Le silence est omniprésent dans l’ouvrage. Tout d’abord dans le titre, énigmatique ; ensuite, le mot lui-même ou ses dérivés apparaissent au moins 27 fois dans le texte sans compter les allusions indirectes au silence.
A./ Le premier type de silence, le plus manifeste, est celui qu’opposent le narrateur et sa nièce – comme arme de résistance passive – à l’occupant allemand personnifié par von Ebrennac, qui a réquisitionné leur maison. Le narrateur donne la clé du titre dans le passage suivant :
« Certes, sous les silences d’antan, – comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes dans la mer, – je sentais grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent » (P.55).
La mer, n’est-elle pas d’ailleurs appelée « le monde du silence » ? Mais, sous le calme apparent du monde sous-marin, son silence est habité de passions, de conflits, de drames : ceux de la vie et de la mort. La résistance passive du silence du narrateur et de sa nièce n’atteint pas son but – ignorer l’intrus, le nier ; bien au contraire, la communication s’établit. D’abord, le silence les met en situation d’entendre puis d’écouter le monologue de von Ebrennac et d’observer son comportement. Certes, il y faut encore leur réceptivité, mais celle-ci s’installe progressivement car cet Allemand n’est pas le monstre escompté ; au contraire, il fait preuve de respect, d’humanité, d’idéalisme, de sensibilité et de culture – toutes qualités qui ne peuvent que troubler le silence des protagonistes.
Dans ce premier type de silence, on peut donc distinguer les trois catégories suivantes:
1) Le silence du narrateur et de sa nièce vis-à-vis de l’officier :
c’est le mutisme de la résistance envers l’occupant allemand. Il se transforme petit à petit en écoute et en observation et, enfin, en sympathie :
« Ma nièce ouvrit la porte…et commença de gravir les marches, sans un regard pour l’officier, comme si elle eût été seule » (P.23).
« C’était la longue rhapsodie de sa découverte de la France … et l’amour grandissant chaque jour qu’il éprouvait…Et. ma foi, je l’admirais... » (p.38).
» … je voyais cette main, mes yeux furent saisis par cette main…à cause du spectacle pathétique qu’il me donnait et que démentait pathétiquement toute l’attitude de l’homme… » (p.51).
2) Le silence entre le narrateur et sa nièce :
– L’objectif premier qui s’impose à eux peu à peu est d’éviter les désaccords face à l’officier allemand afin de renforcer leur solidarité :
« Elle (la nièce) haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je (le narrateur) me sentis presque un peu rougir » (p.29).
– un autre objectif est d’éviter de dévoiler leurs sentiments envers l’officier ou de s’avouer leur compromission avec l’ennemi :
» … je ne sais pas jusqu’à quel point je n’éprouvais pas du regret, de l’inquiétude. Ni ma nièce ni moi nous n’en parlâmes. Mais (…) je voyais bien (…) qu’elle non plus n’était pas exempte de pensées pareilles aux miennes » (p.47)
» (…) elle ne cessa de lever les yeux de son ouvrage … pour tenter de lire quelque chose sur un visage que je m’efforçais de tenir impassible. » (pp. 47- 48)
– Enfin, le silence devient une manière de perpétuer la relation avec l’officier née et développée dans cette communication non verbale ; ou bien il exprime un sentiment de culpabilité, d’impuissance et de regret, ou enfin la perte de l’espoir :
« Elle me servit en silence. Nous bûmes en silence. Dehors luisait au travers de la brume un pâle soleil. Il me sembla qu’il faisait très froid. » (p.60).
» – (et nous étions en juillet) » (p.49)
3) Le silence de l’officier envers le narrateur et sa nièce :
– premièrement, c’est un silence rêveur, méditatif :
« Il s’attardait toujours un peu au seuil … Il regardait autour de lui. Un très léger sourire traduisait le plaisir qu’il semblait prendre à cet examen… » (P.25).
« Il parut, dans un silence songeur, explorer sa propre pensée » (p.36).
– Son silence coupe également le silence des autres et crée une atmosphère suffocante :
« ...quand parfois il laissait ce silence envahir la pièce … comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s’y trouvait le plus à l’aise » (p.38).
– Son séjour à Paris (son absence) est représenté par un chapitre blanc, à l’exception d’un passage d’Othello qui est prémonitoire :
« Othello : Eteignons cette lumière, pour ensuite éteindre celle de sa vie. »
– Le silence après son retour de Paris est le silence de » l’amer » et de » l’âme erre » : la désillusion, le conflit intérieur et sa résolution dans la volonté d’auto-destruction et d’autopunition le réduisent au silence.
– A la fin, le silence oppressant face aux hôtes est annonciateur de son départ et de la mort-silence-éternel qu’il a choisis :
« Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu » (p.55).
« Son bras se leva vers l’Orient, – vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres » (p.58).
On peut aussi, à la lumière des développements ci-dessus, classer les rôles du silence ainsi :
1) le silence hostile, glacial dont la fonction est d’ignorer et d’anéantir l’autre;
2) le silence méditatif ou fécond qui permet d’observer, d’écouter, de songer, de donner libre cours à son imagination, comme protégé par le voile du silence :
« il (von Ebrennac) regardait la nuque de ma nièce penchée sur son ouvrage…Il ajouta, sur un ton de calme résolution : Un amour partagé » (p.41);
3) le silence révélateur comme un repli sur soi. Après son voyage à Paris, l’officier reste longtemps en silence ; cependant il cherche une voie pour sortir de sa désillusion. Quand enfin il est vis-à-vis du narrateur et de sa nièce, dans son monologue il dit et presque crie :
» O Dieu,, Montrez-moi où est MON devoir «
» …Il regardait, avec une fixité lamentable l’ange de bois…. l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste…il précisa :
– Pour l’enfer. » (P.58)
4) le silence de compréhension mutuelle et de connivence :
( » Othello : Eteignons cette lumière, pour ensuite éteindre celle de sa vie » (p.45))
» Je (l’officier) suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne et une demoiselle silencieuse » (p.23)
« ...il avait montré par son attitude antérieure combien il en approuvait la salutaire ténacité… » (p.50)
5) le silence oppressant, suffocant, qui traduit une situation pénible, un conflit intérieur, une impuissance (être sans voix) et qui provoque des réactions : quelqu’un est forcé de se déterminer, de se découvrir, de se trahir jusqu’à abolir le silence :
« Il (l’officier) ne bougea pas…Cela dura, dura, – combien de temps? … dura jusqu’à ce qu’enfin, la jeune fille (la nièce) remuât les lèvres : Adieu » (P.59)
On pourrait imaginer que l’officier manipule tous les silences des protagonistes autant par sa parole que par son propre silence dans ce huis-clos. Toutefois, la parole et le silence ne s’opposent pas systématiquement ; au contraire, ils sont les deux faces complémentaires d’une même réalité, comme le Yin et le Yang, la chair et le sang d’un corps : l’un procède de l’autre.
Dans la musique, par exemple, pour parvenir à une harmonie parfaite, il faut trouver le juste équilibre entre les notes et les pauses. Il est vrai que, selon la philosophie Zen, la Voie de la Connaissance passe par le coeur et l’intuition, sans le langage qui est source de confusion. Néanmoins, l’univers de la pensée humaine circule à un rythme différent de celui du cosmos ; celui-là est plutôt noologique. Or, la communication non verbale est souvent insuffisante, notamment entre gens de cultures différentes et en particulier de mentalités incompatibles. En ce cas, la parole aide non seulement à éclairer une situation, à dissiper un malentendu…
« je me demandais avec stupeur s’il pensait au même tyran que moi. Mais il dit: votre Amiral – » (p.43),
« ..je crus,- oui, je crus qu’il allait nous encourager à la révolte (…) Il le releva : J’ai fait valoir mes droits, dit-il avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division en campagne… » (p.58)
…mais aussi à délivrer un souffle dans le dénouement tendu et tragique :
« Ses yeux étaient plus encore immobiles et tendus, attachés aux yeux,- trop ouverts, trop pâles – de ma nièce (…) la jeune fille remu[a] les lèvres (…) J’entendis: Adieu » (p.59).
B./ Le deuxième type de silence, par décomposition de la chaîne signifiante qui permet de découvrir un contenu latent, est » le silence de la mère « . On peut le percevoir à plusieurs niveaux :
1) L’absence de référence à la mère de l’officier, est la conséquence de la sur-représentation du mâle/(mal) dans l’Allemagne nazie. L’officier cherche inconsciemment une image de la mère dans la France – métaphore de la mère – d’où il est peut-être originaire par son nom :
« Le nom n’est pas allemand. Descendant d’émigré protestant ? » (P.22).
La France, qui lui offre un abri [la maison], la chaleur [le feu de la cheminée], l’attention [en silence] et la nourriture [de l’âme], tout ce qu’une mère peut offrir :
« Je n’ai pas chaud. Je me chaufferai…à votre feu » (p.26).
« Il faut la boire à son sein, il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels.. » (P.36).
Serait-il aussi possible qu’il cherche la Mère-Culte-marial symbolisée par la Cathédrale de Notre-Dame de Chartres ? La sur-représentation du culte païen [sur-homme] a-t-elle réduit le culte céleste au silence ?
« J’imaginais les sentiments de ceux qui venaient jadis à elle (Chartres), à pied, à cheval ou sur des chariots … je voudrais être leur frère » (P.39).
2) L’absence de la mère de la nièce peut indiquer l’état d’occupation de la France dont les enfants, telle la nièce, sont devenus en quelque sorte orphelins. On pourrait encore interpréter cette absence comme manifestant d’un côté, la résistance de la population dans cette région ou, du côté opposé, la collaboration de la France devenant mère indigne. Par ailleurs, il y a absence physique de la mère dans la maison de l’oncle.
Du point de vue des valeurs paradigmatiques, on peut comparer le silence et ses significations avec la parole et ses allusions sous la forme du schéma suivant :
SILENCE vs PAROLE
- la Résistance vs l’Occupant (le claquement des talons des bottes militaires)
- Observation vs Monologue
- Nature/gestuelle vs Culture/langage
- Englobé/intérieur, la maison/l’âme vs Englobant/extérieur/la guerre
- la nièce : une demoiselle silencieuse vs la jeune fille allemande : irritable et cruelle
- La voix de l’officier: bourdonnante et chantante
(communication non-verbale : la musique/rhapsodie de sa
découverte de la France) » et l’ouvrage « Le silence de la mer » vs communication verbale : la propagande allemande - Soleil/lumière/vie vs Pluie/eau/mort
- La calme surface de la mer vs des bêtes dans la mer
Dans la dimension noologique du mot « silence », on peut développer une axiologie figurative selon le schéma suivant :
– Pôle positif :
1. la Résistance :
» comme un brouillard du matin, épais et immobile » (p.21) = le silence de la Résistance
2. l’âme de la France : grande et pure (p.41).
3. « J’étais (le narrateur) assis dans l’ombre » (p.21) = clandestin
4. « un ange lumineux, souriant de tranquillité céleste » (p.58)
5. le spirituel : « l’esprit ne meurt jamais… il renaît de ses cendres » (p.56)
6. « une statue animée » (p. 28)
7. » des hommes de coeur révoltés »
: [Angus) (p.42)
8. la flamme de la cheminée, de la Résistance, de la passion, de l’âme (p. 31)
9. les partitions : VIII’ Prélude et Fugue de Bach : le cahier « que travaillait ma nièce avant la débâcle » (p. 35)
10. les beaux yeux gris de la nièce :
« Brillants et indignés » (P.29) = la résistance de la nièce.
11. les yeux dorés angéliques et souriants de l’officier. (p.51)
12. les mains tricotant de la nièce = le travail de Pénélope
13. les mains qui frappent et ouvrent
la porte (l’officier) : entrer en communication
l
14. désir de l’officier : rêve de nuit = rêve d’amour = conquérir la nièce
15. « ce novembre-là ne fut pas très froid » (P.21)
16. la neige est une dentelle en France (p.27) féminin
17. soleil : l’espoir, la lumière
– Pôle négatif :
1. « des sentiments cachés, des désirs et des pensées » (p.55) = une affreuse oppression = le silence interrogatif (pp. 48-49)
2. l’âme de la nièce emprisonnée (p. 36)
un venin – « Nous (les hommes politiques) échangerons leur âme contre un plat de lentilles » (p. 56)
Conclusion
L’ouvrage illustre parfaitement la dialectique du silence et du langage, à la fois duels et complémentaires, dans la communication intra-personnelle et inter-personnelle. L’officier passe du langage au silence tandis que le narrateur et sa nièce passent du silence au langage, jusqu’au point de rencontre de ces deux trajectoires avec l' »Adieu » final de la nièce, qui est en même temps point de rupture…
Le langage du silence
***
Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par Mme Wan Ling SUDAN dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff