Le sec et l’humide « La Peste » d’Albert Camus : un fléau dans un lieu sec

 

Le sec et l’humide « La Peste » d’Albert Camus : un fléau dans un lieu sec

Oran, lieu sec. Sec au double sens du mot : d’abord à cause du climat, marqué par l’excès et trop sec pour qu’on s’y sente bien ; ensuite, à cause de l’atmosphère de cette ville, si étrangère aux émotions fortes et aux grands sentiments. S’il n’y avait pas la peste, il serait difficile d’écrire un roman sur Oran : l’âme de la ville est peu romanesque ; il y manque tout ce qui évoque l’intérêt ou la sympathie (1).

Dans la description de Camus, Oran est une ville sans tendresse et sans « soupçon d’autre chose » ; ici,

« les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales et les cercles où on joue gros jeu sur le hasard des cartes » (p. 1219) ((2).

La vie émotionnelle à Oran se réduit donc aux « désirs violents » des jeunes et aux vices modestes des plus âgés ; entre ces deux extrêmes,  il n’y a pas de milieu, il y a toujours trop ou pas assez de « désir d’autre chose » pour que puissent naître l’amitié, l’amour, la communication ou tout simplement la joie.
Après une brève période de révolte par laquelle passe la jeunesse, à Oran la vie s’organise autour de substituts qui ne sont qu’une image dégradée de ce que pourrait être la vie : une « boulomanie-boulimie » sombre remplace le plaisir de manger ; aux banquets se rencontrent des « amicales » qui ne sont pas constituées d’amis ; pour tout amour du risque, du changement et de ce qui n’est jamais décidé dans la vie, il y a seulement les jeux de cartes qui substituent au sentiment de liberté une tension fiévreuse et frénétique.

Surtout, le terme de « boulomane » utilisé dans cette description est révélateur de l’atmosphère de la ville telle que Camus la décrit, car l’aspect de l’abondance excessive, de ce qui est de trop (présent dans l’étymologie du nom d’origine grecque) fait penser aussi à son contraire, la faim, inséparable de cette consommation exagérée, comme c’est le cas dans la boulimie, l’une de ces maladies modernes provoquées par une pauvreté émotionnelle extrême au milieu de l’abondance. En effet, la déesse grecque Déméter, qui assurait l’abondance de la nourriture (« boûlos »), était aussi liée à une faim inhumaine et insatiable, et la boulimie dont elle a frappé Erysichthon, a d’abord coupé tous les liens de celui-ci avec le monde extérieur avant qu’elle ne montre son côté meurtrier et autodestructeur (3). Dans le néologisme « boulomanie » se rencontrent, par conséquent, l’excès de l’abondance pervertie en une manie sombre et pathologique, la faim, qui n’est que son pendant, la rupture des liens entre les humains et la notion d’une tension autodestructrice qui se retourne contre la nature et contre le sujet lui-même.

Les émotions, à Oran, sont ainsi marquées en même temps par un excès et par un manque mortels qui ne sont que deux aspects du même phénomène : une rupture sensible des liens entre les individus que la ville d’Oran – cette Babylone provinciale – représente symboliquement pour toutes les villes modernes (4) ; chez Camus : villes « boulomanes » et sèches. Le climat excessif de la côte algérienne devient une illustration de cette dialectique du « trop » et du « pas assez » : lui aussi passe d’une chaleur meurtrière à un « déluge de boue« , sans jamais retrouver l’équilibre viable pour l’homme. Ainsi la ville vit-elle une catastrophe biblique permanente – l’alternance constante entre le déluge et l’incendie – qui ne peut être supportée que parce qu’elle est devenue habituelle. Toutefois, le temps pour s’aimer, le temps pour vivre, en ce lieu n’arrive jamais : les temps doux, comme le printemps, ne s’annoncent que par les fleurs vendues sur les marchés de la ville, parce qu’il y a longtemps qu’il n’y a plus d’oiseaux à Oran. Quant aux plantes, il n’y en a probablement jamais eu. A vrai dire, il n’y a pas grand-chose à incendier ou à inonder dans la ville : elle est de pierre et de briques, laide et sans végétation, mais résistante aux catastrophes naturelles qui sont routine pour elle.

Pour vivre dans ce climat excessif, Oran a rompu ses liens avec son environnement d’une manière encore plus irréversible que les autres villes modernes : c’est un « lieu neutre » (p. 1219), un lieu artificiel, où il n’y pas une seule trace du monde extérieur, si ce n’est ces fleurs, au printemps, apportées d’ailleurs des banlieues et non pas de la campagne. Enfermé en soi-même, l’Oran de Camus n’entretient aucun contact avec le monde qui l’entoure. Ce petit microcosme semble même être sorti de l’échange de l’eau et de l’air avec le monde extérieur, échange assuré par les plantes dans les villes les plus urbaines (à Paris, par exemple, dont les « allées fleuries » sont sans cesse décrites dans la phrase célèbre de Grand (5)). C’est pourquoi, dans les descriptions de la ville avant la peste, un aspect seulement du symbolisme de l’excès climatique est développé systématiquement : la sécheresse qui caractérise l’impression générale que l’on peut avoir d’Oran. A part la mention d’un « déluge de boue », toutes les autres descriptions de la ville, dans les premiers chapitres, sont celles d’un lieu sec, où le soleil « incendie des maisons trop sèches et couvre les murs d’une cendre grise » (p. 1219). Pour se protéger du déluge, Oran a choisi la sécheresse. Elle s’est arrangée avec elle et si, de ce simple fait, elle n’est pas devenue agréable, « du moins » – comme dit le narrateur – « on ne connait pas chez nous le désordre » (p. 1221). Le chaos qui la menace par le rythme inhumain des saisons est expulsé une fois pour toutes de la ville, le prix en est une banalité et une sécheresse qui laissent leur trace sur tout ce qui se passe à Oran, (un) »lieu désertique » malgré – ou justement à cause  de – sa modernité.

La ville est donc banale et on s’y ennuie. Mais en prenant des habitudes on peut très bien y vivre, du moment que l’on prend des habitudes appropriées à un lieu aussi sec : la chaleur oblige les habitants à « vivre dans l’ombre des volets clos » (p. 1219), les empêchant de communiquer pendant toute la journée. L’importance des affaires qu’on y traite (Oran était un centre de l’administration française en Algérie) ne laisse pas de temps pour s’occuper des autres ni des plaisirs. De là vient la difficulté de mourir à Oran, que le narrateur mentionne comme un trait caractéristique de la ville : Oran n’a ni le temps ni les capacités pour s’occuper des malades ; tout dans cette ville est réglé comme une horloge et la mort ou la maladie y ont été refoulées comme toutes les autres choses qu’on n’arrive pas à régler. En outre, le crépuscule y est rapide et le temps est compté pour achever tout ce que les habitants doivent finir avant que la nuit tombe : le rythme des changements de la nuit au jour, trop rapide pour un Européen, se confond, dans la description, avec le rythme de vie hâtif et haletant qui règne dans tout Oran, sans exception. Enfin, Oran est comme toutes les « villes modernes », rappelle à juste titre le narrateur, elle est peut-être seulement plus extrême à cause de son caractère de ville administrative française d’Algérie.

Car la sécheresse qui marque la description de la ville ne vient probablement pas seulement de sa modernité, elle est aussi liée à son statut colonial. Si, à Paris, il y a au moins « le soupçon d’autre chose« , c’est parce que les gens y vivent, parce qu’ils y ont toujours vécu et parce qu’il y existe des liens avec le passé, des relations avec le reste du pays et avec le paysage voisin. Il y a enfin des rapports amicaux provenant de toute une vie passée plus ou moins dans la même région.

Tout cela, bien entendu, n’existe pas à Oran. La ville est étrangère au pays et tous ces liens, subtils mais solides, qui se constituent au fil des années y sont rompus sans appel, car les habitants, venus souvent de l’extérieur, n’ont ni le temps ni l’envie d’y prendre racines. La ville est donc moderne d’une manière forcée : elle n’a pas d’histoire et elle n’a rien de particulier, elle n’est qu’une grande abstraction, si l’on peut utiliser cette expression de Camus qui, dans le roman, concerne un autre sujet (6). C’est une autre connotation de la sécheresse chez Camus : est sec, dans « La Peste », tout ce qui renvoie à l’abstraction, celle-ci étant l’ennemie mortelle des vivants et de l’homme. Oran, qui n’a pas de traits spécifiques ni de détails caractéristiques, habitée par des hommes qui s’y occupent de leurs affaires abstraites (« argent« , « commerce » et « affaires » énumère Camus aussi abstraitement que possible) est justement cela : une grande abstraction, où il n’y a rien de concret ni d’unique (7).

Il n’y a pas non plus d’Arabes à Oran ou, du moins, ils ne sont jamais mentionnés, ce qui montre déjà, d’une façon claire, le sentiment de vie qu’on peut avoir dans ce lieu – plutôt « neutralisé » que « neutre », car il s’agit ici, probablement, d’un refoulement volontaire de la part d’Oran. Les rues et les places y portent des noms français tirés de nulle part et « l’insignifiance du décor » qui caractérise la ville (p. 1220) est une autre trace de ce refoulement qui constitue son identité : un refoulement de tout ce qui ne lui appartient pas, ce qui lui donne un air stérile et quelconque.

Cette rupture des liens avec le paysage et la société humaine au milieu desquels Oran fut implantée représente d’une manière très frappante une anomalie urbanistique de la ville, qui renforce l’impression dominante de sécheresse, à savoir le fait qu’elle tourne le dos à la mer. Toutes les villes situées près d’un réservoir d’eau, se hâtent d’utiliser ses bords d’un point de vue architectural, aussi bien pour des raisons esthétiques que pour des raisons sanitaires, de confort ou de sécurité. Les souffles frais venant de l’eau doivent être appréciés surtout dans un climat sec, tel celui d’Oran. Pourtant, Oran démontre sa méfiance du monde extérieur en excluant la mer de son projet urbanistique. Il est impossible d’apercevoir la mer depuis la ville et « il la faut toujours aller chercher« , si on veut la contempler. Parfois les brises plus fraîches et humides venant de la mer atteignent Oran, apportant avec elles un soulagement aux habitants fatigués par la chaleur ; mais elles sont si rares qu’elles peuvent servir, dans le roman, de code sensitif (ou sensuel) accompagnant les rares moments d’espoir et de détente (8).

Les raisons historiques qui ont conduit à une telle conception architecturale de la ville ne sont pas mentionnées dans le texte, mais tout au long du roman on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit là d’une conception suicidaire : à partir d’un certain moment tous les signes rassurants qui ont fait d’Oran un lieu pas très excitant mais sûr et commode (la sécheresse en particulier) sont inversés : ils deviennent menaçants et introduisent la catastrophe qui va suivre. Le fléau se manifeste d’abord comme une émanation de la chaleur et de la poussière : sa première victime ne semble être morte que par excès de température, ce à quoi « on ne peut pas échapper » à Oran. Le manque d’air frais ensuite – résultant de la façon dont la ville à été construite – est un facteur favorisant l’épidémie qui se répand : Oran semble être tombée ici dans son propre piège. En effet, il est vrai que les pestes arrivent souvent par la mer (la séparation entre le port et la ville tient compte de ce danger lié aux ouvertures vers l’extérieur), mais il n’est pas moins vrai que sans air frais il est difficile de résister à une épidémie et c’est pourquoi Oran est finalement atteinte beaucoup plus que les villes qui ne sont pas construites d’une manière aussi fonctionnelle (9). D’une ville-cosmos fermée à une ville-prison il n’y a qu’un pas : il suffit que la logique quotidienne soit perturbée par un événement inattendu et hors du commun, comme des rats sortant de la terre pour mourir en pleine ville.

Dans un sens plus métaphorique, le fait que la ville tourne le dos à la mer est aussi révélateur de la façon dont on y vit. Tourner le dos à la mer veut dire, d’abord, se priver volontairement de toutes les qualités associées, dans le roman, à la mer : de la convivialité associée aux « bains de mer » (ceux-ci jouent un rôle primordial dans le texte comme contre-modèle de la « société des morts« , atomisée, qui s’installe de plus en plus dans la ville assiégée par la peste); des grandes perspectives et de la mobilité symbolisée par la mer – l’élément fluide dans un mouvement perpétuel s’opposant aux « habitudes » qu’on prend à Oran ; de l’air frais et de l’humidité (9) enfin, apportés par la brise dans l’univers poussiéreux de la ville, qu’ils rendent plus vivable et plus à la mesure de l’homme (10).

« Tourner le dos à la mer » peut aussi être lu phonétiquement, c’est-à-dire dans le sens mer=mère. Cette homophonie, fréquente dans la littérature française, est ici plus qu’une association complémentaire, car le narrateur utilise dans la phrase en question une expression animant l’objet : en fait, on parle plutôt de « tourner le dos » à une personne. Oran devient ainsi non seulement une ville déracinée ou, plus précisément, une ville sans mère (tandis qu’elle conserve ses attaches « paternelles » donc son appartenance à un Etat qui est présent en Algérie), mais aussi la figure mythique d’un fils dénaturé, reniant sa propre mère. Le geste démonstratif, presque blessant, par lequel la ville se détourne de la mer – « tourner le dos », c’est couper et nier toute relation – révèle, d’une part, sa condition : l’absence de tout rapport proche et sans intermédiaire qu’on entretient avec un pays ou une société avant qu’une idéologie, quelle qu’elle soit, s’empare d’elle. D’autre part, ce « dos tourné à la mer » signifie aussi le refus de toutes les valeurs associées, dans notre culture, à la mère : donc de la tendresse, de l’amour sans condition, du temps qu’on sacrifie à un être sans en escompter la réciprocité. Ce sont d’ailleurs ces mêmes valeurs dont l’absence à Oran était déjà mentionnée à l’occasion de l’évocation de la mort. Oran ne les a pas simplement perdues, elle leur tourne le dos ; voilà le péché de la ville : Babylone-Oran tombe, tuée par sa propre sécheresse, parce qu’elle a « tourné le dos à la mer » et ne bénéficie plus de son humidité.

En outre, « le dos tourné à la mer » signifie l’exclusion de toute transcendance de la vie des habitants. La mer est le seul lieu dans le roman où le sentiment d’oppression et d’enfermement métaphysique, symbolisé par le ciel lourd et pesant (11), sans aucune rupture pour laisser passer la lumière, n’existe pas. La baie, elle, est « lumineuse » (12) et cette notion de lumière – notion issue du vocabulaire religieux – ne réapparaît dans aucune description de la ville qui, exposée au soleil, n’est que chaude ou sèche. Ceux qui veulent vivre dans la lumière doivent donc aller la chercher, car on trouve à Oran tous les effets du soleil sauf, justement, la lumière.
A cet aspect métaphysique, introduit dans le roman par l’adjectif « lumineux » attribué à la mer, correspond l’imaginaire de la sécheresse dans la description d’Oran. La « cendre grise » qui recouvre les murs et la poussière qui accompagne toute la vie (les « longues routes poussiéreuses » sont la perspective préférée d’Oran) évoquent des représentations bibliques de la vanité : l’Ecclésiaste ou les expressions venant de la Bible, telles que « tomber en poussière » ou « être réduit en cendres ». Toutes ces activités frénétiques, avec lesquelles les habitants d’Oran remplissent leur vie, sont donc censées finir en poussière et en cendre, être réduites au Néant qui s’introduit déjà dans la ville – encore vivante – et commence à séparer les hommes de leur environnement comme une couche de poussière les sépare de leurs objets, empêchant qu’ils les touchent. La poussière et la cendre sont signes de l’absurdité qui accompagne la vie de l’homme, du provisoire de tous ses efforts et du Néant qui l’attend partout, où qu’il se tourne pour se construire une maison. En lisant ces descriptions d’un Oran poussiéreux et couvert de cendres, on ne peut s’empêcher de penser à ces fruits qui, selon la légende, ont subsisté au bord de la mer Morte après la catastrophe d’une autre ville maudite : la Gomorrhe biblique. Les fruits de Gomorrhe (13), décrits par beaucoup de voyageurs romantiques en Orient, cachent sous la peau d’une pomme fraîche et appétissante un intérieur de poussière qui rappelle la ville perdue et sa chute. Oran est, d’un certain point de vue, semblable à ces fruits vains de la légende orientale : tandis qu’elle se donne un air animé et mouvementé et qu’elle poursuit son existence haletante et étouffée, elle est déjà réduite en ces cendres qui s’accumulent lentement sur ses murs et ses routes sans fin : elle est morte sans le savoir, en donnant tous les signes d’une vie hypertrophique.

Ce qui peut étonner dans le roman, c’est le fait que la dimension métaphysique – cette absence de transcendance d’Oran – soit associée, chez Camus, d’abord à la mer et ensuite à l’imaginaire de la mère, restant dans une relation étroite avec celle-ci. En fait, la notion de transcendance est d’habitude liée, dans notre culture, aux représentations masculines, tandis que la sphère maternelle, considérée comme « terrestre », se réduit à la reproduction de la vie. Or, chez Camus, la mer, la mère, la lumière et le fantasme d’une ouverture permettant d’échapper à ce piège que représente Oran, sont inséparables. En fait, l’opposition se trouve autre part : entre la vie qui est concrète mais n’exclut pas les désirs qui en font partie, et « l’abstraction » qui est la mort, la cendre et la poussière par excellence (14). L’abstraction, c’est tout ce qui se déroule à Oran : « les affaires« , « les commerces« , « l’administration« , l’idéologie de Paneloux, et même l’idéalisme désespéré de Tarrou en quête d’une sainteté hors du monde et d’un « vrai médecin« . S’il est vrai que ce dernier possède quelques rapports avec l’auteur (la « sainteté laïque », surtout, vient des « Carnets » de Camus lui-même (15), il n’en est pas moins vrai que lui aussi « manque de lumière » et qu’il ne parle que des abstractions. En fait, il n’y a pas de lumière à Oran, personne n’échappe à cette règle, c’est cela la malédiction de la ville. La mer, elle, reste en dehors d’Oran, il n’y a que des moments d’une transgression possible, peut-être trompeuse d’ailleurs.

Les brefs moments d’une harmonie entre l’homme et le monde qui surviennent autour de la mer ne font pas partie de ces considérations, parce qu’on parle ici de ce qui existe à Oran : de l’humidité seulement, donc d’un écho lointain de l’eau, qui est absente de la ville. Mais pour éclairer les connotations de la sécheresse dans les descriptions d’Oran, rappelons l’une des scènes centrales du roman : l’excursion qu’entreprennent Rieux et Tarrou au bord de la mer.

Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’une union narcissique avec le monde – les fantasmes régressifs, souvent associés à l’eau, restent au second plan. La scène est la représentation principale d’une utopie de la liberté et de la solidarité humaines, ce qui la distingue de l’imaginaire du stade intra-utérin au sens psychanalytique : un stade sans présence précise des autres êtres, qui tend à une dissolution du sujet dans un nirvana global (16). En revanche, dans la description camusienne, « la nuit sans limites » ne signifie pas absence d’obstacles. Au contraire, les deux protagonistes luttent constamment contre l’eau qui, battue par leurs mouvements, regagne chaque fois leurs corps. L’idée de recommencement, constitutive du roman (17), trouve donc ici sa représentation symbolique : c’est une lutte contre l’eau silencieuse, mais en compagnie de l’autre, le compagnon, dont les mouvements se font entendre à travers l’eau. Une lutte dénuée d’agressivité, dans un élément fluide et mobile, où les gestes humains sont encore capables de produire un changement, mais dont les effets restent provisoires et ne permettent pas de se complaire dans un sentiment d’omnipotence. La nuit illimitée s’oppose à la fermeture et à l’immobilité qui caractérisent la ville. Ce n’est point l’évocation d’un paradis qui aurait été perdu au moment de la naissance, il s’agit plutôt d’un monde en mutation où tous les gestes sont nouveaux et uniques et où l’horizon s’ouvre devant le sujet comme le rideau d’un théâtre.
Sous l’influence de l’eau, les pierres, débarrassées de cette couche de poussière qui les recouvre en ville, deviennent tièdes et presque vivantes ; l’eau qui baigne le corps est ressentie avec une intensité qu’on avait perdue, semble-t-il, et le sens tactile – ce sens par lequel l’enfant découvre le monde – se retrouve, dans la description, au premier plan. Pourtant, la solitude ne disparaît guère, elle est plus présente que jamais : les héros ressentent leur solitude jusqu’au tréfonds, mais sans en souffrir, et cette expérience aquatique les confronte à leur individualité et à leur solitude plus directement que la vie en ville, où ils se sentent perdus entre les choses et les règles qui les enferment et, en même temps, les détournent d’eux-mêmes (18).

Si l’on a l’impression que quelque chose a changé pour les héros, c’est plutôt du fait que le règne d’une nécessité de fer semble avoir été aboli : le monde est de nouveau mobile. C’est en ce sens-là que l’odeur de poisson marque le passage à la mer. Le poisson, symbole de la renaissance et de Jésus – Celui qui a vaincu la nécessité résultant de la chute – réintroduit le monde des possibilités après le règne de la routine mécanique de la peste. Au centre de la description se trouve justement cette ouverture : la nuit sans limites s’ouvrant après une longue fermeture.

S’il faut chercher des modèles anthropologiques à cette expérience, ce ne serait pas le stade intra-utérin mais, bien au contraire, le moment de la naissance : le monde est encore nouveau, encore mouillé, baigné par les eaux amniotiques, mais il est en train de commencer. La conscience se dégage de l’unité primordiale avec les choses, en éprouvant sa singularité et sa solitude. Le rideau est ouvert, la réalité commence.

La problématique de la transcendance, comme la symbolique maternelle et aquatique, renvoient toutes deux à cet imaginaire d’une ouverture, lié aux représentations de la naissance qui est la seule notion métaphysique valable (jusqu’à un certain point) dans le monde du roman. La ville est fermée, immobile et sèche, à l’intérieur de ses chaînes. La vie tend vers la mort et vers l’enterrement dans les fosses communes, où les corps deviennent identiques et perdent tous les signes qui les distinguaient du monde figé des choses (19). Pourtant, même dans la ville assiégée, une renaissance et un nouveau départ restent possibles ; et c’est à cette possibilité que renvoie la symbolique maternelle : on était né, on peut donc renaître ; c’est même une nécessité, car la mort attend ceux qui sont incapables de faire ce geste d’un nouveau départ.

On reconnaît ici des éléments communs à la pensée existentialiste, mais aussi quelque chose qu’on ne rencontre pas chez Sartre ni chez les autres philosophes français de l’époque. L’existentialisme français, qui niait la philosophie de « l’être pour la mort » de Heidegger, n’a cependant prêté aucune attention spéciale au fait de la naissance. On peut même se demander si le roman de Camus n’est pas marqué plus profondément par les réflexions de Hannah Arendt, élève de Jaspers, qui a développé toute une philosophie de la naissance (20). Camus connaissait Hannah Arendt d’ailleurs assez bien, à la fin de la guerre (21), et pouvait avoir lu des fragments ou des articles préparatoires de son oeuvre « Vita activa » qui a (le titre le suggère déjà) beaucoup de points communs avec le roman, lui aussi un roman sur la vie active.

Si donc l’on rassemble ce qui a été dit ci-dessus sur les connotations de l’humidité dans « La Peste », on voit que celle-ci est liée à une rupture avec la routine, à la mobilité, à un nouveau départ et à la naissance. Toutes ces notions s’opposent à l’habitude et à l’abstraction qui règnent à Oran et qui sont associées dans le roman à la sécheresse.

Pourtant, l’on n’a parlé jusqu’à présent que des aspects positifs de la sécheresse qui, dans le roman, a également un aspect sombre et menaçant. Rappelons-nous que si la ville est sèche, la peste, elle, est humide. Le premier rat en agonie, aperçu par Rieux dans l’escalier, introduit déjà ce nouvel aspect : sortant de l’obscurité, il s’approche du docteur de sa démarche incertaine, le pelage mouillé. Il tourne quelque temps sur lui-même dans les convulsions de l’agonie, produisant de « petits cris« , et enfin il s’immobilise « en rejetant du sang par les babines entrouvertes » (p.1223). Son pelage mouillé et le sang qui marque le moment de sa mort introduisent à un imaginaire menaçant de l’humidité : celle-ci est ici liée à la catastrophe et à une perturbation de l’ordre qui permet aux humains de vivre. Cette scène archétypique montre l’irruption du chaos dans l’espace de vie; le rat sortant de l’obscurité renvoie aux fantasmes des ténèbres humides assiégeant l’espace civilisé, et le sang rejeté par l’animal fait que Rieux pense à sa femme malade, et donc à ce qui n’est réglé dans aucune ville du monde : à la mort, à la maladie, à l’impuissance vis-à-vis de la nature, qui persistent même si Oran les a refoulées.

Au début de la peste, les rats sortant de la terre envahissent les halls administratifs, les écoles, les cafés, les boulevards et les lieux les plus fréquentés de la ville. C’est une mise en cause globale de l’ordre d’Oran : comme pour rappeler tout ce que la ville a refoulé, les rats pénètrent dans les lieux stratégiques en sortant des sous-sols, des égouts, des réduits ou des caves, rappelant l’existence de cette ville souterraine obscure (22).
Dans la ville desséchée, ils trouvent pourtant des fentes par lesquelles ils pénètrent, en commençant par les réservoirs d’eau. Ils apportent le fléau en des fleuves ininterrompus de rongeurs mourants : dans la description de leur mort, on retrouve de nouveau l’idée de ce déluge qui menaçait la ville. Il n’est pas possible d’arrêter ces fleuves : nettoyée à l’aube de leurs corps, la ville les retrouve peu à peu pendant la journée. Ils restent dans les rues par « petits tas » (de nouveau une association avec l’eau impure) mouillés, « gonflés et putrides » ou « raidis » et les moustaches dressées (p. 1229). Leurs corps sont « une masse élastique« , tandis que la ville, elle, consiste en des objets durs et desséchés. « La petite fleur du sang » sur leur museau pointu – le signe de la mort – est probablement la première fleur à pousser dans la ville, qui est dénuée de végétation, comme on le sait – mais c’est une fleur menaçante, cette fois-ci.

L’apparition de ces rats est une insulte à l’esprit rationaliste d’Oran – ils arrivent « en longues files titubantes« , rappelant la folie, l’extase et la mort, aménagées et « neutralisées » dans la ville, il y a longtemps. Le symptôme de leur agonie – le retournement qu’ils font sur eux-mêmes – en est le point culminant : il fait penser aux derviches-tourneurs, au carnaval létal de Venise empestée, au délire et à l’irrationnel :

« …ils montaient en longues files titubantes pour venir vaciller à la lumière, tourner sur eux-mêmes et mourir près des humains » (p. 1229).

L’impression de cette irrationalité menaçante est renforcée par la construction de la phrase, car celle-ci présuppose une activité intentionnelle qui frappe ensuite encore plus par son absurdité évidente. Or, les rats ne sortent pas « pour » tourner, ils cherchent seulement de l’air frais, sentant venir la mort. La phrase, telle qu’elle est, oppose la raison et la rationalité, introduites par le mot « lumière » (cette fois-ci c’est plutôt la « lumière de la raison »), à ce délire mortel qu’annoncent et symbolisent les rats.

Une autre pulsion encore est attribuée aux rats dans cette phrase, et c’est le besoin de proximité humaine, le désir de cette « chaleur humaine », dont tous les héros du roman sont « retranchés » (p. 1465). Frappés par la mort, les rats cherchent la présence de l’homme, comme pour réunir ce qui a toujours été divisé. L’horreur qu’éprouvent les habitants de la ville en voyant ces masses de rats mourants et amicales est l’horreur de la limite ; cette réconciliation serait une réconciliation avec la mort ; en tant que vivants, les habitants de la ville s’opposent à la destruction des lignes séparant le haut et le bas. Et pourtant, il est bien logique que les rats, chassés de la surface de la ville, reviennent, obsédés par le contact avec l’homme, étant donné que la communication a toujours été – à Oran aussi – exclue de la vie quotidienne. Pour un monde souffrant d’une rupture des liens entre les hommes et le monde, la communication et la proximité font partie de l’au-delà de la vie : elles sont du côté de la mort, de la folie et de la décomposition. Avec la peste, la communication rompue revient à Oran dans sa forme mortelle ; tel est du moins ce que semble penser le narrateur en écrivant cette phrase.

Avec l’arrivée des rats, la ville passe du temps des sentiments modérés au temps des catastrophes. Ce temps de la mort, de la folie et des fléaux est aussi annoncé par l’humidité : l’humidité de la sueur, l’humidité des sécrétions corporelles ou l’humidité de la pourriture. Les ganglions des malades contiennent « une purée mêlée de sang » et si on les incise, les malades saignent sans fin (p. 1244). Les bagnards de Marseille empilaient dans les trous « les corps dégoulinants » des morts (p. 1249); les « lits humides et pourris collés à la terre battue de l’hôpital » sont une image de la peste de Constantinople (p.1249). Partout l’humidité, la disparition des frontières entre les choses, un mouvement incontrôlable et tanguant comme celui des vagues, et un mélange constant des substances. Les malades ne supportent plus la sécheresse, ils boivent sans arrêt. Plus l’épidémie progresse, moins il est question de la poussière qui semble avoir disparu de la ville. L’humidité peut donc être mortelle, si elle revient dans la ville d’une manière violente ; elle est un arrière-plan dangereux à l’ordre, toujours prêt à envahir l’espace de l’homme.

Il ne reste qu’à se demander si ces deux chaînes associatives concernant le roman « La Peste » – celle de la naissance et celle de la mort – ont quelque chose à voir l’une avec l’autre. La mer est-elle liée à la peste au niveau symbolique ? Bien que cette relation ne s’explique pas tout de suite, il faut répondre oui. Non seulement les rats envahissent la ville comme des fleuves et la maladie s’annonce par l’humidité du sang et de la sueur, mais ce sifflement mystérieux de la peste qu’entend Rieux pendant toute l’épidémie, a sans aucun doute un rapport avec le sifflement doux de la mer mentionné dans la scène de la baignade. Toutes les épidémies historiques qu’évoque le narrateur se déroulent d’ailleurs au bord de la mer. Il y a donc quelque chose de commun entre la mer et l’épidémie : c’est l’élément fluide qui s’oppose à la fermeture et à l’immobilité de la ville.

On peut bien considérer que c’est la même qualité qui est salutaire pour les habitants d’Oran réduits à une mort bureaucratisée : sa nature imprévisible et incontrôlable. Parmi toutes les possibilités symbolisées dans le roman par la mer, il y a aussi la naissance de la peste. « Seule la mer, au bout du damier terne des maisons témoignait de ce qu’il y a d’inquiétant et de jamais reposé dans le monde » pense le docteur Rieux dans le deuxième chapitre, en associant la mer à la peste (p. 1249). La mer est inquiétante, comme tout ce qui est sans limites ; elle est sans repos – on l’a d’ailleurs bien vu dans la scène de la baignade.

Mais, en fait, il y a deux visages de la peste dans le roman. L’un est, bien sûr, la maladie, l’autre ce sont les mesures prises pour la contrôler et l’administrer. Plus l’épidémie progresse, plus elle devient routine et plus parfaites sont les façons de la gérer. Entre la peste et l’enfermement, il est difficile de dire lequel de deux est le plus mortel (même si ce dernier est sans aucun doute nécessaire). En pleine épidémie, la ville a de nouveau un air sec et immobile, les images humides du fléau apocalyptique se révèlent comme inappropriées à la réalité de la peste qui ne se manifeste guère comme l’apocalypse, mais comme une « drôle de peste », douloureuse pourtant. La peste qu’on voit est l’abstraction et la routine ; elle multiplie les barrières et les règlements, empêchant la communication et séparant les hommes les uns des autres. Si, dans ce monde clos de la peste administrée, apparaissent les images de l’humidité, ce sont de nouveau des signes libérateurs : les larmes ou l’humidité de la respiration mouillant le masque antiseptique de Rieux pendant sa conversation avec Rambert (p. 1388) (23). Dans ce dernier cas, l’humidité symbolise la communication à travers les contraintes construites pour entraver la maladie, et elle reconstitue l’espace humain dans l’espace antiseptique et froid de l’hôpital. En revanche, le signe du désespoir, c’est l’absence d’humidité : « le ciel gelé avec des étoiles glacées« . Il s’agit donc d’un ciel d’où l’humidité semble avoir disparu sous l’influence du froid immobilisant le ciel.

Etre enfermé entre des murs et réduit à une chose est mortel pour l’homme. Mais ce carnaval délirant des substances mêlées, où toutes les limites entre les choses semblent être supprimées – car c’est à un tel état que renvoient les symptômes de la peste chez Camus – est mortel aussi. Sans limites ni règlements, la ville ne survit pas à l’épidémie ; le corps humain ne supporte pas la décomposition effectuée en lui par la peste qui transforme ses organes intérieurs en une purée mêlée de sang et ouvre son corps à l’eau qui entre sans cesse et au sang rejeté. Les babines des rats morts étaient « entrouvertes » – la peste ouvre le corps jusqu’à ce qu’il meure. Rieux, l’ennemi de l’abstraction, va pourtant, au nom d’une abstraction, refuser à Rambert l’attestation qui pourrait le faire sortir de la ville. Entre l’abstraction et l’enfermement, d’une part, et l’ouverture ou le carnaval humide de la peste, de l’autre, l’espace vital est limité et toujours en danger. Ici Camus n’est plus existentialiste, à moins qu’il ne soit un existentialiste horrifié par les antinomies de l’existence et par la pression constante qui s’exerce sur l’homme, menacé de deux côtés en même temps.

Mais existe-t-il des villes où l’homme ne soit pas contraint de marcher sur cette corde raide entre deux abîmes ? Eh bien, c’est probable. Rappelons-nous cette explication imaginaire de la peste donnée par Rieux au début de l’épidémie (p. 1229). Les rats y apparaissent comme l’humeur de la terre, montant à la surface comme les humeurs des corps des malades – la peste imite en plus grand ce qui se passe dans le corps du pestiféré (24). L’épidémie est comme le « sang révolté » d’un homme bien portant jusqu’à présent (p.1230). Cependant, il est difficile de croire que cet homme soit si bien portant. Les humeurs qui ne trouvent pas de sortie vont se libérer au fur et à mesure de l’attaque, le sang qui ne coule pas dans les veines devient « épais » et suscite l’inflammation (25).

« On eût dit que la terre même, où étaient plantées nos maisons se purgeait de son chargement d’humeurs, qu’elle laissait monter à la surface des furoncles et des sanies qui jusqu’ici la travaillaient intérieurement« (p.1229).

Peut-être y avait-il trop de sécurité à Oran, un surplus de sécurité, en dépit de la communication et du mouvement ? Le refoulement et la rupture des liens avec l’extérieur qui constituaient la nature d’Oran tuent à long terme. Mais une ville moderne peut-elle vivre sans aucun refoulement ?

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NOTES

(1) Dans le contexte des jeux de mots utilisés parfois par Camus dans ses œuvres, il n’est pas sans intérêt que le nom d’Oran contienne toutes les lettres qui apparaissent dans le mot « roman » sauf une : le « m ». On pourrait donc lire Oran comme « roman sans m » (la mer, la mère) ou « lieu sans mer » et, à cause de ce manque, « peu romanesque ».

(2)  Je cite d’après l’édition de la Pléiade : Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles, éd. par R. Quilliot avec une préface de J. Grenier. Paris, Gallimard, 1962.

(3) et (4) Sur le complexe de « boûlos » et de la faim liés à la personne de Demeter, voir : Dictionnaire des mythologies, sous la direction d’Yves Bonnefois, Paris, Flammarion, 1981, p. 281 4. Sur les villes chez Camus et leurs composants apocalyptiques voir, par exemple : J. Gassin : L ‘univers symbolique d’Albert Csmus, Paris, Minard, 1981, p. 31 sqq. Voir aussi l’opposition camusienne entre Oran et Alger, la seule ville « humaine » dans l’oeuvre de Camus, notamment à cause de la mer, où se concentre la vie des habitants qui y passent, dans une atmosphère de convivialité, toutes les journées : ibid., p. 41 et sqq.

(5) Cette phrase perpétuellement modifiée, bien qu’elle ne soit qu’un exercice de style pour Grand, contient, bien entendu, tout ce qui manque dans sa vie à Oran, et il est bien compréhensible qu’il ne puisse pas écrire à Jeanne, avant que tous ces ingrédients – un animal, des fleurs, une femme heureuse et la langue nécessaire pour les garder en vie – ne soient réunis. Sur le problème de la langue et le personnage de Grand en particulier, voir : H. Mino : Le silence dans l’oeuvre d’Albert Camus, Paris, Corti, 1987, p. 69-71. Voir aussi la présentation du roman dans l’édition de la Pléiade qui montre que Grand et la lettre à sa femme avaient, dans la première version du roman, un rôle beaucoup plus important, puisque Grand (sous le nom de Stephan) était le héros de « La Peste« . R. Quilliot, ibid. p. 1935-1943.

(6) La notion de « l’abstraction » apparaît à l’occasion d’une conversation entre Rieux et Rambert dans la deuxième partie du roman (p.1289), mais elle joue un rôle beaucoup plus important dans le livre. Elle réapparaît, d’ailleurs, dans la dernière phrase de « La Peste », telle une sorte de conclusion.

Ajoutons que tout le complexe de « l’abstraction » – introduit dans la dernière phase du travail de Camus sur le roman (43-46) – manque évidemment dans ses premières versions, où toute la dimension philosophique du roman n’avait pas encore été développée.

(7) Sur certains rapports de l’expérience de l’absurde et de l’étrangeté chez Camus avec la situation politique et sociale en Algérie, voir : L. Braun : Witness of Decline. Albert Camus : Moralist of the Absurd, Rutheford Dickinson University Press, 1974, p. 32 et sqq.

(8) Voir, par exemple, p. 1234, p.1427, et surtout p. 1428, où ce souffle est associé à une symbolique chrétienne et aux aspects utopiques décrits ci-dessus.

(9) Du pain ou de l’air » – écrit un inconnu sur le mur au milieu de l’épidémie : il exprime par ce slogan un sentiment répandu parmi les habitants qui se rendent compte avec l’arrivée de la peste de l’importance de cet air, dont la ville s’est toujours méfiée.

(10) L’ouvrage principal sur l’imaginaire de l’eau et de l’humidité dans la littérature est le livre de Gaston Bachelard que je ne cite pas ici d’une manière systématique parce que – vu la richesse de cet imaginaire – j’ai voulu me concentrer dans cet essai sur les associations exprimant la vision du monde et l’attitude philosophique spécifiques de Camus durant la rédaction de « La Peste« . Voir : G. Bachelard, L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, Paris, 1942. Voir aussi les remarques sur l’eau dans : Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Editions Robert Laffont et Editions Jupiter, 1982 (2ème édition revue et augmentée).

(11) Ces métaphores spatiales d’un ciel lourd et d’un horizon enfermant le sujet, typiquement camusiennes, sont bien sûr liées à la philosophie existentialiste avec son opposition entre le monde clos des choses « en-soi » et l’homme, privé de substance mais apte à l’existence. Elles apparaissent chez Camus dans les situations où le monde des choses, des règles et des institutions commence à s’étendre, limitant la possibilité du mouvement et enfermant l’homme qui devient, lui aussi, comme ces choses-là.

(12) Ou, plus précisément, « lumineuses » sont les collines qui entourent la baie, celle-ci étant décrite par un « dessin parfait » (p. 1223).

(13) Sur ces fruits dans les descriptions romantiques d’Orient voir, par exemple, Z. Przybylski : Ogrvdyromantyko (Les jardins des romantiques), Warszawa, IBL, 1976.

(14) Pour voir les traces des discussions sur l’idéologie et l’abstraction dans les années 40, voir aussi l’utilisation de l’attribut « abstrait » dans la pièce de théâtre de Sartre Les mains sales (1949).

(15) Il s’agit d’une note qui date de l’année 1938. Depuis ce temps, a probablement eu lieu une prise de distance vis-à-vis de cette notion, car dans « La Peste » Tarrou est présenté comme grand perdant du roman et « l’homme de l’abstraction » ne pouvant jamais retrouver cette ouverture qui permet de survivre.

(16) Sur l’imaginaire du stade intra-utérin et de l’eau, voir L. Rubenstein, L’imagination religieuse,Paris, Gallimard, 1968, pour la traduction française, p. 182.

(17) Le mot « recommencer » se retrouve dans le roman à plusieurs endroits ; voir, par exemple : p.1349; p.1429 ; p.1430, etc.

(18) Ici on remarque l’influence de Pascal sur Camus et l’importance de la notion de « divertissement » qui détourne l’homme de lui-même dans « La Peste« .

(19) Cette description de la ville, où la vie tend vers la mort, peut être considérée comme une reprise polémique de l’idée heideggérienne « d’être pour la mort » (voir M. Heidegger, Sein un Zeït, Ab. 2, Kap. 1). Oran, dans la Peste, semble illustrer cette idée d’une manière parfaite; cependant, Camus refuse d’accepter les effets positifs de cette présence prématurée de la mort dans la vie humaine et insiste sur le fait que la mort ne suscite que l’immobilité et la dégradation de ce qui est humain. Tout le complexe de la « complicité avec la mort » dans « La Peste » est d’ailleurs une polémique violente avec les philosophies de la mort, tels l’existentialisme de Heidegger et, d’un certain point de vue, la pensée chrétienne.

(20) Le livre est paru en anglais sous un autre titre ; voir Hannah Arendt, The Human condition, New York 1958. Bien que l’ouvrage de Hannah Arendt ait été publié après la parution de « La Peste« , Camus pouvait en avoir lu des fragments, parus sous forme d’articles.

(21) Il est mentionné à plusieurs reprises par Hannah Arendt dans sa correspondance avec Jaspers. Hannah Arendt avait une opinion très positive de Camus, bien qu’elle n’appréciât pas spécialement Sartre. Voir: Hannah Arendt – Karl Jaspers, Briefweschel, 1926 – 1969, hrsg.
von Lotte Köhler und Hans Saner, Basel, 1986, lettre du 11.11.1946, p. 102 sqq.

(22) Sur l’imaginaire des rats voir surtout le Dictionnaire des symboles de J. Chevalier et A. Gheerbrant (op. cit., p. 801 sqq.) et le livre récent de J. Berchtold, Des rats et des ratières, anamorphoses d’un champ métaphorique de Saint Augustin à Jean Racine, Genève, Droz, 1992. Les connotations des rats dans la tradition littéraire sont très riches : ici, il faut retenir surtout le lien entre le rat et le refoulement (attesté entre autre par la célèbre analyse freudienne de « l’homme aux rats« ) et la relation du rat avec les excréments, l’argent et l’avarice. Dans le contexte de cet essai, il est important de noter que les rats sont souvent une figure du désir refoulé d’avoir des enfants et que leur apparition soudaine dans la ville peut être considérée comme une parodie horrifiante de la naissance dont on a parlé au début.

(23) « Chaque fois que l’un d’eux parlait, le masque de gaze se gonflait et s’humidifiait à l’endroit de la bouche. Cela rendait la conversation un peu irréelle, comme un dialogue de statues » (ibid., p. 1388). Bien que le masque soit perçu ici comme une contrainte, son gonflement et son humidification redonne aux « statues » un air vivant. La trace de la bouche qui se dessine sous la gaze, marque l’ouverture du corps vers l’extérieur, donc une possibilité de communication.

(24) Il y a d’ailleurs une analogie phonique entre les mots « rat/rate » et « rate » – cette dernière était considérée par les physiognomonistes comme la source des humeurs. Voir: Dictionnaire des symboles, op. cit. p. 802.

(25) Sur la théorie des tempéraments et des humeurs corporelles, utilisée par Camus dans cette description, voir : J. Starobinski : Note sur des fluides imaginaires (des esprits animaux à la libido). Gesnerus, Aarau, 1966, 23, Heft 1/2, p. 176-187. Camus a probablement connu ces anciennes théories médicales par l’intermédiaire des ouvrages sur la peste qu’il a consultés pendant la rédaction du roman (voir R. Quillot, op. cit. p. 1934 sqq.). Sur la peste de Camus voir aussi : J. Starobinski, Albert Camus et la peste, dans : Symposium Ciba, Baie, 1962, X, n. 2, p. 62-70.

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UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Vaja ANTONOWICZ dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY