« Le roi Cophetua » de Julien Gracq : analyse sémiotique

burne-jones
Analyse sémiotique de la nouvelle de J. Gracq « Le Roi Cophetua »  (avec l’accent mis sur les personnages).

 

Julien Gracq, de son vrai nom Louis Poirier, est né en 1910. Il exerçait le métier de professeur jusqu’à sa retraite en 1970. Décédé en  2007, il a longtemps vécu retiré, loin des cercles littéraires et des coteries mondaines.

Il rentre dans la vie littéraire en 1938 avec son roman  « Au Château d ‘Argol ».  Le Roi Cophetua est l’un des trois récits publiés dans « La Presquîle », en 1970. Pour son titre, Gracq s’est inspiré du tableau de Burne-Jones (1) : « King Cophetua and the Beggar maid ». Le peintre lui-même s’inspirait des oeuvres littéraires et son tableau fait allusion à Roméo et Juliette de Shakespeare. Les deux modes de « communication », verbale et picturale, s’entremêlent donc. D’ailleurs, dans le récit, le lecteur peut trouver une allusion à ce tableau :

« … De la pénombre qui baignait le coin droit, au bas du tableau, je vis alors se dégager peu à peu un personnage en manteau de pourpre, le visage basané, le front ceint d’un diadème barbare …  » (p. 223)

« …Le visage de roi More me poussait à chercher du côté d ‘Othello, mais rien dans l’histoire de Desdemone n’évoque le malaise de cette annonciation sordide. Non. Pas Othello. Mais pourtant Shakespeare …Le Roi Cophetua !Le roi Cophetua amoureux d ‘une mendiante …  » (p.224)

Le titre, qui est le premier repère du lecteur, annonce d’une certaine façon l’orientation du récit car, comme le tableau de Burne-Jones, le récit de Gracq fait ressortir l’atmosphère étrange, singulière ; les contradictions, telles que : la pénombre et la lumière, la femme céleste et la femme mendiante.

Le texte entier est l’histoire d’une attente et de l’issue de celle-ci. Tout long du récit, l’auteur tient « en haleine » aussi bien le héros principal que son lecteur. Le récit est imprégné de fantastique, de surnaturel, d’irréel, de merveilleux, d’onirique. Et on pourrait le « classer » à la fois parmi les œuvres romantiques, fantasmagoriques ou surréalistes.

L’histoire se passe en automne 1917. Son principal protagoniste, correspondant parlementaire sur le front des Flandres, se rend pendant sa permission en visite chez un ami d’avant-guerre qui, comme lui, combat sur le front et qui a, lui aussi, une courte permission. Or, le capitaine Nueil ne viendra jamais. En revanche, le héros fera la connaissance d’une femme qui l’accueillera à la place de son ami dans la maison de ce dernier. La rencontre avec cette   femme et l’attente de l’arrivée de Nueil font la base narrative du récit.

I.  LA STRUCTURE GENERALE DU RECIT :

On pourrait comparer le récit à une extraordinaire pièce de théâtre. Le mot « rideau » revient sans cesse et donne ce sentiment de théâtralité. Par ailleurs, on a également l’impression que les personnages ( le narrateur et la femme maîtresse-servante ) se comportent comme des acteurs auxquels on dit ce qu’il faut faire :

« … qui, la porte passée, élevait un flambeau à deux bougeoirs d ‘un geste à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral …  » (p.205)

« … l ‘idée convenue de la servante-maîtresse flotta dans mon imagination, faisant naître un instant je ne sais quelle moue parodique, ironique … »  (p.213)

« … la lueur changeante y plantait une scène de lumières et d ‘ombre, un théâtre irréel …  » (p.217)

« … Tout n ‘avait pu être inventé dans ce scénario étrange… » (p.247)

Toutefois l’action ne passe pas par la parole, les protagonistes ne se parlent quasiment pas, mais par une espèce de rêverie, de songerie   onirique.

On peut aussi effectuer la segmentation (2) du récit selon les critères de l’esthétique théâtrale et diviser la narration en trois scènes :

  • la scène du voyage jusqu’à Braye-la-Fôret :
  • l’arrivée dans la maison de Nueil et la rencontre avec la femme mystérieuse
  • le lendemain de leur nuit d’amour et le départ ( la fuite ) du héros de la maison

Pour dégager la structure générale du récit, il faut rechercher, observer et comparer la situation finale avec la situation initiale. Dans notre cas à la situation finale correspond le moment de l’assouvissement du désir, de l’accomplissement de l’attente, et elle est double.

D’un côté, le narrateur assouvit son désir de la femme mystérieuse :

« … Le plaisir qu ‘elle me donna fut violent et court … » (p.243)

« … j’immobilisais son corps contre moi de mes bras rigides, mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu, livré, sans alerte aucune … » (p.243)

d’autre part, le narrateur comprend que Nueil ne viendra jamais :

« … Je parvenais mal à croire que quelqu ‘un, à cette heure, pourrait rentrer ici chez   lui … » (p.201)

 » … L ‘idée que Nueil pût encore arriver me parut brusquement dérisoire. Il n’était plus croyable que rien de vivant pût provenir de ce vacarme de cataracte, de cet horion qui s’écroulait … » (p.216)

 » … Personne n ‘était venu, parce que personne ne pouvait plus venir … » (p.233)

« … Comme s ‘il n ‘avait jamais été question une seconde – ni lui, ni pour elle – que Nueil pût venir … » (p.246)

 

A la situation initiale correspond le désir de rencontrer son ami Nueil …

« … je songeais que j’allais revoir Jacques Nueil … » (p.189)

 » … pour la première fois j’allais le retrouver. Son télégramme m’invitait à le rejoindre chez lui, où une courte permission devait l’amener dans l’après-midi de la Toussaint … » (p.192)

« …- Non, dit-elle, répondant à ma question muette. Personne n ‘est venu … » (p.233)

… et le désir de la femme mystérieuse :

« … Je restai quelques secondes avant de reconnaître la femme qui m’avait introduit, et la même onde d’attention, d’alerte et de surprise me traversa, plus distincte encore … » (p.205)

« … Où s’était retiré cette femme ?… » (p.207)

« … Qui était cette femme   ?…  » (p.212)

« … Où bougeait-elle maintenant, toute seule, dans les arrières ténébreux de la maison ?…  » (p.234)

Il faut ensuite observer à quel moment a lieu la transformation, et si elle est soudaine ou progressive. On peut affirmer que les deux transformations sont progressives et qu’elles se caractérisent par l’état d’esprit du personnage principal :

  • d’abord, il est comme hypnotisé, envoûté, comme détaché du monde réel au profit du monde imaginaire :

« … je tombai dans une espèce de somnolence … » (p.188)

« … il n ‘était guère possible de rêver un lieu, une journée plus morne … » (p.189)

« … Les menus coups métalliques m’avaient tiré de mon sommeil éveillé … » (p.208)

« … L ‘impression d’isolement que j’avais pressentie, dès que j’avais mis le pied sur le quai de la gare, dérivait vers une rêverie bizarre … » (p.213)

  • puis, il reprend ses sens, il retourne à la réalité et retrouve sa lucidité :

« … Cette heure du petit matin était froide et lucide ; d’ordonner mes pensées sans fièvre, dans le détachement un peu hostile qui vient avec la fin du désir, me donnait un sentiment de possession calme, de domination indulgente … » (p.248)

Pour simplifier, on peut inscrire la structure générale du récit sur l’axe sémantique suivant   :

transformation

avant                                                                                         après

S ——-> t——-> S

 situation initiale  :

  • le désir
  • l ‘état onirique du narrateur
  • l’attente de Nueil
  • la nature déchaînée
  • un univers dysphorique

vs

situation finale :

  • l’accomplissement
  • la lucidité retrouvée
  • la mort supposée
  • l’accalmie
  • la clôture euphorique
Il.  LE NIVEAU FIGURATIF :

 

Il est possible d’envisager la structure du récit à différents niveaux, du plus concret aux plus abstraits. Le niveau le plus concret est le niveau figuratif, où l’on observe les personnages et le déroulement concret de leurs actions. Le personnage principal dans Le Roi Cophetua est le narrateur. Il est confronté au personnage de la femme servante-maîtresse. On n’a ni la description physique de notre narrateur-personnage, ni son âge, ni d’autres détails personnels. Par contre, dès le début de son voyage, on a l’impression qu’il est comme possédé par une force mystérieuse qui dirige ses pas. Cette atmosphère sur-naturelle est soulignée par les mouvements du personnage : soit il semble perdu physiquement, soit son esprit flotte dans un monde fantastique :

« … Je tentai de m’orienter… » (p.1 93

« … j’avançais dans un tunnel qui ne menait plus nulle part …  » (p.231)

« … Le flambeau à la main, je me mis à errer … » (p.234)

Ces trois exemples montrent clairement qu’il est désorienté à la fois physiquement et mentalement

 » ... La vaste pièce vide ( où il se trouve ) appareillait pour la nuit et je m’y sentais peu à l aise… » (p.200)

« … Je me sentais étrangement perdu , flotté, soudain très loin de toutes les amarres … » (p.226)

« … il m’arrive de me réaccouder pour quelques instants aux bras de ce fauteuil en dérive … » (p.233)

Dans un tel cas, il se laisse emporter comme un bateau à la merci des vagues qui symbolisent le principe passif, dans l’attitude de celui qui se laisse porter, qui dérive au gré des flots, qui toutefois attend de découvrir quelque chose de nouveau et qui pourrait accoster sur le rivage d’une île paradisiaque

« … Il était singulier qu’on me laissât ainsi seul dans cette maison songeuse et pourtant je restai longtemps assis et immobile… » (p.203)

 » … avant même de savoir que faire, je me trouvai en marche dans le   couloir …  » (p.208)

 » … tandis que mon esprit se balançait sans conviction … » (p. 213)

 » … mon regard se relevait malgré moi … » (p.220)

Ces quatre derniers exemples montrent le déchirement entre la part physique et la part psychique du narrateur, entre son corps et son esprit :  il n’est plus maître de soi.

De toute évidence, notre narrateur n’est pas tout à fait maître de lui-même, il s’en rend compte mais il n’y peut rien   :

« … Il me semblait qu ‘on disposait étrangement de moi … » (p.234)

Il se trouve en face du personnage de la maîtresse-servante. C’est elle qui l’accueille et qui l’introduit dans la maison. Dès le début, elle est très ambiguë. Le narrateur nous livre des détails sur son physique mais il ne s’agit pas pour autant d’une description. On n’a que quelques fragments :

« … le mouvement de la silhouette   que j’avais devant moi – l’un de ses pieds touchant le sol à peine par sa pointe … » (p.197)

« … une acuité soudaine, plutôt qu ‘un sourire se fixa un instant dans les prunelles … » (p.197)

« … Je ne vis d ‘abord que la silhouette du bras nu … » (p.205)

« … scintillaient seulement les yeux et les lèvres – la masse lourde, presque orageuse, des cheveux noirs … » (p.205)

« … les longues jambes nobles … » (p.221)

Elle a l ‘air d ‘être immatérielle, comme sortie de l’imagination du narrateur. Quand il parle d ‘elle, il parle plutôt d’un spectre, d’une silhouette :

« … le mouvement de la silhouette … » (p.197)

 » … la silhouette fondit dans le couloir … » (p.206)

« … le caractère hautain de la silhouette … » (p.221)

« … sa silhouette s’encadrait déjà dans la porte … » (p.224)

« … cette silhouette qui n ‘avait bougé … » (p.239)

« … le reste de la silhouette contre la clarté des bougies … » (p.240)

D ‘ailleurs, elle ne marche pas, elle « ondule », elle « flotte », elle « glisse » ; ses mouvements sont explicites :

« … elle avait l ‘air d’apparaître… » (p.221)

 Même si elle parle peu ( le silence est un prélude à la révélation ; le silence enveloppe les grands événements et de ce fait accentue l’attente ), le narrateur écoute attentivement sa voix, comme un futur initié, comme un disciple   :

« … la voix était faible, presque un chuchotement … » (p.210)

« … j’étais frappé à la fois par sa musicalité voilée et sensuelle … » (p.210)

« … ajouta-t-elle, d’une voix basse et plus précipitée … » (p.211)

« … dit-elle de sa voix basse et monocorde …  » (p.212 )

« … il y avait dans sa voix une atonie singulière … » (p.233)

Aux yeux du narrateur elle est à la fois la femme fatale, idolâtrée, qu’on vénère et qu’on adore. Il lui donne une dimension poétique, quasi légendaire :

« … le silence donnait à ses gestes et à son corps une plénitude, une proximité troublante … » (p.222)

« … la verticalité hiératique de la silhouette …  » (p.223)

« … quand elle rentrait, elle envahissait la pièce comme une vague … » (p.225)

« … « une femme », – c’est-à-dire une question, une énigme pure … » (p.238)

« … je regardais, très songeur, dormir la gisante énigmatique … » (p.247)

Elle est l’éternel féminin, elle symbolise le rêve chimérique d’amour, de bonheur, de chaleur maternelle ( le nid ), le rêve qui incite le narrateur à tourner le dos à la réalité grise et morne de la guerre et de la mort omniprésentes. Elle symbolise le paradis originaire retrouvé :

« … une nuit close et coite, une nuit   ancienne … » (p.212)

« … Depuis qu’elle m’avait ouvert la porte du jardin … » (p.225)

« … comme si un nid féminin s ‘était accroché précairement, provisoirement aux angles durs du chêne brut … » (p.241)

« … La sécurité qui coulait de cette nuit m’avait calmé … » (p.245)

« … je la suivais presque, protégé de tout faux pas tant que je mettais les miens dans les siens l’un après l’autre – étrangement pris en charge, étrangement charmé … » (p.249)

L’évocation du paradis originaire semble être soulignée non seulement par la répétition des mots « jardin », « nu », « perdu », mais aussi par l’aspect physique de la femme ou plutôt par sa façon de se mouvoir qui peut faire penser au serpent : elle glissait, elle ondulait.

Elle est porteuse de lumière, elle est une sorte d’initiatrice :

« … qui, la porte passée, élevait unflambeau à deux bougeoirs … » (p.205)

« … la lumière du flambeau qu ‘elle avait posé devant moi sur la table … » (p.221)

« … avec cette lenteur un peu solennelle de quelqu’un qui éclaire le coffre aux trésors … » (p.228)

« … je songeais à la sécurité si peu explicable qui avait présidé à cet étrange rituel de la veille, et qu ‘elle avait été de bout en bout seule à conduire … » (p.246)

A un certain moment du récit, on remarque que la frontière physique entre la femme et la lumière devient floue; on observe alors la fusion entre la femme et la lumière, elle n’est plus la porteuse de lumière, elle devient la lumière même :

« … une tenture derrière mon dos claqua brutalement dans la perspective du couloir ; les flammes des bougies se couchèrent…  » (p.236)

« … la lueur hésita, s’arrêta une seconde sur le seuil… » (p.238)

« … je l’aurais reconnue à la manière dont seulement au long de sa marche ondulait sur le mur la lumière des bougies, comme si elle eût été portée sur un flot … » (p.238)

Porteuse de lumière ou la lumière même, elle conserve pourtant son côté ambigu et mystérieux puisqu’on a l’impression qu’elle sort des ténèbres :

« … elle semblait tenir à la ténèbre dont elle était sortie par une attache nourricière qui l’irriguait toute ; leflot répandu des cheveux noirs, l’ombre qui mangeait le contour de la joue, le vêtement sombre en cet instant encore sortaient moins de la nuit qu’ils ne la prolongeaient … » (p.239)

L’ambiguïté de ce personnage est plus flagrante encore au moment où le narrateur s’interroge sur son statut social dans la maison :

« … Le ton, qui était celui d ‘une femme de chambre dans son service, s’accordait mal avec ce geste étrange du bras élevant leflambeau … » (p.205)

« … la déférence impersonnelle des mots, la manière qu ‘elle avait de  n’apparaître que pour les besoins du service, faisait penser à une simple femme de chambre, mais non cette façon si directe, si peu conventionnelle et presque indiscrète d’exister soudain toute pour vous … » (p.212)

« … l’idée convenue de la servante-maîtresse flotta dans mon imagination … » (p.213)

« … C’était bien une servante : je ne pouvais plus en douter puisqu’elle avait serré autour de sa taille un tablier et autour de sa tête un béguin de toile blanche. Et pourtant l’esprit se rendait de mauvais gré à ces apparences … » (p.220)

« … je profitai d’un moment où la servante venait de sortir pour me lever… » (p.223)

« … qui rendait si intriguant son accoutrement de servante … » (p.239)

Au moment de l’« accomplissement de l’attente », la servante et la maîtresse fusionnent. Elle est à la fois l’initiatrice : elle pratique le rituel et, en femme maîtresse, elle offre son corps au narrateur. En même temps, en femme servante,  elle se soumet à son désir :

« … elle décidait, elle savait, et je la suivais … » (p. 240)

« … je montais les marches derrière elle … » (p.240)

 » … dans lequel elle semblait officier … » (p.242)

vs

 « elle ne faisait aucun mouvement … » (p.242)

« … il n’y avait ni surprise, ni attente, ni fièvre … » (p.242)

« … unefois de plus, silencieusement, orgueilleusement, elle m’assistait ... » (p.242)

« … mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu, livré, sans alerte aucune … » (p.243)

Hormis ces deux personnages qui se complètent … :

féminin ——————————————–masculin

initiatrice——————————————initié

l’habitante légitime—————————-   l’invité

la civile——————————————–le soldat

… il y a aussi le personnage de Nueil qui est très présent dans le récit. Son rôle est double. Il est à l’origine de la rencontre ( la lettre d’invitation ) et il est à l’origine de l’attente et de la tension qu’elle fait naître chez le narrateur. Si l’on analyse son nom de famille, on peut l’associer facilement au soleil : Nueil – soleil. En effet, dans le langage sensoriel du narrateur, Nueil représente le lien avec le temps d’avant-guerre, la nostalgie euphorique du passé joyeux, de la jeunesse insouciante :

« … de temps en temps pourtant une onde de curiosité, une petit flamme chaude, trouait cette humidité de déluge ; je songeais que j’allais revoir Jacques Nueil … » (p.189)

« … en ouvrant ses lettres, je recevais chaque fois au visage une petite bouffée chaude … » (p.191)

Mais on pourrait aussi décomposer son nom de famille en deux mots : Nue – il.

« Nue »pourrait être associé à la femme énigmatique et « il » au narrateur. On en déduira par la suite le lien entre les deux personnages principaux, le lien et la conjonction entre eux qui n’est possible que grâce à Nueil. Il devient ainsi l’instigateur, la force qui dirige les pas du narrateur;  il est la conjonction même   :

Nueil

le narrateur, le masculin,    « il »  <———–>    la femme, « Nue »

Au niveau figuratif, il est intéressant d’observer l’alternance et la cohabitation du « culturel » et du « naturel ». Tout d’abord, il y a la maison de Nueil, qui apparaît comme un havre de paix, comme un petit coin paradisiaque, intemporel où le temps paraît s’être arrêté. Pourtant, la maison est un éléments « culturel » par excellence :

« … »cette maison songeuse … » (p.203)

« … cœur tiède de la maison qui se remettrait à battre. Un instant je regardai, réchauffé, avec une sensation diffuse de bien-être, la lueur dansante qui s’éveillait au fond du couloir … » (p.204)

« … un no man ‘s land abandonné … » (p.213)

De même, les forêts vierges, anciennes, avoisinantes sont associées à la canonnade, à la guerre à l ‘horizon, à l’élément culturel :

« … ces forêts nobles et vides qui barricadaient les avancées de la vie civile comme un rideau de silence un peu initiatique derrière lequel l’oreille déjà se disposait, se tendait vaguement vers un autre bruit. De nouveau la guerre reflua sur moi du fond de l’horizon de pluie, et je fis de la main le geste agacé dont on chasse une guêpe … » (pp.192-193)

Il y a bien d’autres éléments que l’on pourrait analyser à ce niveau, comme l’insistance des mots « mur » et « grille » dans la description de l’extérieur de la maison. Ou bien la répétition des mots « miroir » et « couloir » en ce qui concerne l’intérieur de la maison.

On pourrait considérer le « mur » comme un élément protecteur qui sépare la personne qui se trouve à l’intérieur de la maison du monde extérieur : c’est une espèce d’enceinte protectrice. Avec la « grille » ils représentent le mouvement vertical, l’ascension ( celle du narrateur ).

Le « miroir » est le lien entre deux mondes : le monde de devant et le monde caché, de derrière;  le monde des vivants et celui des morts ( Nueil  vs le narrateur ) . Le miroir reflète l’âme de celui qui s’y contemple, il permet de se connaître ( le narrateur ).

Le « couloir » peut conduire à l’intérieur de soi-même, il fait partie du voyage initiatique ( du narrateur ).

III.  LE NIVEAU NARRATIF :

 

Le programme narratif se présente comme la transformation de la situation initiale en la situation finale. Le voyage débute dans l’après-midi de la Toussaint, la fête des morts, à l’origine païenne :

« … En quittant Paris par la gare du Nord, dans cet après-midi de la Toussaint … » (p.186)

« … Jamais les morts civils les plus moisis, les plus oubliés, ne furent mieux bordés, plus visités, bercés plus chaudement que dans les grandes fêtes des Morts de ces années-là ; ils rajeunissaient … » (p.187)

Dès le début, le récit reçoit une coloration mystérieuse et fantastique. Celle-ci est soulignée par la traversé des forêts anciennes et par le temps orageux :

« … La lumière commençait très tôt à baisser – une éclaircie sans couleur glissait à l’horizon de l’ouest bas, éveillant çà et là le miroir des flaques d’eau qui noyaient les labours -sur les routes, le vent pourchassait par essaims les feuilles arrachées … » (p.188)

« … il me semblait que la terre entière moisissait lentement dans la mouillure spongieuse, s ‘affaissait avec moi dans un cauchemar marécageux, qui avait la couleur de ces marnières noyées où flottent le ventre en l’air des bêtes mortes … » (p.189)

Une telle description ( qui se présente comme un tableau fantastique ) pourrait figurer sans problème dans un récit romantique ou fantastique. Elle respire l’exaltation mystique.

A l’origine de ce voyage est le « rectangle bleu » (p.192), c’est-à-dire la lettre de Nueil envoyée à notre héros. Or, appliquée à un objet, la couleur bleu allège les formes, les ouvre, les défait. Le bleu est le chemin de la rêverie;  la pensée consciente y laisse peu à peu la place à l’inconscient. On se détache donc de la réalité pour le monde de l’irréel. Et le récit prend la forme d’un conte fantasmagorique où le monde des vivants et celui des morts s’entremêlent.

Le narrateur se laisse bercer par la tristesse de la nature grise, tout en ayant le sentiment de se faire guider par quelque chose :

« … il me semblait que je venais au fond de cette cavée perdue dans les feuilles je ne sais quoi d’enseveli… » (p.195)

Une fois dans la maison de Nueil, l’impression d’être oppressé par une force supérieure le poursuit :

« … la journée oppressante finissait , et ce qui lui succédait n’était pas exactement la nuit : il me semblait plutôt que c ‘était -égale et calme, comme une petite flamme bougeante au milieu des pièces endormies – la veillée … » (p.204)

Il y a aussi cette voix venant de son for intérieur, qu’il n’arrive pas à déchiffrer mais qui pourrait bien donner la raison de l’absence de Nueil   :

 » … je parcourus un moment les journaux que j’avais achetés à la gare. L’aviation française avait bombardé de nuit les casernes de Keiserslautern … » (p.188)

« … je rouvris par désœuvrement le journal qu ‘on avait posé sans le décacheter sur le casier à musique …le nom de Keiserslautern fit dans mon esprit une encoche perceptible …L ‘annonce rituelle que tous les avions étaient rentrés manquait … » (p.201)

« … je repris le journal tombé sur le tapis et je recommençai à le feuilleter comme si j’avais sauté quelque part une nouvelle qui m’importait … Le journal de nouveau glissa à terre, je me rencoignai dans un fauteuil. Je regardais, l’esprit vacant, la pointe de la flamme enfoncer sa vrille charbonneuse dans l’obscurité…  » (p.207)

Le narrateur, détaché dès le début de la réalité, n’est pas capable de reconstituer le sens des indices, toutefois son inconscient « sait » :

« … mais ce coin le plus intime de la pièce ne respirait pas le désordre chaud du travail journalier ... » (p.199)

« … ces demeures- musées …où non le tremblement de la vie, mais plutôt une rigidité   mortuaire saisit ce désordre épousseté ... » (pp.199-200)

« ... Le roulement de la canonnade prenait possession plus intimement de la pièce noire … » (p.203)

« ...la veillée … » (p.204)

« ...l’atmosphère de la salle endeuillée . . . » ( p.206)

Le narrateur reste livré à lui-même, sans pouvoir quitter la maison pour autant. Il est comme hypnotisé :

« … j’écoutais le cliquetis léger de la verrerie sur la cheminée, le tic-tac égal de la pendule … » (p.204)

« … un peu comme on éclaire le visage d’un malade qui dort, un peu comme une ronde de nuit qui assure de la présence d ‘un prisonnier … » (p.205)

La réapparition de la femme ressemble à une mise en scène improvisée ; on dirait qu’elle ne cherche qu’à obéir aux ordres :

« … qui, par la porte passée, élevait d ‘un geste à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral … » (p.205)

« … J’ai tardé à venir, dit-elle enfin -je vous prie de m’excuser. Le ton, qui était celui d ‘une femme de chambre dans son service, s ‘accordait mal avec le geste étrange du bras élevant le flambeau … » (p.205)

Mais elle réussit à éveiller chez le narrateur la curiosité, qui se transformera en un désir brûlant, dévorant qui le consumera délicieusement peu à peu :

« … Je ne m’étonnais plus que distraitement de l’abandon où on me laissait. Par moments même, je ne songeais plus à Nueil. Je songeais à cette masse lourde de cheveux noirs qui vivait quelque part épaissement dans la maison enténébrée … » (p.208)

Il s’exacerbera et le poussera à la chercher :

« … Le timbre grêle d’une pendule sur la cheminée sonna sept heures du fond de l’obscurité … »

« … les menus coups métalliques m’avait tiré de mon sommeil éveillé ; avant même de savoir que faire, je me trouvai en marche dans le   couloir … » (p.208)

Le chiffre sept indique un changement après un cycle accompli et un renouvellement positif. C’est à sept heures  qu’Adam reçoit sa compagne   :

« … Qui était cettefemme ? Dans le clavier très sommaire dont nous disposons pour classer une femme de rencontre, son comportement avec moi ne venait éveiller aucune touche précise …  » (p.212)

Après avoir poussé l’attente au maximum, le narrateur est rempli du désir intense qui le ramènera auprès de la femme désirée. Le signal vient de nouveau de la pendule du salon   :

« … Onze heures sonnèrent, et presque aussitôt le reflet de la lumière se mit à bouger au plafond du couloir. De nouveau, je me levai de mon fauteuil d’un bond. Je n’imaginais plus rien : les nerfs tendus, je regardais sur le plafond du couloir bouger cette lueur qui marchait vers moi ; je n’attendais plus rien : la gorge serrée, je n’étais plus qu’attente… » (pp.237-238)

« S’ajoutant à la plénitude du dix, qui symbolise un cycle complet, le chiffre onze est le signe de l’excès, de la démesure, du débordement« . Toutefois, l’excès peut signifier « le début d’un renouvellement« . Mais le onze est aussi « le symbole de la lutte intérieure, de la dissonance, de l’égarement » (3). Le onze désigne également la conjonction entre le Ciel et la Terre, par conséquent entre les défunts et les vivants.

Le moment qui précède l’accomplissement de l’attente, mais aussi durant l’acte lui-même, la femme fait preuve, une fois de plus, d’une espèce de théâtralité, ce qui fait d ‘elle une « actrice » qui joue un rôle ; elle n’est qu’une protagoniste, une servante, la servante de Nueil, et elle ne fait qu’obéir :

« … mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu,   livré … » (p.243)

La fête de la Toussaint est considérée comme le jour-charnière entre le monde visible des vivants et le monde invisible des disparus. Pendant la nuit de la Toussaint, les disparus revenaient visiter leurs lieux d’existence. Tout au long du récit, le lecteur a l’impression que Nueil est présent, et que c’est lui qui orchestre cette étrange pièce de théâtre. Le narrateur lui­ même se pose cette question :

« … Peut-être ne cherchait-il qu’à ressusciter pour lui à travers les autres un enchantement perdu : l ‘éblouissement de la beauté qui lui avait été livrée à l’improviste sous un tablier dans sa maison … » (p.247)

A l’ouverture dysphorique ( la nature déchaînée, la grisaille, la guerre omniprésente ) du texte s’oppose sa clôture très euphorique :

 » … un soleil jeune et encore mouillé entrait à flots dans la chambre, les oiseaux chantaient. La matinée était radieuse …l’air était d ‘unefraîcheur baptismale la vie s ‘était remise en ordre… » (p.250)

Cette description du jour nouveau fait penser immédiatement à  l’accouchement qui, par la suite, signifie l’expulsion du paradis originaire. Le lecteur peut reconstituer un nouveau cycle qui s’est mis en place. L’attente s’est transformée en désir ; le désir a abouti à la conjonction ; la conjonction a engendré un cycle nouveau.

***

Notes :

(1) Burne-Jones (1833-1898) : peintre aquarelliste, dessinateur, peintre sur verre et céramiste britannique ; il était peu attentif à l’observation de la réalité  et aimait le clair-obscur ; il idéalisait les Anglaises de l’aristocratie victorienne sous les traits de femmes légendaires et médiévales.

(2) La segmentation d’un texte constitue la première analyse et elle fait apparaître l’organisation du texte. Les critères selon lesquels on peut segmenter un récit sont nombreux : temporels, spatiaux, énonciatifs, actoriels, logiques … Chacun d’eux peut être étudié d’une façon isolée ou bien l’on peut observer leur agencement.

(3) Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, p. 104.

***

Table :

Introduction

  1. la structure générale du récit
  • la situation finale
  • la situation initiale
  • l’axe sémantique


2. le niveau figuratif

  • le personnage du narrateur
  • la femme énigmatique
  • Nueil

3. le niveau narratif

La clôture du texte

***

 Bibliographie sommaire :

GRACQ, Julien, Le Roi Cophetua in La Presqu’île, Paris, José Corti, 1970.

CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1969, Collec. « Bouquins ».

EVERAERT-DESMET, Nicole, Sémiotique du récit, Paris, Edit. Universitaires, 1989.

***

Université de Genève, Faculté des Lettes, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Petra HORNACKOVA et Mme Marcia VEGA-ROTH

dans le cadre du séminaire de littérature de  M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

 

« Le silence de la mer » de VERCORS ( analyse sémiotique II)

Le-silence-de-la-mer-5

« Le Silence de la mer » ( analyse sémiotique  )

Introduction

« Le silence de la mer » – l’histoire d’une famille française contrainte de loger un officier allemand francophile – n’est que le camouflage d’un vrai combat contre les forces du mal, de la lumière contre les ténèbres, de l’espérance contre le désespoir. Dans son récit, Vercors utilise le code des symboles pour décrire une trajectoire vers la dignité. Werner von Ebrennac est sur la voie qui le mènera de l’inconscience à la conscience. Est-il un vainqueur ou un vaincu ? Veut-il, par son choix de la mort, racheter son aveuglement, compenser sa naïveté ou refuse-t-il tout simplement de s’accepter soi-même tel qu’il est, avec ses défauts ? Tout de ce dont il est capable, c’est de renoncer à voir le mal. Il semble n’avoir aucune envie de reconstruire quoique ce soit sur les cendres. Son choix est-il une preuve d’extrême courage ou cache-t-il la fuite d’un poltron ?

La segmentation du texte :

Dans le récit, nous distinguons 8 blocs typographiques et XXVII Séquences.

Séquences I et II

Le premier bloc typographique peut être segmenté en trois séquences. Les disjonctions entre la Séquence I et la Séquence II relèvent de plusieurs codes :

– temporel (chronologique) : « quelques heures plus tard »

– actoriel : « trois cavaliers apparurent »

– spatial (topologique) : le jardin ( Séquence I ) vs la grange ( Séquence II ) [ = nature, englobant vs culture, englobé]

Séquence III

On relève des disjonctions :

  • temporelle : « puis, le matin du troisième jour »
  • spatiale : la grange ( séquence II ) vs la chambre ( séquence III ) [ = nature, extérieur, bas, vs culture, intérieur, haut]
  • actorielle : le chauffeur et un jeune soldat ( séquence II ) vs un jeune soldat ( séquence III )

Le deuxième bloc typographique comporte aussi deux séquences :

Séquence IV :  « Ma nièce avait ouvert la porte ».

Le passage de la IIIème à la IVème Séquence est marqué par des disjonctions

  • typographique et
  • actorielle : l’officier

– La Séquence V est annoncée à la fin de la précédente, avant l’espace blanc, par une disjonction logique :

« Mais je ne connais pas le chemin »

Séquence V : « Je les entendis traverser l’antichambre »

Le passage est marqué par des disjonctions

  • logique : « mais »
  • actorielle : l’officier part ;
  • énonciative : le monologue de l’officier ( Séquence IV ) vs le silence ( séquence V ) : «

 » nous restâmes silencieux ».

Le troisième bloc typographique comprend 5 séquences :

Séquence VI : Elle commence par « Le lendemain matin ».

Le passage est marqué par des disjonctions

  • typographique
  • temporelle ;
  • actorielle : l’officier est à nouveau présent.

Une sous-séquence est marquée par une disjonction actorielle :

« Il sortit » ( l’officier n’est plus présent).

Séquence VII

 Elle est distinguée par des disjonctions

  • temporelle : « Les choses changèrent brusquement un soir »
  • d’ambiance : « une neige fine mêlée de pluie terriblement glaciale et mouillante »

Séquence VIII :  « L’officier apparut »

On relève des disjonctions :

  • actorielle ;
  • d’ambiance : « il était en civil » ;
  • énonciative : le monologue (séquence VIII ) vs le silence (séquence VII).

La séquence IX est annoncée à la fin de la précédente: « puis il sortit ».

Séquence IX :

Une disjonction actorielle : l’officier n’est plus présent.

Séquence X

 Des disjonctions :

  • typographique
  • temporelle : « depuis ce jour »
  • d’ambiance : « ce fut le nouveau mode de ses visites »

Séquence XI :  « Il dit une fois ».

On note la présence de disjonctions :

  • temporelle
  • actorielle : l’officier est présent.

Sous-séquence :

  • Une disjonction logique : « mais ».

Séquence XII

Elle est marquée par des disjonctions :

  •  typographique
  •  temporelle : « un soir ».

Séquence XIII : « Il se leva, rejoignit le feu »

 Une disjonction énonciative : monologue ( Séquence XIII ) vs le silence et la musique (Séquence XII)

– Séquence XIV

 On note des disjonctions :

  •  typographique
  •  temporelle : « Je ne puis me rappeler aujourd’hui »

Séquence XV

Elle est délimitée par des disjonctions :

  •  temporelle : « Un jour »
  • spatiale : « dans la forêt »
  • actorielle : l’officier et une jeune fille allemande

Séquence XVI

 On relève des disjonctions :

  •  spatiale : nous sommes de nouveau dans la maison de la nièce
  •  actorielle : l’officier, la nièce et son oncle

Séquence XVII

Elle est signalée par des disjonctions :

  • typographique
  • temporelle : « les longs jours printaniers arrivaient »

Séquence XVIII

 On note des disjonctions :

  •  spatiale : Paris
  • axiologique ( = ambiance et « valeur figurative du discours ») : euphorie

Séquence XIX

 On relève des disjonctions :

  •  typographique
  •  actorielle : l’absence de l’officier

Séquence XX

Les disjonctions sont :

  •  temporelle : « Un jour je dus aller à la Kommandantur » ;
  •  actorielle : « Werner von Ebrennac sortit de son bureau », « Il parlait au sergent » ;
  •  d’ambiance (axiologie figurative) : dysphorie ( Séquence XX ) vs euphorie (Séquence XIX) : « Il me paraissait pâle et tiré », « ( … ) Il s’enferma »

Séquence XXI

 On note des disjonctions :

  •  actorielle : la nièce et son oncle
  •  temporelle : « tout au long de la soirée »

Séquence XXII

 On constate la présence de disjonctions :

  •  temporelle : « ce fut trois jours plus tard »
  •  d’ambiance : « Il pleuvait durement (…), une pluie qui baignait l’intérieur même de la maison d’une atmosphère froide et moite »
  • énonciative : « Entrez, monsieur »

Séquence XXIII

 On constate des disjonctions :

  •  actorielle : l’officier, l’oncle et sa nièce
  •  d’ambiance : « Il était en uniforme »
  •  axiologique : « Il resta ainsi quelques secondes droit, raide et silencieux le visage si froid si parfaitement impassible » ( = dysphorie).

Séquence XXIV : « J’avais un ami, c’était mon frère »

 Des disjonctions :

  • actorielle : l’officier, son « frère » et les autres
  • spatiale : Paris

Séquence XXV : « Ses yeux s’ouvrirent très grands »

 Des disjonctions :

  • actorielle : l’officier, l’oncle et sa nièce
  • spatiale : la maison de la nièce

Séquence XXVI

 On note des disjonctions :

  •  temporelle : « soudain »
  •  d’ambiance : « Son expression sembla se détendre. Le corps perdit de sa raideur (…) Je crus voir flotter sur ses lèvres un fantôme de sourire »

Séquence XXVII

On relève des disjonctions :

  •  typographique
  •  temporelle : « Il était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale »
  •  actorielle : la nièce et son oncle
  • énonciative : le silence ( Séquence XXVII ) vs le monologue et  l’« adieu » de la Séquence XXVI.

« Dehors luisait au travers de la brume un pâle soleil. »

***

En résumé, le récit se divise en 27 séquences  et 2 épisodes successifs

a ) premier épisode :

– situation finale : le séjour à Paris

– situation initiale : l’officier à la maison

– transformation successive par le silence

b ) deuxième épisode :

– situation finale : départ de l’officier pour le front russe

– situation initiale : séjour à Paris

( La situation finale du premier épisode est amenée à constituer la situation initiale du deuxième épisode par une transition : la prise de conscience de von Ebrennac)

Transformation progressive : plusieurs étapes amènent l’officier jusqu’au départ. On peut l’illustrer par le schéma suivant (axe sémantique) :

S——————t———————-S’

Transformation progressive : t

S ( = Le silence de la nièce et de son oncle———->  t1 ( = séjour à Paris)———-> S’ ( = prise de conscience)

Transformation progressive : t2

S’ ( = Séjour à Paris)———->  t2 ( = L’oncle brise le silence : « Entrez monsieur »)———-> S’’ ( = prise de décision par l’officier ; La nièce brise le silence : « Adieu »)

La structure narrative :

( = le schéma actantiel de A.J. Greimas) :

DESTINATEUR————> OBJET————->DESTINATAIRE

ADJUVANT—————–> SUJET <————–OPPOSANT

Dans la première partie (les séquences I à XVI ) Werner von Ebrennac agit selon l’ordre établi en croyant agir au nom du Bien.

La situation se renverse grâce au pivot que constitue le séjour à Paris (le voyage initiatique ) Désormais l’officier connaît la vérité.

Premier épisode :

  • SUJET d’état : l’officier
  • OBJET apparent : détruire la France
  • OBJET réel : aimer la France
  • SUJET de la quête : l’officier
  • OBJET de la quête : la nièce ( = l’amour de la nièce)
  • OPPOSANT : La nièce et son oncle

Werner von Ebrennac dans sa « quête » rencontre les OPPOSANTS (la nièce et son oncle). Ceux-ci ont un statut de SUJET puisqu’ils poursuivent un OBJET (résiter à l’occupant : l’officier allemand/adopter l’individu : le musicien). Comme l’OBJET qu’ils poursuivent est en même temps un SUJET, on peut les qualifier d’anti-SUJETS.

Dans la Séquence XIII, un autre « actant » (les amis de l’officier) prend l’officier comme OBJET (ils lui apportent le « savoir » sur son/leur véritable OBJET)

  • SUJET (opérateur de la transformation) : les amis de Werner
  • OBJET : l’officier

Les deux SUJETS (la nièce, les amis) tiennent le même rôle actantiel d’anti-SUJETS, mais ils se distinguent, en tant qu’acteurs, en ce sens que l’un agit par le silence (la nièce) et l’autre par la force persuasive : « C’est notre droit et notre devoir » ( Séquence XXV )

  • SUJET : la nièce, l’oncle
  • OBJET : l’officier
  • SUJET : les amis

Les amis de Werner von Ebrennac réalisent un programme répondant au rôle figuratif, qui les prédétermine à devenir l’anti-SUJET. L’officier refuse d’accepter leur véritable quête :

« Ils éteindront la flamme tout à fait ! L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière !« 

On assiste à une confrontation entre l’officier et ses amis. Ils se placent aux antipodes, puisque leurs programmes s’opposent :

  • SUJET : l’officier//OBJET : sauver la France vs
  • SUJET : les amis//OBJET : détruire la France

Les amis tiendront donc le rôle d’anti-SUJET, mais ils apparaissent également comme anti- DESTINATEURS en dissuadant l’officier de sa quête, en se moquant de lui :

« Ils m’ ont blâmé ».

L’intervention se situe sur le plan cognitif : elle exerce un « faire persuasif » en présentant au DESTINATAIRE-SUJET un « savoir » sur l’OBJET désiré :

« Nous ne sommes pas des fous ni des niais : nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera.« 

En revanche, l’OBJET se subdivise en deux aspects :

  • positif : l’officier aime la France :

« Maintenant j’ai besoin de la France je demande qu’elle m’accueille. Ce n’est rien être chez elle comme un étranger ( … ). Sa richesse, sa haute richesse, on ne peut pas la conquérir. Il faut la boire à son sein, il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternel »

« je le pense avec un très bon coeur : je le pense par amour pour la France. »

  • négatif : il est déchiré parce qu’il se sent aussi allemand :

« Mais pour la musique, alors c’est chez nous : Bach, Haendel, Beethoven, Wagner, Mozart… »

La nièce et son oncle deviennent aussi le DESTINATEUR puisqu’ils l’aident à identifier son attachement pour la France.

  • DESTINATEUR : la nièce et son oncle
  • DESTINATEUR : les amis
  • OBJET :
  • – l’aspect positif : l’amour de la FRANCE.
  • -l’aspect négatif : détruire la France.
  • DESTINATAIRE : l’officierLe « savoir » sur l’aspect négatif est transmis par l’anti-DESTINATEUR, dans le but de supprimer le « vouloir » du SUJET en lui proposant une autre quête, celle qui a été jusque là la quête apparente de l’officier.Les Séquences XXI à XXIV constituent une transition entre les deux épisodes. Elles montrent que l’officier est sous le choc, dans un état d’hésitation. Il est pris entre deux « possibles narratifs », dont l’un n’est pas accepté et l’autre est impossible parce que manque la modalité du « pouvoir » : »Il n’y a pas d’espoir. »On peut schématiser la situation comme suit :
  • DESTINATEUR (1) : La nièce et son oncleOBJET (1) : La France sauvée ; l’accord avec sa propre conscience ; le désaccord avec ses compatriotes.
  • DESTINATEUR (2) : les amis
  • OBJET (2) : la France détruite. l’accord avec ses compatriotes. le désaccord avec sa propre conscience.
  • DESTINATAIRE : l’officier

Tout au long du récit, Werner von Ebrennac ne parvient à communiquer ni avec la nièce (par le langage non verbal), ni avec son « frère » et ses amis (par le langage verbal) :

On a donc : S V 0 (x, Y)

S (le SUJET) = l’officier

O (l’OBJET) = la communication x : les amis et son « frère »

y : la nièce et son oncle S V O (x), S /\ O (y)

La quête de la nièce et de son oncle, qui apparaît dans la première partie du récit, a pour but d’ignorer l’officier :

  • D’un accord tacite nous avions décidé, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail : comme si l’officier n’existait pas ; comme s’il eût été un fantôme.« 

L’officier veut briser ce silence :

  • Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France.« 
  • DESTINATEUR : la nièce et son oncle
  • OBJET : le silence
  • DESTINATAIRE : l’officier
  • SUJET : La nièce

et

  • SUJET : l’officier
  • OBJET : Briser le silence ( l’amour)
  • DESTINATAIRE : la nièce et son oncle

La tentative du DESTINATEUR échoue :

« Entrez, monsieur » (la fin de la Séquence XXII) ; « Adieu » (la fin de la Séquence XXVI) S1 /\ O => S1 V 0

Où :

S1 : la nièce et son oncle 0 : le silence

L’opposition silence/ non silence traduit des rôles actantiels OPPOSANT/ ADJUVANT. Ces rôles sont assumés par l’actant anti-SUJET et ils permettent à l’officier d’atteindre l’OBJET de sa quête.

Cependant, on peut s’apercevoir que le rôle de l’oncle se distingue de celui de la nièce : « C’est peut être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot » ( Séquence VIII )

L’oncle devient l’ADJUVANT en essayant de briser le silence, tandis que sa nièce n’apprécie pas son attitude. On peut en conclure, qu’elle commence à se constituer comme l’OPPOSANT non seulement de l’officier, mais aussi de l’oncle. :

« Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignes. Je me sentis presque un peut rougir. »

En ce qui concerne la situation de Werner von Ebrennac ; suite à un « faire interprétatif » (le souvenir de la conversation à Paris), le « savoir » sur l’OBJET (2) l’amène à un jugement de valeur sur ses amis et provoque un « non-vouloir » d’accepter leur quête :

« Ils feront ce qu’ils disent ! Avec méthode et persévérance ! Je connais ces diables acharnés ! »

Il doit donc prendre une décision.

A cause du silence de la nièce et de son oncle l’officier éprouve un sentiment de malaise. Dans cette situation, il éprouve un manque. On peut donc constater que grâce à ce silence il reçoit la modalité du « vouloir ». Cependant, pour accomplir une performance quelconque, il faut que le SUJET non seulement le veuille, mais qu’il en soit capable (qu’il ait un certain « pouvoir »)

ID (X) (1 y (0)] (x » & ([ X (ID)] (x »

Faire : « pouvoir-faire » + « vouloir-faire » = compétence Le vouloir est exprimé :

« 0 Dieu Montrez moi où est MON devoir ! » Comment acquiert-il le « pouvoir » ?

  • a) Il obtient la permission d’aller sur le front russe :

J’ai demandé à rejoindre une division en campagne. Cette faveur m’a été accordée. »

  • b) Il obtient un « Adieu » de la part de nièce ( Séquence XXVI)

Dans la Séquence XXVI on peut percevoir une épreuve glorifiante, puisque l’officier atteint son OBJET. Il accomplit en même temps l’épreuve principale : il est conjoint à son OBJET.

Dans l’épreuve glorifiante, son DESTINATEUR le félicite de sa performance, ce qui apparaît dans le mot « Adieu »

Conclusion

Wemer von Ebrennac est à la fois vainqueur et vaincu :

  • vaincu : il échoue sur le plan pragmatique ; il décide de mourir ; il ne parvient pas à changer la quête de ses amis
  • vainqueur : il atteint le but de sa deuxième quête et il fait échouer la quête de la nièce (il lui fait rompre le silence) :

« Et il sourit. », ce qui signifie une victoire sur le plan cognitif.

Le contenu thématique :

(le « carré sémiotique » d’A.J. Greimas) :

  • Perspective paradigmatique :
  1. L’axe sémantique S—————-S’ concerne la situation sociale de l’individu, déchiré entre la soumission à l’ordre établi et sa propre conscience (être en accord avec soi-même) :

S = Soumission à l’ordre établi

S’ = la paix intérieure

1/S = non paix intérieure

1/S’ = non soumission à l’ordre établi

Dans ce texte, la soumission de l’individu à l’ordre établi et sa paix intérieure s’opposent. L’officier doit choisir entre son identification avec la société et l’harmonie intérieure. Malgré l’intervention de l’anti- SUJET (ses amis et son « frère ») il choisit la seconde.

On peut aussi analyser la situation sous un autre angle :

S———————–t————————-S’

S = Allemagne inhumaine

S’ France humaine

1/S France non-humaine .

1/S Allemagne non-inhumaine

  • Perspective syntagmatique :

a) On reprend les termes du « carré sémiotique » ( perspective paradigmatique) et on indique à l’aide de flèches le parcours suivi par le récit ( perspective syntagmatique) :

S1 : Soumission à l’ordre établi mais

la paix intérieure S2 ( XXVI_ XXVII)

1/S1 : non-soumission à l’ordre établi  (Xl –>XXV)

Le récit commence au point S1 où l’officier accepte ( en apparence) l’ordre établi, en croyant défendre le Bien.

Une transformation s’opère lorsque l’officier obtient du savoir sur l’OBJET (2) et il le refuse : le récit nie S1 et pose 1/S1.

1/S1 implique S2 : refuser la soumission signifie opter pour un autre OBJET. Werner von Ebrennac hésite mais en fin de compte choisit l’harmonie intérieure. La Séquence XXVI se situe au point S2

S V O

S : l’officier

0 : la paix intérieure

b) Le parcours du récit aperçu sous un autre angle commence en 1/S mais

au point S1 où l’officier s’identifie en apparence avec ses amis allemands, donc avec « inhumain ».

Une transformation a lieu pendant son séjour à Paris, où sa hiérarchie de valeurs s’écroule et où il est tout à coup privé de ses illusions (deux parts se confondent et luttent en lui). Par contre, il n’est pas prêt tout de suite à supporter la lumière :

« Il dit Oh welch’ein Licht ! pas même un murmure ; et comme si en effet ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière, il les cacha derrière son poignet. »

Peu après, le récit nie S1 et pose 1/S1

S’ implique S2 mais l’officier ne l’atteint pas totalement, puisqu’il n’arrive pas au point où il s’identifierait avec les Français pour lutter contre l’Allemagne. Une nouvelle âme est née, mais ce n’est pas un homme nouveau. Tout ce que von Ebrennac aime est frappé d’ambivalence. Il a deux patries en lui. Cependant son progrès vers S2 (« humaine ») est considérable.

On peut établir le schéma suivant : Allemagne = inhumain

Le récit se déroule en trois étapes : S2 France humain

S1 : non-inhumain

– 1) équilibre et euphorie :

La situation initiale est équilibrée, conforme à l’ordre établi : l’officier se croit sur la bonne voie pour accomplir sa quête avec ses compatriotes. Il est heureux :

  • « Je me réjouis d’aller à Paris ( … ) C’est un grand jour pour moi. ( … ) A Paris, je suppose que je verrai mes amis, dont beaucoup sont présents aux négociations que nous menons avec les hommes politiques, pour préparer la merveilleuse union de nos deux peuples« .

– 2) équilibre perturbé et dysphorie : L’officier apprend la vérité. Il est désespéré

  • « la voix était sourde, sourde, sourde »
  •  « Ses lèvres tremblèrent, des lèvres de malade à la fois fiévreuses et pâles. »
  •  « Il secoua la tête comme un chien qui souffre d’une oreille. ( … )II était toujours immobile, raide et droit « .

Le rythme du récit s’accélère (crescendo) afin de ralentir dans l’étape suivante :

  • » Soudain son expression sembla se détendre. »

– 3) équilibre rétabli et euphorie

L’officier trouve l’issue qui lui assure l’harmonie intérieure (diminuendo) :

  • « Le corps perdit de sa raideur. Je crus voir flotter sur ses lèvres un fantôme de sourire… »
  • « Les yeux de Wemer brillèrent. Et il sourit, de sorte que la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante. »

La signification profonde du texte apparaît alors :

L’ordre social est très puissant (l’officier ne peut pas réaliser sa première quête). Le refus de l’accepter est très coûteux, c’est la mort :

  • « je suis autorisé à me mettre en route Pour l’enfer ( … ) vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres ».

C’est le prix que Werner von Ebrennac décide de payer pour être en accord avec sa propre conscience ; le prix qu’il décide de payer pour son sourire…

Conclusion

 

La guerre change les hommes. On ne montre son vrai visage que dans les conditions extrêmes. Il est vrai qu’avoir la capacité de se prononcer clairement pour un des deux côtés, pourrait être une solution idéale. Néanmoins, n’oublions pas que la « duplicité » de l’âme de von Ebrennac (son ambivalence) existe et existera toujours. Il en est tout à fait conscient.

C’est pourquoi son choix est si prudent : pour ne pas tomber dans un autre extrême. N’exigeons pas de lui de dépasser sa nature. Ce n’est pas de la poltronnerie, mais c’est le maximum de sa performance psychologique. La tranquillité de son âme en est la preuve principale. Werner von Ebrennac, reste fidèle à ses principes : aimer la France et respecter l’Allemagne, par dessus tout en restant « humain ».

***

Bibliographie

 

Everaert-Desmedt, N., « Sémiotique du récit », Paris, Editions Universitaires, 1988.

Greimas A. J., Courtes J., « Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage », Paris, Hachette t. 1, 1979 ; t. 2 1986.

 Barthes, R., « L’aventure sémiologique », Paris, Seuil,1991.

***

Table des matières :

 

Introduction

Résumé de la nouvelle

La segmentation du texte

La structure narrative

Le contenu thématique

a) Perspective paradigmatique

b) Perspective syntagmatique

Conclusion

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Aneta OLDAKOWSKA dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

La bipolarité de l’espace textuel dans « Un balcon en forêt » de Julien GRACQ

 » Si l’espace existe, où donc serait-il ?  Car toute chose existante est en quelque chose; et qui est en quelque chose est en un certain lieu. Dès lors, l’espace sera en un certain espace et ainsi de suite jusqu’à l’infini : dès lors l’espace n’existe pas.  »   Zénon (1)

 » Dans ses mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. L’espace sert à ça. «   Gaston Bachelard (2)

 

REMARQUES

GRACQ utilise souvent l’italique . Pour éviter des confusions, j’ai renoncé à employer ce dernier. L’italique, dans mon travail, reproduit donc celui qui figure dans le texte original. Le gras et le souligné correspondent à mon intervention .

« B.F. » est l’abréviation pour « Un balcon en forêt » dans mon travail.     L’édition que j’ai utilisée et à laquelle renvoient les citations, est celle de 1992 (17e tirage) .

Dans « Un balcon en forêt » de Julien GRACQ, l’espace, au travers de ses nombreux éléments, est omniprésent . Quant au code spatial, deux aspects sont prédominants :

L’ espace « culturel »privé (la maison forte), englobé dans un espace « naturel » végétal public (la forêt).

Dans notre récit, l’espace textuel – qui peut être naturel ou culturel, public ou privé, végétal ou aquatique, englobant ou englobé, etc. – ‘vit’, comme nous allons le voir. C’est-à-dire qu’il est silencieux ou bruyant, sec ou humide, protecteur ou menaçant, et peut même respirer, ou même causer la mort. Nous constatons donc une bi- polarité permanente entre les caractéristiques de l’espace, une tension bipolaire qui représente un défi pour le héros.

La question de l’importance de l’espace textuel gracquien s’impose automatiquement. Evidemment, il ne s’agit guère d’un simple décor devant lequel se déroule une histoire. Comme le constate EIGELDINGER,  « la description ne sert jamais de cadre purement extérieur, elle est associée au drame intérieur vécu par les personnages . Ce sont avant tout l’eau et la forêt qui déterminent le climat et la substance romanesques, qui suscitent le décor mythique dans lequel s’inscrit l’existence des héros. » (3)

RESUME

A l’automne 1939, Grange, lieutenant dans l’armée française, rejoint son affectation au « blockhaus des hautes Falizes« , situé dans l’Ardenne française, au-dessus de la vallée de la Meuse. Ce fortin a pour fonction d’éviter que les blindés allemands, après avoir traversé la Belgique, avancent jusqu’à la Meuse. Mais, vu l’équipement militaire plutôt ridicule, le lieutenant et ses trois soldats, Olivon, Hervouët et Gourcuff, ne semblent pas pouvoir accomplir cette tâche. Malgré le risque de mort et malgré la possibilité de changer de compagnie, Grange tient à rester à sa maison forte, car il est fasciné par la vie dans la forêt solitaire qu’il vient de découvrir. Il apprécie la vie en forêt grâce aussi à sa relation harmonieuse avec Mona qui semble être elle-même un élément ou un esprit de la forêt. Elle habite dans un hameau, à la lisière de la forêt, non loin du blockhaus. Grange essaie de tenir à l’écart de ses pensées la réalité de la guerre le plus longtemps possible et de plonger dans le monde imaginaire de la nature. Lors d’une attaque de blindés allemands, Olivon et Hervouët meurent et Grange et Gourcuff sont blessés. Cette rencontre avec la réalité brutale de la guerre pousse Grange à fuir définitivement dans le monde de ses rêves. Grièvement blessé, il se traîne jusqu’au hameau et, finalement, à la maison que Mona a déjà quittée. Il fuit à nouveau dans un état de rêve, hors de toute réalité de temps et d’espace.

I. LA MAISON FORTE, UN ESPACE CULTUREL

1.1. Introduction

« […] La maison est notre coin du monde. Elle est […] notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos » (4) . BACHELARD insiste sur le fait que la maison représente un espace très important pour l’évolution de la psyché et qu’elle n’est pas simplement un lieu qui sert d’habitation : « La maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix. […] La maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme.   […] Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être humain . Avant d’être ‘jeté au monde’ [. ..], l ‘homme est déposé dans le berceau de la maison . Et toujours, dans nos rêveries, la maison est un grand berceau » (5). Selon BACHELARD, la maison fait partie des trois « grandes images de refuge : la maison, le ventre, la grotte » (6) . Ainsi « la maison est aussi un symbole féminin, avec le sens de refuge, de mère, de protection, de sein maternel » (7) . En une seule phrase, BACHELARD résume  : « La maison est un corps d ‘images qui donnent à l’homme des raisons ou des illusions de stabilité. » (8)

1.2. Définitions de « maison forte »

Comment Grange habite-t-il son « espace vital en accord avec toutes les dialectiques de la vie » ; comment s’enracine-t-il dans son « coin du monde« ?  (9)

« Une maison-forte , songeait-il , qu’est-ce que cela peut être ? » (B.F., page 15)

La ‘maison forte des Hautes Falizes’ « n’était pas une maison comme les autres. Quand on s’était chaussé et qu’on marchait sur le béton nu, le choc des talons ferrés faisait un bruit mat, sans vibration et sans résonance, comme si on avait marché sur une route neuve ou sur une culée de pont » (B.F., page 25). Il s’agit d’un bâtiment en deux parties : le rez-de-chaussée « était un bloc de béton assez bas où on accédait vers l’arrière par une porte blindée » (B.F., page 20).  « Sur ce bloc trapu reposait comme sur un socle trop étroit l’étage débordant d’une maisonnette, où on accédait latéralement par un escalier de fer ajouré » (B.F., page 21). La fonction du bâtiment est « d’interdire aux blindés ennemis l’accès des pénétrantes descendant de l ‘Ardenne belge vers la  ligne de la Meuse » (B.F., page 20).

On ne trouve pas moins de cinq ‘essais’ de définition, déjà, dans la première description [de la maison forte], annonciateurs du déploiement d’un vaste réseau d’identifications à travers tout le texte […] » (10) :

  • « une sorte de chalet savoyard » (B.F., page 20)
  • « comme un aérolithe au milieu de ces fourrés perdus » (B.F., page 20)
  • « La laideur en était celle des corons ouvriers » (B.F., page   21)
  • « celle […] des maisonnettes de garde-barrière » (B.F., page·21)
  • « ce mastaba de la préhistoire avec une guinguette décatie de la pire banlieue » (B.F., pp . 21-22)

Nombreux sont les autres termes utilisés dans le récit pour désigner cette maison forte :

  • « blockhaus« , p.- ex. B .F., pp. 20, 21, 24, 33, 49, 72, 77. (terme militaire provenant d’ailleurs de l’allemand)
  • « maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt« , B.F., page 22. (Cette expression est utilisée au moment où Grange se réveille après avoir passé la première nuit à la maison forte. Le terme ‘maisonnette‘ est beaucoup moins administratif. L’auteur utilise cette formulation parce qu’elle engage nettement plus la subjectivité du personnage.)
  • « la maisonnette de fées« , B.F., page 25. (Cette expression révèle quelque chose de mystérieux qui rappelle les contes de fées, quelque chose d’à la fois fascinant et menaçant .)
  • « fortin« , p. ex. B.F., pp. 26, 33, 72, I 05. (‘Fortin‘ est également un terme militaire, mais qui nous renvoie plutôt à l’époque médiévale. Ce mot marque la solidité du bâtiment ainsi que son efficacité sur le plan militaire.)
  • « la maison« , p. ex. B.F., pp. 26, 37, 41, 51, 90, 104. (Cette expression est très neutre. Le mot ‘maison‘ nous indique la fonction non-militaire de ce bâtiment : maison d’habitation, foyer, refuge, le ‘chez-soi’.)
  • « ce béton vacant que visitait seulement de temps à autre une commission officielle« , B.F., page 29. (terme qui montre un certain sentiment d’infériorité, sa solitude et son manque d’utilité sur le plan militaire.)
  • « leur ermitage« , B.F., page 69. (Cet expression marque la solitude des quatre habitants de la maison forte.)
  • « chaumine« , B.F., page 78. et « bungalow« , B.F., page 78. (Utilisés avec une intention ironique, ces deux mots expriment le sarcasme du personnage qui les prononce : le lieutenant de cavalerie.) ·
  • « drôle de turne » et « Ca fait assez caveau de famille […] » sont deux expressions d’une ironie macabre utilisées par le lieutenant de cavalerie (B.F., page 79) à propos du ‘bloc‘. MONBALLIN (11) y voit même une fonction prédictive : le ‘bloc‘ sera effectivement le caveau d ‘Hervouët et d’Olivon (cf. B.F. pp . 237-238) .
  • « le chalet minable » (B.F., page 139) (Ce mot symbolise l ‘aspect ridicule de l’édifice).

1.3. Sa maison

Le Lieutenant Grange vit dans une maison qui n ‘est pas ‘sa maison’ : la ‘maison forte‘ est pour lui – en tant qu’aspirant dans l’armée française – son lieu de travail. Mais Grange s’attache progressivement à cette maison, elle devient – peu à peu – ‘la sienne’.

Lorsque Grange y arrive, le capitaine Vignaud lui dit : « Vous êtes chez vous« . Vu que l’endroit est peu pittoresque, l’attachement personnel ne se fait pas immédiatement. La première impression, plutôt euphorique, du lieutenant (« la silhouette lui parut singulière ; une sorte de chalet savoyard« , B.F., page 20) se révèle trompeuse :

« C’était un bloc de béton […] trapu [sur lequel] reposait […] l ‘étage débordant d’une maisonnette » (B.F., pp. 20, 21)

Non seulement l’allure, mais aussi l’état du bâtiment sont peu accueillants :

  • « Des espèces de dartres fongueuses […] laissaient suppurer sur les parois des taches humides » (B.F., pp. 20,21).
  • « La laideur […] [de la maison] était celle des corons ouvriers ou des maisonnettes de garde-barrière ; les hivers […] avaient rongé l’appareillage mesquin, arraché le crépi par plaques, charbonné à l’aplomb des fenêtres et des marches de l’escalier de longs pleurs de rouille qui descendaient jusque sur le béton » (B.F., p. 21).

MONBALLIN constate que « l’ensemble [des descriptions de la maison forte] concourt […] à produire une impression dominante : la laideur […], et il s’en dégage un faisceau de traits qui font reconnaître dans la maison forte les configurations principales de ‘l’espèce de forteresse ruineuse’. Les plus frappants dans cette description initiale sont les motifs de la dégradation : humidité, moisissure [ 12], que le texte reprend plusieurs fois […] » 13. Dans les descriptions de la dégradation de la maison forte, GRACQ se sert de deux éléments du code sensoriel, la vue et l’odorat, qui sont continuellement mêlés :

« Un suintement de caverne ruisselait sur les murs en larges plaques luisantes[ …]. De la forêt montait une odeur lourde et muqueuse qui prenait à la gorge – l’odeur moisie des caves murées et des champignonnières » (B.F., page 79).

Pourtant, Grange ne s’y déplaît pas. Il apprécie surtout la situation de la maison forte : « Il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette […] au fond de la forêt« . (B.F., p. 22). Son attachement à ce bâtiment est donc dû tout d’abord à sa position de lieutenant, fonction plutôt administrative. Il est le chef des habitants: « Grange se faisait l’effet d’ être le concierge […] de ce béton vacant » (B.F., page 29).

Les fréquentes expressions qui appartiennent au langage militaire comme « blockhaus » et « fortin » nous rappellent toujours la fonction officielle de l’édifice. Mais, à certains moments, on sent bien son attachement personnel à la maison forte :

Lorsque le lieutenant de cavalerie, dont le char est tombé en panne, traite la maison forte, avec une intention ironique, de « bungalow » (B.F., p. 78) , de « turne » (B.F. 79) et de « caveau de famille » (B.F., p. 79), Grange « ne se [sent] plus de très bonne humeur » (B.F., p. 80). Le lieutenant de cavalerie critique l’équipement technique du blockhaus. Mais Grange a déjà quitté le niveau de l’objectivité. Il se sent blessé par les attaques contre l’honneur de ‘sa maison’ . Faute d’arguments, Grange, « malcontent et furieux » (B.F., p 82), n’ose pas la contre-attaque.

Une seule fois, il essaie de défendre, d’une manière plus émotionnelle qu’ objective, la maison forte en faisant allusion au ‘lieu de travail’ peu agréable des cavaliers : « Dans vos engins, quand l’huile se met à chauffer… » (B.F., page 80). Sa critique ne concerne donc ni l’aspect technique des chars, ni leur fonction, mais uniquement le lieu, c’est-à­-dire l’espace.

De même, dans un autre passage, nous apprenons l’attachement émotionnel de Grange à la maison forte : « Qu’est-ce que tu peux bien faire, chéri, dans cette maison qui est si laide ? lui disait-elle [Mona] parfois » (B.F., p. 90). Cette question restera toujours sans réponse. Même Grange ne trouve pas d’explication rationnelle. Et il ne s’y intéresse pas. Il fuit ces questions en les ignorant.

L’attachement de Grange pour la maison forte se manifeste de plus en plus clairement :

  • « Ce n’était pas tellement le danger qui le préoccupait en cas de vraie guerre, c’était le mouvement: le pire malheur était d’avoir à quitter la maison forte » (B.F., p. 94).
  • « […] le sentiment plus vif qu’il avait de rentrer chez lui […] son monde installé autour du poêle [. ..] dans la salle commune. » (B.F., page 51)

MURSA remarque que Grange développe également une affinité avec les personnes qui habitent le même espace (14) :

« Avant de se coucher, il s’arrêtait un moment devant la porte du carré (15) que les hommes entrebâillaient la nuit pour laisser entrer la chaleur du poêle ; il en venait un bruit de respirations sonores et saines qui lui plissait les joues malgré lui dans le noir : le monde autour de lui était douteux et mal sûr, mais il y avait aussi ce sommeil. ‘Tous les quatre’ songeait-il […]. Il s’étonnait de penser que quinze jours plus tôt il ne savait même pas leur nom. » (B.F., page 41)

Plus loin, le texte est également très explicite :

« […] Grange entendait sous ses fenêtres le pétillement d’un grand feu de fagots qu’Olivon allumait chaque matin […]; les hommes s’attroupaient de bonne heure à sa chaleur (…]. Grange se plaisait à ce murmure matinal sous ses fenêtres où sa maison (16) commençait à bruire pour toute la journée » (B.F., p. 109). C’est à partir de ce moment-là que la maison forte sera ‘la sienne’ ou – exprimons-nous avec un terme de BACHELARD – elle sera son « coin du monde » (17).

Dès lors, certains éléments du lieu ne sont plus déterminés par de simples articles mais par des adjectifs possessifs. Ces changements formels sont révélateurs d’une évolution du personnage.  Celui-ci semble s’approprier l’espace qui l’entoure :

  • « Quand Grange descendait son escalier au petit matin, pour fumer sur la laie, […] il y avait une perle de gelée blanche à chaque brin d’herbe. » (B.F., page   83)
  • « Souvent, en rentrant dans sa chambre, il trouvait sur sa table le courrier que Gourcuff [. ..] avait monté du bataillon. » (B.F., page 123)
  • « Il s’accoudait à sa table [. . . ]. (B.F., page 125)
  • « […] les soirs où il y avait sur son bureau ‘des papiers‘. » (B.F., page   126)
  • « La nuit du neuf au dix mai, l ‘aspirant Grange dormit mal. II s’était couché la tête lourde, toutes ses fenêtres ouvertes à la chaleur précoce que la nuit même de la forêt n’abattait pas. […] Puis l’impression se localisa, et il comprit qu’une vitre de sa fenêtre […] tremblait et tressautait sans arrêt dans son cadre. C’est ma vitre, se dit-il […]. » (B.F., page 166)
  • « Grange offrit à boire au sous-lieutenant qui passait avec la dernière section et à ses hommes, déjà suants. Il avait soudain devant eux un peu honte de sa cave trop garnie. » (B.F., page 175)18

L’utilisation de la locution adverbiale « chez lui » corrobore ce phénomène d’appropriation de l’espace par Grange :

« S’il rentrait tard, avant même d’entrer chez lui il devinait si des papiers étaient montés de Moriarmé […]. (B.F., page 123)

1.4. La maison et les souvenirs

L’ être abrité, selon BACHELARD, « sensibilise les limites de son abri. Il vit la maison dans sa réalité et dans sa virtualité, par la pensée, et les songes« . (Pour être précis, il faudrait ajouter : aussi bien par les rêves que par les rêveries. Car « les rêveries peuvent être bien différentes des rêves » ( 19 ).) « Tout un passé vient vivre, par le songe, dans une maison nouvelle . […] Ainsi la maison ne se vit pas seulement au jour le jour, sur le fil d ‘une histoire, dans le récit de notre histoire . Par les songes, les diverses demeures de notre vie se compénètrent […] » (20)

Dans « Un balcon enforêt », cette thèse bachelardienne ne se confirme pas clairement. Nous ne trouvons dans le texte que très peu d’informations sur le passé de Grange. PLAZY note « […] qu ‘on se demande ce qu’il a bien pu laisser derrière lui, ce qu’a été sa vie avant la guerre [. ..]. Il n’y a vraiment en lui rien de cette nostalgie qu’on prête d’ordinaire aux soldats éloignés du foyer ( …] ». (21) Les hypothèses que l’on peut formuler quant au passé du héros sont donc suscitées par de rares éléments qui, cependant, dans la plupart des cas, se focalisent dans l’espace de la ‘maison’ . Par exemple, le fait qu’il lise et relise (à l ‘intérieur de la maison forte!) des livres de Shakespeare, de Gide et de Swedenborg (ce dernier même en langue anglaise!), nous fait supposer qu ‘il est issu, vu son niveau intellectuel élevé, d’une famille aisée, d’une famille bourgeoise qui pouvait permettre à son fils, malgré la crise économique de l’époque, de poursuivre des études (22) . Peut-être Grange habitait-il auparavant en Bretagne, puisque la lumière nocturne de la forêt, perçue depuis l’intérieur de la maison forte, lui rappelle les phares d’une île bretonne (23 ).

« Quand, dans la nouvelle maison, reviennent les souvenirs des anciennes demeures, nous allons au pays de l’Enfance Immobile [. ..]. Nous vivons des fixations, des fixations de bonheur  » (24).  C’est justement ce phénomène qu’on retrouve dans notre récit : « Grange prolongea longtemps le demi-sommeil […] dans l’aube déjà claire à toutes les vitres ; depuis son enfance, il n’avait éprouvé de sensation aussi purement agréable: il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette […] ». (B.F., page 22)

1.5. La maison forte, espace clos

La clôture du blockhaus « se présente à son tour à la fois comme refuge et comme prison » (25) . La solidité de ce petit bâtiment, qu’impliquent les expressions ‘maison forte ‘, ‘fortin ‘ et ‘blockhaus ‘ ainsi que « coffre-fort » (p. ex. B.F., page 33), peut signifier la qualité d ‘un refuge. Mais elle est aussi un trait caractéristique de la prison :

  • « Cette machinette qu’on vous a louée en forêt […], j’appelle ça un piège à cons. Vous serez fait là-dedans comme un rat » (B.F., page 82).
  • « Une maison-forte, songeait-il, qu’est-ce que cela peut-être? […] il trouvait au mot quelque chose de peu rassurant, qui faisait songer à la fois à la maison d’arrêt et à la Force, qui était aussi une prison  » (B.F., page 15).
  • « C’était l’exiguïté de cette pièce [(le bloc)] qui saisissait d’abord : […] l’impression de réclusion en était rendue oppressante […] » (B.F., page 33). (Cette même ‘exiguïté oppressante’ peut être associée au terme « caveau de famille » utilisé par le lieutenant de cavalerie, B.F., page 79.)
  •  « […] La clef du blockhaus accrochée à la tête de son lit, il se plaisait à sentir la maison forte autour de lui dériver à travers la nuit en ordre de marche, étanche, toute close sur elle-même, comme un navire qui ferme ses écoutilles. » (B.F., pp. 140-141)

Nous aboutissons ainsi au schéma qui suit:

refuge, protection :

  • (euphorique)
  • maison forte
  • fortin
  • blockhaus
  • coffre-fort
  • maison […] étanche
  • un navire qui ferme ses écoutilles
  • vie

vs

prison :

  • (dysphorique)
  • piège à cons
  • maison d ‘arrêt
  • réclusion
  • caveau de famille
  •  mort

MONBALLIN découvre une ambivalence des lieux clos dans « Un balcon en forêt: « [ …] Ce qui produit l’oppression devient ce qui produit la sensation inverse – protection -, la polarité sécurité / insécurité prenant alors le relais dans la structuration des significations [. ..] » (26)

Nous trouvons cette ambivalence, cette dialectique, entre autres dans ce passage :

« Lorsqu’il avaif rabattu sur lui la lourde porte de coffre-fort, il s’arrêtait un instant sur le seuil, et jetait sur les murs et sur le plafond écrasé qui faisait rentrer d’instinct la tête dans les épaules un coup d’oeil qui n’allait jamais sans malaise : il était envahi par une sensation intense de dépaysement. C’était l’exiguïté de cette pièce qui saisissait d’abord : l’oeil la raccordait mal aux dimensions extérieures de l’ouvrage ; l ‘impression de réclusion en était rendue oppressante : le corps remuait là-dedans comme l’amande sèche dans le noyau. Puis venait le sentiment vivant – Grange songeait combien le mot était expressif – du bloc étanche, soudé autour de vous – […] ‘Un dé de béton, songeait Grange en auscultant malgré lui la paroi, de l’index replié – un caisson qui peut basculer : on devrait coller ici les étiquettes Haut et Bas – espérons que Fragile sera de trop‘.  » (B.F., pp . 33-34)

1.6.  Les étages de la maison forte

 

1.6.1. l’étage dominant le ‘bloc’

Le blockhaus des Hautes Falizes comprend deux étages: « l’étage de la guerre, [et] l’étage de la paix »  (27).  GRACQ lui-même explique que la maison forte « [. . .] était un symbole très expressif de la drôle de guerre (28). La petite garnison y vivait au premier étage dans une espèce de chalet. C’était la paix, si vous voulez, au première étage, et au sous-sol, il y avait le blockhaus, mitrailleuses, antichars: la guerre« . (29)

Pour la partie habitation de la maison forte, GRACQ utilise la métaphore de la ferme où la cuisine est la pièce commune et centrale :

  • « Hervouët, Olivon et Grange s’installaient souvent pour discuter en fumant autour du poêle sur lequel chauffait toujours une casserole de café âcre et insipide, comme sur la cuisinière des fermes flamandes : les dieux Pénates des Falizes sont ici, pensait Grange, […] il était étonné de s’être trouvé sans y penser une espèce de foyer. » (B.F., page 36)
  • « Derrière sa porte, le remue-ménage placide d’une ferme qui s’éveille ajoutait à son bonheur […]. » (B.F., pp. 22-23)

Comme le disent CHEVALIER et GHEERBRANT, « la psychanalyse reconnaît en particulier, dans les rêves de la maison, des différences de signification, selon les pièces représentées, et correspondant à divers niveaux de la psyché. […] La cuisine symboliserait le lieu des  transmutations alchimiques, ou des transformations psychiques, c’est-à-dire un moment de l’évolution intérieure. » (30)

Dans « Un balcon en forêt », le lieu alchimique serait plutôt le ‘bloc’ :

« – Je brûlerai du soufre dans le bloc, pensa Grange […]. » (B.F., page 82)

La « pièce commune » (B.F., page 28), qui sert probablement de cuisine, vu que les habitants de la maison forte y mangent, constitue un endroit très important pour la communication (de groupe) entre les quatre soldats (31). La pièce commune pourrait donc être considérée comme le lieu des transformations psychiques :

« On dînait de bonne heure aux Falizes: c’était toujours pour Grange un moment plaisant. Ils s’installaient tous les quatre près du poêle bourré, autour de la petite table de bois blanc […] dans la salle commune. […] Hervouët , Olivon et Grange s’installaient souvent pour discuter en fumant autour du poêle […]. La conversation cheminait facile : Olivon […] avait avec Hervouët des amis communs […]. Tous deux étaient de gauche, et les discussions politiques allaient chaudement: les grèves de 36, le Front Populaire, passaient dans la salle basse avec le bruit de la Grande Armée dans les souvenirs des demi-solde […]. Puis Hervouët racontait des histoires de chasse, des nuits d’affüt où repassait une figure de vieux Briéron chanteur, paillard et braconnier, sorte de héros folklorique qui amusait Grange […]. » (B.F., pp.   36-37)

1.6.2. Le ‘bloc’, étage inférieur de la ‘maison’

Il existe dans « Un balcon enforêt » une certaine confusion par rapport aux deux termes ‘blockhaus’ et ‘bloc’. Lorsque GRACQ parle de ce dernier, il est évident qu’il fait référence à la partie inférieure du bâtiment : le ‘coffre fort’. Cependant, le mot ‘blockhaus’ désigne tantôt métonymiquement tout le bâtiment … :

  • « La maison forte des Hautes Falizes était un […] blockhaus […]. » (B.F., page 20)
  • « Quand il revenait au blockhaus par la laie, […].(B.F., page 10)
  • « Grange avait débarqué à Moriarmé avec [. ..] une assez forte somme, que la vie du blockhaus et sa solde avaient grossie de mois en mois [ …]. » (B.F., pp. 109-110).
  • « A l’heure du café, dans le blockhaus, le bizarre ronflement inégal faisait pointer d’un coup toutes les têtes aux fenêtres. » (B.F. pp.   129-130)
  • « […] L’idée que Varin avait peut-être téléphoné au blockhaus le rembrunissait. » (B.F., pp. 182-183)

tantôt uniquement le ‘bloc’ :

  •  « […] Il manquait rarement de descendre dans le fortin pour une courte inspection; c’était ce qu’il appelait ‘jeter un coup d’oeil au blockhaus‘. » (B.F., page 33)
  • « Il […] tendit la clé du blockhaus [à Olivon] : le fortin gardait ses bouteilles au frais dans le petit boyau souterrain d’évacuation, qui servait de cave. » (B.F., pp. 72-73)
  • « A la lueur des torches électriques, le blockhaus était moins accueillant encore que de jour . » (B.F., page 79)

Le ‘bloc’ est situé au rez-de-chaussée. Pourtant, il est considéré à plusieurs reprises, puisqu’il réunit en lui toutes les caractéristiques nécessaires, comme une ‘cave ‘. Et le bloc – ou plus exactement le boyau qui part de là – est aussi utilisé comme dépôt de vin :

  • « Grange offrit à boire au sous-lieutenant qui passait […] et à ses hommes […]. Il avait soudain devant eux un peu honte de sa cave trop garnie. » (B.F., page 175)
  • « A la lueur des torches électriques, le blockhaus était moins accueillant encore que de jour. Un suintement de caverne ruisselait sur les murs en larges plaques luisantes_. […] De la forêt montait une odeur lourde et muqueuse qui prenait à la gorge – l’odeur moisie des caves murées. » (B.F., page 79)
  • « Le fortin gardait ses bouteilles au frais dans le petit boyau souterrain d’évacuation, qui servait de cave. » (B.F., pp. 72-73)

« Il […] jetait sur les murs et sur le plafond écrasé qui faisait rentrer  d’instinct la tête dans les épaules un coup d’oeil qui n’allait jamais sans malaise […]. C’était l’exiguïté de cette pièce qui saisissait d’abord […] (B.F., page 33)

« […] les bavures minces du béton giclant aux jointures du coffrage qui couraient autour du réduit en fines nervures, soudant le sol aux murs et au plafond. » (B.F., page 34)

CHEYALIER et GHEERBRANT nous apprennent que, selon la psychanalyse, « les étages inférieurs marquent le niveau de l’inconscient et des instincts« . (32). Voilà un autre indice qui nous permet de considérer le ‘bloc’ comme la cave.

Pour Grange, la maison forte ne représente pas un poste de défense militaire, mais il la voit plutôt comme un « aérolithe au milieu de ces fourrés perdus » (B.F., page 20), comme « maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt » (B.F., page 22) ou comme « maisonnette de fées » (B.F., page 25). Cependant, le ‘bloc’ est un lieu qui perturbe cette harmonie illusoire avec l’espace. MONBALLIN remarque que « c’est aussi un ‘jour pauvre de soupirail, couleur de poussière’ (B.F., p. 134) que filtre le lieu, et la réduction dimensionnelle qui s’est opérée n’entraîne pas pour autant la suppression d’une caractéristique essentielle des lieux intérieurs : le vide. La profusion, toujours désordonnée, des objets ne ‘meuble’ pas. […] Le lieu est dépourvu de toute intimité » (33) :

« La pièce était nue, brute, avec quelque chose de violemment inhabitable. Dans un angle à l ‘arrière, la trappe qui s’ouvrait sur le boyau d’évacuation était à demi recouverte par une paillasse qu’on avait étendue le long du mur. A gauche étaient rangées des caisses de munitions, des bandes de mitrailleuse non garnies – des bidons d’huile, des boites de graisse et des chiffons sales maculaient le béton des coulées olivâtres qu’on voit aux murs des garages. A droite étaient scellés à la paroi : rouge, un extincteur, et blanche, une boite de pharmacie ripolinée avec sa croix de Genève. Le milieu de la pièce était vide; on ne savait où s’y tenir [. . .]. » (B.F., page 34)

Toujours, le ‘bloc » rappelle Grange à sa mission militaire. Et c’est pour cela qu’il évite cet endroit. « L’aspirant Grange ne pénètre que très rarement dans ce sous-sol, et lorsqu ‘il y est, il aimerait y brûler du soufre (34), puisque c’est l’endroit par excellence menaçant de la maison forte », résume ERNST (35) .

1.6.3. L’escalier, espace transitoire

Voici un extrait de CHEVALIER et GHEERBRANT sur la symbolique de l’escalier:

« L’escalier est le symbole de la progression vers le savoir, de l’ascension vers la connaissance et la transfiguration. S’il s’élève vers le ciel, il s’agit de la connaissance du monde apparent ou divin ; s’il rentre dans le sous-sol, il s’agit du savoir occulte et des profondeurs de l’inconscient. […] Comme l’échelle, [l’escalier] symbolise la recherche de la connaissance exotérique (la montée) et ésotérique (la descente). [. ..] Symbole ascensionnel classique, il peut désigner non seulement la montée dans la connaissance, mais une élévation intégrée de tout l’être. Il participe de la symbolique de l’axe du monde, de la verticalité et de la spirale. [. ..] Comme tous les symboles de ce type, l’escalier revêt un aspect négatif : la descente, la chute, le retour au terre à terre et même au monde souterrain. Car l’escalier relie les trois mondes cosmiques et se prête aussi bien à la régression qu’à l’ascension ; c’est tout le drame de la verticalité qu’il résume. » (36).

Selon les analyses de BACHELARD, la symbolique de l’escalier dépend aussi de l’étage : « L’escalier qui va à la cave, on le descend toujours. C’est sa descente qu’on retient dans les souvenirs, c’est la descente qui caractérise son onirisme. L’escalier qui monte à la chambre, on le monte et on le descend. C’est une voie plus banale. Il est familier. […] Enfin, l’escalier du grenier, plus raide, plus fruste, on le monte toujours. Il a le signe de l’ascension vers la plus tranquille solitude. Quand je retourne rêver dans les grenier d’antan, je ne redescends jamais. » (37).

Quant à notre récit, à quoi correspondent donc le ‘bloc’ et l’étage habitable qui le domine?

Nous avons vu plus haut qu’on peut considérer le ‘bloc’ comme la cave à laquelle on descend :

  • « Quand il était de retour avant la tombée de la nuit, il manquait rarement de descendre dans le fortin pour une courte inspection; c’était ce qu ‘il appelait ‘jeter un coup d’oeil au blockhaus ‘. » (B.F., page 33)
  • « – Si vous me montriez votre bloc, dit tout à coup le lieutenant [de cavalerie] […]. Les marches de l’escalier étaient mouillées et glissantes […]. » (B.F., page 79)
  • « – Descendons, fit Varin d’un ton brusque. Le froid acide du dégel devenait dans le blockhaus presque insupportable. Quelques bouteilles vides roulaient sur le ciment, près de la trappe du boyau . » (B.F., page 134)

L’étage de la maison forte correspond – si l’on reprend l’extrait de BACHELARD – à la chambre. On y monte ou on en descend :

  • « Quand il revenait à la route, de nouveau tout était calme: la nuit respirait doucement dans l’ombre des arbres; il montait l’escalier de la maison sans bruit. Avant de se coucher, il s’arrêtait u n moment devant la porte du carré que les hommes entrebaîllaient [sic ] la nuit pour laisser entrer la chaleur du poële […]. » (B.F., page 41).
  • « D’un instant à l’autre [Mona] fût [(sic)] là: soit qu’elle profitât d’une voiture qui descendait du hameau à Moriarmé, soit qu ‘elle eût entraîné Julia dans une promenade en forêt, tout à coup il entendait le pas menu grimper en coup de vent l’escalier de la maison forte : il lui semblait que les temps morts avaient disparu de sa vie. » (B.F., page 90)
  • « – Non, fit le capitaine […]. Après la visite du blockhaus, tous deux remontèrent un moment dans la chambre de Grange. » (B.F., pp. 136-137)

Comme nous avons vu plus haut, l’escalier est un symbole de la verticalité. Selon BACHELARD, « la maison est imaginée comme un être vertical. Elle s’élève. Elle se différencie dans le sens de sa verticalité. […] La verticalité est assurée par la polarité de la cave et du grenier. […] Presque sans commentaire, on peut opposer la rationalité du toit à l’irrationalité de la cave. Le toit dit tout de suite sa raison d’être : il met à couvert l’homme qui craint la pluie et le soleil. [. ..] Vers le toit toutes les pensées sont claires. [. ..] La cave, on lui trouvera sans doute des utilités. On la rationalisera en énumérant ses commodités. mais elle est d’abord l’être obscur de la maison, l’être qui participe aux puissances souterraines . » (38)

A chaque fois que Grange descend l’escalier et que cette action est explicite dans le texte, il descend au bloc, à la cave et non pas simplement pour sortir du bâtiment. Effectivement, le ‘bloc’ est  l’être obscur de la maison forte, il est sa partie militaire et rappelle sans cesse la guerre. Il est la partie menaçante du bâtiment. Quand Grange descend l’escalier pour descendre à cette cave, il est poussé par une obligation ou par un danger : la guerre, la mort. L’escalier a donc tout à fait cette fonction de « fire­ escape des maisons américaines » (B.F., page 21)

1.6.4. Schéma récapitulatif de la maison forte

2. LA FORET, UN ESPACE NATUREL VEGETAL
2.1. Introduction

GRACQ note dans une « fiche signalétique » que ses personnages « n’habitent jamais chez eux » et qu’ils ont pour « résidences secondaires » la mer et la forêt (39). On dira que la conjonction ‘et’ est déplacée dans le cas de « Un balcon enforêt » puisque la maison forte se trouve en forêt et non pas au bord de la mer. Mais, dans ce chapitre, nous allons voir le rapport entre le liquide et le végétal.

EIGELDINGER remarque qu‘on peut même se demander si, dans […] Un balcon en forêt, la mer et les bois ne deviennent pas la résidence essentielle [de Grange] où se dessine la courbe de [son] destin » (40) « Non seulement la nature incite le héros à céder à ‘la pente de la rêverie’ [41], mais elle contient les symboles de la vie spirituelle et révèle les signes, les présages annonciateurs du destin. Elle renferme les éléments mythiques composant la texture de l’univers romanesque de GRACQ. Parmi ces éléments, il en est deux qui gouvernent son oeuvre par leur rôle fondamental : le liquide et le végétal. » (42)

« Plus encore que son ‘sujet’, le lieu d’une fiction peut être sa vérité » (43), constate BARTHES. Ainsi, comme l’observe LEUTRAT, la création du milieu naturel préexiste dans les romans de GRACQ à la création des personnages :

« Placés sous le signe de l’arbre et de l’eau, les récits de Gracq sont plus proches de l’univers poétique que de l’univers romanesque […]. On a souligné que, traditionnellement, le romancier créait d’abord ses personnages, puis leur environnement. Gracq procède de la manière inverse : ses personnages naissent d’un décor. » (44)

Et, selon TISSIER, « le paysage est [le] milieu dans lequel la plante humaine chère à Gracq s’enracine« . (45)

2.2. La présentation de la forêt

« La forêt était courtaude – c’étaient des bouleaux, des hêtres nains, des frênes, de petits chênes surtout, ramus et tordus comme des poiriers […]. » (B.F., page 19) La forêt se présente ainsi tout d’abord sous les espèces de cette « immense forêt de petits arbres » (46) .

Au début du récit, GRACQ attribue à la forêt et à la nature un rôle uniquement euphorique, puisque pour Grange la guerre est encore invisible :

« Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison. » (B.F., page 9)

On trouve donc au début du récit un système d’oppositions tel que le décrit ce tableau :

civilisation       vs     nature

laideur               vs     beauté

dysphorique   vs    euphorique

2.3. La bipolarité de la forêt

EIGELDINGER observe que « la forêt, indifférente à la succession du temps, personnifie une puissance surnaturelle qui agit sur le destin des personnages . […] La forêt révèle à qui s’aventure en son espace magique sa profonde ambiguité en ce sens qu’elle inspire [et] le désir et la crainte. [. ..] Elle est capable de produire soit les effets de la magie blanche, charmes et enchantements qui séduisent l’imagination, soit les effets de la magie noire, pièges [et] menaces qui font présager un dénouement tragique. » (47)  Et, plus loin, il note que « l’extrême densité [de la forêt dans notre récit] inspire la sécurité de la retraite et l’insécurité de l’inconnu, elle est tout à la fois accueillante et hostile, protectrice et menaçante. La forêt s’identifie avec un être gigantesque avide d’accroître sa durée et son espace » (48) :

« [La forêt] paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière; de chaque côté de l’aine de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d’arbres, avait fatigué la hache et le sabre d’abatis par le regain de sa toison vorace.  » (B.F., page 19)

Effectivement , la forêt a deux fonctions différentes : d’une part, permettant aux habitants de se libérer des obligations imposées par la société humaine, la forêt peut être lieu de retrait et lieu de rencontre avec soi-même. D’autre part, la forêt représente une menace : elle risque de devenir le théâtre de la guerre. La rupture initialement involontaire de Grange avec sa vie dans la civilisation, constitue tout d’abord pour lui une rencontre enchanteresse avec la nature, puis se transforme en une expérience infernale de la guerre. Tout le récit tourne autour de la tension entre ces deux pôles.

Nous pouvons ainsi établir un autre schéma :

forêt = libération du moi

  • (euphorique)
  • rencontre avec le soi
  • monde intérieur
  • forêt = nature = végétation
  • forêt = désir
  • forêt = être
  • forêt = vie

vs

forêt = menace mortelle

    • (dysphorique)
    • rencontre avec la guerre
    • monde extérieur
    • forêt = guerre = destruction
    • forêt = crainte
    • forêt = avoir
    • forêt = mort (« des forêts de la guerre » (B.F., p. 60)

2.4. La forêt, espace de rupture avec la société

Nous avons déjà vu la bipolarité entre la civilisation et la nature, une bipolarité qui se dessine dès le début, avant même que Grange arrive à Moriarmé :

« Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipaitb: il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison . » (B.F., page 9)

La description de ce voyage de la vie civile à une affectation militaire contient un certain nombre d’éléments ‘objectifs’ (train, Charleville, maison) tendant à ce que BARTHES appelle ‘un effet de réel’, tandis que d’autres éléments semblent nettement plus investis par la perception subjective du héros (semblait, laideur du monde). Dans d’autres exemples, tout se passe comme si celui-ci, dans sa fantaisie, se distanciait spatio-temporellement de son itinéraire ‘réel’ :

  • « La rouille, les ronces de la guerre, son odeur de terre écorchée, son abandon de terrain vague, déshonoraient déjà ce canton encore intact de la Gaule chevelue. » (B.F., page 1 1) ·
  • « Grange devina une maison parmi les arbres, dont la silhouette lui parut singulière; une sorte de chalet savoyard […]. » (B.F., page 20)
  • « Les hommes descendaient l’escalier un à un dans un ferraillement de semelles, en bouclant leur ceinturon – gauches, coulant l’oeil circonspect d’une tribu berbère au seuil de ses gourbis vers l’aspirant qu’ils venaient de toucher. » (B.F., page 22) ·
  • « Le hameau des Falizes : « A une demi-lieue de la maison forte, la minuscule route blanche débouchait sur une clairière fraîche, un alpage charmant où une douzaine de maisonnettes prenaient le soleil au milieu du cercle des bois dans une solitude de hautes chaumes et de forêt canadienne. Grange […] allait s’asseoir au Café des Platanes, qui logeait à pied et à cheval les survenants improbables de ce bout du monde. » (B.F., page 30)

Dans son monde fantaisiste, Grange sent qu’il a déjà quitté la société:

« […] Quand Grange avait signé les décharges, le rideau retombait pour deux jours sur le monde habité : on se sentait dans ce désert  d’arbres haut juché au-dessus de la Meuse comme sur un toit dont on eût retiré l’échelle. » (B.F., page 29)

La vie forestière se transforme pour Grange en « vacances magiques » (cf B.F., pp . 84, 140). Celles-ci lui permettent de réaliser une certaine libération temporelle, spatiale et sociale – surtout en hiver quand « la neige […] coupait de la Meuse la maison forte » (B.F., page 111):

« Quand Grange se réveilla, un jour blanc et sans âge […] cotonnait sur le plafond l’ombre des croisées ; mais sa première impression fut moins celle de l’éclairage insolite que d’un suspens anormal du  temps. […] Le temps faisait halte : pour les habitants du Toit, cette neige un peu fée qui allait fermer les routes ouvrait le temps des grandes vacances . » (B.F., page 104)

Grange se libère aussi de son passé dans la civilisation ; et c’est bien pour cette raison que nous n’en sommes que très peu informés par le texte :

« Jamais encore il n’avait, autant que dans cet hiver du Toit, senti sa vie battante et tiède, délivrée de ses attaches, isolée de son passé et de son avenir comme par les failles profondes qui séparent les pages d’un livre [49]. Si légèrement qu ‘il se sentît engagé dans la vie, la guerre avait tranché le peu de liens qu ‘il se reconnût […]. » (B.F., page 110)

La vie en forêt fatt en sorte que la réalité politique, c’est-à-dire la société et la guerre, semble irréelle, et cela toujours davantage. La réalité politique ne peut donc plus être la base de l’action de Grange:

« Ce qu’on avait laissé derrière soi, ce qu ‘on était censé défendre, n’importait plus très réellement; le lien était coupé; dans cette obscurité pleine de pressentiments les raisons d ‘être avaient perdu leurs dents. Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. [. ..] On eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille […]. » (B.F., pp. 161-162) MURSA remarque que « dans de telles situations, Grange s’approche toujours davantage d’un état absolu et magique, ce qui pour lui représente une rupture complète avec son passé mais en même temps l’opportunité de recommencer sa vie » (50). On peut ainsi considérer la forêt comme espace de renaissance.

Pour Grange, la forêt devient par conséquent un espace de bien-être et de liberté, une liberté qui lui permet de se laisser aller à ses rêveries. EIGELDINGER constate que « La forêt paraît à Grange comme une vaste prison où il découvre l’enivrement de la liberté, s’affranchit des contingences de l’histoire et des obstacles du réel. Elle lui restitue l’image de l’indépendance et du détachement auxquels il aspire » (51) :

« Une sensation de bien-être qu’il reconnaissait envahissait l’esprit de Grange; il se glissait chaque fois dans la nuit de la forêt comme dans une espèce de liberté. » (B.F., page 159).

2.5.  Forêt de conte

Pour Grange, la forêt n’est pas n’importe quel lieu de résidence mais un lieu qui ‘vit’ et qui est en communication avec l’être humain. MONBALLIN constate que « […] la forêt est toujours présentée comme organisme vivant, tout en étirement, exhalaison, respiration » (52) :

« La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu’au fond de ses forts et de ses caches […]. » (B.F., page 70)

Ainsi le confirme EIGELDINGER : « Univers mythique, la forêt apparaît comme un être animé, abritant en ses retraites […] quelque fée ou quelque belle au bois dormant issue des contes de Perrault. » (53).  Selon lui , Un balcon en forêt associe plus étroitement que les autres récits de Julien GRACQ la fiction romanesque aux éléments de la mythologie. La forêt correspond au milieu magique où se produit l’irruption du sacré auréolé des prestiges du mystère et de l’interdit » (54) :

« Un fantôme obscur, effrayant, du sacré ressurgissait [sic] tout à coup en pleine forêt des profondeurs de la caserne: ils avaient porté la main sur les arcanes. » (B.F., page 234)

Ensuite, EIGELDINGER observe que « la présence du sacré s’accompagne d’un cortège de mythes, issus de la Genèse et de l’Apocalypse, des légendes celtiques et médiévales ou des contes de Perrault. » (55).  « Aussi [la forêt] compose-t-elle un univers nocturne et solaire, froid et chaud, un univers exprimant des états affectifs aussi contradictoires que l’angoisse en présence du mystère et le bonheur de la rêverie solitaire. » (56). Nous retrouvons justement ce même phénomène dans les contes.

Et MONBALLIN confirme : « Les forêts gracquinennes [paraissent] […] réactualiser la forêt mythique […] : ‘confuses’ [et] ‘douteuses’ […]. Les arbres, qui constituent un ‘rempart impénétrable’ [57], forment aussi un univers ‘trompeur’, ‘sournois’, ‘équivoque’ et ‘inquiétant‘. » (58).

Un balcon enforêt comporte même certains éléments intertextuels qui renvoient à des contes précis. MONBALLIN signale que « la plupart des […] allusions littéraires de ce récit [sont] convoquée[s] pour qualifier la magie des lieux – parmi lesquels la forêt – qui porte les signes de l’immobilisation suspensive » (59) :

  • « Ce vide […] c’était étrange, improbable, un peu magique : une allée du château de la Belle au Bois Dormant. (B.F., page 198)
  • « Il se sentait à peine concerné par la sieste de cette armée au bois   dormant« . (B.F., page 157)
  • « […] Depuis son enfance, il n’avait éprouvé de sensation aussi purement agréable: il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt. » (B.F., page 115)

De même, on retrouve dans notre récit entre autres des traces du conte de Hansel et Gretel :

« C’était une peur un peu merveilleuse, presque attirante, qui remontait à Grange du fond de l’enfance et des contes : la peur des enfants perdus dans la forêt crépusculaire, écoutant craquer au loin le tronc des chênes sous le talon formidable des bottes de sept lieues. » (B.F., page 209)

C’est dans la forêt également que Grange rencontre Mona qui fait aussi partie, pour lui, de ce suspense étrange fait d’angoisse et de bonheur. Mona évoque le chaperon rouge ; en effet, plusieurs fois, elle est représentée métonymiquement par « le capuchon »; p. ex. :

« […] Le capuchon s’ébrouait avec le sans-gêne d’un jeune chien et aspergeait Grange […]. » (B.F., page 55)

Peu avant, Grange compare Mona à une fadette et à une sorcière et, plus loin, sa maison est considérée comme celle de l’apprenti sorcier:

  • « C’est une fille de la pluie, pensa Grange en souriant malgré lui derrière son col trempé, une fadette – une petite sorcière de la forêt. » (B.F., page   53)
  • « Parmi les rires trop aigus, la haute flambée rouge de la cheminée découpait soudain deux démones rieuses, à peine rassurantes lâchées dans le désordre de la maison d’apprenti sorcier. » (B.F., page 65)

Un élément mythique, magique, mystérieux et menaçant qu’on retrouve dans les contes, est aussi le silence dans la « forêt du Toit« :

  • « […] Le froid posait dur le Toit un suspens magique : la forêt scellée devenait un piège de silence, u n jardin d’hiver que ses grilles fermées rendent aux allées et venues de fantômes. » (B.F., pp. 107-108)
  • « […] En un instant le silence de la forêt, si difficile à chasser, reflua dans la pièce […]. » (B.F, page 134)
  • « […] Une buse […] tournoyait lentement […]. Son guet immobile mettait dans le silence écrasé de la forêt une touche vénéneuse . » (B.F., page 155)

Ainsi le moindre bruit dans cet espace silencieux possède une teneur magique :

« […] On n’entendait de ruisseau nulle part, mais deux ou trois fois Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d’où s’égouttait un mince filet d’eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte. » (B.F., page 19)

EIGELDINGER constate :

« Le lieutenant Grange s’affranchit de la perception du temps et s’abstrait des menaces du présent; il s’imagine rejoindre les âges fabuleux des origines, opérer un retour à la vie sauvage, à cette intimité avec l’univers féminin de la végétation dont le contact est plus exaltant que le commerce fraternel que l’on entretient avec les hommes . […] La forêt lui restitue la vision des temps héroïques et barbares des Gaulois ou des Mérovingiens, comme si l ‘imagination mémoriale, coupée du présent, était incitée à revivre les événements mythiques d’un passé brusquement ressuscité et à ranimer les fantômes surgis des souvenirs collectifs » (60) :

  • « La rouille, les ronces de la guerre, son odeur de terre écorchée, son abandon de terrain vague, déshonoraient déjà ce canton encore intact de la Gaule chevelue. » (B.F., page 11)
  • « La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu’au fond de ses forts et de ses caches soudain remués aux signes énigmatiques d’on ne savait quel retour des temps – un temps de grandes chasses sauvages et de hautes chevauchées – on eût dit que la vieille bauge mérovingienne flairait encore dans l’air un parfum oublié qui la faisait revivre. » (B.F., pp. 70-71)

Finalement, EIGELDINGER conclut que « la forêt constitue, dans l’univers de Julien Gracq, le centre où se recréent les figures ancestrales de la mythologie et le milieu où se retranchent les vestiges du sacré. Elle représente un espace qui permet au mythe de s’incarner, d ‘opérer la réconciliation du réel et de l’imaginaire ; elle propose un temps cyclique qui, en se superposant au déroulement de l’histoire, établit la continuité entre le passé et le présent ou, plus exactement, inscrit les données du présent dans la trame légendaire du pasé. […] C’est au coeur ténébreux des bois que se dissimule le Graal et que renaissent les personnages des contes de fées. La forêt, ses refuges, ses clairières, demeurent le réceptacle du sacré, espèce de vaste cercle magique que l’imagination peuple d’êtres surgis du fond des traditions mythologiques » (61) :

« La clarté faible de la lune qui s’était levée et que la nuée ne cachait pas encore s’accrochait à cette pente lisse, mêlée encore à un reste de jour , et faisait de la clairière au-delà de l’étang de brouillard, derrière les cônes très sombres de ses sapins, un lieu interdit et un peu magique, mi-promenoir d’elfes et mi-clairère de sabbat. » (B.F., page 159)

2.6. La forêt et la lumière

En dépit de sa fermeture et de sa densité, la forêt des Ardennes est […] perméable aux jeux de la lumière. Alors que Grange ne discerne au premier regard aucune clairière dans la forêt (62), il en découvre par la suite comme des îles de lumière semées parmi la masse végétale confuse de la forêt. Il observe que la clarté de l’aurore déchire les ténèbres des bois ou « [. . .] que l’aube de la forêt se (mêle] à un midi torride, tout électrisé de cigales » (B.F., page 166). Il est attentif au « poudroiement de la lumière » sur la cime des arbres, aux éclats colorés que le soleil répand sur la surface des bois :

« Le soleil dorait à perte de vue, d’un jaune d’orage, les vagues pommelées de la forêt qui s’élevaient palier par palier jusqu ‘à l’horizon. » (B.F., page 26)

Comme EIGELDINGER l’observe, « la forêt des Ardennes est pénétrée par la chaude transparence du soleil ou par le scintillement plus discret de la lune et des étoiles. La pesanteur de la nuit opprime l’âme humaine, mais son opacité n’est pas totale puisqu’elle est sillonnée de lueurs et d’étincellements durables ou intermittents . [63] Elle demeure sans cesse aux aguets, ouverte aux incursions de la clarté lunaire et stellaire. La forêt est le lieu même du clair-obscur dans la mesure où elle représente une frontière toujours indécise entre l’ombre et la lumière. De jour , ses retraites accueillent la lumière, tout en lui opposant une résistance occulte, de nuit les ombres des arbres sont parsemées de points lumineux. La forêt correspond à une ‘île de clair­ obscur’ où apparaissent les signes, au berceau de l’attente, oscillant entre les menaces des ténèbres et les révélations du soleil. Elle reflète au coeur de sa substance aussi bien la clarté sombre des étoiles que l’éclat tamisé du jour ; en tant que centre cosmique, elle est animée par la respiration de la nuit et par les ondulations de la lumière. » (64)

2.7. La mer comme métaphore de la forêt

Selon les analyses d’EIGELDINGER,   « le personnage romanesque [gracquien] surgit de l’épaisseur de ce milieu poétique où l’eau et la forêt s’amalgament, tout en conservant leur signification propre. La masse végétale de la forêt présente de singulières analogies avec la masse liquide de la mer, elle suggère à Julien GRACQ des métaphores maritimes originales, mais elle n ‘en exprime pas moins une mythologie autonome, traduite à l’aide d’images ou de symboles qui se définissent par leur plurivalence et leur ambiguïté. » (65)
De manière métaphorique, GRACQ compare dans son récit, à plusieurs reprises, la forêt à la mer. Ces images peuvent être euphoriques :

  • « Ce qui lui rappelait le mieux l ‘exaltation dans laquelle il vivait aux Falizes, et où il lui semblait respirer comme il ne l’avait jamais fait, c’était plutôt , lorsqu’il était tout enfant, le débarquement des vacances dans le grand vent au bord de la plage – cette fièvre qui s’emparait de lui dès que par la portière du train, à plusieurs. kilomètres encore de la côte – l’angoisse qui lui venait soudain à la gorge à la seule pensée que sa chambre à l’hôtel, peut-être, ne donnerait pas directement sur les vagues. » (B.F., page 140)
  • « L’après-midi, il allait le plus souvent jeter un coup d’oeil aux travaux des Fraitures […]. Dès qu ‘il sentait autour de lui, ayant gravi la croupe qui dominait les derniers peuplements de pins, l’espace ouvert des fagnes désertes, plein d’air remué et de nuages, il éprouvait l ‘allégement brusque du marin qui débouche sur le pont. » (B.F., page 152)

Il s’agit d’ailleurs, dans cette citation, de l’espace auquel le titre du récit, selon HAUSSER, fait allusion : « Le titre de Gracq est une clé qui introduit dans le récit et permet de s’y reconnaître : il n’est en aucune façon un leurre. Le ‘personnage’ principal du Balcon en forêt, ce n’est ni Grange, ni Mona, ni la guerre, c’est ce lieu élevé d’où la forêt peut être contemplée. » 66

Dans les deux extraits, la mer est un élément euphorique par la fascination qu ‘on éprouve pour elle. La contemplation de la mer symbolise la liberté, une dispense des obligations de la vie quotidienne. Le personnage contemple dans les deux cas la mer à une certaine distance depuis un point de vue surélevé : la chambre d’hôtel et le pont du bateau. Et c’est justement de la même manière que Grange contemple le paysage. Il regarde la forêt depuis un endroit surélevé, c’est-à-dire avec une perspective de balcon.

Comme nous avons vu plus haut, dans l ‘introduction de ce deuxième chapitre, la nature, selon EIGELDINGER, « contient les symboles de la vie spirituelle et révèle les signes, les présages annonciateurs du destin » (67). Nous pouvons de même trouver cette fonction prémonitoire de la nature dans certaines métaphores marines :

 » [J’ai trouvé Mona] dans les bois’ songeait-il, et une pointe merveilleuse lui entrait dans le coeur ; il y avait un signe sur elle : la mer l’avait flottée jusqu’à lui sur une auge de pierre ; il sentait combien précairement elle était prêtée ; la vague qui l’avait apportée la reprendrait. » (B.F., page 117)

Le destin, dans cette image, est le ‘fatum’ latin, le destin contre lequel l’homme est impuissant car le ‘fatum’ est imposé par les dieux. On trouve comme auparavant dans la forêt une bipolarité aussi dans la mer : celle-ci peut donner la vie (en l ‘occurrence elle donne vie à la relation amoureuse entre les deux personnages) mais elle peut aussi causer la mort (la mer qui reprend Mona symbolise ici la guerre qui met fin à la relation amoureuse).

« Il se sentait à peine concerné par la sieste de cette armée au bois dormant. Et même, dans un recoin obscur de ses pensées, il se sentait complice. Il y avait un charme trouble, puissant, à se vautrer dans ce bateau ivre qui avait jeté par­ dessus bord son gouvernail, puis ses rames – le charme étrange du fil de l’eau. » (B.F., page 157)

Dans ce passage, la mer représente également le destin, mais la situation est différente : le personnage se laisse aller à son destin en le forçant. En se libérant du gouvernail et des rames, le personnage se donne à la mort, il se suicide.

La face négative du symbole de la mer resurgit dans ces derniers exemples. La mer apparaît même comme entièrement dysphorique dans les citations suivantes où, comme la forêt, elle peut représenter la menace de la guerre :

« […] Grange pour la première fois songea avec un frisson de plaisir incrédule qu ‘il allait vivre ici – que la guerre avait peut-être ses îles désertes. » (B.F., page 23)

La mer qui, sans être mentionnée dans cette phrase, représente la guerre, est dysphorique, tandis que l’île symbolisant la maison forte est euphorique.

« […] Le vent, la saison, la pluie, l’humeur du moment, les menus soucis ménagers, l’agitaient beaucoup plus que les circulaires des états-majors, dont l’écho venait mourir sur ces lisières somnolentes aussi paresseusement qu ‘une vaguelette au bord du sable. » (B.F., page 26)

La menace, dans ce passage, n’est pratiquement pas présente. Pourtant la ‘vaguelette‘ fait partie de la puissante mer qu’est la guerre. Le sable représente métonymiquement l’île menacée qui symbolise la vie à la maison forte. L’île est à nouveau, contrairement à la mer, euphorique.

« […] la clairière était comme une île au milieu de la menace vague qui semblait monter [des] bois noirs. » (B.F., page 31)

« Le jour n’était pas encore levé, mais la nuit pâlissait à l’est, ourlant déjà de gris le vaste horizon de mer des forêts de Belgique . » (B.F., page   167)

La forêt belge dont l’armée allemande s’est déjà emparée, représente – comme la mer – à nouveau la guerre.

« […] Il abordait à la lisière des bois comme au rivage d ‘une île   heureuse. » (B.F., page 84)

L’île heureuse s’oppose bien sûr à la mer menaçante, donc dysphorique.

 

CONCLUSION

« Pour l’analyste moderne, » nous apprennent CHEVALIER et GHEERBRANT, « par son obscurité et son enracinement profond, la forêt symbolise l’inconscient. Les terreurs de la forêt, comme les terreurs paniques, seraient inspirées, selon Jung par la crainte des révélations de l’inconscient. » (68).  Comme nous avons vu, la maison est le lieu des rêveries et des rêves. Les deux espaces, forêt et maison, symbolisent donc l’inconscient .

La bipolarité des deux espaces traités dans ce travail est aussi la  bipolarité entre ‘avoir’ et ‘être’, entre vie et mort. La tension qui s’établit entre les pôles défie Grange. Celui­-ci se trouve ainsi dans une situation frontière qui, dans le texte, est tout d’abord géographique : la frontière franco-belge. Mais c’est aussi, et surtout, une frontière intérieure, le point neutre, immobile, au milieu de la tension entre les pôles. Inconsciemment, Grange se trouve justement à ce point neutre entre la vie et la mort, un compromis qui n’est réalisable que dans les rêves ou, si l’on veut, dans la folie. En raison de la responsabilité extérieure qui pèse sur lui, le lieutenant ne peut pas complètement se laisser aller à sa fantaisie. Mais il n’est plus capable d’assumer cette responsabilité . Son désir d’ ‘être’ est trop fort . De manière inconsciente, l’aspirant devient de plus en plus égoïste, ce qui aboutit à la destruction (la mort d ‘Olivon et d’Hervouët), et même à l’autodestruction, au suicide.

La forêt et la maison forte qu’elle entoure, symbolisent l’inconscient et le désir. Ainsi s’explique le fait que Grange est « aspirant »: il aspire à vivre dans son monde de fantaisie.

La parution de Un balcon enforêt date de 1958. On peut se poser la question de savoir si, depuis, la symbolique des deux espaces traités dans ce travail a évolué. Certes, la maison est toujours l’espace de  l’intimité par excellence. Mais la forêt, présentée par Gracq comme un ‘être’ puissant à tel point qu’elle devient une divinité qui domine la vie et la mort, n’est-elle pas plus fragile aujourd’hui ? La forêt n’est plus un mur infranchissable. Elle souffre de la pollution et perd ainsi sa force. Même l’eau, sensée être (avec le soleil) sa source d’énergie, affaiblit gravement le système écologique.

 

BIBLIOGRAPHIE

BACHELARD Gaston: La poétique de l‘espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1957.

BACHELARD Gaston: La terre et les rêveries de la volonté , Paris, Librairie José Corti,1948.

CHEVALIER Jean / GHEERBRANT Alain: Dictionnaire des Symboles, édition revue et corrigée, Paris, Editions Robert Laffont S.A. et Editions Jupiter,  1982.

DURAND Gilbert: Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Ed.Bordas, coll. « Etudes supérieures », 1969.

EIGELDINGER Marc: La Mythologie de laforêt dans l‘oeuvre romanesque de Julien Gracq in: Julien Gracq, Cahier de l’Herne N° 20, dirigé par Jean­ Louis Leutrat, Paris, Editions de l’Herne, 1972, page 237.

ERNST Gilbert: Sur Un balcon enforêt ‘, entretien radiophonique avec Julien Gracq diffusé le 12 juillet 1971 par la station régionale d’Inter-Lorraine­-Champagne-Ardennes, in: Julien Gracq, Cahier de l’Herne N° 20, dirigé parJean-Louis Leutrat, Paris, Editions de l’Herne,  1972, page 217.

GRACQ Julien: Un balcon en forêt, récit, Paris, Librairie José Corti, 1958.

GRACQ Julien: Lettrines, critique, Paris, Librairie José Corti,1967.

HAUSSER Michel: Sur les titres de Gracq, in: : Actes du Colloque international Julien Gracq, Angers, 21-24 mai 1981, Presses de l’Université d’Angers, 1981, page 173

LEUTRAT Jean-Louis: Julien Gracq, Paris, Editions du Seuil, coll. « Les Contemporains », 1991

MITRANI Michel: Un balcon enforêt, réalisation cinématographique d’après le récit de Julien GRACQ, 1971, 2 h 50 min. Humbert Balsan (Grange), Aïna Walle (Mona), Yves Afonso (Olivon), Jacques Villeret (Gotircuff).

 MONBALLIN Michèle: Gracq, création et recréation de l’espace, Bruxelles, édition De Boeck-Wesmael S.A.,  1987.

MURSA Erika: Julien Gracq und die Suche nach dem Selbst, Verlag Peter Lang GmbH, coll. « Heidelberger Beitraege zur Romanistik », Band 16, Francfort/Main, 1983, (citations traduites par moi).

PLAZY Gilles: Voyage en Gracquoland, Paris, Editions de l’Instant, coll. « Griffures » (dirigée par Pierre Drachline), 1989.

TISSIER Jean-Louis: La carte et le paysage: Les affinités géographiques, dans: Actes du Colloque international Julien Gracq, Angers, 21-24 mai 1981, Presses de l ‘Université d’Angers, 1981

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TABLE DES MATIERES

 Introduction

Résumé

I.  La maison forte, un espace culturel

1. 1. Introduction

1.2. Définitions de ‘maison forte’

1.3. Sa maison

1.4. La maison et les souvenirs

1.5. La maison forte, espace clos

1.6. Les étages de la maison forte

1.6.1. L’étage dominant le ‘bloc’

1.6.2. Le ‘bloc’, étage inférieure de la ‘maison’

1.6.3. L’escalier, espace transitoire .

1.6.4. Schéma récapitulatif de la maison forte

2. La forêt, un espace naturel .

2.1. Introduction

2.2. La présentation de la forêt

2.3. La bipolarité de la forêt .

2.4. La forêt, espace de rupture avec la société

2.5. Forêt des conte .

2.6. La forêt et la lumière

2.7. La mer comme métaphore de la forêt

Conclusion

Bibliographie

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte de mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises présenté par M. Benjamin ABT

sous la direction de  M. JL. Beylard-Ozeroff

 

 

 

 

 

 

 

« Le sourire de Marko »: une légende authentique ?

Etude d’une des « NOUVELLES ORIENTALES« 

de Marguerite Yourcenar

INTRODUCTION

Vladimir Propp, folkloriste russe, a établi un inventaire des fonctions des personnages dans les contes russes prouvant que le nombre des fonctions est limité, alors que la succession des fonctions est toujours identique; même si toutes les fonctions n’apparaissent pas nécessairement dans tous les contes, leur disposition reste inchangée.

Comme les lois établies par Propp ne sont valables que pour les contes merveilleux du folklore – et non pour les contes créés artificiellement – son étude pourrait servir d’instrument pour prouver l’authenticité de légendes racontées par des écrivains . Dans la présente étude nous allons examiner « Le sourire de Marko » sous cet angle.

Dans son oeuvre « Nouvelles orientales » – parue pour la première fois en 1938 et rééditée en 1963 chez Gallimard dans la collection « L’Imaginaire » – Marguerite Yourcenar fait revivre plusieurs légendes du Proche orient, dont celle de Marko Kraliévitch, sous le titre « Le sourire de Marko« .

La légende est introduite par l’intermédiaire de trois hommes – un archéologue grec, un pacha égyptien et un ingénieur français – qui, tout en admirant le pays du pont supérieur d’un paquebot dans un port des Balkans, discutent des prouesses des héros serbes.

L’INVENTAIRE DES FONCTIONS

Le schéma de Vladimir Propp pourrait être appliqué comme suit :

Situation initiale :

« Marko Kraliévitch nouait des relations secrètes en pays infidèle avec des chrétiens faussement convertis, des fonctionnaires mécontents, des pachas en danger de disgrâce et de mort »

« Marko charmait les vagues; il nageait aussi bien qu’Ulysse, son antique voisin d’Ithaque . Il charmait aussi les femmes: les chenaux compliqués de la mer le conduisaient souvent à Kotor, au pied d’une maison de bois toute vermoulue qui haletait sous la poussée des flots »2

  1. absence

« la veuve du pacha de Scutari passait là ses nuits à rêver de Marko et ses matins à l’attendre. »3

« elle le réchauffait dans son lit à l’insu de ses servantes; elle lui facilitait ses rencontres nocturnes avec ses agents et ses complices « ‘4

  1. interdiction

« il ravalait sa rage en la voyant cracher quand il s’agenouillait pour faire le signe de la croix. »5

  1. transgression

« Marko venait de boire; sa patience était restée au fond de la cruche: il lui saisit les cheveux entre ses mains poissées de sauce et hurla:   » – Chienne du diable, as-tu la prétention de me faire manger de la vieille chèvre centenaire ? »6

  1. interrogation
  2. information
  1. tromperie

« Elle ne se montra ni moins tendre, ni moins chaude que la veille; et, au point du jour, quand le vent du Nord commença de souffler la révolte parmi les vagues du golfe, elle conseilla doucement à Marko de retarder son départ . »7

  1. la victime se laisse tromper

« Il y consentit : aux heures brûlantes du jour, il se recoucha pour la sieste. »8

  1. méfait

« une troupe de soldats turcs encerclait la maison, en bloquant toutes les issues. »9

8 : a . manque

  1. médiation, moment de transition
  1. début de l’action contraire

« Marko arracha sa chemise et plongea la tête la première dans cette tempête où ne se serait aventurée aucune barque. »10

  1. départ

« Pendant deux heures, Marko nagea sans parvenir à avancer d’une brassée »11

  1. le héros subit une épreuve

« un habile pêcheur de thons réussit à emprisonner Marko dans ce lasso de soie, et le nageur à demi étranglé dut se laisser trainer sur la plage. »12

  1. réaction du héros

« Marko avait vu souvent des animaux faire le mort pour éviter qu’on les achève; son instinct le porta à imiter cette ruse: le jeune homme au teint livide que les Turcs ramenèrent sur la plage était rigide et froid comme un cadavre vieux de trois jours »13

  1. réception de l’objet magique
  1. déplacement dans l’espace

  1. combat

« Les bourreaux prirent des clous et un marteau …, et ils percèrent les mains du jeune Serbe, et ils traversèrent ses pieds de part en part. Mais le corps du supplicié demeura inerte: aucun frémissement n ‘agitait ce visage qui semblait insensible, et le sang même ne suintait de sa chair ouverte que par gouttes lentes et rares, car Marko commandait à ses artères comme il commandait à son coeur. »14

« Les bourreaux prirent de la braise dans le fourneau d’un calfat, et ils tracèrent un large cercle sur la poitrine du nageur glacé par la mer. « 15

  1. marque

« Le feu découpa sur la poitrine de Marko un grand anneau charbonneux, pareil à ces ronds tracés sur l’herbe par les danses de sorciers »16

18 . victoire

  1. réparation

20 . retour

  1. poursuite

22 . secours

« Soudain, elle laissa tomber son mouchoir rouge pour cacher ce sourire et dit d’un ton fier:

« – Il ne me convient pas de danser devant le visage nu d’un Chrétien mort, et c’est pourquoi j’ai couvert sa bouche, dont la seule vue me faisait horreur. »

Mais elle continua ses danses, afin que l’attention des bourreaux fût distraite et qu ‘arrivât l’heure de la prière, où ils seraient forcés de s’éloigner du rivage. « 17

23 . arrivée incognito

  1. prétentions mensongères
  2. tâche difficile

« seule la veuve méfiante resta pour surveiller le faux cadavre. Soudain, Marko se redressa; il enleva avec sa main droite le clou de sa main gauche, prit la veuve par ses cheveux roux et lui cloua la gorge; puis, enlevant avec sa main gauche le clou de sa main droite, il lui cloua le front. Il arracha ensuite les deux épines de pierre qui lui perçaient les pieds et s’en servit pour lui crever les yeux . »18

  1. tâche accomplie

« Quand les bourreaux revinrent, ils trouvèrent sur le rivage le cadavre convulsé d’une vieille femme, au lieu du héros nu. La tempête s’était calmée; mais les barques poussives donnèrent vainement la chasse au nageur disparu dans le ventre des vagues . »19

27. reconnaissance

  1. découverte

29. transfiguration

  1. punition

31. mariage

« Il va sans dire que Marko reconquit le pays et enleva la belle fille qui avait éveillé son sourire, … » 20

COMMENTAIRES

 Selon Vladimir Propp la situation initiale peut être une simple présentation du futur héros et une description de son état tout a fait comme le début du récit de la légende.

(1.) L’absence est ici signalée par le fait que la femme qui attendait Marko était veuve. Dans les contes ce sont soit les parents soit un autre membre de la famille qui partent ou meurent.

(2.) Bien que Marko soit fort, grand et beau, certaines réactions lui sont interdites .

(3.) L’interdiction de contrarier la veuve est transgressée par Marko.

(6.) Dans les contes russes, la tromperie est souvent introduite par de la magie, notamment par la transformation d’un personnage, mais c’est la persuasion que ce méchant personnage exerce sur le héros qui reste essentielle.

(7.) Les propositions trompeuses sont toujours acceptées dans les contes merveilleux et Marko, lui aussi, ne manque pas de se laisser persuader.

(8.) Les sept premières fonctions constituent une sorte de préambule menant à l’agression qui est la partie principale du conte.

(10.) Marko, qui est un héros-victime se décide à l’action.

(11.) Le héros-victime de Vladimir Propp fait ici « ses premiers pas sur une route sans recherches, où toutes sortes d’aventures l’attendent« 21. Bien que « les aventures » de Marko se passent sur place, c’est à ce moment du récit que ses actions héroïques commencent, qui se termineront par l’enlèvement de la belle fille dont la beauté le fit sourire même sous une menace de mort.

(16.) Le combat est ici une « lutte passive » de la part de Marko, où il commande à son corps de vaincre la douleur.

Bien que la légende de Marko Kraliévitch soit une histoire fantastique, certains éléments du « conte merveilleux » y manquent, notamment le surnaturel en tant qu’intervention extérieure: seul le personnage de Marko, par sa beauté et sa force, possède des dons surhumains . Par conséquent, les fonctions se rapportant à une intervention de la magie sont absentes: le héros ne reçoit pas d’objet magique (No. 14) et même si la fonction No . 17 de la « marque » est présente, elle n’a aucune importance pour la suite.

CONCLUSIONS

Dans l’application du schéma ci-dessus 16 des 31 fonctions ont été identifiées, et comme Propp admet que « tous les contes ne donnent pas, et de loin, toutes les fonctions » (22) , on peut considérer le résultat comme satisfaisant .

La succession des fonctions correspond parfaitement à l’ordre établi par Propp, quoiqu’une certaine répétition soit présente dans le combat (No . 16) à cause du combat muet que le héros mène contre la douleur que ses agresseurs lui infligent .

Vu que ces deux conditions principales sont remplies, la nouvelle intitulée « Le sourire de Marko » nous paraît mériter d’être considérée comme une légende authentique. Tout porte à croire que l’histoire que Marguerite Yourcenar nous raconte dans sa belle langue poétique est fondée sur une légende entendue au cours de ses nombreux séjours au Proche Orient.

NOTES :

  1. Marguerite YOURCENAR, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963 (Collection « L’imaginaire »), p. 34.
  2. Ibid., p. 34.
  3. Ibid., p. 35
  4. Ibid., p.35
  5. Ibid., p. 35
  6. Ibid., p. 35
  7. Ibid., p. 36
  8. Ibid., p. 36
  9. Ibid., p. 36
  10. Ibid., p. 36
  11. Ibid., p. 36
  12. Ibid., p. 37
  13. Ibid., p. 37
  14. Ibid., p. 37
  15. Ibid., p. 38
  16. Ibid., p. 39
  17. Ibid., p. 39
  18. Ibid., p. 40
  19. Ibid., p. 41
  20. Ibid., p. 41
  21. Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 50.
  22. Ibid., p. 32

    BIBLIOGRAPHIE

    PROPP (Vladimir) , Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970 (Collection « Points »).

    YOURCENAR (Marguerite ), Nouvelles orientales, Paris, Seuil, 1963 (Collection « L’imaginaire »).

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Université de Genève, Faculté des Lettres, ELCF

Texte présenté par Mlle Marianne SALOMONSSON

dans le cadre du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Marguerite Yourcenar et la mort

La Tour de Scuderi

« La mort (…) ne peut être pensée puisqu’elle est absence de pensée. Il faut donc vivre comme si nous étions éternels. «   (A . MAUROIS)
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 Les lignes qui suivent constituent une tentative d’analyse de deux nouvelles de Marguerite Yourcenar publiées dans son recueil de 1963 intitulé « Nouvelles orientales » : « Le lait de la mort » et « Comment Wang-Fô fut sauvé« . A vrai dire, il s’agira plus d’un essai d’imagination que d’une analyse littéraire, où la projection de mes désirs et de mes craintes sera présente, de manière latente ou cachée, sous l’apparence d’un exercice psychanalytique. Celui-ci aura pour sujet la personne de Marguerite Yourcenar dont j’ambitionne de découvrir certains aspects de la personnalité à travers son oeuvre puisque, dans toutes nos productions, nous laissons transparaître ce que nous sommes. Ceci n’enlève d’ailleurs rien au fait qu’ il est impossible de bien connaître l’autre, étant donné que la personnalité d’un être est fort complexe et dynamique. Du reste, cette prétention qui consiste à souhaiter connaître l’autre pourrait bien n’être qu’une prétention à l’omnipotence, ce à quoi nous sommes souvent amenés pour oublier notre insignifiance dans le monde et dans le temps. Que l’on veuille bien, alors, considérer cet écrit comme une ébauche ou une tentative pour communiquer ce kaléidoscope d’idées qui sont présentes dans mon esprit quand je laisse à mon imagination libre cours, sans me soucier de la rigueur requise de quelqu’un qui veut atteindre à une réalité objective voire scientifique, ce que l’on serait en droit d’exiger d’une analyse psychanalytique. Que l’on veuille bien garder à l’esprit qu’ il ne s’agira pas ici de la vraie Marguerite Yourcenar, mais d’une autre Marguerite Yourcenar dont je prends la liberté de faire le sujet de cette étude.

« Elle avait beaucoup réfléchi à la mort. En vérité. à ma connaissance, nul autre auteur, dans toute la littérature mondiale, n’a si continûment dépeint au plus vif l’acte de mourir. (…) elle savait que la grande affaire est de vivre, non de   mourir.« 

Walter   KAISER, L’éloge funèbre ( 1 )

« Un critique a observé que les personnages de mes livres sont de préférence présentés dans la perspective de la mort approchante, et que celle-ci dénie toute signification à la vie. Mais toute vie signifie, fût-ce celle d’un insecte, et le sentiment de son importance, énorme en tout cas pour celui qui l’a vécue, ou du moins de son unique singularité, augmente au lieu de diminuer quand on a vu la parabole boucler sa boucle, ou, dans des cas plus rares, l’hyperbole enflammée décrire sa courbe et passer sous l’horizon ( 2 ) . « 

 Après une brève digression sur la polarité « mort et vie » et sur les événements qui furent liés à la mort dans la vie de Marguerite Yourcenar, je m’attacherai à une réflexion sur l’écrivain et sur les personnages de ces deux nouvelles.

D’abord, qu’est-ce que la mort ?

 « La mort désigne la fin absolue de quelque chose de positif : un être humain, un animal, une plante, une amitiéEn tant que symbole, la mort est l’aspect périssable et destructible de l existenceMais elle est aussi lintroductrice dans les mondes inconnus des Enfers ou des Paradis ; ce qui montre son ambivalence, comme celle de la terre, et la rapproche en quelque sorte des rites de passage. Elle est révélation et introduction...En ce sens, elle a une valeur psychologique : elle délivre des forces négatives et régressives, elle dématérialise et libère les forces ascensionnelles de l esprit...à tous ses niveaux dexistence, coexistent la mort et la vie, c est-àdire une tension entre des forces contraires...// nempêche que le mystère de la mort est traditionnellement ressenti comme angoissant et figuré sous des traits effrayants. Cest, poussée à son maximum, la résistance inconnue, plutôt que la crainte d une résorption dans le néant…La mort nous rappelle quil   faut encore aller plus loin et quelle est la condition même du progrès et de la vie ( 3 ) . »

C’est, pour ce qui concerne le champ de la psychanalyse, dans son ouvrage  » Au-delà du principe de plaisir » (1920), que Freud a écrit sur la pulsion de vie et la pulsion de mort. La pulsion de mort est la tendance qui pousse un être vivant à retourner à l’état anorganique, à la réduction complète de toute tension ; elle s’oppose à la pulsion de vie. La pulsion de vie est constituée par les pulsions sexuelles et par les pulsions d’autoconservation. Les pulsions de mort sont d’abord dirigées contre l’ individu lui-même et visent à sa propre destruction. En un second temps, elles sont orientées vers l’ extérieur, sous la forme de pulsions agressives. Ainsi, dans la vie d’un individu, entrent en jeu des pulsions de mort et des pulsions de vie. L’ambivalence entre l’amour (pulsion de vie) et la haine (pulsion agressive) est au centre du conflit psychique. Après Freud, c’est la psychanalyste Mélanie Klein qui soulignera dans ses travaux cette ambivalence entre l’amour et la haine. D’après elle, le bébé dans la position schizo­-paranoïde ne distingue pas l’objet de son amour de l’objet de ses attaques agressives. Ainsi, pour protéger l’objet considéré comme bon contre les pulsions destructives dirigées contre l’objet considéré comme mauvais (puisque ces deux qualités se trouvent dans un même objet), le bébé utilise la défense qui consiste à le cliver en un  » objet bon » et un « objet mauvais » (sein bon et sein mauvais) . En conséquence, on obtient pour résultat un objet ambivalent, à la fois idéalement bienfaisant et foncièrement destructeur.

Josyane Savigneau ouvre sa biographie de Marguerite Yourcenar sur la mort de Jerry, qui fut son compagnon de voyage pendant les six dernières années précédant son décès. Elle focalise sur le thème de la mort ce qui fut important et marquant dans la vie de l’écrivain : car la petite Marguerite est venue au monde sous le signe de la mort. Pour vivre, elle a payé un prix très élevé : la vie de sa mère. Cette mère, tellement nécessaire au petit nouveau-né, a été pour elle un fantasme à la fois « idéalement bienfaisant » et « foncièrement destructeur ». Son absence a rendu difficile à la petite enfant le travail de deuil que fait tout bébé quand il arrive à la position dépressive. C’est le moment où le clivage s’atténue et où le bébé réalise que la mère bonne et la mère mauvaise est une seule et même mère qu’il attaque avec son sadisme. C’est le moment de la concrétisation d’une mère totale, du deuil, parce que le bébé est malheureux de ses attaques agressives : ainsi, il essaye de réparer l’objet­ mère en inhibant son agressivité, récupérant une mère comme objet total et non plus une mère divisée, clivée en deux objets-mère (le bon et le mauvais).

Cette fois, il fait l’introjection de l’objet total mère d’une façon stable et apaisée. Cette introjection permet la formation d’une personnalité plus sûre devant la vie. La manière dont se déroule la lutte entre les pulsions agressives, sadiques, et les pulsions d’amour – toutes dirigées vers sa mère – chez le bébé déterminera les futures relations de cet individu avec le monde. C’est-à-dire que, si l’amour triomphe, l’introjection d’une mère rassurante sera possible et, par conséquent, la relation du sujet avec les autres et le monde sera plutôt confiante. Dans le cas contraire, nous aurons l’autre extrême, c ‘est­-à-dire une relation plutôt méfiante et  défensive.

Et, en effet, Marguerite Yourcenar n’a pu sortir de ce conflit sans en être marquée, si l’on se souvient qu’elle a eu un autre chagrin, à l’âge de sept ans, quand sa bonne, Barbe, a été renvoyée par son père. Ce déchirement a été le premier de sa vie; on peut dire le premier déchirement réel de sa vie, alors que la mort de sa mère n’avait été qu’un fait raconté, puisqu’il s’agissait pour elle d’une mère inconnue (mais tout de même d’un fantasme). Et Marguerite Yourcenar rapporte les sentiments qu’elle a éprouvés à cette occasion   :

« J’avais pris l habitude de son absence, mais un poids énorme pesait sur moi : on mavait menti. Je ne fis désormais entièrement confiance à personne, pas même à Michel ( 4 ). »

Nous pouvons observer, dans la nouvelle « Le lait de la mort« , tout le travail et la lutte interne auxquels s’est livrée Marguerite Yourcenar pour résoudre les conflits que la mort de sa mère avait provoqués chez elle.

Il y a trois mères dans cette nouvelle. Peut-être pouvons-nous avancer que ces trois mères représentent les trois aspects de l’objet-mère présents dans l’ inconscient de Marguerite Yourcenar. Il y a trois mères : une mère moderne, plutôt narcissique; une mère idéale entièrement dévouée à son enfant, et une mère mauvaise, une mère sorcière, qui rend aveugle son enfant pour tirer profit de cette situation.

Première mère :

« Ma mère est belle, mince, maquillée, dure comme la glace d’une vitrine (…) Quand nous sortons ensemble, on me prend pour son frère aîné ( 5 ). »

Deuxième mère :

« Ne murez pas ma poitrine, frères, mais que mes deux seins restent accessibles sous ma chemise brodée, et que tous les jours on mapporte mon enfant, à l’ aube, à midi et au crépuscule. Tant qu il me restera quelques gouttes de vie, elles descendront jusqu au bout de mes deux seins pour nourrir lenfant que j ai mis au monde, et le jour où je naurai plus de lait, il boira mon âme ( 6 ). »

Troisième mère :

 » Voici des mois quelle applique sur les yeux de son enfant de dégoûtants emplâtres qui lui enflamment la vue et apitoient les passants. Il y voit encore, mais il sera bientôt ce quelle souhaite quil soit : un aveugle ( 7). »

Un enfant désire une mère idéale, toujours présente auprès de lui, nourricière d’affects. La mort de sa mère, le petit enfant la ressent comme une trahison, se révolte contre l’ être aimé qui fut assez égoïste pour l’abandonner. Il se sent volé d’une chose qui lui appartient de droit. A ce moment-là, la mère est vue comme une mère mauvaise qui mérite d’être la cible de toutes les attaques agressives de l’enfant. Mais si la mère est mauvaise, l’enfant ne peut non plus croire en lui-même, en sa propre bonté puisqu’il est le produit de sa mère. Il lui faut alors sauvegarder l’image d’une mère bonne, il lui faut idéaliser cette mère pour continuer à vivre et avoir confiance en soi. Cependant, cet équilibre est précaire car son image de mère bonne est plus idéale que réelle. Dans ce cas, l’ imago de la mère mauvaise revient souvent et l’enfant doit faire beaucoup d’ efforts pour préserver un objet partiel de mère bonne. Ses possibilités de réussite dépendront dès lors d’un ego fort. C’est ainsi que la mère souhaitée, dans cette nouvelle, est la mère albanaise que même la mort n’a pu empêcher de nourrir son enfant. On peut dire que cette image de mère est celle que Marguerite Yourcenar voulait préserver dans son intimité pour résoudre les conflits psychiques que la mort réelle de sa mère avait provoqués en elle. Marguerite Yourcenar sait qu’elle a besoin d’ une mère pour bien grandir, qu’il est important pour un individu d’avoir eu une personne qui l’a élevé avec amour. Dès la naissance, quand le bébé est totalement dépendant, il faut une mère qui soutienne le développement sain de l’enfant, afin que celui-ci devienne un adulte confiant à l’égard du monde, comme le montre l’allégorie de la tour de la légende albanaise :

« Ils savent quun édifice s effondre si lon n a pas pris soin d’enfermer dans son soubassement un homme ou une femme dont le squelette soutiendra jusqu au jour du Jugement Dernier cette pesante chair de pierres ( 8 ). »

Chez Marguerite Yourcenar, l’idée de mère est toujours liée à l’idée de mort, de sacrifice : il faut mourir pour donner la vie. Peut-être trouvons-nous ici l’origine de l’homosexualité de Marguerite Yourcenar. Ce vide jamais rempli, c’est ce qu’ elle a connu, toujours à la recherche d’ une mère (Jeanne) qui puisse lui donner sa propre identité féminine, sa propre sexualité, de sorte à savoir ce qu’est une femme devant un homme. Mais cette recherche n’a jamais abouti parce qu’elle n’a pas pu procéder à de bonnes identifications féminines. Dans sa vie, son père a été la personne la plus importante, mais c’était un père à la fois présent et absent, qui ne lui a pas enseigné ce que c’est que d’être une femme. Et l’ obstacle principal qui lui a interdit d’atteindre son stade génital a été ce qui constituait à ses yeux le destin inexorable d’une femme : pour elle, être une femme signifiait être condamnée à mort. Or, ce qui différencie essentiellement une femme d’un homme, c’est sa capacité d’accoucher, alors que pour Marguerite Yourcenar accoucher = mourir.

On assiste souvent à une valorisation de la vue dans ces deux nouvelles. Il s’agit d’ abord de la comparaison entre sein et yeux et entre larmes et lait. Tous quatre sont symboles de l’affectivité, de l’amour envers l’autre. Or, par manque du lait maternel, Marguerite Yourcenar va investir la vue de libido, comme substitut de la bouche, premier organe libidinal. Désormais, la parole écrite sera l’aliment de Marguerite Yourcenar. Cet aliment par lequel la petite Marguerite tentera de remplir le vide intérieur, résultat du manque d’une mère, sera son moyen de communication avec le monde. Cet enfant, « aveuglé » par sa mère mauvaise qui l’a abandonné, sera l’enfant qui s’élèvera seul. Son rapport avec le monde sera silencieux, solitaire, parce que la lecture est un acte solitaire.

Dorénavant, Marguerite Yourcenar essayera de créer un monde imaginaire, un monde qui pourra suppléer ses besoins, mais un monde qui prendra comme modèle le monde réel, avec lequel elle jouera comme un enfant joue avec ses jouets, recréant un monde selon ses désirs. Les paroles seront les acteurs de ce monde, par lesquelles elle transmettra ses pensées, communiquera avec les personnes : et le papier sera la scène où elle fera jouer tous ses drames intimes, tous ses fantasmes, pour en sortir encore plus forte, confiante et batailleuse

Un seul chemin lui reste, le chemin des hommes. Elle développera ses caractéristiques masculines et s’identifiera fondamentalement à son père. Elle sera indépendante, peu attachée aux conventions sociales en tant qu’ elles sont synonymes d’enfermement, amoureuse des voyages, des livres, profondément concernée par l’humanisme et cachera ses aspects féminins, son désir de dépendance, sa fragilité, son affectivité dans une boîte fermée à sept clés.

***

Voyons dans la nouvelle « Comment Wang-Fô fut sauvé » un exemple de son point de vue sur la femme :

« L’épouse de Ling était frêle comme un roseau, enfantine comme du lait, douce comme la salive, salée comme les larmes ( 9 ). »

« Ling aima cette femme au coeur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protégerait toujours  ( 10 ) . »

« Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang-Fô faisait d’elle, son visage se flétrissait, comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose : les bouts de lécharpe qui l’étranglait flottaient mêlés à sa chevelure ( 11 ). »

« Son disciple Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant dapplication quil oubliait de verser des larmes ( 12 ). »

La femme doit son existence à l’homme. Au fur et à mesure que l’homme n’a plus besoin de la femme, celle-ci cesse d’exister. La femme est vue par Marguerite Yourcenar comme un être dépendant, frêle, un miroir pour l’ homme. Belle, mais prévisible comme le prunier qui donne des fleurs roses chaque printemps. Marguerite Yourcenar ne peut pas s’identifier à cette femme, elle qui aime les aventures, les voyages, le monde. Par conséquent, seule la relation entre hommes est viable, et par une sublimation, un homme peut accoucher d’un autre homme, peut le faire renaître.

Examinons le passage suivant :

« Grâce à lui, Ling connut la beauté des faces de buveurs estompées par la fumée des boissons chaudes, la splendeur brune des viandes inégalement léchées par les coups de langue du feu ( 13 ). »

« Alors, comprenant que Wang-Fô venait de lui faire cadeau d une âme et dune perception neuves, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre où ses père et mère étaient morts ( 14 ). »

Le lien entre le maître et le disciple répète le lien entre la mère et son fils. La mère est pour l’enfant l’être omnipotent avec lequel il veut fusionner pour avoir cette omnipotence :

« Leur réputation les précédait dons les villages, au seuil des châteaux forts et sous le porche des temples où les pèlerins inquiets se réfugient au crépuscule. On disait que Wang-Fô avait le pouvoir de donner la vie à ses peintures par une dernière touche de couleur quil ajoutait à leurs yeux  ( 15 ). »

Marguerite Yourcenar veut être tantôt Wang-Fô et tantôt Ling, qui a appris de Wang-Fô une nouvelle vision de la vie et partage sa connaissance, son immortalité. Il s’agit d’un lien très étroit où les rôles peuvent être interchangeables :

« Lorsque Wang était triste et parlait de son grand âge, Ling montrait en souriant le tronc solide dun vieux chêne; lorsque Wang était gai et débitait des plaisanteries, Ling faisait humblement semblant de l écouter ( 16 ). »

 « – Vous vivant, dit respectueusement Ling, comment aurais-je pu mourir ? ( 17 ). « 

Mais aussi Marguerite Yourcenar est l’Empereur qui s’est senti trompé et veut se venger et détruire, s’emparer du pouvoir de Wang-Fô, de sa capacité de donner la vie. Comme la petite fille qui veut s’emparer de l’appareil génital de sa mère et de tous les bébés qui sont dans son utérus, c’est-à-dire s’emparer du pouvoir qu’a sa mère de donner la vie. Une mère qui a été appréhendée par la petite Marguerite Yourcenar comme celle qui l’avait castrée de ce pouvoir en mourant :

 » Wang-Fô, je veux que tu consacres les heures de lumière qui te restent à finir cette peinture, qui contiendra ainsi les derniers secrets accumulés au cours de ta longue vie. Nul doute que tes mains, si près de tomber, ne trembleront sur l’étoffe de soie, et l’infini pénétrera dans ton oeuvre par ces hachures du malheur. Et nul doute que tes yeux, si près d être anéantis, ne découvriront des rapports à la limite des sens humoins...Si tu refuses, avant de taveugler, je ferai brûler toutes tes oeuvres, et tu seras alors pareil à un père dont on a massacré les fils et détruit les espérances de postérité  ( 18 ). »

 En outre, Marguerite Yourcenar est la femme de Ling, mais c’est l’aspect refoulé et caché de sa personnalité. C’est l’aspect le plus faible – une image sans vie propre – avec lequel Marguerite Yourcenar ne se sent pas à l’aise mais qui, toutefois, est toujours présent.

Finalement, on peut dire comment Marguerite Yourcenar fut sauvée et comment Marguerite Yourcenar a sauvé son objet-mère en se sauvant elle-même : elle a suivi un chemin qui lui permettait de ne pas affronter son complexe féminin et de sublimer toute sa libido vers une réussite qui lui a donné l’immortalité. Dès lors, son homosexualité rend manifeste que l ‘essence de l’homme ne réside pas dans son sexe mais dans son statut d’ être humain, d’homme libre, d’homme de culture et de pensées… La mort n’était donc plus la fin, la figure terrorisante qui venait lui occasionner des chagrins, lui voler les êtres aimés. Marguerite Yourcenar était prête pour sa mort. Elle avait elle-même fixé à l’avance tous les détails de la cérémonie à sa mémoire. Elle était en paix.

Peu avant de mourir, elle avait dit   :

« On se doit de peiner et de lutter jusquà la fin amère, de nager dans le flot qui à la fois nous porte et nous emporte, tout en sachant par avance quil nest dautre issue que l’engloutissement dans linfini de la mer béante.  Mais qui sombre et s’engloutit ? Il faut accepter les peines, les maux et afflictions qui nous assaillent, nous et les autres, et il faut accepter notre propre mort et la mort dautrui comme une part naturelle de la vie… Il nous faut penser à la mort comme à une amie. »  (Walter KAISER, L’éloge funèbre) ( 19 ). »

Marguerite Yourcenar est morte le 17 décembre 1987 .

***

Notes Yourcenar :

  • ( 1 ) SAVIGNEAU, Josyane, Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1990, p. 508.
  • ( 2 ) YOURCENAR , Marguerite, Souvenirs pieux , Paris, Gallimard, 1974, p. 128 .
  • ( 3 ) CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont et Jupiter, 1982, p. 650.
  • ( 4 ) SAVIGNEAU, Josyane, op. cit., p. 46 .
  • ( 5 )  YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, Collection « L’imaginaire », 1963, p. ll.
  • ( 6 )  Ibid., p. 55. C’est nous qui soulignons.
  • ( 7 ) Ibid., p. 58.
  • ( 8 )  Ibid., p. 48. C’est nous qui soulignons.
  • ( 9 )  Ibid., p. 12.
  • ( 10 )  loc. cit.  C’est nous qui soulignons.
  • ( 11 ) Ibid., p. 14.
  • ( 12 )  loc. cit.  C’est nous qui soulignons.
  • ( 13 )  Ibid., p. 13.
  • ( 14 )  loc. cit.

 

UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Diplôme d’Etudes Françaises, Option D 18 : Concepts pour une lecture critique.

« Marguerite Yourcenar et la mort » (une contribution psychanalytique)

Texte présenté par Mme Ma Li TCHEON

Professeur : M. Jean-Louis BEYLARD-OZEROFF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’aspect physique de Werner von Ebrennac et l’ambivalence du personnage dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

INTRODUCTION

« Le silence de la mer  » dénonce les Nazis et leur tentative diabolique d’avilissement de l’homme pendant la dernière guerre mondiale. Il s’agit d’une lutte contre les forces du mal mais aussi d’un message d’espérance. La guerre change les hommes ; il n’est pas facile de vivre à contre courant. Mais l’homme ne peut pas soumettre l’homme. A travers ce chef d’oeuvre, Vercors, homme de conviction, voulait probablement nous transmettre ce message : la lumière toujours succède aux ténèbres.

Cette nouvelle est construite sur des antithèses, mais ces oppositions ne sont jamais absolues : l’ambivalence est constamment présente. De nombreux traits contradictoires coexistent en Werner von Ebrennac, le personnage principal. Nous allons aborder notre analyse par l’aspect physique de ce personnage avant d’essayer de découvrir en quoi cet extérieur correspond à son intérieur.

« Le silence de la mer  » est une sobre histoire dans laquelle une famille française est contrainte de loger un officier allemand, Werner von Ebrennac. Les Français résistent à la barbarie hitlérienne par un silence épais et immobile, tandis que cette guerre n’est, pour Werner von Ebrennac, que la réalisation d’une merveilleuse union de l’Allemagne et de la France. Sa voix bourdonnante s’élève dans le silence pour convaincre le narrateur et sa nièce de son idéal. Sa naïveté et son aveuglement se transforment, après un éveil douloureux, à Paris, en désillusion et en lucidité.

I. L’ASPECT PHYSIQUE

1.1.  Le corps et le visage

La structure de la nouvelle est circulaire; elle se caractérise par l’absence de l’officier au début comme à la fin du récit. Mais cette absence n’est pas absolue, car il est présent à l’ouverture de la nouvelle par le truchement de ses soldats, comme si un double le précédait, et, à la fin, dans l’esprit des deux autres protagonistes de la nouvelle, le narrateur et sa nièce.

  • « D’abord deux troufions, tous deux très blonds, l’un dégingandé et maigre, l’autre carré …  » (Ch. 1)
  • « Le chauffeur et un jeune soldat mince, blond et souriant  » (Ch. 1, 19)

Mais, lors de sa première apparition, on ne voit de lui que sa silhouette et ses vêtements :

  • « Je vis l’immense silhouette, la casquette plate, l’imperméable jeté sur les épaules comme une cape. » (Ch. 2, 21)

Ce premier adjectif qui lui est appliqué – « immense » – indique sa grandeur. Il est déjà apparu au premier chapitre, et on le retrouve également aux chapitres deux et trois. L’auteur insiste sur cet aspect physique pour nous montrer la verticalité du personnage   :

  • « Il était immense et très mince. En levant le bras il eût touché les solives.  » (Ch. 2, p. 22)
  • « Il était si grand qu’il devait se courber un peu, moi je ne me cognerais pas même le sommet de la tête.  » (Ch. 3, 27)

La verticalité est symbole d’ascension . On accorde à l’axe vertical un rôle, une valeur et une signification privilégiés. La hauteur représente la domination. D’autre part, c’est par essence le symbole de l’homme, car la station verticale est le premier et le plus important de tous les critères communs à la totalité des hommes et à leurs ancêtres.

La verticalité du personnage est soulignée aussi par l’adjectif « long » qualifiant diverses parties de son corps :

  • « Ses paupières se plissèrent, les dépressions sous les pommettes se marquèrent de deux longues fossettes …  » (Ch. 4, p . 32)
  • « Je considérai le long buste devant l’instrument, la nuque penchée, les mains longues, fines, nerveuses » (Ch. 5, p . 35)
  • « Puis son long visage éclairé d’une expression  » (Ch. 7, 43)

L’auteur ajoute une autre qualification à sa grandeur par l’adjectif et l’adverbe : « très mince  » . Nous remarquons cette minceur présentée comme une beauté :

  • « Ses hanches et ses épaules étroites, étaient  très minces (Ch. 2, p . 22)

Cette image de minceur et de finesse s’oppose à celle de l’Allemagne qui est comparée à un taureau :

  • « Ici les arbres sont fins. La neige dessus c’est une dentelle. Chez moi on pense à un taureau trapu et puissant, qui a besoin de sa force …  » (Ch. 3, p. 27)

Mais s’il est immense et mince, il a la tête penchée en avant. Cette image, par laquelle la verticale est légèrement rompue, rétablit une sorte de lien entre l’officier, qui est debout, et ses vis-à-vis qui sont assis. Cette verticale à la fois s’élance vers le ciel et se penche vers la terre sans laisser de rappeler la relation dominant-dominé .

  • « Sa tête était légèrement penchée en avant, comme si le cou n’eût pas été planté sur les épaules, mais à la naissance de la poitrine. Il n’était pas voûté, mais cela faisait comme s’il l‘était.  » (Ch. 2, p. 22)

La tête penchée en avant (rupture de la verticale)

  • Officier allemand vs civils français
  •  Officier allemand debout vs Français assis
  • dominant vs dominés
  • verticale (ciel) vs horizontale (terre)

L’auteur souligne la vision extérieure de l’officier ; il nous donne à voir d’abord, par le corps habillé, sa silhouette immense et mince, et enfin son visage comme dans un « traveling  » cinématographique .

On le voit de loin, on s’approche doucement de lui et apparaît enfin le visage qui est simplement dit  » beau et viril « . Et ce qui nous frappe – et qui est symbolique -, c’est qu’il s’agit d’un visage sans yeux, privé de ces éléments qui sont pourtant les plus importants et les plus précieux dans un visage.

Le narrateur dit textuellement   :

  • « On ne voyait pas les yeux, que cachait l’ombre portée de l’arcade.  » (Ch. 2, p . 22)

Cette apparence a tout du portrait type de l’aryen, race supérieure pour les Nazis : il s’agit d’un homme grand, aux cheveux blonds et aux yeux bleus.

Mais, ses yeux sont, en réalité,  » dorés » , c’est-à-dire marron clair :

  • « Je vis que ses yeux n’étaient pas bleus comme je l’avais cru mais dorés.  » (Ch . 3, p . 24)

Vercors, en ne dévoilant que plus tard cette vérité, souligne l’importance qu’il convient d’accorder aux yeux du protagoniste, puisqu’il faut attendre jusqu’au chapitre trois pour voir apparaître les yeux dans son visage.

L’image de ce visage sans yeux peut signifier l’aveuglement de l’officier qui ne voit pas la réalité du Nazisme et l’impossibilité de son rêve : l’union de l’Allemagne et de la France.

L’ambivalence de sa personnalité est aussi manifeste dans le nom mixte de l’officier allemand : prénom allemand, nom français reliés par la particule allemande  : Werner von Ebrennac.

  • Les yeux bleus vs les yeux dorés

(Werner von Ebrennac appartient à la  » race supérieure « ).

A tous ces traits positifs : homme immense, mince, hanches et épaules étroites, visage beau et viril, viennent s’ajouter ses cheveux qui sont également un signe de beauté par excellence, puisqu’ils sont non seulement clairs, blonds et souples mais qu’ils brillent soyeusement.  L’auteur nous dépeint, par la redondance, la douceur, la clarté, la souplesse de ses cheveux qui chatoient comme de la soie. :

  • « Les cheveux étaient blonds et souples, jetés en arrière, brillant soyeusement sous la lumière du lustre. »  (Ch. 2, p. 22)

Et, plus loin, on voit son  » profil puissant  » qui ajoute la force à la minceur et à la beauté. Le nez n’échappe pas non plus à ce dernier qualificatif :

  • « … et je pus regarder moi-même à loisir le profil puissant, le nez proéminent et mince. Je voyais, entre les lèvres mi-jointes, briller une dent d’or.  » (Ch. 2, p. 23)

Cette dent en or ajoute encore à la « brillance » qu’on a déjà remarquée plusieurs fois à travers les notations de clarté, de blondeur, de brillance et de soie . Or, tout ce brillant créé, incarné par l’officier allemand, est repris dans l’image du feu . C’est-à-dire que deux pôles brillants se manifestent ici : l’officier et le feu, qui pourrait représenter le foyer du vaincu. L’opposition vainqueurs et vaincus a beau être évidente ici, comme le vainqueur Werner von Ebrennac ressemble au feu par les mêmes éléments, il se crée un lien entre la maison du vaincu et le vainqueur.

Le feu lui-même est également ici un symbole ambivalent. D’une part, il symbolise purification, régénération et illumination, d’autre part, destruction (le feu des passions, du châtiment, de la guerre). Le feu terrestre symbolise l’intellect, c’est-à-dire, la conscience, avec toute son ambivalence ( 1 ) .

  • purification par le feu    vs   destruction par le feu
  • vainqueur    vs    vaincus
  • passion allemande (flamme)    vs    raison française (lumière)
  • pulsion instinctive    vs    jugement éclairé

En effet, cette opposition vainqueur-vaincus se verra dépassée au dernier chapitre dans le mot « Adieu » que la nièce prononcera . Par conséquent, on assiste à la transformation progressive de la non-communication (dysphorie) en communication (euphorie).

1.2.  La jambe raide

L’impression auditive, – les pas de l’officier – est mentionnée aux premier et dernier chapitres . On se trouve à nouveau devant une construction circulaire.

  • « Nous entendÎmes marcher, le bruit des talons sur le carreau.  » (Ch. 2, p . 21)
  • « Et la porte se ferma et ses pas s’évanouirent au fond de la maison.  » (Ch. 8, p. 60)

Ici, nous remarquons que le narrateur n’a pas mentionné les pas inégaux, comme s’il ne voulait présenter qu’une image positive d’Ebrennac.

Après la description de toutes ses qualités de beauté, le narrateur nous révèle son boîtement, trait négatif, rupture avec cette beauté. Cette jambe raide s’accompagne du bruit des pas forts et faibles :

  • « Je les entendis traverser l’antichambre, les pas de l’Allemand résonnaient dans le couloir, alternativement forts et faibles  » (Ch. 2, p. 23)

Et plus loin :

  •  » Enfin des pas se firent entendre. …. Je reconnus, à leur bruit inégal, la démarche de l‘officier Les pas, un fort, un faible, descendirent l’escalier.  » (Ch. 3, p. 26)

Par l’intermédiaire de cette  » jambe raide  » , Werner se double du personnage extra-textuel, mythologique d’Oedipe, qui avait un pied enflé. Cette faiblesse au niveau, physique désigne le côté humain d’Ebrennac, puisque Oedipe est une métaphore du genre humain.

Ainsi, Ebrennac appartient à l’humanité, à la fois belle et misérable. C’est un représentant de l’humanité, avec sa force et sa faiblesse, dans tous les sens, psychique et physique.

D’ailleurs, il veut faire de la musique à mesure humaine, à l’inverse de celle de Bach, qu’il perçoit comme inhumaine.

Ebrennac réunit en lui-même, par son boîtement, deux éléments : la force de l’Allemagne et la faiblesse de la France.

  • « A cause de mon père. Il était un grand patriote .() Il aima Briand, il croyait dans la République de Weimar et dans Briand. (…) Il disait:  » II va nous unir, comme mari et femme.  » Il pensait que le soleil allait enfin se lever sur lEurope » (Ch. 3, p . 28)

Les pas forts et faibles d’Ebrennac :

  • Allemagne    vs    France
  • fort    vs    faible

Ebrennac appartient à la fois aux vainqueurs et aux vaincus. Mais il se pourrait, finalement, qu’il n’appartienne qu’aux vaincus, puisqu’il va choisir la mort. C’est-à-dire qu’il va participer à l’écroulement du monde. Cela prouve que son attitude sera conforme à celle des responsables allemands qui iront jusqu’au bout, jusqu’au suicide.

D’une part, ce boîtement représente une métaphore de son esprit qui est incapable de voir la réalité de l’Allemagne nazie, victorieuse et qui veut anéantir la France. D’autre part, il représente aussi son déséquilibre, sa faiblesse et sa naïveté.

II. LE REGARD

Après la silhouette, le visage sans yeux et le boîtement, ses yeux sont enfin présentés au troisième chapitre. Les yeux sont la partie la plus importante non seulement du visage mais également du corps.

Pour communiquer, le regard est aussi important – parfois plus – que le langage articulé (la parole).

Une sorte de schème répétitif se manifeste dans son regard. Il se dirige toujours vers trois endroits : la pièce, la nièce et le feu.

En revanche, au dernier chapitre, après le voyage à Paris, Vercors nous dépeint un homme blessé mortellement, comme un oiseau pris au piège, enfermé dans une cage :

  • « Son regard passa par-dessus ma tête, volant et se cognant aux coins de la pièce comme un oiseau de nuit égaré.  » (Ch. 8, p. 55)

Notre héros a perdu sa raison d’être . Mais ses yeux retrouvent   leur brillant.

  •  » Puis les yeux parurent revivre,il me sembla être guetté par un faucon, des yeux luisants entre les paupières écartées et raides, les paupières à la fois fripées et raides …  » (Ch. 8, p. 51)
  • « Son regard encore une fois balaya les reliures doucement luisant dans la pénombre, comme pour une .. « 
  • « L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière.  » (Ch. 8, p . SS)
  • « Les yeux de Werner brillèrent .  » (Ch. 8, p. 59)

Cette lumière évoque l’esprit de la France et aussi celui d’Ebrennac

Son suicide symbolique est dû à son rêve illusoire que la France mariée à l’Allemagne transmettra sa spiritualité – en somme tout ce qu’il aime – à son pays qui est rude, cruel et maladroit. C’est là la faute qu’il a commise : confondre ses désirs et ses aspirations avec ceux de l’Allemagne victorieuse. C’est à Paris qu’il prendra conscience de cette erreur. Tout malheur vient d’une erreur.

Dans le dernier chapitre, nous assisterons à un changement de situation.

Quand Ebrennac aperçoit le regard de la nièce pour la première fois, l’éclat de lumière qui jusqu’alors caractérisait les yeux d’Ebrennac est désormais dans le regard de la nièce.

Comprenant enfin ce que voulaient les Allemands: l’anéantissement de la France, il se cache les yeux et baisse le regard. C’est-à-dire que nous assistons à la transformation du vainqueur en vaincu .

Néanmoins, son côté brillant – son lustre ou son éclat – demeure jusqu’à la fin. Bien qu’il soit vaincu et choisisse d’aller mourir sur le front de l’Est, il restera à jamais du côté de la France.

III. L’ ATTITUDE

3.1.  Le sourire

L’image la plus frappante d’Ebrennac est son sourire. C’est aussi la première et la dernière image que l’on a de lui.

  • « La cape glissa sur son avant-brasIl se tourna vers ma nièce, sourit discrètement en inclinant très légèrement le buste.  » (Ch. 2, p. 21)
  • « Et il sourit, de sorte que la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante.  » (Ch. 8, p . 59

Tout au long de la nouvelle, le sourire reflète ses sentiments euphoriques.

Il aime l’endroit où il est : cuisine, salon, feu, France.

Son euphorie nous donne l’impression que son rêve va se réaliser.

  • « Il regardait la vaste pièce en souriant.  » (Ch. 3, 24)
  • « Il regardait autour de lui Un très léger sourire traduisait le plaisir qu’il semblait prendre à cet examen.  » (Ch. 3, p . 25)
  • « Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce, immanquablement sévère et insensible, et quand enfin il détournait son regardj‘étais sûr d’y pouvoir lire une sorte d’approbation souriante.  » (Ch. 3, pp. 25-26)

Ici ce sourire fait contraste avec le silence, l’immobilité et la sévérité de la nièce qui refuse catégoriquement toute communication.

3.2 La posture du corps
  • « Un fauteuil était là offert, tout près. Il ne s’y assit pas. Jusqu’au dernier jour, il ne s’assit jamais . Nous ne le lui offrîmes pas et il ne fit rien, jamais , qui pût passer pour de la familiarité.  » (Ch. 3, p. 28)

Cette position – debout – symbolise les rapports de dominant à dominé par rapport à ceux qui sont assis. Mais, d’autre part, celui qui ne s’assied pas, dans le code social, c’est le serviteur. Telle est l’ambiguïté de son attitude : il domine les deux protagonistes sans les dominer.

Autrement dit, il n’est pas dans cette maison en tant qu’envahisseur manifestant une volonté de domination, mais il est là parce que c’est le destin qui l’y a conduit par erreur : les soldats ont pris en effet cette maison pour le château.

C’est aussi, probablement, parce qu’il se sent comme un intrus, qu’il ne prend pas la liberté de s’asseoir .

3.3 L’effet miroir

On trouve, curieusement, dans l’attitude d’Ebrennac une analogie avec celle de la nièce du narrateur.

Comme la nièce est toujours en train de coudre, elle a la tête inclinée, comme lui. Cette attitude, qui est décrite dans le portrait qui est fait de lui au chapitre deux, longuement détaillé, se retrouve chez la nièce au chapitre trois :

  • « Sa tête était légèrement penchée en avant..  » (Ch. 2, p. 22)
  • « Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce  » (Ch. 3, p . 25)

De nouveau, ce lien entre Ebrennac et la nièce (incarnation de la France) peut symboliser celui de l’Allemagne et de la France. Même s’il y a divergence dans les attitudes de ces deux êtres qui s’opposent catégoriquement, on peut leur trouver plusieurs points communs, dont le premier est l’inclinaison de la   tête.

Voici quelques autres analogies :

a) Ebrennac participe quelquefois de l’immobilité qui est caractéristique de la nièce et du narrateur :

  •  » En parlant il regardait ma niècecomme un hommeregarde une statue.  » (Ch. 3, p. 28)
  • « Quelquefois immobile contre la cheminée, comme une cariatide » (Ch. 4, p.)

b) Par le regard perçant d’un oiseau :

  • « … un regard transparent et inhumain de grand-duc  » (la nièce) (Ch. 8, p . 49)
  • « Puis les yeux parurent revivreil me sembla être guetté par un faucon …  » (Ebrennac) (Ch. 8, p. 51)

c) Par un même mouvement :

  • « … il leva légèrement une main, que presque aussitôt il laissa retomber » (Ch. 8, p. 48)
  • « A la fin, elle laissa tomber ses mains, comme fatiguée…  » (ch.8)

IV. LES HABITS

Apparu en uniforme, l’officier l’enlève au chapitre trois, mais après son voyage à Paris, au dernier chapitre, il choisit délibérément de revêtir à nouveau l’uniforme. Ainsi est marquée l’alternance de l’euphorie et de la dysphorie.

L’uniforme masque (et marque !) le dédoublement (la dualité) de l’officier. L’ambivalence du personnage est donc exprimée à travers ses habits.

Le soir, l’officier apparaît en civil. Cette transformation comporte maintes oppositions symboliques :

  • Uniforme (-)               vs           vêtements civils (+ )
  • tâches militaires      vs      visite sans uniforme
  • la journée                     vs           le soir
  • dysphorique               vs           euphorique
  • l’apparence (la Bête)           vs           la réalité (le Prince)
  • surface                           vs              profondeur

Quand il est apparu en civil pour la première fois, il neigeait dehors et dedans un grand feu brûlait dans l’âtre. (chap. 3)

  • « Il était en civil. Le pantalon était d’épaisse flanelle grise, la veste de tweed bleu acier enchevêtré de mailles d’un brun chaud. Elle était large et ample, et tombait avec un négligé plein d’élégance. Sous la veste, un chandail de grosse laine écrue moulait le torse mince et musclé. « 

  • bleu acier (-) vs brun chaud (+ )
  • ciel, froid vs terre, chau
  • naturel vs culturel
  • ennemi vs ami
  • extérieur vs intérieur

Ici, l’on peut souligner le thème du chaud et du froid

Le chaud évoque la France, tandis que le froid est lié à l’agressivité de l’Allemagne (l’acier évoque le couteau, l’épée, le glaive).

L’épaisse flanelle, le tweed, la grosse laine écrue pourraient s’opposer à son élégance par leur matière grossière, mais justement celle-ci est accordée au froid, au lieu (la cuisine transformée en salle à vivre).

L’élégance du personnage se reflète donc dans l’élégance du vêtement.

Le torse mince et musclé évoque encore une fois l’opposition du fort et du faible. Cette force cachée, qui va lui faire refuser de rester en France et choisir d’aller vers une mort symbolique, montre la force de son caractère.

V.  LA VOIX

  •   » Sa voix était assez sourde, très peu timbrée. L’ensemble ressemblait à un bourdonnement plutôt chantant.  » (Ch. 3, p. 27)

Ces deux adjectifs opposés évoquent aussi l’ambivalence de la personnalité à la fois animale (l’insecte bourdonne) et humaine (l’homme chante).

Si cette voix est spécialement sourde, c’est pour ne pas rompre le silence . Cette voix née du silence tisse un lien entre le silence et la parole comme si l’opposition se résolvait.

  •  » Mais le bourdonnement sourd et chantant s’éleva de nouveau, on ne peut dire qu’il rompit le silence, ce fut plutôt comme s’il en était né.  » (ch. , p. )

voix née du silence

  • silence (+ )      vs     parole (-)

Nous assistons, au dernier chapitre, à l’opposition très forte que souligne le changement de voix : Ebrennac a exprimé avec sa voix sourde tout son rêve d’humanité et d’union. Et, au moment où il veut dire le désespoir, c’est un cri qui jaillit :

  •  » Pas d’espoir, pas d’espoir.  » Et soudain, d’une voix inopinément haute et forte, et à ma surprise claire et timbrée, comme un coup de clairon, comme un cri: « Pas d’espoir !  » (ch. 8, p. )

De nouveau, il y a ambivalence : cet être qui, bien que représentant l’Allemagne victorieuse, n’a parlé, pour exprimer son désir, son rêve, que d’une voix sourde alliée au silence de la maison et de ses hôtes, possède pourtant une voix haute, forte, claire et timbrée (la voix du commandement) qui devient ici la voix du désespoir.

CONCLUSION

Notre officier a pris une décision qui représente l’évasion finale de la réalité mais aussi le combat, le voyage initiatique. Ebrennac est ainsi devenu, comme le narrateur et sa nièce, une victime de la guerre. Mais, comme Oedipe, il trouve finalement la paix dans une juste appréciation de sa faute, dans la connaissance et l’acceptation de lui-même et de son destin. Quoi qu’il arrive au monde terrestre, le soleil se lève et se lèvera toujours. Son sourire se grave dans notre coeur et j’entends sa voix sourde et bourdonnante :

 » Je vous souhaite une bonne nuit. « 

 » Post tenebras lux « 

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BIBLIOGRAPHIE

VERCORS, Le silence de la mer, Paris, éditions du  » Livre de poche « , 1991.

BARTHES, R., L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1991.

CHEVALIER, J., GHEERBRANT, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1992 .

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TABLE DES MATIERES

  1. L’aspect physique
  • Le corps et le visage
  • La jambe raide
  1. Le regard
  1. L’attitude
  • Le sourire
  • La posture du corps
  • L’effet miroir

4 . Les habits

  1. La voix

Conclusion

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Université de Genève – Faculté des lettres – Ecole de Langue et de Civilisation Françaises

Texte présenté par Mme Junko ASHLYN dans le cadre du séminaire de littérature de M. J.-L. Beylard-Ozeroff