La réalisation du PN d’usage implique une performance d’appropriation : le sujet opérateur et le sujet d’état sont figurés par le même acteur.

Séquence 7 : de « Elle eut alors un mouvement » à « La chose lui parut si drôle qu’il accepta. »

Cette séquence est la phase de performance du PN d’usage. Le sujet opérateur réalise le faire et le sujet d’état passe d’un état disjoint à un état conjoint :

F (S2) = [ ( S1 V 0 ) ‑‑> ( S1 Λ 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

Trois activités composent la performance :

  1. se présenter;
  2. faire connaissance;
  3. donner rendez‑vous.

La communication de l’objet valorisé est une opération réfléchie : l’acteur « elle » assume le rôle de sujet opérateur et le rôle de sujet d’état disjoint dans l’état initial et conjoint dans l’état final. L’acteur s’attribue à lui‑même l’objet valorisé.

Le pouvoir‑faire est présupposé. L’audace aide le sujet opérateur à réaliser la performance du PN d’usage. Elle fait figure de l’adjuvant. Les conventions sociales s’opposent au sujet opérateur dans la réalisation du PN d’usage. Elles font figure de l’opposant.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final :           elle

Sujet opérateur :           elle

Objet valorisé :           une rencontre

Adjuvant :           l’audace

Opposant :           les conventions sociales

Séquence 8 : de « Elle demanda » à « Ils ne se comprirent pas, pas du tout. »

Cette séquence marque la reprise du PN « aventure ». Elle correspond à la phase de performance. Le sujet opérateur réalise la performance principale et le sujet d’état passe d’un état de disjonction à un état de conjonction avec l’objet valorisé :

F ( S2 ) => [ ( S1 V 0 ) ‑‑‑> ( S1 Λ 0 ) ]

Où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

Sl = sujet d’état

0 = objet valorisé

Six activités composent la performance principale :

  1. se promener au Bois de Boulogne;
  2. prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard;
  3. dîner au café Bignon;
  4. aller au théâtre du Vaudeville;
  5. rentrer chez l’écrivain;
  6. faire l’amour.

La communication de l’objet valorisé est une opération réfléchie : « elle » assume le rôle de sujet opérateur et le rôle de sujet d’état disjoint dans l’état initial et conjoint dans l’état final. « Elle » s’attribue à elle‑même l’objet valorisé.

Le pouvoir‑faire est présupposé. Il correspond à l’objet‑valeur du PN d’usage : « une rencontre ». Le rituel parisien aide le sujet opérateur à réaliser la performance du PN « aventure ». Il fait figure de l’adjuvant. Le code social s’oppose au sujet opérateur dans la réalisation du PN « aventure ». Il fait figure de l’opposant.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final :           elle

Sujet opérateur :           elle

Objet valorisé  :          l’aventure

Adjuvant    :         le rituel parisien

Opposant   :         le code social

Séquence 9 : de « Alors il s’endormit  » à « coulait d’un coin de sa bouche entrouverte. »

Dans cette séquence, la sanction débouche sur la manipulation. Le récit passe du PN « aventure » au PN « séparation » et instaure un destinateur et un sujet opérateur d’une performance disjonctive.

« Elle, immobile, songeait aux nuits conjugales  » : cet énoncé manifeste une opération d’interprétation qui porte sur la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle« . Il porte sur l’état consécutif à la performance du PN « aventure » : l’état transformé inspire au sujet d’état le non‑vouloir‑être. Ce même énoncé fait état d’une décision du sujet opérateur pour un changement de programme : il envisage le PN « séparation » suite à la fin du PN « aventure ».

La description du sommeil et du physique de l’écrivain et la qualification « navrée » manifestent aussi une opération d’interprétation qui porte sur la performance du PN « aventure ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle« . Il porte sur la relation entre le sujet opérateur et la performance : le sujet opérateur éprouve un sentiment de remords face à sa performance.

Dans le cadre du PN « séparation », « elle » est le destinateur selon le paraître : « elle songeait aux nuits conjugales« , et le « remords » est le destinateur selon l’être : les figures de la description du sommeil et du physique de l’écrivain et la qualification « navrée« , enregistrent cette valeur. Le vouloir‑faire est manifesté par les figures « elle songeait aux nuits conjugales« .

De manière schématique, les rôles actantiels pour le PN « séparation » sont :

Sujet d’état  :          elle

Objet valorisé  :          l’aventure

Destinateur  :          le remords selon l’être

elle selon le paraître

Sujet opérateur :           elle

Objet modal :           /vouloir‑faire/

Remarques

  1. La communication de l’objet valorisé implique une performance de renonciation : le sujet opérateur se disjoint lui‑même de l’objet valorisé.
  2. La communication de l’objet modal est à la fois transitive : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par des acteurs différents, et réfléchie : le destinateur et le sujet opérateur sont figurés par le même acteur.

Séquence 10 : de « L’aurore enfin glissa » à  » se jeta dans la rue. »

Cette séquence est la phase de performance du PN « séparation ». Le sujet opérateur réalise le faire et le sujet d’état passe d’un état de conjonction à un état de disjonction avec l’objet valorisé.

F (S2) = [ ( S1 Λ 0 ) ‑‑> ( S1 V 0 ) ]

où            F = énoncé du faire

S2 = sujet opérateur

S1 = sujet d’état

0 = objet valorisé

La performance comporte trois étapes :

  1. le départ discret manqué;
  2. l’explication;
  3. le départ hâtif.

La compétence est présupposée. La « honte » fait figure de l’adjuvant. Cette valeur est enregistrée par des figures du comportement : « rester debout« , « balbutier », « ne pas répondre« , « se rapprocher doucement » et par des figures de qualification : « confuse« , « rougissante comme une vierge« . Le « code de rapports amoureux » fait figure de l’opposant. Ce code est manifesté par le comportement de l’écrivain : il retient la femme et lui demande d’expliquer son comportement de la veille.

De manière schématique, les rôles actantiels sont :

Sujet d’état initial et d’état final  :          elle

Sujet opérateur  :          elle

Objet valorisé   :         l’aventure

Adjuvant  :          la honte

Opposant   :         le code des rapports amoureux

Remarque

La communication de l’objet valorisé correspond à une performance de renonciation : le sujet se disjoint lui‑même de l’objet valorisé.

Séquence 11 : de « L’armée des balayeurs » à « dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota. »

Cette séquence est la phase de sanction du PN « séparation ». Elle comporte un procès du faire interprétatif.

« Il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout ses rêves surexcités » : cet énoncé correspond à une opération d’interprétation qui porte sur l’objet communiqué dans la réalisation du PN « séparation ». Ce faire interprétatif est pris en charge par « elle ». Il porte sur l’objet : la valeur de l’objet (aventure) s’est anéantie.

Bilan du récit englobé

Le discours du récit englobé est organisé par quatre programmes narratifs :

  1. PN1 = « aventure »;
  2. PN2 = »vie conjugale »;
  3. PN3 = « nouer une relation »;
  4. PN4 = « séparation ».

Les PN (1), (2) et (4) sont des programmes complexes. Ils enregistrent les transformations de la relation entre « elle » et l »‘aventure ». Les PN (1) et (4) se focalisent respectivement sur une performance de conjonction et sur une performance de disjonction. Le PN2 est un programme virtuel. Le PN3 est le programme d’usage du programme narratif complexe PN1. Il enregistre la transformation de la relation entre « elle » et une « rencontre » et se focalise sur une performance de conjonction.

Les tableaux ci‑après rappellent les rôles actantiels qui correspondent aux transformations dans les programmes narratifs. « Elle » assume les rôles du sujet d’état et du sujet opérateur sur les quatre programmes.

Programme narratif 1 : aventure

Manipulation routine de la vie conjugale

acceptation du contrat

Compétence 1. savoir
2. vouloir-faire
3. savoir-faire + non-pouvoir-faire
4. pouvoir faire
Performance appropriation

Programme narratif 2 : vie conjugale

Manipulation échec apparent de la recherche
Compétence devoir-faire + non-vouloir-faire
Performance retourner dans sa province et rester une chaste épouse

Programme narratif 3 : nouer une relation

Manipulation célébrité du nom de l’écrivain
acceptation du contrat
Compétence 1. savoir
2. vouloir-faire
Performance appropriation

Programme narratif 4 : séparation

Manipulation remords
Compétence présupposée
Performance renonciation

Dans la manifestation du récit, les PN se suivent ainsi : PN1 → PN2 → PN3 → PN1 → PN4. Les PN (1), (2), et (4) ne réalisent pas un état final positif. La dysphorie apparaît sous les figures du désespoir, du remords et du vide que manifestent les performances du faire interprétatif et qui convergent vers la tristesse. Le PN3 réalise un état final positif. L’euphorie (ou la joie) se retrouve sous la relation de conjonction entre le sujet d’état et l’objet‑valeur. Les PN (1), (2) et (4) se rejoignent sur la valeur « tristesse » et le PN3 se retrouve sous la valeur « joie ».

PN (joie)             PN (tristesse)

PN 3      <———>   PN 1  —>  PN 2 —>  PN 4

(nouer une relation) <———>    (aventure)  —   (vie conjugale)  —  (séparation)

  1. ANALYSE DISCURSIVE

L’analyse discursive a pour objet de repérer

  1. les parcours figuratifs : les figures et les relations qu’elles entretiennent entre elles;
  2. les configurations discursives : les réseaux relationnels entre les parcours figuratifs;
  3. les rôles thématiques : les résumés‑condensations des parcours figuratifs.

Discours englobant

Le discours englobant met en place et déploie une configuration : « argumentation ». Trois parcours figuratifs en ordonnent les figures : « proposition », « argument », « justification ».

La « proposition » se manifeste avec la forme et non pas le contenu du discours : une phrase interrogative, une phrase exclamative et une assertion, au début du discours englobant.

L »‘argument » apparaît sous :

  1. une figure du comportement à caractère argumentatif : « parier »; cette figure introduit l’argument qui appuie la proposition;
  2. des figures de la composition linéaire: « l’un », « l’autre », « le dernier’; chaque figure introduit une preuve.

La « justification » se retrouve sous une figure du comportement à caractère argumentatif : « vouloir dire ». Cette figure annonce l’étayage de l’argument et indique le moyen d’étayage : le narrateur se sert de la description narrative pour étayer son argument.

Récit englobé

Séquence 1

Le récit s’ouvre avec deux configurations qui dressent le portrait de la « petite provinciale » avant I’aventure à Paris : « milieu », « états affectifs ».

La configuration « milieu » se déploie avec un parcours figuratif : « milieu familial ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures socio‑démographiques : « ménage », « mari », « enfants », « femme ». Il décrit une femme qui est « épouse » et « ménagère ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec trois parcours figuratifs : « agitation », « rêverie », « délaissement ».

  • L »‘agitation » apparaît sous des figures qui décrivent une femme en proie à des émotions violentes : « son coeur frémissait d’une curiosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu », « faisait bouillonner ses désirs« . Ce parcours figuratif se rapporte au rôle thématique « agitée ».
  • La « rêverie » est décrite avec des figures qui enregistrent une activité mentale excessive et incontrôlée : « songer a Paris« , « lire avidement les journaux mondains« , « entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes« , « apercevoir Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu« . Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « rêveuse ».
  • Le « délaissement » se manifeste avec la description du sommeil du mari de la « petite provinciale »; des figures du comportement: « songer », « se figurer »; des figures désignant les objets désirés : « hommes connus« , « débauches continuelles« , « orgies antiques« , « raffinements de sensualité« . Ce parcours figuratif décrit une « épouse délaissée » qui se laisse aller à la rêverie pour soulager sa souffrance.

Séquence 2

Le récit se poursuit avec deux configurations : « arguments pour une aventure », « aventure ».

Quatre parcours figuratifs succincts ordonnent les figures de la première configuration : « ennui », « solitude », « insatisfaction », « curiosité ».

  • Le parcours « ennui » apparaît sous des figures de « désoeuvrement » : « se sentir vieillir », «  vieillir sans rien connaître de la vie », ainsi que sous des figures de « monotonie » : « occupations régulières« , « monotones« , « banales« .
  • Le parcours « solitude » décrit une femme qui vit « enfermée » et « isolée« . Il se manifeste avec une épithète : « conservée comme un fruit d’hiver dans une armoire close« .
  • Le parcours « insatisfaction » se retrouve sous quatre figures qui convergent vers un besoin inassouvi : « rongée », « ravagée », « bouleversée« , « ardeurs secrètes« . Il correspond au rôle thématique « insatisfaite ».
  • Le parcours « curiosité » se trouve décrit avec des figures qui enregistrent une hypothèse : « elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu … sans s’être jetée« . Il se rapporte au rôle thématique « curieuse ».

Un parcours figuratif ordonne les figures de la deuxième configuration :  » départ ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures du comportement : « préparer un voyage à Paris« , « inventer un prétexte« , « se faire inviter par des parents« , « partir seule« . Il se rapporte au rôle thématique « rusée ».

Séquence 3

Dans cette séquence, la « petite provinciale » devient « une femme qui cherche désespérément « un homme connu ».

Ce rôle thématique se rapporte à la configuration « aventure » et au parcours figuratif « recherche ». Il apparaît sous des figures du comportement : « chercher« , « parcourir les boulevards« , « sonder de l’oeil les grands cafés« , « lire attentivement la petite correspondance du Figaro« , et sous des figures des lieux privés : « temples« , « caverne« , « catacombes« .

Séquence 4

Cette séquence reprend les configurations « milieu » et « états affectifs ».

La configuration « milieu » se déploie avec le parcours « milieu social ». Ce parcours figuratif se manifeste avec les figures « parents » et « petits bourgeois » et se rapporte au rôle thématique « petite bourgeoise ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « désespoir ». Ce parcours figuratif apparaît sous une figure de qualification : « désespérée« , et sous une figure du comportement: « songer à s’en retourner« . Il correspond au rôle thématique « désespérée ».

Séquence 5

Cette séquence dresse le portrait de l »‘écrivain » avec les configurations « milieu » et « traits caractéristiques », et reprend la configuration « aventure ».

La configuration « milieu » se déploie avec un parcours figuratif : « milieu social ». Ce parcours figuratif se retrouve sous la description du comportement du marchand et des autres clients dans la boutique : « montrer avec force révérences« , « contempler d’un coup d’oeil furtif et rapide, d’un coup d’oeil comme il faut et manifestement respectueux« , et sous le syntagme suivant : « le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon« . Il se rapporte au rôle thématique « grand bourgeois ».

Le parcours « repoussant » ordonne les figures de la configuration « traits caractéristiques ». Ce parcours figuratif décrit un homme qui inspire la répulsion. Il se construit avec des figures qualificatives : « gros« , « petit« , « chauve de crâne« , « gris de menton« , « laid« , et correspond étroitement au rôle thématique « repoussant ».

Le parcours « rencontre » rappelle la configuration « aventure ». Ce parcours figuratif décrit une rencontre fortuite avec des figures du comportement : « descendre la rue de la Chaussée‑d’Antin« , « s’arrêter à contempler un magasin », « considérer la vitrine« , « entendre une voix à l’intérieur de la boutique« , « voir un marchand en train de montrer un objet à un client« . Il se rapporte au rôle thématique « chanceuse ».

Séquence 6

Cette séquence poursuit les configurations « états affectifs » pour la « petite provinciale » et « traits caractéristiques » pour l »‘écrivain », et instaure la configuration « traits caractéristiques » pour la « petite provinciale » et « nouer une relation » pour la « petite provinciale » et l »‘écrivain ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « excitation » à deux reprises dans la séquence, au début et à la fin. Ce parcours figuratif apparaît sous la description de l’entrée de la « petite provinciale » dans le magasin et sous l’épithète « saisie d’une audace affolée« . Il décrit une femme dans un état de légère ivresse et correspond au rôle thématique « excitée ».

Pour l »‘écrivain », la configuration « traits caractéristiques » se déploie avec deux parcours figuratifs: « avarice », « connaisseur en femmes ».

L »‘avarice » apparaît sous les figures de la séquence dialogique entre le marchand et l »‘écrivain ». Ce parcours figuratif décrit un homme qui a de l’argent et refuse de le dépenser. Il se rapporte au rôle thématique « avare ».

Le parcours figuratif, ainsi que le rôle thématique, « connaisseur en femmes » se retrouve sous des figures du comportement: « la regarder de pieds à la tête« , « la détailler », et sous des figures de qualification: « en observateur », « oeil un peu fermé« , « en connaisseur ».

Pour la « petite provinciale », la configuration « traits caractéristiques » se manifeste avec le parcours « séduisant ». Ce parcours figuratif décrit une femme qui plaît au sexe masculin. Il se construit avec trois attributs : « charmante« , « animée », « éclairée« , et se rapporte au rôle thématique « séduisante ».

La configuration « nouer une relation » se déploie avec un parcours figuratif : « aborder l’homme ». Ce parcours figuratif apparaît sous des figures du comportement : « entrer dans le magasin« , « s’avancer vers le marchand et l’écrivain« , « leur adresser la parole« . Il correspond au rôle thématique « audacieuse ».

Séquence 7

Cette séquence étend la configuration « nouer une relation » et reprend la configuration « états affectifs ».

La configuration « nouer une relation » se déploie avec trois parcours figuratifs : « se présenter », « faire connaissance », « donner rendez‑vous ».

Le parcours « se présenter » se retrouve sous des figures du comportement : « se tourner vers l’écrivain« , « lui présenter ses excuses« , « lui faire un cadeau« . Ce parcours figuratif rappelle le rôle thématique « audacieuse ».

Le parcours « faire connaissance » se déploie successivement pour la « petite provinciale » et pour l »‘écrivain ». Pour la femme, ce parcours figuratif apparaît sous les figures du comportement suivantes : « parler de son admiration« , « citer ses oeuvres« , « être éloquente« . Il correspond au rôle thématique « ensorcelante ». Pour l’homme, ce parcours figuratif se manifeste avec les figures du comportement suivantes : « causer« , « plonger en elle ses yeux aigus« , « chercher à la deviner ». Il se rapporte au rôle thématique « ensorcelé ».

Le parcours « donner rendez‑vous » comporte trois séquences :

  1. « faire un cadeau »;
  2. « rejeter le refus »;
  3. « arriver à un compromis ».

La première séquence se manifeste avec les figures du discours direct suivantes : « Monsieur, dit‑elle, faites‑moi un grand, un très grand plaisir. Permettez‑moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes. » Cette séquence correspond au rôle thématique « généreuse ».

La deuxième séquence se déploie avec les figures d’ »obstination » et les figures de « poursuite ». L »‘obstination » apparaît sous les figures du comportement :

  1. « insister » et « se montrer intraitable » pour la femme, et « résister », « prier » et « insister » pour l’homme;
  2. une épithète : « obstinée »;
  3. les figures du discours direct suivant : « Eh bien! je vais le porter chez vous tout de suite; où demeurez‑vous? ».

La « poursuite » se retrouve sous les figures du comportement : « payer son acquisition« , « se sauver vers un fiacre« , « sauter en voiture« , pour la femme; « refuser de donner son adresse« , « courir pour la rattraper« , « la joindre« , « s’élancer », « tomber presque sur elle« , « s’asseoir à son côté« , pour l’homme. Cette séquence se rapporte aux rôles thématiques « importune » et « importuné ».

La troisième séquence se manifeste avec les figures du comportement suivantes : « poser ses conditions » pour la femme et « accepter » pour l’homme.

La configuration « états affectifs » reprend le parcours « excitation ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures du comportement : « parier avec une voix tremblante« , « frissonner de plaisir« , « avoir une audace suprême« , et avec des figures qualificatives : « émue« , « grisée« , « comme les généraux qui vont donner l’assaut« . Il se rapporte au rôle thématique « excitée ».

Séquence 8

Dans cette séquence, cinq configurations se déploient : « aventure » pour la « petite provinciale » et l’ « écrivain », « traits caractéristiques » et « états affectifs » pour la « petite provinciale », et « milieu » et « traits caractéristiques » pour l' »écrivain ».

La configuration « aventure » se manifeste avec un parcours figuratif : « séduction ». Ce parcours figuratif se retrouve sous des figures du comportement et sous des figures des lieux publics et privés: « se promener au Bois de Boulogne« , « prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard« , « dîner au café Bignon« , « aller au théâtre du Vaudeville« , « rentrer chez l’écrivain« , « faire l’amour ». Il décrit une séduction dans laquelle les rôles sont inversés : la « petite provinciale » et l »‘écrivain » assument respectivement les rôles thématiques « soupirant » et « soupirante ». Le « soupirant » apparaît sous :

  1. des figures du comportement : « ordonner’, « ajouter’, « demander’, « interrompre »;
  2. des figures argumentatives: « alors« , « eh bien« ;
  3. l’impératif.

La « soupirante » se manifeste avec les figures « un peu d’hésitation » et « répondre« .

Pour la « petite provinciale », la configuration « traits caractéristiques » se déploie avec le parcours « chaste ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures du comportement : « se déshabiller bien vite« , « se glisser dans le lit sans prononcer une parole« , « attendre« , et avec des figures qualificatives : « blottie contre le mur », « simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province« .

Pour l »‘écrivain », la configuration « traits caractéristiques » reprend le parcours « connaisseur en femmes » et instaure le parcours « débauché ».

« Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices » : cet énoncé rappelle le parcours figuratif et le rôle thématique « connaisseur en femmes ».

« Il était plus exigeant qu’un pacha à trois queues » : cet énoncé manifeste le parcours figuratif et le rôle thématique « débauché ».

La configuration « états affectifs » reprend le parcours « excitation » à deux reprises. Au début de la séquence, l »‘excitation » se manifeste avec les figures suivantes : « folle de joie« , « et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : « Enfin, enfin! » ». A la fin de la séquence, l »‘excitation » se retrouve sous une figure qualificative : « secouée des pieds à la tête« , et sous des figures du comportement : « se mettre à rire d’un rire tremblant« , « frissonner par instants« , « avoir des envies de fuir et des envies de rester », « se cramponner à la rampe ».

La configuration « milieu » reprend le parcours « milieu social ». Ce parcours figuratif est décrit avec des figures désignant les activités qui composent le rituel parisien : « se promener au Bois de Boulogne« , « prendre l’absinthe de fin d’après‑midi dans un grand café du boulevard« , « dîner au café Bignon« , « aller au théâtre du Vaudeville ». Il se rapporte au rôle thématique « grand bourgeois ».

Séquence 9

Dans cette séquence, deux configurations se déploient : « états affectifs » pour la « petite provinciale » et « traits caractéristiques » pour l’ « écrivain ».

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « remords ». Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « navrée ». Il apparaît sous la description du sommeil et du physique de l’ « écrivain » et les figures suivantes : « nuit« , « troublée par le tic‑tac de la pendule« , « navrée« , « songer, immobile, aux nuits conjugales« .

La configuration « traits caractéristiques » reprend le parcours figuratif et rappelle le rôle thématique « repoussant » avec les figures « petit« , « tout rond« , « ventre en boule« , « vingt cheveux fatigués » et « crâne nu ».

Séquence 10

Cette séquence met en place la configuration « séparation » et reprend la configuration « états affectifs ».

La configuration « séparation » se déploie avec deux parcours figuratifs : « évasion », « explication ».

L »‘évasion » se manifeste à deux reprises. Au début de la séquence, ce parcours figuratif est décrit avec une figure temporelle : « l’aurore enfin glissa un peu de jour », et avec des figures du comportement : « se lever’, « s’habiller sans bruit », « ouvrir la porte ». A la fin de la séquence, ce parcours figuratif est construit avec des figures du comportement : « se sauver », « descendre l’escalier », « se jeter dans la rue ».

L »‘explication » se manifeste avec les figures de la séquence dialogique entre la « petite provinciale » et l »‘écrivain », et les figures du comportement « demander », « balbutier », et « répondre ». A l’instar de la « séduction », il y a un renversement des rôles : la « petite provinciale » et l »‘écrivain » sont respectivement le « tombeur » et la « femme délaissée ». La « petite provinciale » rompt l’aventure et l »‘écrivain » demande une explication.

La configuration « états affectifs » se manifeste avec le parcours « honte ». Ce parcours figuratif se rapporte au rôle thématique « femme qui a honte ». Il se trouve décrit avec :

  1. des figures du comportement : « rester debout« , « balbutier », « ne pas répondre« , « se rapprocher doucement« ;
  2. des figures qualificatives : « confuse« , « rougissante comme une vierge« ;
  3. des figures du discours direct : « J’ai voulu connaître … le… le vice … eh bien … eh bien, ce n’est pas drôle. »

Séquence 11

Le récit s’achève avec la configuration « états affectifs ». Un parcours figuratif en ordonne les figures : « repentir ».

Le parcours « repentir » apparaît sous la figure d’ « un vif regret d’une faute » : « sangloter », et sous les figures d’ « un désir de réparer la faute » : « balayer quelque chose« , « pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités« . Ce parcours figuratif correspond au rôle thématique « repentante ».

Bilan du discours englobant et du récit englobé :

Les tableaux ci‑après récapitulent les éléments discursifs et/ou mettent en évidence les rapports entre les éléments discursifs et les éléments narratifs.

Tableau 1: Composition thématique des principaux personnages. Le tableau 1 présente les rôles thématiques selon les principaux personnages : « petite provinciale », « écrivain », « narrateur ».

Personnage Rôles thématiques
Petite provinciale « épouse et ménagère »
« agitée »
« rêveuse »
« épouse délaissée »
« femme qui s’ennuie »
« enfermée et isolée »
« insatisfaite »
« curieuse »
« rusée »
« femme qui cherche désespérément un homme connu »
« petite bourgeoise »
« désespérée »
« chanceuse »
« excitée »
« séduisante »
« audacieuse »
« généreuse »
« ensorcelante »
« importune »
« soupirant »
« chaste »
« navrée »
« tombeur »
« femme qui a honte »
« repentante »
Ecrivain « grand bourgeois »
« repoussant »
«  avare »
«connaisseur en femmes »
« ensorcelé »
« importuné »
« soupirante »
« débauché »
« femme délaissée »
Narrateur « moralisateur »
« connaisseur »
« rapporteur »

Tableau 2 : Représentation de l’acteur « la petite provinciale ». Le tableau 2 présente les rôles thématiques et les rôles actantiels qui composent la « petite provinciale » selon les programmes narratifs.

Acteur
Rôles actantiels Rôles thématiques
Sujet d’état de PN1 « épouse et ménagère »
« agitée »
« rêveuse »
« épouse délaissée »
« femme qui s’ennuie »
« enfermée et isolée »
« insatisfaite »
«  curieuse »
Sujet opérateur de PN1 « femme qui cherche désespérément un homme connu »
« soupirant »
« excitée »
« chaste »
Sujet d’état de PN2 « désespérée »
Sujet d’état de PN3 « chanceuse »
Sujet opérateur de PN3 « excitée »
« séduisante »
« audacieuse »
« généreuse »
« ensorcelante »
« importune »
Sujet de PN4 « navrée »
Sujet opérateur de PN4 « tombeur »
« femme qui a honte »
« repentante »

Explications :

Acteur = lieu de rencontre des rôles thématiques et des rôles actantiels,

PN1 = « aventure ».

PN2 = « vie conjugale ».

PN3 = « nouer une relation ».

PN4 = « séparation ».

Tableau 3 : Rapports entre les programmes narratifs et les parcours figuratifs. Le tableau 3 présente les programmes narratifs et les parcours figuratifs qu’ils prennent en charge.

Programme narratif Parcours figuratifs
PN1 (aventure) « milieu familial »
« agitation »
« rêverie »
« délaissement »
« ennui »
« solitude »
« insatisfaction »
« curiosité »
« départ »
« recherche »
« séduction »
« chaste »
« débauché »
« excitation »
« milieu social »
PN2 (vie conjugale) « désespoir »
« milieu social »
PN3 (nouer une relation) « milieu social »
« repoussant »
« rencontre »
« excitation »
« avare »
« connaisseur en femmes »
« séduisante »
« généreuse »
« aborder l’homme »
« se présenter »
« faire connaissance »
« donner rendez-vous »
PN4 (séparation) « remords »
« repoussant »
« évasion »
« explication »
« honte »
« repentir »

Le schéma ci‑dessous complète celui présenté à la fin du bilan du récit englobé de l’analyse narrative.

PN (joie)                                    PN (tristesse)

PN 3            PN 1                   PN 2               PN 4

(nouer une relation)               (aventure)                        (vie conjugale)                         (séparation)

« milieu social »            « milieu familial »                        « désespoir »                             « remords »

« repoussant »            « agitation »                        « milieu social »                         « repoussant »

« rencontre »            « rêverie »                                                     « évasion »

« excitation »            « délaissement »                                          « explication »

« avare »            « ennui »                 « honte »

« connaisseur en femmes »            « solitude »                 « repentir »

« séduisante »            « insatisfaction »

« généreuse »            « curiosité »

« aborder l’homme »            « départ »

« se présenter »            « recherche »

« faire connaissance »            « séduction »

« donner rendez‑vous »            « chaste »

« débauché »

« excitation »

« milieu social »

LE NIVEAU PROFOND

  1. ANALYSE SEMIQUE

L’analyse sémique a pour objet de déconstruire les figures du récit englobé en unités minimales de signification.

Le tableau ci‑dessous présente les traits sémiques selon les parcours figuratifs et donne des explications pour chacun.

Séquence Parcours figuratif Traits sémiques Explications
1 « milieu familial » /enfermée/ La femme est enfermée dans un mariage.
/honnête/ La femme est une chaste épouse.
« agitation » /manque/ La femme a des besoins sensuels non-satisfaits.
/remplie/ La femme est remplie d’émotions violentes : elle brûle de désir.
« rêverie » /enfermée/ Le manque est censuré.
/solitude/ La femme réalise plusieurs activités individuelles dans la solitude.
/remplie/ La tête de la femme est remplie d’images sensuelles.
/impure/ Les images sensuelles font outrage aux bonnes moeurs et à la pudeur.
/dehors/ La femme convoite les mondanités de la haute société parisienne.
« délaissement » /libre/ La nuit, au lit avec son mari, la femme s’évade imaginairement de son mariage : elle se laisse aller sans retenue à ses pensées illicites.
/impure/ Les images de débauche font outrage aux bonnes moeurs et à la pudeur.
/remplie/ La tête de la femme est remplie d’images illicites.
/manque/ Il y a un manque de rapports sensuels dans le couple : le mari dort et la femme se figure la vie affolante des hommes connus.
2 « ennui » /mélancolique/=/triste/ La femme ne trouve pas d’intérêt ni de plaisir à sa vie.
« solitude » /enfermée/ /isolée/ La femme vit enfermée et isolée.
/pure/ La femme est sans défaut moral.
« insatisfaction » /manque/ Les ardeurs secrètes manifestent des besoins non-satisfaits.
/renfermé/ Le manque est censuré.
/remplie/ La femme est remplie d’émotions violentes.
« curiosité » /prémédité/ La femme prémédite d’avoir une liaison extra- conjugale.
/malhonnête/ La femme envisage un comportement moralement mauvais.
/impure/ La femme a des pensées contraires aux bonnes moeurs et à la pudeur.
« départ » /prémédité/ La femme prépare en calculant son départ pour Paris.
/libre/ La femme s’évade littéralement de son mariage:
elle part pour Paris, sans son mari, pour réaliser ses rêves.
3 « recherche » /prémédité/ La femme se construit un alibi pour une éventuelle absence nocturne.
/réfléchi/ Le déroulement de la recherche manifeste une activité mentale de préparation préalable.
/fermé/ vs /ouvert/ /grands cafés/ vs /boulevards/
=/lieu de discrimination/ vs /lieu d’intégration/
/fermé/ Temples, caverne, catacombes : des lieux qui désignent des milieux où l’on s’introduit difficilement.
4 « désespoir’ /haut/ vs /bas/ /hommes connus/ vs /parents/
=/gens à un degré élevé de l’échelle sociale/ vs /gens à un degré peu élevé de l’échelle sociale/
=/haute bourgeoisie/ vs /petite bourgeoisie/
/honnête/ La femme envisage un comportement moralement bon : elle songe à retourner à sa famille.
/pure/ La femme a des pensées conformes aux bonnes moeurs et à la pudeur.
5 «  rencontre » /hasard/ La rencontre se produit sans calcul.
/fermé/ vs /ouvert/ /magasin/ vs /rue/=>/lieu de discrimination/ vs /lieu d’intégration/
/dehors/ La femme est à l’extérieur du magasin = La femme est à l’extérieur du milieu qu’elle valorise
« milieu social » /haut/ L’homme se trouve à un degré élevé de l’échelle sociale : c’est un grand bourgeois.
/dedans/ L’homme est à l’intérieur du magasin. = L’homme fait partie du milieu que la femme désire intégrer.
« repoussant » /laid/ L’homme a un physique qui inspire la répugnance.
6 « aborder /impulsif/ La femme entre dans le magasin et aborde l’homme sous l’impulsion de mouvements irréfléchis.
l’homme »
/dedans/ La femme entre dans le magasin. => La femme pénètre le milieu qu’elle valorise.
« excitation » /gaie/ La femme est dans un état de légère ivresse.
« séduisante » /jolie/ La femme a un physique qui plaît.
« connaisseur en femmes » /impur/ L’homme a des pensées impures : il convoite une femme mariée.
7 « se présenter » /spontané/ La femme agit sans réflexion ni calcul.
« faire connaissance » /naturel/ La femme s’exprime avec sincérité et naturel.
/expansive/ La femme communique librement, et avec abandon, ses sentiments et ses opinions.
l
/impur/ L’homme a des pensées impures: il convoite une femme mariée.
« donner rendez-vous »

/impulsif/ L’offre du cadeau est un acte impulsif.
/spontané/ L’obstination est une réaction spontanée au refus du cadeau.
/imposé/ La femme s’impose par l’obstination auprès de l’homme.
/subi/ L’homme subit l’obstination de la femme.
« excitation » /ivre/ La femme est dans un état d’euphorie.
8 « séduction » /imposé/ La femme impose sa volonté.
/subi/ L’homme subit la volonté de la femme.
/dedans/ La femme s’est introduite dans le milieu qu’elle valorise.
/compagnie/ + La femme réalise plusieurs activités collectives en compagnie de l’homme et découvre le rituel parisien.
/communauté/
/expansive/ La femme communique librement ses sentiments et ses souhaits.
« chaste » /chaste/ La femme se conduit comme une vierge.
/satisfaction/ La femme satisfait ses besoins sensuels.
/impur/ Le comportement de la femme est contraire aux bonnes moeurs. => La femme n’est plus sans défaut moral,
/malhonnête/ La femme n’est plus une chaste épouse.
«connaisseur en femmes » /impur/ L’homme vit dans la débauche : il connaît les vices des femmes de la haute société parisienne.
« débauche » /débauché/ L’homme se conduit comme un débauché.
«excitation » /ivre/ La femme est dans un état d’euphorie.
/impur/ vs /impur/ /fuir/ vs /rester/
/comportement moralement bon/ vs /comportement moralement mauvais/
/honnête/ vs /fuir/ vs /rester/ = /épouse fidèle/ vs /épouse infidèle/
/malhonnête/
« milieu social » /haut/ L’homme se trouve à un degré élevé de l’échelle sociale.
9 « remords » /enfermée/ La femme est enfermée dans une liaison amoureuse : elle est retenue dans le lit de l’homme par la nuit.
/libre/ La femme s’évade en pensée de la liaison : elle songe aux nuits conjugales.
/pur/ La femme a des pensées conformes aux bonnes mœurs : elle songe aux nuits conjugales.
/lucide/ La femme n’est plus dans un état d’euphorie et se rend compte de sa transgression.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de regret face à sa transgression.
« repoussant » /laid/ L’homme a un physique qui inspire la répugnance.
10 « évasion » /enfermée/ La femme est enfermée dans une liaison amoureuse: elle est retenue dans la chambre de l’homme par lui.
/libre/ La femme quitte la chambre de l’homme et se libère d’une liaison compromettante.
« explication » + « honte » /involontaire/ La femme parle et agit contre son gré.
/forcé/ La femme ne veut pas communiquer ses sentiments ni sa motivation.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de regret face à sa transgression.
11 « repentir » /vide/ La femme renonce à ses rêves surexcités et à ses émotions et impulsions violentes.
/triste/ La femme éprouve un sentiment de tristesse face à son destin : la routine de la vie conjugale.
  1. ANALYSE DES ISOTOPIES

L’analyse des isotopies s’appuie sur les traits sémiques dans le récit englobé pour dénommer les isotopies sémiologiques et l’isotopie sémantique.

Les isotopies sémiologiques assurent la cohérence des parcours figuratifs. Elles sont produites par la redondance de catégories sémiques nucléaires qui définissent les parcours figuratifs.

L’isotopie sémantique assure la cohérence et la cohésion de tous les parcours figuratifs. Elle est produite par la redondance de catégories sémiques classématiques qui assurent la mise en contexte des parcours figuratifs.

4.1.  Des traits sémiques aux isotopies sémiologiques

Dans le récit englobé, il y a six isotopies sémiologiques :

  1. l’isotopie /affectivité/ avec des traits sémiques se rapportant aux sentiments et aux états de plaisir et de bonheur ;
  2. l’isotopie /traits caractéristiques/ avec des traits sémiques se rapportant au caractère et aux caractéristiques physiques ;
  3. l’isotopie /comportement/ avec des traits sémiques se rapportant à la manière de se conduire et d’agir ;
  4. l’isotopie /moral/ avec des traits sémiques se rapportant aux moeurs et aux convenances ;
  5. l’isotopie /relationnel/ avec des traits sémiques se rapportant aux liens de dépendance et/ou d’influence ;
  6. l’isotopie /social/ avec des traits sémiques se rapportant aux classes sociales.

Le tableau ci‑dessous présente les six isotopies sémiologiques et les parcours figuratifs et oppositions qui les engendrent.

Isotopie sémiologique Oppositions sémiques Parcours figuratifs
/affectivité/ /manque/ vs /satisfaction/ « agitation », « rêverie »,
/renfermée/ vs /expansive/ « délaissement », « ennui »,
/remplie/ vs /vide/ « insatisfaction », « excitation »,
/triste/ vs /gaie/ « faire connaissance »,
/ivre/ vs /lucide/ « remords », « séduction »,
/plein/ vs /vide/ « explication », « chaste »,
« honte », « repentir ».
/traits caractéristiques/ /renfermée/ vs /expansive/ « rêverie », « ennui »,
/triste/ vs /gaie/ « insatisfaction », « excitation »,
/jolie/ vs /laid/ « repoussant », « séduisante »,
/chaste/ vs /débauché/ « faire connaissance »,
/honnête/ vs /déshonnête/ « séduction », « chaste », « milieu familial ».
/comportement/ /prémédité/ vs /hasard/ « rêverie », « curiosité »,
/réfléchi/ vs /impulsif/ « insatisfaction », « départ »,
/spontané/ vs /involontaire/ « recherche », « rencontre »,
/naturel/ vs /forcé/ « aborder l’homme », « donner rendez-vous ».
/chaste/ vs /débauché/ « se présenter »,
/honnête/ vs /déshonnête/ « faire connaissance »,
/pur/ vs /impur/ « séduction », « chaste »,
/imposé/ vs /subi/ « explication », « honte »,
/renfermée/ vs /expansive/ remords », « milieu familial »,
« connaisseur en femmes »,
« désespoir ».
/moral/ /honnête/ vs /malhonnête/ « milieu familial », « chaste »,
/pur/ vs /impur/ « rêverie », « délaissement »,
/chaste/ vs /débauché/ « curiosité », « désespoir’’,
« débauché », « connaisseur en femmes », « excitation ».
/relationnel/ /enfermée/ vs /libre/ « milieu familial », « rêverie »,
/solitaire/ vs /compagnie/ « délaissement », « chaste »,
/manque/ vs /satisfaction/ « solitude », « séduction »,
/isolée/ vs /communauté/ « insatisfaction », « départ »,
« remords », « évasion ».
/social/ /fermé/ vs /ouvert/ « recherche », « désespoir’,
/haut/ vs /bas/ rencontre », « milieu social »,
/dehors/ vs /dedans/ aborder l’homme »,
séduction ».

4.2.  Des isotopies sémiologiques à l’isotopie sémantique

L’isotopie sémantique qui assure la compatibilité des parcours figuratifs et la liaison des isotopies sémiologiques entre elles, est désignée par l’opposition : /dysphorique/ vs /euphorique/.

La manifestation et la succession des programmes narratifs et les parcours figuratifs montrent que la « petite provinciale » oscille entre la « tristesse » et la « gaieté ». La « petite provinciale » est « triste » avant et après l’aventure et « gaie » pendant l’aventure.

La représentation ci‑après projette l’écart de l’isotopie sémantique sur les isotopies sémiologiques.

Classèmes           +     sèmes nucléaires            =       sémèmes organisés

du plan sémantique                                 des plans sémiologiques                                         par les parcours figuratifs

/dysphorique/            +            /affectivité/            =                 « ennui »

+            /comportement/                   =                 « milieu familial »

+            /moral/            =                 « solitude »

+            /relationnel/            =                 « solitude »

+            /social/            =                 ‘’rêverie »

+            /traits caractéristiques/            =                   « rêverie »

=                   « solitude »

/euphorique/            +            /affectivité/            =                 « excitation »

+            /comportement/            =                   « chaste »

+            /moral/            =                   « chaste »

+            /relationnel/            =                   « séduction »

+            /social/            =                   « séduction »

+            /traits caractéristiques/            =                   « faire connaissance »

=                   « séduction »

Explication de la représentation

  1. La différence entre /triste/ et /gaie/ sur l’isotopie /affectivité/ est prise en charge par les parcours figuratifs « ennui » et « excitation ».
  2. La différence entre /honnête/ et /malhonnête/ sur l’isotopie /comportement/ est prise en charge par les parcours figuratifs « milieu familial » et « chaste ».
  3. La différence entre /pur/ et /impur/ sur l’isotopie /moral/ est prise en charge par les parcours figuratifs « solitude » et « chaste ».
  4. La différence entre /isolé/ et /communauté/ sur i’isotopie /relationnel/ est prise en charge par les parcours figuratifs « solitude » et « séduction ».
  5. La différence entre /dehors/ et /dedans/ sur l’isotopie /social/ est prise en charge par les parcours figuratifs « rêverie » et « séduction ».
  6. La différence entre /renfermé/ et /expansive/ sur l’isotopie /traits caractéristiques/ est prise en charge par les parcours figuratifs « rêverie » et « solitude », et « faire connaissance » et « séduction ».

La projection de l’écart de l’isotopie sémantique sur le carré sémiotique donne une représentation des relations entre les valeurs de sens de la forme suivante :

/triste/                                                             /gaie/

/honnête/                                                      /malhonnête/

/dysphorique/                                            /euphorique/

/pur/                                                                  /impur/

/isolé/                                                               /communauté/

/dehors/                                                          /dedans/

/renfermé/                                                   /expansive/

/non‑gaie/         /non‑euphorique/                   /non‑dsyphorique/                       /non‑triste

4.3.  Des programmes narratifs aux opérations profondes

Dans la manifestation du récit englobé les PN se suivent ainsi : PN→ PN2 → PN3→ PN1 → PN4.

Le déploiement d’un PN donne lieu à des figures du « faire » qui prennent sens sur chacune des isotopies sémiologiques : « s’épanouir » sur l’isotopie /affectivité/ ; « satisfaire sa curiosité » sur l’isotopie i comportement/ ; « pécher » sur l’isotopie /moral/ ; « connaître la liberté sociale » sur l’isotopie /relationnel/ ; « intégrer la haute société parisienne » sur l’isotopie /social/ ; « découvrir le moi profond » sur l’isotopie /traits caractéristiques/.

Chaque PN prend en charge les opérations qui s’instaurent entre les valeurs du plan profond :

‑ la négation de /dysphorique/ correspond au « départ » pour Paris de la femme et à sa recherche d’un homme connu; cette négation rend possible la sélection de /euphorique/ manifesté par la « rencontre », par « aborder l’homme », par « se présenter », par « faire connaissance », par « donner rendez-vous » et par la « séduction »;

‑ la négation de /euphorique/ correspond au « remords » de la femme après la consommation de l’aventure, à l »‘évasion » et l »‘explication » au lendemain de l’aventure, et au « désespoir » face à l’échec apparent de la « recherche »; cette négation rend possible la sélection de /dysphorique/ manifesté par le « repentir », par le « délaissement », et par la « curiosité ».

En d’autres termes :

  1. /dsyphorique/                         /non‑dsyphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « départ » pour Paris de la femme et de « recherche » d’un homme connu.
  1. /non‑dysphorique/                         /euphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « rencontre », de « aborder l’homme », de « se présenter », de « faire connaissance », de « donner rendez-vous », et de « séduction ».
  1. /euphorique/                               /non‑euphorique/: ce passage est pris en charge par les opérations narratives de « remords », de « évasion », de « explication », et de « désespoir ».
  1. /non‑euphorique/                                  /dysphorique/ : ce passage est pris en charge par les opérations narratives de «repentir’.

Soit, sur le carré sémiotique :

/dysphorique/                                    /euphorique/

4                                                                          2­

3                                                                         1

/non‑euphorique/                      /non-dysphorique/

(1) et (2) correspondent au PN1 « aventure » et au PN3 « nouer une relation » ; (3) et (4) correspondent au PN2 « vie conjugale » et au PN « séparation ».

Résumé

Dans le récit englobé, il y a six isotopies sémiologiques qui assurent la cohérence des parcours figuratifs :

  1. /affectivité/;
  2. /traits caractéristiques/;
  3. /comportement/;
  4. /moral/;
  5. /relationnel/;
  6. /social/.

L’isotopie sémantique, qui assure la compatibilité des parcours figuratifs et la liaison des isotopies sémiologiques entre elles, est désignée par l’opposition : /dysphorique/ vs /euphorique/.

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BIBLIOGRAPHIE

ADAM, J.‑M. & REVAZ, F., L’analyse des récits, Paris, Seuil, 1996.

BARTHES, R., Introduction à l’analyse structurale des récits in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985 (p.167-206).

BARTHES, R., Les suites d’actions in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985 (p. 207-217).

ENTREVERNES, Groupe d’, Analyse sémiotique des textes, Ouvrage collectif, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979.

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ANNEXE

UNE AVENTURE PARISIENNE

Est‑il un sentiment plus aigu que la curiosité chez la femme? Oh! savoir, connaître, toucher ce qu’on a rêvé ! Que ne ferait‑elle pas pour cela ? Une femme, quand sa curiosité impatiente est en éveil, commettra toutes les folies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, ne reculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douées de cet esprit à triple fond qui semble, à la surface, raisonnable et froid, mais dont les trois compartiments secrets sont rem­plis : l’un, d’inquiétude féminine toujours agitée ; l’autre, de ruse colorée en bonne foi, de cette ruse de dévots, sophistique et redoutable; le dernier enfin, de canaillerie charmante, de tromperie exquise, de déli­cieuse perfidie, de toutes ces perverses qualités qui poussent au suicide les amants imbécilement crédules, mais ravissent les autres.

Celle dont je veux dire l’aventure était une petite provinciale, platement honnête jusque‑là. Sa vie, calme en apparence, s’écoulait dans son ménage, entre un mari très occupé et deux enfants, qu’elle éle­vait en femme irréprochable. Mais son coeur frémissait d’une curiosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu. Elle songeait à Paris, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Le récit des fêtes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner ses désirs ; mais elle était surtout mystérieusement troublée par les échos pleins de sous‑entendus, par les voiles à demi soulevés en des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes.

De là‑bas elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu.

Et pendant les longues nuits de rêve, bercée par le ronflement régulier de son mari qui dormait à ses côtés sur le dos, avec un foulard autour du crâne, elle songeait à ces hommes connus dont les noms apparaissent à la première page des journaux comme de grandes étoiles dans un ciel sombre ; et elle se figurait leur vie affolante, avec de continuelles débauches, des orgies antiques épouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualité si compliqués qu’elle ne pouvait même se les figurer.

Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre des passions humaines ; et toutes leurs maisons recelaient assurément des mystères d’amour prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusement monotones et banales qui constituent, dit‑on, le bonheur du foyer. Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquille comme un fruit d’hiver dans une armoire close; mais rongée, ravagée, bouleversée d’ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s’être jetée une fois, une seule fois, tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris, inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer (les raisons qui lui permettraient au besoin de s’absenter deux jours ou plutôt deux nuits, s’il le fallait, ayant retrouvé, disaitelle, des amis qui demeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir, sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l’oeil les grands cafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, qui lui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel de l’amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgies d’artistes et d’actrices; rien ne lui révélait les temples de ces débauches qu’elle imaginait fermés par un mot magique, comme la caverne des Mille et Une Nuits et ces catacombes de Rome, où s’accomplissaient secrètement les mystères d’une religion persécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans sa tête ; et, désespérée, elle songeait à s’en retourner, quand le hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée‑d’Antin, elle s’arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelots japonais si colorés qu’ils donnent aux yeux une sorte de gaieté 2. Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potiches aux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, à l’intérieur de la boutique, le patron qui, avec force révérences, montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton, un énorme magot ventru, pièce unique, disait‑il.

Et à chaque phrase du marchand, le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, des messieurs élégants, contemplaient, d’un coup d’oeil furtif et rapide, d’un coup d’oeil comme il faut et manifestement respectueux, l’écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot de porcelaine. Ils étaient aussi laids l’un que l’autre, laids comme deux frères sortis du même flanc.

Le marchand disait : «  Pour vous, monsieur Jean Varin, je le laisserai à mille francs ; c’est juste ce qu’il me coûte. Pour tout le monde ce serait quinze cents francs; mais je tiens à ma clientèle d’artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ils viennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach m’achetait une grande coupe ancienne. J’ai vendu l’autre jour deux flambeaux comme ça (sont‑ils beaux, dites ?) à M. Alexandre Dumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait, elle serait vendue, monsieur Varin. »

L’écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l’objet, mais songeant à la somme; et il ne s’occupait pas plus des regards que s’il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l’oeil fixé effrontément sur lui, et elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui‑même, Jean Varin !

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa la potiche sur une table. «  Non, c’est trop cher », dit-il.

Le marchand redoublait d’éloquence. « Oh ! monsieur Jean Varin, trop cher ? cela vaut deux mille francs comme un sou. »

L’homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours le bonhomme aux yeux d’émail : « Je ne dis pas non ; mais c’est trop cher pour moi. »

Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança :

« Pour moi, dit‑elle, combien ce bonhomme ? »

Le marchand, surpris, répliqua :

« Quinze cents francs, madame. »

« Je le prends. »

L’écrivain, qui jusque‑là ne l’avait pas même aperçue, se retourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête en observateur, l’oeil un peu fermé ; puis, en connaisseur, il la détailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flamme qui jusque‑là dormait en elle. Et puis une femme qui achète un bibelot quinze cents francs n’est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse ; et se tournant vers lui, la voix tremblante : «  Pardon, monsieur, j’ai été sans doute un peu vive ; vous n’aviez peut‑être pas dit votre dernier mot. »

Il s’inclina : «  Je l’avais dit, madame. »

Mais elle, tout émue : « Enfin, monsieur, aujourd’hui ou plus tard, s’il vous convient de changer d’avis, ce bibelot est à vous. Je ne l’ai acheté que parce qu’il vous avait plu. »

Il sourit, visiblement flatté. « Comment donc me connaissiez‑vous ? » dit‑il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses oeuvres, fut éloquente.

Pour causer, il s’était accoudé à un meuble, et plongeant en elle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclame vivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l’autre bout du magasin : « Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est‑ce beau ? » Alors toutes les têtes se levaient, et elle frissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec un Illustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les généraux qui vont donner l’assaut. ‑ « Monsieur, dit‑elle, faites‑moi un grand, un très grand plaisir. Permettez‑moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes. »

Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant de grand coeur.

Elle, obstinée, lui dit : « Eh bien ! je vais le porter chez vous tout de suite où demeurez‑vous ? »

Il refusa de donner son adresse ; mais elle, l’ayant demandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle se sauva vers un fiacre. L’écrivain courut pour la rattraper, ne voulant point s’exposer à recevoir ce cadeau, qu’il ne saurait à qui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et il s’élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui se mettait en route; puis il s’assit à son côté, fort ennuyé.

Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Comme ils arrivaient devant la porte, elle posa ses conditions. « Je consentirai, dit‑elle, à ne point vous laisser cela, si vous accomplissez aujourd’hui toutes mes volontés. »

La chose lui parut si drôle qu’il accepta.

Elle demanda : « Que faites-vous ordinairement à cette heure‑ci ? »

Après un peu d’hésitation            : « Je me promène », dit‑il.

Alors, d’une voix résolue, elle ordonna            : « Au Bois ! »

Ils partirent.

Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. « Que faites‑vous tous les jours a cette heure ? » dit‑elle.

Il répondit en riant : « je prends l’absinthe. »

Alors, gravement, elle ajouta : « Alors, monsieur, allons prendre l’absinthe. »

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu’il fréquentait, et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elle était folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : « Enfin, enfin !»

Le temps passait, elle demanda : «  Est‑ce l’heure de votre dîner ? »

Il répondit : « Oui, madame. »

« Alors, monsieur, allons dîner. »

En sortant du café Bignon : « Le soir, que faites­ vous ? » dit‑elle.

Il la regarda fixement Cela dépend ; quelquefois je vais au théâtre. »

« Eh bien, monsieur, allons au théâtre. »

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloire suprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise aux fauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main : « Il me reste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse….. » Elle l’interrompit. ‑ « A cette heure‑ci, que faites‑vous toutes les nuits ? »

« Mais… mais… je rentre chez moi. »

Elle se mit à rire, d’un rire tremblant.

« Eh bien, monsieur… allons chez vous. »

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toute secouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des envies de rester, avec, tout au fond du coeur, une bien ferme volonté d’aller jusqu’au bout.

Dans l’escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant son émotion devenait vive ; et il montait devant, essoufflé, une allumette‑bougie à la main.

Dès qu’elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite et se glissa dans le lit sans prononcer une parole; et elle attendit, blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province, et lui plus exigeant qu’un pacha à trois queues. lls ne se comprirent pas, pas du tout.

Alors il s’endormit. La nuit s’écoula, troublée seulement par le tic‑tac de la pendule; et elle, immobile, songeait aux nuits conjugales ; et sous les rayons jaunes d’une lanterne chinoise elle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, tout rond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballon gonflé de gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d’orgue, des renâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingt cheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement, fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ils devaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d’un coin de sa bouche entrouverte.

L’aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés. Elle se leva, s’habilla sans bruit, et déjà elle avait ouvert à moitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s’éveilla en se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement ses sens, puis, quand toute l’aventure lui fut revenue, il demanda : * Eh bien, vous partez ? »

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia : « Mais oui ‘ voici le matin. »

Il se mit sur son séant Voyons, dit‑il, à mon tour j’ai quelque chose à vous demander. »

Elle ne répondait pas, il reprit : « Vous m’avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche, avouez‑moi pourquoi vous avez fait tout ça ; car je n’y comprends rien. »

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. « J’ai voulu connaître… le… le vice… eh bien… eh bien, ce n’est pas drôle. »

Et elle se sauva, descendit l’escalier, se jeta dans la rue.

L’armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d’un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi‑cercle devant eux; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil.

Et il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tète la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin,

Et, dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota.

***

[1] A. FONYI, Notes in Guy de MAUPASSANT, Les sœurs Rondoli et autres contes sensuels, Paris, Flammarion, 1995, p. 222.

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Phumule NGWENYA
dans le cadre du séminaire de Méthodologie Littéraire

pour l’obtention du DESFLE

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY