« Sur l’eau » , un conte de Guy de Maupassant

INTRODUCTION

Le conte « Sur l’eau » est l’un des premiers contes de Maupassant, auteur d’œuvres fantastiques par excellence. Déjà y apparaissent son pessimisme précoce, son goût pour l’imaginaire et une étrange prédisposition à l’angoisse sous des aspects morbides et macabres. Cependant l’eau, source de vie mais aussi de mort, fascine ce jeune auteur. Et tous les aspects du monde des eaux donnent à son œuvre un caractère unique.

Ce conte est construit sur des antithèses. Toutefois, la frontière entre ces oppositions n’est jamais absolue : les signes d’ambiguïté apparaissent partout, tout au long du récit.

« La subordination logique de la ressemblance au contraste constitue un des principes méthodologiques fondamentaux du structuralisme. … Le structuralisme, autrement dit, peut être défini comme une recherche du semblable au sein même du différentiel.  » (1)

Nous allons concentrer notre travail sur la recherche de ces ambivalences, omniprésentes.

Maupassant traduit dans ce récit une impression fantastique éprouvée sous l’effet de la peur. Il s’agit ici d’un combat contre la peur qui provoque le dédoublement du héros. La mésaventure de celui-ci le mène de l’angoisse à l’émerveillement.

Au retour d’un dîner chez un camarade, un passionné de canotage rentre chez lui, seul, sur la Seine. Un peu fatigué, grisé par la beauté de la nuit et par la douceur de la rivière, il jette l’ancre. Un silence profond descend provoquant une hallucination. Il veut repartir, mais l’ancre reste accrochée au fond. Il est obligé de passer la nuit dans son bateau. Le plaisir qu’il savourait devant l’élément liquide va céder la place à l’angoisse et à l’effroi. Terrifié par le spectacle insolite de la rivière envahie par le brouillard, il se sent « tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire« . A ce moment-là, naissent les éléments du fantastique suscité par la peur. La peur l’envahit dans la solitude, le silence, puis culmine. La libération de cette peur ne peut se faire qu’à travers l’extraordinaire beauté du paysage.

La lumière pâle du matin dévoile la vraie nature de la peur : c’est la peur de la mort. Deux pêcheurs l’aident à remonter son ancre, chargée du cadavre d’une vieille femme.

Ainsi, Maupassant nous transmet, à travers ce récit d’eau, la « perfide » sensation que nous partageons avec son héros :

« La peur … c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse » (2)   (Maupassant)

1.   STRUCTURE GENERALE DU RECIT

 

Le conte Sur l’eau commence par nous présenter un cadre double qui constitue à la fois un double cadre et une double introduction. Le narrateur introduit son voisin, le deuxième narrateur, qui est en fait le narrateur principal. Celui-ci exprime sa passion : la rivière. Il raconte ensuite une anecdote : le récit de la nuit mystérieuse. Son récit contient donc un autre récit.

L’introduction précède une autre introduction : on a ainsi une sorte de longue introduction à tiroirs. Le corps du récit est structuré par une répétition de deux termes analogiques. La fonction du premier terme est d’appeler le second. Autrement dit, une anticipation précède, quelle que soit la forme, l’événement qui suit.

Ainsi le texte progresse, l’intensité dramatique augmente crescendo jusqu’à la fin.

Par ailleurs, l’emploi de la première personne nous donne l’impression que le texte est autobiographique, qu’il a une valeur de souvenir. Dans ce conte, le narrateur-auteur ressemble singulièrement au narrateur-canotier : ils construisent de la même façon leur situation narrative, comme si le récit qui suit était directement raconté au lecteur par le premier narrateur. D’une certaine manière, le premier narrateur s’identifie au second. Les deux narrateurs semblent donner leur soutien au récit, lui imprimant  – pour le lecteur – un réalisme plus fort.

1.1.  Comparaison entre la situation initiale et la situation finale

1.1.1. Les narrations

L’histoire se termine par une chute horrible et sur une révélation : mais pas un mot pour commenter la découverte du cadavre. Nous avons attendu tout au long du récit cette explication, et une seule phrase à la fois dénoue la situation et donne son véritable sens au conte.

Par opposition à cette fin brève – dont le poids pèse fortement sur la conclusion du point de vue du signifié – le texte donne plus de poids à l’introduction du point de vue du signifiant (si on considère cette double introduction : 6 paragraphes). La comparaison entre le premier énoncé et le dernier éclaire bien ce contraste :

J’avais loué, l’été dernier, une petite maison de campagne au bord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j‘allais y coucher tous les soirs.

(début)

Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord : C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou.                                                                                                                

(fin)

Dans la première phrase, le verbe à l’imparfait « J’allais » et le déictique temporel « tous les soirs » nous renvoient à la répétition cyclique de l’action. L’auteur décrit la vie quotidienne, paisible, anodine comme l’est notre quotidien marqué par la répétition. Le début montre plutôt la vie sans danger, ce qui a un effet rassurant. Alors que la phrase finale présente un événement dramatique qui est caractérisé par « le cadavre », la mort concrète, réelle. Le fait est inhabituel, exceptionnel et suscite la terreur.

Le poids porté sur la fin est renforcé par le lexème « pierre », « matière minérale qui forme l’écorce terrestre (définition du Petit Robert) ». « La pierre est encore un symbole de la Terre-mère (3) » Au niveau de la matière mère, la présence des lexèmes « la Seine », d’une part et « la pierre », de l’autre, peut former l’opposition /eau/ vs /terre/. Or, nous remarquons l’ambivalence des matières : « au bord de la Seine » contient la terre et l’eau. La pierre se trouve dans l’eau. Les deux matières apparaissent au début et à la fin.

au bord de la seine            vs              pierre

      (terre + eau)                                   (terre+ eau)

La première phrase décrit la vie par la présence de l’eau qui est source de vie. Le cours d’eau, son mouvement, désignent quelque chose de dynamique. Tandis que la pierre, par sa lourdeur et sa froideur, présente quelque chose de statique : l’immobilité de la mort. On passe donc du mouvement de la vie à l’immobilité de la mort, et également de l’animé à l’inanimé : l’être humain vivant se fige sous la forme d’une masse noire, l’objet.

La structuration de l’espace apparaît sous la forme de la circularité. Une fois que le corps est remonté (la mort), le héros recouvre sa liberté, c’est-à-dire sa vie (euphorie), mais se heurte à un réel « gris, pluvieux glacial« , porteur de tristesse et de malheurs. Il retrouve son quotidien – non plus anodin,  comme au début, mais marqué de pressentiments néfastes (dysphorie). La similitude de ces deux passages réside en ce qu’ils contiennent tous deux des connotations   opposées : euphorie et dysphorie.

Nous retrouvons, également, des éléments communs qui sont, en somme, des anticipations du récit. Le climat d’étrangeté est déjà présent dans le premier paragraphe :

qui était bien le type le plus curieux que j’eusse jamais vu. C’était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. Il devait être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans  le canotage final.      (l. 5  9)

L’adjectif « curieux » est synonyme de « étrange » et « singulier », qui évoque déjà le fantastique. Le groupe ternaire avec « l’eau », cheminement presque fatal, indique sa passion de l’eau. « Sur l’eau » exprime un simple contact avec la rivière : le personnage dans son canot. « Dans l’eau » indique l’immersion. Mais derrière le cliché de la passion, l’auteur prépare la fin du récit. En ajoutant le verbe « mourir », la mort est présente « dans l’eau » depuis le début. A ce simple canotier arriveront des choses étranges, fantastiques, lui faisant frôler la mort. D’ailleurs, en s’adonnant toujours aux plaisirs de la rivière, ne se condamne-t-il pas à son tour au repos éternel ?  Chez Maupassant, dans la plupart de ses œuvres, telle une obsession, domine la mort.

S—————————————-t—————————————-S’

 S = vie et mort ( « il mourra« )

  • mouvement
  • lieu culturel (maison)

 vs

S’ = mort et vie (quotidienne)

  • immobilité
  • lieu naturel (rivière)
1.1.2. Le récit du canotier

Dans ce récit, des éléments en deux unités apparaissent en alternance. Cette construction crée des effets de symétrie présents dans l’ensemble du texte.

L’histoire personnelle commence par un chant d’amour à la rivière. Le narrateur nous dépeint le beau paysage fluvial, une image de l’eau réveillée par la lumière :

Il faisait un temps magnifique; la lune resplendissait, le fleuve brillait, l’air était calme et doux. Cette tranquillité me tenta; …   (l. 60,-62)

Nous remarquons que les éléments de cette description évoquent la beauté et la vie. Les verbes « briller » et « resplendir » indiquent quelque chose de vibrant,  d’actif. La beauté, la douceur et la tranquillité montrent que le moment est euphorique.

Et il jette son ancre. Cette immobilité est le départ de son conflit. Mais c’est lui qui s’arrête, qui veut contempler toutes les beautés qui l’entourent : immobilité active. Il est libre de repartir. Mais bientôt cette immobilité devient pour lui obligatoire : immobilité passive. Il est privé de liberté. Son combat contre l’angoisse, contre la peur commence. Plus la nuit avance, plus la puissance terrible de la rivière grandit. Et ces beautés se transforment en cauchemar.

Tous les éléments du début sont repris dans la dernière séquence. Mais, cette fois-ci, le paysage est décrit avec des notations péjoratives. Ces deux descriptions de la rivière sont tout à fait opposées :

…Quand je rouvris les yeux, la lune était couchée, le ciel plein de nuages. L’eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.      (l. 200 203)

La lune a disparu en même temps que la douceur (le vent souffle), le temps est maussade, il fait froid, la nuit devient profondément noire. C’est un paysage sinistre, dysphorique, qui évoque la mort. Ce paysage nous rappelle la description que fait le narrateur de la rivière :

La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase.

(l. 37 38)

Et le jour arrive. C’est un jour sans éclat, glacial qui apporte « des tristesses et des malheurs« , bien qu’il recouvre sa liberté. La phrase finale donne au récit sa structure : l’expliquant rétrospectivement mais ne prenant elle-même toute sa valeur qu’en fonction de ce qui précède.

L’axe sémantique :

S————————————–t —————————————S’

S = immobilité active
  •   (liberté)
  • (+)
  • vie
  • beau
  • nuit éclatante
  • bonheur
  • euphorie
t = immobilité passive

(non-liberté)

S’ = mouvement
  •  (liberté)
  • (-)
  • mort
  • lugubre
  • nuit obscure
  • jour triste
  • malheur
  • dysphorie 

La structure générale peut être représentée par le schéma suivant :

Séquence 1 2 3 4 5 6 7 8
Paysage


Etat extérieur

 


Etat

intérieur

 


 

Axiologie

Cénesthésie


 

beau


beau

temps

silence


 

bien être


 

euphorie

 


réel

 

 

 

 

 


peur

hallucination

 


 

dysphorie

 


fantastique

 

 

 

 

 

 

 

 


 

euphorie


 

réel

épouvantable


brouillard

chaud


raison

 

 


 

dysphorie

 


fantastique

 

 

 

 


peur

hallucination

raison + peur


 

 

 


réel

 

extraordinaire


bruit


non-peur

 

 


 

euphorie

 


 

fantastique

lugubre


obscurité

froid


 

 

 


 

dysphorie

 


 

réel

 


jour

glacial


 

 

 


 

 

 


 

réel


2. LA SEGMENTATION DU TEXTE

Nous allons tout d’abord diviser ce récit en deux parties au niveau du code narratif : introduction et récit.

L’introduction peut être divisée en deux du point de vue du code actoriel puisque le premier narrateur – le narrateur-auteur – cède la parole au second narrateur, le canotier.

Introduction I :  (cadre général): Du début  jusqu’à  la rivière. (l.   15)

A l’intérieur de la première introduction, on distingue deux sous-séquences délimitées par la disjonction temporelle « un soir ». Le récit raconté par le canotier débute par le même démarcateur.

  • Sous-séquence (a): début – … il mourra bien certainement dans le canotage (1. 9)

Le narrateur du cadre fait la présentation de son voisin, le canotier.

  • Sous-séquence (b): un soir (1. 10- 15)

Portrait rapide présentant les caractéristiques du canotier qui devient le second narrateur.

Introduction II :   »Ah! me dit-il, … (l. 16)- …tantôt chez lui, tantôt chez moi. (1. 54)

Le code topographique et le code chronologique découpent cette introduction en deux parties :

  • Sous-séquence (a) : (1. 16)- …il y a une dizaine d’années. (1. 48)

Le thème de l’eau est présenté par le second narrateur: la rivière comparée à la mer. Nous distinguons ici une petite transition qui amène le récit : Mais puisque vous me demandez… (l. 46 – 48)

  • Sous-séquence (b): J’habitais, comme aujourd’hui… (1.49-54)

Ici, le canotier raconte une de ses anecdotes concernant ce qui lui est arrivé une dizaine d’années auparavant. L’espace devient paratopique.

La localisation spatiale de la première narration « au bord de la Seine » (l. 2) (lieu topique) devient ici sur l’eau : « traînant péniblement mon gros bateau… « (1. 56) (lieu paratopique).

On présente, dans cette séquence, l’introduction objective, générale des faits (simple description extérieure) : l’habitude du narrateur qui rend visite à son meilleur camarade. Nous rappellerons que l’habitude du premier narrateur : « J’allais y coucher tous les soirs » (l. 2- 3) et celle du deuxième narrateur : « Nous dînons tous les jours ensemble… » (l. 53- 54) se superposent.

Récit: Un soir… (l. 55) jusqu’à la fin.

Les critères spatio-temporels ne sont pas pertinents pour effectuer le découpage de ce récit. D’une part, le lieu utopique « sur l’eau » devient statique, malgré le mouvement de l’eau, étant donné que le héros est immobilisé. D’autre part, l’ancrage temporel du récit n’apparaît que vers la fin, ce qui n’est pas non plus pertinent pour la segmentation.

Par contre, le critère actoriel joue un rôle important, si l’on considère les bêtes nocturnes, les plantes ou les conditions atmosphériques tel que le brouillard, qui est personnifié et devient acteur. Toutefois, l’acteur collectif reste « la rivière » et l’acteur individuel reste « le canotier » auquel s’ajouteront les deux pêcheurs.

Nous allons donc découper notre texte selon le code psychologique, c’est-à-dire selon l’état psychologique du héros, puisque le récit est fondé sur l’alternance, le balancement des sentiments.

Cette segmentation se trouve renforcée par la mise en place des démarcateurs disjonctifs logiques: « soudain » et « cependant » qui marquent l’opposition et qui sont utilisés uniquement aux moments dysphoriques. Ils sont distribués de la manière suivante:

Séquence 2 : (Soudain) – Séquence 4 : (Soudain, Cependant)  —Séquence 5 : (Cependant) – Séquence 7 (b) : (Cependant, Soudain)

Séquence 1: « Un soir, comme je revenais…. » (l. 55)- jusqu’à « Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient ». (l. 76)

La séquence 1 commence par une disjonction temporelle (signalée par la présence du déictique temporel « un soir« ) tout comme l’introduction I (b). La segmentation peut être effectuée selon un critère spatial: le héros se déplace de la maison au fleuve :··

(introduction)  ————————————————> (séquence 1)

maison                                                 vs                                                fleuve

englobé                                                                                                    englobant

statique, culturel, terre                vs                          dynamique, naturel, eau

L’introduction précède le récit proprement dit (l. 55 – 60)

Le récit commence par une première description de la rivière : paysage euphorique. Ensuite, c’est le silence total marquant la transition entre ce moment euphorique et le moment dysphorique de la peur. (l. 68 – 76): le canotier commence à avoir peur parce que le silence est trop pesant, absolu, « extraordinaire« .

Séquence 2 : « Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. (l. 76)    jusqu’à  … je me dressai d’un bond. » (1. 91)

La peur, qui est déjà anticipée dans la séquence précédente, s’installe dans cette séquence. Elle se transforme en une première hallucination (hors réalité, moment fantastique). L’euphorie qui connote la séquence 1 se transforme en dysphorie.

Séquence 3 : « l’eau brillait, tout était calme. (1. 91) jusqu’à   « passer la nuit à la belle  étoile. »  (l. 112)

Le récit retombe dans le réel et le héros raisonne. Il réfléchit et analyse son état psychique. Il veut partir mais l’ancre reste accrochée au fond.

Toutes les chaleurs s’y réunissent.

Séquence 4 : « Soudain, un petit coup… (l. 113) jusqu’à  « pour me faire tomber raide, sans connaissance ». (l. 161)

  • Sous-séquence (a) : (l. 113) « Je  me rassis épuisé. » (l. 119)

La séquence 4 qui débute par un disjonctif  logique « soudain« , apparaît comme la transformation de la séquence qui la précède. L’euphorie qui connote la séquence 3 se trouve transformée en dysphorie:

… comme le temps demeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sans doute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours. Ma mésaventure m’avait calmée ; je m’assis et je pus enfin fumer ma pipe. Je possédais une bouteille de rhum, j’en bus deux ou trois verres, et ma situation me fit rire. Il faisait très chaud …  (SQ 3; l.  105-110)

Soudain, un petit coup sonna contre  mon bordage. Je  fis un soubresaut, et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. je me sentis envahi de nouveau par une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je me raidis dans un effort désespéré.  L’ancre  tint bon. Je  me rassis  épuisé(SQ  4; 1. 113-119)

séquence 3

  • euphorique
  • feu (fumer)
  • espoir (rire)
  • chaleur (boire + le temps demeurait fort beau)

vs 

séquence 4

  • dysphorique
  • eau (sueur)
  • désespoir (effort désespéré)
  • froideur

Le deuxième moment de peur commence lorsque le narrateur éprouve « une étrange agitation nerveuse » : une transition qui prépare la culmination du récit. Il se rend compte de sa situation : il va être obligé de passer la nuit dans son bateau (immobilité passive).

  • Sous-séquence (b) : la rivière s’était peu à peu…  (l. 120 – l. 161)

Deuxième description de la rivière : paysage dysphorique.

La blancheur, l’épaisseur, l’opacité du brouillard provoquent la deuxième hallucination (moment fantastique). La peur l’envahit et culmine. Cette hallucination, amalgame de fantastique et de réel, provoque chez le canotier un dédoublement de sa personnalité: le moi angoissé qui se laisse aller à la terreur et le moi raisonnable.

Séquence 5 : Cependant, par un effort violent,.. (l. 162) jusqu’à « … et je regardai par-dessus le bord. (l. 177)

La peur demeure, mais dans le réel. Il est paralysé.

Séquence 6 : Je fus ébloui par le plus merveilleux, … (1. 178) jusqu’à  … les singularités les plus fortes n’eussent pu m’étonner. (l. 198)

Troisième description de la rivière : un paysage extraordinaire, un moment euphorique. Nous sommes dans un monde fantastique mais réel.

La peur disparaît définitivement grâce à cet émerveillement.

Séquence 7 : Combien de temps cela dura-t-il,… (1. 199) jusqu’à  … et nous la tirâmes à mon bord (l. 221)

Les sous-séquences se divisent du double point de vue du code chronologique et du code actoriel.

  • Sous-séquence (a): (l. 199)-… que j’approchais de mes yeux. (l. 208) Description de la rivière: l’obscurité. Le temps atmosphérique fait contraste avec le merveilleux de la séquence précédente.
  • Sous-séquence (b): Peu à peu, cependant, Soudain(1. 209 –   221)

On revient dans la réalité et, en même temps, dans le jour. (disjonction temporelle). Tout se passe dans la nuit sauf à la fin où il se heurte à une réalité dysphorique, angoissante. Ce jour n’est marqué que de signes négatifs, qui annoncent la mort – une mort omniprésente.

D’autres êtres vivants cette fois apparaissent : deux pêcheurs. (disjonction actorielle)

Conclusion : « C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou. »  (1. 222  jusqu’à la fin)

3.   ANALYSE SEMIOTIQUE

 3.1. Le Niveau Figuratif

De nombreuses antithèses se retrouvent dans ce conte, Toutefois, ces oppositions ne sont jamais absolues. La plupart des signes possèdent une double face, d’où l’ambiguïté du texte. Les connotations euphoriques se transforment presque toutes en connotations dysphoriques. Il nous semble que c’est ce qui fait l’intérêt de ce conte. Presque tous les signes, même s’ils sont positifs, portent un signe négatif. Les signes de mort, omniprésents, règnent tout au long de ce conte.

3.1.1. Ambiguïté de l’eau (la rivière) :

L’eau est à la fois symbole de vie et symbole de mort.

  • Mer vs Rivière 

Le narrateur souligne le mystère de l’eau de la rivière, l’eau soi-disant « douce », et son attirance pour elle, en la comparant à la mer :

Elle est souvent dure et méchante, c’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l’Océan.

Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein d’immenses   pays bleuâtres, où les noyés roulent parmi les grands poissons, au milieu d’étranges forêts et dans des grottes de cristal. La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on  pourrit dans la vase.                                                        (l. 28  à l.  38)

L’eau de mer fonctionne ici comme une image positive du moi. La mer symbolise le moi libre et heureux. Par contre, la rivière fonctionne comme des images fatales qu’accompagne la noirceur due à la profondeur de l’eau.

En mer, le danger se voit et s’entend du fait de l’agitation des vagues. Bien que la mer soit porteuse de mort, elle est franche et transparente comme du « cristal« , « les noyés« , visibles, y nagent. Alors qu’ils se cachent, s’immobilisent et se décomposent dans le fond noir de la rivière. Notons ici que la vase contient aussi la terre et l’eau.

L’adjectif « perfide » signifie « dangereux, nuisible sans qu’il y paraisse ». La rivière cache en effet son danger sous une apparence de douceur.

la mer (+)

  • peur franche (vagues)
  • bruit (crier/hurler/gronder)
  • dynamique (rouler)

la rivière (-)

  • peur perfide (mouvement éternel)
  • silence (sans bruit)
  • statique (pourrir)

Ce n’est pas la large mer, avec ses tempêtes, qui répand l’angoisse mais la rivière et son univers de mystère et de silence sinistre. Cette idée est exprimée dans la description du narrateur :

« Pour lui [=un pêcheur], c’est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l’on entend des bruits que l’on ne connaît point où l’on tremble sans savoir pourquoi, comme un traversant un cimetière et c’est en effet le plus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a point de tombeau.« (l. 19-25)

On a ici une accumulation de termes qui évoquent une image obscure et néfaste, une figure de mort, voire une allégorie de la mort. On pourrait interpréter ces descriptions comme une mise en abyme du récit : la nuit, dans le silence, il est envahi par la peur, il tremble devant les images et les mirages de la rivière, ses hallucinations. L’auteur prépare déjà les germes de cette émotion frissonnante. Il s’agit donc de l’angoisse (la peur sournoise) plutôt que de la peur violente que provoque la mer, parce que le héros ne sait pas d’où vient la menace. Ce qui le retient immobile, c’est la mort, et tout est marqué de son signe.

L’atmosphère  lugubre et sombre de cette histoire est accentuée par  les minces roseaux  :

Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseaux minces avec leurs petites voix si douces doivent être encore plus sinistres que les drames lugubres racontés par les hurlements des vagues.                               (1. 42–45)

Comme la mer, les roseaux sont personnifiés : la mer « raconte » mais les roseaux « chuchotent », comme si c’était eux qui racontaient cette histoire sinistre (raconter est le propre de l’être humain, : son langage articulé). Cela montre que la nature est animée, agitée, parcourue ici de chuchotements perfides, là de grands cris assourdissants. Cette personnification de la nature fait contraste avec l’être humain inanimé à la fin de l’histoire.

Ces plantes aquatiques seront omniprésentes dans le récit, surtout aux  moments dysphoriques. Le héros s’arrête d’abord « auprès de la pointe des roseaux ». Voici, plus loin « des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes, et qui semblaient s’agiter », ce qui suscite une étrange sensation chez le  héros.

« Les pointes des roseaux » réapparaissent dans la scène du brouillard. Puis les plantes se présentent cette fois-ci, non comme décor mais comme acteurs et actants. Ils jouent un rôle d’opposant  puisqu’ils empêcheraient  le canotier de se sauver à la  nage :

Je pensai à me sauver à la nage; … Je me vis perdu, … me débattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter,…(SQ. 4; 1. 135-138)

Enfin. dans la dernière séquence, ils sont présents en tant que vision auditive : « le froissement des roseaux ».

Les adjectifs « minces » et « élevés » indiquent leur grandeur, donc leur verticalité qui fait peur au héros. La verticalité préfigure une menace.

  • Surface vs Profondeur

Il n’existe pas, en mer, d’opposition entre fond et surface. La beauté, la douceur et le calme de la rivière décrite par le narrateur en séquence 1 n’est, en effet, qu’une surface de l’eau perfide. Plus elle scintille, plus elle réfléchit la lumière, plus cette surface miroitante dissimule sa profondeur noire, assimilée à la mort. La beauté et le danger coïncident sur l’eau et dans l’eau. Le plan horizontal de la surface de l’eau, qui fascine (la passion du héros), se complète de l’axe vertical du danger, de la menace qui vient du fond.

      (+) Rivière (-)

  • surface (+)                                  vs                        profondeur (-)
  • horizontale                                                             verticale
  • vie                                                                                 mort

« Comme pour la terre, il y a lieu de distinguer dans la symbolique des eaux la surface et les profondeurs. La navigation ou l’errance des héros en surface signifie qu’ils sont exposés aux dangers de la vie, ce que le mythe symbolise par les monstres qui surgissent des profondeurs. … Le pervertissement se trouve également figuré par l’eau mélangée à la terre (désir terrestre) ou stagnante qui a perdu sa propriété purifiante : la vase, la boue, le marais (4 ) « .

Dans un sens, la rivière devient un objet fantastique. Elle captive et attache (surface), mais elle ne prend sa signification que par la profondeur. En fait, la rivière est fatale en elle-même : dans sa vase, la mort se trouve réellement. La profondeur renforce encore l’image de la rivière maléfique.

Parmi les termes récurrents, la profondeur désigne plutôt des éléments dysphoriques. Citons, à titre d’exemples : « la chose mystérieuse, profonde (la rivière) »,  »profondeurs noires, « l’obscurité était profonde ».

Quand le héros commence à avoir peur, juste avant la première hallucination (SQ. 2), et quand il est envahi par la peur (SQ. 5), il s’étend au fond du bateau. Cette position horizontale, qui peut être celle du repos, est ici une figure de la  mort : le corps au fond du canot correspond au corps qui est au fond de l’eau. Il est dans la position du cadavre. En haut (surface), le héros est couché et vivant, en bas (dans la profondeur), la femme est couchée et morte. Ils sont tous les deux immobiles. D’où l’ambiguïté de la surface horizontale : la beauté de la surface de l’eau (vie) et la position du héros (parallèle à la mort).

(+) Il est sur l’eau / Il s’étend (-)

surface (+)                 <   ——————————–  >           profondeur (-)

  • haut                                                                                                              bas
  • horizontalité                                                                                           verticalité
  • vie(+) et mort(-)                                                                                     mort

Enfin, lors de ses hallucinations, il croit qu’un être ou une force invisible « l’attire » doucement au fond de l’eau. (SQ. 2); il lui semblera qu’il se sentira tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire. (SQ 4b)

En fait, le héros ne fait que ce mouvement : « tirer » –  il se sent « tiré » depuis le bas (par la mort), mais il « tire » ou essaie de « tirer » son ancre (vers la vie).

« Je tirai sur ma chaîne;…, je tirai plus fort, …; elle avait accroché quelque chose au fond de l’eau et je ne pouvais la soulever;  je recommençai à  tirer, mais  inutilement. »                                                             (SQ 3; l. 93-97)

Et avec l’aide d’un pêcheur :

« …  et tous les deux nous tirâmes sur  la chaîne. »        (SQ 7; 1. 214)

Et encore, tous les trois:

« Enfin nous aperçumes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord »(SQ 7; 1. 221)

A la fin, il réussit à tirer sa chaîne, mais c’est la mort qu’il a tirée vers la vie. Il peut mettre le bateau en branle ; il part dans le jour (=délivrance) – mais un jour plein de malheurs où la mort semble régner.

  • Mouvement  vs Immobilité

Relevons les positions successives du canotier (du haut vers le bas, du bas vers le haut) : non seulement il se couche mais, tour à tour, il est debout, assis, se dresse, se soulève. C’est­ à-dire qu’il fait un va-et-vient entre la vie et la mort, entre la raison et la peur.

Ce mouvement vertical apparaît lors de sa première hallucination. La beauté de la rivière et de la nuit se transmue en éléments fantastiques qui provoquent un déséquilibre puis une angoisse chez notre personnage. Les mouvements augmentent crescendo avec la force invisible qui l’attire au fond:

« Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la barque m’inquiétèrent. Il me sembla qu’elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deux berges du fleuve; puis je crus qu’un être ou qu’une force invisible l’attirait doucement au fond de l’eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber. J’étais ballotté comme au milieu d’une tempête… »  (SQ 2; 1. 85-90)

Des mouvements verticaux qui attirent sa barque vers le bas vont vers le haut soulevant vers le ciel, pour retomber de nouveau vers le bas. Comme si la barque était attirée par cette femme au royaume des morts, ou comme si la rivière entière était l’incarnation de cette femme. Même si aucun événement surnaturel ne survient réellement, il plonge dans l’eau et remonte. Autrement dit, attiré par son charme, il rejoint la mort et ressuscite. Le narrateur a déjà mentionné cette mort qui « pourrit dans la vase » : « La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase (l. 37-38) ».

Le récit plonge dans le fantastique. Tout est calme, mais le narrateur vit une tempête. L’eau est ici ambivalente : l’hallucination (imagination) a lieu sur l’eau (en haut) et la mort (réalité) est dans l’eau (en bas). En outre, l’utilisation de la comparaison « comme », qui n’est pas une métaphore directe, nous donne l’impression que l’auteur veut dire « comme si ». C’est commencer à croire à la réalité de l’image impossible. Le fantastique tout entier se résume à ce « comme si ». Tout apparaît ambivalent, ambigu.

L’hallucination, signe de mort, renferme une part de vérité. Cette frontière entre la vérité (la réalité) et l’imagination (hors de la réalité) disparaît. Tout ce qui paraît fantastique, hors de la réalité réintègre en partie la réalité parce que –  comme il en avait le pressentiment –  la mort est vraiment là. Comme si la vie était vraiment faite de mort, et la raison faite de pressentiments et d’hallucinations. Celle-ci peut être une sorte de seconde vue : dans la folie, on peut percevoir des choses qui existent vraiment.

L’hallucination est ici une pré-connaissance, une prescience, une vue surnaturelle de ce qui se passe vraiment.

Après avoir raisonné, il décide de s’en aller, mais il lui est impossible de partir : je sentis une résistance. Il est pris dans l’immobilité ; de nouveau le calme s’installe. Cette alternance de calme et d’angoisse – vie et mort – se poursuit. Il est enfermé entre des murs invisibles et dans sa solitude. Bientôt, le charme de la nuit dont il se réjouit fait place à une angoisse montante. Dorénavant, il devra triompher seul des plus dures épreuves.

L’immobilité qu’il a voulue se change en immobilité forcée. Il veut y échapper parce que, pour lui, l’immobilité égale le fantastique, voire la mort. C’est un signe de la mort qui le menace.

Chez Maupassant, la rivière prend la forme de l’eau douce fatale. Il utilise cette eau de la rivière pour annoncer la mort. Et pourtant, en tant que moyen de transport, la rivière, tissu de vie, transportera en douceur le passager libéré de sa prison. Ce mouvement, porteur de vie, se change, s’il est silencieux et infini, en un effroi. « Elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant… . » Le mouvement est donc aussi un signe de la mort qui menace le canotier. D’ailleurs, notre rivière ne mène pas à la mer mais à la mère morte. Elle contient la vie et la mort.

Après avoir vécu la deuxième hallucination, cette horreur, il demeure entièrement incapable du moindre mouvement. Il est paralysé:

« Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l’oreille tendue et attendant. Quoi? Je n’en savais rien. mais ce devait être terrible. »

 (SQ. 4; l. 155-158)

Je bus encore et je m’étendis tout de mon long au fond du bateau. Je restai ainsi peut-être une heure, peut-être deux, sans dormir, les yeux ouverts, avec des cauchemars autour de moi. et j‘avais peur de faire un mouvement.          (SQ 5; l. 170-174)

(+) Rivière (–)

mouvement (+)    <—————-    vs  —————->  immobilité (-·)  vie(+) et mort(-)                                                                                     mort

Cette situation ressemble à celle d’un rêve éveillé. Envahi par la terreur, les yeux ouverts, il vit des cauchemars qui sont presque réels. Les cauchemars appartiennent ici à l’état de veille. Le sommeil aussi est ambigu.

L’eau est ici symbolique ; elle prend la forme d’une référence au fleuve de la vie : comme si sa vie s’était arrêtée. Pour remonter le fleuve de sa vie et redonner à cette eau stagnante son mouvement, il lui faut une aide.

L’eau de la rivière qui s’écoule attire et fascine le canotier. Néanmoins, cette eau est caractérisée par sa profondeur, sa noirceur et son immobilité. L’eau est donc signe de vie et de mort.

3.1.2. Ambiguïté du bruit et du silence
Le silence

 Au début, le paysage était un ravissement pour les sens : la vue (« la lune resplendissait, le fleuve brillait ») et le toucher (« l’air était calme et doux »). Notre héros se réjouissait du silence bienfaisant, d’une paix du corps et de l’âme. Ce beau paysage se transforme bientôt en un paysage presque fantastique :

« On n’entendait rien, rien: parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive, et j’apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes et semblaient par moments s’agiter.

Le fleuve était parfaitement tranquille, mais ie me sentis ému par le silence extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient.

(SQ. 1; l. 68- 72)

L’auteur insiste sur le silence profond par son usage du lexème « rien » répété deux fois, et aussi, par le manque de signes de vie : tous les habitants de la rivière se taisent. Comme si ce fleuve vivant, qui lui avait procuré jusqu’alors des moments de bonheur, était mort. Ce qui constitue déjà un signe dysphorique. L’adjectif « surprenant« , le clapotement presque insensible, la verticalité et les mouvements des roseaux sans présence de vent (« air calme ») contribuent à créer une atmosphère déjà fantastique.

Cette ambiance, créée par le biais des notations sensorielles, fait allusion à la présence du réel. Toutefois, les verbes « croire » et « sembler« , qui donnent le même effet que « comme si« , montrent comment le réel devient fantastique sans cesser d’être rationnel.

Maupassant prépare soigneusement l’événement (l’hallucination) qui surgira.

Le silence absolu provoque chez le héros une sensation étrange qui se change bientôt en angoisse :  chaque fois qu’il a peur, la réalité disparaît.

Ici intervient la transition entre la réalité et le fantastique, entre le moment euphorique et le moment dysphorique, entre l’inconscient et le conscient.

Or, le silence est ici très ambigu. Il est ému par « le silence extraordinaire ». Mais est-il ému simplement par la beauté  ou est-ce le début d’un sentiment de peur ?

Le silence semble euphorique… Pourtant, il est malgré tout dysphorique, tout comme ce qui rompt le silence, car ces deux traits pertinents font peur au canotier.

silence

euphorique (+)                                                                           dysphorique (-)

Les bruits
  • Bruits naturels

Les bruits apparaissent toujours dans les moments de transition et alternativement sous les signes négatif et positif. Il s’agit, d’une part, des bruits qui annoncent l’arrivée des moments dysphoriques (curieusement, l’auteur utilise le singulier pour tous ces bruits), mais, d’autre part, les bruits, présentés au pluriel, renvoient au réel, c’est-à-dire que le héros revient sur terre après avoir vécu des moments  fantastiques.

euphorie (+) —> le bruit —> dysphorie (-)
fantastique les bruits réel

Une série de petits bruits se manifestent :

  • « … je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive …  » (SQ 1; 68- 70)

•  « Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis: elle se tut… »  (SQ 2; l. 76-77)

  • Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis un soubresautet une sueur  froide me glaça des pieds à  la tête.                                    (SQ 4; 1. 113-115)

Remarquons que ces trois énoncés sont graphiquement presque semblables : les articles indéfinis, l’adjectif « petit » et la préposition « contre« . Le clapotement de l’eau et le coassement d’une grenouille provoquent la première « agitation nerveuse » (la sensation d’étrange et le tressaillement) chez le canotier. Puis, un petit coup qu’il entend contre son bateau plus tard, produit de nouveau cette nervosité, plus grande à chaque fois (le soubresaut et une sueur froide). Pour un petit bruit il entre dans un état de tension, d’épouvante. Et chaque agitation nerveuse le fait pénétrer dans un monde fantastique, un monde d’hallucination.

Le premier signe des bruits, au pluriel, qui ramènent à la réalité apparaît juste après la première hallucination. Avec ces bruits, le narrateur revient sur terre et retrouve sa raison :

« … j’entendis des bruits autour de moi; je me dressai d’un bond: l’eau brillait, tout était calme. »         (SQ. 2-3; l. 90-91)

Après avoir vécu dans un état d’émerveillement, le narrateur entend deux sortes de bruits : positifs et négatifs. La description fait rappel à la présence du réel :

« Toutes les bêtes de l’eau s’étaient réveillées; les grenouilles coassaient furieusement, tandis que … j’entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds.

(SQ. 6; l. 192-196)

Si, au début du récit, le coassement d’une grenouille l’effraie, dans ce passage le même bruit de plusieurs grenouilles symbolise le retour à la vie, comme si on entendait les battements du cœur: le chant soudain des grenouilles, c’est la manifestation du renouveau  accompli, le signal du réveil annuel de la nature ( 5 )  Remarquons, tout au  début du récit, que « toutes les bêtes, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient (SQ. 1) ». Les « marécages » nous rappellent l’eau dormante, (l’eau qui a perdu sa vraie fonction, celle de l’eau qui coule), et qui donc signifie la mort. Tandis que, dans cette séquence, avec cette notation : « toutes les bêtes de l’eau  s’étaient réveillées », l’eau  retrouve son  mouvement.

Contrairement à ces bruits enchantés, « la voix » métallique des crapauds semble annoncer la triste nouvelle.

« Le crapaud est le plus souvent considéré comme l’inverse de la grenouille, dont il serait la face lunaire, infernale et ténébreuse: il intercepterait la lumière des astres par un processus d’absorption. Comme tant de théophanies lunaires, le crapaud est aussi l’attribut des morts ( 6 ). »

Le retour à la réalité, à la fin, a une double valeur : d’une part, elle signifie la délivrance du narrateur qui retrouve sa raison (les bruits), et, d’autre part, elle annonce l’arrivée du jour, libérateur, la fin des sortilèges, le retour à la vie – mais à une vie monotone et triste, annonciatrice de mort, et surtout la découverte de la mort concrète (le bruit). La réalité a donc elle aussi une double face, positive et négative, de vie et de mort.

les bruits (+) la vie                    vs                         le bruit (-) la mort

L’obscurité lugubre vient ensuite. Cette ambiance sinistre est d’autant plus renforcée par la présence des éléments auditifs. Le moment dysphorique par excellence :

« L’eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.

Je bus ce qui me restait de rhum, puis j’écoutai en grelottant le froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière.

(SQ. 7; 1. 201–206)

  • Bruits culturels

Le récit se déroule sans paroles, sans ce qui est le propre de l’être humain. Soit le canotier rit, soit il crie, selon la cénesthésie euphorique ou dysphorique.

Tout au début du récit, après avoir été envahi par une agitation nerveuse, il essaie de retrouver les éléments de son quotidien qui le rattacheraient à la réalité : fumer et chantonner. Mais chaque fois il est interrompu : « le son de ma voix m’était pénible (l. 81) ». (Chantonner est du bruit articulé qui a du sens, néanmoins il est présenté ici comme du bruit qui n’a pas de sens. Ce bruit est ambivalent.) Son attitude trahit l’inquiétude qu’il veut nier ou dissiper. Autrement dit, cette ambivalence témoigne qu’il commence à être dominé par la peur.

La peur l’envahit crescendo. Le spectacle insolite de la rivière envahie par le brouillard terrifie le narrateur. Au moment de la terreur extrême, au bord de l’aliénation, il crie cette fois de « toutes ses forces » pour appeler au secours. Il crie comme un prisonnier, comme celui qui se sent menacé par la mort. C’est un cri maléfique et paralysant. Comme s’il répondait à cet appel, le chien hurle dans le silence : c’est un présage de mort :

« Cependant, par un effort violent, je finis par ressaisir à peu près ma raison qui m’échappait. … Alors une idée me vint et je me mis à crier de toutes mes forces en me tournant successivement vers les quatre points de l’horizon.  Lorsque  mon  gosier  fut absolument  paralysé,  j’écoutai.  – Un chien hurlait, très loin.   (SQ 5; l. 162-168)

Le cri a pour fonction, dans le récit, de renforcer la solitude qu’il ne peut plus supporter. Le cri est, tout comme le hurlement, un bruit ambivalent, puisque ce n’est pas seulement l’homme qui crie, mais aussi l’animal. C’est un son à la limite de l’articulé et de l’inarticulé. Il est presque déshumanisé. Le bruit devient maintenant le seul fil qui le retient  à la vie. Le narrateur est totalement dominé par la peur :

« j’avais peur de faire un mouvement. A la fin, je me soulevai avec des précautions infinies. comme si ma vie eût dépendu du moindre bruit que j’aurais fait … »               (SQ. 5; 1. 175-176)

Et, vers la fin, tout à coup, la peur a définitivement disparu, juste après qu’il a entendu la voix des crapauds:

« … j’entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds. Chose étrange, ie n’avais plus peur… »

(SQ. 6; l. 194-196)

C’est-à-dire qu’on est passé du son (le son de la voix du narrateur qui essaie de chantonner) dénué de sens à la voix, qui est porteuse de sens. C’est prendre un signifiant et projeter un signifié sur le signifiant, c’est humaniser le non-humain. Par cette activité, qui est une activité humaine (c’est l’homme qui projette du sens sur ce qui n’en a pas), le héros retrouve son statut d’homme. Il est passé du côté dominant. C’est la raison pour laquelle l’obscurité lugubre ne l’effraie plus.

 Crier

(non-articulé + articulé)

  • le son de la voix du narrateur                                    la voix des crapauds
  • inarticulé                                                                                articulé
  • non-sens                                                                                 sens

Il criera de nouveau à la fin du récit, mais, cette fois, il s’agira d’un cri positif grâce auquel il réussira à atteindre un sauveteur. Le cri possède donc également une double face, négative et positive.

3.1.3. Ambiguïté du fantastique

Paysages fantastiques : épouvante et merveilleux

Après le léger coup qui a provoqué chez le narrateur une étrange agitation nerveuse, il va être confronté maintenant à un paysage d’épouvante qui fait naître l’hallucination, la terreur. Le brouillard blanc, qui est l’émanation de la menace, engloutit tout dans son épaisseur, dans ses profondeurs mortelles, comme la rivière a engouffré cette femme noyée dans la vase. C’est un paysage qui fait penser à un tableau peint à l’encre de Chine, un paysage fantastique :

« Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouillard blanc très épais qui rampait sur l’eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, ie ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formées par des groupes de peupliers d’ItalieJ’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheur singulière… » 

  (SQ. 4; l. 120-128)

C’est ici un passage qui est construit sur de nombreuses antithèses, mais ces oppositions sont presque toutes entremêlées les unes aux autres.

La rivière n’a que des profondeurs noires, cette vérité est d’autant plus cachée par l’apparition de ce brouillard épais et opaque: « je ne voyais plus le fleuve. ni mes pieds, ni mon bateau ». Le récit repose tout entier sur la terreur du caché. Cette épaisseur rend le brouillard presque tangible (métaphore « nappe de coton »). Les sensations visuelle et tactile s’entremêlent.

Un verbe significatif, « ramper« , nous rappelle l’image d’un serpent qui rampe sur le sol par ses ondulations. On a l’impression que le royaume des morts est sous nos pieds. On dirait que le fond de l’eau, la terre noire, se déplace à la surface de l’eau qui est devenue une terre blanche. La surface de l’eau, qui était la position du haut, a donc maintenant glissé vers le bas par rapport au  ciel.

Le narrateur assiste à la disparition de lui-même:  »j’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture ». L’eau semble monter jusqu’à sa ceinture : il est inhumé dans une terre blanche, un brouillard qui est et n’est pas, la mort. La menace d’engloutir le sujet en le privant de tout appui est, par cet autre fleuve aérien qu’est le brouillard, associée à l’eau et à l’air.

noir                                                 ciel                          haut                        lumière

vue + toucher

blanc          haut                        eau+ air                    bas                           ·l-

eau

noir                                          terre (vase)                 bas                           obscurité

Le narrateur insiste sur l’antithèse blanc vs noir.

La blancheur du brouillard présente un fort contraste avec le fond de la nuit. En outre, par la vision de la plaine pâle (qui est étendue) et des taches noires que forment les peupliers (qui s’élèvent vers le ciel) l’ auteur ajoute l’opposition horizontalité vs verticalité.

« La plaine est le symbole de l’espace, de l’illimité terrestre, mais avec toutes les significations de l’horizontale, par opposition à la verticale  ( 7 ). Cet arbre (le peuplier) apparaît lié aux Enfers, à la douleur et au sacrifice, ainsi qu’aux larmes. Arbre funéraire, il symbolise les forces régressives de la nature, le souvenir plus que l’espérance, le temps passé plus que l’avenir des renaissances  ( 8 ).

Ici, la verticalité signifie, comme l’horizontalité, une annonce de la mort. L’adjectif « pâle » évoque une non-couleur, on dit « pâle comme la mort ». En traversant cette plaine toute pâle, l’âme de cette femme, qui monte, du fond de la rivière, atteint au ciel la divinité, comme si elle faisait le lien entre la terre et le ciel. Par cette extraordinaire verticalité noire, parallèle à la position du canotier, ce royaume des morts (obscurité) rejoint la divinité du ciel d’où est émise la lumière de la lune, la vie.

blanc                                                     vs                                                   noir

  • plaine                                                                                                      peupliers
  • continu                                                                                                   discontinu
  • horizontale                                                                                           verticale

Ici, le blanc est un signe de mort tout comme le noir :

« dans toute pensée symbolique, la mort précède la vie, toute naissance étant une renaissance. De ce fait le blanc est primitivement la couleur de la mort et du deuil  » ( 9 ).

En fait ces couleurs récurrentes ont la même fonction.

« Comme sa contre-couleur, le noir, le blanc peut se situer aux deux extrémités de la gamme chromatique. Il se place tantôt au départ tantôt à l’aboutissement de la vie diurne le moment de la mort »  ( 10 ).

Ainsi, les impressions sensorielles sont toutes mêlées dans ce tableau fantasmagorique : ciel et terre, eau et air, vue et toucher, haut et bas, blanc et noir. Les signes semblent opposés mais en réalité ils représentent la même chose.

L’épaisseur, l’invisibilité et la blancheur singulière de ce brouillard, l’esprit nerveux et hypersensible du narrateur les transforme en une hallucination, cette fois, visuelle. Il se sent envahi par la plus fantastique des imaginations :

« ... et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque devait être pleine d’êtres étranges qui nageaient  autour de moi. »                                                                                          (SQ 4; 1. 128-133)

Le narrateur décrit la fantasmagorie funéraire

Ce n’est pas la nuit, mais c’est l’opacité qui est effrayante.

C’est un paysage qui semble irréel.


Notes :

(1) Thérèse MARC-LIPIANSKI, Le structuralisme de Claude Lévy-Strauss, Paris, Payot,

(2)  « Le petit Robert« , dictionnaire de la langue française, Le Robert, Paris, 1986.

(3) Jean CHEVALIER et Olivier GHERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1993.

(4) Jean CHEVALIER  … op. cit.

(5) Ibid.

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) Ibid.

(9) Ibid.

(10) Ibid.

***


Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte (inachevé) présenté par Mme Junko ASHLYN

Séminaire de Méthodologie Littéraire (DESFLE)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff